La Question agraire en Irlande et en Angleterre/01

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La Question agraire en Irlande et en Angleterre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 947-986).
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LA
QUESTION AGRAIRE
EN IRLANDE ET EN ANGLETERRE

I.
LE LAND-BILL IRLANDAIS.

En ce siècle de transformations rapides et profondes, nul pays n’échappe aux difficultés qu’entraînent ces changemens dans les idées et dans les situations. Chacune des grandes nations européennes est aujourd’hui aux prises avec quelque redoutable problème qu’elle doit résoudre, sous peine de rester exposée aux dangers les plus sérieux, La France, après dix-huit ans de régime absolu, travaille à fonder un gouvernement libre sans passer par une révolution nouvelle. L’Espagne se débat contre l’anarchie qui la menace, et cherche une dynastie qui garantisse ses libertés nouvellement conquises. L’Italie, que troublent un coupable esprit de révolte et l’insuffisance de ses ressources financières, s’efforce de rétablir l’ordre dans le pays et l’équilibre dans le budget. En Autriche, les exigences inconciliables des nationalités ont arrêté la marche du gouvernement parlementaire et provoqué une crise dont on n’aperçoit pas encore l’issue. En Allemagne c’est la question de l’unité, en Russie celle de l’émancipation des serfs ; enfin, en Angleterre, c’est la question de l’Irlande qui agite les esprits.

La question agraire (land-question), dont toute l’Angleterre s’occupe en ce moment, appelle notre attention, d’abord par l’importance même du sujet, ensuite à cause de la façon dont il est traité. Le violent mécontentement, fécond en menaces et en attentats, qui trouble l’Irlande ne provient point du sentiment religieux froissé, car de ce côté tout grief sérieux a disparu, ni d’une hostilité nationale semblable à celle qui anime les différentes races dans les états autrichiens, car le principal élément de tout mouvement national, la différence des langues, fait ici défaut, les Irlandais se servant du même idiome que les Anglais. Au fond, la question agraire dans le royaume-uni n’est qu’une des faces de cette grande question sociale qui partout grossit, s’étend et s’avance sur nous avec une formidable rapidité. C’est l’éternelle lutte des riches et des pauvres, de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent point ; seulement ici ce qui est en jeu, ce n’est pas le salaire comme dans l’industrie manufacturière, c’est la propriété même de la terre comme à Rome au temps des Gracques. En Irlande, la terre appartient à un petit nombre de familles ; au-dessous d’elles, un grand nombre de petits fermiers la cultivent. Ces petits fermiers veulent obtenir le droit de conserver le bien qu’ils occupent, pour un temps indéfini, à un prix fixé par arbitre. Leur mot d’ordre est : fixity of tenure at a fuir rent (fixité d’occupation moyennant une rente équitable). Les propriétaires résistent à cette expropriation à peine déguisée. Le gouvernement intervient, et par des mesures de transaction essaie de satisfaire les cultivateurs sans trop léser les propriétaires. Voilà le débat qui s’agite en ce moment au parlement anglais. On en comprend toute la gravité, car ce n’est rien moins que le droit de propriété qui est en cause.

Fait digne d’attention : en Angleterre, dans ce pays par excellence de liberté individuelle et de non-intervention gouvernementale, voilà qu’on vote une loi qui restreint les droits du propriétaire foncier avec si peu de ménagement qu’aucune législature, aucun réformateur n’oserait rien proposer de pareil sur le continent sous peine d’être accusé de porter atteinte aux bases de l’ordre social. Pour trouver des mesures aussi radicales, il faut remonter à la révolution française. Il est vrai que l’Angleterre est engagée dans une transformation démocratique qui est une véritable révolution. L’enseignement laïque et obligatoire, le scrutin secret, « l’incamération » des biens de l’église établie en Irlande, le land-bill actuel, le vote accordé aux femmes dans les élections communales et bientôt probablement dans les élections pour le parlement, le droit de primogéniture à la veille d’être aboli, l’éminent chef du parti tory, lord Derby, déclarant dans une réunion publique que la chambré des lords a cessé d’exercer un pouvoir politique indépendant, voilà certains faits qui indiquent le caractère du grand changement en voie de s’accomplir dans l’ordre social de l’autre côté de la Manche.

Le changement des esprits est bien plus étonnant encore que celui des lois. Chaque fois que je rencontre maintenant des Anglais, je m’étonne de les trouver si différens de ce qu’ils étaient naguère. Ils ne révéraient que la tradition, et à leurs yeux ce qui était ancien et anglais devait être excellent. Aujourd’hui il leur faut des innovations, et ce qui existe depuis longtemps doit être aboli ; nulle réforme ne les effraie. Telle proposition qui vous eût fait pendre ou tout au moins honnir est accueillie avec faveur par cela seul qu’elle fait brèche aux institutions du passé. Ce goût des nouveautés ne se rencontre pas uniquement dans la bourgeoisie ; il est tout aussi répandu dans la noblesse. Devenu général, comme en France à la fin du XVIIIe siècle, il est l’avant-coureur et il sera la cause d’une profonde transformation ; seulement celle-ci s’accomplira par voie d’évolution, non de révolution. Tandis qu’ailleurs on renverse les dynasties sans toucher aux lois, ici on ne touche pas à la reine, mais on change les institutions et l’on supprime les abus.

Au milieu des tristesses et des inquiétudes qu’inspirent souvent les événemens contemporains, c’est un consolant et instructif spectacle de voir comment le peuple anglais aborde et traite ces redoutables questions sociales, si complexes, si obscures dans leurs élémens, si importantes par les grands intérêts qui y sont engagés. Avec quelle patience, avec quelle perspicacité, quelle attention aux détails on les étudie ! Avec quelle vigueur, l’examen terminé, on y porte la main !

Dans la façon dont les Anglais procèdent à la réforme de leurs lois, deux choses sont à noter et peut-être à imiter : d’abord ils ne s’occupent jamais que d’un seul objet à la fois ; en second lieu, ils s’en occupent tous en même temps. Par la discussion prolongée et universelle, l’opinion publique s’éclaire, et par l’accord des volontés sur un même point elle acquiert une telle puissance qu’elle renverse ou désarme toutes les résistances. C’est ainsi qu’on voit l’Angleterre aborder, il y a trois ans, la réforme électorale, il y a deux ans l’abolition des privilèges de l’église établie en Irlande, et cette année la question agraire. Dès que celle-ci a été soulevée, il s’est déployé une activité d’investigation dont on peut à peine se faire une idée. Chaque jour paraissaient des livres, des brochures, des articles dans toutes les revues et dans tous les journaux ; puis des lettres sans nombre étaient adressées aux feuilles publiques : chacun apportait son contingent d’informations. Chaque point était l’objet d’un examen sérieux et d’un débat contradictoire. Les membres du parlement visitaient l’Irlande, étudiaient la situation sur les lieux, puis publiaient leurs impressions et faisaient connaître leurs systèmes. C’est une vaste enquête, instruite par le public lui-même. Les lords propriétaires, dont les intérêts sont menacés, n’opposent pas aux réformes une résistance aveugle ; ils avouent qu’il y a des changemens à introduire, des mesures à prendre, et ils discutent sans irritation et sans récriminations les propositions les plus radicales. — S’il était démontré, dit lord Dufferin, que la confiscation de nos propriétés fût nécessaire au salut de l’Irlande, je ne réclamerais point ; mais je vais essayer de prouver que cette mesure extrême serait nuisible à l’Irlande, — et il écrit à ce sujet un volume où le problème est examiné sous toutes ses faces[1]. Dans ce grave débat où le bonheur de toute une nation et les principes mêmes de l’ordre social sont engagés, chacun a fait noblement son devoir : le gouvernement en ne reculant pas devant les mesures les plus énergiques pour améliorer le sort des cultivateurs irlandais, la presse en éclairant l’opinion publique par la multitude de ses informations les propriétaires enfin par l’esprit de sacrifice et d’équité qu’ils ont montré jusqu’à présent. Il est beau de voir comment un grand peuple libre sait comprendre et pratiquer la justice.

On croyait volontiers, sur le continent, ne plus entendre parler des griefs de l’Irlande. Depuis la suppression des privilèges de l’église anglicane, non-seulement il n’y a plus aucune loi exceptionnelle qui atteigne l’Irlande ; mais les catholiques et les dissidens y jouissent de cet avantage, envié par ceux d’Angleterre, qu’ils n’ont plus au-dessus d’eux d’église d’état, et qu’ils ont à leur disposition un excellent enseignement national, accessible à tous sans distinction de culte. Nous entendions souvent énumérer tous les progrès de l’Irlande. L’émigration avait réduit ses habitans à un nombre plus en rapport avec l’étendue du territoire. L’agriculture se perfectionnait, l’industrie se développait, la richesse augmentait, et le paupérisme diminuait. Comment se fait-il que, nonobstant des lois égales pour tous et malgré l’accroissement du bien-être, les réclamations de l’Irlande deviennent plus violentes chaque jour, les plaintes plus âpres, les exigences plus excessives, les menaces plus atroces, les crimes agraires plus fréquens ? N’est-il pas étrange que les troubles s’aggravent au point de rendre nécessaire la mise en état de siège de la moitié de l’île, par le Peace preservation act, juste au moment où le parlement anglais se décide à voter une loi de réparation vraiment inespérée ? Tocqueville a fait remarquer qu’en France, aux approches de la révolution, le mécontentement du peuple allait grandissant à mesure que son sort s’améliorait. « L’expérience apprend, dit-il, que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à se réformer. » Aujourd’hui les ouvriers qui se plaignent le plus hautement de l’insuffisance de leurs salaires sont précisément ceux qui sont le mieux payés, non les ouvriers de la campagne qui gagnent 1 franc par jour, mais ceux des usines qui en gagnent 4 ou 6. Tant que celui qui souffre considère sa condition comme sans remède, il la subit et se tait. L’excès même de ses maux l’accable et lui donne la résignation muette de la brute ; mais améliorez son sort, et qu’un autre avenir s’ouvre devant lui, aussitôt il se redresse, se plaint amèrement de sa destinée ; c’est précisément quand sa condition devient plus supportable qu’il ne veut plus la supporter. Voilà exactement ce qui s’est passé en Irlande.

Autre fait d’observation générale. Quand la situation sociale d’un pays renferme quelque vice capital, il est presque impossible d’y porter remède à moins d’un changement complet, parce que toutes les mesures prises pour diminuer les effets du mal ne font que les aggraver. M. Gladstone, dans le discours qu’il a prononcé en introduisant le land-bill au parlement, a montré comment la plupart des lois destinées à améliorer la condition des Irlandais ont eu pour résultat de l’empirer. — C’est comme si quelque mauvais génie avait empoisonné les fruits de nos plus généreux efforts, s’écriait l’éminent orateur. Nous voulons faire du bien, et nous faisons du mal. Chaque fois que pour secourir nos frères d’Irlande nous étendons la main, nous n’arrivons qu’à rendre leur condition plus précaire et plus misérable. En 1793, le parlement, par un acte réparateur, accorde aux catholiques le droit électoral. Il en résulte que les propriétaires, pour multiplier les électeurs, créent en grand nombre ces petites exploitations, ces freeholds de 40 shillings, qui donnaient le droit de vote. Ils préparent ainsi cette excessive subdivision de la terre qui aboutit à la famine de 1847. Pour mettre un terme au mal, l’act de 1829 modifie le cens doctoral : il s’ensuit que les propriétaires, n’y ayant plus d’intérêt, cessent d’accorder des baux (leases) à leurs locataires. En 1849, la loi décide que tous les biens trop hypothéqués (encumbered estates) seront vendus obligatoirement, afin que la propriété puisse arriver aux mains de ceux qui peuvent le mieux la faire valoir. — Excellente mesure, semble-t-il. Partout dans le royaume-uni et sur le continent on y applaudit. Hélas ! les acheteurs de ces biens, ne considérant que le revenu à en tirer, chassent les petits cultivateurs, augmentent leurs fermages, ou s’emparent des bâtimens qu’ils avaient construits sans contrat régulier. On facilite l’émigration ; c’est encore un bienfait, car la population, trop dense, ne trouve plus de quoi se nourrir ; mais si l’émigrant, qui désire chercher fortune dans l’autre hémisphère, bénit la main qui lui en fournit les moyens, l’Irlandais, attaché au sol natal par un indomptable instinct, considère l’émigration comme un bannissement, et, arrivé en Amérique, apporte dans les complots du fénianisme la furieuse haine qu’il a conçue contre ceux qui l’ont condamné à l’exil. Enfin on a fait à l’Irlande le don le plus précieux que l’on puisse accorder à un peuple. D’une main libérale, on lui a distribué une excellente instruction, et malheureusement cette instruction ne lui a servi qu’à mieux mesurer l’étendue de ses misères, à aigrir ses maux, à lui donner une voix pour accuser ceux qu’elle appelle ses tyrans. Ainsi toutes les mesures de réparation et de justice adoptées par l’Angleterre ont eu cet unique et lamentable résultat d’accroître et d’enflammer les mécontentemens de l’Irlande. — M. Gladstone le constate, il en gémit, mais ne s’en étonne pas ; c’est pourquoi il propose maintenant un bill qui rétablira, espère-t-il, la paix sociale en Irlande, parce qu’il améliorera définitivement le sort des cultivateurs. C’est ce bill que nous nous proposons de faire connaître après avoir montré ce qui l’a rendu nécessaire.


I

On sait que l’Irlande fut donnée au roi d’Angleterre Henri II en 1156, par une bulle du pape Adrien IV ; mais jusqu’à l’époque d’Elisabeth les Anglais ne parvinrent à s’emparer que de la partie orientale de l’île. Ce furent les insurrections catholiques contre l’Angleterre protestante qui amenèrent la conquête complète, sous Elisabeth et sous Cromwel. En même temps les monastères furent supprimés, les grandes propriétés confisquées, les terres distribuées aux protestans vainqueurs. Les paysans à qui appartenait le sol sous la charge de certaines prestations féodales furent insensiblement considérés et traités comme de simples tenanciers sans droit sur la terre, c’est-à-dire comme des tenants at will.

