La Question d’Égypte/02

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La Question d’Égypte
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 353-405).
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LA
QUESTION D'EGYPTE

DERNIÈRE PARTIE[1].


VI

Nous avons dû nous arrêter sur les divers incidens qui ont marqué le passage de Gambetta au pouvoir et en retenir les détails essentiels, parce qu’ils marquent le moment où la France et l’Angleterre, cessant de lier leur politique, ont pris, chacune de son côté, des voies diverses, sinon opposées, parce que de cette conduite est né un dissentiment dont nous aurons à apprécier les fâcheuses conséquences, devant nous borner ici, pour ne pas anticiper sur les événemens, à fixer la position prise respectivement par les deux cabinets. La politique inaugurée à l’avènement de M. de Freycinet était en effet une politique nouvelle, celle de l’attente et du libre examen, sinon de l’abstention absolue. Elle méconnaissait les engagemens solennels pris par la note du 7 février et en dégageait l’Angleterre. Il pouvait y avoir désormais communauté de vues entre les deux gouvernemens, il n’y avait plus accord exclusif, ni même obligation de se concerter avant de s’expliquer avec les autres puissances ; l’un ne devait plus rien à l’autre, et chacun avait reconquis le droit de ne prendre conseil que de ses propres intérêts et des circonstances. Notre ministre des affaires étrangères et l’ambassadeur d’Angleterre étaient-ils également fondés à s’en féliciter ? Si l’événement a donné raison à l’un, n’a-t-il pas donné tort à l’autre ? Avons-nous besoin de dire, au surplus, qu’en répudiant les assurances données au khédive, on livrait l’Egypte aux plus redoutables dangers, que l’on compromettait, avec le repos du pays, la sécurité de la colonie européenne ? Que se passa-t-il au Caire ? On y apprenait, dans les derniers jours de janvier 1882, que l’entente des deux puissances ne serait plus un obstacle aux projets qu’on avait conçus, et dès les premiers jours de février on en poursuivait violemment la réalisation. Une délégation de la chambre des notables, l’instrument soumis et inconscient des colonels, somme Chérif-Pacha de concéder à l’assemblée le vote du budget ; le président du conseil s’y refusant, elle se transporte au palais, pénètre jusqu’au vice-roi, qui, menacé d’une nouvelle manifestation militaire, consent à former un nouveau cabinet exclusivement composé de ces mêmes délégués. Arabi est ministre de la guerre, maître du gouvernement ; Tewfik-Pacha n’est plus que son prisonnier. Devant cette révolution, les contrôleurs européens offrent leur démission[2].

Ce n’est pas dans l’intention de s’abstenir que lord Granville avait mis un soin si persévérant à revendiquer son entière liberté ; les nouvelles d’Egypte, au surplus, ne le lui auraient pas permis ; à l’entente à deux, qui ne lui offrait plus de garanties suffisantes, il voulait substituer l’entente à six ou le concert européen. Il jugea convenable cependant de ménager le cabinet français pour mieux le mettre dans son jeu, et il lui proposa d’entrer « en communication avec les autres puissances pour s’assurer si elles seraient disposées à échanger leurs idées en ce qui concerne la meilleure conduite à tenir dans les affaires d’Egypte sur les bases suivantes ; maintien des droits du souverain et de ceux du khédive ainsi que des libertés du peuple égyptien telles qu’elles sont garanties par les firmans du sultan[3] ; stricte observation des engagemens internationaux du pays. » Le principal secrétaire d’État de la reine pensait qu’on n’était pas en présence d’un cas d’intervention ; « mais si cette éventualité, disait-il, venait à se produire, le désir du gouvernement de Sa Majesté britannique serait que l’intervention représentât l’action collective de l’Europe et il est d’avis que dès lors le sultan devrait être partie dans toute mesure en discussion[4]. »

L’ouverture du cabinet de Londres ne pouvait être déclinée à Paris ; en la repoussant, le cabinet français se serait exposé à se trouver isolé : il l’accueillit donc favorablement, et départ et d’autre on en saisit simultanément les autres puissances. Lord Granville touchait au but qu’il avait en vue : comme l’Angleterre, la France était désormais engagée à rechercher la solution de la question égyptienne à l’aide d’un accord européen concerté avec la cour suzeraine. A Vienne comme à Saint-Pétersbourg, à Berlin comme à Rome, on fit fête à la communication des deux cabinets. Mais M. de Bismarck, ne se payant pas de vaines paroles, comprit l’échange d’idées en ce sens « qu’il était convié à une délibération commune, » et à son avis, qu’il indiqua sans détours, a le moyen le plus simple de triompher des difficultés égyptiennes était de confiera la Turquie le soin de les apaiser. » Le chancelier n’ignorait pas que cet expédient répugnait au gouvernement de la république et que M. de Freycinet l’avait invariablement écarté dans ses entretiens avec lord Lyons. L’a-t-il proposé, dès la première heure, comme un moyen d’éloigner l’Angleterre de la France ? On en acquerrait la certitude sans en être surpris. Ce qui est certain, c’est que notre ministre des affaires étrangères s’empressa de faire remarquer à l’ambassadeur d’Allemagne, venu pour lui notifier l’adhésion de son gouvernement, « qu’il ne s’agissait point d’une conférence, mais de pourparlers dans chaque capitale. » Réduite à ces termes, la proposition de la France et de l’Angleterre perdait tout intérêt et ne pouvait avoir aucune suite ; on le comprit partout et on n’échangea que de vagues idées. Elle restait cependant une pierre d’attente sur laquelle, on n’en doutait ni à Londres ni à Berlin, on bâtirait tôt ou tard, dès que les événemens exigeraient une solution prompte et solide. Dans cette conviction, M. de Bismarck ne fit aucune difficulté pour reconnaître qu’il convenait de laisser « à l’initiative commune de la France et de l’Angleterre » le soin de rechercher les combinaisons propres à aplanir ces graves difficultés. Tout en désirant vivement l’intervention collective des puissances, lord Granville tenait à se montrer, à paraître surtout, dans un constant accord avec la France ; il continua donc d’échanger avec M. de Freycinet des communications quotidiennes en vue de remettre, au Caire, les choses à leur place. Efforts superflus ; on avait d’avance écarté l’unique moyen d’en assurer le succès, la sanction, c’est-à-dire l’emploi de la force.

Trois mois s’écoulèrent ainsi en stériles tentatives, pendant lesquels la situation s’aggravait sans cesse. Avec tous les ambitieux qui l’entouraient, Arabi-Pacha en était venu à se persuader que l’Angleterre et la France n’interviendraient point par les armes ; on le disait à Londres ; on le répétait à Paris ; la presse et les agences télégraphiques, écrivait notre consul-général, en renouvellent chaque jour l’assurance. On savait également que le gouvernement de la république, plus encore que celui de la reine Victoria, s’opposerait à toute action directe et isolée de la puissance suzeraine dont on connaissait les arrière-pensées. Le ministère égyptien se crut donc autorisé à se substituer de plus en plus au vice-roi. Il donna de l’avancement à tous les officiers, ses complices. Il promut cinq d’entre eux au grade de général ; il nomma, le même jour, vingt-neuf colonels ou lieutenans-colonels ; il porta l’effectif de l’armée de douze à seize mille hommes ; il entreprit de nouveaux travaux de défense. Sans l’assentiment du vice-roi, il résolut de rappeler la chambre des notables, qu’il s’était empressé de proroger après s’être emparé du pouvoir, pour prendre, disait la décision ministérielle dépourvue de toute sanction du khédive, « les mesures que réclame le salut du pays. » Quels devaient être la nature et l’objet de ces mesures ? Notre consul-général les résumait, en post-scriptum, dans sa dépêche du 11 mai : « L’idée du ministère, disait-il, serait de n’avoir plus de khédive, mais un gouverneur élu par l’assemblée[5]. Mahmoud Pacha-Samy, le président du conseil, ou Arabi-Pacha, sera probablement nommé. La déposition du khédive sera, sans doute, votée samedi[6]. » Cette révolution, annoncée à date certaine, n’éclata pas. Des bruits nouveaux et inattendus glacèrent le courage des ministres ; ils se démirent de leurs fonctions ; ils les reprirent le 16, après avoir fait acte de soumission au vice-roi et avec l’assentiment des représentai de la France et de l’Angleterre. M. Sienkiewicz télégraphiait le même jour à M. de Freycinet : « Mahmoud Pacha-Samy s’est rendu ce soir chez le khédive avec tous les ministres et a protesté de son dévoûment envers Son Altesse. Arabi-Pacha s’est également déclaré fidèle serviteur du khédive. Le gouvernement égyptien est donc reconstitué. »

Que s’était-il donc passé et quel grave événement avait subitement ramené les ministres égyptiens à la prudence et à la modération ? Informés des audacieuses entreprises qui se préparaient au Caire, les cabinets de Paris et de Londres n’avaient pu se dissimuler que la sécurité de leurs nationaux était exposée à des périls imminens, et afin de mettre leur responsabilité à couvert, ils avaient, en toute hâte, résolu d’envoyer une escadre combinée dans les eaux d’Alexandrie. L’initiative de cette détermination fut prise par M. de Freycinet ; le 12, il y conviait le gouvernement anglais, qui l’agréa dès le lendemain. Ainsi que l’avaient prévu les agens des deux pays, cette démonstration produisit, dès qu’elle fut annoncée, un effet salutaire et considérable, une vive satisfaction d’un côté, une profonde inquiétude de l’autre, et l’on vit ce spectacle curieux, les ministres égyptiens hautains et impérieux la veille, préparant la déchéance du khédive dans l’insolent dessein d’hériter de son pouvoir, se montrer, le lendemain, humbles et soumis. Le sort de leurs personnes leur parut si compromis qu’ils consentirent à débattre non-seulement les conditions de leur retraite définitive, mais encore celles de leur éloignement au Soudan ou à Constantinople. Si aveugles qu’ils fussent, ils n’avaient pu s’imaginer que la France et l’Angleterre avaient mis en mouvement un si puissant appareil de guerre uniquement pour la défense de leurs nationaux, et la perspective de se trouver à la merci des deux amiraux les avait désarmés.

Ils se méprenaient cependant ; aussi leur défaillance fut-elle de courte durée. Dans les communications échangées entre M. de Freycinet et lord Granville à cette occasion, il fut stipulé, en effet, qu’au cas où elles croiraient utile de débarquer une force armée, « les deux puissances ne recourraient ni à des troupes anglaises ni à des troupes françaises, mais qu’elles feraient appel à des troupes turques[7]. » On n’avait pas voulu, à Londres, dévier de la résolution de ne pas s’engager, à deux, dans « une action effective ; » à Paris, on ne voulait prendre aucun engagement de cette nature sans y avoir été autorisé par un vote préalable de la chambre. Faire apparaître une double escadre et circonscrire dans ces limites sa liberté et son concours, en présence d’une situation d’où pouvaient surgir, à tout instant, les complications les plus désordonnées, c’était exposer les deux pavillons à en être les témoins impuissans, au grand dommage de leur prestige et des intérêts qu’ils avaient mission de défendre ; c’était également encourager les perturbateurs de l’Egypte à persévérer dans leurs tentatives révolutionnaires. Et c’est ce qui survint. Ces mêmes ministres, si timorés la veille de l’arrivée des deux flottes, purent s’assurer, dès le lendemain, qu’ils n’avaient rien à redouter de leur présence, s’ils maintenaient la tranquillité publique, si aucun péril ne menaçait les étrangers ; et revenant aussitôt de ses alarmes, Arabi-Pacha, de concert avec ses collègues, put déclarer hautement, le 22, « qu’il lui était impossible de quitter l’Egypte[8]. »

Comme les amiraux, les agens diplomatiques devaient s’interdire toute démarche comminatoire, sauf le cas où il y aurait lieu de pourvoir à la défense de la colonie étrangère ; ils étaient autorisés cependant à procéder, d’un commun accord et en s’inspirant des circonstances, par voie de conseil et même de représentation. La nouvelle attitude du cabinet égyptien les détermina à user de cette faculté. Le 25 mai, ils présentèrent au vice-roi personnellement une note officielle dans laquelle ils indiquaient comme moyens de mettre fin à toutes les difficultés : « 1° l’éloignement temporaire de l’Egypte d’Arabi-Pacha ; 2° l’envoi dans l’intérieur de l’Egypte d’Ali-Pacha-Fehmy, président du conseil, et d’Abd-el-Al-Pacha (le plus entreprenant des colonels) ; 3° la démission du ministère[9]. » Informés de cette démarche, les ministres protestèrent par une communication écrite, adressée au khédive, contre cette immixtion étrangère dans des questions d’ordre intérieur, qui constituait, disaient-ils, « une atteinte aux droits du sultan. » Le lendemain, généraux et officiers arrivaient au palais, réclamant le maintien d’Arabi-Pacha au ministère de la guerre. Cette manifestation, dans de pareilles circonstances, était un avertissement impérieux, marquant assez que l’armée obéirait aveuglément au ministère ; et, dernier trait venant s’ajouter à cet état de profonde anarchie, l’amiral commandant les forces britanniques à Alexandrie télégraphiait, le 27, à son gouvernement : « Les Égyptiens construisent une batterie en face d’un de mes bâtimens, » et il demande instamment des renforts.

En présence de ces divers incidens, le cabinet de Londres ne fut pas longtemps à s’avouer que la démonstration franco-anglaise, dans les conditions où elle avait été concertée, ne conduirait à aucun résultat satisfaisant, et pendant que sir E. Malet avec M. Sienkiewicz sommait, en quelque sorte, le khédive de se séparer de son ministère en châtiant ses principaux membres, lord Granville proposait, soudain, à M. de Freycinet de demander aux autres puissances de se joindre à la France et à l’Angleterre « pour inviter la Porte à tenir prêtes des troupes qui se rendraient en Égypte sous des conditions déterminées[10]. » Et il pressait le cabinet français de se rallier à cet avis : « Tout retard, disait-il le lendemain à notre ambassadeur, encouragera l’opposition en Égypte, attendu qu’on y est convaincu que ni la France ni l’Angleterre n’auront recours à la force. »

De toutes les ouvertures qui pouvaient lui être laites, celle-ci répugnait particulièrement à notre ministre des affaires étrangères ; — elle se conciliait parfaitement avec la politique de l’Angleterre, elle était en contradiction flagrante avec la politique traditionnelle de la France, qui n’avait jamais reculé devant aucun effort pour éloigner le pavillon de la Turquie des côtes d’Afrique, en Égypte comme en Tunisie : — « Cette décision, répondit-il à M. Tissot, si inattendue, qui surprendrait l’opinion publique, peu préparée à une semblable solution, ne pourrait être prise qu’après de mûres réflexions et avec l’assentiment du conseil des ministres que l’état de ma santé ne me permet pas de convoquer pour demain. » Il devenait urgent d’aviser, cependant ; la situation, en Égypte, on l’a vu, l’exigeait impérieusement. Averti des nouvelles intentions de son gouvernement, sir E. Malet avait déclaré, le 26, « qu’il ne se considérait plus comme lié » par la note, que, de concert avec M. Sienkiewicz, il avait remise la veille au khédive ; il opérait ainsi sa retraite en se dérobant au moment décisif, et il se séparait de son collègue. Mis de la sorte en demeure de prendre un parti, M. de Freycinet fit au cabinet de Londres une contre-proposition : à la solution offerte par lord Granville, il substitua la réunion d’une conférence européenne. L’Angleterre y donna, sans retard, son assentiment, et, le 2 juin, les deux gouvernemens en saisirent simultanément la Porte et toutes les grandes puissances. La France et l’Angleterre agissaient de concert, mais si cordiales que fussent encore leurs dispositions respectives, l’entente, — cette union de deux gouvernemens entretenue à l’aide de concessions mutuelles, — si gravement compromise à la chute du ministère Gambetta, loin de se reconstituer, subissait, en cette occasion, une brèche nouvelle. Avons-nous besoin de dire que l’on fit un accueil empressé dans toutes les capitales, à la démarche des deux cabinets ? Elle témoignait des obstacles sans cesse renaissans que rencontrait l’accord de la France et de l’Angleterre dans une affaire où de précieux et d’importans intérêts leur commandaient de s’entendre, et cet échec ne déplaisait nulle part.

