La Question constitutionnelle - Les conditions d’existence de la république

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La Question constitutionnelle - Les conditions d’existence de la république
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 429-453).
LA
QUESTION CONSTITUTIONNELLE

LES CONDITIONS D’EXISTENCE DE LA REPUBLIQUE.

Après avoir tour à tour acclamé et détesté la république, la France semble aujourd’hui disposée à contracter avec elle un mariage de raison. Elle l’accepte comme un pis-aller peut-être, mais enfin elle l’accepte. La monarchie constitutionnelle, qui avait possédé jusqu’à ces derniers temps les préférences exclusives des classes les plus riches et les plus influentes, se trouve écartée ou ajournée par suite de la division irrémédiable des deux branches de la maison de Bourbon, l’empire a été frappé de déchéance par un décret que la nation ne paraît pas, quoi qu’on en dise, disposée à invalider. La république demeure donc maîtresse du terrain, mais saura-t-elle s’y maintenir? Saura-t-elle profiter des circonstances qui la favorisent pour devenir le gouvernement définitif de la France, ou ne sera-t-elle encore une fois qu’un accident politique? Ici le doute commence, et des objections de toute sorte se présentent aux esprits les moins prévenus contre le régime républicain. La France a un passé monarchique, et les deux expériences qu’elle a faites de la république ont-elles été bien propres à la détacher de ce passé? La république de 1792 n’a été qu’une longue et cruelle convulsion : de la dictature de la terreur, elle est descendue par une route sanglante dans l’anarchie et la corruption du directoire, pour aboutir au 18 brumaire. La république de 1848, plus bénigne que son aînée, a eu le malheur de déchaîner le socialisme, et tel a été l’effroi causé par cette informe et redoutable apparition que la nation effarée s’est réfugiée dans les bras d’un dictateur de rencontre. A qui la faute? Les républicains de secte, qui croient que la république ne peut faillir parce qu’elle est la république, s’en prennent naturellement à ses ennemis, et ils attribuent sa chute uniquement à la perversité des faiseurs de coups d’état. — Mais comment s’expliquer que la France se soit rendue complice de ces pervers, qu’elle ait accueilli le 18 brumaire avec un enthousiasme voisin du délire et qu’elle ait couvert d’un bill d’indemnité l’acte de forfaiture du 2 décembre? Cette complicité pourrait-elle trouver une explication raisonnable, si la république avait été, nous ne disons pas un gouvernement infaillible, mais simplement un gouvernement supportable?

Ce n’est pas, quoi qu’on en dise, en dehors des gouvernemens qu’il faut chercher les causes de leur chute, c’est en eux-mêmes. Ils ne peuvent durer qu’à la condition d’être appropriés aux besoins qu’ils ont à satisfaire, adaptés aux services qu’ils sont destinés à rendre, et comme ces besoins s’étendent et se modifient sans cesse, comme ces services se multiplient et se compliquent tous les jours, les gouvernemens doivent progresser d’une manière parallèle. Ceux qui ne se transforment point font place à d’autres et ceux-ci succombent à leur tour, s’ils demeurent au-dessous de leur tâche, jusqu’à ce que d’essai en essai, de chute en chute, on arrive, en profitant des dures leçons de l’expérience, à une constitution politique qui convienne à la société renouvelée.


I.

Que sont de nos jours les nations civilisées? De vastes associations politiques et économiques, qui se trouvent parfois à l’état d’hostilité et toujours en concurrence les unes avec les autres. Quand l’état d’hostilité devient aigu, quand la guerre éclate, — et elle n’éclate, hélas! que trop souvent, — la victoire se fixe presque toujours du côté de la nation dont les forces et les ressources de toute sorte ont été aménagées avec le plus de sagesse et développées avec le plus d’intelligence et d’activité pendant la paix. Or il y a deux conditions qui ont été de tout temps presque également nécessaires au bon aménagement des forces et des ressources des nations, et dont le caractère de nécessité est devenu de plus en plus marqué sous l’influence des changemens que le courant naturel de la civilisation amène : ce sont la sécurité et la liberté. Le besoin de sécurité s’est étendu à la fois dans l’espace et dans le temps, parce que les intérêts qui demandent à être protégés se sont développés graduellement sur une aire plus vaste, tout en croissant en durée. Tandis que dans les anciennes sociétés l’agriculture et l’industrie elle-même n’exigeaient qu’une faible application de capital, tandis qu’une seule récolte suffisait le plus souvent à rembourser le laboureur de ses avances, de nos jours, grâce aux progrès qui ont renouvelé et augmenté successivement le matériel de la production, le capital a pris un rôle de plus en plus considérable dans toutes les branches de l’activité humaine. Le seul capital placé dans les chemins de fer de la France dépasse actuellement le chiffre de 25 milliards, et, si nous voulions évaluer l’ensemble des capitaux qui alimentent la production française, c’est par centaines de milliards que nous devrions compter; mais ces capitaux, engagés généralement pour un temps indéfini, ont besoin aussi d’une sécurité indéfinie, et ce besoin s’accroît encore par le fait qu’ils sont fournis en grande partie par le crédit, et qu’ils se renouvellent incessamment au moyen de l’échange. Dans les anciennes sociétés, chaque famille, avec ses serviteurs, esclaves ou serfs, produisait à peu près toutes les choses dont elle avait besoin sur ses propres terres et avec ses propres capitaux, en n’échangeant que la plus faible portion de ses produits contre des articles provenant d’autres sols et d’autres climats; aujourd’hui on ne possède plus guère que par exception la totalité de ses moyens de production, et d’un autre côté, dans le plus grand nombre des industries, on ne consomme rien ou presque rien de ce que l’on produit. Divisée en une multitude de branches qui vont chaque jour se subdivisant encore, la production exige, comme règle, le concours du crédit et de l’échange. Si dans l’industrie agricole il y a des paysans propriétaires qui exploitent eux-mêmes leur lopin de terre et qui consomment eux-mêmes aussi une partie des produits qu’ils en tirent, la plupart des grandes et des moyennes propriétés sont affermées, le capital d’exploitation appartient au fermier ou est emprunté par lui, le travail est loué, et les produits sont en presque totalité vendus. Dans les entreprises industrielles, le capital fixe est réuni le plus souvent par voie d’association, soit qu’il s’agisse de simples partnerships ou de vastes sociétés anonymes, le capital roulant est en plus grande partie encore fourni par le crédit, et c’est par le moyen de l’échange que toutes ces entreprises réalisent les résultats de leur production. Le cultivateur échange son blé, son vin ou son bétail, le manufacturier ses fils ou ses tissus par l’intermédiaire du commerce, qui se charge de mettre toute sorte de produits à la disposition du consommateur, en tout temps, en toutes quantités et en tous lieux, soit à l’intérieur du pays, soit au dehors et jusqu’aux extrémités du globe. Nous n’avons pas à faire ressortir ici les avantages de cette organisation nouvelle de la production ; on sait à quel point elle a contribué à multiplier la richesse ; mais cet organisme économique, si puissant et si complexe, est en même temps d’une sensibilité extrême, comme toute machine perfectionnée. Il suffit de la rupture d’un rail pour faire dévier une locomotive et broyer un convoi, tandis qu’une lourde et grossière charrette peut cheminer sans encombre dans les ornières d’une route négligée. Il suffit non pas même d’une perturbation, mais de la seule crainte d’une perturbation dans le milieu où fonctionne le mécanisme délicat du crédit et des échanges pour frapper de paralysie cet appareil vital, qui fournit à chacun ses moyens d’existence. Qu’une guerre menace ou, pis encore, une révolution intérieure, et voici que les capitaux cessent à l’instant de se prêter ou ne se prêtent plus qu’avec la surcharge d’une prime destinée à couvrir ce risque ou cette appréhension d’un risque, voici que les entreprises existantes, — et elles se comptent par centaines de mille, — sont obligées d’arrêter ou de restreindre leur production, voici que les entreprises en projet ou en voie de formation sont ajournées jusqu’après la crise. Il en résulte que tous ceux qui contribuent à créer, à entretenir et à mettre en œuvre l’immense et multiple appareil de la production et de l’échange, propriétaires, capitalistes, industriels, négocians, ouvriers, se trouvent atteints ou menacés dans leurs moyens d’existence, restreignent leur consommation, et que tous les débouchés se resserrent, soit directement, soit par répercussion, à commencer par ceux des industries ou des arts qui fournissent les articles de luxe ou de nécessité secondaire. N’a-t-on pas constaté par exemple que la révolution de février 1848 avait abaissé en une seule année la production de l’industrie parisienne de 1,463 millions à 767? N’en faut-il pas conclure que le besoin de sécurité s’est accru, et que cette entreprise supérieure qui s’appelle un gouvernement, et dont la fonction essentielle consiste à produire de la sécurité, doit développer et perfectionner sa production dans la mesure du développement et du progrès de toutes les autres branches de l’activité humaine ?

