La Question crétoise

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Revue des Deux Mondes tome 21, 1877
Albert Laurent

La question crétoise


LA
QUESTION CRETOISE


I

La Crète est la plus grande et la plus belle des îles grecques. La longue ligne de ses montagnes s’aperçoit de loin au-dessus des flots comme une muraille qui préserve l’Archipel des redoutables vents de l’Afrique. Les Cyclades ont eu une destinée à la fois plus illustre et plus funeste ; mais la plupart d’entre elles sont aujourd’hui d’arides écueils, et leurs anciennes capitales ont fait place à de pauvres villages. La Crète au contraire a conservé, seule entre ses sœurs, son vêtement de verdure, et si le bien-être de ses habitans ne peut être comparé à celui de la population des grands pays agricoles de l’Europe, du moins leurs oliviers les font vivre presque sans travail.

L’île est longue de 60 lieues environ ; sa largeur varie de 12 à 14 lieues. D’un cap à l’autre, une chaîne de montagnes s’étend comme une épine dorsale gigantesque dont les Monts-Blancs, l’Ida et le massif de Sitia seraient les principales vertèbres. La hauteur de l’Ida atteint 2, 400 mètres ; celle du reste de la chaîne est un peu moindre. A partir de la ligne de faîte, les pentes abruptes s’inclinent rapidement tout d’abord pour se replier en longues vallées parallèles à la direction générale des sommets ; ailleurs des contre-forts descendent perpendiculairement jusqu’à la mer ; les gorges qu’ils limitent en se détachant des cimes s’élargissent peu à peu pour aboutir près du rivage à des plaines assez étendues. La plus grande est la plaine de Messara, féconde en chevaux, arrosée par le mythologique Léthé, et longue d’une journée et demie de marche. Les versans montagneux sont arrosés par de nombreux ruisseaux ; ils jouissent d’un climat toujours tempéré, même en été ; des troupeaux de chèvres et de moutons y trouvent une abondante subsistance. Là où la contrée s’abaisse vers la mer, la verdure métallique des oliviers donne partout au paysage son caractère particulier. Sur les bords des rivières, elle se confond avec celle des saules et des platanes ; dans certains cantons, l’olivier se mêle au châtaignier et au cyprès. Au printemps, les yeux sont éblouis et charmés par le contraste des montagnes neigeuses avec les plaines verdoyantes qui s’étalent à leur pied ; les forêts d’orangers dont les fruits d’or brillent sur un feuillage sombre s’étendent jusqu’à la plage, comme une mer verdoyante qui va rejoindre l’étincelante mer bleue. Du sommet dépouillé de l’Ida, on voit à ses pieds l’île et ses deux caps extrêmes, puis d’un côté la mer d’Afrique, de l’autre l’Archipel ; s’allongeant dans ces deux mers opposées, les caps et les presqu’îles sans nombre semblent des contre-forts dont les puissantes assises plongent au fond des eaux pour défendre contre la colère des élémens la stabilité du rempart de l’Archipel.

Les villages sont nombreux, pittoresquement situés d’ordinaire, et de loin ils contribuent à l’ornement du paysage ; mais l’illusion cesse dès que l’on voit de près leurs pauvres habitations. Bâties en bois, elles escaladent hardiment des pentes fort raides, plantées de sapins. Les villages de la plaine se composent presque toujours de groupes de fermés et de cabanes répandues sur un vaste espace. Il n’y a que quatre villes dignes de ce nom : Candie, La Canée, Rétimo et Hiérapétra. Candie garde quelques monumens de son ancienne prospérité au temps de l’occupation vénitienne ; les trois autres villes sont tristes, sales et malsaines. Leurs ports étroits ne reçoivent que de petits bâtimens. Le voisinage des foyers d’insurrection a fait depuis longtemps préférer La Canée comme chef-lieu administratif de l’île à Candie, ancienne capitale et cité plus importante.

La Crète ne fit parler d’elle, dans l’antiquité, que pendant la période dite héroïque de l’histoire de la Grèce. Peuplée d’abord par les Pélasges et les Phéniciens, elle fut colonisée, comme Sparte, par l’invasion dorienne. Des traces du dialecte dorien subsistent encore dans le langage des montagnards. Illustre du temps de Minos et d’Idoménée, elle ne joue aucun rôle dans les affaires helléniques à partir de la guerre de Troie. Les poètes et les historiens de la Grèce ancienne ont été sévères pour ses habitans ; un mot de la langue usuelle, cité dans tous les vieux lexiques, grec, signifiait mentir, être fourbe comme un Crétois. D’autre part, dans l’épître à Tite, saint Paul nous a conservé un vers grec d’un de leurs poètes qui portait sur ses compatriotes ce jugement peu flatteur : « les Crétois sont des menteurs, de méchans animaux, des ventres paresseux. » Il convient sans doute de professer à l’égard de ceux d’à présent des opinions plus indulgentes. Ajoutons que le sang hellénique ne se retrouve nulle part ailleurs aussi pur de tout alliage étranger, car la Crète a été préservée en partie, par sa situation insulaire, de l’invasion des barbares et du mélange de sang slave qui coule aujourd’hui dans les veines de la plupart des Grecs du continent et des lies. Après la conquête romaine, les Crétois, toujours habiles à combattre de loin, fournirent des contingens d’archers aux légions. Enlevée au bas-empire par les Arabes en 823, l’île lui revint en 962. Le marquis de Montferrat, puis les Vénitiens, la reçurent en 1204 comme leur part de dépouilles ; elle resta vénitienne jusqu’en 1669. Les Turcs, depuis lors, n’ont cessé de la posséder que pendant l’occupation égyptienne de 1833-1841.

La population est évaluée, d’une façon il est vrai assez incertaine, à un peu plus de 200,000 habitans, dont deux tiers de chrétiens et un tiers de musulmans. Quelles que soient du reste leur croyance et la violence des haines qui les divisent aujourd’hui, on peut dire que l’origine de tous est également hellénique. A peine les envahisseurs ottomans sont-ils représentés par quelques familles de Candie qui descendent authentiquement des colons Turcs établis dans le pays après la victoire. Les autres sont fils des renégats qu’avait convertis en masse le sabre des conquérans. Comme il est habituel en Orient, ces héritiers des néophytes de l’islam sont de tous les musulmans les plus animés contre les coreligionnaires de leurs ancêtres. Ils n’en ont pas moins, par suite d’une anomalie unique, conservé l’usage du dialecte hellénique, dérivé du dorien, partout employé en Crète ; l’immense majorité d’entre eux ignore le Turc.