La satisfaction qu’on en éprouva lut surtout vive et intense à Constantinople, bien que mélangée d’un regret, celui qu’avait la Porte de ne pas se trouver autorisée à rétablir l’ordre en Égypte par ses propres moyens exclusivement et sans subir le contrôle de l’Europe. Le divan n’a jamais su renoncer franchement à des velléités de restauration que les événemens ont constamment déjouées. A l’origine de la crise, il s’imagina que la fortune, si obstinément hostile, lui souriait enfin. Nous dirions volontiers, si ce néologisme nous était permis, que la Turquie est un État protestataire ; elle proteste, en toute occasion, avec une ferveur digne d’un meilleur sort. Elle protesta, sous forme de représentations, à Londres et à Paris, sous forme de circulaire, auprès des autres grandes puissances, quand l’Angleterre et la France firent remettre au khédive la note du 7 janvier ; elle renouvela ses plaintes et ses réclamations, quand elles firent apparaître leur pavillon devant Alexandrie. Elle s’ingéniait, en même temps, à entraver les efforts qu’elles tentaient pour défendre l’autorité du vice-roi. Tour à tour, et suivant les besoins du moment, elle soutenait de ses encouragemens tantôt Tewfik-Pacha, tantôt les ministres égyptiens. « Il est indiscutable pour moi, écrivait M. Sienkiewicz, le 27 mai, au moment où les officiers manifestaient si bruyamment, qu’ils subissent l’influence de la Porte… Le double jeu de la Turquie est de toute évidence. » Elle suggéra au khédive de recourir à la puissance suzeraine et de solliciter le concours d’un envoyé extraordinaire qui la représenterait en Égypte. Tewfik-Pacha en fit l’aveu à notre consul général[11]. Cette mission fut confiée au maréchal Dervish-Pacha, et le succès en parut si certain au cabinet turc qu’il crut devoir décliner l’invitation de réunir la conférence, qu’on lui offrait cependant de convoquer à Constantinople. La Porte allait ainsi, en aveugle, au-devant d’une nouvelle mésaventure qui devait être suivie d’une sanglante catastrophe. Le maréchal turc débarqua à Alexandrie le 7 juin ; le lendemain, il faisait son entrée au Caire, au bruit du canon ; u sa suite se composait de cinquante-huit personnes, dont dix aides-de-camp et plusieurs janissaires[12]. » Ce nombreux état-major trahissait l’intention de la Porte de mettre les circonstances à profit pour substituer en Égypte son influence à celle des puissances occidentales. L’événement l’avertit bientôt qu’elle s’était engagée dans un défilé redoutable où l’inefficacité de son action éclaterait à tous les yeux.

Depuis plusieurs mois, le trouble et l’anarchie glissaient des hautes sphères dans les rangs de la population, réveillant des haines éteintes depuis longtemps. Le 11 juin, le quatrième jour après l’arrivée de Dervish-Pacha, une rixe survint entre des Maltais et des indigènes à Alexandrie ; elle dégénéra aussitôt en un mouvement violent et populaire. « Des bandes d’Arabes débouchèrent de toutes les rues, assommant les Européens et saccageant les magasins. » Il y eut des morts et des blessés ; parmi ces derniers se trouvaient les consuls d’Angleterre, d’Italie et de Grèce. « Le préfet de police, lit-on dans un rapport, est resté chez lui, se déclarant malade, mais sa présence n’aurait rien empêché. Beaucoup de faits particuliers, à la charge des hommes de police et même de certains officiers, me sont signalés… Le chef européen des gardes de police m’affirme que plusieurs Européens ont été tués par les gendarmes indigènes dans les postes. »

Le sang avait coulé ; une ville florissante, centre d’un grand commerce, où des hommes de toute race et de toute religion vivaient paisiblement naguère, avait été pendant plusieurs heures livrée à des meurtriers et à des pillards en présence des pavillons de l’Angleterre et de la France, et sous les yeux, en quelque sorte, du représentant du sultan. Que fit-on pour réparer ce désastre et en prévenir le retour ? Après une réunion à laquelle il avait été convoqué, notre consul-général télégraphiait : « Le khédive et Dervish-Pacha garantissent la sécurité publique ; Arabi-Pacha, de son côté, s’engage à obéir à tous les ordres que lui donnera le khédive en vue d’empêcher de nouveaux troubles. » Étranges assurances qui révélaient bien toute la gravité de la situation ; le plus influent des ministres, l’inspirateur du groupe des colonels, promettait obéissance et soumission au chef de l’Etat ; on avouait donc qu’il en avait méconnu l’autorité et que sa responsabilité personnelle se trouvait engagée dans la catastrophe d’Alexandrie ! Le moment n’était-il pas venu dès lors de l’éloigner, sinon de sévir contre lui, au lieu de solliciter son concours ? Dans le dessein de les employer au succès de sa tâche, le représentant de la Porte ne voulut pas se heurter aux hommes qui, en ce moment, disposaient de l’armée et exerçaient, en réalité, la puissance souveraine. Nul ordre ne fut donné pour assurer le châtiment des coupables[13]. Le khédive et Dervish-Pacha firent une apparition à Alexandrie ; « ils y furent respectueusement, mais froidement accueillis, » pendant que les Européens cherchaient leur salut en s’embarquant en foule sur des navires nolisés en toute hâte par leurs consuls respectifs[14].


VII

Au premier avis de la sanglante journée du 11, M. de Freycinet interpella le cabinet de Londres. « Le gouvernement anglais est absolument résolu, pour le moment, à ne prendre aucune mesure, » lui répondit notre ambassadeur dès le 12 juin. Mais en décidant de s’abstenir en Égypte, le cabinet de la reine se déterminait au contraire à ne plus rien négliger pour solidariser le concours de toutes les puissances et inaugurer le concert européen. Lord Granville prit prétexte des événemens d’Alexandrie pour presser la réunion de la conférence, et il insista auprès de M. de Freycinet pour que, de Paris et de Londres, on adressât aux deux ambassadeurs, à Constantinople, en les communiquant simultanément aux autres puissances, les instructions dont il était urgent de les munir. Il prit même le parti d’expédier celles qui étaient destinées aux représentai de l’Angleterre, sans attendre l’assentiment de notre ministre des affaires étrangères ; il y ajouta, ce qui empruntait aux circonstances antérieures une gravité particulière, une note contenant la proposition d’employer les troupes turques au rétablissement de l’ordre en Égypte ; et cela encore sans consulter le cabinet français, évitant ainsi de se mettre préalablement d’accord avec lui sur une ouverture de si haute importance et à laquelle il le savait absolument opposé. Il se borna à l’instruire des résolutions prises à Londres et de la prompte exécution dont elles avaient été suivies.

Cet incident inattendu, et auquel rien ne l’avait préparé, jeta le cabinet français dans une extrême anxiété. M. de Freycinet avait eu l’occasion de s’expliquer sur le recours à l’armée du sultan, et il n’avait pas déguisé la répugnance que cet expédient lui inspirait. Il jugea prudent toutefois de ne pas y mettre obstacle « pour ne pas se séparer du cabinet anglais, » comme il l’écrivit lui-même ; il adressa donc à nos représentons, après délibération du conseil des ministres, des instructions analogues à celles que lord Granville avait expédiées à ceux de la reine. Il n’y avait eu, cette fois, ni examen, ni entente ; l’Angleterre avait entraîné la France. Cette double démarche ne fit pas fléchir l’obstination de la Porte ; elle persista dans sa résolution de repousser la conférence, prétendant que la tranquillité était rétablie en Égypte, et que son envoyé se trouvait en position, sans autre effort diplomatique ou militaire, de reconstituer, avec l’ordre, l’autorité du vice-roi. L’événement ne devait pas tarder à donner à cette confiance le plus douloureux démenti. Mieux renseignées et plus clairvoyantes, les puissances ne décidèrent pas moins de convoquer leurs plénipotentiaires, même en l’absence de celui du sultan ; leur première réunion eut lieu à Constantinople, le 23 juin, sous la présidence de leur doyen, le comte Corti, ambassadeur d’Italie. La tâche de ces diplomates était hérissée de difficultés : elle avait pour objet de rechercher le moyen le plus propre à faire cesser la perturbation qui mettait tout en péril en Égypte, à la condition de conserver, au pays et à la descendance de Méhémet-Ali, les privilèges qui leur étaient garantis par les firmans. Il existait un moyen bien simple, qui eût été d’une efficacité instantanée et aurait assuré ce double résultat ; c’était une démonstration collective de toutes les puissances, avec engagement de recourir, au besoin, à l’emploi de la force. Afin de ne pas subir un isolement humiliant pour sa dignité, la Turquie s’y serait ralliée, et, au premier avis d’une semblable entente, Arabi-Pacha et ses colonels se seraient hâtés de se dérober, de disparaître, si on l’avait exigé. Cette solution que tout semblait recommander, nul n’en prit l’initiative ; l’action collective répugnait également à tous les cabinets pour des raisons diverses, et les plénipotentiaires s’assemblèrent à Constantinople, pour délibérer longuement, sans le concours et sous la tolérance bénévole, mais non spontanée assurément, de la puissance territoriale, spectacle curieux, qui n’avait aucun précédent dans l’histoire de la diplomatie, et que, seule, la Turquie pouvait offrir à l’Europe étonnée.

Les représentans des puissances, ainsi réunis, se mirent à l’œuvre. Ils notifièrent à la Porte l’ouverture de la conférence par un mémorandum exprimant le vœu de voir le gouvernement du sultan participer à ses travaux ; ils signèrent un protocole de désintéressement par lequel les parties intervenantes s’obligeaient à ne rechercher, dans cette affaire, aucun avantage particulier ; sur la proposition de l’ambassadeur d’Italie, on stipula que les puissances s’abstiendraient, pendant la durée de la conférence, de toute entreprise isolée en Égypte, — sauf le cas de force majeure, fit ajouter l’ambassadeur d’Angleterre. — Ces précautions, qui dissimulaient mal les défiances et les convoitises, étant adoptées, on procéda à un échange de vues générales sur l’état des choses en Égypte et sur les moyens d’y porter remède, mais sans arriver à aucune entente. Dans leur septième séance, le 7 juin, les plénipotentiaires se mirent enfin d’accord sur les termes d’une communication, par laquelle les puissances invitaient le gouvernement ottoman à intervenir en Égypte sous des conditions clairement déterminées.

Pendant qu’on délibérait paisiblement à Constantinople, on se menaçait à Alexandrie, préludant à des hostilités imminentes. L’amiral Seymour, commandant la flotte anglaise, crut constater qu’on mettait les forts en état de défense et qu’on élevait de nouvelles batteries en vue de ses navires ; il fut aussitôt autorisé à exiger la suspension de ces travaux, et au besoin à les détruire par le feu de ses canons. Quelle était l’importance de ces ouvrages et pouvaient-ils constituer un danger pour les vaisseaux anglais ? Les agens de l’Angleterre l’ont toujours affirmé pendant que les Égyptiens ont obstinément contesté l’exactitude de leurs allégations. Ce point de fait n’a jamais été clairement élucidé. Une dépêche de M. de Freycinet, du 10 juillet, veille du bombardement, dira mieux que nous ne pouvons le faire, ce qu’il faut penser à cet égard : « Lord Lyons, écrivait-il à M. Tissot, m’a annoncé que ce matin l’amiral Seymour avait envoyé un ultimatum aux Égyptiens pour déclarer l’ouverture des hostilités demain. Cet ultimatum, a ajouté l’ambassadeur, a été motivé par les travaux de défense. J’ai remercié lord Lyons de sa communication, me bornant à dire qu’un télégramme de l’amiral Conrad et un télégramme de M. de Vorges[15] m’avaient apporté la même information, sans mentionner d’ailleurs la reprise des travaux. » Quelle que fût la vérité à ce sujet, l’amiral Seymour avait, en effet, dans la matinée de ce même jour, notifié au commandant militaire d’Alexandrie « que, si les torts ne lui étaient pas livrés temporairement afin d’en effectuer le désarmement, il ouvrirait le feu dans les vingt-quatre heures. » Ce fut le ministre des affaires étrangères du khédive qui répondit à cette sommation ; il déclara inacceptable la proposition de l’amiral Seymour, « le gouvernement de son altesse ne pouvant reconnaître, disait-il, avoir pris aucune mesure qui puisse être considérée comme une menace contre la flotte anglaise, soit par des travaux, soit par la mise en place de nouvelles pièces de canon. Toutefois, comme preuve de notre désir de donner satisfaction dans une certaine mesure à. votre demande, nous serions disposés à faire démonter trois canons sur les batteries que vous avez indiquées, soit isolément, soit ensemble. » Le commandant des forces britanniques accusa réception de cette note, se bornant à déclarer à son tour qu’il ne pouvait accepter la proposition qui y était contenue, et à l’heure qu’il avait fixée, il fit attaquer tous les forts simultanément. Le lendemain, 12 juin, Arabi-Pacha, qui était venu se mettre à la tête des troupes, donna prudemment l’ordre d’évacuer la ville, et les mêmes bandes qui, le 11 juin, s’étaient livrées au meurtre et au pillage, renouvelant leurs exploits, purent impunément incendier le quartier européen après en avoir saccagé les demeures.

Quel fut le rôle du khédive et du commissaire de la Porte en ces douloureuses circonstances ? Ils s’étaient retirés tous deux à Ramleh, résidence d’été, à quelques kilomètres d’Alexandrie. Ont-ils pris une part quelconque aux communications échangées avec le commandant de l’escadre anglaise ? Nous ne saurions le dire, mais tout porte à croire qu’ils y sont restés étrangers, laissant aux ministres la responsabilité de leurs déterminations. Quoi qu’il en soit, dès le 13, Tewfik, en proie aux plus légitimes inquiétudes pour sa sûreté personnelle, s’abrita sous le pavillon britannique. Après s’être assuré de l’assentiment de l’amiral Seymour, il rentra furtivement dans la ville et vint occuper le palais de Ras-el-Teen, l’ancienne demeure de Méhémet-Ali, gardé par un détachement de matelots débarqués dans la matinée. Dervish-Pacha, de son côté, jugeant que les vaisseaux de l’Angleterre avaient mis fin à sa mission, reprit la mer peu de jours après, pour rentrer à Constantinople. A peine était-il sorti du port qu’il arrivait pour lui une dépêche de la Porte, qu’on aurait voulu lui remettre. « J’ai vainement, dit l’amiral anglais, fait tirer deux coups de canon de rappel. » Le yacht impérial, qui emmenait le représentant du sultan, n’en tint aucun compte et continua sa route.

Ainsi, à la première rencontre, dès que la force intervient, que voyons-nous ? Le khédive fait sa soumission en se mettant respectueusement, de sa personne, sous la protection de l’Angleterre ; le commissaire de la Porte, venu pour rétablir l’ordre au nom de son maître, disparaît en prenant la fuite, sans protester, oubliant toutes les traditions de son gouvernement ; quant à l’altier ministre de la guerre, il s’éloigne avec ses troupes, livrant la ville aux incendiaires, n’osant pas la défendre contre une flotte dépourvue de troupes de débarquement, qui ne pourra elle-même en prendre possession qu’à l’arrivée des renforts attendus de Malte et de Chypre.

