La Question chinoise

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LA
QUESTION CHINOISE

I. The Chineese, by sir John Davis. — The Chineese and their Rebellions, by T. Meadows. — III. Parliamentary Papers.


La question chinoise commence à occuper les esprits en Europe. Il y a trois mois, cette question n’excitait par elle-même qu’une médiocre attention : les événemens survenus dans la rivière de Canton semblaient devoir toute leur importance au débat qu’ils avaient soulevé dans le parlement britannique, et la saisie de l’Arrow n’était, aux yeux du public, qu’un chétif incident de la lutte engagée entre d’illustres hommes d’état, qu’une petite scène du grand spectacle donné par le jeu viril de ces institutions auxquelles l’Angleterre doit sa puissance et son éternelle jeunesse. Il n’en est plus de même à cette heure : on commence à comprendre que des intérêts communs à tout le monde civilisé pourraient bien être engagés dans cette question, et la France en particulier, malgré la crainte où elle est de tout ce qui risque de troubler le repos et le bien-être dont elle jouit, ne laisse pas de pressentir qu’il pourra y avoir un rôle sérieux et nécessaire à jouer pour elle dans cette grave affaire. C’est qu’en effet, dès qu’une difficulté s’élève entre une nation européenne[1] et le Céleste-Empire, il est rare qu’on ne voie aussitôt entraînés, bon gré, mal gré, dans la querelle tous ceux que les Chinois enveloppent dans la commune et méprisante dénomination de barbares de mer. Non qu’ils ne sachent très bien quelle différence existe entre Anglais, Français, Américains, Portugais, Espagnols, etc. ; mais dans leur système d’ombrageuse exclusion contre les peuples, quels qu’ils soient, que la navigation met en rapport avec eux, les gouvernans entretiennent avec le même soin contre tous la défiance et la haine populaires, qu’ils veulent toujours être maîtres de déchaîner. Ainsi dans les événemens de cette année a-t-on vu, quoique la querelle ne fût engagée qu’avec l’Angleterre, les Américains obligés de faire respecter à coups de canon leur pavillon outragé, le consul d’Espagne massacré, et le pain empoisonné du boulanger Alum également distribué à tous les consommateurs d’origine européenne. Les Russes mêmes, quoiqu’ils ne fassent point partie des barbares de mer, et que des traités spéciaux, dont nous aurons occasion de parler, leur assurent le privilège d’un trafic par voie de terre avec la Chine, ont commencé à essuyer quelques avanies, et si le pavillon français est demeuré jusqu’ici sans insulte, il faut l’attribuer au peu d’étendue de nos relations commerciales avec les ports du Céleste-Empire autant qu’à la ferme attitude de nos forces navales. Hâtons-nous d’ajouter que, fût-il vrai, comme on l’annonce, que le gouvernement chinois, sous la menace du danger qui le presse, offre aujourd’hui à la France, pour les griefs qu’elle a contre lui, des satisfactions séparées, il resterait encore à examiner si ces satisfactions, probablement illusoires, doivent être acceptées, si nous devons croire à ces inspirations momentanées de la peur plutôt qu’aux traditions hostiles d’une politique séculaire.

Il ne faut pas oublier en effet que la situation de l’Europe à l’égard de la Chine n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était il y a vingt ans. Les barbares de mer ne sont plus, comme ils l’étaient alors, admis par l’orgueilleuse tolérance du fils du ciel à un trafic dépendant uniquement de son caprice et de celui de ses mandarins. La guerre de 1842 a fait sentir aux Chinois tout le poids du bras de l’Angleterre, et elle a forcé leur gouvernement de se lier à l’Occident par la foi des traités. La Grande-Bretagne n’ayant rien stipulé pour elle à l’exclusion des autres peuples, les États-Unis n’ont pas tardé à obtenir pour leur commerce des conditions analogues à celles que le commerce anglais avait réclamées. La France enfin, sous un gouvernement aussi soigneux de sa prospérité que de sa liberté, s’est présentée à son tour pour mettre sous la protection des traités tous les intérêts qu’elle avait en Chine. Les négociations, habilement conduites en 1844 par M. de Lagrené, ont eu le double effet d’ouvrir à notre commerce des voies où il s’est trop timidement engagé, et d’assurer aux catholiques indigènes le libre exercice de leur culte, en même temps qu’à nos missionnaires celui de leur saint ministère.

En cet état de choses, je me demande si l’Angleterre, soit qu’elle aille faire la guerre, soit qu’il lui suffise d’une imposante démonstration pour obtenir du Céleste-Empire de nouvelles concessions commerciales, politiques et religieuses, doit être seule à poursuivre ce but : je me demande si elle seule a ses intérêts à protéger, sa dignité à maintenir, si à elle seule seront laissés, avec toutes les chances de la lutte, tous les fruits du succès, si enfin il n’y a rien à faire pour la France dans cette grande entreprise. Je sais que nous avons dans les mers de Chine une force navale assez considérable pour agir efficacement, et j’entends dire qu’on l’augmente encore; mais la politique qui dictera ses instructions la tiendra-t-elle spectatrice immobile des événemens, ou lui commandera-t-elle d’y prendre part? Dans ce dernier cas, le seul que je puisse admettre, quelle sera cette part? Quel rôle y aura-t-il à jouer pour nous, quels avantages à recueillir dans cette campagne guerrière et diplomatique, où la place de nos marins à côté des marins anglais sera aussi bien marquée qu’elle l’était devant Sébastopol?

Je me propose d’étudier ces diverses questions; mais, avant de le faire, il me semble indispensable de jeter un rapide coup d’œil sur la situation actuelle de l’empire chinois, sur l’état de ses relations avec les étrangers, et enfin sur les causes qui ont amené la guerre qu’on peut dire maintenant commencée.


I.

C’est un fait aujourd’hui hors de doute que l’empire chinois est entré dans une période de décadence : les voyageurs qui ont visité cet empire, les savans qui ont étudié son histoire, rendent tous là-dessus le même témoignage. Les Chinois éclairés eux-mêmes le reconnaissent, et c’était une maxime favorite du dernier empereur que « le déclin suit infailliblement la prospérité. » Si en effet cette prospérité a été si grande, si un bonheur exceptionnel a permis à cette vaste monarchie de rester seule assise sur son organisation séculaire, tandis que tout était bouleversé et renouvelé autour d’elle, il n’est que trop conforme au cours naturel des choses humaines qu’elle soit atteinte à son tour d’un principe de destruction, minée dans ses fondemens et menacée de ruine.

On fait remonter à la conquête tartare, c’est-à-dire au milieu du XVIIe siècle, les premiers symptômes de cette décadence, qui depuis a suivi une marche si rapide, rapide dans sa proportion avec la longue durée de l’empire chinois. C’est à cette époque qu’une atteinte profonde a été portée aux principes qui, pendant tant de siècles, avaient fait la force de la société chinoise, et cette atteinte, jointe à l’inévitable détérioration qui, pour avoir été plus longtemps différée, ne frappe que plus sûrement les œuvres des hommes, a déterminé la crise intérieure à laquelle l’empire est en proie aujourd’hui.

Un des plus récens et des plus profonds observateurs qui ont étudié la Chine, M. Meadows, réduit à trois axiomes politiques les principes constitutifs de cette vieille société :

« 1o La nation doit être gouvernée par les moyens moraux, de préférence à la force physique ;

« 2o Les services des hommes les plus sages et les plus capables de la nation sont indispensables à son bon gouvernement ;

« 3o Le peuple a le droit de déposer le souverain qui, soit par son activité perverse, soit par sa vicieuse indolence, donne lieu à une oppression tyrannique. »

On comprend que, dans son isolement entre ses hautes montagnes et la mer, l’empire chinois ait pu, pendant une longue suite de siècles, prospérer par la pratique fidèle et régulière de ces maximes, déposées dans son berceau ; mais le premier de ces principes, si moral, si sage, qui subordonne la force à la raison, corrompu par la perversité de notre nature, a pu aisément donner aux Chinois ce caractère rusé et perfide que tout le monde s’accorde à leur reprocher. Il excluait en outre le culte des vertus guerrières, et devait rendre les Chinois inférieurs dans cet art des combats qui décide si souvent de la destinée des nations. C’est un fait écrit à toutes les pages de leur histoire.

Pour réaliser la seconde des maximes fondamentales de leur ordre social, le dépôt de toute l’autorité publique entre les mains des plus dignes, les Chinois n’avaient rien imaginé de plus efficace et de plus sûr que de pratiquer sur une échelle immense le système du concours public, le système des examens, qui à cette heure nous donne en France non-seulement des bacheliers et des docteurs, mais nos meilleurs ingénieurs, nos officiers les plus braves et les plus capables. Mais en Chine les examens portaient à la fois sur toutes les branches de savoir nécessaires au gouvernement des hommes, religion, histoire, littérature, art de l’ingénieur, l’art militaire seul excepté, et les élus de ces examens, en recevant les insignes de bacheliers, de licenciés et de docteurs, recevaient le droit de monter de degré en degré jusqu’aux plus hautes fonctions de l’état, prix réservé exclusivement à la supériorité de la capacité et du savoir. Chez un peuple ami de la paix, ce système, loyalement mis en pratique, a dû assurer à la Chine le bienfait d’un gouvernement sage et régulier, et il explique jusqu’à un certain point la longue prospérité du Céleste-Empire. Il y avait en effet, à côté du pouvoir absolu, quelque chose de profondément démocratique, il y avait un éclatant hommage rendu à l’égalité humaine, dans une institution qui permettait au fils du plus pauvre paysan de prétendre, par le seul secours de son intelligence, aux plus hautes dignités de l’empire. Aussi voyait-on les familles, les voisins même se cotiser en faveur d’un enfant qui manifestait d’heureuses dispositions, afin de lui procurer une éducation dont le résultat pouvait couvrir d’honneur ses parens et le lieu de sa naissance. L’enfant allait grossir cette classe de lettrés dans laquelle le gouvernement puisait, par un concours public et ouvert à tous, les agens de son autorité. Une fois admis dans la hiérarchie administrative, on montait de grade en grade jusqu’au faîte de l’édifice social, et on parvenait à siéger dans ces comités de Péking, véritables maîtres de l’empire, dont l’influence sur l’empereur est toute puissante. Ainsi point de droit héréditaire. Au-dessus de la masse nationale, où tous sont égaux, l’aristocratie de l’intelligence accessible à tous, dépositaire de tous les pouvoirs, essentiellement viagère, et n’excitant aucune de ces jalousies qui, dans nos sociétés européennes, ont enfanté de si fréquentes et si grandes commotions.

Mais après l’invasion tartare tout a changé; la force a commencé à se substituer au droit; les nouveau-venus ont réclamé pour eux la moitié des emplois publics, au seul titre de nation conquérante, et cette première atteinte une fois portée au principe salutaire du concours public, le jour a dû arriver, et il est arrivé, où la sincérité des examens a disparu, où il n’est resté debout que leur appareil pédantesque, où la nation a été gouvernée par d’autres hommes que les plus sages et les plus capables.

Quant au troisième principe de la constitution chinoise, à ce droit concédé au peuple de déposer un souverain inappliqué ou vicieux, ce ne pouvait être qu’une garantie cherchée pour des cas nécessairement assez rares. Le trône en effet ne passe point par droit héréditaire du père au fils; il suffit que le souverain sorte des rangs de la famille impériale, et quel que soit du reste le fastueux appareil de son despotisme, il est tellement entouré, circonvenu, qu’il est plus près d’être un instrument qu’un maître absolu. Toutefois, pour le cas toujours possible de l’exercice abusif d’un pouvoir sans contrôle, les Chinois, gens prévoyans, ont voulu sans doute justifier d’avance par un principe écrit et les résistances ouvertes que ce pouvoir soulève et les secrètes révolutions de palais, que dans leur respectueux et prudent langage ils abritent sous la volonté du ciel.

Mais il est inutile de remonter à ces principes plus ou moins sages, plus ou moins fidèlement pratiqués, pour expliquer la décadence de l’empire chinois; prenons-la pour un fait patent, manifeste, et qui frappe les yeux comme la lumière. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui une immense corruption déborde sur tout l’empire, c’est que la détresse financière y est extrême, et que l’argent y devient chaque jour plus rare; c’est que les sociétés secrètes, de tout temps redoutables au pouvoir, y ont acquis une puissance d’organisation plus que jamais menaçante; c’est qu’enfin depuis quatre ans une insurrection qui n’a pu être vaincue tient en échec les forces impériales et siège en souveraine à Nanking, la seconde des capitales de la Chine.

Il y a sans doute bien peu de nos lecteurs à qui nous ayons quelque chose à apprendre en leur parlant de la corruption qui existe chez les Chinois. Chacun sait à quels excès de sensualisme grossier et de dépravation intellectuelle ils se laissent aller, héritage séculaire de l’incrédulité religieuse dans les classes supérieures et de la plus abjecte idolâtrie dans les classes populaires. Ce sont là des plaies honteuses, mais avec lesquelles on a vu souvent des empires prolonger leur existence pendant des siècles. Je n’entends parler ici que de cette corruption administrative, judiciaire, gouvernementale, comme on l’appelle, portée aux derniers excès, selon le témoignage unanime des contemporains.

J’en pourrais citer avec eux de plus nombreux exemples; un ou deux me suffiront. Je disais tout à l’heure comment c’est une des traditions les plus anciennes et les plus vénérées de l’empire, et l’un des fondemens mêmes de sa constitution, de ne confier les fonctions publiques qu’aux plus dignes, et comment la solennelle épreuve des examens a été instituée pour justifier de la capacité de ceux qui concourent à cette carrière. Eh bien! voilà qu’aujourd’hui, tout en conservant la forme, devenue illusoire, des examens, ces fonctions, prix de l’intelligence et du travail, sont vendues avec une scandaleuse publicité. Il y a le marché aux emplois; les besoins du trésor épuisé le commandent. Comprend-on à quel point l’organisation sociale se trouve altérée par ce trafic, et quels bouleversemens il prépare !

Autre témoignage de cette même corruption. Par respect pour l’un de ces principes de morale fastueusement inscrits au frontispice de la législation chinoise, la culture du pavot et le commerce de l’opium sont formellement interdits. Le fils du ciel, le père des peuples, dans sa sollicitude pour la grande famille confiée à ses soins, ne veut pas lui permettre l’usage de ce poison si dangereux et si recherché! La loi donc proscrit l’opium; mais il n’y a pas un point des immenses côtes du Céleste-Empire où l’opium ne soit l’objet d’une contrebande que rien ne gêne, que les mandarins au contraire encouragent, parce qu’elle les enrichit. Ainsi la contrebande se joue avec effronterie d’une des menaces les plus solennelles de l’autorité souveraine, et pousse les peuples à l’abrutissement, dont la loi a voulu les préserver. Ajoutons que, par une juste rétribution de la Providence, cette prodigieuse consommation de l’opium devient aujourd’hui, par l’exportation des métaux précieux qu’elle occasionne, une des causes de la ruine financière de l’empire.

Tout d’ailleurs contribue à cette ruine. Ainsi les monopoles que le gouvernement s’est réservés ne lui rendent plus qu’un revenu insignifiant. S’il en est un dont les produits semblent ne devoir jamais se tarir, c’est assurément celui du sel, denrée de première nécessité et toujours assurée d’un bon débit au milieu des innombrables populations de la Chine. Eh bien ! ce monopole même est un de ceux que l’on ne sait plus à qui affermer. Il a fallu que l’empereur imposât d’office la ferme du sel à des négocians enrichis dont il convoitait la dépouille, à peu près comme en d’autres pays on concède à une compagnie de chemin de fer qui prospère la faveur d’un embranchement onéreux. Or ce don n’est rien moins que la ruine du malheureux négociant à qui on l’inflige : en même temps qu’il doit satisfaire aux exigences impitoyables du fisc, il doit solder les mandarins locaux chargés de la police, sans le secours desquels il n’y a point de monopole, et ceux-ci, après l’avoir rançonné, reçoivent d’une autre main pour le laisser dépouiller. Entre mille preuves de la pénurie du trésor impérial, en apporterai-je une autre, et des plus frappantes? On l’a vu, en ces derniers temps, hors d’état de fournir les fonds nécessaires aux travaux publics de première nécessité. Le Grand-Canal était à sec. Le Fleuve-Jaune, le fléau de la Chine, cette Durance gigantesque, avait rompu ses digues et inondé d’immenses étendues de pays riche et cultivé. Rien de tout cela ne se réparait, et pourtant les populations mécontentes étaient bien autrement surchargées d’impôts qu’à l’époque, encore peu éloignée, où les travaux hydrauliques, juste sujet d’orgueil pour la Chine, s’exécutaient partout avec tant de soin, d’intelligence et de splendeur.

C’est que depuis que les mandarins paient deniers comptans leurs emplois, ils se remboursent en faisant entrer dans les coffres de l’empire le moins qu’ils peuvent de l’argent qu’ils recueillent. Tout leur est bon pour s’enrichir. La justice surtout est entre leurs mains une source d’odieux profits. Aussi l’autorité est-elle partout avilie, et les fonctions publiques, auxquelles s’attachait naguère une considération si haute, ne sont-elles plus que l’objet du mépris et de la haine. Naguère les mandarins étaient l’élite de la nation chinoise; portés au rang qu’ils occupaient par un concours libre et public, entourés de l’estime générale et d’une sorte de prestige populaire, ils n’avaient qu’à faire entendre leur parole grave et sage pour obtenir une respectueuse obéissance. Aujourd’hui le moindre lettré se regarde comme moralement supérieur à ces hommes sortis on ne sait d’où, et acquéreurs de fonctions qu’ils étaient indignes de remplir. Malgré le caractère dont ils sont revêtus, leur parole est sans force et sans influence, et lorsqu’ils veulent pratiquer leurs exactions, on leur résiste. De là un fait étrange, un nouveau trait qui caractérise tristement cette période de décadence où la Chine est entrée. N’ayant pas de force publique à leurs ordres dans un pays où jusqu’à présent le gouvernement par la violence a été considéré comme un déshonneur, ces indignes magistrats ont employé un de ces expédiens détestables auxquels la tyrannie aux abois a seule recours. On les a vus armer et prendre à leur solde les oisifs, les débauchés, tout le rebut de la population des villes, et leur faire ainsi contracter des habitudes de rapine et de violence dont ils n’ont pas tardé à devenir eux-mêmes les premières victimes.