Est-ce tout ? La sécurité est-elle le seul bien nécessaire qu’une nation attende de son gouvernement, et qu’il ait l’obligation de lui procurer ? Non ! il faut y joindre la liberté, et ici encore les garanties qui pouvaient suffire dans les anciennes sociétés sont devenues insuffisantes pour les nôtres. Dans le milieu social que nous a fait la civilisation accumulée de tant de siècles, l’individu s’appartient presque complètement, il est le maître de sa destinée, mais c’est à la charge de se procurer lui-même des moyens d’existence et d’en régler l’emploi. Et pour remplir cette obligation, naturellement attachée au self-government, il faut que chacun ait la liberté entière de donner à ses facultés et à ses biens l’emploi le plus utile; sinon, il ne pourra s’acquitter complètement de ses obligations, et sa condition deviendra difficile et précaire. Que si on lui enlève une portion de liberté pour l’ajouter à celle d’un ou de plusieurs individus par la création d’un monopole ou d’un privilège, la condition du bénéficiaire de ce monopole ou de ce privilège se trouvera du même coup facilitée et assurée. On aura ainsi créé une injustifiable inégalité et suscité entre les membres d’un même état des germes d’antagonisme qui grandiront tôt ou tard. On aura de plus entravé le développement général de la société en frappant d’une paralysie partielle les facultés productives du grand nombre sans augmenter en compensation l’activité des privilégiés : l’expérience montre au contraire qu’ils ralentissent d’autant plus leurs efforts qu’ils ont moins à redouter la concurrence. Il faut donc que le gouvernement s’applique à garantir à chacun le libre usage de ses facultés et de ses biens, s’il veut faire régner dans la société cette bonne entente qui ne peut se fonder que sur la justice, s’il veut encore y provoquer le déploiement utile de toutes les forces physiques et morales à l’aide desquelles se crée la richesse publique et se fonde la puissance d’un état.

Les libertés du travail, du commerce, de l’enseignement, des cultes, concourent par des voies diverses à ce résultat final. On peut en dire autant des libertés politiques, qui permettent à tous les membres de la nation de participer à la gestion des affaires publiques ou tout au moins de la contrôler. Quand elles font défaut, quand le gouvernement est le monopole d’une classe, ce monopole excite la légitime jalousie des autres, et de plus il limite le choix des hommes capables de prendre part à la direction des affaires communes; quand à ce monopole se joignent, comme il arrive presque toujours, des restrictions à la liberté d’examiner et de contrôler les actes des gouvernans, les rouages de la machine gouvernementale ne tardent guère à se rouiller, faute de surveillance; elle se détraque, elle s’effondre, et ce n’est trop souvent qu’après de longs efforts, d’immenses sacrifices et de cruelles souffrances que l’on parvient à la reconstituer. Voilà donc tout un faisceau de libertés dont les gouvernés et le gouvernement lui-même ne peuvent se passer longtemps, et qui ont été qualifiées à bon droit de « libertés nécessaires. » Il convient d’ajouter que ce caractère de nécessité devient plus prononcé à mesure que la concurrence internationale oblige les peuples à déployer plus d’activité pour se maintenir à leur rang. Une nation pouvait s’endormir autrefois dans les limites fermées de son territoire; elle ne le peut plus depuis que ses frontières sont devenues perméables au courant sans cesse grossissant de la civilisation générale. Du moment par exemple où elle entr’ouvre une porte aux échanges extérieurs, elle subit, quoi qu’elle fasse pour s’y soustraire ou pour en amortir l’effet, l’action de la concurrence. Elle est obligée de se tenir au niveau du progrès général dans toutes les branches de sa production, sous peine d’être débordée par ses rivales, et de subir un amoindrissement absolu ou relatif des ressources qui sont les matériaux de sa puissance. La concurrence internationale suscite, fomente le progrès chez tous les peuples que l’expansion irrésistible de l’industrie, servie par des voies de transport multipliées et perfectionnées, a mis en communication; elle leur est un aiguillon puissant et inexorable qui les pousse en avant, mais qui peut aussi infliger des blessures mortelles à ceux dont la liberté d’action est entravée ou mutilée.

Ce n’est pas tout encore. Les gouvernemens modernes ont bien d’autres fonctions que celles qui consistent à garantir la sécurité intérieure et extérieure de l’état, la propriété et la liberté des citoyens, quoique celles-ci soient de beaucoup les plus importantes. Ils empiètent continuellement sur le domaine de l’activité privée, et leurs attributions vont en s’étendant à mesure que leur intervention semble devenir moins nécessaire. Ils distribuent l’instruction à tous les degrés, ils encouragent et subventionnent les arts, ils créent et ils exploitent les voies et les instrumens de communication; enfin ils se croient obligés d’exercer « une tutelle administrative » sur de nombreux intérêts. Ces fonctions, jointes aux services qui sont plutôt de leur ressort naturel, savoir la garantie de la sécurité et de la liberté, exigent le concours d’un personnel nombreux, actif, instruit et par-dessus tout inaccessible à la vénalité et à la corruption. Ce personnel, on ne l’improvise pas plus que dans toute autre branche de l’activité humaine. Il ne peut se former qu’à la longue, par des générations successives engagées dans les divers services d’un gouvernement, l’administration, la justice, l’armée, l’enseignement, et qui s’en lèguent en la grossissant l’expérience acquise sous le nom de tradition. Sans doute il n’est pas bon que ces services soient monopolisés au profit d’une caste, et le régime des maîtrises gouvernementales ne vaut pas mieux que celui des maîtrises industrielles. En revanche, on ne peut contester que l’hérédité libre des fonctions ne procure des avantages analogues à ceux dont elle est la source dans les professions et les industries privées. Gouverner et administrer un état avec un personnel temporaire, continuellement renouvelable au gré du caprice populaire, ne serait pas plus facile que de faire prospérer une industrie avec un personnel qui pourrait être complètement changé tous les trois ans ou tous les quatre ans, de telle sorte que les bottiers fussent chargés de fabriquer du drap et les drapiers réduits à faire des bottes. On serait probablement très mal habillé et non moins mal chaussé sous ce régime; comment pourrait-on être bien gouverné et administré?

Voilà donc, dans ses traits essentiels, la tâche des gouvernemens modernes. Non-seulement cette tâche est plus vaste que ne l’était celle des gouvernemens d’autrefois, mais encore, en dépit des progrès de la civilisation générale, sans parler du perfectionnement des procédés et des instrumens matériels dont ils peuvent disposer, elle présente un surcroît de difficultés et de périls.

