La Question Jean Cousin

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Bulletin de la Société de géographie de 18987e série, Tome XIX, 3e trimestre (p. 2-14).

LA QUESTION JEAN COUSIN

PAR
ÉDOUARD LE CORBEILLER




Le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique a ramené l’attention sur les prétentions des Dieppois à cette découverte quelques années avant Christophe Colomb ; plusieurs revues étrangères se sont occupées du capitaine Jean Cousin, le découvreur, pendant que des érudits français examinaient aussi à nouveau la question.

À la fin de 1892, la Deutsche geographische blatter publiait un article de M. Gelcich sur l’importance de Dieppe au temps des grandes découvertes (3e trimestre, pp. 214-234), article dans lequel, naturellement, il est question de Cousin, mais sans rien de nouveau ; l’auteur rapporte simplement ce qu’on sait de lui.

Deux ans après, un Anglais, le capitaine Gambier, dans le numéro de janvier 1894 de la Fortnightly review[1], glorifiait le navigateur dieppois ; seulement lui aussi n’apporte aucune donnée nouvelle, et de plus il prête souvent le flanc à la critique, ce que ne manqua pas de lui faire sentir bientôt le savant espagnol, M. Fernandez Duro, dans le Bulletin[2] de l’Académie d’histoire de Madrid, par un article plus documenté contre Jean Cousin.

Dans son Histoire de la découverte de l’Amérique, M.  Gaffarel a rassemblé à nouveau (t. II, ch. x) les probabilités en faveur de la découverte dieppoise, qu’il avait établies dans de précédents ouvrages ; enfin, en 1895, M. Charles de la Roncière, dans un travail sur Les navigateurs français au XVe siècle (Bulletin de géographie historique et descriptive, no 2 de 1895, pp. 183-200), veut expliquer le voyage de Jean Cousin par une confusion avec celui du capitaine de Gonneville, donnée qu’admet comme définitive M. Fernandez Duro (Boletin de la real academia de la historia, nov. 1896, pp. 419-421, La Leyenda de Cousin y de Pinzon como descubridores de America).

La question est-elle définitivement résolue, ou au moins a-t-elle fait des progrès dans ces derniers temps ? Voilà ce que je voudrais examiner.


I


Tout d’abord, pour plusieurs raisons qu’on verra plus loin, je crois bon de reproduire le texte de Desmarquets, la seule autorité sur la matière.

Après avoir parlé de l’armement d’une flottille contre les Anglais, le chroniqueur s’exprime ainsi (Mémoires chronologiques pour servir à l’histoire de Dieppe, et à celle de la navigation françoise ; avec un recueil abrégé des privilèges de cette ville. À Paris, 1785, t. Ier, pp. 91-98) :

« Un jeune capitaine de cette flotte s’étoit distingué par les habiles manœuvres qu’il avoit faites, et par la bravoure avec laquelle il s’étoit battu contre quelques vaisseaux anglois qu’il avoit pris. Le compte qu’on en rendit aux armateurs de Dieppe ne resta point sans aucune distinction méritée ; il étoit trop de leur intérêt d’avoir d’habiles capitaines, pour ne pas accueillir ceux qui donnoient des preuves de leur capacité ; aussi n’hésitèrent-ils pas, tout jeune qu’il fut, de lui donner le commandement d’un de leurs plus grands vaisseaux, avec ordre d’élonger de plus en plus les côtes d’Afrique qui dévoient suivre celles d’Adra et de Congo, pour lesquelles sa cargaison étoit destinée.

« Cousin fut flatté de cette confiance ; il avoit du génie et une âme active ; il n’avoit pu entendre les discours et les leçons du savant Descaliers, sans désirer d’être mis au nombre de ceux qui honoraient leur patrie. Descaliers étoit le meilleur mathématicien et astronome de son temps ; sa mémoire jouirait de la plus grande réputation, s’il fut né deux siècles plus tard, ou s’il y eut eu depuis sa mort quelque historien qui l’eut fait connoitre. C’est lui qui a donné les premiers éléments de la science hydrographique, ainsi que nous le dirons au chapitre qui la concerne.