Faut-il dire quelle fut l’attitude commandée à notre escadre, ce que devint notre consul-général pendant ces tristes journées ? Si le cabinet de Londres n’a pas confié sa pensée tout entière au cabinet de Paris, il ne la lui a pas dissimulée. Il lui a fait savoir en effet que la flotte anglaise, mouillée devant Alexandrie, braverait les dispositions, agressives selon lui, des autorités égyptiennes, et qu’au besoin l’amiral Seymour serait autorisé à prendre toutes les mesures qu’il pourrait juger nécessaires à la sécurité des vaisseaux placés sous son commandement. Dès les premiers jours de juin, l’escadre volante de la Manche entrait dans la Méditerranée, et des renforts furent envoyés à la flotte anglaise. Les agens britanniques au Caire et à Alexandrie invitèrent leurs nationaux à se réfugier sur l’escadre ; ils suggérèrent amicalement aux agens français de prendre les mêmes mesures de sécurité. Partout d’ailleurs on pressentait une action imminente ; on l’annonçait de Londres, d’Alexandrie et même de Constantinople. « Je ne serais pas surpris, écrivait M. de Freycinet lui-même à M. de Vorges, le 4 juillet, que l’exécution des travaux de défense déterminât l’Angleterre à opérer un bombardement. » C’est que, le 3, lord Granville n’avait pas caché à notre ambassadeur que le gouvernement britannique était résolu à ne prendre conseil que de ses intérêts ; c’est que, le 4, il fut plus explicite : il chargea en effet lord Lyons de nous donner connaissance des instructions qu’on venait d’adresser à l’amiral Seymour, et que cet officier-général a si énergiquement exécutées le 11. Sans insister autrement, l’ambassadeur de la reine demanda en outre à M. de Freycinet « si des instructions analogues seraient envoyées à l’amiral Conrad. » A quel parti s’arrêta le gouvernement de la république en ce moment suprême ? Après en avoir délibéré, il résolut de ne pas s’associer à l’ultimatum posé par l’Angleterre : « 1° parce qu’il devrait entraîner à des actes offensifs qui ne seraient pas en rapport avec l’attitude que nous avions prise au regard de la conférence ; 2° parce que, de toutes façons, de tels actes ne peuvent, en vertu de la constitution, être accomplis qu’avec l’autorisation préalable du parlement. » En faisant part de cette détermination à M. Tissot, M. de Freycinet ajoutait : « En conséquence, l’amiral Conrad a ordre de déclarer à l’amiral Seymour que, si l’ultimatum était néanmoins présenté, la division française se verrait dans la nécessité de quitter le port d’Alexandrie. » Nous ne croyons pas nous abuser en présumant que le gouvernement anglais n’a pas eu, à ce moment, l’intention de provoquer notre participation active ; ne pouvant l’éviter, il l’aurait subie, mais tout démontre qu’il ne la désirait nullement. Il voulait intervenir seul et en toute liberté, pensant bien que le jour où il aurait l’Egypte dans sa main, il lui serait facile d’y établir son influence sans obstacle et sans partage, en attendant de la soumettre à sa domination plus ou moins déguisée. Aussi lord Lyons ne fit-il aucune tentative pour déterminer le gouvernement français à revenir sur ses décisions. « Il a paru (au contraire) apprécier les motifs qui les ont dictées, et il m’a promis d’en rendre compte à lord Grandville, » écrivait encore M. de Freycinet à notre ambassadeur à Londres (dépêche du 5 juillet). Et c’est ainsi que le commandant de notre escadre s’éloigna du théâtre de la lutte dès qu’il lui fut démontré qu’elle allait s’engager, et que notre consul-général, de son côté, dut se réfugier, avec son personnel et ses nationaux, à bord des navires mis à sa disposition.

Le canon tonna donc à Alexandrie ; il retentit à Constantinople, jetant un trouble profond au sein de la conférence et parmi les conseillers du sultan. Bientôt on apprit l’occupation d’Alexandrie par les troupes anglaises et la reddition que le khédive avait faite, de son autorité comme de sa personne, entre les mains de l’amiral Seymour. Le retour de Dervish-Pacha mit le comble à l’émotion, surtout quand on apprit dans quelle humble posture l’envoyé du sultan, ce maréchal de l’empire, avait traversé les lignes anglaises. Or le gouvernement turc avait pris pour base de sa politique et de tous ses calculs, en cette affaire, la mission qu’il lui avait confiée ; il en avait envisagé le succès comme tellement inéluctable qu’il avait persisté dans sa résolution de ne pas intervenir à la conférence, après comme avant la réunion des plénipotentiaires, ne cessant d’affirmer que Dervish-Pacha était en situation de remettre les choses en leur état[16]. Aussi, dès qu’il connut les événemens d’Alexandrie, son effarement égala sa déconvenue. Renonçant à ses illusions, la Porte se réfugia dans le concert européen, et elle témoigna, pour y entrer, autant d’empressement qu’elle en avait mis à le décliner. Mais, pour placer les choses en bonne lumière, il nous faut ici revenir aux travaux de la conférence.


VIII

Les plénipotentiaires, avons-nous dit, étaient tombés d’accord, dans leur séance du 7, sur les termes de la note qu’ils se proposaient de présenter à la Porte pour l’inviter à envoyer un corps de troupes en Égypte. Le texte en fut soumis à l’approbation des puissances. C’est à ce moment que survint la catastrophe d’Alexandrie. On s’observa d’abord ; on s’entendit cependant, et les diplomates assemblés, y compris le représentant de l’Angleterre, dûment autorisés, adressèrent, le 15 juillet, au gouvernement turc la communication qui lui était destinée. La Porte y acquiesça et se fit représenter à la conférence. Elle éleva toutefois une prétention dont elle aurait dû s’abstenir après ses récens déboires ; en notifiant aux plénipotentiaires sa résolution de déférer au vœu des puissances, « le gouvernement ottoman, disait-elle, espère qu’en face de cette détermination, l’occupation étrangère actuelle en Égypte sera abandonnée aussitôt que les troupes turques seront rendues à Alexandrie. » Elle chargea son ambassadeur à Londres de s’expliquer dans le même sens avec lord Granville. Le gouvernement anglais, lui fut-il répondu, veut bien agréer, et c’est tout ce qu’il peut faire, la coopération de la Turquie, mais encore faudra-t-il que « le caractère en soit défini d’une manière satisfaisante et dégagée de toute ambiguïté par des déclarations préalables du sultan. » Ces réserves impliquaient un refus déguisé. Par cela même, au surplus, la conférence se trouva en quelque sorte dessaisie de la mission qui lui avait été confiée ; on le comprit si bien, que quelques-uns de ses membres discontinuèrent leur participation, celui de la Russie notamment, « parce qu’on discutait dans le vide, disait M. de Giers à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, tandis qu’en dehors de son action de graves mesures militaires étaient prises[17]. » L’Angleterre, en effet, réunissait en Égypte une puissante armée, ne dissimulant plus sa ferme intention de briser la résistance que lui opposait Arabi-Pacha et de marcher sur le Caire. Pendant que les troupes anglaises se concentraient sous le commandement du général Wolseley, la Porte s’épuisait en efforts laborieux pour se procurer, à l’aide d’un emprunt, les deux ou trois millions de francs qui lui étaient indispensables afin de mettre en état de prendre la mer les navires désignés pour transporter à Alexandrie le corps expéditionnaire[18]. Disons, pour en finir avec ces lamentables incidens, que l’Angleterre mit à la coopération de la Turquie, soit pour les effectifs, soit pour le commandement supérieur, des conditions qui lurent l’objet de négociations dilatoires, si bien qu’on les débattait encore quand l’armée égyptienne lut défaite ou plutôt se débanda à Tell-el-Kébir. On fut plus prompt, à dater de ce moment, pour se concerter et reconnaître qu’il n’y avait plus lieu, pour la Turquie, d’intervenir en Égypte, l’ordre y étant solidement rétabli. L’Angleterre avait vaincu, d’un côté, sans le concours de la puissance suzeraine et en la tenant éloignée ; de l’autre, sans mandat de l’Europe et sans avoir contracté envers elle aucun engagement défini, et elle prenait possession de l’Égypte en gardant l’entière liberté de ses mouvemens ultérieurs. Si telle a été sa pensée au moment où elle a renoncé à agir solidairement avec la France, il faut reconnaître qu’elle l’a poursuivie avec une ingénieuse habileté et heureusement réalisée. La conférence se serait séparée sans s’égarer plus longtemps dans de stériles déclarations, si elle n’avait été saisie d’une proposition qui eut l’étrange fortune, sans aboutir, de renverser le cabinet français. Peu de jours après les premiers troubles d’Alexandrie, le 22 juin, le cabinet anglais appela l’attention du gouvernement de la république sur les périls auxquels pouvait se trouver exposée la libre navigation du canal de Suez. Cette première démarche resta sans résultat, ou plutôt il fut convenu que cette question ferait l’objet d’un examen ultérieur si les circonstances venaient à l’exiger. Cette nécessité parut à lord Granville s’imposer impérieusement le jour même où la flotte anglaise démantelait les forts d’Alexandrie. Les hostilités étaient ouvertes ; Arabi-Pacha pouvait penser, il devait même croire qu’il avait un intérêt de premier ordre à se saisir du canal, qui eût été, entre ses mains, un gage précieux au cas probable où les Anglais feraient intervenir des troupes venant des Indes. Lord Lyons fut chargé d’entretenir M. de Freycinet de cette éventualité ; il le fit le 13 juillet, en insistant sur l’urgence d’aviser. Dans la pensée du cabinet de Londres, il convenait d’en saisir la conférence en lui faisant remarquer que la France et l’Angleterre disposaient, sur les lieux, des moyens de garantir la sécurité de l’isthme. Le cabinet français consentit à prendre cette ouverture en considération ; M. de Freycinet dut représenter, toutefois, à lord Lyons, qu’il lui semblait inopportun de faire mention des puissances qui pourraient être chargées de cette mission et qu’il semblait préférable de laisser aux plénipotentiaires le soin de les désigner. La rédaction de lord Granville fut ainsi amendée ; et, le 19, les ambassadeurs de la France et de l’Angleterre purent soumettre à la conférence la proposition des deux puissances. Moins téméraire que les ministres anglais, M. de Freycinet avait pris soin, toutefois, de réserver l’adhésion du parlement ; et, dans la confiante prévision que la France pourrait être, d’un instant à l’autre, invitée, avec l’Angleterre, à occuper le canal, il mit la chambre des députés en situation d’en délibérer.

La question d’Égypte avait déjà donné lieu à des débats parlementaires ; le ministère avait été interpellé en lévrier, en mai, et, en dernier lieu, le 1er juin. En février, le président du conseil avait tracé, à grands traits, la politique de la France, et ce qu’il en disait peut se résumer en ces termes : maintien du statu quo en Égypte par le concert européen. Mais, dans son opinion, ce concert n’avait d’autre valeur que celle d’une consultation. Après avoir rappelé, en effet, que nous possédions, au Caire, une situation exceptionnelle que nous devions garder à tout prix : « J’ai à peine besoin de dire, ajoutait-il, que, dans l’échange de vues que nous avons avec l’Europe, il est parfaitement spécifié que cette situation prépondérante de la France et de l’Angleterre est maintenue et reconnue. C’est sur cette base que les échanges de vues ont lieu avec les puissances. » Le 11 mai, mis en demeure de s’expliquer de nouveau, il se maintient sur le même terrain, il renouvelle les mêmes déclarations en les affirmant avec plus de précision. « Nous sommes préoccupés, et nous l’avons toujours été, dit-il, de deux choses : — conserver à la France la situation privilégiée qu’elle a en Égypte, l’influence prépondérante que lui ont acquise les concours de toute nature qu’elle a prodigués à ce pays, l’influence que lui assure la présence d’une colonie française qui porte haut et ferme, avec dignité, le drapeau de la patrie ; — maintenir l’indépendance de l’Égypte telle que les firmans l’ont établie ; nous ne souffrirons pas, autant que cela dépendra de nous, que, de quelque crise que ce soit, l’Égypte puisse sortir moins libre et moins indépendante qu’elle ne l’est aujourd’hui. » Et, revenant aux communications que la France et l’Angleterre échangeaient avec les autres gouvernemens, il reprenait : « N’ayez nul souci, messieurs, des conséquences que peut avoir cette consultation ; les grandes puissances sont unanimes à reconnaître que la situation de la France et de l’Angleterre est prépondérante en Égypte ; elles le reconnaissent, elles le proclament, et elles ne font aucune difficulté d’abandonner aux deux cabinets de Londres et de Paris la direction de cette politique. C’est donc un fait acquis aujourd’hui que, dans la question égyptienne, l’avis de la France et de l’Angleterre, d’accord entre elles, devra prévaloir. »

M. de Freycinet s’abusait. Il se persuadait encore que, fidèles à l’entente qui les avait si longtemps unies, la France et l’Angleterre n’abdiqueraient pas entre les mains de l’Europe ; qu’en solidarisant leurs efforts elles parviendraient à faire prévaloir, avec le maintien de l’état conventionnel, la position privilégiée qu’elles avaient acquise et la politique qu’elles avaient défendue en Égypte depuis l’origine du conflit ; qu’elles pourraient enfin y exercer leur action commune sous le contrôle, mais sans la sanction préalable des autres puissances. Ce n’est pas ainsi que, depuis plusieurs mois, on envisageait, à Londres, les difficultés du problème qu’on avait à résoudre en ce moment. Nous avons vu, en effet, le gouvernement anglais obliger soudain la France de solliciter avec lui le concours diplomatique de tous les grands cabinets ; il n’entendait pas les consulter, mais bien les réunir en conférence pour délibérer sur le meilleur moyen de mettre fin aux troubles de l’Égypte, et ce moyen lui semblait être, — il l’avouait hautement, — l’intervention armée de la Turquie s’exerçant avec l’assentiment et sous les yeux de l’Europe. Ceci se passait pendant les derniers jours de mai, et, dès ce moment, on voit les choses changer singulièrement d’aspect. Aussi M. de Freycinet, interpellé une troisième fois dans la séance du 1er juin, tient-il un langage inattendu, mais que les circonstances commandaient impérieusement. Il ne revendique plus, pour la France et l’Angleterre, le droit reconnu, proclamé par les autres puissances, de pacifier l’Égypte en prenant, d’un commun accord, les mesures qu’on jugerait les plus efficaces à Paris et à Londres ; il envisage la situation nouvelle sans revenir sur les faits antérieurs ; il raisonne de la prochaine réunion de la conférence comme d’une solution à laquelle la France avait tout avantage à se rallier, parce qu’elle était éminemment propre à dénouer toutes les difficultés en conciliant tous les intérêts. « Nous allons, ajouta-t-il, dans le concert européen pour trancher la question collectivement ; nous acceptons, dès lors, notre part dans les charges, les responsabilités et les moyens d’action qui pourront en sortir. » On ne pouvait mieux définir le rôle nouveau qui nous était imposé par la prudence autant que par nos irrésolutions. Il s’éleva contre la prétention de faire peser sur la France le devoir de résoudre isolément l’affaire égyptienne. Cette politique avait-elle des représentans à la chambre ? Nous ne saurions le dire, aucun orateur n’en ayant pris à la tribune ni l’initiative ni la défense. Il ne pouvait faire allusion à celle de son prédécesseur, qui n’avait jamais eu la pensée d’intervenir en Égypte en se séparant de l’Angleterre. N’était-ce qu’un moyen oratoire, un procédé de discussion ? Il était bien à sa place devant une assemblée incurablement hostile à toute entreprise armée, comme le président du conseil devait en faire lui-même l’expérience peu de semaines après.