Le paysan crétois vit presque exclusivement du produit par excellence de sa terre natale, l’huile. L’olivier a cette qualité commune avec les arbres de l’Eden biblique, qu’il donne son fruit sans exiger le travail de l’homme. Ce présent de la nature a son danger ; il encourage la paresse de la population rurale en lui permettant de vivre dans une sorte de bien-être incomplet et de loisir plus funeste peut-être que les épreuves d’une existence difficile. Le paysan ne prend pas la peine de recueillir les fruits de ses oliviers, c’est là une fonction dévolue aux femmes ; pendant les six semaines au moins que dure la récolte, elles travaillent dans les champs du matin au soir ; la journée des hommes se passe dans l’oisiveté du café que l’on trouve à chaque village.

Ce n’est pas à dire pour cela qu’en cas de nécessité le Crétois ne soit pas capable d’un effort ; mais son esprit traditionnel de routine est opposé à tout progrès. L’incertitude des événemens est pour la plupart des petits propriétaires un prétexte de n’ensemencer chaque année qu’en vue des strictes nécessités de sa famille. D’ailleurs, étrangers à toute ambition, indifférens à toute jouissance, sauf au plaisir de boire le raki à grands coups, ces paysans n’ont d’autre souci que celui de voir revenir chaque jour à leur heure les repas dont les olives, le fromage et le pain font tous les frais.

Comme en Écosse, les gens des hautes et des basses terres diffèrent ici quant au caractère et quant aux mœurs. Les plus âpres montagnes de la Crète sont les Monts-Blancs ; c’est là qu’il faut chercher les highlanders crétois. Ce massif presque inaccessible est la citadelle de toutes les insurrections ; le nom de son principal district, Sphakia, est resté célèbre. Les Sphakiotes se sont rendus eu tout temps redoutables aux vénitiens, aux Turcs et surtout à leurs compatriotes pacifiques de la plaine, sur lesquels ils percevaient un véritable blackmail avant que la police rurale ait été organisée. Pallikare et voleur de bestiaux, c’est tout un. La morale sphakiote ne se fait aucun scrupule de déclarer de bonne prise tout le butin conquis à la pointe de la longue makhaira, et comme en Orient les rites sont toujours l’essentiel de la religion, les plus audacieux bandits se croient quittes envers le ciel grâce aux jeûnes prolongés du carême orthodoxe.

L’air des montagnes est d’une merveilleuse pureté ; aussi tous sont-ils là exempts des terribles fièvres qui désolent les vallées basses. La race est haute de taille, robuste et fréquemment blonde : les femmes et les filles, quand elles vont à la fontaine, rappellent, par la correction de leurs attitudes, par la pureté des lignes de leurs visages, par la lenteur traditionnelle de leur démarche, les porteuses d’amphores des bas-reliefs antiques. Les Européens se plaisent à ce spectacle plein de réminiscences classiques ; mais il va sans dire que la rusticité des beautés villageoises dures au travail ne comporte aucune grâce, ni aucune élégance de mœurs. Il faut aussi leur rendre cette justice, qu’elles ne sont pas vénales, et que l’immoralité est relativement rare dans les campagnes.

Quant aux hommes, avec leur haute taille, leur carrure, leur visage haut en couleur, ils ressemblent aux Suisses de Marignan et de Pavie. Comme les Suisses encore, leurs pères étaient une race de mercenaires. Pendant une longue période historique, l’islam pesait sur eux, et ils n’ont pas pu rester fidèles à cette vocation de leurs aïeux ; mais il leur reste de leur origine une humeur inquiète qui les porte à désirer les changemens. Ils se jettent à l’étourdie dans les pires aventures, sauf à reculer au premier choc devant des obstacles dont, avec de la persévérance, ils pourraient triompher. Cette impétuosité aveugle et cet oubli de toute prudence leur ont été souvent funestes. De plus, suivant la tradition antique des archers crétois, ils n’aiment à combattre que de loin, avec leur fusil bien appuyé ; dès que l’action menace de s’engager corps à corps, leur tactique consiste à se dérober. En 1866, ces étranges coutumes désespéraient, paraît-il, les volontaires européens, qui comprenaient l’inutilité de leurs éternelles et inoffensives escarmouches.

Or ces montagnards, à force de guerroyer ainsi, sont aujourd’hui considérablement réduits en nombre. Dans les plaines au contraire, le Crétois est pacifique ; il attend en savourant son raki que l’olive mûrisse, et se chagrine à la pensée de voir la guerre compromettre la récolte et la fabrication de son huile. C’est à tort qu’on se figure en Europe que l’île entière est peuplée dans toutes ses parties de pallikares qui ne soupirent qu’après l’insurrection. En premier lieu, il faut remarquer que, dans la longue histoire de la servitude et des séditions Crétoises, une moitié de la Crète, toute sa partie orientale, de Candie au cap Sidhero, n’a jamais joué de rôle ; même dans la dernière insurrection, les paysans de cette région ne sont pas sortis de leur apathie. C’est là un fait assez inexplicable, mais qui a été constaté d’une façon continue à chaque révolte. Dans l’occident de l’île au contraire, les insurgés combattant contre la domination ottomane sont sûrs de trouver chez chaque paysan grec, si attaché qu’il soit à ses intérêts matériels, des sympathies ardentes et un concours zélé.

Au-dessus de la classe populaire dont on vient de décrire les deux « variétés, » il y a un certain nombre de propriétaires ruraux qui possèdent des étendues plus ou moins importantes de terres à blé ou de plantations d’oliviers ; ce ne sont guère que des paysans plus riches que les autres, et ils n’ont rien du seigneur féodal. De nombreux domaines sont d’autre part entre les mains des beys ou notables héréditaires qui ne vivent pas avec les villageois et qui habitent les villes.