« Cousin partit du port de Dieppe dans le commencement de l’année 1488. Ce capitaine est le premier de l’univers qui ait su, d’après les leçons de Descaliers, prendre hauteur au milieu des mers ; aussi ne serra-t-il plus les côtes, comme avoient fait ses prédécesseurs. Dès qu’il fut sorti de la Manche, il s’élança dans l’Océan, et se trouva arrêté au bout de deux mois par une terre inconnue, où il signala l’embouchure d’un grand fleuve, qu’il nomma Maragnon, et que depuis on a nommé le fleuve des Amazones. Cousin, sur la hauteur prise de cette terre, comprit qu’il falloit, pour gagner le dessus de la côte d’Adra, faire route vers le pôle du midi, en courant sur l’est ; à ce moyen il fit le premier la découverte de la pointe d’Afrique ; il donna le nom des Aiguilles à un banc qu’il y observa. Ce jeune capitaine ayant pris note des lieux et de leur position, revint aux côtes de Congo et d’Adra, où il fit des échanges de ses marchandises, et arriva à Dieppe dans le courant de 1489.

« Les armateurs de cette ville étoient convenus, pour leur intérêt, de garder le secret des découvertes que feroient leurs navires ; ils cachèrent celle que Cousin venoit de faire du bout de l’Afrique ; ils crurent être les seuls qui pourraient, à ce moyen, pénétrer jusqu’aux Indes, et en tirer un parti immense. Alors le gouvernement françois n’étoit occupé que de guerres intestines. Le duc d’Orléans, à la tête de plusieurs grands du royaume, étoit en armes contre Charles VIII, qui, après les avoir remis dans leur devoir, avoit tourné ses vues sur le royaume de Naples. Les Dieppois n’instruisirent pas le gouvernement d’une découverte si importante, de laquelle il n’avoit nulle idée ; ils n’avoient que trop d’expérience du peu de cas qu’il faisoit du commerce maritime ; ils résolurent donc d’en profiter seuls, à l’exclusion de toute autre nation. Ils armèrent à cet effet plusieurs navires pour les grandes Indes, dont Descaliers leur assuroit l’accès possible, par la facilité trouvée de tourner l’Afrique.

« Cousin lors de son rapport s’étoit plaint des inquiétudes et des peines que son second capitaine, nommé Pinçon, lui avoit données pendant son voyage. Cet homme dur et jaloux de caractère, étoit, à la vérité, plus ancien marin que Cousin ; mais il ignoroit, ainsi que ceux de son temps, l’hydrographie, science que Descaliers venoit de faire éclorre, et que Cousin mettoit en pratique. Vincent Pinçon n’avoit pu voir la science de ce dernier, sans jalousie, et, pendant la traversée, il n’avoit manqué aucune occasion de donner des marques de la passion qui le dévoroit. Dès qu’il eut vu Cousin quitter les côtes pour voguer au milieu des mers, où l’on n’avoit point encore pénétré, il avoit tâché de faire révolter l’équipage contre leur capitaine. Ce n’étoit, disoit-il aux matelots, qu’un jeune téméraire, qui n’avoit que l’envie de périr ou de se distinguer par la découverte de pays inconnus ; qu’il étoit lui, Pinçon, ainsi qu’eux, bien malheureux qu’on eut confié leurs vies à un pareil étourdi, qui les rendroit victime de sa folle imagination ; qu’il craignoit à tout instant de voir le vaisseau se briser sur quelque rocher qui se trouveroit dans une mer inconnue.

« Ces discours avoient fait leur effet sur une partie de l’équipage, et Cousin avoit eu besoin de toute sa fermeté pour le tenir dans le devoir, et de ses discours persuasifs pour rassurer ses matelots et leur communiquer ce feu de gloire et cette espérance de profit qui seuls ont pu engager des hommes à hazarder leur vie pour chercher des terres dans des mers dont on ne savoit ni l’étendue ni les dangers.