Les sociétés secrètes enfin ont apporté à l’œuvre de destruction leur contingent de dissolvante et infatigable activité. L’origine de ces sociétés remonte à la conquête tartare, conquête qui a froissé tous les instincts des Chinois. On sait comment elle s’accomplit. C’était en 1644. Une insurrection avait éclaté et menaçait l’empereur dans Péking même. Celui-ci, désespérant trop tôt de sa cause, immole sa fille de sa propre main et se tue. Au même moment, un général fidèle amenait à son secours les tribus mantchoues, qui, bien montées et aguerries, balayèrent l’insurrection devant elles; mais au milieu du désordre, trouvant le trône vacant, les Tartares d’alliés devinrent conquérans. A l’exception de l’île de Formose qui se défendit longtemps, la résistance des Chinois fut à peu près nulle, mais le patriotisme humilié continua à protester sourdement, et de nombreuses sociétés secrètes, toutes dirigées contre la domination tartare, se formèrent et se sont perpétuées jusqu’à nos jours, favorisées par ce goût inné des Chinois pour l’association, qui, appliqué aux arts pacifiques, en fait les premiers commerçans du monde. La plus importante de ces sociétés, celle de la Triade, comprenait de nombreux adeptes, surtout dans les provinces méridionales de l’empire. Ces adeptes, comme dans toutes les associations de ce genre, se promettaient avant tout un secret inviolable, puis aide et secours mutuel, et les engagemens qu’ils avaient ainsi contractés, en rompant ou en affaiblissant leurs liens de famille, en faisaient les soldats naturels des insurrections futures.

Le bon gouvernement des premiers empereurs tartares ne fournit à ces sociétés l’occasion de trahir le secret de leur existence que par quelques actes isolés d’un obscur brigandage; mais lorsque toutes les causes que nous avons énumérées commencèrent à se faire sentir, il fut facile de prévoir le rôle qu’elles allaient être appelées à jouer. La guerre avec les Anglais en 1840 vint ajouter un nouveau grief à tous ceux que les patriotes conservaient contre la race tartare. Les Chinois se croient supérieurs à tous les autres habitans de la terre. L’immensité de leur empire, de l’empire du milieu, quand on l’oppose aux dimensions modestes que les autres états occupent sur la carte, les longues traditions de leur histoire, leur civilisation raffinée, et qui sur tant de points a devancé la nôtre, tout contribue à augmenter leur orgueilleuse confiance. À leurs yeux, le fils du ciel est bien l’empereur universel, à qui tous les autres empires doivent hommage. La cour de Péking s’efforce d’entretenir cette opinion, qui grandit l’empereur et consolide son pouvoir en le mettant au-dessus de tout ce qui est terrestre, et pour cela elle n’a rien imaginé de mieux que de s’isoler du reste du monde et d’isoler tout l’empire avec elle. De là les édits qui interdisent aux Chinois de quitter leur pays sous peine de mort, édits qui subsistent toujours, quoique bien peu observés aujourd’hui. De là aussi les entraves apportées au trafic étranger, la jalousie avec laquelle les navires européens ont toujours été écartés, malgré le goût naturel aux Chinois pour le commerce et leur connaissance parfaite des avantages qu’ils pourraient en retirer.

Mais cet isolement ne pouvait pas durer toujours. On ne peut plus de nos jours, avec la connaissance exacte que nous avons de notre globe, quand la vapeur a tellement diminué les distances, mettre en quarantaine matérielle et morale une nation de trois cent cinquante millions d’âmes. Aussi avons-nous vu du côté de terre l’empire chinois enveloppé et menacé peu à peu par la puissance russe, tandis que les Anglais, sur toute l’étendue du littoral, ont remporté sur les armées et les flottes impériales de faciles victoires. Rien n’a plus contribué que cette guerre à irriter le vieux patriotisme chinois. On ne pardonne pas aux Tartares leurs honteuses défaites, toutes ces villes prises avec tant de promptitude et de facilité, ce traité imposé sous les murs de Nanking et si vite accepté, ce traité par lequel le fils du ciel s’est abaissé jusqu’à payer tribut aux barbares. La nouvelle s’en est rapidement propagée dans tout l’empire, portée jusqu’aux extrémités les plus reculées par les bateliers du Yang-tze-kiang et du Grand-Canal, témoins oculaires de ces événemens, et le prestige impérial en a été singulièrement affaibli.

À toutes ces causes réunies, misère, corruption de l’autorité, amoindrissement du gouvernement, vint s’en joindre encore une autre : le vieil empereur mourut. Or en Chine le changement de règne est presque toujours une époque d’agitation et de trouble. Tout était prêt pour une insurrection, il ne fallait plus qu’un mot d’ordre et un homme; ils se présentèrent bientôt.

L’homme s’appelle Hung-tze-tzuen; l’idée, c’est une réforme religieuse, bientôt transformée en révolution politique.

Qu’on nous permette de donner quelques détails sur cet événement, qui, au milieu de tous ceux dont l’Europe a été agitée dans ces dernières années, a passé presque complètement inaperçu.

Un des faits les plus caractéristiques de la situation actuelle de la Chine est que le chef de cette vaste insurrection ne soit autre qu’un bachelier refusé.

Hung-tze-tzuen est né en 1813 dans le voisinage de Canton. Son père était cultivateur. Comme il témoignait du goût pour l’étude, ses parens se cotisèrent, selon l’usage, pour l’envoyer à l’école, où il resta jusqu’à l’âge de seize ans. On l’employa alors à la garde du bétail; mais il se dégoûta bien vite de cet humble métier, et devint maître d’école de son village. Désirant parcourir la carrière des lettrés, il passa avec succès ses premiers examens dans la ville de son district, et se rendit plusieurs fois à Canton, chef-lieu de la province, afin de s’y préparer à prendre le grade de bachelier. Il lui arriva (on croit que ce fut en 1833) d’entendre en cette ville un missionnaire européen qui prêchait dans la rue. Au même temps, un de ses compatriotes, converti au protestantisme, lui mit entre les mains quelques livres religieux écrits en langue chinoise, et contenant des chapitres de l’Ancien et du Nouveau-Testament, mêlés de réflexions. Il se contenta alors de parcourir ces livres, et les plaça dans sa bibliothèque. Ce fut en 1839 qu’il essuya un échec définitif dans l’épreuve du baccalauréat : il en tomba malade, et eut une série de rêves et de visions qui le firent regarder comme fou par ses amis.

Il venait d’assister aux graves événemens de Canton et à la guerre de l’opium, lorsqu’en 1843 il retourna aux livres qu’il n’avait fait que parcourir, et se mit avec un de ses amis à les étudier. Cette étude exalte son imagination : les lambeaux du christianisme offerts à ses regards lui apparaissent comme la doctrine de vérité, et lui apportent la clé de ses visions mystérieuses; il demeure convaincu que son âme a été appelée au ciel auprès de Dieu le père, de qui il a reçu la mission de réformer la religion des Chinois et de remplacer le culte des idoles par celui du vrai Dieu. Les mouvemens d’Hung-tze-tzuen deviennent assez confus jusqu’en 1847, où on le voit suivre à Canton les instructions de M. Roberts, missionnaire américain. Le spectacle lui est alors donné d’une expédition anglaise remontant la rivière pour obtenir réparation d’une clause violée du traité, et il assiste en même temps à une levée en masse de toute la province pour repousser l’agression des barbares. M. Meadows, dont le curieux ouvrage nous fournit tous ces détails, ne doute point que le mouvement si aisément imprimé à cette immense population n’ait donné au visionnaire l’idée de ce qu’il pouvait entreprendre. L’apostolat de Hung-tze-tzuen commence. Il s’est retiré dans la province de Kouang-sé, la plus méridionale de l’empire, et là il réunit autour de lui un nombre assez faible d’abord de sectaires, qui ont pris le nom d’adorateurs de Dieu. La doctrine qu’il leur prêche est celle des livres chrétiens qui ont été mis entre ses mains, et qu’il interprète à sa manière. Il se croit assez fort pour tenter avec ses adeptes une sorte de croisade contre les idoles. Bientôt se joignent à lui deux nouveaux illuminés, qui eux aussi prétendent, dans leurs convulsions nerveuses, recevoir du ciel des révélations. Yang et Seaou, plus connus dans la suite sous les noms de princes de l’est et de l’ouest, entendent partager avec Hung-tze-tzuen la direction de la propagande, jusqu’alors purement religieuse; mais Hung-tze-tzuen, par la supériorité de son intelligence et de son éducation, par l’enthousiasme vrai ou faux dont il paraît inspiré, reste le chef de la révolution qui se prépare : il prend le titre de second fils de Dieu, qui lui a accordé la faveur d’une entrevue spirituelle. Les princes de l’est et de l’ouest se contentent de proclamer, l’un que Dieu le père, lorsqu’il vient sur la terre, parle par sa bouche, l’autre que c’est lui qui est l’interprète du Seigneur Jésus. Les soins de la politique semblent être le partage plus spécial de ces deux prophètes inférieurs.

La province de Kouang-sé était habitée par diverses couches de population que le temps avait superposées les unes aux autres. Il y avait d’abord la race indigène, demeurée toujours à peu près indépendante dans ses montagnes; puis, à diverses reprises, s’étaient accomplies des immigrations de Chinois du nord, et en dernier lieu étaient venus du littoral de la province de Canton des milliers de nouveaux habitans, faisant partie de ce qu’il y a de plus remuant et de plus entreprenant dans la nation chinoise. Ce fut parmi ceux-ci que la secte des adorateurs de Dieu trouva ses premiers adeptes. Ses progrès étaient encore assez obscurs, lorsqu’une querelle de village, née à l’occasion d’une fille à marier, vint soudainement accroître sa force et son importance. Les Chinois cantonnais, dans cette querelle, appelèrent à leur secours les adorateurs de Dieu dispersés dans les villages voisins; ceux-ci répondirent à leur appel, et d’une victoire gagnée en commun sortit bien vite la fraternité religieuse.

Jusque-là les mandarins avaient assisté d’un œil indifférent à la propagation de la nouvelle doctrine; mais lorsqu’ils virent des familles entières quitter leurs demeures pour aller se ranger sous des chefs qui s’arrogeaient l’autorité temporelle en même temps que la spirituelle, ils comprirent le péril. L’ordre est donné d’arrêter Hung-tze-tzuen; mais les exécuteurs de cet ordre sont repoussés par la force, et l’insurrection (car à partir de ce moment on ne peut lui donner d’autre nom) voit de tous côtés ses rangs se grossir. Elle se recrute avant tout dans les sociétés secrètes, qui se sont formées il y a deux cents ans pour repousser le joug des Tartares, et qui depuis lors, avec une persévérance infatigable, ont perpétué de génération en génération leur existence; ce sont ensuite les équipages d’une de ces flottes de hardis pirates auxquels le gouvernement impérial laisse infester la mer pour en délivrer la terre, et qui, échappés à la destruction de leurs navires coulés ou pris par les Anglais, viennent apporter à l’insurrection leur audace, que rien ne fait reculer; ce sont enfui ces mécontens de toute classe que fait le despotisme par ses caprices et ses violences, et qui, invisibles aux jours où les choses vont bien pour lui, semblent sortir par milliers de dessous terre quand l’occasion leur est fournie d’exercer contre lui leur haine et leur vengeance. Quoi qu’il en soit, une armée de quinze mille combattans se trouva rassemblée alors autour des princes du ciel, mystique et pompeuse dénomination que s’étaient attribuée les nouveaux apôtres.

Du mois de novembre 1850 au mois de mars 1853, l’armée insurgée a eu à lutter contre toutes les forces de l’empire; ce n’ont été que marches et contre-marches, villes prises et reprises, édits sur édits publiés par la cour de Péking pour dégrader de hauts dignitaires peu fidèles ou peu capables, bulletins magnifiques de victoires ressemblant fort à des défaites, et pour dernier résultat les princes du ciel arrivant sous les murs de Nanking à la tête de quatre-vingt mille hommes. Cette grande cité, la seconde de l’empire, fut forcée de les recevoir dans ses murs, et ils y signalèrent leur entrée en massacrant de sang-froid vingt mille Tartares qui n’avaient pas su la défendre : revanche atroce du patriotisme chinois contre la race étrangère! Cependant la prise de Nanking rendait les insurgés maîtres du Yang-tze-kiang, le fils de la mer, ce fleuve immense qui, descendu des montagnes du Thibet et navigable dans la plus grande partie de son cours, traverse la Chine de part en part, fournissant la voie d’un commerce prodigieux. En même temps ils tenaient en leur pouvoir le Grand-Canal, par lequel toutes les denrées du midi, et en particulier les grains et le sel, double objet du monopole impérial, remontent dans les provinces septentrionales de l’empire. Et il faut ajouter qu’ils avaient parcouru la moitié de la route qui sépare Péking du berceau de l’insurrection. J’ai dit tout à l’heure comment ils comptaient dans leurs rangs grand nombre d’hommes appartenant à la population amphibie de la Chine du sud, la plupart familiarisés avec le métier de pirates. Ces hommes ne tardèrent pas à organiser de puissantes flottes, qui, remontant le fleuve et ses affluens, étendirent au loin la domination des princes du ciel, et qui, en même temps qu’elles approvisionnaient l’armée, préparaient les ressources nécessaires à la grande marche que les insurgés méditaient sur Péking, dans le dessein avoué de renverser la dynastie impériale. Maîtres des cours d’eau, ils étaient maîtres du pays, et du haut de leur citadelle de Nanking ils rayonnaient à l’entour dans toutes les directions, interceptant et les corps de troupes qui essayaient de se rassembler contre eux et les ordres que l’empereur envoyait aux provinces du sud, et qu’il fut bientôt réduit à expédier par mer. Qu’allait-il arriver s’ils devenaient aussi maîtres de la mer? C’était la grande crainte des mandarins. Aussi les vit-on réunir tous leurs efforts pour fermer l’embouchure du Yang-tze-kiang. Et comme leur marine nationale leur inspirait assez peu de confiance, ils eurent l’idée de recourir à des navires et à des bras européens. Il y avait là un éclatant aveu de leur position désespérée. Seulement c’eût été trop s’abaisser que d’invoquer ouvertement les secours des barbares, et le gouvernement impérial crut sauver sa dignité en proposant aux agens anglais de lui louer les navires de la station, les bateaux à vapeur surtout, dont il se promettait la plus efficace assistance. Au défaut de ces navires, qui lui furent refusés, les mandarins allèrent chercher à Macao quelques lorchas portugaises, auxquelles ils joignirent un certain nombre de navires de commerce armés en guerre par des aventuriers anglais, américains et autres. Il ne paraît pas que cette flottille, avec ses étranges élémens, ait été d’un grand service au Céleste-Empire. Si les insurgés n’allèrent pas se mesurer avec elle, je ne crois pas que ç’ait été par suite de la crainte qu’elle leur inspirait; c’est plutôt, à ce qu’il me semble, afin d’éviter le péril qu’il pouvait y avoir pour eux à se rencontrer sur le littoral ou sur mer avec le commerce et les marines européennes.

Il y avait un grand intérêt pour les représentans des puissances étrangères à se rendre à Nanking, pour juger par eux-mêmes du caractère et de la force de cette redoutable insurrection, pour voir de leurs propres yeux cette Chine nouvelle, avec laquelle bientôt peut-être on aurait à établir des relations tout autres que celles qu’on avait entretenues avec le vieil empire; mais l’accueil fait à la diplomatie européenne n’eut rien d’encourageant. On trouva une politesse extrême, mais pleine de circonspection et de réserve, le soin le plus attentif à éviter toute cause de conflit, mais le refus constant d’entrer en rapport avec qui ne reconnaîtrait pas dès l’abord la prééminence des princes du ciel sur toutes les puissances de la terre. L’orgueil était le même dans ces chefs insurgés, dont le triomphe était encore incertain, que dans le despote aux abois qui tremblait à Péking sur son trône. Ils ne voulaient rien devoir aux barbares, de peur de heurter le sentiment national et d’affaiblir le prestige de leur autorité naissante, à l’heure même où ils venaient bouleverser la religion, et avec elle toutes les institutions de leur pays!

Quelle était cette religion nouvelle destinée à remplacer les superstitions de la Chine idolâtre? Ce fut un objet curieux d’étude pour les Européens admis à converser à Nanking avec les adorateurs de Dieu. Malheureusement les notions qu’il leur a été donné de recueillir sur ce grand fait sont évidemment incomplètes et confuses, si toutefois il n’est plus vrai de dire que c’est le nouveau culte lui-même qui n’est qu’un emprunt incomplet et confus fait au christianisme. Le renversement des idoles paraît être l’acte religieux par excellence des nouveaux sectaires. Partout elles sont tombées sous leurs coups; puis ils ont proclamé un seul Dieu, Dieu le père, celui dont ils se disent les adorateurs. Appropriant grossièrement aux besoins de leur cause le dogme mystérieux et sublime de la Trinité, ils ont donné à Jésus-Christ Hung-tze-tzuen pour frère, et fait du prince de l’est le Saint-Esprit. Ces traits suffisent pour indiquer de quelle façon ils entendent le christianisme. La morale leur en est-elle mieux connue que le dogme? M. Meadows, qui était l’interprète de la mission anglaise à Nanking, raconte à ce sujet une anecdote assez curieuse. Au milieu d’une conversation froide et embarrassée qu’il avait avec l’un des princes du ciel, l’idée vint à celui-ci de lui demander s’il connaissait les règles divines. « Ne sont-elles pas au nombre de dix? répondit M. Meadows. — Certainement, répliqua avec empressement son interlocuteur. » M. Meadows ayant alors commencé à réciter les commandemens de Dieu, « — les mêmes que nous ! s’écria avec joie le prince du ciel en l’interrompant; les adorateurs d’un seul Dieu sont tous frères. »

La curiosité des visiteurs européens ne se borna pas à s’enquérir des idées au nom desquelles s’accomplissait la révolution tentée par les insurgés; ils voulurent aussi connaître leurs ressources et leur organisation militaires. Ici encore ils trouvèrent dans la pratique une assez étrange manière d’entendre le christianisme. — Attendu que toute chose au monde appartient à Dieu et à ses envoyés, les princes du ciel mettaient la main sans scrupule sur tout ce qui pouvait leur servir à conduire la guerre. Des hommes valides qu’ils rencontraient, ils faisaient partout des soldats, et de leurs familles des otages[2]. On comprend que ce moyen de recrutement ait bien vite grossi leur armée, qui est partagée régulièrement en plusieurs corps, chacun de treize mille hommes, mais subdivisés à l’infini, et ne portant pas dans leur manière de combattre l’ordre qui préside à leur organisation hiérarchique. En visitant leurs campemens à Nanking et autour de la ville, on les trouva en général mal armés, n’ayant pour la plupart que des sabres et des piques, peu de fusils et presque tous à mèches, avec de petits canons portés à bras. Cependant au siège de Shangaï on put remarquer que l’armement des troupes était meilleur : les fusils à deux coups et les revolvers même n’étaient pas rares aux mains des insurgés. Leur meilleure artillerie, comme chez les Chinois en général, était celle de leurs jonques, dont plusieurs portaient des pièces d’un assez fort calibre.