Dans les villes, les Turcs, au contraire de ce qui a été signalé pour les campagnes, l’emportent par le nombre sur les orthodoxes. A La Canée par exemple, on estime qu’il y a 9,000 musulmans contre 4,000 chrétiens. Les beys y forment une sorte d’aristocratie sans privilèges politiques, fondée sur l’influence que donne la possession de la terre. Quelques-uns d’entre eux méritent l’estime générale ; or il se trouve que ce sont précisément ceux qui observent le plus fidèlement la loi islamique. Il est certain que, bien interprétés et dégagés des commentaires que leur imposent l’ignorance, le fanatisme et la mauvaise foi, les principes de l’islam ne peuvent que contribuer à l’élévation morale de ceux qui en font la règle de leur vie. Le plus grand nombre, victimes de la défectueuse éducation que reçoivent les jeunes Turcs et de l’ennui d’une existence inoccupée, passent leur jeunesse dans des distractions d’une nature peu relevée et leur âge mûr dans le souci de réparer les brèches de leur fortune. Ils jouent auprès du gouverneur-général le rôle qu’on a tant reproché à ce parti de la noblesse française qui, sous la restauration, prétendait faire prévaloir son esprit ultra-conservateur et son horreur du changement. Toute réforme les trouve hostiles, et leur influence paralyse souvent les meilleures intentions de l’autorité. Assainir un endroit marécageux, prescrire des mesures de police pour la propreté des villes, renoncer à l’usage d’en fermer les portes la nuit, ce sont là des innovations franques auxquelles ils s’opposent de tout leur pouvoir.

Le commerce, concentré à La Canée et à Candie, est en complète décadence. Le pays ne fait pas annuellement pour 12 millions de francs d’affaires. En dehors des opérations sur l’huile et le savon, il n’y a qu’un commerce de détail que la pauvreté universelle réduit aux plus humbles proportions, et qui conduit trop souvent à la faillite ceux qui s’y livrent ; aussi les seules fortunes solides du pays sont-elles en réalité celles des propriétaires fonciers Turcs.


II

Dans ce pays, dont l’histoire vient d’être sommairement rappelée, la décadence croissante de la fortune et de la moralité publique et privée est partout visible. C’est que la Crète, exempte depuis le siècle dernier de la visite des grandes épidémies périodiques, a été exposée pendant la même période aux atteintes d’un fléau également périodique, et non moins désastreux, l’insurrection. Le soulèvement de la Grèce continentale en 1821, secondé par les sympathies de l’opinion européenne, a eu pour résultat et pour récompense l’affranchissement du royaume hellénique actuel ; au contraire, la guerre civile éclatant en Crète à plus de dix reprises différentes n’a produit que des ruines, l’anéantissement d’une partie notable des forces vives de la race grecque, et le resserrement des liens politiques qui rattachent l’île à la Porte. Calamité plus irréparable peut-être encore, le goût des aventures, les espérances de résurrection nationale sans cesse renaissantes ont fait perdre aux Grecs ces habitudes de travail qui, malgré les troubles des époques plus reculées, persistaient chez eux et avaient pour conséquence la prospérité agricole qu’admiraient Tournefort et Savary. Il est hors de propos, dans une étude où l’on ne s’attache qu’à l’examen d’une question d’intérêt immédiat, de s’appesantir sur les précédens historiques ; il suffit de mentionner, sans en faire le récit, les révolutions de la Crète et d’en constater l’influence sur les événemens d’aujourd’hui. La dernière, qui fut en même temps la plus désastreuse, a fini en 1868 par la soumission complète de toute l’île. La Turquie avait dû s’imposer d’énormes dépenses, et avait décimé plusieurs armées dans cette difficile guerre de montagnes ; mais aussi l’ouest de l’île était horriblement ravagé ; dans les rangs des insurgés, des milliers d’hommes étaient morts plutôt de froid et de faim dans la neige que sous les balles de l’ennemi.

Ali-Pacha fut à cette époque chargé de réorganiser la Crète et de réparer les maux de la guerre civile. Nul ne s’est mieux entendu à étayer les parties faibles d’un édifice politique, à se faire devant l’opinion le défenseur des causes compromises, à prévenir les suites des défaillances de son pays et des mécontentemens ou des colères qu’il excitait. Il s’agissait, pour mener à bien sa mission, de trouver une transaction qui permît à deux races exaspérées l’une contre l’autre de vivre ensemble, sinon réconciliées, du moins en paix. Il fallait satisfaire les Grecs pour désarmer les agens de la Porte ; Ali-Pacha était trop expérimenté pour espérer qu’on pût y réussir ; il savait à qui il avait affaire. Toutefois, en ministre habile et patriote qu’il était, il alla au plus pressé, qui était de contenter l’Europe et même de l’étonner. C’est dans ces circonstances qu’il rédigea le célèbre firman de 1868, dit acte organique de la Crète.

Voici comment il conçut cette transaction entre le pouvoir et la population insurgée : il avait soin tout d’abord de déclarer que la Crète restait soumise au droit commun de l’empire, sauf en ce qui concernait les concessions mentionnées à l’acte organique. Or l’acte organique, qui n’accordait aux Crétois l’exercice d’aucun droit politique, proclamait la liberté municipale illimitée. Le principe observé était de donner à chaque district où les chrétiens dominaient un préfet grec avec un lieutenant Turc, à chaque district ou les Turcs étaient en majorité un préfet Turc assisté d’un fonctionnaire grec. Après le gouverneur général prenaient rang dans la hiérarchie du chef-lieu deux conseillers, l’un musulman, l’autre orthodoxe. Partout des conseils de district mixtes, sauf dans les cantons où une seule des deux religions était représentée ; à La Canée, une assemblée, sorte de conseil général avec des attributions purement administratives, devait se réunit annuellement. Enfin, jaloux de montrer jusqu’où peut aller un ministre Turc quand il s’est engagé dans la voie du libéralisme, Ali-Pacha emprunta aux souvenirs de la révolution française l’une de ses plus extravagantes institutions, l’élection des juges.

Telles sont les bases de l’acte organique. Il est bien inconnu de l’Europe aujourd’hui ; mais en 1868 il a fait sensation. Qui n’aurait été ému de voir la Turquie, abandonnant les voies barbares de l’absolutisme, témoigner des intentions si pures et rendre un tel hommage au suffrage universel ? La confiance même des créanciers d’un pays capable d’un tel effort dut en être singulièrement affermie.