« Outre ce tort personnel de Pinçon envers son capitaine, il étoit encore répréhensible vis à vis des armateurs, pour une action contraire à leurs intérêts, et à l’esprit de bonne foi avec lequel ils vouloient qu’on agit dans les échanges, afin de mériter la confiance de ceux avec qui ils traitoient. Pinçon avoit été, envoyé à terre avec six à sept hommes de l’équipage, pour échanger des marchandises avec les habitants de la côte d’Angole. Les effets réciproquement proposés, avoient été placés à côté les uns des autres ; mais les Africains demandoient une augmentation, que Pinçon ne vouloit point accorder ; ce dernier avoit usé de violence, et s’étoit emparé de force, des marchandises présentées par les premiers, qui, pour s’en faire raison, vinrent assaillir les Dieppois lorsqu’ils embarquoient les marchandises ; de sorte que ceux-ci avoient été obligés de se servir de leurs armes à feu, et avoient tué plusieurs Africains ; ce qui les avoient tellement épouvantés, qu’ils ne voulurent plus se présenter pour faire d’autres échanges.

« L’hôtel de ville qui faisoit alors le service que la jurisdiction de l’amirauté fait aujourd’hui prit le témoignage des officiers subalternes et des matelots de ce navire, et tous les faits ayant été constatés, il fut jugé que Vincent Pinçon, convaincu de s’être écarté des principes de la subordination, de bonne foi et de douceur nécessaires pour la prospérité de la navigation et du commerce, étoit déclaré incapable d’être à l’avenir employé comme officier sur les navires de Dieppe.

« Furieux de ce jugement, Pinçon quitta cette ville, et fut demander du service à Gênes. Il y a lieu de penser qu’il eut par la suite occasion de connaître Christophe Colomb, puisqu’il fut un des capitaines de la petite escadre que commanda ce grand homme pour la découverte de l’Amérique.

« Les armateurs de Dieppe tirèrent quelque parti de la découverte du fleuve Maragnon, par des traités qu’ils y firent, en gardant le secret ; ce qui leur étoit facile alors, puisque le gouvernement n’exigeoit ni déclaration, ni rapport des endroits où ils alloient, ni de ceux dont ils revenoient.

« Pour profiter de la possibilité de pénétrer aux grandes Indes, les négociants donnèrent à Cousin le commandement de trois navires chargés de marchandises et bien armés. Descaliers assura ce capitaine du succès de cette entreprise s’il faisoit attention aux observations qu’il lui laissoit par écrit, et à la vraie position de l’Inde qu’il lui donnoit. Cousin s’étoit trop bien trouvé de ses leçons pour ne pas s’y conformer ; ce marin tint le milieu des mers entre l’Afrique et l’Amérique qu’il avoit découverte, tourna le cap d’Afrique, qu’il avoit nommé des Aiguilles, et que les Portugais nommèrent cap de Bonne Espérance, et toucha aux grandes Indes, où il fit les échanges les plus avantageux. Il revint à Dieppe environ deux ans après son départ. »

De cette lecture on peut tirer une importante rectification à l’article du capitaine Gambier : Desmarquets dit simplement de Pinçon qu’il était « plus ancien marin que Cousin », l’écrivain anglais dit qu’il était de beaucoup son aîné en âge et en service sur mer, « he was considerably Cousin’s senior both in age and in length of sea-service », traduction tout à fait inexacte. D’après le texte on ne peut dire qu’il y avait une grande différence entre les temps de service des deux marins, pas plus qu’on ne peut dire lequel était le plus âgé, alors disparaît une objection de M. Fernandez Duro : Vincent Pinzon, d’après des pièces authentiques, ayant environ vingt-cinq ans en 1488 lors de l’expédition dieppoise, si son capitaine avait été bien plus jeune il aurait dû avoir dans les quinze ans, ce qui excite la verve du savant espagnol en lui rappelant un roman de Jules Verne. Mais il n’y a rien de tout cela ; Pinçon avait été plus longtemps sur mer que Cousin, voilà tout.