C’est seulement pendant le XVIIIe siècle que, l’ordre régnant enfin en Irlande, le système social qui y était établi commença de porter ses fruits. Le code pénal, qui interdisait la propriété foncière aux catholiques, et les lois anglaises des majorats et des substitutions, eurent pour effet de maintenir la terre, divisée en immenses domaines, aux mains de quelques familles protestantes et anglaises. Elles résidaient en Angleterre ; elles s’inquiétaient peu de l’administration de leurs biens irlandais ; elles les louaient, à bon marché et pour un long terme, à des fermiers qui conservaient le sol en pâturages et engraissaient du bétail. L’île était peu peuplée : elle ne comptait encore que 1,871,725 habitants en 1766. La culture de la pomme de terre amena un grand changement vers la fin du siècle. Cette plante donnait en abondance un aliment que l’Irlandais préférait à son grossier pain d’avoine. Pouvant se nourrir plus facilement, la population augmenta rapidement. Les grands fermiers profitèrent de la circonstance pour diviser la terre en parcelles qu’ils sous-louaient très cher. Il se forma ainsi, entre les propriétaires anglais et les petits cultivateurs, une classe intermédiaire, les middlemen, qui vivaient de la partie de la rente résultant de la différence entre le loyer qu’ils payaient et celui qu’ils percevaient. Les propriétaires, touchant régulièrement leurs fermages, ne s’inquiétaient pas du reste. Ils contribuèrent même dans un intérêt politique, ainsi qu’on l’a vu, au morcellement des exploitations en créant un grand nombre de freeholds de 40 shillings. La cherté des grains pendant les guerres de l’empire poussa encore au morcellement. Les petits cultivateurs vivaient, se multipliaient et parvenaient à payer un fermage sans cesse croissant ; les middlemen s’enrichissaient ; les propriétaires tenaient surtout au vote de leurs tenanciers. En 1822, la population s’élevait à 6,800,000 âmes.

C’est de cette époque que datent les causes de la déplorable situation de l’Irlande. Ce n’est pas en vain que l’on viole les lois naturelles. L’homme est destiné à tirer du sol ce dont il a besoin pour subsister, et la propriété de la terre a été établie afin qu’il ait intérêt à l’améliorer, à en respecter, à en accroître la fertilité native, à y créer le capital indispensable pour la bien exploiter ; mais ici la propriété, concentrée aux mains de quelques absens, ne donnait à personne un intérêt suffisant pour accumuler sur le sol les installations qu’exige une bonne culture. Les propriétaires, résidant en Angleterre et souvent endettés, ne songeaient même pas à ouvrir des routes ou à élever des bâtimens de ferme sur des domaines dont ils connaissaient à peine la situation et l’étendue. Il serait injuste de leur en faire un reproche, car, étant donné le régime, qui n’eût agi comme eux ? Les middlemen, qui n’étaient que locataires, avaient encore moins intérêt à bâtir que le propriétaire. Restait le cultivateur, à qui on avait livré la terre nue ; mais il était ignorant et pauvre, il se trouvait à la merci des middlemen, qui, par le fermage sans cesse augmenté, ne lui laissaient que tout juste de quoi subsister. Lui non plus n’avait ni désir ni moyen d’accomplir des améliorations coûteuses. Comme pour se défendre des intempéries de l’air, il lui fallait bien un abri ; avec quelques perches, un torchis de terre glaise et des bottes de paille pour le toit, il construisait cette misérable demeure qui, si souvent reproduite par le dessin, est devenue comme l’image du dernier degré de l’indigence. La clémence d’un climat très humide, mais doux, presque sans gelée et sans neige, permettait ce manque de soins. Dans cette hutte de boue, la meilleure place était réservée pour le cochon, dont le prix servait à acquitter le fermage. Le mode de culture était à l’avenant de l’habitation : toujours des pommes de terre dans le même champ jusqu’à ce que, épuisé, il retombât en friche pour huit ou dix ans. Il eût été aussi insensé de parler ici de drainage, de clôtures, d’étables, d’assolement alterne, qu’il l’eût été de proposer au lord anglais d’envoyer en Irlande le capital nécessaire pour mettre ses domaines en bon état. Argent, instruction, traditions agricoles, en un mot tout ce qui est indispensable pour un bon système d’exploitation manquait au cultivateur. Néanmoins, à mesure que la population augmentait, il conquérait la lande ; la bêche à la main, il mettait en valeur le bog et la montagne. Seulement c’était partout la même culture misérable et épuisante, la multiplication des mêmes asiles de la plus extrême indigence. Ainsi l’extension de la culture, au lieu d’être comme ailleurs le signe et le résultat de la prospérité générale, n’était en Irlande que l’envahissement du paupérisme, rural.

Point de commerce et, sauf dans la province protestante d’Ulster, point d’industrie, les lois anglaises en ayant arrêté le développement ; comme unique gagne-pain, l’agriculture la plus arriérée ; comme principale nourriture, la pomme de terre ; point de classe intermédiaire entre les propriétaires excessivement riches et les cultivateurs extrêmement pauvres ; la population augmentant en raison même de son indigence : tel était l’état social de l’Irlande quand, après 1815, la baisse du prix des produits agricoles vint y amener une épouvantable crise. Les fermages n’étant plus régulièrement payés, la plupart des middlemen furent ruinés et disparurent. Les propriétaires se virent alors en présence de cette tourbe de malheureux, incapables de payer la rente ou d’introduire un bon système de culture et produisant à peine la quantité de denrées alimentaires dont ils avaient besoin pour subsister. La population et l’abondance des bras, au lieu d’être pour la terre une source de richesse, en était le fléau. La ruine fut générale, la crise atteignit toutes les classes.

Que fallait-il faire pour sortir de cette affreuse situation ? On pouvait concevoir pour cela deux moyens. Le premier consistait à montrer aux Irlandais à tirer meilleur parti des ressources naturelles d’un sol qu’Arthur Young, qui s’y connaissait, avait déclaré l’un des plus fertiles de l’Europe. L’exemple de la Lombardie, de la Flandre, de la Chine, du Japon, prouve qu’une population, même plus dense que celle de l’Irlande, peut trouver dans l’agriculture seule, grâce à de bons procédés d’exploitation, le moyen de rendre un pays riche et heureux ; mais rien ne s’improvise moins qu’une transformation agricole. Nulle part, — l’expérience en a été faite partout, — la routine n’offre plus de résistance aux procédés nouveaux que dans les campagnes ; même dans les pays où il y a de l’instruction et du capital, les mauvais systèmes de culture persistent très longtemps. Que d’années et d’efforts il aurait fallu pour transformer les Irlandais en bons cultivateurs ! Qui d’ailleurs eût été alors en état de l’entreprendre ?

Le second moyen était plus simple : il consistait à débarrasser, à purger le sol de cette masse de malheureux qui le dévoraient, le ruinaient, sans y trouver de quoi vivre et souvent sans rien payer au propriétaire. Pour opérer ce « nettoyage, » ce clearing, il fallait recourir aux évictions, donner congé aux tenanciers, abattre les chaumières de ceux qui ne voulaient point partir, les empêcher de s’en reconstruire de nouvelles, puis mettre le sol en pâturage et y élever du bétail de choix pour le marché anglais. Une opération de ce genre, the clearing of an estate, avait été exécutée avec un plein succès en Écosse, de 1815 à 1820, sur les immenses domaines de la marquise de Stafford, dans le comté de Sutherland. Les 400,000 hectares qui formaient cet estate, grand comme tout un département, furent débarrassés des 15,000 habitans qui l’occupaient, puis convertis en un pâturage à moutons. M. de Sismondi, rien qu’en racontant les faits, souleva l’indignation des philanthropes d’Europe et d’Amérique ; mais M. de Lavergne est d’avis que les résultats de cette gigantesque éviction ont été favorables à la richesse de la contrée et au bien-être des highlanders. On tenta d’appliquer le même système en Irlande. — On ne réussit pas pour plusieurs raisons. D’abord l’opération, exécutée partiellement par différens propriétaires, ne pouvait être conduite avec autant d’ordre, de suite et d’humanité que l’avait fait M. Loch, l’agent de la marquise de Stafford ; en second lieu, les Irlandais opposèrent plus de résistance que les highlanders. Les whiteboys organisèrent leur tribunal secret, et tuèrent ceux qui ordonnaient les évictions ou qui y prêtaient la main. Enfin la population à expulser était infiniment plus nombreuse qu’en Écosse ; ce n’étaient plus des milliers, mais des millions d’habitans qu’il aurait fallu déplacer. En somme, la situation économique resta la même, il n’y eut que la haine des tenanciers contre les propriétaires qui augmenta. Quelques domaines furent nettoyés[2] ; mais sur la plupart le nombre des pauvres cultivateurs continua de s’accroître, et leur détresse devint plus épouvantable. En 1834, la population s’élevait à 7,943,840 âmes. L’opinion publique en Angleterre et sur le continent s’émut enfin d’un état de misère dont aucun pays, ni barbare ni civilisé, ne pouvait donner l’idée. L’enquête parlementaire de 1835 fit connaître un ensemble de faits à émouvoir tous les cœurs, à épouvanter tous les esprits. C’est alors que Sismondi écrivit ses articles, que Gustave de Beaumont publia son livre, qui firent partout une si grande sensation. « La misère irlandaise, disait de Beaumont, forme un type à part : on reconnaît en la voyant qu’on ne saurait assigner aucune forme à l’infortune des peuples. Chez toutes les nations, on trouve plus ou moins de pauvres ; mais tout un peuple de pauvres, voilà ce que l’on n’avait pas encore vu. » Tous les ans, entre le moment où la provision des pommes de terre anciennes s’épuisait et celui où l’on en récoltait de nouvelles, la famine sévissait. On demandait à l’évêque Doyle quelle était la situation de la population dans l’ouest. — « Ce qu’elle a toujours été, répondit-il ; on y meurt de faim comme de coutume. People are perishing as usual. »

La disette de 1847, de lugubre mémoire, atteignant une population déjà si misérable, fut aussi épouvantable que ces grandes famines dont l’histoire du moyen âge a conservé le souvenir. Beaucoup de cultivateurs moururent de faim, beaucoup d’autres s’expatrièrent. Malgré les secours prodigués par l’Angleterre et les grands travaux publics ordonnés pour procurer de l’ouvrage aux malheureux, les souffrances dépassèrent tout ce que l’on peut imaginer ; mais, la crise passée, une période de réparation s’ouvrit : ce fut comme un grand clearing opéré par la nature.

De 1848 à 1860, il se produisit une grande amélioration. Il est certain qu’avec les mauvais procédés agricoles employés par les Irlandais la population était trop nombreuse. Par la famine et l’émigration, elle fut sensiblement réduite ; de 8 millions, elle tombait à 5,500,000 ! Le tiers des propriétaires fut complètement ruiné par la taxe des pauvres, récemment établie, qui alla jusqu’à saisir tout le revenu. Ceux qui résistèrent à la crise commencèrent à mieux administrer leurs domaines ; une transformation complète s’opéra dans l’étendue des fermes. Le nombre de celles qui, inférieures à 2 hectares, étaient insuffisantes pour nourrir une famille, diminua des trois quarts, celles de 5 à 15 acres (de 2 à 6 hect.) diminuèrent aussi de 30 pour 100 ; celles de 15 à 30 acres augmentèrent de 72 pour 100, et celles de plus de 30 acres, de 225 pour 100. La terre fut ainsi distribuée de façon à permettre une meilleure culture. Le nombre des têtes de bétail augmenta dans une grande proportion. En 1841, leur valeur fut portée à 525 millions de francs ; en 1861, on l’estimait à 835 millions en prenant le même prix pour base du calcul, et à plus de 1 milliard en prenant les prix du jour. La valeur effective était donc doublée. 2 millions d’acres avaient été conquis sur la lande improductive et mis en valeur. Les salaires augmentèrent ; en moyenne, ils s’élevèrent de 1 franc à 1 fr. 25 cent. par jour. Les dépôts dans les banques, qui étaient de 150 millions en 1841, se trouvaient être de 375 millions en 1861. Pendant la même période, le revenu foncier monta de 300 millions à 375 millions. L’Irlande, qui du temps de Sismondi exportait régulièrement des denrées alimentaires tandis que ses habitans mouraient de faim, importait annuellement environ 4 millions de quarters de froment et de maïs, preuve certaine que la population était mieux nourrie, puisque la quantité totale des denrées alimentaires était accrue, et le nombre des bouches diminué de 2 millions 1/2. La consommation des articles qui répondent aux besoins d’une certaine aisance, le nombre des habitations convenables, les placemens en fonds publics, le produit des droits de succession, tous les chiffres qui peuvent servir à mesurer le développement de la richesse générale accusèrent un accroissement constant. En présence de ces faits, que révèle la statistique et que confirme l’aspect même du pays, il est impossible de nier que, depuis la famine de 1847, d’immenses progrès ont été accomplis.