Mais la possession de Nanking n’était pas le terme où tendait l’ambition des vainqueurs aux cheveux longs; les insurgés ont adopté cette mode pour protester contre le caprice tyrannique des Tartares, qui, lors de la conquête, firent aux Chinois une loi de se raser. Ils n’attendaient que le moment de se porter sur Péking, pour y renverser la dynastie régnante. L’armée qui s’ébranla pour cette audacieuse expédition marcha d’abord de succès en succès, en dépit de tous les obstacles, et arriva jusqu’à Tsin-hae, à trente lieues seulement de la grande capitale du nord; mais là elle trouva devant elle la cavalerie mantchoue et les hordes nomades de la Mongolie, que l’empereur aux abois avait appelées de leurs déserts, comme sa dernière espérance. Les insurgés, au milieu des plaines de Petcheli, se trouvèrent impuissans contre cette cavalerie exercée, et, après un séjour de trois mois à Tsin-hae, ils opérèrent en février 1854 leur retraite sur Nanking. L’empereur était sauvé : la cavalerie tartare, par qui sa race fut portée sur le trône en 1644, venait de l’y maintenir. Cependant ce moyen extrême de salut ne témoigne-t-il pas pour l’empire chinois d’un extrême danger? Et en présence de ce qu’ont pu faire, pour couvrir Péking, quelques milliers de Tartares, ne peut-on se demander ce qui arrivera, si jamais la formidable puissance qui touche aux frontières de la Chine, qui tient sous ses lois des hordes si nombreuses de cette rapide cavalerie, conçoit la pensée de les lancer jusque sous les murs de la ville impériale pour y accomplir, sur ce point du globe, les projets de sa vaste ambition? Ce péril, nous le croyons, est éloigné encore. Cependant il est impossible de ne pas reconnaître que l’insurrection dont nous venons d’esquisser l’histoire, par son étendue, par sa durée et surtout par son caractère, prépare quelque chose de nouveau pour l’avenir de la Chine. Bien d’autres insurrections, et de victorieuses même, ont éclaté avant celle-Là dans le Céleste-Empire; mais c’était uniquement contre le pouvoir et ses dépositaires qu’elles étaient dirigées, elles n’avaient point pour mobile des idées, et des idées surtout venues de l’Europe : car enfin, malgré tout le grossier mélange par lequel les princes du ciel ont défiguré les dogmes qu’ils ont empruntés au christianisme, malgré l’étrange manière dont ils ont adapté sa morale à leur politique de subversion et de conquête, il n’en reste pas moins vrai que l’unité de Dieu, que la divinité du Christ, que les préceptes du décalogue ont été proclamés par eux et comme inscrits sur leurs bannières, et que ces principes d’une religion nouvelle ont parcouru triomphalement la Chine au milieu des idoles renversées, depuis l’extrémité méridionale du Kouang-sé jusqu’aux environs de Péking. Dans ces doctrines ainsi prêchées par la voix de l’émeute, les populations chinoises ont-elles reconnu quelque chose de la religion divine obscurément et fidèlement pratiquée sur divers points de l’empire et confessée par nos missionnaires, qu’elles ont vus si souvent souffrir et mourir pour elle? L’apostolat mensonger de Hung-tze-tzuen aura-t-il pour effet d’ouvrir une route plus large à ces héros de la charité, pour répandre les véritables enseignemens de l’Evangile? Il serait aussi téméraire de le nier que de l’affirmer, comme aussi il n’est peut-être pas défendu de croire que l’ébranlement violent donné à l’empire par cette dernière insurrection, que l’immense anarchie qui en a été la suite pourraient bien préparer les Chinois à recevoir, avec la civilisation étrangère, des lois plus douces et plus équitables.

Achevons en deux mots ce qu’il nous reste à dire de la situation actuelle des insurgés. Après avoir échoué dans leur marche sur Péking, ils se retirèrent sur le Yang-tze-kiang, et depuis lors ils s’y sont toujours maintenus. Hung-tze-tzuen occupe toujours Nanking, entouré de forces considérables et opposant son gouvernement à celui de l’empereur. En arrière du Yang-tze-kiang, le pays est dans le désordre et la confusion : les troupes impériales sont rentrées en possession du littoral, elles ont repris Amoy et Shanghaï[3], et Canton, où le voisinage des Anglais et la turbulence de la population les forcent d’entretenir une garnison nombreuse, n’est jamais sorti de leurs mains; mais autour de Canton, dans ces provinces toujours les moins soumises de l’empire, l’insurrection soutient contre les mandarins une lutte continuelle, et l’on n’entend parler que des châtimens effroyables ordonnés contre les rebelles, ou ceux qui sont censés l’être, par les dépositaires de l’autorité impériale. Ces châtimens ne sont rien moins que des massacres, dans lesquels innocens et coupables sont confondus, quelquefois à dessein par cupidité et par vengeance, quelquefois par simple insouciance.

Les pauvres Chinois catholiques ne pouvaient manquer d’être enveloppés dans ces sanglantes exécutions. Le nom du Christ, invoqué n’importe à quel titre par les insurgés, devait être un grief contre ses serviteurs les plus inoffensifs et les plus paisibles. C’était en outre dans les sociétés secrètes, ainsi que nous l’avons dit, que s’était recrutée principalement l’insurrection, et aux yeux d’un pouvoir aussi ombrageux que peu clairvoyant, il était assez naturel que les petites chrétientés, forcées de se cacher afin d’échapper à la persécution, passassent pour des associations clandestines formées contre la sûreté de l’empire. Il faut se rappeler enfin que Hung-tze-tzuen, avant de jouer son rôle d’inspiré et de chef révolutionnaire, avait été le disciple des missionnaires protestans. C’en était assez pour que tout missionnaire européen, quel qu’il fût, devînt suspect de favoriser l’insurrection. On comprend que la justice des mandarins n’ait été ni assez consciencieuse, ni assez éclairée pour distinguer entre l’envoyé des sociétés bibliques, toujours soigneux d’exercer son ministère à portée des canons anglais comme à portée des biens de ce monde, et le missionnaire catholique, qui, sans autre protection que celle d’en haut, va chercher ses pauvres ouailles dispersées sur toute la surface de l’empire, pour leur porter les lumières et les consolations de la foi. Ce qui semble hors de doute, c’est qu’on doit attribuer à ces circonstances la mort de M. Chappedelaine, décapité au mois de février de l’année dernière au Kouang-sé, dans cette province qui fut, il y a six ans, le berceau de l’insurrection. Disons ici en passant que cette exécution est une infraction éclatante aux édits obtenus par M. de Lagrené en 1845, et qu’elle est un des motifs qui obligent aujourd’hui la France d’intervenir dans les événemens dont la Chine va être le théâtre.

On a voulu, dans cette première partie, rassembler les traits principaux qui peuvent faire connaître l’état présent de l’empire chinois. Depuis six ans, cet empire est agité par une insurrection, qui, arrêtée dans ses progrès, n’en reste pas moins menaçante et continue de siéger en maîtresse dans l’ancienne capitale des dynasties chinoises. Malgré l’étrange nouveauté de ses doctrines religieuses, malgré la témérité de ses doctrines politiques, suspectes de communisme et alarmantes pour la propriété, cette insurrection ne paraît pas plus entamée dans sa force morale que dans sa force matérielle. Elle brave toutes les menaces du pouvoir impérial, qui, sans argent, réduit aux expédiens financiers les plus misérables, déconsidéré par l’atteinte profonde que la vente des emplois a portée à la constitution de l’empire, s’est trouvé jusqu’ici impuissant à la frapper de coups décisifs. Si la Chine en était encore aux temps où, isolée et inaccessible au reste du monde, elle a vu s’accomplir dans son sein tant d’autres révolutions, la crise actuelle durerait peu sans doute, et l’unité de l’empire ne tarderait guère à se rétablir sous le chef tartare qui occupe le trône, ou sous le chef national qui le lui dispute; mais l’isolement du vaste empire du milieu n’a plus aujourd’hui de réalité : chaque jour resserre le cercle qui se forme autour de lui. Ce ne sont pas seulement les Russes par terre et les Anglais par mer qui le pressent; ce n’est pas seulement l’activité du génie européen qui, avec les forces nouvelles dont il est armé, bat en brèche chaque jour les impuissantes barrières élevées autrefois pour l’arrêter; c’est la puissance de la civilisation, celle des idées, celle du christianisme, qui somme impérieusement la Chine de lui ouvrir ses portes et d’admettre ses peuples à ce partage commun de lumière et de bien-être dont ils ne doivent plus être déshérités. De là vient qu’il nous est impossible de ne pas lier dans notre pensée ce qui se passe au dedans de la Chine et ce qui va se passer au dehors, de là vient l’intérêt et, nous ne craignons pas de le dire, l’anxiété avec laquelle nous suivons des événemens qui doivent exercer une si profonde influence sur les destinées d’une société de trois cent cinquante millions d’âmes; mais pour bien apprécier ces événemens, et pour les prévoir peut-être, il est nécessaire d’examiner quels ont été jusqu’à ce jour les rapports de la Chine avec les Européens, et par quel enchaînement de circonstances ces rapports ont été conduits au point où nous les voyons aujourd’hui.


II.

Si le gouvernement chinois en avait eu le pouvoir, nul doute qu’il n’eût élevé entre lui et les barbares de mer une seconde grande muraille, destinée à s’opposer non-seulement aux invasions armées, mais aussi à l’entrée de toutes les idées, de toutes les connaissances venues de l’Occident. En effet, l’essence d’un gouvernement comme celui de la Chine est le mensonge; il doit donc craindre plus que toute chose la lumière de la vérité, il doit craindre tout ce qui peut venir du dehors pour dissiper les ténèbres au sein desquelles il tient les peuples enveloppés, les erreurs dont il les nourrit, les préjugés serviles auxquels il les assujétit. En Chine, selon la doctrine politique, confirmée et appuyée par la doctrine religieuse, le mensonge n’a rien de déshonorant; le gouvernement ne se fait aucune faute de propager hardiment et presque consciencieusement ce qu’il y a de plus faux dès qu’il y trouve son avantage. Les fonctionnaires ne sont jamais punis pour avoir mal agi, mais pour n’avoir pas réussi; aussi, comptables seulement du succès envers l’autorité supérieure, ne se regardent-ils pas comme obligés envers elle à la vérité, et ne se font-ils aucun scrupule de la tromper, s’ils peuvent, à ce prix, éviter de passer pour malhabiles. De haut en bas et de bas en haut, ce n’est dans toute la hiérarchie administrative qu’un commerce de mensonge[4]. Pendant des siècles, à ce qu’il paraît, la politique a cru trouver son compte à cette étrange manière de gouverner les hommes; mais dès qu’au lieu de se trouver en face d’une nation accoutumée à se payer de cette fausse et honteuse monnaie, on a eu à traiter avec des peuples chez qui la religion et les lois de l’honneur condamnent le mensonge, on s’est aperçu du péril que l’on courait, et les avertissemens de l’intérêt se sont joints à ceux de la conscience pour redouter toutes les influences étrangères. Presque à la même époque, la religion et le commerce de l’Europe sont venus frapper aux portes de la Chine : contre l’une et l’autre, les mandarins songèrent à prendre leurs sûretés. Fidèles en apparence à leur grand principe de n’employer la force que lorsque les moyens moraux auraient été tous épuisés, ils voulurent essayer de tourner l’ennemi, de le dompter par la ruse avant d’en être réduits à le combattre en face. Ils commencèrent par établir une entière différence entre les marchands et les missionnaires. Ils n’ont jamais reproché à ceux-ci les projets d’envahissement et de profit matériel qu’ils affectent de redouter de la part des premiers. Leur haine n’a commencé contre nos prêtres que lorsqu’ils ont reconnu que la tolérance qu’ils leur accordaient était sans profit pour leur domination. Le secret de leur politique avait été d’abord de les admettre comme d’utiles instrumens de pouvoir, en même temps qu’ils repoussaient le commerce aussi loin que possible, et s’efforçaient de faire croire aux peuples que la crainte inspirée par la majesté redoutable du fils du ciel était la cause de cet éloignement. Nous allons suivre cette double politique dans ses développemens. Parlons d’abord des missionnaires, les premiers venus d’ailleurs dans le Céleste-Empire.

Il ne peut être ici question de l’aventureuse propagande tentée en Chine par des religieux franciscains au XIIIe siècle et de l’église chrétienne fondée alors à Péking par Jean de Corvin. Il faut prendre les missions catholiques à l’époque où, portées sur les vaisseaux portugais, elles commencèrent à Canton leur sainte carrière, dans les premières années du XVIe siècle : c’est là leur véritable origine. La nouvelle religion reçut alors un favorable accueil. Pendant deux cents ans, les missionnaires eurent des établissemens à Péking, le culte catholique fut autorisé dans tout l’empire, et rien ne fut épargné, aucune caresse ne fut négligée pour gagner ses ministres, les attacher aux institutions chinoises, comme on l’avait déjà tenté avec succès à l’égard des mahométans, et arriver ainsi à les soumettre; mais la religion chrétienne, si elle sait condescendre aux exigences légitimes des pouvoirs terrestres, porte en son sein un principe supérieur qui, tôt ou tard, doit contrarier les prétentions absolues du despotisme. Le moment vint où les missionnaires et les chrétiens de Chine se trouvèrent en désaccord avec l’autorité de l’empereur. Nous n’avons pas à raconter ici cette histoire : nous dirons seulement que depuis lors, c’est-à-dire depuis le XVIIIe siècle, une ère de persécutions sans relâche a commencé pour le christianisme. Elles n’ont pu abattre le courage de nos missionnaires, qui chaque année pénètrent en Chine et vont rejoindre les petites chrétientés disséminées sur la surface de l’empire; mais elles ont arrêté la propagande religieuse en l’obligeant à se cacher. Forcés de revêtir les allures de proscrits et de criminels, nos missionnaires se sont vus dépouillés d’une grande partie de leur autorité sur des populations pauvres et peu éclairées qui ne comprennent pas toujours, et du premier coup, la sublimité du dogme de l’humilité chrétienne. Encore moins la lumière évangélique a-t-elle pu se répandre parmi les lettrés, livrés avant tout au culte de leurs intérêts, et peu soucieux d’échanger le matérialisme théorique et pratique qui leur rend la vie si commode contre une doctrine qui leur ferait perdre tous leurs emplois et appellerait toutes les colères du gouvernement sur leurs têtes. Il est donc vrai de dire que depuis cent cinquante ans le christianisme est en Chine tristement stationnaire; mais il ne meurt pas pour cela, et la foi se transmet dans des milliers de familles avec une fidélité héréditaire. C’est à conserver ce précieux germe, c’est à le faire fructifier que se dévoue chaque année une petite troupe d’apôtres partie des rivages de l’Europe, de la France surtout, pour braver des fatigues et des dangers de tous les jours, et endurer souvent les horreurs du martyre. Comme on aime à retrouver dans ces héros de la foi les vertus de nos soldats ! Quel champ de bataille aussi que celui sur lequel ils combattent! quelle cause et quel drapeau! Nous ne pouvons croire que leur dévouement demeure stérile, et qu’il ne prépare pas en Chine de meilleurs jours et de plus grandes destinées au christianisme.

Mais les marchands avaient suivi les missionnaires sur les côtes du Céleste-Empire. Le commerce est insinuant, il offre des avantages matériels auxquels bien peu sont insensibles, les Chinois moins qu’aucun autre peuple. C’est ce que les mandarins comprirent à merveille. Contre les prêtres chrétiens inaccessibles à la séduction, on avait employé la terreur : on ne pouvait écarter le commerce par des supplices. Lui opposer de simples prohibitions, c’était appeler la contrebande; lui ouvrir la porte toute grande, c’était s’exposer à une sorte d’envahissement qu’on ne serait plus maître d’arrêter. On fit donc la part du feu. Le commerce européen dut être limité à la rivière de Canton. Le nombre des Chinois auxquels ce commerce serait permis fut déterminé, on le restreignit autant que possible : dans le principe même, on avait voulu faire du trafic avec les barbares le privilège d’un seul négociant; mais ces restrictions, qui ont duré jusqu’aux dernières années, n’étaient que la moindre partie de tout un système d’avanies et d’humiliations imaginé par les mandarins pour mettre les Européens si bas dans l’opinion des Chinois, que le mépris devait contre eux à la longue une barrière plus puissante que les forts, les canons et les soldats de l’empereur. Il est curieux de voir avec quelle habile et infatigable persévérance cette politique a été suivie pendant trois siècles, et quel succès elle a obtenu, servie comme elle l’était par les événemens, par l’ignorance où l’on était en Europe des affaires de la Chine, et surtout par les honteuses faiblesses des négocians européens, toujours prêts à faire bon marché de leur honneur, dans l’intérêt d’une aveugle cupidité. On comprend difficilement aujourd’hui que durant ces trois siècles l’Europe se soit ainsi abaissée devant la Chine, et qu’elle ait patiemment courbé la tête sous les avanies calculées et les fantaisies insultantes des mandarins; mais en se représentant ce spectacle journalier de nos humiliations en face d’une nation qui avait quelque droit de s’estimer elle-même, on en arrive aisément à s’expliquer le dédain profond dont elle s’est prise pour nous et le sentiment exagéré qu’elle a conçu de sa supériorité. Ce sentiment fait encore aujourd’hui le fond du caractère des Chinois dans leurs rapports avec les Européens partout où les circonstances ne leur ont pas fait ressentir le poids de nos armes.