Examinons par exemple à ce point de vue les rapports des états entre eux. Ne sont-ils pas infiniment plus fréquens et compliqués qu’ils ne l’étaient jadis, ne le deviennent-ils pas tous les jours davantage? Les progrès de l’industrie et le développement prodigieux des voies de communication, en mettant en relation tous les peuples civilisés ou à demi civilisés du globe, n’ont-ils point par là même multiplié entre eux les occasions de querelles et de conflits? Ces différends, la sagesse commande aux états plus encore qu’aux particuliers de les éviter; mais enfin cela n’est pas toujours possible, et, comme il n’existe point de tribunaux d’états assistés d’une force publique internationale pour les résoudre, ils ne peuvent être vidés le plus souvent que par la force. C’est ainsi que la civilisation, au lieu de diminuer les risques de guerre, comme il semblait permis de l’espérer, a eu au contraire pour résultat de les augmenter. Elle n’a pas davantage atténué les maux de la guerre. La guerre est plus destructive, surtout elle exerce une influence perturbatrice plus étendue qu’aux époques où la richesse accumulée était moindre et où les relations de peuple à peuple étaient plus rares. La paix elle-même revient aujourd’hui plus cher. L’historien Gibbon, faisant le dénombrement des forces qui suffisaient sous Auguste pour protéger l’empire romain contre les barbares et en assurer la sécurité intérieure, n’arrive qu’à un total d’environ 175,000 hommes. Combien nous sommes loin aujourd’hui de ce chiffre modeste! Et pourtant nous n’avons plus à redouter les invasions des barbares, ce sont bien plutôt les barbares qui ont à redouter les nôtres; la civilisation ne se défend plus, elle attaque. Malheureusement les nations civilisées sont restées les unes à l’égard des autres à l’état de barbarie, et il faut bien qu’elles augmentent leurs défenses à mesure que s’accroissent entre elles les risques de guerre. Il y a un siècle, on se contentait d’armées relativement peu nombreuses, qui pouvaient être levées au moyen d’un recrutement à peu près volontaire. Depuis la révolution, les armées se recrutent par voie d’impôt, et leur nombre n’a plus d’autre limite que celle de la récolte annuelle des hommes mûrs pour le service militaire. La conscription elle-même ne suffisant plus, on l’a remplacée par le service entièrement obligatoire. Ces effectifs de plus en plus nombreux que l’on enlève aux travaux productifs, il faut les entretenir, au moins en partie, d’une manière permanente, il faut encore les pourvoir d’un armement qui devient chaque jour plus efficace, et aussi plus dispendieux. C’est ainsi que la paix subit un renchérissement continu, ce qui n’empêche pas, hélas! les guerres de coûter infiniment plus cher. C’est par milliards qu’on en calcule maintenant les frais, et si l’on songe que les guerres futures mettront aux prises tout ce que les nations belligérantes pourront fournir d’hommes valides, pourvus d’un armement qu’on s’ingénie sans cesse à perfectionner, si l’on songe que la richesse accumulée sous toutes les formes, exposée aux ravages des armées, va de même en s’augmentant, on acquerra la triste conviction que le prix de la guerre est destiné à monter plus encore que celui de la paix. La conclusion pratique qu’il faut tirer et de cette multiplication des risques de guerre et de cette aggravation des frais et des dommages que la guerre occasionne de nos jours, c’est que les gouvernemens doivent se tenir continuellement en éveil pour éviter des conflits que tant de points de contact entre eux et entre leurs nationaux, sans parler de leurs alliés, peuvent inopinément faire surgir, qu’ils doivent être toujours prêts, politiquement et militairement, à faire face à des agressions qu’il est quelquefois hors de leur pouvoir d’éviter, et qui peuvent causer des pertes et des dommages hors de toute proportion avec ceux des anciennes guerres. Une politique extérieure inhabile, téméraire ou imprévoyante, un état militaire affaibli par la routine, n’exposeront-ils pas en effet aujourd’hui plus que jamais une nation à subir des revers mortels pour sa prospérité et sa puissance?

La sécurité intérieure est-elle plus facile à sauvegarder? Nous ne nous arrêterons pas aux dangers que les crimes ou les délits privés font courir aux personnes et aux propriétés. Quoique l’art de la police ait encore plus d’un progrès à faire, il suffit à sa tâche dans la plupart des états civilisés; mais il est un autre péril plus étendu et plus menaçant pour la société tout entière, et contre lequel les moyens de police demeurent impuissans : nous voulons parler de celui qui résulte de l’existence et de la propagande de cet ensemble confus de doctrines antisociales connues sous la dénomination générique de socialisme. A vrai dire, ce péril n’est pas nouveau. Les sociétés à esclaves de l’antiquité ont eu leurs guerres serviles, le moyen âge a eu ses jacqueries, et la lutte que nous avons vue renaître entre le capital et le travail n’est autre chose qu’un prolongement ou une reprise de ces luttes anciennes. Seulement des circonstances particulières à notre temps, la centralisation industrielle, le développement extraordinaire des moyens de communication intellectuelle et matérielle, ont contribué à les généraliser. Ni les esclaves ni les serfs ne savaient lire, et dans l’état d’isolement où ils vivaient il leur était difficile de combiner leurs révoltes contre un ordre social dont ils étaient victimes, mais qu’il eût été, au surplus, hors de leur pouvoir de modifier. Il n’en est plus de même aujourd’hui. La classe qui occupe les régions inférieures de la société a cessé d’être disséminée et assujettie : des centaines de milliers d’ouvriers sont agglomérés dans les grands centres d’industrie; les plus intelligens ont reçu les premiers rudimens de l’instruction, ils ont leurs journaux, et à défaut de réunions autorisées n’ont-ils pas les conversations du cabaret et de l’atelier? Il leur est permis de s’entendre, de se liguer pour soutenir ou pour augmenter le prix de leur travail; comment d’ailleurs le leur défendre? Ces circonstances réunies ne favorisent-elles pas singulièrement la propagande et les tentatives de subversion du socialisme révolutionnaire? Dira-t-on que les classes inférieures n’ont plus contre la société les griefs qui suscitaient les révoltes des esclaves et des serfs? Soit; mais elles en ont d’autres, et, pourquoi ne le dirions-nous pas? il y en a bien quelques-uns de fondés, car la société où nous vivons est perfectible, elle n’est pas parfaite. Nous ajouterons même que les maux qui naissent de ses imperfections, de ses vices, doivent être surtout ressentis par la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Comme dans les grandes compagnies industrielles ou financières ce sont les petits actionnaires qui pâtissent le plus des fautes ou des abus de la direction, dans une société la mauvaise gestion des affaires publiques, les dépenses improductives ou nuisibles auxquelles se livre le gouvernement, les privilèges qu’il accorde, la corruption qu’il entretient, retombent principalement sur le grand nombre, dont ils augmentent les charges et tarissent les ressources.

Allons plus loin, et convenons que la liberté n’a pas été pour les classes ouvrières une source de biens sans aucun mélange de maux. Lorsqu’elles ont été émancipées de la tutelle de leurs maîtres détestés, avaient-elles bien le jugement assez formé pour se gouverner utilement elles-mêmes? Déclarées majeures et comme telles astreintes à toutes les obligations que la majorité impose, possédaient-elles bien la capacité nécessaire pour s’en acquitter? La nature n’était-elle pas trop souvent ici en retard sur la loi? Combien d’ouvriers sont demeurés imprévoyans comme des enfans ou des sauvages, vivant au jour le jour, n’ayant aucune idée de la responsabilité! Comment la liberté ne leur aurait-elle pas été dure? comment ne l’auraient-ils pas maudite, et la société avec elle? Faut-il donc s’étonner s’ils ont prêté une oreille complaisante à ceux qui leur montraient le remède à leurs maux dans une révolution sociale? Connaissaient-ils les conditions d’existence de la société? Dans leur état d’ignorance ou de demi-instruction, pouvaient-ils se rendre compte des impossibilités économiques du collectivisme, du mutuellisme ou du crédit gratuit? Quand on examine de près la situation matérielle des classes ouvrières, que l’on considère surtout l’état de minorité naturelle où elles sont en grande partie demeurées, on s’explique la faveur avec laquelle elles ont accueilli des doctrines qui sont à la mesure de leur développement intellectuel, et qui répondent à leurs dispositions morales. On peut combattre sans doute la propagande du socialisme, on peut encore l’affaiblir en pratiquant avec intelligence et résolution une politique réformiste, mais cela ne peut se faire en un jour. Ni l’instruction sérieuse, ni les réformes vraiment efficaces ne s’improvisent, et en attendant les doctrines subversives font leur chemin dans les esprits. Nous savons parfaitement que ces doctrines sont inapplicables, et qu’une société collectiviste ou communiste ne pourrait pas vivre; mais on peut, en vue d’établir cette société chimérique, bouleverser la société existante, et, par ce que nous ont coûté de simples révolutions politiques, nous pouvons conjecturer ce que nous coûterait une révolution sociale. Des années seraient nécessaires pour relever les ruines qu’elle aurait faites en quelques mois ou en quelques jours. Les classes menacées par les apôtres de la liquidation sociale ont le sentiment très vif de ce péril, peut-être s’en exagèrent-elles la proximité; mais il existe, et il faut s’en préserver. Or il ne suffit pas pour cela que le gouvernement soit capable de repousser par la force une invasion brutale du socialisme révolutionnaire, il faut encore qu’il soit constitué de manière à en empêcher l’invasion légale. En d’autres termes, il faut que le gouvernement demeure inaccessible aux socialistes, eussent-ils de leur côté la majorité numérique, — sinon point de sécurité intérieure.