Malheureusement, à partir de 1860, l’amélioration s’est arrêtée, et l’on parle même d’un déclin progressif. Les années humides de 1860, 1861 et 1862 occasionnèrent aux cultivateurs une perte d’environ 650 millions de francs en récoltes et en bétail, équivalente à deux années de la rente totale de l’île. Il s’en est suivi un grand découragement parmi les fermiers et les propriétaires. Pour échapper à l’inclémence des saisons, ces derniers se sont efforcés d’augmenter l’étendue des pâturages, qui se sont accrus de 560,000 acres, tandis que 400,000 acres étaient enlevés au terrain labouré. Pour arriver à ce résultat, il a fallu de nouveau recourir aux évictions ; Elles ont été moins nombreuses qu’on ne l’a prétendu, et la plupart ont été conduites avec humanité. Néanmoins quelques-unes ont présenté un tel caractère de rigueur, que M. Gladstone a pu dire qu’il regrettait d’avoir à y faire allusion, et qu’elles étaient les plus condamnables, « les plus coupables, » dont l’on eût souvenance. Ces évictions rallumèrent le feu des discordes sociales. Les vengeances et les crimes agraires recommencèrent. Bientôt le fénianisme, parti d’Amérique, vint y ajouter son déplorable contingent d’attentats et de terreurs. Les aspirations vers un partage plus égal des biens et vers une rénovation révolutionnaire de la société, qui aujourd’hui fermentent partout, prirent en Irlande une forme particulière. Le paysan voulait obtenir un droit sur la terre qu’il cultivait. La haine contre les propriétaires et contre l’Angleterre, qui les défendait, alla en croissant d’année en année. Au milieu de ces conflits, de ces troubles, de ces crimes et surtout de ces inquiétudes pour l’avenir, comment ceux qui possédaient la terre auraient-ils pu poursuivre des améliorations agricoles qui exigent beaucoup de temps et d’argent ? On était rentré dans ce cercle vicieux d’où la malheureuse Irlande, malgré tant d’efforts, paraît ne pouvoir sortir. Le crime crée la défiance, et la défiance, engendrant la misère, provoque le crime. Le capital ne vient pas féconder le sol parce qu’il n’y a point de sécurité, et la sécurité fait défaut parce que le capital manque. La situation est surtout devenue très grave dans ces dernières années. Le fénianisme, qui n’est qu’une nuance particulière de l’esprit démagogique cosmopolite, caractérisée ici par une haine aveugle et féroce de tout ce qui est anglais, n’a guère trouvé d’adhérens que dans les villes et parmi les ouvriers ; mais l’hostilité contre les propriétaires et contre leurs droits a envahi les campagnes. Les prêtres catholiques, malgré les instructions de certains prélats, partagent ce sentiment, et l’excitent chez leurs ouailles. Les classes moyennes elles-mêmes n’y sont pas contraires. Des avocats en renom, des orateurs éloquens, des écrivains habiles l’exposent, le défendent, le justifient. D’autre part, l’abolition de l’église établie a profondément blessé les protestans et les conservateurs sans satisfaire les paysans, car ce qu’ils veulent, eux, c’est la possession de la terre. De ces sources diverses a surgi un mécontentement universel et formidable que l’Angleterre doit calmer sous peine de voir surgir un mouvement d’opposition qui ne demanderait rien moins que la séparation et l’indépendance. Ce qui accroît le danger, c’est que les Irlandais émigrés aux États-Unis y ravivent les anciennes haines contre l’Angleterre, poussent à la guerre, et en cas de lutte soulèveraient l’Irlande.

Maintenant que nous avons résumé l’enchaînement de circonstances qui à produit la situation actuelle de l’Irlande, essayons de préciser les maux dont elle souffre ; nous examinerons ensuite les remèdes qu’on y propose.

Voici une île dont le sol est doué d’une fertilité extraordinaire. Sous un climat humide, très favorable à la végétation, le lin, les herbes propres à nourrir le bétail, le trèfle surtout, emblème de la verte Erin, se développent admirablement. Elle a des ports nombreux et excellent ; elle est située sur la grande route des mers, entre l’Europe et l’Amérique, et à peu de distance des grandes houillères d’Angleterre. Elle est habitée par une population vive, intelligente, brave, apte à tous les travaux de l’esprit et du corps ; elle fait partie d’un pays qui marche à la tête de la civilisation et qui passe pour le plus libre et le mieux gouverné de la terre ; elle jouit maintenant des mêmes lois politiques et civiles. Comment se fait-il que cette contrée ait offert longtemps l’image de la plus extrême misère qu’ait connue notre globe, qui pourtant en a vu de bien effroyables, et que maintenant encore elle soit la plus troublée par les haines de classe à classe, la plus agitée de passions subversives, la plus souillée d’attentats odieux, la plus irritée, la plus mécontente qui existe ? Le mal vient non des hommes, mais des lois. Après avoir examiné avec attention toutes les faces de la question, je crois pouvoir dire que les pauvres se sont montrés ici plus endurans, et les propriétaires plus compatissans que partout ailleurs ; mais les lois féodales de l’Angleterre, dont les mauvais effets ont été corrigés dans ce pays par les mœurs et par d’heureuses circonstances, appliquées à l’Irlande où tout aggravait leurs vices, ont amené la désolante situation à laquelle on essaie de remédier maintenant.

Quand on écoute les doléances des tenanciers irlandais, quand on lit les livres et les discours de ceux qui s’occupent de l’Irlande, on arrive toujours à cette conclusion : tout le mal vient du défaut de sécurité pour les fermiers (insecurity of tenure). C’est le dernier mot de la fameuse enquête parlementaire ouverte en 1845 par une commission connue en Angleterre sous le nom de Devon commission. Les grands propriétaires irlandais eux-mêmes, comme lord Dufferin, lord George Hamilton, lord Castlerosse, le comte de Fingal, le comte de Portarlington, le comte Erne, le comte Porsthmouth, le comte de Granard, ont reconnu et signalé les vices de la loi, et proclamé qu’elle doit être modifiée à l’avantage des tenanciers.

Voici ce que signifie cette expression insecurity of tenure, qui revient sans cesse dans le débat. Autrefois les propriétaires accordaient généralement des baux à long terme et à bon marché, des leases, dont les locataires abusaient, ainsi qu’on l’a vu, pour sous-louer très cher des parcelles de terre à de petits cultivateurs. Après 1815, les propriétaires se refusèrent en général à donner de nouveaux leases. Plusieurs motifs très naturels les guidaient : d’abord ils voulaient supprimer radicalement les middlemen, qui avaient pressuré les tenanciers et avaient fait le malheur du pays ; ils désiraient ensuite pouvoir s’opposer, par la menace d’une expulsion immédiate, à une funeste habitude des cultivateurs irlandais, qui découpent la terre en parcelles de plus en plus petites afin d’y établir tous leurs enfans, couvrant ainsi la surface du sol de ces nuées de misérables que la famine de 1847 décima si cruellement. En outre, depuis que la fameuse élection d’O’Connell, dans le comté de Clare, avait manifesté le réveil de l’esprit d’indépendance, les landlords refusaient parfois de donner un bail aux fermiers, afin de pouvoir compter sur le vote de ceux-ci. Il faut ajouter aussi qu’ordinairement les fermiers ne réclamaient pas de bail, soit parce qu’ils craignaient de mécontenter leurs maîtres, soit parce qu’ils aimaient mieux compter sur leur générosité ou sur leur oubli. Une statistique toute récente, de 1870, a montré que sur 682,148 exploitations (holdings) 20,217 étaient aux mains des propriétaires, 135,392 étaient louées avec bail, on lease, et 526,539 l’étaient sans bail, at will. Ainsi plus des trois quarts des tenanciers se trouvent complètement à la merci des landlords ; ils peuvent être expulsés chaque année de la terre qu’ils occupent et obligés en même temps de quitter leur patrie, car elle ne leur offre point d’autre gagne-pain. Ce n’est pas que les évictions arbitraires soient à beaucoup près aussi fréquentes qu’on l’a souvent prétendu. Il est vrai que dans les crises précédentes, après 1830 et après la famine de 1847, les propriétaires ont eu souvent recours à ce moyen de débarrasser leur terre des pauvres cultivateurs qui l’encombraient ; mais le juge Longfield, dont l’autorité est grande en tout ce qui concerne l’Irlande, a pu affirmer que, dans ces dernières années, les évictions étaient moins fréquentes en Irlande qu’en Angleterre[3], et des chiffres récemment recueillis lui donnent raison. Les statistiques judiciaires, pour la période triennale de 1866-1868, portent la moyenne annuelle des évictions à 1,455 (1,668 cas en 1866, 1,334 seulement en 1868), dont 1,015 pour non-payement du fermage. Resteraient donc 445 cas seulement qui auraient eu pour motifs des sous-locations non autorisées et d’autres causes non énumérées. Quand on se rappelle qu’il y a 681,931 locataires, il faut bien avouer qu’il n’y a pas trace de cette inhumanité dont on accuse ordinairement les propriétaires irlandais ; mais un écrivain qui a émis au sujet de ce grave problème de l’organisation agraire des vues très originales et très profondes, M. Cliffe Leslie, explique très bien comment des expulsions relativement rares produisent un trouble si sérieux[4]. Il en est, dit-il, des évictions exactement comme des crimes agraires. Ces crimes ne sont point très fréquens : quelques centaines par an au plus. D’où vient cependant qu’ils jettent dans tout l’ordre social une perturbation si grande que l’on a cru devoir proclamer la loi martiale ? C’est qu’il suffit d’un seul attentat pour répandre la terreur dans toute une province. Un propriétaire est assassiné parce qu’il a donné congé à l’un de ses locataires, et l’assassin, protégé par la complicité morale de la population, échappe aux investigations de la justice. Aussitôt tous les propriétaires sont alarmés ; nul ne se croit plus à l’abri, chacun tremble pour sa vie. La propriété est un péril, la résidence un supplice. L’ordre social est complètement ébranlé. Dans un pays où la société ne repose pas sur des bases conformes à l’ordre naturel et où riches et pauvres se trouvent en présence comme deux factions ennemies, un incident qui ailleurs passerait inaperçu cause un bouleversement profond.

Il y a ensuite en Irlande certaines circonstances qui donnent aux évictions un caractère de rigueur qu’elles n’ont pas dans d’autres pays. En premier lieu, une série d’actes du parlement sont venus augmenter les privilèges du propriétaire pour expulser le fermier et pour obtenir paiement des fermages ; en second lieu, certains propriétaires donnent congé tous les ans leurs tenanciers, non pour les faire partir, mais pour faciliter leur expulsion et pour les avoir dans la main. Ces congés (notices to quit), comme le remarque M. Gladstone, aggravent le mal chronique qui mine la société en rendant la condition du fermier tout à fait, précaire. En troisième lieu, l’éviction en Irlande, ce n’est pas comme ailleurs un changement d’occupation : c’est l’exil. Enfin très souvent l’éviction n’est rien moins qu’un crime, comme l’ont dit lord Dufferin et M. Gladstone, rien moins qu’un vol, comme ont ajouté MM. Mill et Leslie. Ce dernier point étant celui qui a soulevé le plus de réclamations et, qui est l’objet des clauses les plus rigoureuses du bill actuel, nous tâcherons d’en faire comprendre l’importance.

Les propriétaires du sol irlandais, absens du pays, n’ont rien fait pour en favoriser la culture, sauf certaines exceptions d’autant plus méritoires qu’elles sont plus rares. Ce sont les tenanciers eux-mêmes qui ont élevé les bâtimens d’exploitation, fait les routes, défriché, drainé, enlevé les pierres, clôturé, en un mot mis la terre en valeur. Ce sont donc eux qui ont créé la plus grande partie de la valeur du sol, toute la valeur, diraient certains économistes qui, à la suite de Bastiat, prétendent que les forces naturelles sont toujours gratuites, et qu’il n’y a d’autre valeur que celle produite par le travail. Si, comme on le dit généralement, la base de la propriété est le travail, la terre devrait appartenir à ceux qui l’ont rendue productive ; mais loin de là. D’après la loi actuelle, même les améliorations, les constructions appartiennent au propriétaire, et le jour où le locataire est expulsé, il n’a droit à aucune indemnité. Quand un propriétaire qui a donné à bail une ferme en bon état d’entretien vient à reprendre, possession de ce qu’il a exécuté avec sont capital, le sentiment de justice n’est pas froissé ; mais lorsqu’en expulsant le fermier il se rends maître de tout ce que celui-ci a créé à force de labeurs et de privations, le mot qui vient naturellement à l’esprit est celui de spoliation, et l’on commence à comprendre l’irritation qui soulève l’Irlande. Voici un fait qui fera saisir l’iniquité sur le vif. Les correspondant du Times, M. O’Connor Morris[5], aperçoit dans un endroit écarté une bonne maison couverte d’ardoises. Il s’en étonne et demande à celui qui l’occupe s’il l’a bâtie lui-même. « Oh ! non, répond celui-ci, c’est mon prédécesseur. Le pauvre homme ! il est maintenant en Amérique. » Puis le paysan ajoute en jetant autour de lui des regards de défiance et de haine : « Il devait une année de fermage, 28 livres, et on lui a pris sa maison, qui lui en a coûté 100. » Ceci est un fait de peu d’importance ; mais il y a des cas d’éviction qui ont une notoriété universelle et sinistre. Ce qu’il y a de plus désolant, c’est que la générosité même du propriétaire devient pour les tenanciers un piège et une cause de ruine. J’en citerai un exemple qui serre le cœur ; je l’emprunte au livre de M. Leslie. Le marquis de Thomond était un de ces propriétaires comme il y en a beaucoup en Irlande parmi les grands seigneurs. Jamais il n’inquiétait ses tenanciers ni ne songeait à élever la rente, mais il leur laissait le soin d’exécuter tous les travaux qu’exigeait la culture. Pleins de confiance dans un aussi bon maître, les fermiers bâtissent, drainent, améliorent, de toutes façons ; mais le marquis meurt et l’on vend ses biens : les malheureux perdent tout. « J’ai vu, dit un témoin, un infortuné cultivateur rassembler toutes ses ressources pour racheter ce qu’il avait lui-même créé, n’y point réussir et partir pour l’Amérique, la haine dans le cœur. » Voici encore quelques traits empruntés aux lettres du correspondant de l’Illustrated London News, Partout, au centre de l’Irlande, dans les villes, dans les villages, le long des routes, on rencontre des chaumières ruinées ; mais dans le comté de Mayo on traverse des districts entiers complètement dépeuplés depuis ces six dernières années. Maintenant c’est le désert ; on n’aperçoit plus d’habitans, ni même une tête de bétail dans des lieux qu’animait récemment l’activité de cent petites fermes. Dans les environs de Ballybeg, des marais ont été mis en valeur, transformés en terre fertile pied à pied, grâce au travail incessant de plusieurs générations, et pourtant l’on n’a pas respecté cette propriété si rudement ; conquise : plusieurs de ces laborieux cultivateurs ont été expulsés. Ils se sont vengés en essayant de tuer le propriétaire à coups de fusil. Voilà comment l’iniquité engendre le crime. Il y a donc des cas où les propriétaires méritent le blâme sévère qu’on leur adresse ; mais la plupart agissent avec plus d’indulgence que ne le feraient à leur place ceux des autres pays. « Très souvent, dit un membre du parlement qui appartient au parti radical, M. Maclagan, des fermiers qui ne paient qu’un loyer très bas sont si ignorans, si routiniers, et cultivent si abominablement, qu’en Angleterre on ne les supporterait pas six mois. « On peut affirmer, je crois, que sur le continent un bon propriétaire ne tolérerait pas un seul jour sur son domaine l’espèce de cultivateurs que l’on rencontre habituellement en Irlande ; seulement sur le continent ces cultivateurs auraient mieux traité la terre, parce qu’ils en auraient été propriétaires. Pour qu’un bon système de culture s’établisse, il faut, ou que le propriétaire fasse les dépenses d’installation, ou que le cultivateur possède le sol. En Irlande, le mal vient des institutions, non des hommes.