Nous avons dit comment la proposition tendant à assurer la libre navigation du canal de Suez avait été conçue et délibérée entre Paris et Londres, comment, le 19 juillet, elle avait été introduite devant la conférence. A qui devait être confiée l’exécution des mesures qui pouvaient être ordonnées par les plénipotentiaires ? Évidemment aux deux puissances occidentales, pensait-on à Londres et à Paris. Comme lord Granville, M. de Freycinet n’en doutait pas ; il s’était expliqué dans ce sens devant la chambre, et, dans cette conviction, il jugea opportun de pressentir, sans plus tarder, les véritables dispositions de l’assemblée. A cet effet, le ministre de la marine déposa, le 8 juillet, un projet de loi portant ouverture d’un crédit de 8 millions, « destiné, à faire face aux dépenses nécessitées par les événemens d’Égypte. » Ne faisant aucune mention du canal, l’exposé des motifs établissait que la dépense avait pour objet l’entretien d’une escadre et l’exécution de travaux de réparation à faire à un certain nombre de navires. Ce projet de loi vint en discussion dans la séance du 18. Des orateurs de marque y intervinrent et on entendit de savantes dissertations sur les origines et le caractère du peuple égyptien, sur les inconvéniens et les avantages d’une action étrangère, sur l’alliance anglaise, sur la situation politique de l’Europe et la vigilance qu’elle imposait à la France ; les plus nobles pensées y furent développées, ainsi que les plus ingénieux aperçus, finement détaillés, et ces opinions diverses, si contradictoires qu’elles fussent sur plusieurs points, furent également applaudies. Ce débat, cependant, ne pouvait aboutir à aucune résolution positive. Il ne s’agissait point, en effet, de savoir si on autoriserait le gouvernement à engager notre drapeau en Égypte ou seulement dans le canal de Suez, mais de décider s’il y avait opportunité de mettre notre marine, fort mal dotée pendant les dernières années, sur un meilleur pied et en mesure de rendre les services qu’il pouvait devenir urgent de lui demander. Or sur ce dernier point on était unanime et, loin de combattre les crédits sollicités par le ministère, d’aucuns en signalèrent l’insuffisance. Directement interpellé et pressé de s’expliquer sur ses intentions ultérieures, le président du conseil déclara enfin que le gouvernement soumettrait à la chambre la question de Suez lorsque son heure serait venue, n’ayant nulle intention de lui demander, par voie indirecte, son consentement à une action quelconque. C’était ajourner le débat, dont l’intérêt fut relevé cependant par l’intervention de Gambetta et de M. Clemenceau, qui, en cette occasion, se mesurèrent sans se combattre, le premier conjurant le cabinet de rester uni à l’Angleterre, le second le conjurant de s’en défier ; celui-là, invoquant les saines doctrines parlementaires, — la résolution pour le gouvernement, le contrôle pour la chambre, — celui-ci prenant acte impérieusement de la déclaration de M. de Freycinet, « qu’avant d’engager aucune action, il reviendrait devant la chambre ; » l’un et l’autre orateur donnant, au ministère, sous ses réserves contradictoires, un vote de confiance qui lui fut accordé par 421 voix contre 84.

Le 16 juillet, nous l’avons dit, les deux cabinets de Londres et de Paris s’étaient mis d’accord sur les termes de la proposition touchant le canal de Suez, dont ils avaient résolu de prendre l’initiative, et on se rappelle que leurs représentans l’avaient soumise, le 19, à l’examen de la conférence. Lord Granville et M. de Freycinet pensaient, avons-nous ajouté, qu’elle serait agréée et que la France et l’Angleterre, en situation de garantir sans retard la sécurité du passage entre les deux mers grâce aux forces qu’elles avaient sur les lieux, seraient chargées d’y pourvoir[19]. C’était une erreur. Directement informés de cette démarche, les autres cabinets, à l’exception de celui de Saint-Pétersbourg, après s’être concertés, déclarèrent à Paris et à Londres qu’il ne pouvait leur convenir de déléguer leurs pouvoirs aux deux puissances occidentales en leur donnant mandat de protéger le canal. La triple alliance était nouée et ce fut sa première manifestation. L’entente de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie se révéla bientôt par une contre-proposition, que le représentant du cabinet de Rome fut chargé de soumettre à la conférence, et ayant pour objet de substituer, à la protection séparée de la France et de l’Angleterre, la protection collective de toutes les puissances. Aux prises avec les difficultés de la lutte qu’elle avait engagée en Égypte, l’Angleterre ne s’accommodait pas de ces lenteurs. Redoutant un coup de main d’Arabi-Pacha qui aurait pu, en obstruant le canal, intercepter ses communications avec les Indes, entraver la concentration de son armée et causer un grave préjudice à son commerce, elle voulut y aviser sans délai. Elle proposa à la France, qui y consentit[20], de notifier à la conférence que « les deux puissances sont, quant à présent, convenues que, dans l’état actuel des choses, elles sont prêtes, si la nécessité se produit, à s’employer pour protéger le canal de Suez, soit seules, soit avec l’adjonction de toute puissance qui voudra prêter son concours. » C’était annoncer en un langage à la fois incorrect et sibyllin que la France et l’Angleterre occuperaient le canal s’il était menacé avec ou sans l’assistance des autres puissances. Dès ce moment, le cabinet français était lié ; il s’était engagé avec celui de Londres à couvrir le canal contre toute agression, quelles que fussent les résolutions de la conférence. Hâtons-nous d’ajouter que cette fois encore, M. de Freycinet avait expressément réservé la sanction du pouvoir législatif ; il s’empressa de la provoquer.

Le jour même où le président du conseil donnait son assentiment à la proposition du cabinet anglais, le 24 juillet, le ministre de la marine présentait à la chambre un projet de loi portant ouverture d’un nouveau crédit de 9 millions : « Les événemens dont l’Égypte est le théâtre, disait l’exposé des motifs, inspirent de sérieuses inquiétudes au sujet de la sécurité du canal de Suez… L’Angleterre nous a proposé de nous unir à elle en combinant les moyens d’action des deux marines pour le mettre à l’abri de toute atteinte… Adoptant ces propositions, le gouvernement a pensé qu’il conviendrait de mettre à la disposition de l’amiral, commandant la division navale du Levant, un corps de débarquement… de 8,000 hommes ; .. nous n’enverrions immédiatement que 4,000 hommes qui occuperaient un certain nombre de points dans la partie nord du canal pendant que les Anglais s’établiraient dans le sud. » Ces courtes citations démontrent que le gouvernement n’a rien caché à l’assemblée, quoi qu’on ait dit. Il lui posait clairement la question qu’elle avait à résoudre. Il lui demandait, sans aucun déguisement, les ressources nécessaires avec la libre disposition de forces suffisantes, pour assurer la défense du canal, simultanément avec l’Angleterre, limitant strictement son concours à cette opération. Œuvre française entreprise et achevée avec des capitaux français en dépit de la constante opposition du gouvernement anglais, l’ouverture de l’isthme, après avoir passionné l’opinion publique, était restée populaire ; en cette année 1S82, elle promettait déjà une large rémunération des sacrifices que les souscripteurs français s’étaient imposés. En l’abritant sous le pavillon national, le gouvernement pensait certainement que sa résolution répondait au sentiment du pays ainsi qu’à celui de la chambre ; il considérait, d’autre part, que la présence de nos troupes sur le sol égyptien, en si petit nombre que ce fût, garantirait nos intérêts politiques aussi bien que les intérêts particuliers de nos nationaux dans la vallée du Nil. Il était clair en ce moment que l’Angleterre, poursuivant énergiquement sa tâche, serait, avant peu, en possession de l’Egypte, et on voulait sans doute prendre position auprès d’elle, continuant ainsi l’entente et l’union des deux pays, afin de posséder un titre, d’avoir qualité pour participer au règlement de toute chose, le jour où l’ordre serait rétabli au Caire. Le cabinet pensait, en somme, croyons-nous, qu’il satisferait ainsi à ces nécessités diverses sans imposer à la France de lourds sacrifices, sans nuire à la reconstitution de nos forces militaires, et que, dans ces conditions, les représentans du pays accueilleraient favorablement sa proposition. Cette fois encore, il se méprenait. Le sentiment public était inquiet ; l’attitude commandée à notre escadre devant Alexandrie, pendant que la marine anglaise s’en emparait, l’avait blessé ; les incertitudes et les contradictions de notre diplomatie, avant et depuis l’ouverture de la conférence, avaient éveillé ses défiances. La majorité de la chambre partageait ces dispositions. Elles se manifestèrent dès la première rencontre. Après avoir entendu le président du conseil et le ministre de la marine, la commission chargée de rapporter le projet de loi proposa à l’assemblée de le repousser. Partagée sur la question de savoir si la France devait s’abstenir ou prendre une part active à la pacification de l’Egypte, elle fut unanime pour condamner la proposition du cabinet ; insuffisante pour les uns, la demande de crédits fut jugée téméraire et inconsidérée par les autres ; c’était l’opinion de la majorité de la chambre, et l’accueil qu’elle fit aux conclusions du rapport laissait pressentir l’issue du débat. Il s’engagea dans la séance du 29 juillet ; M. de Freycinet fit tête à l’orage ; il monta à la tribune et dans un langage plus sincère que ferme il exposa, avec une entière franchise, comment le gouvernement avait été conduit à prendre le parti qu’il soumettait à l’appréciation de l’assemblée, dans quelle mesure et pour quel objet il avait résolu de se joindre à l’Angleterre dans l’opération concertée entre les deux cabinets. Après avoir reconnu que l’intervention en Égypte, sans limite, sans mandat de l’Europe, impliquait le devoir, avec la responsabilité qui en découlait, de résoudre des questions d’un intérêt général, et l’éventualité, par conséquent, d’un dissentiment, sinon d’un conflit, avec d’autres puissances, après avoir fait ressortir la nécessité où se trouvait la France de s’abstenir de toute entreprise complexe et lointaine, où elle devrait employer des forces considérables au détriment de sa propre sécurité, le président du conseil s’appliqua à démontrer que l’occupation du canal n’exposait le pays à aucune compromission de cette nature et n’en exigeait aucun effort nuisible à sa défense, qu’elle avait en outre l’avantage de resserrer l’union avec l’Angleterre, également désirée par tous les partis en France. Sur l’insistance de M. de Marcère, qui, sans dissimuler ses inquiétudes et ses défiances, revendiquait, pour la chambre, le droit d’être clairement fixée sur la nature et l’étendue de l’engagement contracté avec le cabinet de Londres, M. de Freycinet remonta à la tribune et donna lecture des documens qui en définissaient le caractère ; il marqua ainsi la limite exacte dans laquelle notre participation se trouverait renfermée et dont l’objet unique était la défense du canal dans toutes les éventualités.

Mais il était survenu, à ce moment même, un nouvel incident diplomatique ; la Turquie, comme nous l’avons dit, avait, le 19 juillet, notifié aux plénipotentiaires son adhésion à la conférence, et, par une note du 27, elle leur avait communiqué l’intention du sultan d’intervenir en Égypte, conformément au vœu des puissances. Aux troupes anglaises qui se préparaient à marcher sur Le Caire devaient donc se joindre celles de la Porte, pendant que la France se bornerait, de concert avec l’Angleterre, à occuper le canal. M. de Freycinet dut édifier la chambre sur cette évolution de la Turquie ; il s’en était expliqué avec le cabinet de Londres, et il avait été reconnu qu’elle ne modifiait sur aucun point, assura-t-il, l’accord et les décisions des deux gouvernemens. Ces éclaircissemens avaient un mérite : celui de mettre en pleine lumière tous les côtés de la question soumise à l’examen de l’assemblée, de tracer le rôle de chaque puissance intervenante, de délimiter fidèlement celui que le cabinet français avait cru devoir assumer. Ce rôle fut désavoué par tous les orateurs qui se succédèrent à la tribune. M. Clemenceau intervint le dernier, et d’une parole impitoyable il signala tous les dangers qui, selon lui, devaient en sortir. Personne n’ignore avec quel art il sait trouver le défaut de la cuirasse quand le moment lui paraît venu de renverser un ministère ; il ne s’était montré, en aucune autre occasion, dialecticien plus ingénieux ; tour à tour il accabla le ministère sous les coups de son ironie acérée ou de sa logique nerveuse et pénétrante. « Il n’y avait que deux politiques à suivre, dit-il, dans cette question égyptienne, la politique d’intervention ou la politique d’abstention ; le gouvernement en a inventé une troisième. Est-ce la paix ? Non pas, puisque nous envoyons des troupes en Égypte. Est-ce la guerre ? Pas davantage, puisqu’il est entendu qu’elles ne se battront pas. Ce n’est ni la guerre ni la paix, ou c’est la paix et la guerre selon le goût des orateurs et des auditeurs. Pour mieux dire, c’est la politique qui présente les inconvéniens des deux autres politiques et qui n’a les avantages d’aucune. » L’argument n’était pas irréfutable, mais il exprimait le sentiment de la chambre et il provoqua d’enthousiastes applaudissemens. Entre ces diverses politiques, l’orateur avait fait son choix depuis longtemps. Il estimait que la France ne pouvait avoir d’autre préoccupation, d’autre souci que de se relever de ses désastres et qu’elle devait s’interdire toute entreprise qui l’en détournerait. « Le gouvernement propose, continua-t-il, de séparer la question du canal de la question d’Égypte,.. rien ne vous y autorise ; savez-vous pourquoi ? .. C’est parce que la défense du canal est au Caire, et c’est parce que la défense du canal est au Caire que les Anglais marchent sur Le Caire. » Selon lui, nos intérêts les plus précieux étaient dans le Delta, et il n’admettait pas que la France, pendant que les Anglais s’en empareraient, montât la garde sur le canal pour mieux assurer le succès de leur entreprise. A son avis, rien ne garantissait, d’ailleurs, que notre corps expéditionnaire pourrait se cantonner sur les berges du canal. Qu’adviendra-t-il, s’il est attaqué ? Sera-t-il tenu de se renfermer dans la défensive en s’abstenant de poursuivre ses agresseurs ? Envisageant ces circonstances et d’autres où le drapeau de la France pourrait ainsi se trouver engagé au-delà des prévisions ministérielles et gravement compromis, l’orateur en déduisait que la résolution du cabinet avait tous les caractères d’une aventure sans dignité comme sans bénéfices appréciables, nous liant, d’une part, à l’Angleterre, nous compromettant, de l’autre, avec toutes les puissances continentales : « Le gouvernement, concluait-il, a une politique insaisissable ; il nous dit que l’état de l’Europe ne justifie pas l’intervention et il nous la propose. C’est la pire des solutions,.. » et il terminait par ces paroles : « Ne voyez-vous pas, chez certaines puissances,.. quelque chose qui ressemble à la soumission,.. chez d’autres, des convoitises inavouables et quelque part peut-être, je ne sais où, de mauvais desseins ? Tout le monde attend, toutes les puissances se réservent leur liberté pour l’avenir : réservez la liberté d’action de la France. »

Ce réquisitoire, d’une belle ordonnance, magistralement développé dans une forme vive et saisissante, dissipa tous les doutes ou plutôt raffermit des convictions déjà faites. L’argumentation n’en était pas cependant si solide qu’il ne fût permis de la rétorquer, d’en signaler les faiblesses et de démontrer que le recueillement a ses dangers comme l’action, et qu’en cette occasion, pendant que l’Angleterre étendait la main sur l’Égypte, la France, en refusant d’y paraître avec elle, déclinant son invitation, s’exposait volontairement à un douloureux mécompte. Personne ne se leva pour réfuter les considérations invoquées par M. Clemenceau. On rejeta le projet de loi, et le ministère fut renversé par 416 voix contre 75. La majorité, qui l’avait soutenu la semaine précédente, s’était, pourrions-nous dire, totalement retournée. Étrange caprice du régime parlementaire qu’on nous permettra de noter en passant. Pendant que nous usions ainsi de notre liberté, l’Angleterre tirait parti de celle que nous lui laissions. Dès qu’elle fut solidement constituée, son armée parut à Tell-el-Kébir et le lendemain elle entrait victorieuse au Caire, pendant que la Turquie s’attardait dans ses préparatifs pour s’acquitter de la mission que l’Europe lui avait confiée. Quant à la conférence, qui n’avait plus d’objet depuis le vote de notre chambre et la dispersion de l’armée égyptienne, la France ayant renoncé à y débattre ses intérêts et l’Angleterre revendiquant désormais, pour elle uniquement, le soin de rétablir l’ordre en Égypte, la conférence, disons-nous, cessa de se réunir sans se séparer officiellement. Ainsi se dénoua cette complication dont l’issue restera un sujet de pénibles méditations pour ceux qui gardent le souvenir des temps meilleurs.