M. Fernandez Duro trouve aussi invraisemblable l’histoire des démêlés avec les noirs du Congo et le motif qui en est tiré pour le renvoi de Pinçon ; d’après lui, on ne pouvait aller sur la côte d’Afrique que pour embarquer des esclaves, les idées de douceur et de probité sont donc un anachronisme. Je ne viens pas faire l’apologie des Dieppois, ils ont dû user de violences plus d’une fois et faire la traite des nègres comme les autres ; mais, pour le cas présent, je crois que ce qu’en rapporte Desmarquets est vrai et que le commerce des épices et autres denrées indigènes devait être à cette époque leur seule préoccupation ; où auraient-ils mené les noirs alors qu’il n’y avait pas de colonies ? Ce ne peut être à Dieppe, où l’on n’en vit jamais que quelques-uns par-ci par-là, ramenés par curiosité bien plus sans doute que par esprit de lucre. Ses bonnes relations avec les habitants étaient donc nécessaires.


II


J’ai dit que Desmarquets était la seule autorité en la matière ; c’est à tort, en effet, que M. Fernandez Duro et M. de la Roncière lui joignent Asseline ; celui-ci[3] parle bien d’un capitaine Cousin, constructeur de globes et de sphères, nommé aussi par Guibert[4], mais rien ne prouve qu’il s’agit du même ; il a pu y avoir plusieurs marins du nom de Cousin à Dieppe, comme il y a eu plusieurs Aubers, Jean Auber[5] dit le pappe en 1455, Thomas Auber[6], capitaine de la Pensée en 1508, Tomassin Auber[7], capitaine de la Trinité en 1549.

Il n’y a qu’un auteur qu’on pourrait rapprocher de Desmarquets, et personne n’y a encore songé, je crois, c’est le père Fournier ; après avoir parlé de Jean Verazan sous la date de 1524, il écrit : « Environ ce temps, disent ceux de Diepe, les capitaines Guérard et Roussel de Diepe allèrent en l’Amérique, et ils découvrirent le Maragnon avant qu’aucun Portugais y eust esté[8]. » Des deux côtés il s’agit de la découverte du Maragnon, mais c’est le seul point commun, et on ne peut certes pas prétendre que le récit de Desmarquets découle des trois lignes précédentes, il est puisé à une toute autre source ; quelle est-elle ?

Rien ne permet d’accuser le chroniqueur de mensonge, sa vie, les fonctions auxquelles il a été nommé par ses concitoyens protestent contre une telle imputation ; en bien des points de détail sans doute on peut relever dans son ouvrage des erreurs, il a parfois orné et amplifié, mais le fond il l’a pris quelque part. L’histoire de Jean Cousin ne se trouve dans aucune chronique dieppoise, Desmarquets l’a donc lue dans de vieux journaux de bord, et alors on s’explique que personne n’en ait parlé dans les trois cents ans écoulés entre la découverte et lui, ces écrits techniques n’ayant été mentionnés que par le père Fournier[9], qui n’a étudié que ceux de son temps quoiqu’en ayant vu d’antérieurs.

Colbert avait voulu en faire copier, il ne put malheureusement y arriver, nous apprend l’abbé de Longuerue. « Les Dieppois avoient des observations faites depuis environ deux cens vingt ans, M. Colbert voulut les faire copier, et les faire apporter dans sa bibliothèque. Il fut mal servi, ce dessein ne s’exécuta pas. Il mourut, et onze ans après la ville et les observations furent brûlées[10]. » C’est bien probablement d’observations nautiques qu’il s’agit ici, et c’est dans un recueil semblable qu’a dû puiser Desmarquets.

Quoi qu’en dise M. Duro[11], le bombardement de 1694 a eu des effets désastreux, non seulement pour les archives privées puisque la plupart des maisons furent brûlées, mais aussi pour les archives publiques. Dans un procès[12] entre la ville de Dieppe et l’archevêque de Rouen au milieu du siècle dernier, alors que les parties étaient intéressées à faire les plus grandes recherches, on déclare que les titres de l’amirauté ont été consumés ainsi que ceux de la vicomté et du bailliage ; peu après le bombardement on fit une recherche[13] des registres du tabellionage sauvés en même temps qu’on notait les disparus, il en résulte que très peu ont péri ; par malheur, au moment de la catastrophe, ils ne remontaient déjà plus qu’au milieu du siècle ; quant aux archives de la maison de ville tout ce qui est antérieur à 1694 consiste en pièces éparses, et cependant que de pièces intéressantes il y avait là ! Ainsi le 10 avril 1574 les conseillers de ville mandaient au receveur Moyse Maynet de payer au menuisier Joachim Delestre la somme de 42s 6d pour différents travaux, entre autres, « pour avoir faict ung bâton pour rouller une carte maryne IIs ». Le mandat[14] est signé par les quatre conseillers, Constentin, J. Veron, Lefevre et N. Saillot, et par le procureur syndic Lemoyne.