De même que la sécurité intérieure, la liberté est exposée à des dangers particuliers, moins apparens peut-être, mais qu’il n’est guère moins important d’écarter, soit qu’on se place au point de vue des progrès nécessaires des nations maintenant soumises à la loi de la concurrence, soit qu’on envisage simplement l’intérêt bien entendu des gouvernemens eux-mêmes. Toute diminution de liberté implique, comme nous l’avons remarqué plus haut, une diminution d’activité productive, s’il s’agit des libertés économiques, — une diminution de contrôle, s’il s’agit des libertés politiques. Enfin, si l’on amoindrit la liberté des uns pour agrandir celle des autres en créant des monopoles ou des privilèges, ou, ce qui revient au même, si l’on augmente les charges des uns pour alléger le fardeau des autres, on suscite des inégalités artificielles contre lesquelles les intérêts lésés finissent tôt ou tard par réagir. Malheureusement la plupart des constitutions existantes n’offrent sur ces différens points à la liberté que des garanties insuffisantes ou illusoires. En livrant sans contre-poids le gouvernement comme un monopole à une aristocratie ou à une bourgeoisie censitaire, elles ont rendu à peu près inévitable l’amoindrissement de la liberté du grand nombre au profit du petit. C’est ainsi qu’en Angleterre l’aristocratie territoriale n’avait pas manqué d’abuser de son influence pour protéger les intérêts de la propriété foncière aux dépens du reste de la nation. Cet exemple n’est pas demeuré isolé, et l’on pourrait citer bien d’autres pays où le monopole politique n’a guère été plus respectueux pour les libertés économiques et pour le principe de la répartition équitable des charges publiques. Ce monopole n’a pas été plus favorable aux libertés politiques, droit de réunion ou d’association, liberté de la tribune et de la presse. Il les a trop souvent supprimées ou limitées, et non sans raison peut-être, car elles menaçaient son existence, mais elles n’en étaient pas moins nécessaires au développement de l’activité nationale, au contrôle et à l’amélioration des services publics.

N’avons-nous pas eu raison de dire que les gouvernemens modernes ont à remplir une tâche qui dépasse singulièrement en étendue et en difficulté celle de leurs devanciers? Il y a plus. Cette tâche, compliquée et ardue, ils sont obligés de la remplir dans toutes ses parties essentielles, sous peine de mort. S’ils ne savent ni conserver la paix ni faire la guerre avec succès, ils courent le risque d’être emportés dans la catastrophe d’une invasion; s’ils ne garantissent point d’une manière assez complète et assez sûre la sécurité intérieure et les libertés nécessaires, ils sont exposés à périr misérablement dans le guet-apens d’un coup d’état ou à sombrer dans une révolution. Tel a été le sort commun des gouvernemens qui se sont succédé en France depuis la chute de l’ancien régime. Tous ont échoué dans l’accomplissement de la tâche qui s’imposait à eux, mais ces échecs successifs et les catastrophes auxquelles ils ont abouti constituent une « expérience » dont les fruits ne doivent pas être perdus. Ce n’est qu’en recherchant par où chacun de ces essais imparfaits de gouvernement a péché qu’on pourra réussir à élever une construction politique plus utile et plus résistante.


II.

Le problème politique qui s’impose à nous consiste à trouver la constitution la mieux appropriée aux besoins de la France moderne, et ce problème, on ne peut le résoudre que par la méthode expérimentale, la seule vraie, la seule efficace dans les sciences politiques aussi bien que dans les sciences naturelles. Il faut donc étudier dans leurs caractères essentiels les différens régimes politiques sous lesquels la France moderne a vécu, monarchie constitutionnelle, empire, république, et reconnaître à quels besoins ils suffisaient, à quels besoins ils ne suffisaient point. Cela fait, on aura quelques indications positives sur les données du problème, on saura ce que l’expérience a consacré, ce qu’elle a condamné, et on se fera une idée approximative de la constitution qui peut s’adapter le mieux à l’état actuel de la France.

Commençons cet examen sommaire par la monarchie constitutionnelle telle que l’avait établie la restauration, en la greffant sur la vieille théorie du droit divin. En vertu de cette théorie, le roi légitime possédait un droit supérieur et imprescriptible au gouvernement de la France, et, s’il arrivait que ce droit dût être limité, réglé, il lui appartenait seul d’en définir les règles et d’en poser les limites. De là « l’octroi » de la charte, dont Louis XVIII avait emprunté à l’Angleterre les parties principales, sans rechercher d’assez près si une constitution peut être un article d’importation. La chambre des pairs, héréditaire comme la chambre des lords, était nommée par le roi, et la chambre des députés, appelée à jouer le rôle de la chambre des communes, représentait un corps électoral composé de propriétaires âgés de trente ans accomplis et payant une contribution directe de 300 francs; les députés n’étaient éligibles qu’à la condition de payer 1,000 francs d’impôts directs et d’avoir quarante ans accomplis. Sans renoncer au principe du droit divin, le roi se résignait dans la pratique à gouverner constitutionnellement, à l’anglaise, de concert avec ses deux chambres, par l’intermédiaire d’un ministère responsable. Ce régime a eu des mérites que tous les esprits impartiaux se plaisent à reconnaître : à l’extérieur, il a relevé la dignité et l’influence de la France; à l’intérieur, il a rétabli le crédit public, cicatrisé les plaies qu’avaient ouvertes vingt-cinq ans de guerre et deux invasions. L’administration était habile et probe, les dépenses étaient modérées, la France prospérait; cependant au bout de quinze ans une révolution que beaucoup de gens avaient prévue, mais que bien peu avaient voulue, emportait l’établissement constitutionnel de la restauration. Que lui avait-il donc manqué pour durer? Ce n’est pas à la démagogie et au socialisme qu’on peut imputer sa chute : la démagogie était encore ensevelie dans le linceul sanglant de la terreur, le socialisme commençait seulement à poindre, et n’avait pas même un nom. Il faut chercher la cause de cette chute soudaine plus haut, dans le pays légal constitué par la charte de 1814, où se heurtaient avant de se mêler les élémens politiques antérieurs à la révolution avec ceux qu’elle avait fait surgir. C’étaient d’un côté une noblesse qui n’avait pu se résigner complètement au nouvel état de choses et un clergé qui rêvait le rétablissement de ses anciens privilèges pour prix de l’alliance du trône et de l’autel, de l’autre une bourgeoisie considérable par le nombre, la fortune et les lumières, qui craignait d’être dépossédée de son pouvoir politique fraîchement acquis par un retour offensif de l’ancien régime. Entre ces deux fractions du pays légal, la lutte était inévitable. Peut-être aurait-elle fini par un traité de paix, peut-être ces deux élémens hostiles, mais ayant des intérêts et des dangers communs, auraient-ils fusionné à la longue, si le roi n’avait point fait cause commune avec la minorité et provoqué la révolution par une tentative de coup d’état, en se chargeant ainsi de fournir un argument pratique à ceux qui pensent que la royauté n’est pas nécessairement une garantie d’ordre et de stabilité. En dernière analyse, le gouvernement de la restauration est tombé pour avoir menacé la sécurité du nouvel état de choses que la révolution avait fondé; toutefois, en admettant qu’il n’eût pas commis cette faute irrémédiable, renfermait-il en lui-même les élémens nécessaires de durée? Le sort de la monarchie de juillet autorise au moins le doute à cet égard.