Il est nécessaire de récapituler rapidement les circonstances successives qui ont amené ces rapports au point où ils en sont maintenant. Il faudra entrer dans des détails bien arides : ici, ni batailles, ni traités, ni provinces prises et reprises, aucun de ces grands événemens sur lesquels se fonde l’opinion qu’entretiennent les unes des autres les nations civilisées. La Chine n’a communiqué avec ces nations que par la porte de Canton, comme à travers le guichet d’un lazaret. Les opinions des Chinois, leur politique à notre égard, leurs préjugés contre nous, se sont formés par l’action lente et journalière des faits minutieux qui s’accomplissaient en face de cette espèce de corps-de-garde. Il faut donc, pour bien s’en rendre compte, pour apprécier sainement la situation actuelle, passer en revue avec soin tous ces incidens, quelque futiles qu’ils puissent paraître. Tout ce qu’on peut promettre est d’être le plus court et le moins ennuyeux possible.

Ce sont les Portugais qui, de tous les peuples d’Europe, ont été les premiers à nouer des relations politiques et commerciales avec les Chinois. En 1537, ils fondèrent leur établissement de Macao, dans la rivière de Canton, le seul que les Européens aient eu en Chine jusqu’à l’acquisition de Hong-kong en 1843. Or voici quelles étaient les conditions de cet établissement : les Portugais reconnaissaient n’être là que par la tolérance de l’empereur, et à ce titre lui payaient un tribut qu’ils paient encore aujourd’hui; le nombre des navires qu’ils pouvaient faire entrer dans le port était limité; enfin un mandarin chinois, établi dans la ville, devait administrer la population chinoise, trois ou quatre fois la plus nombreuse. Ce n’étaient pas, on le voit, de brillantes conditions : nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’elles s’aggravèrent chaque jour par ces avanies sans nombre dont le génie chinois possède si merveilleusement la science.

Un siècle plus tard, en 1637, les Anglais se montrent pour la première fois devant Canton ; mais ils se prennent de querelle avec les Chinois et bombardent les forts de Bocca-Tigris, exploit dont nous avons eu depuis à plusieurs reprises, et l’an dernier même, l’inutile répétition. Ce bombardement est suivi d’un départ que les autorités chinoises qualifient de retraite, et dont elles ne manquent pas de se faire gloire. Il y avait bien des gens qui avaient vu le vrai des choses et l’échec éclatant des armes impériales; mais quand le cri de victoire est poussé par des milliers de bouches, et surtout quand la suite des événemens semble donner raison à ceux qui le poussent, on en croit plus volontiers leur témoignage que ses propres yeux. N’avons-nous pas vu de nos jours, dans des contrées plus rapprochées de nous que la Chine, certaines défaites changées ainsi en victoires par des gouvernemens intéressés à tromper les peuples?

Ce conflit n’empêcha pas les relations de se rétablir entre les Anglais et les Chinois, et elles étaient en pleine activité sept ans après, lorsque survint l’invasion tartare. Les nouveaux venus ne firent que renchérir sur la politique jalouse de leurs devanciers, et ils multiplièrent les entraves apportées au commerce. Ces entraves devinrent si pesantes, que les marchands anglais cherchèrent s’il ne leur serait pas possible d’en diminuer la rigueur en se conciliant par des présens la faveur impériale. Ils s’adressèrent aux mandarins pour savoir ce qui pourrait plaire au fils du ciel. On leur conseilla d’envoyer des volailles et des animaux extraordinaires. Cependant, malgré la passion des Chinois pour les monstruosités, ce tribut payé à leur goût ne procura pas au commerce européen une condition meilleure, et en 1744 survint une nouvelle avanie dont on porte encore aujourd’hui les conséquences. — Les mandarins décidèrent que le soin de toucher aux affaires de commerce étant au-dessous de leur dignité, les rapports entre les Chinois et les Européens n’auraient plus lieu désormais que par l’intermédiaire des négocians hongs. — On voulut résister, on menaça de se retirer; mais les mandarins tinrent bon, et la persévérance manquant aux marchands, ils augmentèrent ainsi, par un semblant de résistance non suivi d’effet, le triomphe des Chinois. Peu de temps après, une querelle, qui éclata entre les équipages de deux navires français et anglais à Whampoa, avança encore les choses. Les deux pavillons rivaux, ne pouvant s’accorder, eurent la malheureuse idée de prendre les mandarins pour juges, et ce recours à leur arbitrage fut considéré et présenté par eux comme un acte de soumission des barbares à la supériorité de leur sagesse et de leur puissance. On en était là en 1759, lorsque la compagnie anglaise, voulant échapper aux difficultés sans cesse renaissantes qu’elle trouvait à Canton, envoya son interprète, M. Flint, fonder un établissement à Ning-po, à quelque cent lieues plus au nord. Les mandarins de King-po, surpris, consentirent à recevoir le navire, à la condition toutefois qu’il débarquerait ses armes en attendant la réponse de Péking. La réponse fut un refus, fondé sur cette remarquable raison : que l’empereur perdrait les revenus recueillis dans le transit de province à province du thé et des autres marchandises apportées par terre des environs de Ning-po à Canton. Cette raison, toute plausible qu’elle pût être, n’était pas la bonne; le véritable motif du refus était la résolution du gouvernement chinois de n’avoir de contact avec les barbares que sur un seul point facile à surveiller. M. Flint, homme d’une grande énergie, se rendit à Péking, et réussit à faire parvenir ses réclamations jusqu’à l’empereur. Il fut honorablement renvoyé à Canton; mais là on lui remit un décret qui l’exilait à Macao, pour avoir tenté d’établir une factorerie à Ning-po contrairement aux volontés impériales. Saisi par les mandarins, M. Flint fut détenu pendant deux ans, puis embarqué pour l’Angleterre. La politique d’intimidation avait été essayée, elle avait réussi, et le commerce britannique se borna à protester malgré le peu de sécurité que de pareils actes devaient lui promettre. Bien plus, trois ans après, un vaisseau de guerre anglais arriva à Canton; les mandarins, affectant de ne pas reconnaître son caractère, voulurent le mesurer, et le capitaine anglais s’y soumit.

J’en ai déjà trop dit peut-être sur toutes ces insultes patiemment supportées au siècle dernier, dans les parages de la Chine, par les Européens. Je veux pourtant encore citer deux exemples qui montreront jusqu’à quel point l’intérêt mercantile fit taire le sentiment de la dignité chez la plus orgueilleuse et la plus puissante des nations maritimes de l’Europe.

Le premier de ces faits eut lieu en 1784. Des Chinois passant près d’un navire anglais au moment d’un salut sont blessés par une décharge. Les autorités chinoises exigent que le malheureux maître canonnier du navire leur soit livré, et elles le font étrangler. Le Commerce de la compagnie des Indes ne reçoit, il est vrai, aucune interruption !

L’autre fait se passa en 1808, Lord Minto, gouverneur des Indes, feignant de craindre une tentative des Français sur les possessions portugaises, avait jugé à propos de les faire occuper par des troupes de la compagnie : Macao reçut en conséquence une garnison que l’escadre de l’amiral Drury vint y débarquer; mais aussitôt les autorités chinoises prirent feu, et écrivirent à l’amiral pour lui l’appeler que le territoire habité par les Portugais étant une portion du Céleste-Empire, si les Français s’y présentaient, l’invincible armée chinoise était là pour les repousser. Ordre était donc donné aux Anglais de se rembarquer, et jusqu’à ce que cet ordre fut exécuté, le commerce de Canton devait être suspendu. L’amiral remonte alors à Canton à la tête d’une flottille, et va demander au vice-roi une conférence qui lui est refusée. Les Chinois portent plus loin l’audace, et ils s’avancent à sa rencontre pour le combattre. Vainement l’amiral voulut-il encore parlementer, il fut reçu à coups de fusil, et un homme atteint à ses côtés. C’était le cas ou jamais d’infliger à l’arrogance chinoise une solennelle leçon; on a peine à le croire, elle ne lui fut point donnée. Les documens anglais parlent vaguement « d’un signal d’attaquer qui ne fut pas aperçu; » mais que cet ordre ait été donné ou non, il n’en est pas moins certain qu’on se retira sans combattre. On présume sans peine quels durent être le désespoir et la rage des marins anglais à ce cruel moment. Comme il n’y était que trop autorisé, le vice-roi de Canton chanta victoire, et publia un édit déclarant que tout commerce avec les barbares serait suspendu tant qu’un seul soldat anglais resterait à Macao. Ceux-ci s’étant rembarques, le commerce reprit son cours, et une pagode, destinée à éterniser le souvenir de l’ignominie européenne, s’éleva au lieu même où la flotte barbare avait pris la fuite.

On conçoit l’impression qu’un pareil événement dut faire sur les Chinois. Il en fit une tout autre, et non moins grande, en Angleterre. L’honneur national avait été blessé, et la fausse situation faite aux Européens en Chine par l’habileté des mandarins fut aggravée. Cependant le gouvernement anglais lui-même, quelque soucieux qu’il fut de l’honneur du pays, reculait devant la nécessité de recourir à des moyens rigoureux, et d’interrompre peut-être pour longtemps un commerce profitable. Ce gouvernement portait d’ailleurs à cette époque tout le poids de sa grande guerre contre Napoléon, et il laissait volontiers la direction des affaires de Chine aux mains de la compagnie des Indes, association puissante sur laquelle il n’exerçait qu’une action très limitée. Cette association était représentée à Canton par un comité formé des principaux négocians, et ceux-ci, tout entiers à leurs intérêts commerciaux, n’étaient guère propres à suivre une politique vigoureuse capable d’imposer aux mandarins. On ferma donc les yeux, et ce fut seulement après la paix que le gouvernement anglais, sans songer à une intervention armée à Canton, recourut pour la seconde fois au seul moyen qui lui restât de relever sa dignité, fort amoindrie, et avec elle celle de toutes les nations de l’Europe : il se résolut à envoyer à Péking une ambassade.

Déjà en 1793 lord Macartney s’était rendu à Péking avec le caractère d’ambassadeur, et sa mission n’avait guère eu d’autre résultat que d’intéressantes notions fournies à l’Europe sur l’empire chinois. Ce fut lord Amherst qui fut envoyé en 1816; mais lord Amherst ne fut pas reçu par l’empereur. On voulut le soumettre aux formalités d’une étiquette dégradante; il répondit qu’il ne s’y soumettrait que si un mandarin d’un rang égal au sien adressait en même temps les mêmes hommages au portrait du prince régent d’Angleterre. Cette condition ne fut pas acceptée, et lord Amherst revint par terre à Canton sans avoir accompli sa mission. Là l’insolence chinoise lui ménageait une nouvelle indignité : l’entrée du port fut refusée aux navires de guerre qui venaient le chercher, on voulait par là rabaisser l’ambassadeur anglais au-dessous de ceux de Siam et de Cochinchine, dont les navires étaient admis à remonter le fleuve. Cependant, malgré le danger qui pouvait en résulter pour la vie des envoyés, les officiers anglais n’hésitèrent pas à forcer le passage en bombardant les forts de Bocca-Tigris. Lord Amherst put se rembarquer en sûreté, et il est digne de remarque que cette ambassade avortée et terminée par un combat ait été suivie de la plus longue période de commerce pacifique et de relations tolérables qui se fût encore écoulée jusqu’à cette époque. Ne voyait-on pas déjà quel était le seul langage qu’il fallait parler aux Chinois pour s’en faire entendre? Les choses allèrent ainsi, sans nouveau conflit, jusqu’en 1834, où expira la charte de la compagnie des Indes.

Ici s’ouvre une nouvelle période dans l’histoire des rapports entre les Chinois et les Européens. Les débris du commerce que la France entretenait avec la Chine ont été balayés pendant les guerres de notre révolution. Les Américains n’ont pas encore d’intérêts importans dans ces parages. Le gouvernement anglais se trouve seul à tenir tête à l’insolence des mandarins, et l’on peut espérer que cette insolence, après deux siècles d’impunité, va enfin trouver des limites. C’est l’époque où la contrebande de l’opium va exercer une grande influence sur les relations établies entre l’Occident et le Céleste-Empire, et où elle donnera lieu à une guerre bien connue. Il n’est pas dans notre sujet de rappeler ici les longues discussions soulevées par ce trafic et d’en apprécier la moralité, comme on l’a fait, en recherchant ce qu’il y a de plus ou moins funeste dans les effets de l’opium sur notre organisme, en faisant ressortir la différence qu’il y a entre l’usage et l’abus, et en examinant s’il n’est pas aussi légitime d’exporter cette drogue que les liqueurs alcooliques que l’on débite sans scrupule sur tous les marchés du monde. Grâce à Dieu, nous n’avons aucun intérêt dans cette question; mais ce qui nous est bien permis, c’est d’exprimer notre regret que le commerce européen, après s’être montré si longtemps aux yeux des Chinois pusillanime par excès d’avidité, s’offre à eux aujourd’hui, par le même motif, revêtu de l’odieuse livrée de la contrebande. Le courage et l’audace des nations occidentales peuvent s’être élevés dans leur esprit : ils nous craignent plus ; mais il n’est pas bien sûr qu’ils nous estiment davantage.

Toléré d’abord à Canton, mais bientôt défendu, le commerce de l’opium avait pris des proportions immenses. En vain le gouvernement chinois avait-il fait tous ses efforts pour arrêter une contrebande qui épuisait toutes les richesses du pays, en même temps qu’elle démoralisait la population ; les passions humaines avaient prévalu contre ses efforts. En dépit des édits, les Chinois sacrifiaient tout pour se procurer la drogue empoisonnée. La contagion atteignit bien vite les mandarins, qui, non contens de rechercher le plaisir défendu, recherchaient bien davantage encore les profits que leur connivence à l’introduction frauduleuse de l’opium leur rapportait. Les progrès du mal peuvent se calculer par le chiffre chaque année croissant de l’importation :


En 1818 elle est de 4,000 caisses.
En 1830 de 18,000
En 1846 de 39,000
Et aujourd’hui de 70,000

Et qu’on ne l’oublie pas, ce vaste commerce était tout entier un commerce de contrebande. Tout le long des côtes de l’empire, il s’était établi avec les barbares des relations illicites qui échappaient à toutes les menaces du pouvoir impérial. Aussi fut-il sérieusement question, en 1837, de lever une prohibition devenue désastreuse ; j’ai sous les yeux une masse de documens attestant que les conseillers les plus éclairés de la cour de Péking furent tous d’avis d’autoriser ce qu’on ne pouvait plus défendre. Il est malheureux pour tout le monde que cet avis n’ait pas prévalu. La prohibition levée, le gouvernement impérial aurait pu confiner le commerce de l’opium à la rivière de Canton et éviter les expéditions clandestines le long des côtes, expéditions secondées, comme nous l’avons dit, par la population, par les autorités locales, et faites pour abaisser bien rapidement la barrière qu’il voulait maintenir contre les étrangers. Quant aux Européens, ils y auraient gagné d’être affranchis de toute participation à un commerce défendu, à tous les abus, à toutes les violences qu’il entraîne, là où on ne peut aller le surveiller. Ils y auraient gagné de pouvoir se présenter partout aux Chinois le front haut et lavés de cette tache qui, encore aujourd’hui, donne à toutes nos relations avec eux comme une couleur fausse et mensongère. Tant que le commerce européen conservera en Chine ce fâcheux caractère, nous pourrons exercer le droit du plus fort; mais l’autorité morale, celle que la religion et la supériorité intellectuelle devraient partout donner à la société chrétienne, nous ne devons pas y prétendre.

L’autorisation légale fut donc repoussée. L’empereur pourtant n’ignorait pas à quel point l’usage de l’opium était répandu parmi ses sujets, il plaisantait même ses mandarins sur leur goût pour cette substance : Keing, son parent et son ami, le signataire des traités avec les Européens, ne se cachait pas pour fumer sa pipe d’opium: mais le gouvernement impérial ne crut pas pouvoir braver les scrupules des classes puritaines de la population, scrupules assez forts pour que les chefs insurgés les aient aussi respectés plus tard en frappant l’opium d’interdiction. Donner à ce commerce une entrée légale eût été en outre faire une exorbitante concession aux barbares, et le pouvoir du fils du ciel craignit d’y perdre une partie de son prestige. Il se détermina en conséquence à tenter un grand effort pour supprimer le mal avec lequel il ne voulait point pactiser, et après quelques avanies, signes précurseurs de l’orage, éclata, en 1839, la crise qui a amené la guerre entre les Anglais et les Chinois.

On connaît les événemens qui survinrent alors : les Anglais ne voulaient pas abandonner le commerce de l’opium. Cette denrée, produit exclusif de l’Inde, y est l’objet d’un monopole qui donne à son gouvernement un revenu annuel de 75 millions de francs. Ce droit énorme acquitté, l’opium s’en va en Chine solder l’excédant de valeur des exportations chinoises sur les importations anglaises; il solde aussi le compte du commerce américain, et en 1847 il laissait encore à la charge de la Chine une balance de 50 millions environ à fournir en numéraire[5]. Or la valeur du thé et de la soie tirés de la Chine est de plus de trois fois la valeur des importations régulières faites par le commerce européen. On conçoit donc le rôle important joué par l’opium dans ce mouvement d’échange. On conçoit également que de si grands intérêts troublés aient amené la guerre.

Cette guerre, tout le monde en sait l’histoire; on n’en a oublié ni le principe si regrettable, ni les phases, suivies par l’Europe avec tant d’intérêt. Commencée mollement, avec hésitation, comme lorsqu’on touche à une chose toute nouvelle, elle a été terminée brillamment, par des opérations conduites avec une vigueur qui fait le plus grand honneur aux chefs et aux subordonnés. Le résultat a été un traité de paix par lequel la Chine s’avouait vaincue, payait les frais de la guerre, cédait aux Anglais l’île de Hong-kong, consentait à ouvrir au commerce européen quatre nouveaux ports, à y laisser établir des consuls, et se soumettait à d’autres conditions qu’il est inutile d’énumérer. Quant à l’opium, sujet de la querelle, les Chinois payaient la valeur de celui qu’ils avaient détruit à Canton en 1839, et il n’en était plus question. La vente en restait donc implicitement défendue. Si le gouvernement impérial sauvait en ce point sa dignité, le commerce anglais de son côté n’y trouvait peut-être que mieux son profit. Peut-être le trafic de l’opium laissé aux mains de la contrebande devait-il être plus fructueux que s’il se fût fait à ciel ouvert, sans compter que l’entrée de l’opium permise eût nécessairement entraîné l’autorisation de la culture du pavot en Chine. Le statu quo prévenait cette concurrence.

Ce traité était pour la Chine un grand événement; son gouvernement venait de faire un acte de soumission au droit public des nations civilisées; pour la première fois il traitait de puissance à puissance avec les barbares de mer; pour la première fois ces barbares se trouvaient placés vis-à-vis des Chinois sous la sauvegarde d’actes officiellement destinés à protéger leurs personnes et leurs propriétés.