C’est par erreur que M. Duro parle d’une collection de documents maritimes dieppois récemment publiée, il veut sans doute désigner les Documents relatifs à la marine normande, édités en 1889 par MM.  C. et P. Bréard pour la Société de l’histoire de Normandie (Rouen, in-8) ; mais ce recueil concerne Honfleur, Dieppe n’y figure que par des mentions.


III


Parmi les erreurs commises par Desmarquets il y en a dans son récit des voyages de Jean Cousin : il fait de celui-ci l’élève d’un Descaliers professeur d’hydrographie, or nous avons des documents sur ce savant.

Fils sans doute de Jean des Chelliers ou de Noël des Chelliers, tous deux archers morte-paye au château d’Arques en 1498[15], Pierre des Chelliers, prêtre, domicilié à Arques[16] dès 1537, y a tracé des cartes, qu’on garde encore, en 1546, 1550, 1553 ; il n’a donc pu donner des leçons au capitaine de 1488, pas plus que celui-ci n’a pu professer l’hydrographie après Prescot, successeur de Descaliers, comme Desmarquets le dit ailleurs[17] ; l’historien ne doit cependant pas se tromper complètement.

Il y a à la Bibliothèque nationale une Carte cosmo ou Nouvelle description du monde, avec le vrai pourtraict des vens, faict en Dieppe par Jehan Cossin, marinier, en l’an 1570. C’est de ce professeur-là certainement que parle Desmarquets, il a dû en effet, d’après les dates, avoir pour maître Descaliers, c’est le Coussin d’Asseline, le Cousin de Guibert, et le Cossin que le père Fournier[18] note comme ayant été le maître de G. Levasseur. Il vivait encore en 1575, et cherchait alors à publier ses œuvres, à ce que nous apprend Lacroix du Maine.

« Jean Gossin ou Cousin (je ne sais si c’est le susdit) excellent faiseur de cartes marines, demeurant à Dieppe l’an 1575, etc. Il a écrit un livre rempli de cartes marines, de rumbs et vents, etc., à l’exemple du théâtre d’Ortelius, lequel il espère bientôt faire imprimer. J’ai appris ceci par les lettres que m’a rescrites Charles Michel, Savoisien, en l’an susdit » (Lacroix du Maine et Duverdier, éd. 1772, t. IV, p. 481).

Desmarquets voyant un Jean Cousin contemporain et élève de Descaliers n’a pas fait attention à l’époque, et il en a fait le découvreur, alors que c’était seulement un homonyme ; il pouvait y être encore plus porté si le premier Cousin avait eu des leçons d’un hydrographe du XVe siècle, Robert de Cazel, dont M. de la Roncière admet la confusion avec des Chelliers comme possible, vu la ressemblance des noms.

Cette famille Cousin existait à Dieppe dès le XIVe siècle : en 1349 un J. Cousin, prêtre, était receveur de la vicomté (Coppinger, Le Coustumier de Dieppe, p. lxix), et la famille du savant historien Cousin Despréaux (mort en 1816) se regarde comme descendante du découvreur.

L’existence du cartographe J. Cousin en 1575 réfute d’elle-même l’identification, faite par le même M. de la Roncière, de ce cartographe avec le Jehan Cousin le jeune de l’expédition de Gonneville, dont les récits auraient donné lieu à l’histoire de 1488. Si jeune qu’il fût en 1503 le compagnon de Gonneville ne pouvait guère avoir moins de 15 ans, et soixante-douze ans plus tard il n’aurait sans doute pas songé à publier des livres.

Quant à la ressemblance entre les deux expéditions, toutes deux ayant touché en Afrique et en Amérique, alléguée contre l’authenticité de l’expédition dieppoise, elle ne peut rien prouver, la connaissance des courants de l’Atlantique ayant fait naître l’habitude chez les marins des xvie et xviie siècles d’aller aux côtes d’Afrique pour revenir par le Brésil, ou vice versa, il n’y a qu’à lire Hackluyt, le père Fournier et Gosselin ; le premier[19] donne même une note sur les courants entre le cap de Bonne-Espérance et le Brésil, écrite par un pilote français qui avait fait dix-huit fois le voyage d’Amérique.