L’insécurité de la tenure a aussi pour conséquence d’arrêter le progrès agricole, car les gens les plus intelligens et les plus prévoyans se garderont de mettre leur argent dans des améliorations qu’on peut à tout moment leur confisquer. Toute amélioration ayant pour résultat de donner une plus-value à la terre aboutit à une augmentation du fermage. Donc le travail est puni, et l’esprit de progrès mis à l’amende. Le propriétaire ne veut pas, le locataire ne peut pas améliorer ; comment le système de culture ne serait-il pas détestable ? M. Fitzgibbon, master in chancery d’Irlande, dit à ce sujet : « Aussitôt que le cultivateur a tiré du sol de quoi vivre, il évite soigneusement toute amélioration nouvelle, parce qu’il croit que les fruits de son industrie lui seraient enlevés par le propriétaire, toujours attentif, s’imagine-t-il, à tirer de la vue d’une production plus grande la preuve que la rente peut être augmentée. » Le cultivateur irlandais enterre son argent ou le laisse chez le banquier plutôt que de l’employer dans sa culture. Il en est de même en Égypte du fellah, qui simule la pauvreté de peur que le moindre signe d’une aisance plus grande ne l’expose à de plus lourdes extorsions. Les mauvaises lois produisent partout les mêmes effets.

On a aussi accusé les propriétaires irlandais d’exiger des fermages exorbitans, des rack-rents, comme disent énergiquement les Anglais. Sismondi a donné de ce mot la traduction que voici : « le rack-rent est une rente raclée, extorquée par la torture ; ce nom, qui fait frémir, n’est que trop expressif ; le rack-rent est en effet le fruit de la torture et une semence de tortures. » Certainement il y a eu et il y a encore en Irlande des propriétaires qui ont imposé à leurs locataires un loyer trop élevé ; mais en général les anciens landlords louaient bon marché. Arthur Young, à la fin du siècle dernier et récemment M. O’Connor Morris, en visitant le pays, trouvent ordinairement que le fermage n’est pas excessif. Il y a d’ailleurs deux faits qui le prouvent : c’est d’abord que les middlemen faisaient un grand bénéfice en sous-louant, et ensuite qu’aujourd’hui les locataires peuvent vendre le droit d’exploiter la ferme qu’ils occupent même sans bail, c’est-à-dire ce que l’on appelle le good will. Ce droit n’aurait aucune valeur, si le landlord exigeait la rente la plus élevée que la terre peut produire. Ceux qui imposent des rack-rents, ce sont les nouveaux propriétaires qui ont acheté des terres dans le bureau des biens surhypothéqués (encumbered estates). Ils ont fait un placement, ils veulent en tirer le plus possible. Aucun lien traditionnel ne les rattache aux tenanciers, ils ne considèrent que l’intérêt commercial. Ils louent aussi cher qu’ils peuvent. Les cultivateurs qui trouvent leurs conditions trop dures n’ont qu’à ne pas les accepter, disent-ils. Ils n’obligent personne, ils ne font que se conformer à la loi économique de l’offre et de la demande. Qui donc peut leur en faire un reproche ?

On a remarqué que ceux qui possédaient de grands domaines louaient moins cher que ceux qui n’avaient qu’une petite propriété. La raison en est simple. Les seconds pour vivre sont forcés d’arracher tout ce qu’ils peuvent à la concurrence des locataires, tandis que les premiers, ayant du superflu, peuvent se montrer moins exigeans. C’est donc à tort que l’on a accusé les landlords irlandais d’extorsions inhumaines. S’il est un pays, dit lord Dufferin, où l’on pousse les rack-rents aux dernières limites, c’est la Flandre : les baux n’y durent que trois, six et neuf ans au plus, et à chaque expiration du terme le fermage est augmenté, quand il n’est pas fixé par adjudication publique, — moyen infaillible d’arracher aux nombreux concurrens tout ce qu’ils peuvent et même plus qu’ils ne peuvent donner. Que les propriétaires irlandais en fassent autant, et ils seront dénoncés comme des bourreaux par le parlement et par la presse, et certainement assassinés par leurs tenanciers, tandis qu’en Flandre les conditions les plus dures sont tolérées par l’opinion, subies en silence par le fermier. Voici d’où provient cette différence d’appréciation : en Flandre et dans tous les pays où la propriété est répartie dans un grand nombre de mains, le locataire, pressuré par l’élévation constante de la rente, vit au milieu de paysans propriétaires qui, eux aussi, louent le plus cher qu’ils peuvent. Son père, son frère et lui-même peut-être, s’ils possèdent quelques ares de terre, agissent de même. Chacun se vante du haut prix de location qu’il a obtenu, comme il s’enorgueillit d’avoir bien vendu ses denrées. Louer le plus cher qu’on peut paraît donc chose toute naturelle, et il ne vient à l’esprit de personne d’y chercher un grief contre la classe des propriétaires ou contre la propriété. En Irlande, les propriétaires sont peu nombreux, environ 9,000, et parmi ceux-ci quelques centaines de grands seigneurs possèdent les trois quarts de l’île. Ces maîtres de la terre forment une caste à part ; ils sont étrangers, vivent à l’étranger et professent un culte étranger, ils habitent des palais au sein de tous les raffinemens et de toutes les splendeurs de l’opulence ; les cultivateurs habitent des huttes de boue et sont plongés dans la plus extrême misère. Le maître n’a rien fait pour rendre la terre productive, et pourtant il en touche le produit net ; le tenancier a tout fait, et il meurt de faim. Chose terrible, le travailleur voit le pain qu’il a récolté arraché aux besoins de sa famille par la rente et prodigué aux chiens de son maître ; il peut compter combien il a fallu réduire de familles à l’indigence pour entretenir l’écurie et le chenil, il peut mesurer combien de larmes et de sueurs a coûtées tout ce luxe qui s’étale à ses yeux. — Comment ce contraste ne le remplirait-il pas de ressentiment et de colère, lui qui en est la victime, quand il émeut, trouble, indigne les observateurs désintéressés qui n’en souffrent point ? Ces grands propriétaires sont moins durs que les petits propriétaires du continent : n’importe, ils sont considérés comme des tyrans qui vivent aux dépens du peuple. S’ils renvoient des tenanciers qui épuisent la terre ou s’ils profitent de la loi économique qui partout fait hausser la rente, ils sont dénoncés par les voix les plus écoutées du pays comme des barbares, des hommes inhumains, des « frelons » et « des spoliateurs. » Quand ils ne font qu’user des droits les plus ordinaires de la propriété, on leur dit en plein parlement qu’ils ont commis un crime. Il y a en effet un criminel et un grand coupable, mais ce n’est pas eux, c’est la loi féodale qui a maintenu la propriété fidéi-commissaire, aristocratique, fermée, exclusive, interdite aux cultivateurs, à ceux qui font valoir le sol, et réservée à quelques élus. Ce monopole, constitué par des lois barbares, permettant à quelques hommes non-seulement de s’approprier le fruit du travail de tout un peuple, mais, chose plus grave, de disposer complètement de leur sort, voilà ce qui choque les idées de justice qui ont cours en ces temps démocratiques. Ordinairement ces hommes n’abusent point de leur pouvoir, mais c’est ce pouvoir même qui paraît inique. Telle est la vérité qui frappera tout homme habitué à voir sur le continent un état social où la richesse est plus également répartie, mais que les Anglais, sauf quelques esprits d’élite, se refusent à reconnaître parce qu’on leur montre dans la propriété à la française, dans la petite propriété du paysan, la source des plus grands maux.

La puissance dont sont investis ces grands propriétaires irlandais, à qui appartiennent des cantons tout entiers, dépasse la limite de celle qu’un homme devrait pouvoir exercer. La destinée de milliers de créatures humaines est dans leurs mains. Ce qu’ils font ou même ce qu’ils ne font pas peut avoir pour conséquence de ruiner ou d’enrichir une province. Le propriétaire s’endette, le domaine est mis sous séquestre ; c’est la misère pour tous les tenanciers. Le propriétaire meurt ; ses biens sont vendus, les tenanciers se voient enlever le capital qu’ils avaient confié au sol, et le rack-rent achève de les réduire à l’indigence. Le propriétaire s’absente, il voyage à l’étranger : la rente cesse d’être consommée sur place, tout le petit commerce local souffre, et le fruit du travail de l’Irlandais se dépense en Italie, en Orient, dans l’Inde ; mais voici un propriétaire qui n’est plus un joueur, un absent, c’est un homme sérieux, il a étudié l’économie politique, il veut améliorer son domaine et par suite la situation de l’Irlande. Le climat convient aux herbages, non aux céréales. Le but à atteindre, c’est le produit net, c’est de diminuer les frais de production et l’emploi des bras ; la supériorité de l’agriculture tient à cela. Donc il faut mettre le domaine en pâturages. Les chaumières sont abattues, la population expulsée meurt de faim ou part pour l’Amérique, et de magnifiques troupeaux de « south-down » et de « Durham » prennent la place qu’occupaient depuis un temps immémorial ces enfans des tribus gaéliques. Ainsi les plaisirs, les folies, les voyages, les erreurs économiques ou même les bonnes intentions d’un individu décident du sort de tous ses tenanciers.

En France, le paysan qui possède un petit bien sera misérable, s’il est paresseux ou stupide ; mais il aura quelque aisance, s’il cultive bien, et en tout cas nul ne peut le chasser du sol de la patrie, auquel il tient par les profondes racines de la propriété. En Irlande, le cultivateur est à la merci d’un maître, et il peut être d’autant plus malheureux qu’il a plus amélioré la terre. Singulier contraste : les constitutions modernes prennent les plus ingénieuses précautions pour limiter le pouvoir royal ; M. Bagehot vient de nous montrer de la façon la plus piquante et la plus juste à quoi il est aujourd’hui réduit en Angleterre, et dans ce même pays quelques hommes peuvent enlever arbitrairement, sans discussion, sans responsabilité, à tout un peuple, non pas le droit de voter, de parler ou d’écrire, mais les moyens même d’exister par son travail, lui enlever la patrie, la vie même ! Un despote d’Asie a le pouvoir d’exiler, de tuer ses sujets ; mais, s’il le fait injustement, il viole un droit : il aura peut-être des remords, et l’opinion sera contre lui. Le landlord irlandais par l’éviction tuera ou exilera ses tenanciers, et il ne fera qu’exercer un droit incontesté, et il croira avoir été utile à son pays, Le lecteur commence-t-il à comprendre ce que signifient ces mots : insecurity of tenure ?

II

Quand on parcourt l’Irlande, on trouve la marque du bon et du mauvais propriétaire écrite sur la surface du pays. L’île n’offre plus cet aspect uniforme de désolation qui affligeait le voyageur il y a trente ans. Depuis lors de grands efforts ont été faits de divers côtés pour améliorer la culture. Plusieurs landlords ont exécuté des travaux à leurs frais, d’autres ont donné des leases aux tenanciers pour les engager à mettre leurs fermes en bon état. Il s’ensuit qu’à côté de landes désolées et de villages aussi misérables qu’autrefois on rencontre des domaines admirables, peuplés de cultivateurs heureux. Dans le comté de Waterford, lord Bessborough possède un domaine de 20,000 acres. Ce domaine était autrefois affligé de la double plaie des middlemen et du prolétariat rural. Quand vint la famine, le lord nourrit ces malheureux, mais il en profita pour mieux constituer les petites fermes sans renvoyer personne. A ses frais, il remplaça les huttes de boue par de bons bâtimens ; il traça des routes, draina, procura du travail à la population. Chaque année, il dépense encore des sommes considérables en améliorations ; puis il loue à un prix modéré. La communauté prospère, paie régulièrement la rente, et nul ne se plaint. Dans le comté de Cork, aux bords de la rivière Bandon, s’étend une charmante vallée. De bons bâtimens d’exploitation s’élèvent au milieu de campagnes parfaitement cultivées. Le bétail est bien entretenu, les cultivateurs, honnêtement vêtus, paraissent heureux. D’où vient cette prospérité ? C’est que l’estate appartient au duc de Devonshire, qui a donné de la sécurité à ses fermiers. Pour les mêmes raisons, les domaines des lords Derby, Portsmouth, Landsdowne et de bien d’autres présentent un aspect aussi satisfaisant. Puis à côté voici la bruyère : des eaux y croupissent faute d’un fossé pour en faciliter l’écoulement. Par endroits, des pierres les recouvrent, nul ne se donne la peine de les enlever. Parmi les genêts et les ronces gisent les tristes ruines des cabanes abandonnées. Dans un pli de terrain, quelques femmes en haillons bêchent un champ de pommes de terre. L’aspect de la misère humaine attriste encore ce mélancolique paysage. D’où vient cette désolation ? De ce que le maître de ces vastes espaces déserts est ruiné, indifférent ou avide. Le cocher qui conduisait M. O’Connor Morris, à qui j’emprunte ces détails, lui disait : « Où vous voyez de l’aisance, il y a un bail ? où il y a de la misère, c’est que le landlord en refuse. » Sur le continent, l’état de la culture présente ordinairement dans tout un canton les mêmes caractères, qui dépendent de la nature du sol ou de l’habileté du cultivateur. En Irlande, vous trouvez les plus frappans contrastes, parce que tout dépend de la bonne volonté du propriétaire.