Les Américains, dont les relations avec la Chine s’étendaient tous les jours, se hâtèrent de profiter de la brèche faite aux prétentions et à l’isolement du Céleste-Empire, et conclurent un traité analogue à celui qu’avait conclu l’Angleterre.

La France vint en troisième ligne. Son commerce avec la Chine était peu important, mais la prospérité croissante dont nous jouissions à cette époque, les sages principes sur lesquels elle reposait, faisaient espérer qu’un peu de l’esprit d’entreprise qui commençait à se réveiller se tournerait vers l’extrême Orient, où, un siècle auparavant, nous avions joué un si grand rôle. Nous avions en outre un devoir plus immédiat et plus délicat à remplir. Il nous était impossible de laisser échapper l’occasion fournie par la défaite du gouvernement chinois sans élever la voix en faveur de nos missionnaires et de nos coreligionnaires indigènes. C’était un devoir d’honneur auquel le plénipotentiaire de France se garda bien de manquer, et il obtint, sinon tout ce qu’il désirait, au moins un édit de l’empereur, rendu sur la proposition du négociateur chinois Keing, qui mettait fin aux persécutions dirigées depuis tant d’années contre les chrétiens du pays. Cet édit interdisait, il est vrai, aux missionnaires catholiques d’aller exercer leur saint ministère dans l’intérieur de l’empire; mais, prévoyant que cette défense serait lettre morte, il ordonnait que, lorsqu’ils seraient découverts, on les reconduisît sur le littoral pour les remettre sains et saufs aux consuls de France. Malgré ces restrictions, le décret fut accueilli avec joie et reconnaissance par toute la chrétienté chinoise; malheureusement il ne fut pas toujours exécuté, et si nous avons vu MM. Hue et Gabet, aux termes de ce décret, ramenés du Thibet à Canton, nous avons vu aussi M. Chappedelaine martyrisé au Kouang-sé, sans qu’on tînt aucun compte des prescriptions de l’autorité souveraine. Pour en assurer l’exécution, nous n’avions d’autre garantie que la bonne foi de l’empereur et l’omnipotence prétendue de sa parole. Il aurait fallu quelque chose de plus, car en Chine comme en Russie l’empereur est souvent bien loin !

Les Anglais ne s’en rapportaient pas exclusivement à cette parole, ils s’appuyaient surtout sur une force navale et militaire considérable, dont on venait de sentir toute la valeur; puis ils occupaient encore la grande et belle île de Chusan, à l’embouchure du Yang-tze-kiang, et attendaient là la complète exécution du traité qu’ils venaient de conclure. Les Chinois du reste se montraient très accommodans. Était-ce défaut de perspicacité? n’apercevaient-ils pas toute la portée du coup qu’ils venaient de recevoir? ou bien était-ce l’obséquiosité de gens qui plient devant l’orage, et caressent l’ennemi qu’ils n’osent affronter en face, se préparant à l’attaquer de nouveau dès qu’il aura le dos tourné? C’étaient probablement les deux choses à la fois. Ce qui les pressait le plus, c’était d’obtenir l’évacuation de Chusan, et à cet effet ils offraient d’avancer l’époque du paiement des frais de la guerre. Ils supportaient de voir les Anglais à Hong-kong, îlot stérile et incommode, qui peut encore être considéré comme appartenant à la rivière de Canton, à cette rivière depuis tant d’années abandonnée au contact impur des barbares, et où l’on avait si bien su jusqu’alors les amuser et les contenir; mais Chusan était trop près des grandes artères de l’empire, du grand fleuve, du Grand-Canal; c’était une île trop belle et trop riche, capable de recevoir et d’entretenir une population considérable, et qui, anglaise ou anglo-chinoise, serait une source d’alarmes perpétuelles. Peut-être les Anglais évacuèrent-ils Chusan un peu vite. Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir de leur faute; le ton et les allures des autorités de Canton changèrent en effet dès le lendemain de cette évacuation, et montrèrent encore une fois qu’il ne faut rien attendre de la loyauté des Chinois, gens pour qui l’intérêt est tout, et qui n’obéissent qu’au calcul et à la nécessité. Délivrés de leurs inquiétudes sur Chusan, ils ne songèrent plus qu’à reprendre la position d’où les malheurs de la guerre les avaient fait descendre, et à reconquérir pied à pied les avantages de cet isolement auquel ils attachent tant de prix.

D’après le traité, Canton et ses environs devaient être ouverts aux Européens, et les autorités de cette grande ville leur être aussi constamment accessibles. Les mandarins résolurent de s’opposer à cette innovation, de renfermer comme auparavant les étrangers dans l’enceinte des factoreries, et de se refuser à toute communication verbale avec les autorités européennes, se réservant ainsi les avantages de ces artifices diplomatiques, de ces ajournemens et de tout ce jeu de duplicité et de mensonge dont ils se tirent avec tant d’habileté. La besogne leur fut facile : les Cantonnais n’avaient pas ressenti le poids de la guerre; deux fois, pendant ces années de luttes, des négociations intempestivement acceptées avaient suspendu l’orage près de fondre sur eux. En dernier lieu, les forces anglaises, maîtresses des hauteurs qui environnent la ville, allaient donner un assaut dont le résultat n’était pas douteux, lorsque les principaux négocians offrirent une rançon qui fut acceptée. Au même moment, les milices provinciales appelées au secours de la ville commençaient à se montrer; elles s’attribuèrent tout l’honneur du départ des Anglais, et l’orgueil de ces populations, que tant d’outrages impunis avaient déjà porté si haut, trouva une cause d’exaltation jusque dans la défaite. Les mandarins se servirent avec habileté de cet état des esprits, lorsque les plénipotentiaires anglais, le traité à la main, revendiquèrent le droit de pénétrer dans la ville et d’aller conférer avec le vice-roi sur le pied de l’égalité. Ils ne nièrent pas la clause invoquée, mais la possibilité de l’exécuter en face des dispositions populaires. Les Anglais se livrèrent alors à de longues et inutiles négociations, d’autant plus fâcheuses qu’ils n’avaient pas l’intention de les pousser jusqu’à une rupture; ils s’étaient laissé deviner par leurs rusés adversaires, et n’obtinrent rien. Tous leurs efforts vinrent échouer devant l’habileté supérieure de Seu et de Yeh, les deux successeurs de Keing disgracié, et l’empereur fit élever dans les rues de Canton six arcs de triomphe en granit, couverts d’inscriptions en l’honneur de la victoire diplomatique de ses mandarins. Ces monumens érigés à la fourberie et au parjure ne sont pas les traits les moins caractéristiques de la moralité chinoise.

Voilà donc les choses replacées à Canton sur le même pied qu’avant la guerre, et les Européens enfermés ou à peu de chose près dans le même cercle. Sur les nouveaux points ouverts au commerce, la situation était toute différente, et les relations entre les indigènes et les étrangers avaient fait un pas immense. Là, point de traditions populaires à invoquer, point de relations antérieurement établies que les autorités chinoises pussent prétendre à maintenir. On avait eu à recevoir des inconnus avec lesquels on n’avait jamais communiqué, et qui se présentaient dès l’abord avec tout l’appareil de la force et de la richesse. Les consuls anglais chargés d’ouvrir ces voies nouvelles furent donc bien accueillis, et leur conduite fut habile. Ils prirent dès le début, vis-à-vis des mandarins, une position très élevée, que depuis il n’a pas été possible de leur faire perdre. Dès le début aussi, ils pénétrèrent dans les villes, firent des excursions aux environs, établissant ainsi leur droit et s’assurant de l’avenir. Ce n’est pas que les autorités du premier coup leur aient tout concédé, mais elles ne trouvèrent pas là, comme à Canton dans le siècle dernier, des hommes disposés à faire à leurs intérêts les plus lâches sacrifices; elles trouvèrent les agens d’un gouvernement fier et puissant appuyés sur le prestige dont la guerre venait d’environner la marine anglaise, et ce fut à elles de céder. Les consuls s’établirent donc facilement dans les nouveaux ports, et on se mit aussitôt en mesure d’y nouer des relations commerciales. Ces nouveaux ports étaient, comme nous l’avons dit, au nombre de quatre : Amoy, Foo-choo, Ning-po et Shanghaï. A Amoy, les résultats ne furent pas très brillans dans le principe. Cette ville devint le quartier-général de l’exportation des coolies ou travailleurs libres, sorte de traite des blancs, qui, bien conduite, peut donner de grands résultats; mais les abus et les horreurs dont elle fut accompagnée amenèrent de grands désordres. Toutefois, si ces désordres retardèrent le développement du commerce régulier, ils eurent le bon résultat d’unir les autorités des deux nations dans un effort commun contre la populace soulevée : excellent exemple et fort digne de remarque. D’autres abus vinrent enfin compliquer la situation; des navires et des négocians qui n’étaient pas anglais profitèrent de l’ouverture du port pour y commettre des actes répréhensibles contre lesquels on ne pouvait sévir, la Grande-Bretagne ayant seule envoyé des consuls, et ces consuls n’ayant autorité que sur leurs nationaux; mais le bon sens anglais finit par triompher de toutes ces difficultés.

A Foo-choo, le consul resta pendant plusieurs années tout seul, bien que sur une belle rivière, navigable jusqu’aux districts qui fournissent le thé. Des relations assez actives s’y sont nouées depuis.

Ning-po, grande ville sur son déclin, choisie à cause de sa situation au milieu des contrées où s’élève le ver à soie et où se fabriquent les soieries, n’a donné aucun résultat.

Mais Shanghaï, le dernier de ces ports vers le nord, est devenu le centre d’un trafic immense. Shanghaï, simple sous-préfecture chinoise de 300,000 âmes, est située sur le Woosung. Cette rivière, navigable aux plus grandes frégates, vient mêler ses eaux au Yang-tze-kiang, à son embouchure. Le Woosung communique en outre avec le Grand-Canal et tout le réseau de la navigation intérieure. On imaginerait difficilement une plus belle position commerciale : à égale distance, par mer, du sud et du nord de l’empire, à cheval sur le nœud des communications d’eau douce qui rayonnent dans toutes les directions, Shanghaï est de plus au centre des districts où se produit la soie, et à la même distance que Canton des contrées où se cultivent les thés les plus renommés. Pour cette dernière denrée, l’avantage est même du côté de Shanghaï, qui possède une navigation non interrompue jusqu’au lieu où elle se prépare, tandis que toute caisse de thé doit, avant d’arriver à Canton, traverser à des d’homme des montagnes élevées. Cette situation si heureusement privilégiée devait porter ses fruits, et le commerce européen a été en s’accroissant avec d’autant plus de rapidité qu’il était exempt des entraves et des vexations qu’il avait toujours rencontrées à Canton, le seul grand marché qui lui fût ouvert. A la facilité des transactions sont bientôt venus se joindre tous les avantages de la vie civilisée : les résidons européens ont pu avoir un quartier qui leur appartînt, se bâtir des églises, étendre librement leurs courses à quinze lieues à la ronde, chasser, avoir des yachts, comme dans l’île de Wight, et vivre avec un luxe qui n’est pas fait pour les amoindrir aux yeux des Chinois. Toutefois il a fallu beaucoup de sang-froid et d’énergie pour vaincre au début la mauvaise volonté des mandarins et les dispositions assez insolentes de la populace. Une circonstance heureuse, exploitée avec vigueur et habileté en 1848 par le consul anglais, a permis d’en finir du même coup avec ces deux causes de difficultés, et a placé la communauté européenne de Shanghaï sur le pied où elle aurait dû être partout.

Voici le fait : des missionnaires anglais, s’étant écartés de Shanghaï pour distribuer des brochures religieuses, furent rencontrés près d’une petite ville, nommée Tzing-po, par des bateliers du Grand-Canal mis en chômage par la baisse des eaux et le délabrement de ce grand ouvrage. Assaillis par ces gens brutaux, grossiers et mécontens, les missionnaires furent insultés, volés. Satisfaction fut immédiatement demandée aux autorités de Shanghaï, qui commencèrent à employer la tactique ordinaire des ajournemens, des impossibilités, des correspondances à double sens, obscures pour les Européens, mais d’une insolence parfaitement intelligible pour les Chinois. Le hasard voulait qu’en ce moment la rivière de Woosung fût remplie d’un nombre immense de jonques chargées de grains appartenant à l’empereur et prêtes à prendre la mer pour les provinces du nord. L’idée vint au consul de bloquer ces jonques. Il n’avait qu’un simple brick de guerre à sa disposition pour exécuter ce dessein, mais ce petit bâtiment était monté par des hommes capables de comprendre et de seconder son énergie. Pendant un mois, on eut le spectacle singulier d’un étranger presque seul au milieu d’une grande ville, en suspendant tout le commerce, défiant toutes les autorités d’un vaste empire, et avec un brick de douze canons, monté de cent hommes d’équipage, fermant l’entrée du port et ne craignant point d’affronter une flotte immense. Il y a loin de cette conduite aux faiblesses qui, renouvelées pendant plus d’un siècle, avaient amené les Chinois à croire qu’ils étaient le premier peuple du monde, et que tout devait s’humilier devant eux. Cependant, un nouveau brick de guerre étant arrivé à Shanghaï, le consul l’expédia à Nanking, chef-lieu de la province et séjour du vice-roi. Les officiers anglais furent reçus par le vice-roi lui-même avec une grande courtoisie, et il fut fait droit à toutes leurs demandes. Les hommes qui avaient maltraité les missionnaires furent amenés à Shanghaï la cangue au cou, et le mandarin de cette ville fut destitué pour avoir été malhabile et pour avoir donné aux étrangers l’occasion de cet acte de vigueur; mais sa destitution fut prise par tout le monde pour une satisfaction accordée aux exigences des barbares. Les vieilles traditions de la politique chinoise tournaient ici contre les Chinois eux-mêmes, signe manifeste que les temps étaient bien changés. J’ai cité cet incident, parce qu’il montre combien il en coûte peu pour trouver les Chinois autres qu’ils sont à Canton. M. Alcock, le consul, et M. Parkes, l’interprète, montrèrent dans cette occasion une intelligence et une énergie remarquables, et lorsqu’on lit leurs dépêches, on ne peut s’empêcher d’envier la destinée d’un peuple servi par de tels agens. Quand le gouvernement impérial sut les détails de cette affaire, tout était terminé. Il se borna à se plaindre que l’on fût remonté à Nanking, et à demander de nouveau que toutes les négociations diplomatiques passassent à l’avenir exclusivement par Canton. Là seulement en effet les mandarins se sentaient dans leur élément; partout ailleurs les traditions de leur politique, leurs subterfuges, leur corruption, étaient frappés d’impuissance.

Tel est donc l’état des choses. Les frais de la guerre ont été payés, Chusan évacuée, la colonie de Hong-kong établie, toutes les conditions enfin remplies par les Chinois, sauf une seule : ils refusent aux Européens l’entrée de Canton, et à leurs agens diplomatiques le droit de conférer librement et verbalement avec le vice-roi de cette ville, délégué par l’empereur pour connaître de toutes les affaires avec les barbares. C’est là une infraction grave au traité, et ce doit être une cause de difficultés pour l’avenir; mais les choses n’en suivent pas moins quelque temps un train pacifique et régulier. Les mandarins, d’une part, ne sont guère en état ni en disposition d’engager avec l’Europe une nouvelle querelle : la Chine vient d’être agitée par un changement de règne, et la grande insurrection des adorateurs de Dieu ébranle le trône du nouvel empereur. D’autre part, les traités, même avec ce qui manque dans l’application, assurent aux Européens des avantages qu’ils apprécient grandement et qu’ils ne sont point pressés de remettre aux hasards d’une rupture. C’est une chose en effet remarquable que l’activité imprimée au commerce européen et ses rapides développemens pendant les douze ou quinze années qui ont suivi la conclusion des traités. Chaque jour voyait s’ouvrir de nouvelles sources-de profit, chaque jour faisait tomber une de ces barrières si soigneusement élevées entre l’Occident et les peuples du Céleste-Empire. Ce n’a pas été un des faits les moins curieux amenés par le nouvel état de choses que de voir le cabotage chinois, menacé par la piraterie, aller s’abriter sous le pavillon des puissances européennes. Ce cabotage immense, qui se fait non-seulement sur toute la côte de l’empire, mais entre cette côte et le Japon, les Philippines et surtout l’archipel indien, avait cessé d’être protégé par l’autorité défaillante du fils du ciel. Les jonques, qu’on voit sortir chaque année par dix mille des ports d’Amoy, de Shanghaï, etc., étaient incessamment assaillies par des nuées de pirates qui les rançonnaient, les pillaient, et ne craignaient même pas de les attaquer quand elles naviguaient réunies en escadres marchandes pour se protéger les unes les autres. Ces hardis écumeurs de mer se riaient des effroyables détonations et de l’infernal bruit des tam-tams avec lesquels on croyait les écarter, enlevaient les traînards, et quelquefois arrêtaient la flotte tout entière. L’idée vint alors aux Chinois, qui avaient appris ce que valent les armes et la navigation de l’Europe, de mettre leur commerce sous la protection de navires anglais, américains ou autres, dont les capitaines, s’ils n’avaient pas en vue d’opérations plus lucratives, acceptèrent volontiers le rôle de condottieri, qu’ils se firent chèrement payer. Cette maréchaussée d’un nouveau genre existe sur toute la côte. J’en parle moins à cause des bénéfices, quoique très considérables, que le commerce en a su retirer qu’à cause du changement remarquable attesté par ce fait dans les relations entre les Chinois et les barbares de mer. Comment désormais le superbe et imbécile potentat qui siège à Péking ferait-il croire à ses sujets que le commerce, dont il daigne octroyer la faveur aux Européens, est une aumône de sa pitié envers leur pauvreté et leur faiblesse, lorsque ses sujets eux-mêmes, pour leur propre commerce, se sentent réduits à demander à ces étrangers une protection que leur gouvernement est devenu impuissant à leur accorder? On a droit d’oublier ce genre de services, lorsqu’on les bien payant on s’est dégagé de la reconnaissance; mais on oublie moins aisément la supériorité de ceux de qui on les a reçus. Aussi bien le commerce chinois n’a pas tardé à faire un pas qui l’a mis bien davantage encore dans la dépendance des barbares. Les bénéfices que rapportait la spéculation dont on vient de parler devaient nécessairement faire que, d’accidentelle et de temporaire, elle tendît à devenir permanente. On vit donc des lorchas portugaises de Macao, fortement armées, montées par des équipages d’aventuriers, parcourir la mer de Chine, en cherchant partout l’occasion de combattre la piraterie; mais il arriva bientôt de cette espèce de chevalerie errante, organisée sur les mers, ce qui était arrivé au moyen âge de celle qui s’était vouée sur les grandes routes à la protection des voyageurs. Cette protection ne devint guère moins onéreuse et moins redoutée que le brigandage auquel elle faisait la guerre, et de proche en proche les Chinois en sont venus à l’idée de charger leurs marchandises sur les navires européens eux-mêmes. Cela se fait déjà pour les produits de l’archipel indien, pour les échanges du commerce chinois entre les cinq ports ouverts aux étrangers, et cela se fera bientôt dans tous les ports de la Chine. Les mandarins auront beau s’y opposer : ce résultat est inévitable dans l’impuissance où se trouve le gouvernement impérial de détruire la piraterie sur des côtes immenses, coupées de baies, de rivières et d’archipels sans nombre, en même temps qu’elles sont habitées par une population aussi pressée que misérable, et façonnée de longue main aux habitudes du brigandage maritime. Tant que ce fléau n’aura pas disparu, les négocians du Céleste-Empire ne trouveront de sûreté pour leurs cargaisons que sous les pavillons européens, et la nécessité sera plus forte que la politique des mandarins.