Le goût de l’imitation européenne gagne en Orient de proche en proche. Il arrive à ceux qui résident dans les régions encore arriérées d’assister aux phases de cette transformation ; or des femmes auparavant charmantes avec leur ample vêtement levantin, qui portaient légèrement le tchartchaf et le fêredjé, deviennent ridicules sous les vêtemens étrangers qu’elles s’imposent et ne s’y accoutument jamais : la Crète, avec sa constitution nouvelle, fut aussi gênée que ces timides Levantines. Cependant l’essai d’application du firman se fit sans trouble, et pendant les deux années qui suivirent 1868 on peut dire que la province n’eut pas d’histoire. La terrible répression du soulèvement avait été pour les révoltés une démonstration de leur impuissance, et les avait dégoûtés des aventures. D’ailleurs l’exil et l’émigration avaient éloigné de l’île le plus grand nombre de ceux qui avaient joué un rôle dans la tentative d’affranchissement avortée.

Cependant les rapports entre la Crète et le royaume hellénique, assez fréquens à toute époque, avaient été multipliés par l’insurrection même. Beaucoup de jeunes Grecs crétois se rendirent à Athènes pour terminer leurs études. Après s’être munis de diplômes qui ne passent pas pour très difficiles à obtenir, ils revenaient dans leur pays et entretenaient de là des relations fréquentes avec leurs amis restés dans la petite capitale hellénique. Le patriotisme ardent, exclusif, enthousiaste, est la grande vertu des Grecs ; c’est un sentiment parfois capable de relever les pires d’entre eux de leur abaissement, et de les transformer en hommes de dévoûment et de sacrifice. Cet amour si louable de la patrie se complique malheureusement de légèreté de caractère et de trop complaisante confiance en soi-même ; dans le cas où la Grèce ne réaliserait pas son rêve, on devra croire que l’impatience qui l’aura empêchée sans doute d’attendre son heure sera pour beaucoup dans cet insuccès.

Ces liens si puissans qui tiennent rapprochés les proscrits émigrés en masse des pays mécontens ou persécutés, comme les Polonais, unissent les Grecs des essaims épars dans toute la Méditerranée, là où la grande patrie a jadis envoyé leurs ancêtres. Avocats, professeurs, médecins, pharmaciens, employés, commerçans, ils forment dans chaque ville turque une colonie ; tous, égaux comme jadis les Athéniens, concilient fréquemment, comme eux encore, la discorde dans leurs affaires privées avec une entente politique qui ne comporte pas une dissidence. A Candie et à La Canée, on trouve de petites sociétés constituées sur ces bases ; elles n’ont de plus que le peuple que l’éducation, se rapprochent de lui par la simplicité des habitudes et la pauvreté fréquente, et le dirigent avec une autorité non discutée.

Si l’on considère les conditions dans lesquelles s’est formé ce milieu, on ne s’étonne pas d’y voir les esprits entraînés vers l’idée de la résurrection nationale par une force bien plus puissante que celle qui poussait les Italiens vers l’unité. L’Orient en est encore au moyen âge ; les races s’y juxtaposent et ne s’y fondent pas, venues qu’elles sont des quatre vents du ciel, et ennemies en vertu de leur diversité même. Trop de traditions et de souvenirs ont semé la haine entre elles pour qu’elles se réconcilient jamais. La haine va surtout de l’esclave au maître, du raïa au Turc ; quant au mépris, il existe chez les uns et chez les autres en dose égale, même chez les plus humiliés ; il est vraisemblable que rien n’approche, par exemple, du secret et silencieux dédain d’un juif levantin de la vieille roche à l’égard des Turcs et des chrétiens dont il baise la main. On a déjà dit que les Turcs et les Grecs de Crète, qui ont la même façon de vivre, la même langue et presque la même origine, sont frères ennemis et se sont fait les uns aux autres, depuis le commencement du siècle, un mal incalculable.

Qu’arrive-t-il de tout cela ? C’est que l’anéantissement de la domination turque est considéré par les Grecs instruits comme devant être une revanche de la conquête, et aussi une victoire de la civilisation, puisqu’ils se regardent eux-mêmes comme entrés dans la grande fraternité européenne. Quant au peuple, crédule aux prédications de ses peu édifians caloyers, il pense, tout comme les croisés de 1095, qu’il faut partir en guerre parce que Dieu le veut, et aussi parce que les fortes têtes du chef-lieu sont de cet avis.

Les années s’écoulèrent ; à mesure que le temps atténuait la vivacité des souvenirs de la fatale année 1867, l’opposition au gouvernement renaissait et se manifestait de diverses manières. Elle procédait, cette fois surtout, par des revendications de détail ; il s’agissait de modifier certaines dispositions de l’acte organique que les chrétiens présentaient comme contraires à l’équité. Ces adresses étaient terminées par des formules de soumission au sultan et d’attachement aux institutions ottomanes ; ce langage faisait un contraste étrange avec le ton de menace sous-entendue au reste du document. Le nombre des députés et des juges et leur mode d’élection étaient le principal grief exposé. La population grecque et la turque sont représentées, au sein de l’assemblée et des tribunaux, par des délégués en égal nombre pour les deux races ; il paraissait aux orthodoxes que ce système devait être modifié et remplacé par le droit de vote accordé à tout Crétois sans distinction de culte. Comme ils sont les plus nombreux d’un tiers, ils auraient obtenu ainsi dans le conseil général et les cours de justice une imposante majorité de voix. Le gouvernement impérial se refusa à toute modification du firman de 1868.

Quand, au mois de mai de l’année dernière, l’assemblée se réunit, les députés chrétiens déclarèrent que l’acte organique les emprisonnait dans des limites trop étroites, qu’ils ne pouvaient délibérer utilement s’ils se bornaient à l’examen des questions d’intérêt local, que l’intérêt local lui-même était subordonné à des réformes de la constitution crétoise, réformes dont ils entendaient qu’on les autorisât à discuter le projet. Le gouverneur-général déclarant qu’il devait en référer à Constantinople, les députés se refusèrent à siéger jusqu’à l’arrivée de la réponse de la Porte. Ils étaient encore en grève quand vint la lettre du grand-vizir. Nul ne sait s’il a voulu donner une leçon à des raïas dont les prétentions lui semblaient déplacées, et si la forme ironique de cette communication officielle était volontaire ou fortuite ; toujours est-il qu’après des préambules dont les longues périodes exposaient les motifs des décisions impériales qui allaient être notifiées, une longue énumération des bienfaits passés de sa majesté conduisait à rémunération des bienfaits à venir. Dans le nombre, on comptait des promesses de tracer des routes, de jeter des ponts, de creuser des ports, de bâtir des écoles ; puis, vers la fin, toute tentative de changer l’acte organique était durement désapprouvée, et, sans aucune discussion des argumens de l’adresse, les conclusions en étaient rejetées.