Ce qui est plus affligeant encore, c’est que ces propriétaires, tout-puissans pour le mal, sont arrêtés, dans le bien qu’ils voudraient faire, par les lois rigoureuses des majorats et des substitutions (entails). La plupart d’entre eux ne sont qu’usufruitiers, le domaine étant substitué en faveur de leurs enfans nés ou à naître. Il leur est ainsi interdit d’accorder de longs baux, et toute stipulation contraire aux règles de la substitution est nulle. Une détestable législation fait donc que personne n’a ni raison suffisante ni liberté absolue de faire pour cette malheureuse terre d’Irlande ce qu’exigerait une bonne exploitation. M. Leslie cite quelques exemples de l’effet des entails qui sont concluans sur ce point. Un locataire avait un long bail ; il en profite pour faire des plantations. Au bout de quarante ans, il apprend que ces arbres, plantés, soignés par lui, ne peuvent lui appartenir, et qu’il est soumis à de forts dommages et intérêts, s’il en coupe seulement une branche. Le propriétaire sent l’injustice du cas, il n’en veut pas profiter ; mais que faire ? La loi est formelle, les conditions de l’entail sont rigoureuses, et nul ne peut les changer. Autre exemple. Un industriel s’adresse à un propriétaire pour obtenir 50 acres avec un lease à long terme qui lui permette d’y bâtir une manufacture, un village d’ouvriers et sa propre résidence. C’eût été un bienfait pour tout le pays et une plus-value énorme pour le domaine. Le propriétaire consent, mais, l’avocat de l’industriel l’avertit que le landlord est lié par les conditions du majorât, qui n’autorisent point de baux dépassant trente et un ans, et qui stipulent le paiement de la rente à sa pleine valeur. Ces restrictions rendaient l’opération impossible : il y fallut renoncer, au grand regret du propriétaire. Le pays resta pauvre comme auparavant. On voit clairement ici comment ces lois féodales entravent le développement de l’industrie moderne et stérilisent le pays. Voici un fait qui montre à quelles iniquités elles donnent lieu. Je cite M. Morris O’Connor. La baronnie de Geashill est un magnifique estate d’environ 30,000 acres. Lord Digby, à qui le domaine appartenait, était généreux et insouciant. A la fin du siècle dernier, il accorda des leases pour un très long terme à cent vingt familles de tenanciers. Pendant deux générations successives, ces tenanciers travaillèrent sans relâche, construisirent les bâtimens, drainèrent, mirent enfin tout le bien en valeur. A la mort de lord Digby, en 1856, on s’aperçut que ces baux étaient nuls, que les tenanciers n’avaient aucun droit, que tout ce qu’ils avaient créé appartenait à l’héritier du domaine substitué. Voilà donc les cent vingt familles complètement ruinées, Tout le pays fut en rumeur, et protesta. Heureusement un homme de bien qui a fait un très curieux livre sur l’Irlande, Realities of irish life, M. S. Trench, intervint. Il était administrateur de la baronnie, il reconnaissait l’iniquité de la spoliation légale ; il s’adressa aux exécuteurs testamentaires de lord Digby, qui accordèrent aux fermiers une indemnité de 765,000 francs, quoique strictement ceux-ci n’eussent pas un farthing à réclamer. Remarquez que lord Digby avait ignoré qu’il excédait ses pouvoirs, et que ses locataires n’avaient aucun moyen de le savoir parce qu’ils ne pouvaient forcer leur maître à produire ses titres. Ce cas, pris entre mille, ne prouve-t-il pas une fois de plus qu’en Angleterre les hommes valent mieux que les lois ? Existe-t-il des pays où la propriété foncière soit enlacée de restrictions aussi absurdes, où les propriétaires viennent aussi généreusement au secours de leurs locataires sans y être tenus à aucun titre ?

Je viens de montrer que « l’insécurité de la tenure, » cause principale des maux dont souffre l’Irlande, résulte non-seulement de la mauvaise volonté des propriétaires qui ne veulent pas accorder de bail, mais souvent aussi des mauvaises lois qui leur interdisent d’en donner. A cela, les Anglais répondent que les lois en Irlande sont exactement les mêmes qu’en Angleterre, et qu’elles n’ont pas empêché dans ce dernier pays l’agriculture, le commerce et l’industrie d’atteindre un degré de prospérité inconnu ailleurs ; mais d’abord les lois anglaises, même en Angleterre, ont eu de très funestes effets, comme l’a démontré récemment encore M. Leslie, et comme nous le ferons voir. En second lieu, ainsi que l’a dit M. Gladstone, tout étant différent dans les deux pays, les mêmes lois doivent produire des résultats complètement opposés. En Irlande, tout rappelle encore les conquêtes et les confiscations : il y a en présence une poignée de vainqueurs, les propriétaires, et un peuple de vaincus, les cultivateurs ; en Angleterre, rien de semblable n’existé. En Irlande, maîtres et tenanciers n’appartiennent pas à la même communion, les uns étant généralement protestans, et les autres, sauf dans l’Ulster, catholiques ; en Angleterre, seigneurs et tenanciers professent le même culte. En Irlande, depuis trois siècles, le propriétaire est souvent un absent qui n’a rien fait pour améliorer le sol, et qui en dépensant la rente a contribué à l’appauvrir ; en Angleterre, le landlord, résidant dans ses domaines, les a embellis, enrichis, mis en valeur, et a presque toujours entretenu d’excellens rapports personnels avec ses locataires. En Irlande, la loi n’a reconnu aux fermiers aucun droit à recevoir une indemnité pour le capital qu’ils ont incorporé au sol, et comme en général ils ont été obligés de le faire afin de pouvoir cultiver, les cas de spoliation ne sont pas rares ; en Angleterre, le fermier n’a pas été d’ordinaire forcé à faire ces dépenses, et il a été protégé par les coutumes locales, par les usages ou par l’opinion. Depuis cinquante ans en Irlande, les propriétaires n’aiment point à donner de baux, tandis qu’en Écosse ils forment la règle, et qu’en Angleterre, là où il n’y en a point, les relations entre le landlord et ses tenanciers sont telles qu’un bail est superflu. Enfin en Angleterre, faire de la location de la terre l’objet d’un contrat librement débattu paraît très naturel ; en Irlande, il en est autrement. Soit que l’Irlandais se rappelle que le sol lui a jadis appartenu et que l’étranger le lui a ravi par la violence, soit qu’il ait conservé un vague, mais persistant souvenir du temps où, la terre étant la propriété commune de la tribu, chaque famille y avait sa part, un fait est certain, c’est qu’il lui faut un lopin de terre à cultiver, et qu’à ses yeux celui qui féconde le sol de ses sueurs y a un droit bien plus sacré que celui qui en touche la rente. Il s’ensuit que ce qui sera considéré par l’Anglais comme l’exercice le plus naturel du droit de propriété paraîtra à l’Irlandais une spoliation inique, un crime, qu’à défaut des lois la vengeance des opprimés saura bien atteindre et punir. On comprend maintenant comment la même législation qui en Angleterre n’a jusqu’à présent amené aucun dissentiment entre propriétaires et fermiers a produit en Irlande, entre ces deux classes, une mésintelligence et parfois une hostilité fécondes en troubles et en crimes.

Pour être juste, il faut ajouter que, dans la déplorable situation de l’Irlande, une part de responsabilité incombe aussi aux cultivateurs. On peut leur reprocher trois fautes graves : un mauvais système de culture, l’abus des sous-locations et les attentats agraires.

Examinons rapidement ces trois points. Comme nous l’avons déjà. dit, l’Irlande, sous le rapport de la culture, présente les plus grands contrastes. En général l’Ulster, peuplé par des Anglais et des Écossais, et où le fermier trouve dans le tenant-right une garantie spéciale, est bien cultivé. Dans les autres provinces, certains domaines le sont également ; mais le mode de culture habituel épuisait la terre, produisait peu et ne procurait guère d’emploi aux, bras inoccupés. La rotation ordinaire était celle-ci : pommes de terre sur fumure suivies de froment, puis avoine et orge jusqu’à épuisement complet du sol, auquel un repos même très long ne pouvait plus rendre sa fertilité première. — la plus grande partie de l’Irlande est et restera longtemps encore appauvrie par suite de ces détestables procédés agricoles. Dans un article que contient le volume du Cobden-Club, le juge Longfield a très bien décrit le triste spectacle qu’offre une petite ferme irlandaise. Un coin de terre porte une récolte misérable et empoisonnée, de mauvaises herbes ; le reste est abandonné, couvert de ronces et de genêts, Entre le moment où l’on plante les pommes de terre et celui où on les recueille, le cultivateur est livré à l’oisiveté. Il a la terre, il a des bras, mais il ne sait pas les employer ni tirer parti de sa ferme. Ce n’est point précisément paresse, car si on lui offre du travail, même à 78 centimes par jour, il acceptera ; c’est pure ignorance, il suit la routine, il fait comme font les autres ; il n’a aucune tradition ni aucune connaissance des bonnes méthodes. Il croupit dans la misère la plus abjecte, tandis qu’il pourrait arriver à une certaine aisance et transformer le pays en un jardin. Rien ne l’empêche d’imiter le petit cultivateur des Flandres, qui à force de soins intelligens est parvenu à donner au sable rebelle qu’il occupe une valeur de 4,000 francs l’hectare, à obtenir de cet hectare du colza, du lin, du houblon, de la chicorée, valant de 800 francs à 1,600 francs. Les conditions de la location sont bien plus dures en Flandre qu’en Irlande ; mais les Flamands ont d’excellentes traditions agricoles qui remontent au moyen âge, à une époque où l’instruction et le bien-être étaient très répandus. Puis les nombreux propriétaires, disséminés dans tous les villages, se font un point d’honneur de mettre les fermes qu’ils exploitent ou qu’ils louent en bon état d’entretien. Ils servent de modèle, ils donnent le ton ; chacun par amour-propre s’efforce de les imiter. La petite propriété aux mains des paysans exerce ainsi sa bonne influence, même sur ceux qui n’en possèdent point. C’est un sentiment naturel à l’homme des champs que le désir d’avoir à soi la terre qu’il féconde de son travail. Sur le continent, il peut espérer satisfaire un jour ce désir par des prodiges d’économie et de bonne administration ; cet espoir le soutient et le stimule sans cesse. En Irlande, la propriété est interdite aux cultivateurs par une double barrière. D’abord le droit d’aînesse et les substitutions conservent les domaines dans les grandes familles en second lieu, par suite de l’obscurité des titres et des complications légales, l’acquisition d’un bien-fonds est accompagnée de tant de dangers, qu’il faut une étude préliminaire faite par un bon légiste avant de s’y risquer. Les frais que cette enquête exige sont trop considérables pour qu’on puisse songer à acheter une petite propriété. Le paysan irlandais n’a donc aucun espoir qui le pousse à mieux faire, aucun avenir, aucun exemple à suivre. Il continue à végéter, ignorant et pauvre, au milieu de ses pareils, non moins ignorans et pauvres que lui. La misérable culture de l’Irlande est en grande partie le résultat de la grande propriété féodale.

Un autre fléau spécial à ce pays, « l’absentéisme, » y a aussi contribué. A la suite de l’économiste Macculloch, on a nié les- maux causés par l’absentéisme en disant : « Qu’importe où la rente se dépense ? Les théoriciens de la balance du commerce y voyaient un mal parce que cela entraînait, croyaient-ils, l’exportation du numéraire ; mais cette idée est absurde. » Le mal est très réel néanmoins et tout autre. En premier lieu, il est évident que, si le paysan irlandais était propriétaire de la terre comme l’est le paysan français, c’est lui qui consommerait les denrées qu’il est aujourd’hui forcé de vendre pour acquitter la rente. Ensuite l’absence du propriétaire enlève au pays la jouissance du produit net, empêche la formation d’une classe moyenne, et arrête le progrès de la civilisation. Comme le fait remarquer M. Leslie, dans tout le sud-ouest de l’île, il n’y a pas une seule ville importante, et les bourgs qu’on y rencontre végètent ou déclinent ; même un village riche et prospère est chose si rare que, si le voyageur en aperçoit un, il cesse de se croire en Irlande. Au lieu d’un marquis mangeant ses 500,000 fr. de rente à Paris, supposez, ajoute-t-il, cent propriétaires dépensant leur revenu sur leur domaine, et songez aux conséquences de ce changement. M. Longfield énumère très exactement tous les avantages qui résultent de la résidence du propriétaire. Il veut arriver facilement chez lui et recevoir régulièrement sa correspondance ; il fera en sorte, par son influence et son argent, qu’il s’établisse de bonnes routes et un service régulier de la poste. Voilà le canton sorti de son isolement et relié au reste du monde. Il fait venir de bons instrumens aratoires ; ils sont imités et se répandent dans les environs. Pour les entretenir, il faut un charron habile ; les autres besoins du château nécessitent l’établissement de quelques artisans, de quelques boutiques où les habitans vont aussi s’approvisionner. Le village se développe, l’aisance s’y montre ; un genre de vie supérieur à la sordide indigence apparaît, et le cultivateur comprend qu’il y peut atteindre ; les bons procédés dont il voit sous ses yeux les heureux résultats lui inspirent bientôt l’envie de les adopter, et ils se répandent ainsi de proche en proche. Les animaux de race perfectionnée que le seigneur a fait venir améliorent ceux du pays. Au bout d’un certain temps, l’agriculture est transformée. L’exemple-de quelques petits propriétaires-cultivateurs disposés à entrer dans les voies nouvelles serait plus efficace encore que celui du grand seigneur, parce que le paysan imitera plus volontiers ce que fera l’un de ses pareils que les innovations d’un homme riche qui peut dépenser sans compter.