Une autre cause de bénéfices pour les Occidentaux a été l’empressement des Chinois à émigrer en Californie, en Australie, partout où ils espéraient échapper aux misères de leur pays en trouvant un emploi à leurs habitudes laborieuses et à leur génie mercantile. Cette émigration a été très nombreuse. On comptait 3,000 Chinois en Australie en 1854, et 10,000 au commencement de 1855, si bien que les colons s’en effrayèrent, et que la législature, suivant en cela l’exemple donné par la Californie, prit des mesures pour mettre un terme à cette espèce d’envahissement. Ces mesures ont restreint peut-être, mais elles n’ont pas arrêté l’émigration, qui donne lieu encore aujourd’hui à une navigation très active.

Il était impossible que ces prodiges de l’activité européenne et la prospérité qui en est la suite ne fussent pas troublés par ce qui restait de précaire et de mal établi dans les relations avec les autorités cantonnaises. L’Angleterre avait patienté pendant plusieurs années; mais les dénis de justice et les avanies de tout genre reprenaient leur cours, et se multipliaient de manière à faire présager une nouvelle crise. Quoiqu’il en coûtât de risquer l’interruption d’un commerce qui versait tous les ans plus de deux cents millions dans le trésor britannique, quoiqu’on éprouvât une grande hésitation à courir les chances toujours incertaines du recours à la force, on sentait néanmoins que la patience était à bout, que la mansuétude n’était qu’un encouragement à l’insolence, et que, sous peine de perdre tout ce qu’on avait gagné, il fallait faire un effort décisif pour sortir d’une situation qui n’était plus tenable.

La guerre de Crimée venait d’être glorieusement terminée; on avait des vaisseaux et des soldats dont on ne savait plus que faire; le moment parut favorable pour demander la révision des traités et une extension des limites dans lesquelles le commerce avait été jusque-là renfermé. Ce que voulait l’Angleterre, c’était établir ses relations avec la Chine sur un pied digne et durable, avant qu’une nouvelle collision ne sortît des rapports difficiles que l’on commençait à avoir avec Canton. Le plan arrêté était, dit-on, de paraître avec des forces navales considérables devant l’embouchure du Pei-ho, d’essayer par la douceur, la conviction, ou au besoin par l’intimidation et la force, de nouer des rapports directs avec le gouvernement impérial. Seulement la Grande-Bretagne voulait agir dans cette occasion de concert avec les puissances maritimes qui avaient déjà des traités avec la Chine : nous ne savons quelles furent les intentions du gouvernement américain à l’égard de ce premier projet d’expédition; mais la France, qui venait d’apprendre le meurtre de M. Chappedelaine, et qui devait en demander satisfaction, accepta sa part de l’entreprise, et résolut d’envoyer en Chine des forces considérables commandées par un officier intelligent et énergique, l’amiral Rigault de Genouilly, qui connaissait parfaitement la situation des affaires en ces parages. Tout se préparait donc pour faire la démarche projetée, dont un des moindres résultats, sinon un des moins désirés, aurait peut-être été d’amener à Paris un ambassadeur chinois, lorsqu’une insulte de la dernière gravité, commise contre le pavillon anglais, est venue donner un nouveau cours aux événemens.

On sait comment les choses se sont passées : une lorcha, sorte de bâtiment entre la jonque et le navire européen, appartenant à un Chinois de Hong-kong, ayant un équipage chinois, avec un capitaine nominal anglais, des papiers anglais et pavillon anglais, a été abordée en plein jour à Canton par des soldats chinois, qui ont saisi sous un prétexte futile une partie de l’équipage et amené le pavillon. Yeh, vice-roi de Canton, a refusé de donner satisfaction de cet outrage, alléguant pour raison que le bâtiment était chinois, de construction chinoise, propriété chinoise, ayant un équipage chinois, qu’il n’avait pas le droit de porter pavillon anglais, et que par conséquent lui, Yeh, était libre d’aller saisir à son bord des Chinois dépendant de sa juridiction. On voit tout de suite la portée de cet acte. Hong-kong a été cédé à l’Angleterre à regret, mais sous l’empire de la nécessité, comme un port de réparation et de radoub. Ce port était excellent, mais l’île elle-même était de peu d’étendue, désolée, stérile, et les Chinois se flattaient sans doute d’y enfermer les Anglais, comme ils l’avaient fait des Portugais à Macao. Ils avaient pris assez aisément leur parti de la voir servir de refuge aux contrebandiers et à toute cette population qui vit de relations suspectes; mais dès le début ils s’étaient montrés inquiets de la pensée qu’il pourrait s’y former une colonie vivant d’un commerce régulier. Aussi, dans le traité additionnel de sir Henry Pottinger, avaient-ils stipulé qu’aucune jonque chinoise n’y serait reçue, si elle ne venait d’un des cinq ports ouverts aux Européens, et si elle n’était munie d’un permis délivré par les mandarins. Ceux-ci se promettaient bien de n’en délivrer aucun, et l’on eût dû le prévoir; mais il en fut de cette clause comme de plusieurs autres, elle ne fut pas observée. Malgré les précautions prises, les Chinois affluèrent à Hong-kong, et la colonie en comptait déjà 60,000 en 1855. Il y avait dans cette agglomération une première source de déplaisir pour les mandarins; ce déplaisir fut augmenté par une ordonnance que rendit le gouverneur sir John Bowring, et par laquelle il autorisait, sous certaines conditions, les Chinois de Hong-kong à posséder des navires pourvus de papiers qui les assimilaient aux navires anglais. Le vice-roi Yeh ne voulut pas reconnaître cette ordonnance, et déjà il en était résulté des conflits entre lui et sir John Bowring avant la collision violente de l’automne dernier. Yeh ne pouvait se résoudre à voir sous ses yeux des navires chinois possédés et montés par des Chinois, et pourtant indépendans de son autorité. Ces Chinois, qu’un trait de plume du gouverneur de Hong-kong a faits Anglais, devaient-ils donc jouir de toutes les Immunités qu’il a fallu accorder aux étrangers, en même temps qu’ils jouiraient de la liberté qu’ont les Chinois de se mouvoir et de se perdre dans la foule? Tour à tour Anglais ou Chinois, selon qu’ils y trouveraient plus d’avantage, ils se soustrairaient ainsi à toute autorité, et ce privilège d’impunité, acheté à deniers comptans à Hong-kong et représenté par un chiffon de papier que tout le monde pouvait imiter, serait nécessairement une source inépuisable de confusion, d’abus et de collisions. À ces raisons il fallait ajouter le dangereux exemple donné aux populations chinoises de chercher des yeux une autorité supérieure à celle du fils du ciel, vers laquelle tous les mécontens pourraient fuir, et qui serait assez puissante pour leur donner les moyens de venir braver impunément l’empereur et ses mandarins sur leur propre territoire. Une telle idée était toute une révolution, et si on la laissait s’accréditer, elle était subversive de tout le système du gouvernement chinois. Le précédent une fois établi, aujourd’hui on aurait une lorcha, demain on en aurait deux cents; on aurait à Canton une population chinoise indépendante des mandarins, et si cette population, dans son contact avec les barbares, apprenait d’eux cet art de la guerre qu’ils poussent si loin, qui les empêcherait de venir un jour imposer leur autorité à leurs compatriotes, hors d’état de leur résister? Quelques raisonnemens de ce genre ont dû sans doute passer dans l’esprit de Yeh et de ses mandarins, et les auront poussés à commettre l’outrage dont la lorcha l’Arrow a été victime. Si l’on se place à leur point de vue exclusivement chinois, si l’on entre pour un moment dans leur constante pensée de prévenir tous les rapports qu’il n’est pas impossible d’éviter entre Chinois et Européens, d’empêcher qu’aucun Chinois puisse se soustraire à l’autorité impériale, et douter, au moins en principe, du caractère divin de cette autorité, leur conduite est facile à comprendre. C’est une manifestation nouvelle de la vieille incompatibilité entre l’esprit européen et les prétentions chinoises à la supériorité universelle. D’un autre côté, on comprend également la résolution des autorités anglaises d’obtenir à tout prix raison de cette insulte et de mettre les prétentions de Yeh à néant. Soixante mille Chinois sont venus s’établir à Hong-kong et y ont pris droit de cité; on n’aura aucune sécurité, si on ne se les assimile pas. Or, pour se les assimiler, il faut, comme l’écrit sir John Bowring, qu’ils retirent quelques avantages de leur qualité de sujets anglais. Si on ne les protège point, si on ne les met pas à l’abri de la jalouse violence des mandarins, le caractère européen, toute pensée de propagande politique et d’agrandissement mise à part, recevra une grande atteinte. Le prestige qui l’environne sera perdu, et ce ne sera plus seulement à Canton, mais à Shanghaï, et partout où se trouveront des Chinois, qu’on sera exposé aux tentatives malfaisantes qu’inspireront aux mandarins leurs mauvaises passions ou leur haine pour tout ce qui est européen. En s’opposant aux prétentions de Yeh, les Anglais n’ont donc pas fait un acte d’égoïsme politique, ils ont agi dans l’intérêt de la communauté européenne tout entière.

La lutte est maintenant engagée; les détails en sont d’hier, chacun sans doute les a présens à la mémoire. La résistance que les Anglais ont rencontrée est évidemment l’effort suprême du gouvernement chinois, de l’oligarchie des mandarins, pour conserver leur pouvoir sur une société dont la direction leur échappe, et que le contact des barbares contribue à soustraire chaque jour davantage à leur autorité. Cet effort, ils n’auraient pu le tenter autre part qu’à Canton. Partout ailleurs la puissance des Européens et les avantages que rapportent les relations entretenues avec eux sont trop bien appréciés par les Chinois, pour qu’il leur eût été possible de les soulever de la sorte. Pour amener ce résultat, il a fallu que l’énergie de Yeh s’appuyât sur les passions de la population cantonnaise; il a fallu qu’il trouvât comme instrumens cette masse de contrebandiers et de forbans dont les côtes méridionales du Céleste-Empire ont toujours fourmillé, gens toujours prêts à tenter pour de l’argent les actes les plus criminels. En les employant, Yeh n’a fait que mettre en œuvre contre les barbares le système souvent pratiqué par les mandarins de l’intérieur contre les résistances de leurs compatriotes : celui de déchaîner et de soudoyer la populace, en l’excitant au crime au nom d’un intérêt public imaginaire. C’est à l’emploi de pareils moyens, bien plus qu’à l’hostilité véritable de la nation chinoise, qu’il faut attribuer les atrocités dont la rivière de Canton a été le théâtre. Encouragés par la mise à prix de la tête des Européens et se sentant soutenus par l’autorité des mandarins, les pirates du Kwang-tong se sont livrés à des excès abominables; mais au même moment, et comme pour prouver que l’instinct national était étranger à cette ignoble levée de boucliers, des bandes de rebelles et des flottes entières de pirates faisaient aux autorités anglaises des offres de service qu’elles ont sagement déclinées.

Disons-le hautement, si l’impunité venait justifier toutes ces horreurs, si on n’en tirait pas une vengeance éclatante, si on acceptait quelque compromis que les mandarins sauraient bien changer en victoire, le peuple chinois perdrait tout respect pour les nations de l’Occident, et nous trouverions partout des Cantonnais. Cette faute ne sera pas commise, et nous ne tarderons pas sans doute à recevoir la nouvelle d’un châtiment proportionné à l’offense.

Nous nous sommes efforcés, dans cette seconde partie de notre travail, de montrer par quel enchaînement de circonstances les rapports entre les Européens et les Chinois ont été amenés au point où ils sont aujourd’hui. Sauf dans un court passage, où nous avons parlé des missionnaires catholiques et de la protection qui leur doit être accordée, nous n’avons pas eu à prononcer le nom de la France, dont les intérêts commerciaux dans ces lointains parages n’ont jamais été que passagers ou peu étendus; mais on ne peut dire que la question, dans les termes où elle est aujourd’hui engagée avec la Chine, soit purement commerciale : cette question a acquis une importance politique qui doit, ce nous semble, frapper tous les regards, et nous avons une trop haute idée de notre pays pour croire qu’une aussi grande affaire puisse recevoir une solution à laquelle il reste étranger. Nous allons en dire les raisons.

III.

Le premier acte à accomplir par l’intervention européenne en ces parages sera clone de châtier le mandarin Yeh et ses satellites, et de leur donner une leçon dont le récit, porté par la voix publique jusqu’aux extrémités de l’empire, fasse trembler ceux qui songeront à les imiter. Il est probable que les Anglais ne laisseront à personne le soin de remplir cette tâche, et qu’ils s’en acquitteront de main de maître, avec d’autant moins de ménagemens du reste, qu’ils sont assez disposés à renoncer à leurs établissemens de Canton pour transporter le centre de leur commerce à Shanghaï, bien mieux situé de toute manière, au milieu d’un pays riche, sain, et de populations douces et sympathiques.

Après avoir châtié les Cantonnais, pris la revanche de la civilisation sur la barbarie, et donné ainsi aux Chinois un nouvel exemple de la toute-puissance des armes européennes, on pourrait à la rigueur s’en tenir là, et reprendre le projet d’ambassade à Péking, que l’incident de Canton avait fait suspendre. Seulement, cet incident ayant forcé l’Angleterre à faire en Chine un très grand déploiement de forces, elle désirera naturellement en profiter pour obtenir des avantages proportionnés à ses sacrifices. Déjà les associations, commerçantes du royaume-uni ont commencé à s’expliquer sur les bases nécessaires des relations futures de la Grande-Bretagne avec la Chine; déjà nous voyons les East India et China associations de Londres et de Liverpool réclamer les conditions suivantes : « liberté du commerce sur toutes les côtes et le long de toutes les rivières de la Chine, droit pour les navires de guerre de se présenter sur tous les points de ces côtes et rivières. »

On comprendra la portée de cet article, si on réfléchit que la Chine est sillonnée en tous sens de grands cours d’eau accessibles à nos navires, qu’à soixante lieues de l’embouchure du Yang-tze-kiang, la frégate américaine la Susquehanna a trouvé l’eau assez profonde pour porter des vaisseaux, que le Pei-ho est navigable jusqu’auprès de Péking et peut-être jusqu’à Péking même.

Viennent ensuite : « le droit pour les sujets anglais de circuler par terre dans l’intérieur du pays, — le droit d’avoir un ambassadeur à Péking et des consuls dans les ports de la côte et les villes fluviales accessibles à la navigation, — la révision des tarifs de douane, » etc.

Toutes ces conditions sont sages et raisonnables, mais on ne doit pas se dissimuler qu’elles entraînent l’assimilation complète de la Chine aux états européens. C’est une grande œuvre à entreprendre, et il ne faut point s’attendre que le gouvernement chinois, même vaincu et humilié, accepte sans résistance des conditions qui le mettront sur le pied de l’égalité avec les puissances européennes. On triomphera de cette résistance, mais ce ne sera pas tout, et viendra alors une autre lutte à soutenir contre les institutions chinoises, qui opposeront de grands obstacles à toutes les innovations qu’il leur faudra tout à coup subir. L’autorité de l’empereur et des mandarins ne sera-t-elle pas affaiblie, sinon détruite, par la présence de ces navires de guerre indépendans d’eux, stationnant dans leurs ports et y faisant la police, ou sillonnant leurs fleuves jusqu’au cœur de l’empire, pour aller protéger les Européens dans l’exercice d’une religion qui ne sera pas celle sur laquelle repose l’organisation sociale du pays?

A quelle juridiction seront soumis les Européens, une fois qu’ils seront établis sur le sol chinois?

Seront-ils passibles du code pénal chinois, avec tout son attirail de bastonnades et de peines corporelles de tout genre? Et mille autres questions, toutes plus difficiles à résoudre les unes que les autres, ne viendront-elles pas se joindre à celle-là?

Cependant ces garanties réclamées par le commerce anglais, quelque grand que paraisse l’effort qu’il faudra tenter pour les obtenir, quelque difficile qu’en paraisse la mise en pratique, si on les examine au point de vue politique, sont la condition sine quâ non des rapports futurs du monde occidental avec la Chine, et j’ajoute même qu’elles me semblent désormais indispensables à l’équilibre européen. Je touche ici à une question grave et délicate : on me permettra d’emprunter la lumière du passé pour l’éclaircir.