Il ne manqua pas de prophètes pour annoncer l’insurrection certaine comme conséquence de cette fin de non-recevoir ; mais les prophètes se trompèrent. Les députés chrétiens refusèrent, il est vrai, de continuer à siéger, et retournèrent chez eux sans avoir nommé les membres des tribunaux supérieurs dont l’acte organique leur confie l’élection ; cependant le pays n’en est pas moins resté jusqu’à ce moment parfaitement tranquille.

Le récit de cet incident peut donner une idée des désaccords habituels entre le gouvernement et les mandataires des chrétiens. Il convient aussi de rappeler que les membres chrétiens des conseils de district, qui devaient désigner les deux députés crétois, musulman et orthodoxe, au parlement de Constantinople, se sont refusés à voter. Ils ont donné pour motif de leur abstention qu’étant régis par l’acte organique, la constitution de l’empire ne pouvait être mise en vigueur parmi eux. On objecte à cet argument qu’il n’y a rien de commun entre un acte qui règle le régime intérieur d’une province au point de vue administratif et une constitution politique votée pour tout l’empire ; de plus l’acte lui-même, sur lequel s’appuient les réclamations des Crétois, déclare expressément que la Crète reste régie par le droit commun de la Turquie, sauf les privilèges provinciaux mentionnés au firman, et la constitution ne touche pas à ces privilèges.

L’application de l’acte organique a eu pour conséquence de démontrer que les Grecs de Crète eux-mêmes, auxquels il assure des droits accordés pour la première fois par la Porte à des raïas, n’en sont satisfaits en aucune manière ; Si l’on va au fond des choses, il devient clair que les orthodoxes n’ont guère souci des améliorations administratives, mais qu’ils veulent des concessions par lesquelles le gouvernement se désarmerait et dont chacune serait une étape vers la délivrance définitive de ses sujets mécontens. C’est là une vérité que l’on n’ignore nullement à Constantinople, et on y agit en conséquence. S’il est naturel que les Grecs aspirent partout à des destinées indépendantes, la Porte a sans doute le droit de ne pas fléchir devant les tentatives à peine déguisées pour l’affaiblir dans cette partie de ses possessions.

L’autorité, ici plus qu’ailleurs, est exposée à se voir rendre responsable du malheur des temps, et la vieille renommée de barbarie des Turcs accrédite l’idée que les sabots de leurs chevaux empêchent l’herbe de repousser. Il est certain que le commerce est nul depuis quelques années en Crète, que l’agriculture languit, que l’appauvrissement général se décèle par l’absence du numéraire ; la cause véritable de cette détresse doit être cherchée dans la situation de l’empire tout entier et la ruine financière aujourd’hui consommée des grandes villes commerçantes comme Constantinople et Smyrne. Il n’y a pas de justice dans l’île ; mais si les tribunaux sont impuissans à réprimer les crimes, il faut s’en prendre à la mauvaise volonté de la population, qui se fait un jeu du choix des juges et envoie de propos délibéré dans les tribunaux les moins dignes d’en occuper les sièges. Les écoles se ferment ; c’est grâce à l’indifférence des familles grecques relies ne veulent pas payer la pension de leurs enfans, encouragées qu’elles sont par l’exemple des moines, qui font des difficultés pour payer la faible part de leur revenu attribuée à l’instruction publique. Quant aux fonctionnaires turcs, on ne peut leur reprocher, même dans les districts les plus éloignés, ni un abus de pouvoir ni un fait de corruption ; la population se ferait un grief de toute illégalité, les journaux en retentiraient, et l’autorité supérieure serait intéressée à mettre fin au scandale.

Loin d’être un pays persécuté, la Crète, qui ne paie d’autre impôt que la dîme, dispensée du service militaire et de la taxe d’exemption perçue ailleurs sur les raïas, est une province privilégiée. Depuis quatre ans, elle a été gouvernée par deux valis à qui la population n’a jamais témoigné d’autre sentiment qu’une sympathie méritée, bien que les journaux hostiles aux Turcs les aient attaqués sans ménagemens, Réouf-Pacha et Samih-Pacha. La Porte est intéressée à la tranquillité de la Crète ; sa condescendance va en certains cas jusqu’à la faiblesse : c’est ainsi que les créanciers étrangers ne peuvent jamais obtenir le recouvrement du capital ni des intérêts des emprunts contractés par les Crétois. Il est donc difficile de prétendre qu’au nombre des argumens que les Crétois peuvent faire valoir contre leur assujettissement à la Porte, l’oppression de leur nationalité doive être comptée sérieusement.


III

Après l’échec de chacune des nombreuses démarches entreprises pendant ces deux dernières années par le groupe politique qui se donnait mission de mettre la Porte en demeure au nom des Crétois, les journaux grecs prédisaient la guerre civile. Cette nouvelle causait une certaine émotion à Constantinople ; mais ceux qui voyaient les choses de près comprenaient bien qu’il n’y avait pas lieu de s’alarmer et affirmaient contre toute information contraire le maintien de la paix. Les grands mots coûtent peu en Levant, et nulle part la distance n’est plus longue entre dire et faire. Aussi, il y a un mois, à la question souvent posée : — la Crète se soulèvera-t-elle ? — pouvait-on répondre hardiment qu’elle ne bougerait pas, si le mot d’ordre ne venait d’Athènes et si l’Épire et la Thessalie ne prenaient l’initiative de la révolte ; ces deux conditions du soulèvement, auxquelles la guerre maintenant commencée donne une probabilité plus grande, semblaient alors lointaines encore.