IX

C’est, en effet, une lamentable histoire que celle de la politique de la France dans cette affaire égyptienne. Les fruits en sont amers ; ce n’est pas cependant par ses résultats qu’il convient de la juger : c’est dans les causes qui les ont produits qu’il faut chercher les élémens d’une équitable appréciation. Nous les trouverons dans les faits que nous avons exposés et sur lesquels il nous faut revenir rapidement pour les envisager dans leur ensemble et dans leurs conséquences. La question d’Égypte est née des dilapidations d’Ismaïl-Pacha ; nous avons dit en quel état de pénurie son faste et ses largesses avaient mis les finances du pays, comment la France et l’Angleterre intervinrent pour y remédier, et en quelle occasion les deux puissances furent amenées à provoquer la déchéance de ce prodigue. La chute d’un prince est toujours un événement considérable, surtout en Orient, où les personnes tiennent plus de place que les institutions : celle d’Ismaïl-Pacha empruntait aux circonstances une importance particulière, et il est au moins permis de se demander si, à Paris et à Londres, on en a calculé et prévu tous les résultats. Méhémet-Ali avait légué à ses successeurs un pouvoir solidement établi et incontesté, reposant sur une double base : la garantie de l’Europe et l’absolue soumission, nous ne dirons pas l’attachement, des populations. Personne n’aurait conçu qu’un vice-roi pût être renversé par un mouvement militaire ou déposé par le sultan. Ismaïl-Pacha le fut, en réalité, par la France et l’Angleterre réunies, c’est-à-dire par les deux puissances qui, à des degrés divers, avaient le plus contribué à imposer à la Porte l’hérédité dans la descendance de Méhémet-Ali. Un acte d’une si haute gravité ne pouvait manquer d’exercer la plus funeste influence sur les esprits. On se persuada en effet, au Caire comme à Constantinople, que le khédive, quel qu’il fût, pouvait être, ainsi que le plus infime fonctionnaire du gouvernement ottoman, frappé de destitution, que son autorité, dans tous les cas, était discutable. L’œuvre de 1840 fut, dès ce moment, menacée d’instabilité. Cette conviction, si elle ne les a pas engendrés, a certainement préparé les événemens affligeans dont l’Europe devait être bientôt le témoin impuissant. Sans nul doute, le gouvernement de la république était tenu de défendre les intérêts d’une colonie française, florissante et digne de toute sa sollicitude ; mais aux périls qu’il convenait de conjurer n’était-il d’autre remède qu’une mesure radicale devant fatalement ébranler le principe même de l’autorité dans un pays où elle repose, avant tout, sur le respect qu’elle inspire ? Les écarts du vice-roi devaient être contenus et redressés ; n’y serait-on pas parvenu en conservant l’institution des contrôleurs, ainsi qu’il le proposait, sans leur accorder un siège au conseil des ministres ? S’il a été un prince dissipateur, s’il a abusé de tout, même de la confiance de l’Angleterre et de la France, Ismaïl-Pacha était intelligent ; l’expérience lui avait beaucoup appris ; il savait les choses et il connaissait les hommes ; sous son administration, nul n’a osé désobéir, nul n’a tenté de s’élever contre son pouvoir, et la tranquillité publique était aussi bien établie que du vivant de son grand-père. Avec lui on n’avait nullement à redouter les menées du parti militaire, moins encore celles des notables ; par la rigueur et la rapidité de ses répressions, il avait su promptement maîtriser, quand il n’avait pu la prévenir, toute velléité d’insubordination, nous ne disons pas de révolte. Avec lui la France et l’Angleterre avaient devant elles un adversaire unique et saisissable ; elles n’avaient d’autres obstacles à surmonter que les caprices de sa volonté ; en s’y employant patiemment, elles auraient eu raison de ses résistances ; il leur aurait suffi de tenir le même langage et d’y persévérer fermement, de lui démontrer ainsi qu’il ne parviendrait pas à les désunir ni à se soustraire à leur action simultanée. Il avait la passion du pouvoir, des avantages et des satisfactions qu’il procure, et il aurait cédé aux représentations des deux puissances dès qu’il aurait été convaincu de la nécessité de se soumettre. Cette ligne de conduite, eût-elle eu des résultats moins satisfaisans, elle n’aurait pas, à coup sûr, abouti au massacre et à l’incendie, à la ruine et à la dispersion de nos commerçans et de nos industriels.

Avec Tewfik-Pacha, au contraire, nous voyons surgir des compétitions imprévues, apparaître des ambitieux qui revendiquent le droit de partager le pouvoir ; son caractère timoré, ses défaillances encouragent toutes les convoitises, et bientôt ce n’est plus avec lui que la France et l’Angleterre ont à compter, mais avec les chefs de l’armée qui en disposent et ne dissimulent pas l’intention de s’en servir ; avec lui enfin, nous assistons à l’ère des agitations, ouverte par la révolte militaire et fermée par l’occupation anglaise. Ces désordres se compliquent des velléités qu’ils réveillent à Constantinople ; la Porte invoque ses droits de puissance suzeraine et prétend les exercer ; on la voit, à chaque phase de cette crise, intervenir soit par des envoyés, soit par des communications confidentielles ou publiques, adressées tantôt au khédive, tantôt aux compétiteurs de son autorité, toujours inspirées par la pensée de rentrer en possession de la province perdue.

L’expulsion d’Ismaïl-Pacha fut donc un acte diplomatique regrettable à tous les points de vue ; loin de garantir aux deux puissances une action plus efficace, elle les plaçait en présence de nouvelles et de plus graves difficultés. Cette appréciation fut bientôt celle de la presse en France et en Angleterre ; elle fut portée à la tribune dans l’un et l’autre pays, et M. de Freycinet lui-même n’y a pas contredit ; il en a, au contraire, reconnu la justesse dans un de ses discours, en usant des atténuations dont un ministre est toujours tenu d’envelopper sa pensée[21]. Fallait-il en conclure que la diplomatie serait désormais impuissante à redresser une situation si compromise ? Fallait-il croire que le moment des résolutions viriles était venu, et qu’elles s’imposaient aux cabinets de Paris et de Londres, qu’il convenait de prendre une attitude énergique sans laisser ignorer qu’on aurait recours, au besoin, à l’emploi de la force ? Gambetta le pensa, et, sans détours ni réticences, il proposa au gouvernement anglais de se saisir sans délai de la question d’Égypte et de la résoudre définitivement. Cette ferme décision aurait-elle prévenu les malheurs et les événemens qui ont suivi, et que sa clairvoyance avait entrevus ? L’étude des faits porte à le croire. Sans revenir sur ce que nous en avons dit, nous relèverons qu’à ce moment les agitateurs, qui assiégeaient le vice-roi, n’étaient pas encore les maîtres de la situation ; ils n’avaient ni l’audace ni la confiance qu’ils ont puisées plus tard dans les hésitations de la France et de l’Angleterre ; ils n’avaient pas encore imposé à Tewfik-Pacha un cabinet de leur choix ; Arabi ne s’était pas encore emparé du ministère de la guerre ; les conseillers du khédive étaient des hommes modérés, ayant le pressentiment des périls prochains, et s’ils avaient eu la certitude d’être soutenus dans toutes les conjonctures, ils se seraient vraisemblablement groupés autour du prince et ils auraient combattu avec lui. On sait quelle faible résistance les instigateurs du mouvement égyptien, bien qu’ils s’y fussent préparés de longue main, ont opposée à l’Angleterre, dont les troupes n’eurent qu’à se montrer pour vaincre. N’est-on pas autorisé dès lors à croire que les drapeaux réunis de la France et de l’Angleterre auraient, plus aisément encore, remis toute chose à sa place et fermement consolidé l’autorité du khédive qui était toujours debout ? C’est sous l’empire de cette conviction que Gambetta prit l’initiative de l’ouverture qu’il fit à l’Angleterre ; elle lui était suggérée, peut-on dire aujourd’hui, par une prévoyante et sage politique, par une saine appréciation des intérêts de la France en Orient. Nous n’en chercherons pas la démonstration dans les funestes résultats de notre abstention ; nous l’établirons par les paroles prophétiques qu’il a adressées à la chambre dans la discussion des premiers crédits demandés par M. de Freycinet : « Ce qui me sollicite, lui disait-il, à la coopération anglaise dans le bassin de la Méditerranée et en Égypte, c’est que je redoute, entendez-le bien, outre une rupture néfaste, que vous ne livriez à l’Angleterre, et pour toujours, des territoires, des fleuves et des passages où votre droit de vivre et de trafiquer est égal au sien. »

Mais, se demandera-t-on, comment les autres puissances auraient-elles envisagé l’apparition des forces anglo-françaises en Égypte et quelle eût été leur attitude ? La France et l’Angleterre se seraient trouvées en position de s’en expliquer sans avoir rien à leur cacher, et elles leur auraient aisément démontré la parfaite loyauté de leurs intentions. Leur coopération, d’ailleurs, garantissait leur désintéressement ; elle eût été, en effet, le gage indéniable que nos troupes et celles de l’Angleterre, débarquées en même temps en Égypte, en seraient parties simultanément, sans aucun avantage particulier pour l’un ou l’autre des deux intervenans. Ces éclaircissemens n’auraient laissé aucun prétexte à un dissentiment, et il eût été d’autant plus facile de le prévenir qu’on n’aurait fait, à Paris comme à Londres, aucune difficulté d’admettre le concours de toute puissance qui aurait voulu participer à cette action. Enfin l’union de la France et de l’Angleterre, en cette affaire, aurait noué, entre les deux pays, une solidarité de nature à exercer une salutaire influence sur quiconque aurait conçu la pensée de saisir le moment où nous aurions été engagés en Égypte pour menacer nos frontières. La France avait-elle, au surplus, à faire un grand effort, à y employer des forces considérables ? Se serait-elle exposée à compromettre, outre la défense de son territoire, l’œuvre de notre réorganisation militaire ? Opérant de concert avec l’Angleterre, il lui aurait suffi d’envoyer en Égypte un corps de troupes peu nombreux ; l’événement a prouvé qu’il aurait aisément rempli sa tâche, et le succès de l’expédition commune eût été plus rapide et plus certain au moment où Gambetta la conseillait que celui remporté par l’Angleterre six mois plus tard sans notre assistance. Mais cet effort lui-même, si peu compromettant qu’il pût être, n’exigeait pas moins, à Paris comme à Londres, des ministres possédant l’entière confiance des chambres et pleinement autorisés à disposer, au moment opportun et par une prompte décision, des moyens propres à en garantir le succès. Cette situation ne fut pas longtemps celle du cabinet présidé par Gambetta ; formé sous les plus heureux auspices, il se vit bientôt menacé d’une dissolution prochaine. Le gouvernement britannique ne tarda pas à s’en convaincre et il se hâta, on se le rappelle, de ressaisir sa liberté d’action, jugeant imprudent de coopérer à une pareille entreprise avec un allié qui pouvait s’effacer d’un instant à l’autre. L’Angleterre aurait-elle persévéré dans ses engagemens si le parlement en France eût soutenu le ministère de Gambetta et partagé ses vues ? Nous avons cité, à cet égard, le témoignage de M. Waddington ; voici ce que, de son côté, en pensait un membre de la chambre des députés non moins compétent : dans la discussion du 18 juillet 1882, M. Francis Charmes attribuait notamment à la chute imminente du cabinet français les hésitations de celui de Londres, qui ne pouvait prévoir quelle serait la politique de ses successeurs : a Aussi, disait-il, dans les dernières conversations de M. Challemel-Lacour avec lord Granville, ce dernier remet-il sa réponse à quatre jours[22] ; il demande le temps de causer avec M. Gladstone ; il va à la campagne. Pourquoi emploie-t-il ces délais et ces retards ? C’est parce qu’il savait très bien que pendant ces quatre jours une solution devait intervenir devant la chambre et que le ministère devait être renversé…. Voilà l’explication des tergiversations du ministère anglais… Dans tout ce qui s’est passé, rien n’indique, rien ne permet de dire que le gouvernement anglais ait été, le moins du monde, infidèle à ses engagemens. »

A la déviation de notre politique en Égypte, à la déchéance d’Ismaïl-Pacha venait ainsi s’ajouter l’instabilité ministérielle, source de fréquens et d’irréparables mécomptes[23]. La diplomatie est un art ouvert à tous les esprits, mais elle a des règles consacrées par les précédens, qu’on ne peut méconnaître sans s’égarer ; aussi commande-t-elle, avec la prudence et la fermeté, avec une confiance relative, une profonde étude des choses et des hommes, elle exige surtout la certitude du lendemain ; elle s’accorde avec un gouvernement qu’on est assuré de retrouver, elle se défie et s’éloigne d’un gouvernement constamment menacé de disparaître. « J’avais beaucoup étudié l’histoire d’Angleterre, a écrit M. Guizot, en racontant son ambassade à Londres, j’avais souvent discuté, dans les chambres, les questions de politique extérieure ; mais je n’étais jamais allé en Angleterre, et je n’avais jamais fait de diplomatie. On ne sait pas combien on ignore et tout ce qu’on a à apprendre tant qu’on n’a pas vu, de ses propres yeux, le pays et fait soi-même le métier dont on parle[24]. » Or, s’il y a péril à remettre la direction des relations extérieures à des hommes qui y sont étrangers, combien ce péril doit-il être plus redoutable quand elle passe fréquemment en des mains nouvelles et inexpérimentées, surtout quand il faut compter avec la majorité d’une assemblée toujours incertaine et flottante ! On conçoit que lord Granville, ayant traité avec Gambetta, se soit montré circonspect et défiant à la veille de se rencontrer avec des négociateurs nouveaux et inconnus. Ainsi s’explique l’attitude du cabinet de Londres durant cette période de la question égyptienne. Aussi longtemps qu’il ne craint pas l’inconnu, il s’unit à la France dans la phase diplomatique et il accepte éventuellement de débattre les moyens d’action « si une action devient nécessaire ; » il se montre rebelle, au contraire, à toute obligation étroite, à toute combinaison qui engagerait le drapeau de l’Angleterre, dès qu’il redoute l’avènement d’un nouveau ministère dont il ne peut pressentir les dispositions. Il préfère attendre.

Il n’attendit pas longtemps. Le premier soin de M. de Freycinet, succédant à Gambetta, fut de déblayer le terrain de tous les engagemens pris avec ou par son prédécesseur ; il les crut compromettans parce qu’il les jugeait inconciliables avec les dispositions de la majorité de la chambre. « Il répugnait à l’emploi des moyens coercitifs ; il n’était pas moins contraire à l’envoi de troupes turques en Égypte. » Dès le lendemain de son arrivée au pouvoir, il s’expliqua en ce sens, et sans réserve, avons-nous vu, avec l’ambassadeur d’Angleterre. Ces dispositions s’accordaient parfaitement avec celles du cabinet de Londres, et lord Lyons s’empressa de lui en donner l’assurance. Chacun reprenait son entière liberté, et il ne restait, de toutes les négociations antérieures, qu’un désir, sincère de part et d’autre, voulons-nous croire, mais n’ayant plus désormais qu’un objet vague ou mal défini, celui de s’entendre du mieux que l’on pourrait. En réalité, on s’était mis rapidement d’accord sur ce qu’on ne voulait pas, laissant à déterminer ce qu’on voulait ; c’était inaugurer la politique du far niente ou de l’impuissance. Comme son prédécesseur, M. de Freycinet désirait s’appuyer sur l’alliance anglaise ; mais son esprit était bien plus dominé par les difficultés d’ordre intérieur, par la multiplicité et la dissemblance des opinions qui divisaient la chambre, que par les préoccupations que lui inspirait la question égyptienne. Se concilier les sympathies de la majorité, en tenant compte de sa répugnance pour toute compromission extérieure, lui parut être le premier de ses devoirs, celui qu’il devait remplir avant tout autre afin de se conduire en parfaite harmonie avec elle et de conquérir son appui. Il avait une autre conviction qu’il partageait avec une partie considérable de l’assemblée ; il estimait qu’une démonstration armée rencontrerait en Égypte une résistance énergique et que, pour la vaincre, il faudrait y employer des forces importantes, qu’en y participant la France serait tenue d’y consacrer une portion notable de son armée et s’exposerait, outre d’autres dangers, à celui de compromettre l’œuvre, encore inachevée, de sa réorganisation militaire. C’est ainsi qu’il a retenu et poursuivi sans relâche l’accord avec l’Angleterre pendant qu’il renonçait résolument aux moyens d’en obtenir les résultats qu’on pouvait en espérer, se persuadant que l’action diplomatique des deux puissances suffirait au succès de leur tâche.