La conquête de l’Inde est, après la révolution française et celle d’Amérique, le plus grand événement de notre âge, celui dont les conséquences ont été les plus étendues et les plus durables. Cette conquête a grandement contribué à donner l’empire de la mer aux Anglais et à porter cette nation si fière, si sage et si jalouse de son indépendance, au degré de puissance où nous la voyons aujourd’hui. Peut-être avons-nous à nous reprocher d’avoir laissé ce grand événement s’accomplir, alors que nous étions représentés dans ces parages par des hommes comme Dupleix et Labourdonnais; mais ces regrets seraient aujourd’hui stériles. Malgré l’immense population qu’il s’agissait de soumettre, malgré l’éloignement de la mère-patrie, et peut-être par ces raisons mêmes, la conquête de l’Inde s’est faite avec une extraordinaire facilité. C’est qu’une grande population, quand elle n’est pas guerrière et disciplinée, est loin d’ajouter aux difficultés de la conquête. Une petite troupe résolue l’emportera toujours sur des agglomérations d’hommes confuses, aisément accessibles aux impressions du découragement et de la peur, parmi lesquelles les armes européennes feront des exécutions immenses, qui se laisseront aller à des terreurs contagieuses et irréfléchies, et à qui leur nombre même ne permettra pas la ressource extrême d’émigrer en masse, en laissant l’ennemi au milieu d’un désert. Lors donc qu’elles sont sans organisation et sans force militaire, les populations très nombreuses sont plutôt une facilité qu’un obstacle à la conquête, et si elles sont riches ou laborieuses, leur soumission est vite acquise à ceux qui, après s’être montrés forts, savent protéger la propriété et procurer au travail son salaire. C’est ce qui a eu lieu dans l’Inde. Clive a soutenu le siège d’Arcot avec 200 Européens et 300 cipayes. A la bataille de Plassey, il n’avait que 1,000 Anglais et 2,000 Hindous disciplinés à opposer aux 60,000 hommes à pied et à cheval et aux 60 pièces d’artillerie du nabab du Bengale. La victoire ne fut pas douteuse, et l’on sait avec quelle facilité la domination britannique s’est depuis assise et étendue. L’éloignement de la mère-patrie n’y a mis aucun obstacle; tout au contraire les agens du gouvernement et de la compagnie des Indes n’y ont gagné qu’une liberté d’action plus grande, et la conquête, affranchie d’une surveillance qui est volontiers tracassière quand elle est trop rapprochée, n’en a marché qu’avec plus de rapidité.

On voit où nous conduisent les pensées que nous venons d’exprimer. Si la conquête de l’Inde a été si aisée à la fin du XVIIIe siècle, peut-on douter que celle de la Chine, avec la population immense et fort peu guerrière de cette contrée, avec sa longue habitude de vivre sous le joug étranger, avec l’impulsion qui serait donnée et les voies nouvelles qui seraient ouvertes au génie commerçant de ses habitans, ne soit bien plus facile encore aujourd’hui? Mais dans l’Inde, au siècle dernier, une fois qu’ils nous en eurent chassés, les Anglais ne rencontrèrent devant eux que des nations et des souverains indigènes, tandis qu’en Chine toutes les grandes nations du globe se coudoient pour ainsi dire et se surveillent. Français, Anglais, Américains ou Russes, quiconque voudrait tenter une aussi grande entreprise que celle d’imposer sa domination aux Chinois serait sûr de voir tous les autres ligués pour l’en empêcher. La possession de la Chine ou même d’une partie de l’empire, le droit de disposer de cette population immense, de sa main-d’œuvre, de sa consommation, la richesse qui en résulterait, les marins que fourniraient ses côtes, les soldats que la discipline formerait dans ses rangs, tout cela pèserait d’un poids trop lourd dans la balance du monde, pour que tout le monde ne se coalisât pas contre celui qui voudrait s’approprier de tels avantages. Personne n’y songe aujourd’hui; mais déjà sur ce lointain théâtre on s’observe, on se jalouse. Les intentions que l’on prête au gouvernement britannique de se saisir des îles Chusan et Formose, la formation commencée d’une marine chinoise sous pavillon anglais, excitent certaines inquiétudes. Les Anglais, de leur côté, se préoccupent de l’extension que prend le commerce américain dans ces parages et des projets que l’on attribue au gouvernement de Washington sur les îles Loo-choo. Enfin chacun voit avec alarme le grand pas en avant que les Russes ont fait dans ces dernières années, en se saisissant de tout le cours du fleuve Amoor dans la Mantchourie. Ce fait, trop peu apprécié, est de nature à avoir une influence décisive sur les événemens dont la Chine va être le théâtre; on n’en pourra comprendre toute la portée qu’en jetant avec nous un rapide coup d’œil sur la carte et sur les relations qui ont existé jusqu’à ce jour entre les Russes et les Chinois.

C’est vers le milieu du XVIIe siècle que les Russes et les Chinois se rencontrent pour la première fois. Les Cosaques venaient de parcourir l’espace compris entre les monts Ourals et le lac Baïkal, de reconnaître les belles vallées de la Sibérie méridionale; à partir du lac Baïkal, en continuant leur marche vers l’est, ils découvrirent un grand fleuve, le Segalien ou Amoor, qui, traversant de l’ouest à l’est la Mantchourie, va se jeter dans la mer du Japon. C’est sur les bords de ce fleuve que les Russes se trouvèrent face à face avec les Mantchoux, à peu près à l’époque où ceux-ci s’emparaient de la Chine. Après plusieurs années de combats, pendant lesquelles les deux peuples se disputèrent la possession de ce grand débouché ouvert à l’Asie sur l’Océan-Pacifique, les Tartares, ayant achevé la conquête de la Chine, revinrent en forces, et un premier traité fut conclu à Nertshinsk, en 1689, entre les Moscovites et le khan de la Mantchourie, devenu empereur de la Chine. Par ce traité, les Chinois conservaient la possession du cours de l’Amoor et fermaient aux Russes l’accès de l’Océan; mais ils leur cédaient la rive gauche d’un affluent et leur laissaient ainsi un pied dans cette importante vallée. Le traité de Nertshinsk établissait ensuite des rapports commerciaux, sur le pied de la réciprocité, entre les deux nations, et des marchands russes visitèrent Péking depuis cette époque jusqu’en 1722, où, leur conduite ayant donné de l’ombrage aux Chinois, ils furent expulsés.

En 1728, un nouveau traité fut conclu à Kiatka, sur la frontière de la Sibérie, à peu de distance du lac Baïkal, entre des plénipotentiaires russes et chinois. La délimitation des deux empires dans la vallée de l’Amoor fut alors confirmée, et les relations commerciales rétablies entre les deux pays, mais à la condition que les échanges se feraient exclusivement sur la frontière, et au lieu même où se signait le traité. Cette règle toutefois ne s’appliquait qu’aux transactions ordinaires du commerce, les Chinois ayant concédé au gouvernement russe le droit d’envoyer à Péking des caravanes pour son propre compte. Ce droit, par lequel les mandarins s’étaient plu à rabaisser le tsar au rang d’un simple négociant, fut abandonné en 1762 par l’impératrice Catherine. Kiatka devint alors pour les Russes ce qu’était Canton pour le reste des populations européennes. Ils y joignirent seulement un privilège, réservé à eux seuls, et dont ils sont aujourd’hui encore en possession, celui d’entretenir à Péking lui collège russe, et d’être ainsi à portée d’obtenir certains renseignemens, de faire parvenir certains avis lorsque les intérêts de leur commerce ou de leur politique le réclament.

Depuis l’époque dont nous parlons, les rapports entre les Russes et les Chinois sont restés dans le même état : les marchandises chinoises, et surtout le thé, dont les Russes font une si grande consommation, viennent à Kiatka par des caravanes qui font très péniblement la traversée du désert mongol. Là elles sont échangées contre les produits des manufactures russes, sans que l’argent ou l’opium aient la moindre part à ce trafic, et le tsar ayant concédé le monopole du thé dans son empire à une compagnie, les grands bénéfices que procure cette vente permettent, malgré les frais énormes des transports, de livrer à bas prix les marchandises russes. Ces marchandises, les draps surtout, se placent avantageusement en Chine, et vont quelquefois jusqu’au littoral faire concurrence aux produits apportés par la navigation européenne.

Mais pendant que le commerce russe suivait ainsi tous les ans à époque fixe la route de Kiatka, le gouvernement des tsars n’était pas inactif du côté de l’Amoor. La fondation de ses établissemens au Kamtchatka, aux îles Aléutiennes, dans l’Amérique du Nord, l’étendue chaque jour croissante du commerce des fourrures, tant d’autres relations qu’il lui importait de nouer dans ces parages, lui faisaient regretter vivement de n’avoir pas sur l’Océan-Pacifique un port qui fût en communication facile avec la Sibérie méridionale. De la Russie proprement dite jusqu’à Irkoutsk, cette capitale des provinces sibériennes que les prisonniers de Pultava ont élevée dans une situation admirable sur les bords du Baïkal, il existe une grande voie fluviale, presque non interrompue, qui répand l’activité et la vie sur son parcours. De là vers l’est, on est obligé de suivre la Lena jusqu’à Yakoutsk, et à partir de ce point toutes les communications avec le Pacifique, avec Aian, Okholtsk, Petropolovsky, se font lentement et péniblement à des de chevaux.

Si au contraire on était maître de l’Amoor, dont les affluens remontent jusqu’aux abords du lac Baïkal, et dont la navigation est bien moins longtemps fermée par les glaces que celle de la Lena, on descendrait le fleuve jusqu’à son embouchure, qui forme un port magnifique. De plus, l’or, l’argent, le plomb, le fer, pour lesquels les mines russes de Nertshinsk, sur le Haut-Amoor, sont si renommées, trouveraient un débouché facile et sûr. Les bords du fleuve fourniraient du bois, des grains et tous les produits d’un pays fertile, sous une latitude tempérée. Maître de son cours et de ses affluens, on ne serait plus séparé de la Chine par l’immense désert de Gobi; on serait à deux cents lieues de Péking par terre, deux cents lieues seulement de pays boisés ou de vallées cultivées. Si enfin un jour la Russie croyait de l’intérêt de sa puissance de prendre aux affaires de Chine une part active, les soldats russes auraient bien vite franchi ces deux cents lieues, et ne tarderaient guère à arriver sous les murs de Péking. Ils auraient pour avant-garde ces cavaliers nomades, frères de ceux qui deux fois déjà, en 1644 et en 1854, ont vaincu les grandes armées chinoises, ces cavaliers dont un officier-général, qui a visité ces contrées il y a peu d’années, disait : « On voit, à leur allure dégagée et guerrière, que ce sont bien les descendans de Gengis-Khan, et que, bien conduits, ils feraient une excellente cavalerie légère. Il faut voir comme ils manient leurs chevaux, comme ils sont lestes et adroits... Ils sont dévoués à la Russie, parce qu’elle les traite bien et qu’ils savent que les Chinois abreuvent leurs compatriotes de dégoûts et d’outrages. Si on le voulait, un grand nombre de Mongols émigreraient en Russie, et si jamais il y a guerre entre les deux empires, ce seraient d’excellens auxiliaires. » En même temps que les soldats russes paraîtraient devant Péking, on verrait sortir des bouches de l’Amoor ces marins dont la dernière guerre nous a appris à connaître la valeur; on les verrait, sur ces mers lointaines, pourvus de ces approvisionnemens inépuisables que la prévoyance ambitieuse des tsars a seule le secret d’accumuler, et une fois à Péking, est-il si difficile de pressentir ce que feraient l’habileté des Russes à s’assimiler les populations conquises, et leur particulière habitude à manier les Orientaux? Quelle moisson à recueillir! Et quelles seraient désormais les limites de la puissance russe si elle venait à s’étendre sur la Chine, sur ses ports, ses matelots et toutes les sources de richesse qu’elle renferme en son sein?

On va nous dire sans doute que ce n’est là qu’un danger imaginaire, et que nous nous amusons à bâtir avec des hypothèses sans fondement un avenir tout fantastique. Reprenons donc notre route sur le terrain solide et sûr de la réalité. S’il faut en croire les récits les plus authentiques, le cours entier de l’Amoor est, à l’heure qu’il est, entre les mains des Russes. C’est dans ses eaux que pendant la dernière guerre se sont retirées cette frégate l’Aurore et cette flottille russe qui ont échappé par des prodiges de courage et d’habileté aux escadres réunies de la France et de l’Angleterre, et lorsque ces escadres, acharnées à la poursuite d’une proie qui leur échappait sans cesse, se sont approchées des bouches du fleuve, elles les ont trouvées garnies de batteries de côte, couvertes de troupes; elles ont entendu prononcer des noms de forts et d’établissemens militaires jusqu’alors parfaitement inconnus, déjà reliés entre eux par des lignes de navires à vapeur. L’Amoor est donc aujourd’hui un fleuve russe. Nos missionnaires ont confirmé ce que nos marins avaient appris. C’est, disent-ils, vers 1850 que l’envahissement s’est accompli. Les Russes résidaient à cette époque à un endroit nommé Ou-a-ki, proche de l’embouchure du fleuve. Ils dirigèrent aussi une expédition sur la grande île de Segalien, qui s’étend en face de l’entrée de l’Amoor, et n’est séparée au sud des îles japonaises que par le détroit de La Peyrouse; mais l’occupation de cette île n’a été que temporaire : les Russes l’ont évacuée pendant la dernière guerre, nos marins y ont trouvé leurs huttes encore debout, et les Japonais, qu’ils avaient chassés, ont rétabli leur domination dans la partie méridionale de l’île. Qu’on ne se hâte pas toutefois de prendre cette retraite pour un pas en arrière : en portant les yeux sur la carte, cinquante lieues au sud des bouches de l’Amoor, on trouvera sur la côte de Chine un port qui servit, il y a deux ans, de refuge à la Pallas, et où le gouvernement russe fonde, dit-on, maintenant un grand établissement naval, qui n’a pas été possible dans le fleuve même par l’insuffisante profondeur de ses eaux. On ajoute que la cour de Péking a réclamé contre l’envahissement de son territoire et fait marcher les milices mantchoues à la frontière; « mais les braves des huit bannières, écrit Mgr Vérolles, vicaire apostolique de la Mantchourie, se sont tenus prudemment à l’écart. » Ce ne sont pas eux assurément qui chasseront ou arrêteront les Russes.

Nous avons mis ces faits dans tout leur jour, nous leur avons assigné toute leur portée; mais nous ne voudrions pas les exagérer non plus, et faire d’un danger possible un danger immédiat et menaçant. Nous sommes les premiers à croire que la Russie, dont il eût été bon peut-être de réclamer le concours dans les événemens qui se préparent, ne nourrit pas aujourd’hui le gigantesque projet du renversement de l’empire chinois; mais que les cartes viennent à se brouiller en Occident, que des guerres de peuple à peuple ou bien des commotions intérieures n’y permettent plus aux gouvernemens de porter au loin leurs regards, qui sait ce que pourra tenter alors à cette extrême frontière l’ambition russe, jalouse de prendre sa revanche sur l’Angleterre? l’Angleterre y veillera sans doute, ou plutôt nous ne doutons pas qu’elle n’y veille dès maintenant; nous ne doutons pas que dès maintenant, appréciant bien la situation de la Chine, elle ne se préoccupe des moyens d’opposer à la Russie dans l’avenir une barrière plus efficace que la grande muraille, jadis opposée aux invasions des Tartares. Cependant, s’il faut que nous disions toute notre pensée, il y a un grand intérêt à ce que l’Angleterre ne soit pas seule à élever cette barrière. Seule en effet dans ces parages, obligée de lutter contre les préjugés et les vieux usages des Chinois d’une part, et de l’autre contre les envahissemens menaçans de la Russie, il serait à craindre qu’elle ne fût entraînée à des actes qui, en lui faisant exercer une influence prépondérante sur les destinées du peuple chinois, auraient pour résultat de déplacer le danger que l’on aurait voulu éviter.

Disons tout de suite que dans cette circonstance l’Angleterre elle-même réclame avec instance le concours des puissances maritimes qui ont le plus d’intérêt à ce que la Chine ne devienne ni russe, ni anglaise. Ce concours lui sera-t-il refusé?

L’Angleterre, nous en sommes convaincus, est très sincère lorsqu’elle affirme qu’aucune pensée de conquête ne l’anime dans sa querelle avec la Chine. Son empire de l’Inde et l’extension presque journalière qu’elle est forcée de lui donner sont assez vastes pour lui suffire. Ce qu’elle veut, c’est que la Chine, ne pouvant être anglaise, demeure indépendante. Ce qu’elle veut, ce sont des facilités plus étendues pour son commerce, qui se sent resserré dans de trop étroites limites; ce sont des débouchés nouveaux pour ses produits, un nouveau marché pour ses échanges. Nous n’avons pas à rechercher si ce désintéressement, cet éloignement qu’elle montre pour toute pensée d’agrandissement n’est pas simplement une preuve de la confiance qu’elle a dans sa supériorité commerciale et maritime pour lui conserver le principal rôle auprès de la Chine indépendante. Rien de plus juste, de plus légitime que cette confiance : c’est aux autres peuples, s’ils le peuvent, de rivaliser avec le commerce et l’industrie britannique sur le vaste marché de l’empire chinois. Nous sommes sûrs que les États-Unis soutiendront hardiment cette lutte; nous voudrions que la France fût en état de l’entreprendre.

Mais c’est là une question d’avenir, et il y a une question actuelle, pressante, que l’Angleterre convie la France et les États-Unis à venir résoudre de concert avec elle. Il serait malheureux, très malheureux que son appel ne fût pas entendu. Le droit serait donné dès lors à l’Angleterre, qui serait seule à vider cette grande affaire, de s’en approprier tous les résultats. Malgré elle, on l’aurait poussée à accomplir en Chine quelque chose de semblable à ce qu’elle a accompli dans l’Inde. Après avoir tiré vengeance des actes sauvages, commis à Canton, nous la verrions occuper l’île de Chusan, à l’entrée du Yang-tze-kiang, et peut-être Formose, dont les mines de charbons promettent une source abondante de richesses. Ces îles deviendraient sur une grande échelle ce que Hong-kong a été dans ces dernières années, un point d’attraction pour les Chinois industrieux, qui fuiraient les désordres auxquels l’affaiblissement journalier du pouvoir des empereurs donnerait partout naissance. Ces émigrés formeraient promptement une race d’Anglo-Chinois, sujets de l’Angleterre plus que de la Chine, engagés nécessairement dans des conflits de chaque Jour avec la vieille population de l’empire, chaque jour invoquant contre l’autorité des mandarins la protection du canon britannique, et entraînant ainsi de proche en proche la puissance qui aurait le devoir de les défendre à une guerre de destruction contre la souveraineté impériale, à une conquête dont ils seraient les principaux instrumens. Il ne faudrait pas de bien longues années peut-être pour que ce prodigieux événement vînt à s’accomplir. Et comment accuser alors l’ambition britannique? La faute ne serait-elle pas tout entière à ceux qui auraient forcé l’Angleterre de régler toute seule une affaire qu’elle demande aujourd’hui à régler en commun avec toutes les puissances maritimes?