IV


Voici maintenant peut-être la résurrection d’un compagnon de Jean Cousin.

Il y a dans les archives[20] de l’église Saint-Jacques de Dieppe une pièce de procédure du 24 février 1492 (nouveau style) qui concerne une certaine Marion veuve de Jehanet Auber dit Nabatoas et ses deux enfants Clément et Robinet dits aussi Nabatoas, d’où ce surnom ?

Barros, dans ses Décades (Ramusio, t. I, éd. 1606, f.393 ro), parle du royaume de Butua sur la côte orientale d’Afrique, une lettre[21] du jésuite portugais Monclaios attaché à l’expédition de Barreto sur le Zambèze en 1572 cite le roi de Batua comme tributaire du Monomotapa et comme souverain d’un pays riche en mines d’or, et tous les géographes postérieurs mentionnent ce pays de Batua ou Abutua ; tout récemment les Portugais ont eu maille à partir avec les Vatuas et leur roi Gungunhana[22], enfin Batoa[23] est le nom donné par les Tchwanas aux Buschmen du sud de l’Afrique ; d’autre part, n, na, sont des préfixes usités dans les langues bantoues parlées du Mozambique au Congo.

Jehanet Auber était-il marin comme beaucoup de membres de sa famille, et a-t-il rapporté son surnom d’un incident de voyage aux côtes d’Afrique ? On connaît deux expéditions au delà de l’Équateur avant 1492, celle de Diego Gao en 1485, celle de Barthelemy Diaz en 1486 ; en a-t-il fait partie, ou bien a-t-il navigué sous un autre chef ? Toutes questions auxquelles en l’absence de documents probants on ne peut rien répondre.


En résumé, je crois que la question n’a pas fait un pas ; si, d’une part, Desmarquets reste toujours l’unique autorité en faveur de Jean Cousin, d’autre part, on n’a pu encore mettre à néant son récit.

  1. Pp. 49-64, The true discovery of America.
  2. Février 1894, pp. 149-158, Juan Cousin, verdadero descubridor de America, segun el capitan inglès Gambier, R. N.
  3. Les antiquités et chroniques de la ville de Dieppe, Dieppe, 1874, t. II, p. 326.
  4. Mémoires pour servir à l’histoire de la ville de Dieppe, Dieppe,1878, t. I, p. 349.
  5. Archives de la Seine-Inférieure, G 8114.
  6. Ramusio, t. III, p. 423.
  7. Gosselin, Documents authentiques et inédits pour servir à l’histoire de la marine normande, Rouen, 1876, p. 146.
  8. Hydrographie, éd. 1643, p. 321, reproduit par Savary, Le parfait négociant, éd. 1713, t. I, p. 521, sauf qu’il remplace Portugais par Espagnols.
  9. Hydrographie, passim.
  10. Longueruana, 1754, 1re partie, p. 49.
  11. Juan Cousin, p. 156.
  12. Archives de la Seine-Inférieure, G 906.
  13. Ibid., G 968.
  14. Bibl. nat., ms. fr. 26153, no 2575.
  15. Bibl. nat., ms., Clairambault, 239, no 277 : Jean l’était déjà en 1483 (Ibid, 237, no 265).
  16. C. de Beaurepaire, Recherches sur l’instruction publique dans le diocèse de Rouen, t. III, p. 198.
  17. Mémoires…, t. II, pp. 3 et 4.
  18. Hydrographie, p. 617.
  19. Hackluyt, 1re éd., t. III, p. 719.
  20. Sac no 19.
  21. A. Wilmol, Monomotapa (Rhodesia), its monuments and its history, Londres, 1896, in-8, p. 181.
  22. O reino de Casa ou o dominio Vatua (Portugal em Africa, avril 1896, p. 145 seq.).
  23. Missions catholiques, 15 janvier 1897, p. 34 ; article de Mgr Le Roy sur les Pygmées.