Sous le rapport du mécanisme constitutionnel, le gouvernement de 1830 ne différait point sensiblement de celui auquel il succédait. La royauté était conservée avec les mêmes attributions, elle passait seulement de la branche aînée de la maison de Bourbon à la branche cadette; la chambre des pairs continuait d’être nommée par le roi, avec cette modification en réalité assez peu importante, que l’hérédité était abolie; la chambre des députés demeurait ce qu’elle était sous le régime de la charte de 1814, sauf que le cens d’éligibilité était réduit de moitié, — de 1,000 francs à 500 francs, — et le cens électoral d’un tiers, — de 300 francs à 200 francs. Le changement de fait accompli par la révolution de 1830 n’en était pas moins profond, en ce qu’il assurait désormais la suprématie politique de la bourgeoisie libérale. Une partie de la noblesse, non la moins considérable par la richesse et l’influence, se retirait sous la tente en laissant vacantes par cette sorte de grève politique les situations les plus enviées de l’état; une autre partie se ralliait au nouveau régime comme un simple appoint et sans pouvoir élever la prétention d’y occuper une position séparée et dominante. La classe dirigeante devenait ainsi presque homogène, ce qui n’était pas un médiocre avantage; en outre sa base, élargie par l’adjonction des censitaires de 200 francs à 300 francs, paraissait mieux assise; enfin elle avait à sa tête un roi animé de son esprit, et qui se piquait volontiers d’être le premier bourgeois de son royaume. Il semblait donc bien cette fois qu’on eût réussi à fonder un établissement politique définitif et à clore « l’ère des révolutions. » Cependant la monarchie de la branche cadette n’a duré que trois ans de plus que celle de la branche aînée, elle est tombée à l’improviste, sans avoir provoqué sa chute par aucune tentative inconstitutionnelle, simplement pour avoir refusé une insignifiante réforme électorale. Comment s’expliquer cet effondrement inattendu d’un régime qui semblait si correctement établi au point de vue des doctrines constitutionnelles du temps ?

Cette explication, un seul mot suffit pourtant à la contenir tout entière : c’est le mot monopole. Le gouvernement avait continué d’appartenir d’une manière exclusive sous la monarchie de juillet à un « pays légal » dont les frontières s’étaient à la vérité un peu élargies, mais en dehors duquel demeurait encore la majorité numérique, et avec elle une grande partie de l’élite intellectuelle de la nation, ce qu’on appelait alors les capacités. La classe des censitaires à 200 fr., au nombre de 200,000 environ, possédait littéralement comme un monopole le gouvernement de la France. Or c’est le propre du monopole d’engendrer des abus qui deviennent à la longue insupportables tout en l’affaiblissant et pour ainsi dire en le dévorant lui-même. Déjà sous la restauration, dont la monarchie de juillet avait recueilli l’héritage, la grande propriété foncière et la grande propriété industrielle, prédominantes dans le pays légal, avaient réussi, en se coalisant au sein des chambres, à confisquer à leur profit la liberté commerciale, en même temps que les emplois publics commençaient à être accordés bien moins au mérite qu’aux influences électorales. A ses débuts, le gouvernement de juillet, qui avait pris ses ministres dans la jeunesse libérale de la restauration, voulut entrer dans la voie des réformes économiques; malheureusement il rencontra dans la coalition des intérêts demeurés prépondérans une barrière infranchissable. Non-seulement il fut obligé de conserver le régime prohibitif, mais encore il fut contraint de l’aggraver dans quelques-unes de ses parties pour obéir aux influences qui s’imposaient à lui; à plus forte raison ne put-il songer à réformer la législation industrielle, qui favorisait les patrons en interdisant toute entente entre les ouvriers, pendant que la législation commerciale les protégeait au détriment de la masse des consommateurs. L’abus des influences électorales dans les distributions des emplois publics continua de même à s’étendre, et comment en aurait-il été autrement? Toute la puissance politique était concentrée dans le pays légal. La France ne possédait pas même, comme d’autres nations constitutionnelles à suffrage restreint, l’Angleterre et la Belgique, les libertés de la presse et de la tribune, qui donnent à la généralité des citoyens les moyens d’influer, au moins d’une manière indirecte, sur la gestion des affaires publiques, et qui fournissent ainsi un contre-poids au monopole politique des censitaires. Ces libertés, la monarchie de juillet, violemment attaquée par les légitimistes unis aux républicains, n’avait pas cru pouvoir les supporter. Ne devait-il pas arriver tôt ou tard que la masse exclue sans aucune compensation du pays légal essaierait d’y entrer, et qu’à défaut de la voie trop rétrécie de la légalité elle y entrerait par la brèche de la révolution? Combien en Angleterre la classe dirigeante avait été plus sage ! Elle avait pris sous sa sauvegarde les libertés qui servaient de contre-poids nécessaire à son pouvoir; elle avait fait mieux, elle avait obéi aux mouvemens de l’opinion soulevée par ces puissans instrumens d’agitation. En 1831, elle consentait à élargir sa base par une réforme électorale, et de 1822 à 1846 elle abandonnait successivement toutes les lois qui protégeaient ses intérêts spéciaux contre ceux des masses dépourvues de droits politiques, depuis les lois sur les coalitions jusqu’aux lois céréales. Grâce à cette politique généreusement et habilement réformiste, elle désarmait la révolution, que les « conservateurs-bornes » rendaient inévitable en France.

Par une réaction naturelle, la révolution de février supprima et la monarchie et le « pays légal » qui lui servait d’appui. Elle voulut établir le gouvernement de la nation par la nation en lui donnant pour base le suffrage universel. En vertu de la constitution de 1848, tous les Français, à l’exception des mineurs et des incapables civilement, furent appelés à élire d’une part les membres de l’assemblée législative, de l’autre le président de la république, chef du pouvoir exécutif. Quoi de plus simple et en apparence aussi quoi de plus conforme aux principes de la démocratie, mais, hélas! quoi de moins pratique? Si cette simplicité et cette symétrie des rouages constitutionnels pouvaient plaire aux esprits mathématiques, suffisaient-elles bien à résoudre le problème du gouvernement dans un état social aussi compliqué que le nôtre? Le régime établi par la constitution de 1848 était-il propre à garantir à la France ces biens nécessaires dont aucune nation moderne ne peut se passer, la sécurité, la liberté et la bonne gestion continue de la multitude croissante des services publics?

L’expérience ne devait point tarder à prononcer à cet égard en démontrant une fois de plus qu’un gouvernement ne peut s’appuyer uniquement sur la souveraineté du nombre, — que, s’il est équitable d’accorder à tous ceux qui contribuent aux frais de la gestion des affaires publiques une part d’influence plus ou moins considérable sur cette gestion, on ne peut la laisser complètement à leur merci. Comme le soutenaient les publicistes doctrinaires, dont le seul tort était de se montrer trop exclusifs sur ce point, la capacité politique est indispensable au plein exercice des droits politiques au même titre que la capacité civile l’est au plein exercice des droits civils. Or qui pourrait raisonnablement prétendre que dans un pays tel que la France, où plus du tiers de la population est absolument illettré, où un autre tiers ne possède qu’une instruction des plus incomplètes, toutes les classes de la population soient, comme le suppose la théorie du suffrage universel, pourvues à un degré égal de la capacité politique? Cette théorie n’est-elle pas visiblement en désaccord avec les faits? Mais quoi ? si « le nombre, » encore plongé dans l’ignorance au point de manquer des premiers élémens de l’instruction, ne possédait pas la capacité politique infuse, n’était-ce pas commettre la plus périlleuse et la moins justifiable des imprudences que d’abandonner à sa discrétion, comme le faisaient les constituans de 1848, les relations extérieures de l’état, la sécurité des personnes et des propriétés avec ces « libertés nécessaires » dont la multitude a fait de tout temps si bon marché? Et à quel moment s’avisait-on de courir cette aventure? Au moment même où le socialisme, escorté par la démagogie, venait de faire sa bruyante apparition en provoquant pour son coup d’essai la sanglante insurrection de juin. A la vérité, cette première tentative de révolution sociale avait échoué, mais le suffrage universel ne pouvait-il procurer aux vaincus une revanche éclatante en leur permettant de refaire « légalement » la société? Ne leur suffisait-il pas pour cela de mettre de leur côté la majorité numérique, et dans l’état d’ignorance du peuple souverain était-ce bien difficile?