Le cabinet anglais ne s’est jamais bercé des illusions dont on se payait à Paris. A vrai dire, il n’avait à compter ni avec les mêmes difficultés parlementaires, ni avec les légitimes préoccupations que l’état de l’Europe continentale inspirait à la France, mais considérant que cette situation entraverait pendant longtemps les mouvemens de notre politique, il renonça définitivement, après la courte tentative à laquelle avait mis fin la chute du grand ministère, à tout projet de rechercher, exclusivement avec nous, la solution de la question égyptienne. Le 3 février, avons-nous dit, M. de Freycinet lui rendait sa liberté ; dès le 6, lord Granville en usait pour lui proposer d’entrer en communication avec toutes les grandes puissances, démarche qui avait, en somme, pour objet, de substituer le concert européen à l’entente séparée de la France et de l’Angleterre. Ne voulant, ne pouvant revenir à la politique de Gambetta, notre ministre des affaires étrangères dut agréer l’ouverture du principal secrétaire d’État, mais il prit soin de la réduire à une sorte de consultation dilatoire, se confiant à son habileté et à l’imprévu pour sortir de ces difficultés sans s’écarter de la voie qu’il s’était tracée. On se livra donc à « un échange d’idées, » et on s’y employait encore quand, soudain, les ministres du khédive manifestèrent l’intention de le déposer. Une si grave éventualité menaçait l’ordre politique ; elle n’était pas moins alarmante pour la colonie européenne ; elle témoignait en outre de l’imprévoyance des deux puissances occidentales et elle engageait leur responsabilité. L’occasion parut propice à M. de Freycinet pour s’interposer de concert avec l’Angleterre, et lier avec le cabinet de Londres une partie nouvelle qui, dans ses prévisions, pouvait tout résoudre. C’est alors qu’il proposa au gouvernement de la reine d’envoyer à Alexandrie des forces navales suffisantes pour défendre, à la fois, l’autorité de Tewfik-Pacha et la sécurité des étrangers ; il croyait que l’apparition des deux pavillons réunis dénouerait toutes les difficultés. On se mit promptement d’accord pour procédera cette démonstration. Mais, à Paris comme à Londres, on entendait rester dans les limites du programme du 3 février et s’abstenir de toute mesure effective ou violente ; on stipula donc que dans aucun cas on ne débarquerait des troupes anglaises ou françaises et qu’on ferait appel à celles du sultan s’il devenait impérieusement nécessaire de recourir à l’emploi de la force. C’était lever la main en s’interdisant de frapper, quoi qu’il pût arriver. Cette politique d’abstention armée, substituée à la politique d’intervention active, eut les résultats que nous avons racontés. Le khédive devint le prisonnier d’Arabi-Pacha et la colonie européenne d’Alexandrie dut se disperser en présence des vaisseaux de la France et de l’Angleterre. Une aussi étrange incohérence dans les résolutions devait fatalement aboutir à de si douloureux mécomptes. On aurait compris que la France, si importans que fussent ses intérêts en Égypte, ne sortît pas, pour les détendre, du recueillement que lui imposaient ses récens revers, et qu’elle consacrât tous ses soins et ses ressources à son relèvement, à garantir ses frontières contre de nouveaux dangers ; en poursuivant cette tâche patriotique, elle n’aurait pas été tenue de se désintéresser absolument des conflits et des complications qui agitaient l’Orient. Depuis le mois de février, l’Angleterre lui offrait d’en remettre la solution à l’Europe ; elle avait été au congrès de Berlin, elle pouvait aller à la conférence que le cabinet de Londres demandait de réunir à Constantinople. Sur les bords du Bosphore, comme sur les rives de la Sprée, elle aurait pris son rang dans le conseil des puissances sans préjudice pour sa dignité et à l’avantage de la cause qu’elle avait à y défendre. Le cabinet présidé par M. de Freycinet ne voulut pas plus de cette politique circonspecte et avisée qu’il n’avait voulu de la politique audacieuse et prévoyante de Gambetta ; il préféra se tenir en équilibre entre les deux, attendant le secours que des événemens imprévus pouvaient lui apporter.

On s’attardait ainsi dans des négociations évasives sans prendre un parti, sans en arriver à une résolution utile et pratique. Le 24 mai cependant, lord Granville, convaincu qu’on n’avait plus rien à attendre de la présence des escadres devant Alexandrie, recommande de recourir, sans plus de retard, à l’intervention armée de la Porte ; il insiste, il harcèle notre ambassadeur, il charge lord Lyons de presser M. de Freycinet. L’expédient blessait toutes nos traditions ; le cabinet français délibéra toutefois, et il fut unanime à penser « que rien, dans la situation, ne justifiait un appel à des troupes turques. » Mais la crise s’aggravait en Égypte, et elle ne comportait plus l’abstention. A Londres, on s’en montrait alarmé et on devenait impatient ; il était urgent d’y pourvoir et, le 29 mai, M. de Freycinet, « reconnaissant que l’espoir d’une solution pacifique, uniquement due à l’influence morale des escadres et aux bons offices des agens au Caire, ne pouvait plus être raisonnablement conservé, » reprend lui-même la première proposition de l’Angleterre et lui offre la réunion de la conférence qu’il avait si longtemps déclinée dilatoirement en réduisant les pourparlers préliminaires à un échange d’idées. On se met donc en communication avec les puissances ; et on négociait encore quand survint la lamentable journée du 11 juin. Le gouvernement anglais n’hésita plus ; il voulut hautement, et sans limitation, ce qu’il avait suggéré : la convocation immédiate des plénipotentiaires et l’envoi de troupes turques en Égypte. Lord Granville fit part au cabinet français de cette double résolution, et sans attendre son acquiescement, il adressa aux représentans de la reine, dans toutes les cours, les instructions que comportait une si ferme initiative. « Pour ne pas se séparer du cabinet de Londres, » M. de Freycinet donna des ordres similaires à nos agens diplomatiques,.le suivant dans cette voie nouvelle où il avait, naguère encore, obstinément refusé de s’engager.

C’est ainsi que le cabinet français, déviant de la politique qu’il avait suivie jusque-là en s’inspirant des précédens de notre diplomatie, consentit à aller à la conférence pour y proposer à l’Europe assemblée, de concert avec l’Angleterre, le concours armé de la Turquie. Il s’imposa ce sacrifice dans la pensée de maintenir l’accord des deux gouvernemens. Il ne sut ou il ne put cependant le préserver d’une atteinte irréparable. Quand le cabinet de Londres lui annonça son intention d’affirmer sa puissance devant Alexandrie, M. de Freycinet maîtrisé par l’impérieuse nécessité d’éviter un conflit avec la chambre, refusa de s’associer à cette démonstration, « parce que de tels actes ne peuvent, en vertu de la constitution, être accomplis sans l’autorisation préalable du parlement ; » et l’on vit notre escadre mettre à la voile et s’éloigner pendant que l’amiral Seymour ordonnait d’ouvrir le feu, non certes pour assurer le salut de ses vaisseaux qui ne couraient aucun danger sérieux, mais pour laver l’offense, faite en sa présence, au prestige de la Grande-Bretagne. Dès ce moment, la France et l’Angleterre étaient engagées diversement, et leur entente n’était même plus une fiction. Nous le verrons bien quand M. Duclerc succédera à M. de Freycinet.

Comment un homme d’État habile et avisé a-t-il pu s’égarer dans des voies si diverses ? Judicieux observateur des qualités et des faiblesses d’une assemblée, le président du conseil d’alors et d’aujourd’hui avait un sentiment exact et profond des exigences et des caprices de la chambre des députés ; mais il s’était formé, s’il nous permet de le dire, une conception erronée du régime parlementaire. Témoin de la chute de ses prédécesseurs, se souvenant de celle qu’il avait subie lui-même, pénétré des graves inconvéniens inhérens à ces fréquentes mutations, il crut en conjurer le retour, non dans des vues personnelles, mais dans le dessein de tout concilier, en constituant la représentation nationale juge préalable de toute résolution. Il lui déléguait ainsi une part des attributs du pouvoir qu’il détenait, sans dégager sa propre responsabilité, au détriment de l’autorité ministérielle et de la bonne gestion des affaires du pays. Nous l’avons vu, en effet, déclarant sans cesse et en toute occasion, ne se sentant jamais assez lié, qu’il n’engagerait ni la parole ni le drapeau de la France sans l’assentiment de ses représentans. C’était confondre la décision, apanage de la puissance exécutive, avec le contrôle qui reste invariablement acquis à la puissance législative, double condition indispensable à l’équilibre et à la juste pondération des volontés et des pouvoirs. Sous un régime de libre discussion, bien ordonné, les ministres, pour remplir le mandat qui leur est dévolu, prennent et gardent la libre initiative de leurs actes en éclairant le parlement, dont ils ne cessent pas toutefois de relever ; le jeu des institutions est faussé, les rôles se trouvent intervertis, dès que l’impulsion passe des mains des gouvernans entre celles d’une assemblée. Assurément, cette règle n’est pas absolue ; il est des résolutions dernières qui exigent l’accord de tous les pouvoirs ; mais comment concevoir un gouvernement dépourvu de liberté, dont toutes les démarches doivent être autorisées par l’autorité législative ? Le cabinet anglais, jugeant que cette démonstration lui était commandée par la nécessité de relever le prestige du drapeau britannique, a pris sur lui d’ordonner le bombardement des forts d’Alexandrie sans consulter la chambre des communes ; le cabinet français a refusé d’y participer sans l’assentiment de la chambre des députés. Cet acte de soumission lui a-t-il conquis la majorité, et ne l’eût-il au contraire vaincue et entraînée si notre escadre s’était unie à celle de l’Angleterre ? Qui aurait osé le désavouer, qui aurait voulu seulement le blâmer, pendant que nos marins combattaient à côté de ceux de la Grande-Bretagne, pour châtier une soldatesque qui n’avait respecté ni la vie ni le patrimoine de nos nationaux ? N’aurait-il pas ainsi noué entre les deux pays des liens nouveaux, une entente effective et fructueuse qui aurait donné au cours des choses une heureuse direction ? La question d’Égypte n’aurait-elle pas été résolue, par cette intervention commune et en quelque sorte fortuite, à notre entière satisfaction ?

Rien n’est moins certain, dira-t-on, et on prétendra peut-être que de l’occupation simultanée devaient ou pouvaient surgir des froissemens, sinon des complications également redoutables. Nous ne le croyons pas, et ce qui nous porte à penser ainsi, c’est que depuis plusieurs années, depuis les premières difficultés, la France et l’Angleterre avaient exercé, en un parfait et constant accord, une influence similaire en Égypte, et que, loin de nuire à leurs relations, elle avait, au contraire, sensiblement contribué à les resserrer. Que voulaient-elles d’ailleurs l’une et l’autre ? Maintenir le statu quo consacré par leur concours et celui de toutes les grandes puissances ; elles n’étaient donc, ou elles n’avaient été sollicitées, jusqu’à ce moment, par aucune vue particulière et ambitieuse pouvant les séparer ou donner ombrage à l’Europe et l’indisposer. A Paris comme à Londres, à Londres surtout, on aurait compris que l’entreprise devait être rapidement menée et avoir une fin prochaine. On se serait, par conséquent, employé, de part et d’autre, à tout régler promptement, afin de hâter le départ des troupes des deux pays. La tâche eût-elle été difficile, eût-elle exigé de longs efforts ? L’entière soumission si lestement obtenue par l’Angleterre dit assez que les obstacles qu’elle a rencontrés eussent été plus aisément vaincus et surmontés avec le concours de la France.

Ce qui reste indéniable, c’est que la politique qui a prévalu à Paris n’a pas été heureuse ; on ne saurait en disconvenir. Elle nous a dépossédés du rang que nous occupions en Égypte et qui avait, pour nous, en raison de nos possessions dans le nord de l’Afrique, un intérêt de premier ordre ; elle a créé, en outre, entre les deux puissances occidentales, un dissentiment qui menace de se perpétuer et nuit visiblement à la cordialité de leurs rapports : il serait puéril, en effet, de se dissimuler que la question d’Égypte, telle qu’elle reste posée, exerce et ne cessera d’exercer une fâcheuse influence sur leurs dispositions respectives dans toutes les affaires d’un caractère international. Le ministère, qui s’est constitué l’organe de cette politique, en demeure assurément responsable, mais ne lui a-t-elle pas été imposée par les égaremens et les prétentions d’une chambre indisciplinée ? Cette assemblée, comme celles qui l’ont suivie d’ailleurs, obéissait à un esprit de domination qui l’a portée, dans plus d’une occasion, à s’exagérer sa puissance, et par conséquent à méconnaître l’autorité du pouvoir exécutif ; ses empiétemens sont encore visibles dans toutes les branches de l’ordre administratif, financier ou économique. Dans les questions de politique extérieure, elle intervenait prématurément pour dicter ses résolutions, entravant ainsi, si elle ne parvenait à la paralyser, la liberté d’action des ministères qu’une majorité inconsidérée, formée cependant d’élémens passionnément hostiles, renversait dès qu’ils se montraient réfractaires à ses volontés. Selon un mot resté célèbre, il fallait se soumettre ou se démettre : Gambetta, son auteur, n’a pas voulu se soumettre et son ministère n’a pas vécu trois mois ; M. de Freycinet s’est soumis, et, s’il a eu, à cette époque, une plus longue vie ministérielle, il n’a pas eu une meilleure fortune. On sait quel éclatant désaveu la chambre lui a infligé dès qu’il a voulu faire acte d’initiative et de résolution spontanée en voulant occuper le canal de Suez, de concert avec l’Angleterre. C’est que, fatalement, la confusion des pouvoirs, quand elle a envahi le mécanisme constitutionnel, engendre l’instabilité, qui engendre à son tour les plus funestes erreurs. Là est la source de nos revers diplomatiques ; on la chercherait vainement ailleurs. Avec Gambetta ou M. de Freycinet, le gouvernement de la République, qui était en somme bien et fidèlement renseigné, aurait trouvé sa voie et résolu la question d’Égypte, sans trouble et sans nul détriment pour nos intérêts, qu’il fût allé à Alexandrie avec l’Angleterre ou ou à Constantinople avec toutes les puissances, s’il avait pu se mouvoir avec une suffisante indépendance, s’il avait été soutenu par une majorité clairvoyante et patriotique. Il n’en fut rien : et, pendant que le cabinet anglais, libre de toute pression illégitime, prenait, à l’heure opportune, les résolutions commandées par les circonstances, avec toute l’énergie qu’elles comportaient, le cabinet français, harcelé par des exigences abusives et inconstitutionnelles, persistait à se compromettre dans une série d’irréparables contradictions. Aussi bien l’un recueillit le succès, et l’autre des mécomptes inoubliables. Cette douloureuse expérience a-t-elle éclairé les esprits, redressé les opinions, remis chaque chose à sa place ? Les vœux, à cet égard, nous semblent encore, à l’heure présente, plus permis que les espérances.