Quand l’on porte ses regards sur l’avenir pour tâcher de pressentir quelle influence les complications actuelles peuvent exercer sur la question crétoise, on arrive à penser que le premier résultat d’une victoire des Turcs sera de maintenir l’île dans la plus complète soumission. Si au contraire la fortune tourne contre eux, et si, comme on a tout lieu de le craindre un cas pareil échéant, la conséquence de la défaite doit être l’affaiblissement du prestige de l’autorité, — si de plus l’écho de l’insurrection éclatant ailleurs se propageait jusqu’en Crète, nulle considération de prudence n’empêcherait les villageois des Monts-Blancs de se grouper à un de leurs rendez-vous séculaires et de commencer les hostilités. Or, dans le cas même où l’autorité turque pourrait être surprise par l’insurrection comme elle l’a été en 1866, cette prise d’armes aurait pour les chrétiens les suites les plus funestes. Les pallikares, qui affluaient il y a dix ans, sont aujourd’hui morts, dispersés ou exilés. La population de Sphakia, de Lakkos, de Mylopotamo, jadis les foyers de la révolte, est diminuée de plus de moitié. Il n’est pas probable que plus de 3,000 ou 4,000 hommes répondent au premier appel : ce seront les zélés ; quant aux tièdes qu’un premier succès amènerait dans leurs rangs, ce seraient de médiocres recrues. On ne manquerait pas de donner pour chef à ces bandes un des deux ou trois héros de l’insurrection de 1866, actuellement en exil à Athènes. C’étaient de simples montagnards ; mais on peut s’en rapporter à la vive imagination hellénique pour ne plus chicaner, comme faisaient jadis les jaloux Athéniens, le mérite de leurs exploits aux grands hommes de la nation. On raconte donc sur ces personnages, qui sont aujourd’hui des vieillards, des traits d’héroïsme à faire envie à Léonidas. Il serait préférable, au point de vue des intérêts nationaux, qu’ils fussent confiés à des chefs capables de combinaisons militaires et politiques sérieuses, et non pas à de braves capitaines dont toute la tactique consiste à courir les montagnes sans fin ni résultat.

Quoi qu’il en soit, celui qui aura la responsabilité du commandement se trouvera en présence d’une tâche difficile. Au commencement d’avril, les Turcs avaient encore dans l’île environ 7,000 soldats et 3,000 gendarmes. Toutes les localités qui furent jadis les places fortes de l’insurrection sont aujourd’hui dominées par des tours de pierre qu’on nomme improprement blockhaus, et qui ont en permanence une petite garnison. Debout sur chaque pointe de montagne, ces forteresses sont en vue les unes des autres ; leurs défenseurs, à la première alerte, peuvent se donner un mutuel appui. Tout rassemblement serait immédiatement connu au chef-lieu ; l’autorité locale est dès maintenant sur ses gardes.

Si ces raisons ne suffisent pas pour démontrer à quel point il est désirable que la paix ne soit pas troublée dans l’île, on rappellera que depuis une dizaine d’années le zèle religieux des musulmans de Crète a été singulièrement exalté par diverses circonstances. La misère croissante a aigri dans toutes les grandes villes de l’empire l’esprit de la population turque contre les Européens, à qui on impute non sans raison la décadence du commerce et de l’industrie du Levant, car il est bien certain que la concurrence occidentale a porté un coup mortel à son industrie et à son agriculture. Les procédés de la diplomatie des puissances avant et pendant la conférence ont été peu compris et jugés arbitraires et injustes par un peuple qui se rappelle les grandeurs de son passé et ne peut se résigner à sa déchéance ; de plus, bien qu’il ne regarde guère au-delà de la frontière, il a mesuré la force du déchaînement d’opinion que les « atrocités » de Salonique et de Bulgarie ont provoqué contre lui ; il a conclu que l’ennemi héréditaire voulait l’expulser de ses conquêtes, les autres puissances laissant faire et applaudissant même comme au spectacle d’un châtiment mérité. Par tout pays, voir discuter son droit à rester là où vingt générations d’aïeux vous ont transmis la maison bâtie par le premier conquérant est chose qu’on ne souffre guère avec patience. Ce qu’il y a d’odieux dans les crimes qui ont indigné l’Europe, parmi ces Turcs les esprits éclairés sont les seuls qui soient capables de le reconnaître ; mais ceux-là même ne trouvent pas qu’ils justifient tant de sévérité. Quant à la populace, elle a partout les mêmes penchans qu’en Europe ; le fanatisme religieux ou politique la trouve toujours prête aux pires excès dès qu’il y a la prime du désordre ou du pillage en perspective. Il suffirait d’un désastre de la Turquie pour compromettre gravement la sécurité de la population chrétienne et des colonies étrangères dans toutes les villes. Qu’un derviche errant, qu’un de ces fakirs privés de raison que la foule regarde avec une superstitieuse vénération proclame dans une mosquée la vengeance de la cause de Dieu et du Prophète, et la foule croirait à un ordre du ciel ; le massacre et le pillage seraient inévitables. Il est douteux que les autorités ottomanes puissent l’empêcher. On a vu à Damas, en 1860, Soliman-Pacha indifférent en présence de l’une des plus monstrueuses explosions de fanatisme dont notre siècle ait été témoin ; il est vrai qu’il a payé de sa tête cet oubli de son devoir. On ne prétend pas qu’une pareille attitude dans des circonstances analogues soit à présumer désormais de la part des pachas et des autres fonctionnaires : il y a un grand nombre de gouverneurs qui, obéissant aux sentimens d’humanité qui leur sont naturels, comprenant d’ailleurs qu’ils sont responsables, feraient, pour prévenir ou réprimer toute manifestation hostile aux raïas, les plus louables efforts ; mais les moyens d’action leur manqueront en partie, car les troupes dont ils disposent, plus portées encore que le peuple des villes et que les paysans à la haine des infidèles, hésiteraient à combattre les vrais croyans leurs frères, même sur l’ordre de leurs chefs. Dans la capitale de la Crète, ainsi qu’à Rétimo et à Candie, l’exaspération des Turcs rendrait probables de terribles représailles contre les chrétiens, si une défaite des armées ottomanes coïncidait avec une prise d’armes des Crétois orthodoxes dans l’un des districts.