Supposons par exemple que le socialisme, après avoir commencé par effrayer indistinctement tous les propriétaires, grands et petits, eût compris qu’il faisait fausse route, et qu’il eût séparé habilement la grande propriété de la petite, supposons, disons-nous, qu’il eût ressuscité le mot d’ordre des partageux de 93 : guerre aux châteaux, paix aux chaumières! n’aurait-il pas eu quelque chance de séduire la multitude besoigneuse des paysans-propriétaires? Ces petits propriétaires, rongés par l’usure, n’auraient-ils pas fini peut-être par trouver quelque mérite aux théories niveleuses qui se proposaient d’agrandir la propriété démocratique aux dépens de la propriété aristocratique et bourgeoise? N’auraient-ils pas goûté aussi cette autre théorie ingénieuse et philanthropique qui prétendait dégrever leurs biens de toute hypothèque en vertu de la gratuité du crédit? Les ouvriers de leur côté auraient-ils résisté bien vivement à la tentation de faire racheter pour leur compte par l’état les établissemens dont ils étaient les simples salariés? Quel effroyable abus cette multitude dépourvue de lumières, mais non, hélas! dépourvue d’appétits et de passions, ne pouvait-elle pas faire du pouvoir souverain qu’on lui avait imprudemment abandonné ! Comment donc les intérêts que visait la propagande socialiste, comment ceux à qui M. Proudhon disait de sa grosse voix : — Propriétaires, le socialisme a les yeux sur vous! — n’auraient-ils pas été saisis d’inquiétude? Cette inquiétude s’était exagérée sans doute dans l’effarement d’une situation si grave et si nouvelle : après la répression de l’insurrection de juin et la réaction qui s’en était suivie, le danger n’avait plus rien d’imminent, mais il subsistait, et la constitution de 1848, en partageant le pouvoir entre une assemblée et un président issus l’un et l’autre du suffrage universel, ne fournissait aucun moyen de le conjurer. Qu’adviendrait-il en effet, si le « nombre souverain, » venant à être converti au socialisme, nommait une assemblée et un président socialistes? C’était un risque éloigné peut-être; était-ce un risque chimérique? En vain la liberté des clubs avait été supprimée et la liberté de la presse étroitement limitée, en vain des lois rigoureuses prohibaient toute atteinte à la religion, à la famille, à la propriété; on ne pouvait se faire aucune illusion sur l’efficacité de ces restrictions et de ces défenses; on savait bien que les prohibitions appellent la contrebande, qu’en un temps où la centralisation industrielle agglomère de plus en plus les masses ouvrières, où tant de progrès contribuent à augmenter la facilité des communications, la propagande des doctrines antisociales pouvait être tout au plus retardée, enfin que la possibilité qui était ouverte aux socialistes d’arriver au pouvoir par la voie légale du suffrage universel devait naturellement enflammer leurs espérances et aiguillonner leur zèle. L’inquiétude des intérêts pouvait être exagérée, elle n’était pas dénuée de fondement : la souveraineté du nombre, principe unique de la constitution de 1848, ne couvrait pas assez la propriété.

On s’explique ainsi le bill d’indemnité que les intérêts conservateurs accordèrent à l’auteur du coup d’état du 2 décembre, et le concours qu’ils prêtèrent à la dictature impériale malgré la répugnance que cette dictature devait inspirer aux âmes libérales; mais les intérêts passent avant les sentimens, et l’empire pouvait leur donner, temporairement du moins, une sécurité que le régime établi par la constitution de 1848 était hors d’état de leur procurer. Ce n’est pas que l’empire eût supprimé le suffrage universel : non ! il l’avait au contraire rétabli; seulement il s’était réservé la faculté de le diriger. Grâce au système des candidatures officielles, servi par une administration vigoureusement centralisée et passivement obéissante, grâce encore au régime préventif appliqué avec vigilance à la presse, aux associations et même aux simples réunions, grâce surtout à cette nouvelle édition de la loi des suspects, décrétée sous le nom de loi de sûreté générale, la liberté électorale devint une pure fiction, et le gouvernement put dicter presque entièrement les choix du suffrage universel. Il nommait lui-même son sénat, et il faisait nommer son corps législatif. D’ailleurs, si même la direction du corps électoral était venue à faiblir entre ses mains, il avait, par un surcroît de précaution, diminué la liberté parlementaire en dépouillant le corps législatif de toute initiative, en réglementant jusqu’au vote des budgets, et finalement en se réservant le droit de dissolution. Il n’avait donc rien à craindre de la souveraineté du nombre : il avait muselé le monstre, et il le menait à la baguette, tout en affectant pour lui les sentimens de la plus respectueuse considération et du plus parfait amour. Ce régime fonctionna., on le sait, pendant quinze ans, avec toute l’efficacité désirable. L’empire ne fut autre chose, dans cette période principale de son existence, qu’une dictature politique, militaire et administrative, acceptée ou subie comme seule capable de préserver la société d’une invasion révolutionnaire ou légale de la démagogie et du socialisme. Cependant était-il dans la nature des choses qu’une telle dictature pût se perpétuer? Deux dissolvans agissaient lentement, mais avec une irrésistible puissance pour le ruiner.

L’un de ces dissolvans résidait dans cette absence même de liberté qui fait vivre les dictatures et qui les tue. Comme l’avouait un jour le dictateur lui-même, « son gouvernement manquait de contrôle; » cet aveu révélait l’irréparable faiblesse de ce gouvernement fort. Au dehors, la dictature impériale pouvait gaspiller le sang et les ressources de la France dans les aventures les plus folles et les plus dispendieuses sans rencontrer un frein dans l’opinion publique, privée de ses outils nécessaires, la liberté électorale, la liberté parlementaire, la liberté de la presse et la liberté d’association; au dedans, ce même défaut de contrôle, en livrant l’administration civile et militaire à elle-même, ne devait-il pas, en dépit de toutes les réglementations et de toutes les inspections, laisser beau jeu à la routine et à la corruption? Ces moisissures administratives, dont l’air renfermé des bureaux favorise naturellement l’éclosion, ne sont-elles pas d’autant plus dangereuses qu’elles sont moins visibles? La machine continue de fonctionner avec toutes les belles apparences de l’ordre, car chacun se croit intéressé à dissimuler le désordre; mais c’est le dessous qu’il faudrait voir ! Une administration affranchie du contrôle incessant de ceux qui la paient, le seul contrôle vraiment efficace, ressemble à un navire dont la coque est rongée par les tarets; il conserve jusqu’au bout sa belle apparence, il continue à tenir la mer jusqu’à ce que ses invisibles ennemis aient achevé leur tâche : alors vienne une bourrasque, les œuvres vives se désagrègent et s’émiettent, l’eau y pénètre de toutes parts, et le bureau Veritas inscrit un sinistre de plus.