Le second mal que nous avons signalé, c’est la sous-location indéfinie engendrant le prolétariat rural. Ceci est encore un mal spécial à l’Irlande. Autrefois les sous-locations se faisaient par les middlemen, qui en profitaient aux dépens du propriétaire. Depuis la ruine et la suppression des middlemen, les sous-locations ont continué par le fait des fermiers eux-mêmes. Comme ils ne connaissent pas d’autre occupation que la culture de la terre, ils croient devoir abandonner une partie de leur ferme à chacun de leurs enfans. Quand un fils se marié, on ajoute une chambre à la maison paternelle, ou bien il se construit une hutte sur la parcelle que le père lui cède. A la génération suivante, la subdivision continue. La terre se morcelé ainsi de plus en plus, et les cultivateurs deviennent de plus en plus pauvres. Où il y avait d’abord une ferme d’une étendue convenable et un-fermier pouvant vivre à l’aise, on trouve, au bout d’un certain temps, le sol découpé en parcelles si petites qu’il est impossible de les labourer, un amas de huttes hideuses et un troupeau de malheureux plongés dans la dernière misère. Rien n’est plus frappant que les extraits de l’enquête de la Devon-commission reproduits dans le livre de lord Dufferin. Un fermier, dit M. Robert d’Arcy, a une bonne habitation, des étables, une grange et 20 acres de terre. Un de ses fils se marie ; il le loge dans la grange. Des enfans naissent, on ouvre une cheminée dans cette grange, et voilà une nouvelle demeure. Une fille se marie à son tour, le gendre vient demeurer dans la ferme ; on se dispute, il faut se séparer ; on lui construit une chaumière un peu plus loin, et rien ne les arrête jusqu’à ce que cette bonne ferme soit convertie en un foyer d’indigence abjecte. Les longs baux ont été funestes, dit M. King O’Hara, car sur mon domaine ils ont conduit à la plus désastreuse subdivision. En 1784 une ferme de 208 acres est louée très bon marché, 5 shillings l’acre, à un fermier. Il la divise entre ses trois fils ; ceux-ci la subdivisent en six portions, et aujourd’hui vingt-six familles y vivent. Une autre ferme de 78 acres est maintenant divisée entre seize familles. Ce qui amène un morcellement qu’on ne peut imaginer, c’est qu’à chaque partage chacun veut avoir une part dans chaque champ, afin de ne pas être moins bien loti que les autres. Le livre de lord Dufferin contient une carte qui montre bien cette effroyable subdivision. On y voit une terre de 205 acres, louée primitivement à 2 fermiers, divisée maintenant entre 29 cultivateurs et en 422 lots disséminés dans toutes les directions. Le morcellement tant reproché par les Anglais au code civil français n’est rien en comparaison de ceci, car, comme il se fait entre propriétaires, il n’a point pour effet de répandre le prolétariat et le paupérisme dans les campagnes.

La subdivision en Irlande a plusieurs causes. Il faut d’abord reconnaître que ce vœu des familles de rester groupées et d’exploiter ensemble la terre sur laquelle elles sont assises n’a rien que de très naturel. Toutes les tribus primitives ont fait ainsi. Les coutumes des différentes branches de la race aryenne faisaient droit à ce vœu en attribuant à chaque groupe un certain territoire, propriété commune répartie entre les familles en proportion de leurs besoins. Ce mode de posséder le sol, qui a régné autrefois chez les Germains et chez les Latins, est encore en vigueur aujourd’hui chez les Slaves. Il a existé en Irlande jusqu’au moment de la conquête par les Anglais. Le rundale, espèce de tenure en commun, en est encore une trace. La propension presque irrésistible des Irlandais à la subdivision du sol vient donc de la tradition du régime patriarcal et aussi de l’instinct naturel qui a partout donné naissance à ce régime.

Dans les pays où le fermier est habitué à vivre dans une bonne habitation, où un grand capital a été incorporé au sol, le retour à la communauté primitive est entravé par les dépenses qu’exigerait l’établissement des familles nouvelles ; mais en Irlande cet obstacle n’existe pas. La terre est presque à l’état originel. Comme il n’y a ni bonne habitation ni étables convenables sur la ferme, le fils se contenta d’une hutte de boue ; il y sera aussi bien que chez son père. Il y vivra misérablement sans doute, mais il ne soupçonne pas d’autre manière de subsister. D’ailleurs il est ignorant, il ne connaît pas d’autre métier, que celui de manier la bêche et de planter des pommes de terre. Que deviendrait-il, si son père ne lui concédait pas une ou deux acres pour en tirer de quoi ne pas mourir de faim ? La subdivision a donc pour cause un instinct naturel d’abord, puis surtout, la pauvreté, l’ignorance et les mauvaises pratiques agricoles, et tout cela provient de ce que la propriété n’a pas été constituée conformément aux lois naturelles.. Y a-t-il quelque grand vice dans l’organisation sociale, il en résulte toujours une série de maux qui s’engendrent les uns les autres.

Anciennement les propriétaires toléraient, la subdivision de leurs fermes. Pourvu qu’ils touchassent la rente, le reste leur importait peu ; mais depuis qu’ils voient que la misère, de l’Irlande menace leurs droits, ils s’efforcent de s’opposer à cette funeste coutume ; seulement cela est difficile. C’est en vain qu’ils insèrent dans les baux une défense expresse de sous-louer ; ils ont de la peine à constater le fait. Un père ne peut-il recevoir chez lui, la femme de son fils ? Puis il élèvera une petite grange, une étable à porc ; la nouvelle famille s’y logera. ; il n’y a pas sous-location, dira-t-il[6] Enfin le seul moyen de contrainte est l’éviction ; mais, si le propriétaire, y a recours, on l’accuse d’inhumanité : il est menacé, assassiné. Lord Dufferin prétend que rien n’aurait pu mettre obstacle au fléau de la sous-location. Je crois que c’est une erreur. Partout où la terre est bien cultivée, où il y a de bons bâtimens d’exploitation et quelque aisance, le cultivateur respecte la terre. Il ne consent pas à la déshonorer en y élevant des huttes sordides. Il ne veut pas se jeter dans la misère, se dégrader, perdre caste. Se produit-il rien de pareil à ce que l’on voit en Irlande dans les pays où les paysans sont propriétaires, comme en Suisse, en Norvège, ni même dans ceux où ils ont un bail héréditaire, comme en Groningue et en Portugal ? Si les propriétaires irlandais avaient construit sur leurs terres de bons bâtimens d’exploitation, imposé un système de culture rationnel et interdit en même temps la sous-location, celle-ci n’aurait pas tardé à disparaître, et jamais elle ne serait née, si les paysans avaient été propriétaires eux-mêmes. Déjà depuis que la culture s’améliore, que l’aisance est plus grande et que plusieurs propriétaires font ce qu’ils auraient dû faire autrefois, cette coutume, qui était presque universelle, devient beaucoup plus rare. Il est certain qu’elle doit être à tout prix extirpée, sinon le progrès de l’agriculture et du bien-être est impossible. Le meilleur moyen d’y mettre fin est non d’armer la loi de rigueurs nouvelles, mais de faire en sorte que le tenancier ait un intérêt permanent à maintenir la terre dans un haut degré de fertilité.

Les crimes agraires, dont il nous reste à parler, sont la conséquence déplorable de la lutte sociale qui a éclaté entre ceux qui possèdent la terre et ceux qui l’exploitent. Le propriétaire réclame un fermage trop élevé ou expulse une famille de la ferme qu’elle occupait : aux yeux des paysans irlandais, c’est une spoliation, un abus de pouvoir, un vol. Le propriétaire est coupable, il doit être puni. Les lois faites par des étrangers, en haine de l’Irlandais, ne l’atteignent pas ; la vengeance populaire, expression de la justice naturelle, doit le frapper. L’assassinat est considéré comme un acte de répression légitime et de dévoûment patriotique. Le nombre de ceux qui commettent le crime n’est peut-être pas grand, mais presque tous l’approuvent ou l’excusent, et nul ne consent à déposer d’un fait qui pourrait faire découvrir l’auteur d’un attentat. Ce qui est plus grave encore que les crimes mêmes, c’est l’esprit des populations qui en est complice. Comme l’a dit l’économiste Senior, « il y a deux codes en Irlande : l’un édicté par le parlement et appliqué par les magistrats, l’autre formulé par les tenanciers et imposé par les assassins. » Un pays est dans une bien triste situation quand la loi, qui doit être respectée comme la suprême expression de la justice, est détestée, condamnée comme un instrument d’oppression et d’iniquité.

Les crimes agraires ont commencé vers la fin du siècle dernier. En 1760, ceux qui se faisaient les exécuteurs des vengeances populaires s’appelaient whiteboys ; ils prennent le nom de steelboys en 1772, de rightboys en 1785, puis ceux de whitefeet, de blackfeet et de ribbonmen. Ce dernier nom est encore celui qui est le plus en usage aujourd’hui. Il ne faut pas confondre les ribbonmen avec les fenians. Le but des premiers est de défendre ce qu’ils considèrent comme le droit des tenanciers ; le but des seconds est plutôt l’établissement d’une république irlandaise et la guerre à l’Angleterre. Les ribbonmen ne s’inquiètent pas de savoir si celui qu’ils vont frapper est Anglais ou Irlandais, protestant ou catholique : s’il a lésé les droits de ceux qui occupent la terre, il mérite la mort. Ils frappent non-seulement le propriétaire qui exige une rente trop élevée, mais le fermier qui consent à la payer. Récemment à Athlone un avis est affiché sur la porte de l’église catholique, portant que celui des locataires de M. Cook qui paiera plus de 30 shillings l’acre n’a qu’à ordonner son cercueil. — Un paysan nommé Crawford est frappé d’un coup de fusil chargé de chevrotines qui atteignent également sa femme et son enfant. Lui-même n’a fait tort à personne ; mais son père a fait exécuter certaines évictions, cela suffit. — Une veuve, mistress Jackson, loue une petite ferme à une autre veuve qui jouit d’une certaine aisance. Le bail expiré, elle désire rentrer en jouissance de son bien pour l’occuper elle-même : trois hommes masqués lui tirent un coup de pistolet en pleine figure. — Dans le comté de Westmeath, le capitaine Rowland Torleton renvoie un de ses bergers : il est assassiné en plein jour, au moment où il visitait un champ dans lequel des ouvriers travaillaient ; jamais on n’a pu découvrir le coupable. — Aux environs de Mullingar, miss Tottenham s’efforce d’améliorer la situation de ses tenanciers : elle leur bâtit d’excellentes maisons, qu’elle loue bon marché ; mais son receveur déplaît, on la menace de mort si elle ne le renvoie. — Un autre propriétaire dans le Westmeath fait valoir lui-même deux de ses fermes : dans l’une, il convertit en pâturage une partie de terre arable ; on tire sur lui parce que de cette façon il diminue l’emploi des bras. — Ailleurs on intime à un fermier que, s’il ne veut pas recevoir un coup de fusil, il ait à louer une certaine prairie à des gens du village qui manquent de place pour planter leurs pommes de terre. — Ces menaces et ces attentats ressemblent beaucoup à ceux dont se rendaient coupables les ouvriers de Sheffield pour maintenir ou élever le taux des salaires. Dans beaucoup de localités, le but que poursuivent les auteurs de ces crimes est atteint. Les propriétaires n’osent plus renvoyer ni les ouvriers qu’ils emploient ni les tenanciers qui occupent leurs terres[7]. D’un autre côté, ceux qui le peuvent renoncent à tout travail d’amélioration, quittent l’Irlande et l’abandonnent à son incurable misère. C’est comme une malédiction attachée à ce malheureux pays ; une situation mauvaise engendre le crime, et le crime éloigne tout ce qui pourrait améliorer la situation.


III

De tout ce qui précède, le lecteur conclura, j’imagine, que la cause première des maux de l’Irlande réside dans la mauvaise organisation de la propriété foncière. Le sol appartenait à de grands propriétaires étrangers qui ont arrêté le développement économique du pays, non par leurs exigences et leur inhumanité, comme on l’a prétendu, mais par leur insouciance et leur absence. Au lieu de mettre la terre en bon état de culture, comme le commandaient et leur intérêt et leur devoir, ils ont laissé ce soin aux locataires, qui, pauvres et ignorans, s’en sont très mal acquittés. De là est résulté le manque d’installations agricoles convenables, la mauvaise culture, la misère abjecte, la subdivision de la terre, l’excès de population, et quand, pour mettre un terme à cet enchaînement de maux, on a eu recours aux évictions, les crimes agraires sont venus jeter le trouble et l’épouvante dans le pays et mettre en fuite le capital. Cependant beaucoup d’Anglais ne peuvent admettre que des lois qu’ils sont habitués à considérer comme la source de la grandeur de leur pays aient pu produire de si funestes effets en Irlande. Ils les attribuent à l’influence de la race, de la religion catholique ou des règlemens anciens qui ont anéanti le commerce et l’industrie. Voyons si en effet ces influences fâcheuses ont aggravé la situation produite par la mauvaise organisation de la société.