D’autres causes contribueraient, au lendemain de la révolution, à provoquer de sanglans témoignages de l’antagonisme entre Grecs et Turcs. Si, comme d’ordinaire, les hostilités commencent à l’improviste, les cantons où les deux races sont mêlées en proportion inégale deviendront le théâtre d’attentats multipliés et de vengeances cruelles. Dans les districts de La Canée, de Rétimo, de Sélino, de Kissamo, il se trouve que quelques groupes de musulmans sont partout établis au milieu des orthodoxes. Ils redoutent beaucoup, dès aujourd’hui, de n’avoir pas le moyen de se réfugier à temps dans les villes ; il est certain qu’ils courraient de sérieux dangers, car on est bien forcé d’avouer que, dans les précédens soulèvemens, les insurgés faisaient la guerre de la même façon barbare qui a valu à leurs ennemis musulmans leur réputation d’inhumanité.

La Crète a pu, il y a dix ans, prolonger pendant de longs mois sa résistance ; la cause de ce retard de la répression ne doit pas être cherchée seulement dans les difficultés de la guerre de montagnes, dans l’incapacité de certains généraux turcs, ni dans le peu d’empressement qu’ils mettent quelquefois à profiter de la victoire ; la lutte a duré parce que les insurgés communiquaient librement avec l’Europe, parce que les volontaires accouraient en foule de Grèce, d’Italie et de France, leur portant ainsi le gage des sympathies de l’Occident. Un moment même, on a pu croire que l’un des arbitres de la politique européenne était converti à leur cause ; l’ambassadeur d’un grand pays fit entendre, dit-on, à la Porte qu’il convenait de se résigner à perdre l’île. Mais bientôt les courans de la politique changèrent de direction ; l’impossibilité de tenir plus longtemps contre les forces régulières de la Turquie décida les insurgés à déposer les armes.

Il n’est pas probable que, quoi qu’il arrive, ils trouvent aujourd’hui les mêmes encouragemens que lors de la dernière lutte. L’opinion européenne n’était pas alors désenchantée du principe des nationalités proclamé et soutenu par Napoléon III ; on n’était pas loin de considérer la communauté de langue et d’origine entre les Crétois et les Grecs indépendans comme créant en leur faveur un droit à l’annexion de l’île au royaume ; les théories des frontières nécessaires et des grandes agglomérations nationales, qui ont fait payer si cher à notre pays la faveur qu’elles y ont trouvée, étaient à la mode, et tous ceux qui désiraient des nouveautés se fondaient sur leurs sophistiques formules. L’expérience de la vanité de ces systèmes a éclairé le monde ; on raisonne autrement depuis que de terribles leçons ont démontré ce qu’ils valent. Les révoltés de Crète pourront donc s’attendre à ces sympathies vagues que leur vaudra la communauté de religion et l’opinion, générale en Europe, d’après laquelle les Grecs sont dans le Levant les initiateurs de la civilisation et des lumières occidentales ; mais les volontaires convaincus, disposés à verser leur sang, ne semblent plus devoir venir en foule, comme jadis, de Trieste, de Gênes et de Marseille. Les garibaldiens ont vieilli, et les déboires de la campagne de 1867 leur ont laissé des souvenirs qui paralyseront beaucoup d’enthousiasmes sincères. Quant aux aventuriers qui se donnent toujours rendez-vous dans les pays troublés, ils ne manqueront pas d’accourir : ils ne pourraient que nuire à la cause insurrectionnelle ; comme d’ailleurs le butin à faire est maigre et la vie de pallikare fort dure, ils ne feront pas long séjour.

Il est certain cependant que la Grèce, du moment où elle aura donné le mot d’ordre jusqu’à l’arrivée duquel les Crétois resteront en paix, fera tous ses efforts pour les seconder. Les exploits de l’Arkadion et du Panhellénion seraient difficiles à renouveler. La flotte ottomane, bien qu’occupée dans la Mer-Noire, pourra expédier une division dans l’Archipel. Les vaisseaux Turcs, pourvus d’une formidable artillerie, possèdent une vitesse que ne diminue pas autant qu’on pourrait croire la mauvaise qualité du charbon d’ErékIi qu’ils brûlent dans leurs fourneaux. Il est certain que les Turcs, qui font d’admirables soldats, n’ont pas la vocation maritime. Un autre inconvénient de l’institution navale ottomane est l’exclusion, dans les états-majors, de tous les étrangers, à l’exception de l’amiral Hobart-Pacha. Cependant le personnel a été exercé avec soin, assez bien formé aux manœuvres et au tir, et les côtes de Crète seraient moins mal gardées que par le passé. D’autre part les Grecs n’ont pas oublié la tactique de Canaris ; incomparables caboteurs et hardis corsaires qu’ils sont, ils s’ouvriront toujours une route pour maintenir les communications régulières entre le continent et l’île. Le concours d’un certain nombre d’officiers de l’armée du roi George, venant servir comme volontaires, serait ainsi assuré, et le ravitaillement de l’insurrection pourrait s’opérer, quoique d’une façon irrégulière ; mais la bonne volonté, si sincère qu’elle soit, d’une puissance au budget obéré et qui ne compte que 1,200,000 sujets, pourra difficilement donner gain de cause à ses protégés de Crète.

Si pourtant la Crète obtenait un jour la libre disposition de ses destinées et se donnait à la Grèce, un difficile problème se poserait : que deviendraient les 60,000 Turcs qui l’habitent aujourd’hui ? Ils ne pourraient compter sur la générosité des raïas devenus les plus forts ; de plus leur fierté se révolterait à l’idée de vivre sous la loi des infidèles. On assisterait sans doute à une émigration en masse, qui satisferait les rancunes des fanatiques et des imprévoyans de l’orthodoxie ; mais en réalité le départ des beys, qui représentent toute la fortune du pays, et des cultivateurs musulmans équivaudrait à la ruine de la province. La population est déjà fort clair-semée et ne suffit pas à la culture des terres. Les affaires n’amènent ici l’argent qu’en faible quantité. Les gros traitemens des fonctionnaires et la paie de l’armée, avant l’introduction du papier-monnaie, qui est toute récente, mettaient en circulation un utile supplément de numéraire. La Grèce, qui n’a pas de population surabondante et qui peut à peine équilibrer ses dépenses, ne saurait ni combler les vides d’une émigration, ni venir au secours de la misère financière de sa nouvelle province.