X

Au moment même où la chambre des députés refusait à M. de Freycinet sa confiance et un minime crédit de 9 millions, les ministres anglais obtenaient de la chambre des communes, à la presque unanimité des voix, 57 millions de ressources extraordinaires pour mener à bonne fin l’œuvre qu’ils avaient commencée. A Londres, tous les partis s’étaient rapprochés pour seconder le ministère ; à Paris, au contraire, ils s’étaient réunis pour renverser un cabinet qui avait eu enfin la vision des périls auxquels il avait exposé nos intérêts sur les bords du Nil. Ces deux manifestations contradictoires, survenant au même moment, permettent d’apprécier le sens politique qui inspirait la représentation nationale de l’un et de l’autre côté de la Manche. Pendant qu’au palais Bourbon on décidait de se cantonner dans l’abstention, on jugeait, au palais de Westminster, que le moment était venu, pour l’Angleterre, de prendre pied en Égypte. C’était le sentiment des ministres aussi bien que celui du parlement. Il serait difficile de contester que le cabinet de Londres a eu l’intention, sinon le désir, d’associer la France à ses efforts dans les derniers incidens de cette crise finale. Avec plus de courtoisie peut-être que de sincérité, il a exprimé le vœu de voir donner à l’amiral Conrad des instructions conformes à celles qui avaient été adressées à l’amiral Seymour ; il a, d’autre part, sollicité notre concours pour occuper, simultanément avec les forces anglaises, le canal de Suez. Si nous avions déféré à ses suggestions, si M. Freycinet, dans le premier cas, avait montré une plus robuste résolution ; si, dans le second, la chambre lui avait accordé les crédits nécessaires, les drapeaux de la France et de l’Angleterre se seraient réunis dans l’action, et quelle que fût sa pensée secrète, le cabinet britannique aurait eu à compter avec nous, à moins qu’on ne prétende qu’il se proposait de nous attirer sur les bords du Nil ou du canal avec la perfide intention de nous en expulser, sans craindre de nous infliger la plus mortelle des injures. Ce qui est constant, c’est que du moment où la France a décliné ses dernières ouvertures, dès qu’il s’est vu dans la nécessité d’assumer seul la responsabilité de ses actes, de poursuivre sa tâche sans notre participation, il s’y est employé, bien décidé à recueillir, sans les partager, les fruits des sacrifices qu’il s’imposait. Pendant qu’il s’y préparait, son habile ambassadeur à Constantinople, lord Dufferin, parvenait, en exigeant des garanties, à entraver la coopération de l’armée turque dont on ne voulait à aucun prix, se montrant d’ailleurs, au sein de la conférence, plein d’un respect profond pour les droits des puissances qui y étaient représentées. On ajoutait ainsi, sans aboutir, protocole sur protocole, pendant que les événemens devenaient de plus en plus imminens en Égypte.

De son côté, le chef du cabinet, M. Gladstone, dans la discussion qui avait précédé le vote des crédits demandés pour cette guerre imprévue, avait pris soin de prévenir tous les soupçons et de dégager ainsi le ministère de toute compromission prématurée. « La Grande-Bretagne, avait-il dit, n’a aucune visée ambitieuse (selfish views) ; elle envoie des troupes en Égypte pour y rétablir l’ordre et rendre au khédive l’autorité qu’il a perdue ; elle a l’intention formelle de soumettre au concert européen le règlement définitif de la question égyptienne. » Ce langage était commandé, en ce moment, par le protocole de désintéressement, stipulant que les puissances s’interdisaient tout avantage particulier. Cet engagement si formel, le principal secrétaire d’État le renouvelait spontanément, le 2 août, après l’occupation d’Alexandrie, et quand l’Angleterre n’en était encore qu’au début de son entreprise. « Le gouvernement de la reine, déclarait-il dans une note que lord Dufferin communiqua aux plénipotentiaires, a l’honneur de faire connaître à la conférence que, une fois le but militaire visé atteint, il réclamera le concours des puissances pour les mesures à prendre en vue du futur et bon gouvernement de l’Égypte. » Mais déjà, notons-le, la presse anglaise de toutes les nuances, pendant que le gouvernement affirmait ses intentions conciliantes, revendiquait un droit de protectorat à titre de légitime compensation. Peu de jours après, le premier ministre, cependant, réitérait la déclaration que l’Angleterre n’avait pas l’intention d’occuper l’Égypte indéfiniment, et il s’exprimait dans des termes qui ne comportaient ni doute ni ambiguïté. Il y ajoutait cependant un correctif. « Ce n’est pas, disait-il, que je désapprouve l’honorable préopinant (l’orateur qui l’avait interpellé), lorsqu’il est d’avis qu’après tout ce qui a eu lieu le rétablissement du statu quo ne peut plus être considéré comme le but vers lequel nous tendons. Je suis d’accord avec lui sur ce point, et j’admets qu’un champ plus large nous est ouvert… » De quel statu quo M. Gladstone entendait-il parler ? Était-ce du régime politique conventionnellement institué avec la participation de toutes les puissances, ou bien des mesures d’ordre purement économique, de date plus récente, imposées au gouvernement égyptien par l’accord séparé de la France et de l’Angleterre ? M. Gladstone faisait certainement allusion à ce qu’on a appelé le condominium, cette entente des cabinets de Paris et de Londres qui avait fait, à l’un et à l’autre, une part égale dans les arrangemens pris en vue de relever la situation financière de l’Egypte et leur avait attribué une influence parallèle.

C’est dans la séance du 10 août que le Premier tenait ce langage énigmatique, et si la France, à ce moment, avait renoncé à prendre une part active dans les mesures de coercition, l’Angleterre n’en était encore qu’aux opérations préparatoires, et il n’était pas opportun de faire des déclarations plus explicites. Mais, trois semaines après, son armée remportait la victoire de Tell-el-Kébir, et le lu septembre elle s’emparait du Caire ; Arabi-Pacha était son prisonnier, et le khédive rentrait dans sa capitale entre deux haies formées par les vainqueurs. L’Egypte entière est désormais aux mains de la Grande-Bretagne, et elle peut, en toute liberté, aviser aux moyens de s’y établir à l’exclusion de toute autre puissance. Dès le lendemain, son ambassadeur à Constantinople fait savoir à la Porte « que la coopération armée de la Turquie a cessé d’être nécessaire, » accompagnant cette communication d’assurances amicales. Le gouvernement du sultan se montre reconnaissant des sentimens qui lui sont témoignés et n’insiste pas ; mais, avec cette prévoyance des faibles et des éprouvés, il exprime timidement le désir de savoir à quelle époque devra s’effectuer le départ des troupes anglaises[25]. Il ne fut fait aucune réponse à cette légitime insinuation, et lord Dufferin, qui avait fort habilement secondé son gouvernement à Constantinople, y ayant rempli sa tâche, fut désigné pour aller la reprendre et la continuer au Caire, avec les pleins pouvoirs de la reine. Quel pouvait être l’objet de sa nouvelle mission ? Il était évidemment chargé de poser les bases de la prépondérance exclusive de l’Angleterre, sinon de sa domination, en dégageant tout d’abord son gouvernement des arrangemens qui le liaient à la France.

Il avait été organisé, on s’en souvient, pour tirer le gouvernement égyptien de la situation où il s’était mis, deux institutions : la commission de la dette et le contrôle. La commission, chargée de surveiller la perception des ressources affectées à sa caisse et d’en effectuer l’emploi, était composée de fonctionnaires de nationalités diverses, et la plupart des puissances s’y trouvaient représentées ; ses attributions avaient été clairement délimitées ; elles étaient circonscrites au mandat qui lui avait été confié. Il en était autrement du contrôle, le nom même dit quelle était sa mission : il avait été établi, en effet, pour exercer une constante surveillance sur tous les actes du gouvernement pouvant affecter, à un degré quelconque, la bonne gestion des finances. Il se composait uniquement, avons-nous dit, de deux délégués : l’un anglais, l’autre français, l’un et l’autre désignés par leurs gouvernemens respectifs ; et, pour les mettre à même de s’acquitter de leurs devoirs, ils avaient été admis à siéger au conseil des ministres. Ils n’avaient que voix consultative, mais ils ne prenaient pas moins une part effective à toutes les résolutions du cabinet égyptien. On voit que, si l’Angleterre n’avait aucune raison de se préoccuper de la commission de la dette, qui eût été, au besoin, défendue par toutes les puissances, elle devait nécessairement s’en prendre au contrôle et en poursuivre la suppression pour se soustraire aux investigations et à la censure du délégué français, du moment qu’elle entendait s’emparer de l’administration de l’Egypte ou l’inspirer avec une entière indépendance. Comment procéda-t-on ? On usa d’un stratagème bien simple et dont le succès était certain.

Le contrôle, librement institué, en 1876, par l’initiative du vice-roi, avait été renouvelé, en 1879, par un accord intervenu entre la France et l’Angleterre, d’une part, et le gouvernement égyptien, de l’autre. Il était donc une œuvre conventionnelle, qui ne pouvait être abolie que du consentement des trois parties contractantes. N’osant y convier ouvertement la France, on prit, pour arriver à ce résultat, un chemin de traverse. Comme tous les Européens au service du gouvernement égyptien, les deux contrôleurs avaient quitté Le Caire après l’émeute d’Alexandrie. Ils y revinrent dès que le pouvoir du khédive fut restauré ; mais le contrôleur anglais y reparut avec des instructions nouvelles qui lui interdisaient d’assister au conseil des ministres. Son abstention suspendait le contrôle. Instruit de cet incident, M. Duclerc, le successeur de M. de Freycinet, interpella, le 12 octobre, M. Plumkett, chargé intérimairement de l’ambassade anglaise, et ne lui cacha pas qu’il ne saurait admettre « que l’Angleterre supprime ainsi, par voie détournée, et sans notre avis, une institution qui fonctionne régulièrement par suite d’accords intervenus entre les deux pays. »

Devant ce langage on jugea convenable, à Londres, de s’expliquer, et lord Granville, dans une dépêche du 23 octobre, qui fut communiquée à M. Duclerc, ne dissimula plus les véritables intentions du cabinet anglais. « Le gouvernement de Sa Majesté pensait, disait-il, que les événemens récens avaient démontré que le système en question n’était pas exempt de défauts et de dangers sérieux. » Et, sans indiquer autrement ces défauts et ces dangers, il ajoutait : « Le meilleur système à substituer au contrôle serait la nomination, par le khédive, d’un unique conseiller financier. » Le principal secrétaire d’État n’avait pas caché à notre ambassadeur que ce conseiller devrait être Anglais. Cette nouvelle combinaison n’avait pas dû lui coûter de grands efforts, et elle avait assurément le mérite d’être dépouillée de tout artifice. M. Tissot l’avait fait remarquer à son interlocuteur : « Lord Granville m’ayant laissé entendre, écrivait-il, que c’était tout, je lui ai fait observer que ce tout était certainement quelque chose pour l’Angleterre, mais rien pour nous. » M. Duclerc n’eut aucune peine à le démontrer à lord Lyons. « D’après vos propres déclarations, lui dit-il, le contrôle a bien fonctionné pour la prospérité matérielle de l’Egypte… Cependant vous proposez de l’abolir ; mais le voulez-vous réellement ? Nullement. Vous dites : Comme remplacement du contrôle, le khédive nommerait un seul conseiller européen. — Européen, c’est-à-dire Anglais, n’est-ce pas ? Eh bien ! pour appeler les choses par leur nom, ce que vous proposez, ce n’est pas l’abolition du contrôle, c’est l’abolition du contrôleur français. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que je ne puis pas accepter cela[26]. »

On voit le terrain sur lequel les deux cabinets se trouvaient respectivement placés. Résolus à s’y maintenir l’un et l’autre, tout rapprochement, toute solution également acceptable à Paris et à Londres était désormais impossible. Le ministère anglais ne voulait pas en effet, comme le mandait M. Tissot après un nouvel entretien avec lord Granville, nous admettre « au partage des bénéfices d’une expédition coûteuse dont nous n’avions pas jugé à propos de partager les dangers et les charges ; » — le ministère français, de son côté, ne pouvait renoncer bénévolement, et sans compensation d’aucune sorte, aux avantages qui lui étaient garantis par un arrangement qui engageait également les trois parties intervenantes. On continua ainsi à échanger des communications qui ne pouvaient avoir qu’un résultat : celui de raffermir les deux cabinets dans leurs prétentions respectives et de démontrer clairement qu’on ne parviendrait pas à s’entendre.

Devant la résistance de la France, le cabinet anglais, pour mieux étayer la position qu’il avait prise, appela à son secours ou plutôt fit intervenir le gouvernement égyptien. Le 7 novembre, le ministre des affaires étrangères du khédive remit à notre consul-général une note par laquelle il soumettait « à la haute appréciation du gouvernement de la République l’opportunité de renoncer à une institution dont le maintien ne saurait être justifié et qui n’a plus sa raison d’être. » Cette proposition était fondée sur des argumens empruntés à la manière de voir de l’Angleterre, et la démarche du ministre égyptien ne modifia pas l’état du débat. Pour résilier la convention intervenue entre les trois puissances, il ne suffisait pas, en effet, de l’accord de deux d’entre elles, il fallait l’assentiment de la troisième, et la France persistait à le refuser. Que fit-on alors ? On prit, à Londres, le parti d’associer le gouvernement égyptien à l’expédient qu’on avait conçu, dès le premier jour, pour arrêter le fonctionnement du contrôle, pour le supprimer en fait en le laissant subsister en droit.

Les contrôleurs recevaient copie de l’ordre du jour toutes les fois que le conseil des ministres devait s’assembler. La communication de ce document tenait lieu de convocation. M. Bredil, le contrôleur français, ayant vainement attendu que son collègue consentit à reprendre, simultanément avec lui, leurs attributions communes, fit savoir au président du cabinet égyptien, conformément aux instructions de M. Duclerc, qu’il était autorisé à continuer le mandat qui lui était confié. On lui adressa l’ordre du jour du prochain conseil en y ajoutant ce correctif : pour information. Il provoqua aussitôt des explications, et le premier ministre du khédive lui répondit, le 5 novembre : M Avant le retour de votre collègue anglais, M. l’agent et consul-général d’Angleterre m’avait informé que sir A. Colvin ne reprendrait pas ses fonctions. En effet, sir A. Colvin s’est abstenu, depuis sa rentrée au Caire, d’assister aux séances du conseil des ministres et d’exercer ses fonctions de contrôleur-général. Je me vois donc obligé, à cause du caractère essentiellement solidaire des fonctions de contrôleurs-généraux, de m’abstenir de vous inviter à prendre part aux séances du conseil des ministres, alors que votre collègue n’y assiste pas. » Le contrôle avait cessé d’exister pendant que lord Granville et M. Duclerc continuaient une controverse désormais sans objet.