Les libéraux anglais, à l’exemple de M. Mill, ne sont guère disposés aujourd’hui à chercher l’explication des phénomènes sociaux dans les diversités des races, et M. Huxley a démontré d’ailleurs que dans l’ouest de l’Irlande il y a plus de sang saxon que dans l’est de l’Angleterre. N’est-il pas certain néanmoins que les hommes ne sont pas tous semblables, que certaines qualités, se transmettant héréditairement, forment des variétés très distinctes ? La plupart des nations européennes n’ont-elles pas un caractère national très marqué ? N’y a-t-il point de races que leurs traits font aussitôt reconnaître, et n’en doit-il pas être des aptitudes psychiques comme des caractères physiques ? Que cela vienne uniquement du sang ou d’autres causes, comme la tradition ou les habitudes, est-il contestable que l’Irlandais, qui a beaucoup d’imagination et d’intelligence, manque souvent de prévoyance, et qu’il est plus avide de plaisirs, moins assidu au travail que l’Anglais ? Un exemple emprunté à l’Irlande nous montrera l’influence qu’exerce la race. Dans les baronnies de Bargy et de Forth, non loin de Wexford, on rencontre de petites fermes aussi admirablement tenues que celles de la Hollande. Les maisons sont parfaitement blanchies, l’intérieur en est d’une propreté exquise. Les vieux meubles reluisent, les armoires sont pleines de linge blanc, les champs sont cultivés comme des jardins. Quelques familles sont très pauvres, mais elles luttent contre la misère, que rien ne trahit extérieurement ; on se croirait transporté en Flandre : en effet, ce district a été peuplé au moyen âge par une colonie de Flamands, et le patois qu’on y parle trahit encore aujourd’hui une origine étrangère. Il ne faut donc point nier l’influence de la race, mais on aurait tort aussi de la considérer comme invincible. Il suffit de bonnes institutions pour tout corriger. Les peuples du midi sont certainement plus insoucians, moins portés au travail que ceux du nord. Dans les régions où, comme en Irlande, on trouve de grandes propriétés aux mains d’une aristocratie absente, en Sicile, en Castille, en Estramadure, le pays est pauvre et mal cultivé. Là au contraire où le petit cultivateur possède la terre ou des garanties suffisantes pour l’avenir, le pays est transformé en jardin : voyez la Toscane, la haute Lombardie et les environs de Valence. L’Irlandais a de si détestables traditions d’incurie, de saleté et de mauvaise culture, qu’il ne se relèverait pas immédiatement de sa dégradation séculaire ; néanmoins partout en Irlande où les propriétaires ont établi de bonnes fermes, les cultivateurs ont travaillé avec constance et ardeur.

Il paraît aussi difficile denier que le culte professé par Là grande majorité des Irlandais n’ait été un obstacle très réel à leurs progrès. Ce culte dans le monde entier s’est montré peu favorable au développement des lumières et de la richesse. Son empire reposant sur l’autorité et sur des pratiques extérieures, l’instruction ne lui est point nécessaire et lui peut nuire. Dans les pays catholiques, l’ignorance est grande parce que le clergé n’a pas cru qu’il fût indispensable de la dissiper. Or c’est l’application des connaissances acquises par la science ou l’expérience qui rend le travail productif. Peut-on douter que l’Irlande serait bien plus prospère, si elle avait professé un culte plus favorable à la diffusion de l’instruction ? L’île elle-même nous en fournit la preuve. L’Ulster est bien cultivé, riche, fécondé par l’industrie et le commerce ; mais cette province a été colonisée par des presbytériens, cette espèce d’hommes énergiques dont l’esprit, quoique affaibli par les immigrations successives, fait encore aujourd’hui la force des États-Unis. Transportée dans toutes les zones, sous tous les climats, elle s’est montrée partout âpre au travail, persévérante jusqu’à l’héroïsme, supérieure à l’adversité, digne de la bonne fortune, digne de la liberté qu’elle a su fonder, pratiquer et défendre. Le clergé catholique veut obtenir maintenant la suppression des écoles laïques qui existent, et qu’il faudrait remplacer par des établissemens complètement dirigés par les prêtres. Ce serait un grand malheur pour l’Irlande et un grand danger pour l’Angleterre. Voyez le mal que Rome a fait aux pays complètement soumis à sa loi, à l’Espagne, à l’Italie, à l’Autriche. L’Irlande, devenue le foyer de ces idées d’intolérance dont on fait en ce moment des dogmes, se fermerait définitivement au progrès moderne, et deviendrait pour l’Angleterre une irréconciliable ennemie. Détruire le système d’enseignement dont on commence seulement à recueillir les fruits serait la plus regrettable faute qu’un homme d’état puisse commettre.

Lord Dufferin a très bien montré le tort qu’ont fait à l’Irlande les iniques règlemens par lesquels l’Angleterre est parvenue à entraver l’expansion de son commerce ; mais je ne puis admettre que telle soit la cause de la situation actuelle. La plupart des Anglais croient que l’agriculture ne peut prospérer sans vendre ses produits aux grandes villes. Considérez cependant la Norvège : située au bout du monde, elle n’a presque point de villes, elle n’est peuplée que de paysans ; mais ces paysans sont dans l’aisance parce qu’étant propriétaires de leurs terres, ils en consomment tous les produits. J’ai rencontré, dans les vallées les plus reculées des Alpes, des populations ne faisant presque aucun échange avec le reste de l’univers et jouissant néanmoins du plus grand bien-être. C’est que champs, pâturages alpestres, maisons et troupeaux, tout leur appartenait. Mieux vaut pour le cultivateur garder ses produits et les consommer lui-même que de les vendre, même très cher, à Londres ou à Paris, afin de pouvoir payer la rente. Supposez l’Irlande perdue au milieu de l’océan, mais occupée, comme la Norvège, par des paysans propriétaires : je réponds qu’elle serait plus riche, plus heureuse qu’aujourd’hui. En résumé, la race, le culte, les iniques règlemens commerciaux ont aggravé le mal ; mais la constitution vicieuse de la propriété en est la cause première et principale. C’est l’alpha et l’oméga de la question.

Il est encore une coutume particulière à l’Irlande qu’il faut faire connaître pour qu’on puisse comprendre le land-bill, la loi agraire, que la chambre des communes vient de voter. Cette coutume, c’est le tenant-right, le droit du tenancier, qui est généralement en vigueur dans l’Ulster, et qui existe aussi dans certains domaines des autres provinces. Voici en quoi il consiste. Le propriétaire n’ayant pas exigé tout le fermage que la concurrence lui aurait fait obtenir ; le fermier jouit d’une partie de la rente naturelle du sol, et cet avantage, il croit pouvoir le vendre. C’est comme une sorte de copropriété. Il est entendu qu’il ne peut être expulsé aussi longtemps qu’il paie exactement le loyer. Il n’est pas interdit au propriétaire d’augmenter le fermage ; mais il ne peut le faire que dans la mesure où les bénéfices du fermier augmentent, de façon à ne pas diminuer la valeur du droit de celui-ci. En cas de vente du tenant-right, l’acquéreur doit être agréé par le propriétaire ; mais celui-ci ne doit pas refuser son consentement sans de bons motifs. S’il lui est dû un arriéré sur le fermage, il peut le prélever sur le prix payé par l’acquéreur. Ce prix varie extrêmement ; il dépend évidemment de la modération des exigences du propriétaire et de la part de la rente qu’il abandonne au locataire. Il s’élève parfois jusqu’à 500 francs l’acre. Moins la propriétaire est exigeant, plus le droit d’occuper sa ferme a de valeur. Dans ce que le fermier entrant paie, une partie représente le prix des améliorations effectuées ; le reste est pour le good-will, pour la « bonne volonté » du fermier sortant qui permet à l’autre d’occuper sa place.

Le tenant-right de l’Ulster ressemble beaucoup à ces baux héréditaires qui, sous le nom de beklem-regt en Hollande, d’aforamento en Portugal, de livello en Italie, et sous une foule d’autres désignations, ont existé à peu près partout en Europe au moyen âge. Seulement ce qui est particulier à l’Irlande, c’est que la coutume n’a rien de défini ni de légal. Le propriétaire peut restreindre ou anéantir la valeur du tenant-right en augmentant peu à peu le fermage. C’est ce qui s’est fait dans ces dernières années, paraît-il. Beaucoup d’acheteurs de terres des encumbered estates l’ont supprimé radicalement. D’autres l’ont racheté aux locataires, afin de rentrer dans la pleine possession de leurs propriétés.

On n’est pas d’accord sur l’origine ni sur les effets du tenant-right. D’après M. Sharman Crawford, il provient de ce que les propriétaires ont accordé aux colons de l’Ulster une sorte de bail héréditaire, à la condition qu’ils missent la terre en valeur. D’après lord Dufferin, le droit est né tout simplement de la générosité des land-lords, qui n’ont jamais exigé le plus haut fermage que la concurrence leur permettait d’obtenir. La première explication me paraît la plus probable ; elle peut invoquer en sa faveur la façon dont des droits semblables sont nés dans le reste de l’Europe. Lord Dufferin et beaucoup d’Anglais condamnent le tenant-right. Il entrave, dit-il, la libre disposition du sol, et il absorbe la plus grande partie des ressources du fermier entrant, lequel ferait beaucoup mieux de les consacrer, comme le fermier en Angleterre, à rendre la culture plus intensive par l’emploi d’un plus fort capital ; mais l’expérience prouve les avantages du tenant-right : partout où il existe, la culture est mieux entendue qu’ailleurs. Ce fait ne s’observe pas seulement dans l’Ulster[8], où on pourrait l’expliquer par d’autres causes ; il est aussi constaté dans les autres provinces. Un exemple très concluant est celui qu’offre l’estate de lord Portsmouth. Pendant que le domaine était administré par la court of chancery, le tenant-right y fut introduit. Il produisit d’excellens résultats, et le lord actuel, cité partout comme un maître modèle, loin de s’y opposer, en favorisa l’extension en accordant libéralement de très longs baux. Il s’en est suivi que le domaine est parfaitement cultivé, que les tenanciers sont heureux, et que le revenu a doublé. Il est difficile de condamner un système qui est aussi avantageux à tout le monde.

Le tenant-right favorise la bonne culture parce qu’il donne de la sécurité au tenancier, qui ne peut être expulsé sans compensation. Il est presque à moitié propriétaire, et il n’y a point de plus fort stimulant au travail que la propriété. Le fermier entrant, qui achète le good will, n’a plus, il est vrai, autant d’argent à mettre dans sa ferme ; mais il paie un fermage moins élevé, et touche ainsi l’intérêt de son capital. Il est garanti en outre contre le rack-rent, contre la concurrence à outrance, et il peut ainsi améliorer la terre sans risquer de perdre ses améliorations ou d’en payer l’intérêt par l’augmentation du fermage. Celui qui achète le tenant-right est déjà un capitaliste ; il est propriétaire, il en a les sentimens, la dignité ; il échappe donc à cette abjecte misère, cause première de la subdivision des locations et de l’excès de la population. Le tenant-right est un obstacle au morcellement et une garantie que le fermage sera exactement payé, attendu que le propriétaire peut prélever les arriérés sur la valeur du good-will. Tandis que la propriété pleine est inaccessible aux cultivateurs par les complications absurdes des lois anglaises, cette demi-propriété se transmet avec autant de facilité et de sécurité qu’un titre mobilier. En France, où l’acquisition de la propriété foncière est chose claire, simple, facile à tous, le tenant-right serait considéré comme un mode de tenure très imparfait. Au sein de la détestable constitution agraire qui existe dans le royaume-uni, il offre d’incontestables avantages, car il donne au cultivateur un droit réel sur la terre qu’il fait valoir. Qu’un pareil droit ait pu subsister sans être reconnu par les cours de justice, c’est une preuve nouvelle de la libéralité des landlords irlandais ; mais que, pour établir quelque justice en faveur des locataires, il faille, comme va le faire le parlement, sanctionner un droit aussi mal défini, aussi sujet à des contestations de toute espèce, c’est une preuve évidente de la barbarie des lois qui régissent la propriété foncière en Angleterre.

Examinons maintenant les moyens proposés pour améliorer la situation et surtout ceux que renferme le land-bill voté récemment par la chambre des communes. O’Connell en 1843 demandait que les baux ne pussent jamais être de moins de vingt et un ans, et que le tenancier eût droit à recevoir la valeur des améliorations exécutées par lui ; mais aujourd’hui les locataires irlandais ne se contentent pas de si peu : leur mot d’ordre est fixity of tenure at fair rents, ce qui signifie le droit d’occuper la terre en payant un fermage. Cette mesure équivaudrait à l’expropriation en masse des propriétaires irlandais, qui seraient transformés du coup en créanciers hypothécaires, dont le revenu serait déterminé par des experts publics. Il faut que le privilège ait rendu le droit des propriétaires bien impopulaire pour qu’un projet qui sur le continent serait considéré comme le rêve coupable de « partageux » en délire soit partout exposé dans les meetings et adopté par les esprits les plus distingués. M. Butt, ancien professeur d’économie politique à l’université de Dublin, dans un écrit très remarqué qui a pour titre Land tenure in Ireland, a réclamé qu’on affranchisse enfin les serfs irlandais en leur accordant un bail de soixante ans moyennant une rente à fixer par le tribunal. Sir John Gray demande le tenant-right pour tous les locataires, de façon qu’ils puissent garder leurs fermes tant qu’ils en paieront le fermage. M. Stuart Mill, dans un écrit récent, Ireland and England, se montre convaincu que le seul moyen de pacifier l’Irlande est de transformer d’un coup tous les locataires irlandais en propriétaires, sous la condition de payer aux propriétaires une rente convenable. Ces derniers auraient le droit de demander à l’état qu’il leur assure un revenu égal, inscrit au livre de la dette publique, plus une indemnité correspondante aux chances d’augmentation de valeur dont leurs terres sont susceptibles. Le professeur Thorold Rogers défend la même idée ; mais il veut qu’en outre on frappe d’un triple income-tax le revenu laissé aux anciens propriétaires, de sorte qu’après les avoir expropriés on les mettrait à l’amende. Telles sont les mesures les plus généralement réclamées, et on ne peut se dissimuler qu’elles sont appuyées par tout le clergé et par la plupart de ceux qui peuvent se dire les organes des cultivateurs irlandais.