Un autre grand pays d’Europe avait précédé le royaume hellénique dans le rôle d’initiateur des Crétois aux idées d’affranchissement. En 1770, la Russie avait envoyé des émissaires en Crète et fomenté une sédition qui du reste fut assez promptement réprimée. Rien ne peut faire présumer ses intentions en ce qui regarde l’île dans les circonstances présentes. Les agens russes en Crète, tout en laissant comprendre qu’ils n’approuvaient pas le régime auquel les Turcs soumettent leurs sujets, apportaient beaucoup de réservé et de discrétion dans toutes leurs démarches et évitaient avec le plus grand soin d’intervenir ostensiblement dans les affaires locales. D’ailleurs, depuis que le cabinet de Saint-Pétersbourg a témoigné aux Slaves des sympathies exclusives, on peut constater dans toutes les communautés grecques une certaine désaffection à l’égard des Russes. Le royaume hellénique était jusqu’ici le seul état du Levant créé aux dépens des Turcs, et il dirigeait l’évolution des races chrétiennes de Turquie. Il est menacé aujourd’hui, si l’unité slave se réalise, de voir grandir à côté de lui un empire de 24 millions d’âmes auprès duquel les 3 ou 4 millions de Grecs éparpillés dans toute la Méditerranée constitueront une nationalité sans importance : de là d’interminables polémiques dans les journaux ; chacun des deux partis revendique déjà, avant de les avoir conquis, la possession des pays mixtes peuplés de Slaves et d’Hellènes, tels que la Macédoine.

Quant à l’Angleterre, une nouvelle publiée par quelques journaux, mais que rien n’a confirmée depuis, annonçait récemment qu’elle ne permettrait pas et qu’elle comprimerait au besoin un soulèvement dans l’île. Il est au moins douteux que le gouvernement britannique se donne un pareil souci ; il est certain pourtant qu’il suit d’un œil attentif ce qui se passe en Crète. Sans doute les Anglais ne désirent pas qu’on touche à l’intégrité de l’empire ottoman ; mais si, malgré leurs efforts, la chute de la Turquie devenait inévitable, ils prendraient, conformément à la morale d’une fable de La Fontaine, — leur part des dépouilles du moment qu’ils ne pourraient pas empêcher un partage général. L’Égypte d’abord, la Crète ensuite, semblent les gîtes d’étape qu’ils ambitionnent sur la route des Indes. Les revues ont discuté cette annexion éventuelle, et il en a été question, si nos souvenirs sont exacts, à la chambre des communes ; en Crète même, on dit que quelques tentatives ont été faites pour sonder la manière de voir de la population grecque. Elles ont dépassé le but, car en novembre 1875 les Crétois croyaient fermement qu’ils allaient devenir sujets de la reine. Dans leur empressement de changer de régime, ils préparèrent un pétitionnement que les agens britanniques dans l’île ne purent arrêter qu’en démentant dans une forme officielle toute velléité d’annexion.

Il est difficile d’admettre que les Crétois puissent jamais se féliciter de leur réunion aux domaines de la couronne d’Angleterre ou de toute autre grande nation occidentale. Des colons qui viendraient de la Grande-Bretagne s’établir dans l’île et l’exploiter monopoliseraient toute la production locale à l’aide de leurs capitaux ; l’indolence Crétoise ne pourrait supporter la concurrence de l’énergie anglaise. Les bienfaits qu’apporte avec lui un régime civilisé seraient particulièrement odieux à la génération actuelle des paysans grecs et turcs, aussi bien qu’au petit commerce des villes. Dominés par une routine inguérissable, ils ne veulent, on l’a vu, ni routes, ni écoles, ni dessèchement des marais infects ; ils continuent à mettre du plâtre dans leur vin et à gâter de propos délibéré l’huile qu’ils fabriquent. Les Anglais leur imposeraient une police régulière ; par-dessus le marché, ils les forceraient à payer leurs dettes et à ne pas faire de la banqueroute une simple opération commerciale, comme il arrive sous la paternelle administration instituée par le firman organique. De plus, s’ils étaient tentés de se révolter contre sa majesté britannique, comme ils ont fait contre les empereurs de Constantinople, contre les Arabes, contre les vénitiens, contre les Turcs, contre tous leurs conquérans successifs, ils peuvent être certains que la politique anglaise ne fait pas de sentiment quand il s’agit des erreurs de ses sujets égarés. Les Grecs de Crète consulteraient avec fruit, à ce propos, leurs frères de Céphalonie : ceux-ci sont en mesure de leur exposer les moyens humanitaires adoptés par l’Angleterre en 1849 pour consolider dans les îles ioniennes son autorité compromise.

En réalité, il n’est pas vraisemblable que le gouvernement britannique ait des vues sérieuses sur l’ensemble de la Crète, mais il est possible qu’il songe à s’établir dans deux positions maritimes de premier ordre : il s’agit d’abord de la baie de la Sudde, rade immense située, à une heure de La Canée, dans un repli de la côte crétoise abrité par les montagnes d’une presqu’île escarpée, l’Acrotiri. C’est la seule bonne rade de l’Archipel. La baie de Saint-Nicolas, beaucoup moins vaste, a été aussi visitée fréquemment par la marine britannique, et l’on n’aurait pas lieu de s’étonner si, au jour du règlement des comptes, ces deux noms figuraient sur la liste des compensations réclamées par la diplomatie anglaise.

On voit en face de quelles périlleuses aventures la Crète se trouve placée aujourd’hui. La guerre ne lui donnera sans doute que trop d’occasions de s’y lancer ; mais tous ceux qui, connaissant ce beau pays, s’intéressent à ses destinées, doivent souhaiter que le fléau de l’insurrection ne vienne pas le visiter de nouveau. Les Grecs même, qui, élevés dès l’enfance dans l’amour de la patrie hellénique, sont les plus impatiens de compléter l’œuvre de l’unité nationale, feraient sagement d’attendre en se disant que le moment n’en est pas encore venu, car le royaume grec ne trouverait nul accroissement de force dans l’annexion d’une province épuisée, et qui coûte aujourd’hui à la Turquie au lieu de lui rapporter.


ALBERT LAURENT.