Ce travail de désagrégation lente, mais continue et irrémédiable, aurait seul suffi pour amener l’effondrement de la dictature impériale. Toutefois une autre cause de dissolution, plus active quoique en réalité moins redoutable, lui venait en aide : nous voulons parler de l’opposition croissante que ce système de gouvernement devait soulever parmi les esprits libéraux. Au début, la frayeur qu’inspirait le « spectre rouge » avait été assez forte pour refouler toute opposition; peu à peu, on s’était rassuré, on avait oublié le spectre rouge, devenu invisible, et on avait repris goût à la liberté, dont on apercevait d’ailleurs mieux l’utilité depuis qu’on était obligé de s’en passer. L’opposition libérale alla donc en grandissant, les libéraux les plus ardens poussèrent même l’oubli du péril passé jusqu’à s’allier avec les révolutionnaires pour renverser l’empire; d’autres essayèrent au contraire de le convertir, et ils purent croire un moment qu’ils avaient réussi. L’empire consentit à faire l’expérience de la liberté; mais cette expérience, eût-elle été parfaitement sincère, pouvait-elle tourner à bien? Un gouvernement fondé exclusivement sur la souveraineté du nombre pouvait-il donner la liberté sans sacrifier la sécurité? En accordant la liberté électorale, la liberté parlementaire, la liberté de la presse et des réunions publiques, l’empire abdiquait en faveur de cette dangereuse souveraineté, il lui abandonnait de nouveau les intérêts conservateurs, et il s’exposait ainsi à être abandonné par eux. Avait-il du moins quelque espoir de se concilier en échange l’opposition libérale et révolutionnaire? Non; celle-ci était irréconciliable, elle le lui avait signifié, et le lui prouvait d’ailleurs chaque jour en se servant de toutes les libertés qu’il concédait pour le démolir. L’empire se perdait donc, ou, pour mieux dire, précipitait sa perte, devenue inévitable, en tentant une expérience incompatible avec son principe. Il s’en aperçut trop tard; il essaya alors du suprême dérivatif de la guerre. Seulement il fallait que la guerre fût heureuse, et pouvait-elle l’être, entreprise par un gouvernement qui pendant près de vingt ans avait « manqué de contrôle? » Le navire rongé par les tarets, qui portait à la dérive César et sa fortune, ne devait-il pas infailliblement périr dans cette bourrasque? Et plût au ciel qu’elle n’eût englouti que César!


III.

Résumons maintenant les données du problème politique auquel nous venons d’appliquer la méthode expérimentale. La première question que l’on doive se poser en suivant une telle méthode est celle-ci : à quels besoins des nations les gouvernemens doivent-ils pourvoir? Ces besoins varient selon les époques; mais le premier a été de tout temps le besoin de sécurité extérieure, et il ne semble pas malheureusement que les progrès de la civilisation aient rendu en ce point la tâche des gouvernemens plus facile, au contraire! Entre des nations de plus en plus rapprochées et dont les rapports de toute sorte deviennent chaque jour plus fréquens, les occasions de conflits sont aussi plus nombreuses. Ces conflits, il faut savoir les éviter ou les résoudre à l’amiable, et, si une solution pacifique n’est pas possible, il faut être en mesure de les vider par la force. Voilà ce que demande la sécurité extérieure. Le besoin de sécurité intérieure et le besoin de liberté ne viennent qu’après; on pourrait soutenir même qu’ils en découlent. Une nation au sein de laquelle la propriété ne serait point sûrement garantie, dont l’activité ne pourrait prendre tout son essor faute de liberté, serait-elle en état de soutenir longtemps, soit dans la paix, soit dans la guerre, la concurrence de ses rivales en possession plus complète de ces élémens de prospérité et de puissance? En tout cas, la sécurité intérieure et extérieure avec la liberté, voilà bien ce qu’on pourrait appeler les besoins nationaux de première nécessité.

A quelles conditions un gouvernement peut-il y pourvoir d’une manière suffisante? Ces conditions sont aussi de plusieurs sortes; elles n’ont rien d’arbitraire, et elles veulent impérieusement être remplies. La première est la spécialité et la stabilité des fonctions gouvernementales. La politique, l’administration, la justice et la guerre sont des arts qui exigent l’application continue de facultés d’un ordre élevé, façonnées par une éducation professionnelle, aidées par la tradition, qui n’est que l’expérience accumulée. De là la nécessité de la formation d’une classe adonnée particulièrement aux affaires et aux fonctions publiques, et jouissant d’une sécurité de possession analogue à celle de la classe agricole ou industrielle par exemple, c’est-à-dire à l’abri du risque d’être brusquement expulsée de ses positions par quelque nouvelle couche sociale, dont la nation ait à payer les frais d’apprentissage. Dans ce cas seulement, un gouvernement peut soutenir, en ce qui le concerne, l’effort de la concurrence internationale, qui s’exerce par la politique et la guerre aussi bien que par l’industrie. De même la sécurité intérieure ne peut être préservée qu’à une condition : c’est que le gouvernement ne soit point exposé, par un vice organique, à passer entre les mains d’une classe hostile à la propriété. Enfin la liberté ne peut être assurée qu’à cette autre condition, que le gouvernement ne soit point le monopole exclusif d’une classe quelconque.

Ces conditions nécessaires, les gouvernemens qui se sont succédé en France depuis un demi-siècle ne les ont qu’imparfaitement remplies, et ils ont péri pour y avoir manqué. Toutefois ils en ont approché plus ou moins, et leur durée a été d’autant plus longue qu’ils en ont approché davantage. C’est sans contredit la monarchie constitutionnelle qui en a été le plus près, c’est elle qui a le plus complètement procuré à la France, au prix des moindres sacrifices, les biens précieux qu’une nation demande à son gouvernement; c’est elle aussi qui a vécu le plus longtemps : elle n’a pas duré moins de trente-quatre ans, tandis que l’empire n’a eu que dix-neuf ans d’existence, et la république de 1848 moins de trois ans. A quoi donc convient-il d’attribuer cette supériorité incontestable de la monarchie constitutionnelle? Est-ce, comme on le croit encore généralement, à l’institution de la monarchie héréditaire? S’il en était ainsi, si l’hérédité, maintenue par une exception unique pour la première fonction de l’état, avait la vertu d’augmenter l’aptitude du gouvernement à remplir sa mission, il faudrait bien en passer par là et accepter cette anomalie nécessaire : il faudrait renoncer pour toujours à la république, et revenir d’une manière définitive à la monarchie constitutionnelle ; mais l’hérédité monarchique a-t-elle cette vertu? Est-ce bien grâce à elle que le régime constitutionnel a subsisté en France de 1814 à 1848 ? Supposons que Louis XVIII eût octroyé le suffrage universel avec la liberté électorale, ou que Louis-Philippe l’eût établi, combien de temps la monarchie constitutionnelle aurait-elle duré? Aurait-elle pu vivre à moins de se transformer en une dictature analogue à la dictature impériale? Au risque de sembler commettre un paradoxe, ne peut-on pas affirmer, en se fondant sur l’expérience, que l’hérédité monarchique n’a été qu’une pièce secondaire dans le mécanisme constitutionnel? Ne pourrait-on pas soutenir même qu’elle lui a nui, et qu’elle a contribué à en abréger la durée? N’est-ce pas un coup d’état tenté par le roi Charles X qui a déterminé la chute de la monarchie de la restauration, et la politique personnelle du roi Louis-Philippe dans l’affaire des mariages espagnols, par exemple, a-t-elle contribué à consolider la monarchie de juillet? Non; la pièce principale de la monarchie constitutionnelle, celle qui a maintenu son existence pendant trente-quatre ans, ce n’est pas la royauté héréditaire, c’est, osons le dire, le « pays légal » malgré ce qu’il avait de défectueux et d’exclusif.

L’institution du pays légal assurait en effet la sécurité de possession de la classe dirigeante, tout en sauvegardant la propriété. Si les changemens de ministère modifiaient trop fréquemment peut-être la direction politique du pays, ces changemens ne compromettaient point la situation de la généralité du personnel des fonctions publiques. La masse des fonctionnaires n’en était pas atteinte, ni les administrateurs ni les administrés n’avaient à redouter ce remplacement radical d’un personnel par un autre dont les États-Unis, nous offrent le spectacle, et qui serait en France, sous le régime du suffrage universel, la conséquence inévitable de l’avénement d’une nouvelle couche sociale. D’un autre côté, l’institution du pays légal, en concentrant la puissance politique entre les mains des propriétaires, assurait entièrement la propriété contre le risque d’une « liquidation sociale. » Malheureusement elle ne garantissait pas au même degré la liberté, et elle périt, comme tout monopole, faute de contre-poids. Par un mouvement naturel de réaction, la révolution de février alla d’un extrême à l’autre : la monarchie constitutionnelle avait exclu du « pays légal » la grande majorité de la nation, la république l’y fit entrer tout entière. Aussitôt apparut ce double risque inhérent à la souveraineté du nombre : risque de dépossession pour le personnel dirigeant, risque de confiscation pour la propriété, engendrant par une autre réaction en sens inverse le recours à la dictature.