S’il était vrai que des mesures révolutionnaires fussent indispensables pour sauver l’Irlande des maux dont le privilège l’a jadis accablée, comme le croit M. Mill, je préférerais le procédé de la révolution française, qui, au prix d’une confiscation brutale, a du moins établi une situation nette et créé des propriétaires indépendans ; mais, si l’état, pour indemniser les landlords expropriés, doit réclamer des fermiers le paiement de la rente, il deviendra l’objet unique de toutes les haines agraires. On se plaint de l’absentéisme ; mais les expropriés seront tous des absens qui dépenseront au dehors le revenu net de toute l’Irlande. Aujourd’hui beaucoup de propriétaires consacrent une partie de la rente aux améliorations, et par leur présence et leur activité favorisent le progrès de l’agriculture et de la société. Ces influences disparaîtraient, et il resterait un pays grevé d’un énorme tribut au profit de l’aristocratie anglaise. « J’admets, a dit M. Gladstone à ce sujet, que le mal est si grand qu’il n’est point d’alternative qui ne soit préférable à l’état de choses actuel ; seulement ce serait une bien triste extrémité, s’il fallait, pour améliorer le système agraire en Irlande, recourir à une révolution sociale, dont le principal effet serait de dispenser la richesse et la propriété de l’accomplissement de leurs devoirs et d’augmenter cette classe, malheureusement déjà trop nombreuse, d’oisifs qui ont de l’argent et rien de plus, et qui semblent n’avoir d’autre but dans la vie que de nous apprendre à multiplier nos besoins et à élever le niveau de notre luxe, quand nous n’avons pas encore découvert le secret ni même bien compris le problème des moyens à employer pour diminuer la misère dont nous sommes entourés. » Dans les pays où a la fixité de la tenure » s’introduit naturellement, comme cela a eu lieu dans les provinces septentrionales du Portugal et en Groningue dans les Pays-Bas, les faits prouvent qu’elle est favorable au bien-être des cultivateurs et au progrès de l’agriculture ; mais, imposée brusquement en Irlande dans les : conditions présentes, elle serait accompagnée des plus graves inconvéniens.

M. Leslie nous parait avoir indiqué le véritable remède ; il a vu, en étudiant sur place l’économie rurale du continent, que, contrairement au préjugé anglais, la propriété aux mains des cultivateurs est la plus précieuse garantie de l’ordre social et la condition de l’aisance des classes rurales. Il démontre que la petite culture convient au climat, aux habitudes, aux traditions de l’Irlande. M. O’Connor Morris, qui n’apporte dans la constatation des faits aucun parti-pris systématique, note que généralement la grande culture réussit moins bien que la petite. Il faut créer en Irlande une classe de paysans propriétaires, a répété M. Bright dans tous ses discours, et il avait raison. Le land-bill contient des clauses qui répondent à ce vœu ; mais c’est tout l’ensemble des lois relatives à la propriété foncière qu’il faudrait changer de fond en comble. On a tout fait pour la concentrer aux mains de quelques grandes familles ; désormais il faudrait tout faire pour la répartir entre les mains du plus grand nombre.

Voyons enfin les clauses du land-bill. Il commence par donner force de loi à la coutume du tenant-right là où elle est en vigueur, dans l’Ulster et même dans les autres provinces. Un tribunal spécial, qui est établi pour mettre à exécution le land-bill, aura donc à examiner en quoi consiste la coutume sur tel bien donné, puis il devra la faire respecter par le propriétaire. L’espèce de co-propriété dont le locataire jouissait par tolérance lui est ainsi reconnue comme un droit. C’est un bienfait considérable pour la classe des tenanciers et presque un avènement à la propriété ; seulement on frémit en songeant aux difficultés sans nombre qui vont résulter de la mise en vigueur de tous ces droits mal définis, obscurs, qui ne reposent ; sur aucun contrat écrit ni sur aucun usage fixe. Ce seront les décisions des juges qui détermineront la valeur pratique de la loi ; on leur a tout laissé à faire. L’Irlande acceptera, mais sur le continent on ne tolérerait pas une législation si peu déterminée, que tout est remis à l’absolue discrétion des tribunaux. Cela simplifie la besogne du législateur, mais complique singulièrement celle des juges.

Pour les cas où le tenancier n’a ni tenant-right ni bail, le bill lui vient en aide en mettant pour ainsi dire à l’amende le propriétaire qui veut l’évincer. Le but est de protéger le fermier contre cet effroyable mal de l’insécurité, qui est, comme le dit énergiquement M. Gladstone, le monstrueux fléau de l’Irlande. Cette amande diminué à mesure que la terre louée est plus importante. Pour une location inférieure à 10 liv. st. (250 fr.), elle peut s’élever à la valeur de sept années de fermage, — de 10 à 30 liv. st. A cinq années de fermage, — et ainsi en diminuant jusqu’à ne plus équivaloir qu’à une année de fermage, quand la terre est louée plus de 100 liv. sterl. Toute stipulation par laquelle le locataire renoncerait à ce droit est considérée comme non avenue, à moins que le loyer ne dépasse 100 liv. st. Le bill admet que le petit cultivateur n’est pas libre quand il contracte avec le propriétaire, il faut donc le protéger même contre les exigences auxquelles il aurait été forcé de consentir. Plus son exploitation, est petite, plus est forte la protection que la loi lui accorde. Le locataire qui sous-loue où qui ne paie point le loyer n’a plus droit à indemnité. Ces clauses sont les plus importantes du bill. Elles interviennent dans ce domaine de la liberté des contrats longtemps sacré pour l’Anglais. Elles enlèvent au propriétaire la libre disposition de son bien, puisqu’il ne peut en expulser un tenancier sans payer à celui-ci une forte indemnité. C’est un énergique remède contre les évictions arbitraires. Je ne connais pas d’exemple qu’un peuple ait à ce point fait violence à ses principes et à ses instincts pour venir en aide à une population malheureuse. Aucune législation de l’Europe moderne n’a admis, que je sache, des dispositions aussi révolutionnaires dans leurs conséquences. La chambre des communes les a votées néanmoins parce qu’elle a compris que l’heure des réformes radicales a sonné.

Jusqu’à présent, toutes les améliorations et constructions étaient censées avoir été faites par le propriétaire, qui, en renvoyant le fermier, pouvait s’en emparer. Dorénavant, jusqu’à preuve du contraire, elles appartiendront au tenancier, et le propriétaire devra en rembourser la valeur d’après l’évaluation du tribunal. Ici encore la liberté des contrats n’est pas respectée, car, si dans le bail le locataire renonce au droit d’améliorer ou de demander une compensation de ce chef, cette stipulation sera considérée comme n’étant pas faite volontairement, et par suite elle sera sans effet.

Si le propriétaire veut échapper aux clauses précédentes, il le peut, mais seulement en accordant un bail de trente et un ans à des conditions que le tribunal jugera équitables. Pour mettre un terme aux exigences exagérées des propriétaires et aux rack-rents, le tribunal peut décider que le non-paiement d’un loyer trop élevé ne donne pas le droit de demander l’éviction du locataire. Il peut considérer ces exigences injustes comme apportant un trouble à l’occupation du fermier, et accorder par suite une indemnité à celui-ci.

Une autre partie du bill a pour but de faciliter aux tenanciers l’acquisition des terres qu’ils occupent. Le trésor est autorisé à leur avancer les deux tiers du prix d’achat, qu’ils sont tenus de rembourser en trente-cinq ans moyennant une annuité de 5 pour 100. Le tribunal leur délivrera un titre légal, ce qui est un point très important, car c’est l’incertitude des titres qui est un des principaux obstacles à la diffusion de la propriété. Cette partie du bill ne devrait soulever aucune objection ; c’est cependant celle, dit-on, que la chambre des lords admettra le plus difficilement. Ce serait un étrange aveuglement. Les lords ne voient-ils pas que la propriété concentrée aux mains d’une poignée de privilégiés paraît un inique monopole que tous ont intérêt à attaquer et que nul n’ose défendre ? Si l’on demande en Irlande une expropriation générale, si le land-bill porte une si rude atteinte au droit de propriété, n’est-ce pas uniquement parce qu’on ne frappe ainsi que le petit nombre ? Ce n’est pas la France, avec ses 5 millions de propriétaires, qui songerait à adopter pareille mesure.

Le bill actuel satisfera-t-il l’Irlande ? Le cri partout répété de fixity of tenure a fait naître de telles espérances qu’il paraîtra d’abord très insuffisant ; mais les tenanciers ne tarderont pas à en ressentir les salutaires effets. À moins qu’ils ne refusent de payer le fermage ou ne sous-louent la terre, ils seront à l’abri de toute éviction arbitraire, car le propriétaire ne peut les expulser sans leur payer une forte indemnité. Le droit que la coutume leur avait fait acquérir dans certains comtés, mais que la loi ignorait, leur est désormais garanti. Ils sont protégés contre les racks-rents. Les améliorations qu’ils auront faites leur seront remboursées, et, s’ils veulent acheter la terre qu’ils occupent, l’état leur en fournira les moyens. Jamais nulle part des avantages aussi exceptionnels n’ont été assurés aux classes rurales, et le parlement, qui les accorde à l’Irlande, n’en fait pas même jouir l’Angleterre. Les maux, résultat de longs siècles d’oppression, ne disparaîtront pas de sitôt ; mais il faut espérer que dans l’île-sœur, désormais pacifiée et rattachée à la Grande-Bretagne par les liens d’une confiance réciproque et d’une affection mutuelle, le travail, mieux dirigé et plus équitablement récompensé, sera sans doute assez fécond pour assurer à tous le moyen de vivre en hommes. On aurait pu faire de la verte Erin un immense et magnifique pâturage, comme la région verte de la Hollande, parsemé de quelques splendides résidences et d’un petit nombre de fermes à bétail. On y serait parvenu en faisant partir encore 3 millions d’Irlandais ; mais, puisqu’on n’a pu les arracher au sol natal, il ne reste qu’une chose à faire : c’est de les convertir peu à peu en propriétaires, réconciliés avec les landlords parce qu’ils n’auront plus rien à craindre de ceux-ci, libres parce qu’ils seront désormais maîtres de leur destinée, heureux parce qu’ils pourront jouir en sécurité des fruits de leurs travaux.


ÉMILE DE LAVELEYE.

  1. Irish emigration and tenure of land in Ireland. M. Léonce de Lavergne a rendu compte de cet ouvrage important dans la Revue, 1er décembre 1867.
  2. Voici un exemple de ces clearances. Le marquis de Sligo possédait dans le comté de Mayo un énorme estate, qui s’étendait depuis Wesport jusqu’aux frontières du comté de Galway, sur une longueur de 12 lieues. Il en loua une partie, environ 5 lieues carrées, au capitaine Houston au prix de 45 centimes l’acre. Le capitaine parvint à débarrasser le district de tous les petits fermiers qui s’y trouvaient, et il le transforma en un immense pâturage où il élève des moutons et des bêtes à cornes de race écossaise, surveillés par des bergers écossais. On n’a jamais essayé de tuer M. Houston, mais plusieurs des Écossais qu’il emploie ont été tués ou blessés à coups de fusil.
  3. Le Cobden Club, fondé en souvenir de l’illustre réformateur par un groupe d’hommes considérables du parti libéral, a publié cette année même un volume consacré à l’étude du régime agraire de différens pays, Systems of land tenure in varions countries ; l’essai consacré à l’Irlande est écrit par le juge Longfield.
  4. Voyez son livre Land Systems of Ireland, England and the continent. Nous aurons plus d’une fois à invoquer le témoignage de M. Leslie, parce que, étant professeur d’économie politique à l’université de Londres et professeur de jurisprudence au Queen’s college à Belfast en Irlande, il considère les questions sous le rapport juridique non moins que sous le rapport économique. Comme il a étudié sur place, avec beaucoup de sagacité, le régime agraire du continent, il s’est débarrassé de certaines préventions insulaires qui parfois en Angleterre faussent les jugemens de très bons esprits. Nous attachons d’autant plus d’importance aux opinions de M. Leslie que M. Mill, dans un article récent du Fortnighly Review (1er juin) consacré à l’examen du dernier ouvrage de cet écrivain, l’appelle l’un des économistes les plus distingués de l’époque.
  5. The land question of Ireland (1870), p. 176, intéressant volume formé d’une série de lettres adressées au Times, où l’on trouve un tableau animé de l’Irlande actuelle.
  6. Voici, des exemples empruntés au livre de lord Dufferin, qui montrent que la fureur de la sous-location n’est pas limitée aux classes inférieures et combien il est difficile de la prouver. M. Thomas Ward loue une terre à un prêtre catholique, celui-ci en sous-loue une partie à son frère et une autre partie à sa sœur, qui y ouvre un cabaret. M. Ward demande au tribunal la résiliation du bail pour violation de l’une des clauses expresses du contrat. Le curé soutient que son frère n’est que son agent, et qu’il a reçu sa sœur chez lui par commisération. — M. le capitaine Bolton, agent de lord Stanley, loue une forme avec défense de sous-louer. Bientôt il y trouve un second cultivateur installé. Il en appelle au tribunal ; le locataire soutient qu’il a pris un ouvrier à ses gages, et qu’il a le droit de le loger. Débats, appels. M. Bolton gagne le procès, mais les frais montent à 5,500. fr. La loyer ne comportait que 325 fr,
  7. Voici un exemple qui fera comprendre la situation faite aux propriétaires. M. d’Arcy Irvine, d’Irvinestown dans le comté d’Armauagh, veut faire quelques changemens dans sa propriété. Il est aimé par tous ses tenanciers. Il reçoit néanmoins la lettre suivante : « Monsieur, si vous mettez à exécution vos projets d’éviction, contemplez votre sort : le cercueil est prêt, le fusil est chargé, et celui qui doit le diriger contre vous est désigné. Ceci est un dernier avertissement. Si vous ne voulez pas aller au diable, votre maître, renoncez à vos projets. Sinon ceci (ici le dessin d’un fusil) et ceci (dessin d’un homme) vous enverra dans votre résidence (dessin d’un cercueil), — signé : l’un des 20,000 qui ne font point partie des Rory of the hills. » M. d’Arcy ne recula point. Doué d’une grande énergie, il mit son château en état de défense, et ne sortit plus qu’armé d’une carabine et d’un revolver ; mais les provocations continuelles l’ont mis dans un tel état d’irritation qu’on craint pour sa vie.
  8. Dans l’Ulster, du temps d’Arthur Young, en 1779, le revenu foncier s’élevait à 990,000 livres sterling ; en 1869, il était de 2,830,000. Dans le reste de l’Irlande, il montait en 1779 à 5 millions, et en 1869 à 9,200,000 livres sterling. De ces chiffres, il résulte que dans les comtés où le tenancier a le moins de sécurité et le landlord le plus de pouvoir, le revenu n’a que doublé, tandis qu’il a triplé dans la province où le tenancier avait le plus de sécurité et le landlord le moins de pouvoir. Voyez le discours de M. Gladstone du 15 février 1870.