Il n’en sera pas ainsi : on ne voudra pas que l’équilibre des intérêts du monde civilisé puisse jamais être menacé au point où il le serait le jour où le poids immense d’un empire de trois cents millions d’âmes tomberait tout entier dans un seul des plateaux de la balance. Si ce péril n’est pas pour nous, nous devons l’épargner à nos neveux, et les risques d’une action commune ne sont pas ici de ceux devant lesquels il soit permis à de grands peuples de reculer.

La situation n’est plus ce qu’elle était en 1844, quand la France s’est présentée pour recueillir sa part de ce que l’Angleterre avait semé. La guerre de l’opium avait été une guerre toute commerciale et purement anglaise : nulle autre puissance n’avait eu à y prendre part. La question d’aujourd’hui, comme nous l’avons fait voir, touche à de plus hauts intérêts, à des intérêts vraiment européens. Nous ne pouvons (et les Américains pas plus que nous, ce nous semble) laisser à un seul peuple le soin de la résoudre, et prétendre ensuite être associés à des avantages que nous n’aurions payés d’aucun sacrifice. Nous ne pouvons guère non plus nous borner, avec quelques soldats et quelques navires, à un semblant de coopération : ni l’Europe, ni la Chine même ne s’y tromperaient, et cette démonstration, sans écarter le danger, pourrait n’avoir qu’un assez mince résultat. Mieux vaudrait déserter à jamais ces mers lointaines, y laisser le champ libre aux nations assez fortes, assez prévoyantes, assez confiantes en elles-mêmes pour faire les sacrifices nécessaires au développement de leur puissance; mais, nous le répétons, il n’en sera pas ainsi : nous verrons tous les peuples intéressés dans cette grande affaire prendre l’engagement de concourir, chacun selon la mesure de ses forces, à un même but qui serait nettement défini par la lettre d’un traité, et rien de plus simple que l’esprit dans lequel ce traité devrait être conçu.

Les puissances signataires s’engageraient à exercer sur la Chine une action morale et matérielle à l’effet d’obtenir d’elle pour les Européens le droit de circuler, trafiquer, résider et posséder sur tous les points de l’empire, le droit d’y professer et d’y enseigner leur religion. Les alliés s’engageraient également à n’acquérir aucun point du territoire chinois sans le consentement de tous, et à n’étendre la qualité et les droits de sujet européen à aucun Chinois sans l’accomplissement de certaines conditions réglées en commun.

Avec ces conditions ou d’autres analogues, nous croyons qu’on pourrait réussir à protéger efficacement les intérêts des sociétés civilisées en Chine, à empêcher, pour un temps du moins, que ce vaste empire, en devenant la conquête exclusive d’une seule nation, ne lui donne une prépondérance écrasante dans les affaires de ce monde. Ces conditions, on l’a dû remarquer, renferment toutes les demandes des associations de Londres et de Liverpool. Nul doute qu’elles ne donnassent également pleine et entière satisfaction au commerce américain, qui ne réclame nulle part que le droit de libre concurrence.

Pour nous Français, ce que nous y gagnerions serait avant tout le droit d’aller protéger efficacement nos missionnaires sur tous les points du Céleste-Empire, de maintenir là, comme partout, ce patronage du culte catholique que nous sommes seuls à exercer en ce monde, et qui, à un jour donné, peut devenir pour nous une nouvelle source de grandeur et de puissance. Nous ne prétendons pas dire que cette protection de la France devrait s’étendre aux Chinois nos coreligionnaires jusqu’au point de les soustraire aux lois de leur pays. On comprend que leur assurer cette sorte d’inviolabilité serait faire d’une autre manière ce qu’on aurait interdit aux Anglais de faire, en stipulant qu’il ne pourrait plus y avoir d’Anglo-Chinois ni de marine chinoise sous pavillon britannique; mais il est permis d’affirmer que du jour où une aussi large entrée aurait été ouverte en Chine à la civilisation européenne, du jour où la tête de nos vénérables missionnaires serait devenue sacrée, la persécution qui cesserait contre eux cesserait nécessairement aussi contre ceux qu’ils évangélisent, et que, par la seule puissance de la vérité, la foi catholique se répandrait, et avec elle le respect du nom français, dans ces lointaines contrées.

Notre commerce, qui, nous devons l’espérer, ne doit pas toujours rester aussi timide qu’il l’est aujourd’hui dans ses entreprises, ne manquerait pas non plus de recueillir sa part des avantages de tout genre que présenterait au génie européen l’exploitation des besoins du peuple chinois. Nous pourrions contribuer à introduire la navigation à vapeur sur ces fleuves, ces canaux, ces lacs, qui servent de voies de communication à des populations innombrables et voyageuses[6].

L’émigration aussi pourrait nous donner de grands résultats. On sait avec quelle facilité les Chinois émigrent; la Californie et l’Australie sont là pour montrer qu’ils ne craignent ni les longs voyages, ni le contact des sociétés européennes. Laborieux, industrieux, intelligens, ils font d’excellens colons quand on pourvoit soigneusement à leur bien-être et qu’on ne manque pas aux engagemens pris avec eux. Ne pourrions-nous pas les attirer en Algérie? Par l’isthme de Suez, le voyage serait assez prompt, et le courant d’émigration, une fois établi, alimenterait une marine marchande considérable. Notre Afrique française, ce vaste et fertile pays, situé si près de nos côtes et pourtant colonisé si imparfaitement jusqu’à ce jour, verrait alors ses solitudes se peupler et fructifier. Ou nous nous trompons, ou il serait assez facile d’obtenir que cette émigration entraînât surtout hors de la Chine les catholiques, que l’influence de nos missionnaires déterminerait à emmener leurs femmes et leurs enfans, et à rompre avec ce culte des ancêtres qui jusqu’à présent a fait des émigrans chinois de vrais oiseaux de passage, toujours empressés de regagner le nid paternel.

Nous ne faisons qu’indiquer ces perspectives, et nous revenons à notre sujet principal.

Les conditions du pacte dont nous avons parlé plus haut une fois déterminées, il s’agirait de les mettre à exécution. Chacun devrait fournir sa part de forces navales et militaires, et une fois l’incident de Canton vidé, il serait sans doute nécessaire d’occuper un point central comme base des opérations ultérieures à entreprendre. Ce serait probablement Chusan, ou mieux encore Shanghaï. C’est de là que partirait pour Péking l’expédition chargée d’obtenir par la persuasion ou par la force les conditions arrêtées à l’avance, et de porter au fils du ciel le baptême de cette civilisation chrétienne qui a élevé les peuples européens si haut au-dessus du reste de l’humanité. Noble et glorieuse entreprise qui aurait passionné nos pères, et bien digne d’illustrer ceux qui aujourd’hui seraient chargés de l’accomplir !

Et si le but a de la grandeur, la conduite de l’expédition serait aussi pleine d’intérêt par toutes les circonstances nouvelles qui ne manqueraient pas de s’y rattacher.

Nous n’avons pas parlé de négociations préalables, parce qu’avec le caractère bien connu des Chinois elles ne feraient qu’ouvrir la porte à d’interminables lenteurs. Nous sommes assurés qu’on ne donnera pas cette fois à l’astuce des mandarins un avantage que trop souvent déjà on lui a procuré. La guerre a d’ailleurs été déclarée de fait devant Canton. On se présenterait donc devant l’embouchure du Pei-ho[7], et toute la partie légère de l’expédition pénétrerait dans le fleuve. On remonterait alors par terre et par eau, au milieu d’un pays complètement plat, jusqu’à Tien-tzin, grande ville située à vingt-cinq lieues de Péking, dont elle est le port et où les grosses jonques qui viennent du Japon et des pays lointains déchargent leurs marchandises. Là sans doute serait concentrée toute la résistance, car il n’est guère à croire que l’empereur, quelque affaibli qu’il soit, se rende sans combat; mais ce combat ne serait ni bien long, ni bien sanglant. La victoire une fois remportée, et la résolution des alliés, la supériorité de leurs forces, la puissance de leurs moyens de destruction de nouveau bien constatés, l’empereur cédera; ce qui s’est passé en 1842 et ce que l’on sait du caractère chinois permettent peu d’en douter. Il cédera d’autant plus volontiers qu’on ne lui demandera pas de concessions territoriales, et qu’il lui restera l’espérance, qu’un Chinois ne perd jamais, de reprendre par la ruse et la perfidie ce qu’on lui a arraché par la force. Cependant ces prévisions pourraient ne pas se réaliser; il se pourrait que la lutte se prolongeât et que l’empereur se retirât en Tartarie. Ce sera alors aux délégués des puissances alliées chargés de la direction de l’expédition de poursuivre la guerre, de suppléer à l’empereur absent, et de prendre toutes les mesures propres à pousser jusqu’au bout le succès de l’œuvre entreprise.

Ce succès une fois obtenu, et le gouvernement chinois, quel qu’il fût, lié par un traité, il s’agirait de le faire exécuter. Ce serait l’œuvre des escadres alliées, et ici il m’est impossible de ne pas signaler le rôle important que la marine, et surtout la marine nouvelle, les canonnières et tous ces avisos légers, quoique armés de la plus puissante artillerie, joueraient dans toute cette campagne; il m’est impossible de ne pas faire remarquer comment la Chine, avec les voies innombrables qui y sont ouvertes à la navigation, avec ses fleuves, ses lacs, ses canaux, sur lesquels flottent des jonques de 300 tonneaux, se prêterait merveilleusement à l’action de ces navires dont la puissance formidable a été révélée par une récente expérience. On a vu dans la Baltique et dans la Mer-Noire quels ravages exerce l’artillerie navale, surtout dans les rangs pressés des troupes de terre. Or en Chine cette grosse artillerie, accompagnant partout les troupes européennes, leur prêterait une force irrésistible. Les canonnières seraient en même temps employées à remorquer partout des vivres, des approvisionnemens, des casernes flottantes, tout ce matériel dont la réunion et la mobilisation constituent peut-être la plus grande difficulté de la guerre. Enfin, la paix faite, ce seraient encore nos bâtimens à vapeur qui seraient chargés d’aller faire conîiaitre jusqu’aux extrémités de l’empire, jusqu’aux frontières du Thibet, la révolution accomplie, et de donner à ces populations lointaines la première impression de la puissance et de la supériorité de la civilisation de l’Occident. Cette tâche serait délicate, et elle réclamerait de ceux qui auraient à l’accomplir beaucoup de tact et en même temps beaucoup de fermeté. Le premier effet à produire sur les Chinois de l’intérieur aurait, on ne saurait se le dissimuler, une très grande importance. Cette apparition d’une race d’hommes étrangère au milieu d’eux les étonnerait, et ce ne serait pas du premier coup qu’ils apprécieraient ce que le contact des Européens peut leur rapporter d’avantages. Sans doute alors agens militaires ou autres auraient à s’inspirer de l’exemple donné par M. Alcock à Shanghaï. Ce n’est pas à nous de répondre ici pour les Anglais et les Américains; mais nous croyons pouvoir affirmer que toute la partie de cette tâche qui reviendrait à la marine française serait dignement remplie. On trouverait là chez nos officiers ce courage à la fois modeste et inébranlable, ce dévouement éclairé et persévérant dont ils donnent partout des preuves, et qui ne sont pas toujours appréciés comme ils méritent de l’être. Leurs efforts sauraient bien seconder leurs alliés pour apprendre aux Chinois à estimer et respecter l’Europe.

Il est moins facile de prévoir l’influence que le mélange journalier des mœurs et des idées de l’Occident exercerait sur l’organisation de la société chinoise et sur l’assiette de son gouvernement. Quoique nous nous soyons déjà hasardés bien loin dans le champ des hypothèses, nous n’irons pas jusqu’à exprimer à ce sujet une opinion. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’organisation de cette société a reçu déjà et reçoit tous les jours de bien profondes atteintes. Nous avons montré l’ébranlement croissant du gouvernement impérial, son impuissance, son discrédit, les insurrections redoutables qui se sont dressées contre lui. Il nous paraît difficile que les rapports avec les Européens, si ces rapports sont faciles et amicaux, si les autorités européennes et chinoises agissent loyalement et dans une cordiale entente, n’aient pas pour effet de rendre au gouvernement impérial un certain degré de force et de considération. Les abus monstrueux qui font sa faiblesse et sa honte tendraient nécessairement à s’amoindrir ou même à disparaître au contact de notre civilisation, et peut-être l’énergie vitale se réveillerait-elle, au moins pour un temps, dans ce grand corps, aujourd’hui menacé de dissolution.

S’il en est autrement, si le gouvernement chinois veut ajouter à tous ses embarras une lutte insensée contre la civilisation européenne, au lieu de s’appuyer sur elle pour se faire pardonner sa défaite, nul doute qu’alors il accélérera sa chute; mais dans ce cas même il n’est guère probable que le vieil édifice s’écroule immédiatement, et lorsqu’arrivera la catastrophe, la société chinoise, déjà depuis quelque temps en rapport avec les Européens, sera profondément modifiée. Initiés à nos idées et à nos usages, à nos arts et entre autres à celui de la guerre, mêlés chaque jour avec nous et tout pénétrés de notre influence, les Chinois ne seront déjà plus exposés à l’une de ces conquêtes accomplies par un coup de main comme celles de Fernand Cortez et de Clive; ils ne seront plus ce peuple qu’on voit aujourd’hui, moins par pusillanimité que par ignorance, incapable de disputer une demi-heure aux Européens un champ de bataille. Une invasion comme celle de 1644 ne suffira plus à les réduire. Sans doute aussi leurs croyances religieuses ou plutôt leur athéisme pratique et leurs ignobles superstitions auront commencé à faire place à la pure lumière de l’Évangile. Le rôle de nos missionnaires grandirait alors, et un champ bien autrement étendu qu’il ne le fut jamais s’ouvrirait à leur salutaire influence. Ce serait à la charité publique en Europe de faire des efforts proportionnés à la tâche nouvelle de ces ouvriers évangéliques. Les annales de nos missions, la persistance avec laquelle la foi catholique s’est maintenue en Chine depuis trois siècles, malgré la persécution, malgré les supplices et les tourmens les plus raffinés, nous donnent le ferme espoir que nos conjectures ne seront pas démenties, que le christianisme sera pour l’empire chinois l’agent le plus puissant de sa régénération. Oui, nous avons l’heureuse confiance que cet empire, au lieu d’agrandir le domaine déjà si vaste d’une des deux puissances européennes qui se disputent la suprématie en Orient, prendra, avec le temps, parmi les états indépendans de la grande famille chrétienne, le rang que lui assignent l’intelligence de ses habitans, leur nombre et les avantages matériels que Dieu leur a donnés.

Au moment où nous achevons ces pages, l’idée nous vient que toutes nos dernières pensées pourraient bien n’être pour une partie des lecteurs que de gratuites hypothèses, de vaines utopies. A cela nous demandons la permission de répondre à l’avance une seule parole. Combien de fois, depuis un siècle surtout, n’a-t-on pas vu les rêves de la veille devenir les réalités du lendemain ! Et l’effort de la sagesse humaine ne doit-il pas être de prévenir celles de ces réalités qui seraient des maux irréparables, comme de hâter l’accomplissement de celles qui peuvent être des bienfaits pour l’humanité?


V. DE MARS.

  1. Il est entendu que dans le cours de ce travail la dénomination d’Européens s’applique à tous les peuples d’origine européenne, et comprend par conséquent les Américains du Nord.
  2. Ces familles furent d’abord traitées avec de grands égards, et on leur assigna à Nanking un quartier spécial, où nul ne pouvait pénétrer sous peine de mort; mais cette protection ne tarda pas à leur être retirée, et l’un de nos missionnaires raconte que, dans l’hiver de 1855, la ville de Nanking fut subitement assourdie par un bruit infernal de pétards et de tamtams, annonçant le mariage d’un grand nombre de soldats insurgés avec des femmes ou des filles dont les maris ou les pères avaient péri sans doute pendant la guerre. Plusieurs centaines de ces malheureuses aimèrent mieux se donner la mort que de consentir à ces noces sauvages.
  3. On n’a pas oublié qu’au siège de cette ville les troupes impériales furent puissamment aidées par les équipages des bâtimens de guerre français la Jeanne d’Arc et le Colbert, engagés dans la lutte à la suite de circonstances qu’il serait trop long de rapporter.
  4. Qu’on nous permette de citer ici quelques passages du journal tenu, suivant l’usage chinois, par Pi-kwei, surintendant des finances à Canton, de ses conversations avec l’empereur en octobre 1849. Ce journal se trouve dans l’ouvrage de M. Meadows, lequel a connu Pi-kwei. On jugera par ces extraits des lumières de l’empereur et de la véracité de son mandarin.

    « L’empereur. — Il paraît que les barbares ne peuvent plus se passer du commerce de Canton, c’est leur gagne-pain.
    « Réponse. — Le peuple de Canton voit clairement qu’il en est ainsi.
    « L’empereur. — La puissance des Anglais paraît-elle réduite?
    « Réponse. — Oui... Ils n’ont plus que deux ou trois mille hommes à Hong-kong. La plupart des soldats verts (rifles) s’est dispersée faute d’argent,... et de plus un millier sont morts pendant les chaleurs.
    « L’empereur. — Dans toutes les affaires de ce monde, la prospérité est suivie par le déclin.
    « Réponse. — L’étoile divine de votre majesté est la cause du déclin des barbares
    « L’empereur. — Pensez-vous, d’après l’apparence des choses, que les barbares anglais ou autres donneront encore de l’embarras?
    « Réponse. — Non. Les Anglais n’ont rien gagné pour eux à la guerre. Quand ils se sont révoltés en 1841, ils n’étaient soutenus que par l’argent des autres nations qui voulaient élargir le trafic.
    « L’empereur. — Il est évident que le trafic est la principale occupation de ces barbares
    « Réponse. — Au fond, ils appartiennent à la classe des bêtes brutes, et il est impossible qu’ils aient le moindre but élevé
    « L’empereur. — La Chine n’a pas besoin des soieries ni des cotonnades étrangères. Regardez! moi qui suis le plus grand des hommes, mes chemises sont faites de coton de Corée. Je ne me suis jamais servi de coton étranger.
    « Réponse. — Les cotonnades étrangères ne sont bonnes à rien; elles n’ont pas de corps.
    « L’empereur. — Et ne se lavent pas bien, » etc., etc.

  5. Rapport de M. Mac-Gregor, consul anglais à Canton, 15 février 1847, et de M. Alcock, consul à Shanghaï, transmis de Hong-kong, 14 avril 1848.
  6. Il y a déjà un bâtiment à vapeur chinois sur le Yang-tze-kiang.
  7. Le Pei-ho a 14 pieds (anglais) d’eau sur sa barre.