On voit en définitive par l’expérience de ces cinquante dernières années que les garanties nécessaires à la sécurité publique n’ont existé en France à dose suffisante que sous le régime du « pays légal » ou sous celui de la dictature. Entre ces deux régimes, le choix ne saurait évidemment être douteux. Le problème à résoudre pour rendre la république acceptable et par conséquent viable consisterait donc à y introduire l’institution du pays légal avec le contre-poids qui lui manquait sous la monarchie constitutionnelle. Ce problème, dont on aperçoit toute l’importance, se lie de la façon la plus intime, il est à peine besoin de le faire remarquer, à la question des deux chambres. Il n’a pas été résolu par la constitution de 1848, et on peut affirmer qu’il est insoluble dans le système d’une chambre unique. Supposons que la constitution future concentre, à l’exemple de la constitution de 1848, le pouvoir législatif dans une seule assemblée issue de la souveraineté du nombre, quel que soit d’ailleurs le mode de nomination du pouvoir exécutif, qu’il soit élu par les électeurs ou par l’assemblée, autrement dit qu’il soit le produit du suffrage universel direct ou à deux degrés, cette constitution ne couvrira suffisamment ni les intérêts de la classe dirigeante, ni ceux de la propriété, et la république de 1871 aboutira fatalement comme ses deux aînées à la dictature.

Supposons au contraire deux chambres ayant une origine et des attributions différentes, — l’une issue du suffrage restreint, investie du droit de choisir le chef du pouvoir exécutif, et ayant même, comme le sénat américain, une participation directe au gouvernement, — l’autre issue du suffrage universel et investie, comme représentant l’universalité des contribuables, du droit de consentir l’impôt, par conséquent aussi d’examiner et de voter en dernier ressort le budget; supposons encore qu’aucune disposition nouvelle ne puisse être introduite dans la législation que du consentement des trois pouvoirs, cette constitution ne renfermera-t-elle pas les garanties nécessaires de sécurité et de liberté dont une nation ne peut plus aujourd’hui se passer? En admettant que la première chambre soit élue par une classe censitaire représentant, comme celle de la monarchie de juillet, la grande et la moyenne propriété et comprenant la grande majorité des familles vouées à la politique, à l’administration, à la magistrature et aux autres services publics, il est bien clair qu’une chambre issue de cette classe conservatrice par excellence se garderait de confier à un état-major démagogique et socialiste le gouvernement du pays. Elle serait la forteresse des intérêts conservateurs ; cependant, tout en leur assurant la sécurité qui leur est indispensable, elle ne pourrait leur attribuer le monopole illimité dont ils étaient pourvus sous la monarchie constitutionnelle. Le contre-poids nécessaire de ce monopole se trouverait dans la seconde chambre, tenant, comme la chambre des communes en Angleterre, les cordons de la bourse, et ayant d’ailleurs sa part dans le pouvoir législatif. La sécurité des petits intérêts serait ainsi garantie comme celle des grands. En outre cette organisation constitutionnelle n’assurerait-elle point, cette fois d’une manière stable et régulière, les libertés nécessaires? Si le gouvernement était, par la constitution de la première chambre, établi irrévocablement dans cette région supérieure et moyenne de la nation où se trouve concentrée la capacité politique, où d’une autre part on trouve aussi réunies les garanties les plus complètes de la propriété, si l’on ne pouvait plus craindre en conséquence que « la souveraineté du nombre » fît tomber quelque jour le gouvernement entre les mains d’une classe politiquement et socialement dangereuse, aussitôt les libertés politiques, la liberté électorale, la liberté parlementaire, la liberté de la presse, des associations et des réunions, perdraient tout caractère de « nuisance » pour n’être plus que d’utiles instrumens de contrôle et de réforme. Désormais à l’abri de leurs erreurs et de leurs excès, les intérêts dont elles ont jusqu’à présent menacé la sécurité ne seraient plus dans la nécessité de se protéger contre elles par la dictature ou l’état de siège. Il resterait sans doute toujours aux ennemis de l’ordre social la ressource de recourir aux moyens révolutionnaires; mais un gouvernement, solidement fixé dans la classe qui réunit au plus haut degré la richesse et la capacité politique, préservé d’un autre côté des abus et de la corruption du monopole par l’intervention et le contrôle de la masse de la nation représentée dans la seconde chambre et pourvue des libertés nécessaires, ce gouvernement à la fois conservateur et libéral ne pourrait-il pas mieux qu’une dictature ou une monarchie appuyée exclusivement sur un pays légal de censitaires défier les tentatives révolutionnaires, surtout s’il évitait prudemment de placer son siège au foyer même des révolutions ?

On prétend à la vérité qu’une chambre haute, émanée du suffrage restreint, demeurerait sans autorité en présence d’une seconde chambre nommée par le suffrage universel, on soutient même d’une manière générale que les chambres hautes, à l’exception de la chambre des lords et du sénat américain, jouent aujourd’hui un rôle fort secondaire, et qu’on pourrait à la rigueur les supprimer comme des rouages inutiles; mais est-il besoin de faire remarquer que l’autorité d’une chambre dépend avant tout de l’importance des intérêts qu’elle représente et de l’étendue de ses prérogatives, quels que soient d’ailleurs son mode de formation et le rang qui lui est assigné? Si, comme le sénat belge, elle représente le même corps électoral que la seconde chambre, et si elle est chargée de la même besogne, pourra-t-elle être autre chose qu’une doublure? Si elle est nommée par un roi ou un empereur, comme la chambre des pairs de la monarchie de juillet ou le sénat de l’empire, et ne représente par suite que l’intérêt dynastique, aura-t-elle dans le pays d’autres racines que celles de la dynastie elle-même? De plus, comme elle lui empruntera toute sa force, elle ne pourra évidemment lui en prêter aucune, elle sera une non-valeur politique. Si au contraire, comme la chambre des lords, elle est la représentation d’une classe puissante par la richesse et l’influence unies à la capacité politique, elle sera puissante et influente, quand même elle ne proviendrait point de l’élection, et se trouverait en présence d’une chambre élective. Or une première chambre qui représenterait en France l’ancien pays légal de la monarchie de juillet, et qui aurait de plus la nomination du chef du gouvernement au nombre de ses prérogatives, ne jouirait-elle pas, à ce double titre, d’une autorité supérieure à celle de la chambre des lords?

Dira-t-on qu’une institution de ce genre est incompatible avec les principes de la démocratie moderne, et qu’il faut à la France de 89 non point une république aristocratique ou bourgeoise, mais une république démocratique, quelques-uns ajouteront même sociale? Cette objection serait fondée peut-être, s’il s’agissait de donner pour base unique au futur établissement constitutionnel un pays légal composé de censitaires; en ce cas, la république aurait bien en effet un caractère aristocratique ou bourgeois, et il y a quelque apparence aussi que la masse de la nation exclue du pays légal ne tarderait guère à se soulever de nouveau contre ce monopole politique reconstitué sous une enseigne républicaine; mais une république qui, mettant à profit tant et de si coûteuses expériences, s’appliquerait à remettre le pouvoir aux plus capables et à préserver la propriété de toute atteinte, en accordant néanmoins aux plus obscurs citoyens leur part légitime d’influence dans la gestion des affaires publiques, serait-elle incompatible avec les principes de la démocratie? Ne serait-elle pas au contraire la meilleure sauvegarde contre toute espèce de domination tyrannique, à commencer par celle du nombre, la plus insupportable, car elle est la moins éclairée? D’ailleurs il faut que les démocrates en prennent leur parti : la république ne pourra s’établir définitivement en France, elle ne défiera les compétitions monarchiques qu’à la condition de mieux garantir que la monarchie ne pourrait le faire la sécurité avec la liberté. Voilà le but que tous les républicains de bon sens doivent se proposer aujourd’hui, et ce but ne pourra être atteint que par une « république tempérée. »


G. DE MOLINARI.