Nous aimons à rendre à M. Duclerc la justice qui lui est due. Il a défendu avec une noble fermeté, et dans une juste mesure, la situation que nous avions en Égypte. S’il n’a pu sauver nos droits d’une atteinte inqualifiable, il a fièrement sauvé la dignité de la France. Aux euphémismes qui avaient la prétention d’être des argumens, présentés par lord Granville, il a opposé, durant deux mois, une lucide démonstration de la validité de nos privilèges, se fondant sur les règles les plus élémentaires du droit public, sur l’invariable cordialité de nos procédés, si différens de ceux qu’on avait pour nous. A l’origine de cette longue discussion, il avait répondu à lord Lyons qui lui demandait son avis : « Mon avis est bien simple : le gouvernement anglais prétend que le système actuel de contrôle présente des inconvéniens qu’il ne précise pas, et, pour les éviter, il propose qu’un agent anglais fasse seul ce que font actuellement deux agens, l’un Français, l’autre Anglais, voilà tout. La conclusion est d’une telle évidence qu’il me paraît superflu de la formuler. C’est aussi ce qui me donne lieu de penser que le gouvernement anglais, lié comme il l’est par les contrats, par le protocole de désintéressement, par la déclaration réitérée de ses ministres, de ses agens diplomatiques, ne persistera pas à la maintenir. »

M. Duclerc présumait trop de la modération et de la justice du cabinet de Londres. Dans une dépêche du 30 octobre, lord Granville maintenait sa proposition, et voici comment il prétendait en justifier l’opportunité et la convenance : « M. Duclerc paraît supposer qu’il n’existe aucune différence essentielle entre les fonctions du nouveau conseiller financier et celles des deux contrôleurs-généraux. Cette vue me paraît erronée. L’arrangement que nous proposons n’est que pour un temps limité et ne constitue nullement un contrôle dans le sens anglais du mot. — Nous désirons exclure du nouvel emploi toute influence politique. Le choix des deux contrôleurs-généraux et leur maintien en fonctions dépendaient de deux gouvernemens étrangers. Pour ce qui concerne le nouveau fonctionnaire, ces facultés dépendront de l’action du khédive. — La présence des contrôleurs-généraux aux conseils du cabinet était uniforme et de droit ; la présence du nouveau fonctionnaire serait pro re nata et aurait lieu sur l’invitation du chef de l’État. » Ce long sophisme ne saurait supporter un instant la contradiction ; dépouillé de tout artifice de langage, il devient la plus claire démonstration des vues intéressées du gouvernement britannique. Les deux contrôleurs n’étaient eux-mêmes, en effet, que des conseillers ; ils assistaient aux réunions des ministres et ils donnaient leur avis sans prendre part aux résolutions qui émanaient exclusivement des membres du cabinet, lesquels en assumaient seuls toute la responsabilité. Quel que dût être son titre, l’unique et nouveau délégué en conservait toutes les attributions avec cette différence que sa voix, consultative jusque-là, deviendrait prépondérante par la force même des choses. Il devait être Anglais, avouait lord Granville, c’est-à-dire l’organe de la puissance qui tenait l’Egypte et le khédive sous sa domination armée ; ce n’était donc plus des avis, mais des ordres qu’il avait désormais à transmettre aux ministres, sans que son collègue éliminé et disparu pût en connaître. Notre ministre des affaires étrangères le prouva victorieusement, en termes courtois, dans une note verbale qu’il passa, le 4 novembre, à lord Lyons et dans laquelle il faisait en outre remarquer qu’un mémoire de M. Colvin, de date récente, publié par le gouvernement anglais lui-même, démontrait, en faisant l’historique du contrôle depuis ses débuts, que cette institution n’avait donné lieu à aucune difficulté, et que les ministres du khédive, notamment Chérif-Pacha, qui venait d’être appelé de nouveau à la présidence du conseil, « en étaient les plus dévoués partisans. » L’objection était sans réplique. Le principal secrétaire d’État persista néanmoins à vouloir ce qu’il appelait « l’abandon mutuel et simultané de la position exceptionnelle occupée par les deux pays. » Aussi M. Duclerc dut-il en venir à constater qu’il ne se dégageait, des différentes communications qui lui avaient été faites, qu’une seule idée, « celle de l’abolition du contrôle anglo-français. —… Et il ne s’agit pas, écrivait-il, de le supprimer pour le remplacer par une institution équivalente, ce à quoi nous aurions pu souscrire, mais bien de le détruire sans compensation pour nous,.. ce qui équivaudrait à la perte pure et simple du rôle que doivent nous assurer notre passé, nos traditions et nos intérêts légitimes. » — « Les ministres de la reine, ajoutait-il, estimeront certainement qu’il ne serait digne ni d’eux ni de nous de poursuivre des discussions de détail, sources d’équivoques et de malentendus, tant que le point essentiel, qui seul peut servir de base utile à nos pourparlers, n’aura pas été franchement abordé et résolu[27]. »

Cette polémique, en effet, désormais épuisée, ne pouvait se perpétuer. Lord Granville la résuma, du point de vue où il s’était placé et sans rien abandonner de sa doctrine, dans une dépêche du 30 décembre, donnant à entendre qu’il partageait le sentiment de son interlocuteur sur l’inutilité de la continuer. M. Duclerc prit acte de cette dernière communication le 4 janvier. Après avoir redressé quelques points secondaires dont le principal secrétaire d’État s’était prévalu à défaut de bonnes et solides raisons, il écrivait à M. Tissot ces fières paroles : « Au point décisif où en sont les négociations, il serait superflu de relever certaines autres réserves que suggère l’examen de la note de lord Granville. Je voulais espérer que de nouvelles ouvertures, dont nous n’avions pas à prendre l’initiative, auraient fourni la base d’un arrangement compatible avec les intérêts dont nous ne saurions abandonner la surveillance et ceux dont l’Angleterre poursuit la consolidation immédiate. Le gouvernement de Sa Majesté britannique en a jugé autrement et nous met dans l’obligation de reprendre en Égypte notre liberté d’action. Quelque regret que nous en éprouvions, nous acceptons la situation qui nous est faite. »


XI

Ainsi se brisèrent les liens d’une fructueuse coopération qui avait uni les deux gouvernemens pendant une longue période et dont les résultats avaient été précieux pour eux comme pour le pays où elle s’était exercée. L’Angleterre y a mis fin au mépris de dispositions synallagmatiques et en dépit de la vive opposition de la France. Elle avait assumé, seule, les charges, nous ne pourrions dire les périls, d’une intervention armée, elle voulut s’en réserver exclusivement les bénéfices ; et, à l’heure présente, elle s’y emploie encore avec une infatigable activité. Elle a entrepris, dans cet esprit, ce qu’on a appelé la réorganisation de l’Egypte, avec le concours plus obligatoire que spontané du khédive et de ses ministres. La tâche, avec les moyens dont on disposait, n’était pas ardue à l’origine ; elle ne rencontrait aucun obstacle qu’il ne fût aisé de vaincre. Cependant elle se compliqua bientôt d’embarras inattendus. Les troubles dont l’Egypte avait été le théâtre en avaient provoqué au Soudan de plus redoutables et de plus difficiles à réprimer. Des fanatiques, les derviches, en avaient soulevé les populations et avaient entrepris d’en expulser les troupes et les représentans du gouvernement égyptien. Leur chef, le mahdi, obtint, dans le cours de l’année 1883, des succès alarmans. Un homme énergique et dévoué, Gordon, désigné par le gouvernement anglais et muni des pleins pouvoirs du vice-roi, consentit à se rendre à Karthoum pour y diriger la défense de Sennar. On lui avait promis des renforts ; il fallut les organiser. On s’était engagé d’autre part, pour désintéresser les grandes puissances, à indemniser les incendiés d’Alexandrie, dont les pertes avaient été évaluées à plus de cent millions de francs. Pour faire face à ces dépenses imprévues, on ne pouvait disposer que des ressources ordinaires que la révolte et la guerre avaient sensiblement réduites. On se trouva ainsi en présence d’une situation financière fort embarrassée. On songea, pour y pourvoir, à réviser la loi de liquidation. Mais cette loi était la garantie de la caisse de la dette publique, confiée aux mains d’une commission composée des représentans de toutes les puissances intéressées. Si, pour supprimer le contrôle, il avait suffi d’éliminer la France, pour toucher à la commission de la dette il fallait braver l’Europe entière ou se concerter avec elle. On s’arrêta au projet de provoquer une entente commune, espérant en obtenir soit une réduction du taux de la dette, soit la faculté de contracter un emprunt.

A cet effet, le principal secrétaire d’état adressa aux puissances, le 19 avril 1884, une dépêche-circulaire leur proposant la réunion d’une conférence « en vue de décider si ces modifications étaient nécessaires et quelle devait en être la nature exacte. » M. Jules Ferry, qui avait remplacé M. Duclerc au quai d’Orsay, pendant que lord Granville avait gardé la direction du foreign office, fit bon accueil à cette communication malgré les récens démêlés des deux cabinets. Fort habilement, il fit toutefois remarquer que la proposition de l’Angleterre impliquait l’étude d’autres questions connexes qu’il convenait de soumettre à un examen préalable, et M. Waddington, le successeur de M. Tissot à Londres, eut, à ce sujet, divers entretiens avec lord Granville. Les deux négociateurs parvinrent à s’entendre, et l’accord qui s’établit entre eux, ou plutôt ce qu’on put en dire, fut consigné dans deux notes qu’ils s’adressèrent réciproquement le 15 et le 16 juin. Dans la première l’ambassadeur déclarait que « le gouvernement français ne songeait d’aucune façon à pousser au rétablissement du contrôle anglo-français… Le condominium est mort, ajoutait-il, et nous n’entendons pas le ressusciter. » M. Waddington ajoutait qu’on avait à tort attribué à la France l’intention de substituer une occupation française à l’occupation anglaise, le jour où l’Angleterre rappellerait ses troupes. « Le gouvernement de la république, ajoutait-il, est prêt à prendre à cet égard les engagemens les plus formels. »

Ces assurances étaient-elles commandées par l’état des choses ? Les éventualités, manifestement invraisemblables, auxquelles elles se referaient, constituaient-elles les questions connexes qui préoccupaient M. Jules Ferry ? Assurément, non. Elles furent imaginées pour autoriser une déclaration plus justifiée, et d’un plus haut intérêt, touchant le point capital qui devait inquiéter le cabinet français, l’évacuation de l’Égypte. La France ne pouvait aider le cabinet de Londres à sortir des difficultés qu’il rencontrait en Égypte sans être assurée qu’il mettrait prochainement un terme à son occupation. Répondant à notre ambassadeur, qui de son côté n’avait pourtant pas ouvertement touché à ce sujet, lord Granville en effet l’aborde et énonce clairement les intentions du ministère anglais : « Le gouvernement de la reine, dit-il, apprécie l’importance des déclarations faites par Votre Excellence au nom du gouvernement français. L’abandon formel de toute pensée de rétablir le condominium, et les assurances pour l’avenir que des troupes françaises n’entreraient pas en Égypte sans le consentement de l’Angleterre ont rendu praticable et grandement facilité un complet et franc échange de vues.

« Le gouvernement de Sa Majesté est satisfait de constater que les deux gouvernemens sont d’accord en ce qui concerne les intérêts que l’Europe a dans la bonne administration et la prospérité de l’Égypte. Rien ne saurait plus clairement démontrer les vues du gouvernement de Sa Majesté sur ce point que la circulaire que j’ai adressée aux représentans de Sa Majesté près les cours des grandes puissances, le 3 janvier 1883.

« Cette dépêche fut écrite trois mois après que la bataille de Tell-el-Kébir eut permis aux forces britanniques d’occuper l’Égypte. Elle fut soumise au parlement anglais et communiquée aux puissances et à la Sublime Porte. Elle rencontra un acquiescement général. C’est dans cette dépêche que la déclaration fut faite que le gouvernement de Sa Majesté était désireux de retirer les forces britanniques dès que le permettraient la situation du pays et l’organisation de moyens convenables pour assurer l’autorité du khédive.

« Le gouvernement de Sa Majesté a maintenu et maintient cette déclaration. C’est avec regret qu’il a vu les circonstances s’opposer au développement des mesures prises en vue de cette évacuation ; il regrette également de constater que le moment n’est pas encore venu, dans l’intérêt de l’ordre et de la paix en Égypte, d’en retirer les forces britanniques.

« Il y a quelque difficulté à fixer une date précise à cette évacuation, d’autant plus que toute période ainsi fixée pourrait, à l’épreuve, se trouver ou trop longue ou trop courte. Mais le gouvernement de Sa Majesté, afin d’écarter toute espèce de doute à l’endroit de sa politique dans cette affaire, et eu égard aux déclarations faites par la France, s’engage à retirer ses troupes au commencement de l’année 1888, à condition que les puissances seront alors d’avis que l’évacuation peut se faire sans compromettre la paix et l’ordre en Égypte… »

S’il est, au procès, une pièce qu’il importait de produire, c’est assurément celle-ci, et on nous pardonnera d’en donner la partie la plus essentielle. Mais avant de nous y arrêter, disons, pour ne pas interrompre notre récit, que toutes les puissances ayant acquiescé à l’ouverture de l’Angleterre, la conférence se réunit à Londres, le 28 juin. Sa tâche avait été définie par la circulaire de lord Granville ; elle avait pour objet la révision de la loi de liquidation en vue de permettre au gouvernement égyptien de faire face à tous ses engagemens. Le plénipotentiaire de la Grande-Bretagne proposa une nouvelle distribution et un emploi différent des revenus ainsi qu’une réduction de l’intérêt de la dette ; il se fondait sur les données recueillies par les agens anglais, auxquels on avait remis le soin de mettre, disait-il, les choses au clair. Les agens financiers français en contestèrent l’exactitude, et ils crurent démontrer en outre qu’il n’était nul besoin de toucher aux garanties des créanciers et qu’on pouvait, à l’aide d’autres expédiens, pourvoir aux charges du gouvernement du khédive ; ils proposaient donc de procéder à une enquête contradictoire, dont les résultats, suivant eux, mettraient fin à tous les dissentimens. Cette appréciation, opposée à celle de lord Granville, fut plus ou moins partagée par les représentans des autres puissances, à l’exception de celui d’Italie qui se réserva ; et la conférence se trouva bientôt divisée entre ces deux opinions qu’on ne parvint pas à concilier. Les protocoles relatent divers incidens qu’il n’est pas superflu de rappeler. L’ambassadeur d’Allemagne demanda de résoudre la question sanitaire, les immunités accordées aux provenances de l’Inde, depuis que les troupes anglaises occupaient l’Egypte, inquiétant le continent avec raison ; l’ambassadeur de France émit l’avis d’autoriser, en tout état de choses, le paiement des indemnités dues aux incendiés d’Alexandrie, dont un grand nombre avait tout perdu. Après celui de Russie, le plénipotentiaire de la Turquie réclama, pour son gouvernement, une place dans la commission de la dette, « Mais êtes-vous bien certain, lui répondit lord Granville, que parmi les créanciers de l’Egypte, dont la commission est chargée de sauvegarder les intérêts, il se trouve des sujets du sultan ? — La Porte, répliqua Musurus-Pacha, revendique cet avantage à titre de puissance suzeraine. » Ces propositions diverses n’ayant pas été comprises au programme de la conférence, le principal secrétaire d’État invoqua la question préalable. Le cabinet anglais voulait obtenir une sorte de blanc-seing : il ne prétendait pas prendre, sans l’assentiment des gouvernemens intéressés, les mesures dont il sollicitait l’adoption, mais il entendait rester seul chargé de les exécuter, afin de se soustraire à la surveillance des autres puissances, dans les soins qu’en toute chose il donnait à l’Egypte ; il ne pouvait donc acquiescer à l’ouverture d’une nouvelle enquête, ni reconnaître à la conférence le droit de réglementer la situation sanitaire ou l’affaire des indemnités, questions de pure administration intérieure qu’il se proposait de résoudre, comme toutes celles de même ordre, à l’exclusion de tout concours étranger. Et la conférence de Londres se sépara sans avoir pris aucune résolution, partageant le sort que l’Angleterre avait fait à celle de Constantinople. Nous ne serions cependant ni justes ni sincères, si nous omettions de dire que tous ces points litigieux ont été vidés depuis, sans préjudice pour les créanciers de l’Egypte et au grand avantage du bien matériel du pays. Continuant l’œuvre si bien commencée avec la France, l’Angleterre a conservé à la commission de la dette toutes les attributions dont elle avait été investie à l’origine ; elle a en outre exercé le contrôle d’une façon plus directe, sinon plus efficace, qu’à l’époque où il était confié, au même titre, à l’une et à l’autre puissance. La question qui n’a pas été résolue, qui est encore pendante, c’est la question de l’évacuation. Elle l’est en principe, le gouvernement anglais ne l’a jamais contesté ; mais quand le sera-t-elle en fait ? C’est le secret du cabinet de Londres, et il n’a permis à personne de le pénétrer. Le point de droit n’est pas douteux : nous avons rappelé les déclarations des ministres de la reine, celles de M. Gladstone si solennellement formulées ; mais l’Angleterre, en outre, a signé, à Constantinople, le protocole de désintéressement par lequel elle s’est obligée, réciproquement avec les autres puissances, à ne tirer aucun avantage particulier de son intervention en cette affaire. Sous l’empire de cette stipulation contractuelle, elle s’est spontanément empressée, après la victoire de ses troupes, de déclarer aux puissances, par sa circulaire du 3 janvier 1883, que « le gouvernement de Sa Majesté était désireux de rappeler son armée aussitôt que l’état du pays et l’organisation de ses propres moyens pour maintenir l’autorité du khédive le permettraient. » Ce document cependant ne fixait aucun terme. Cette lacune fut comblée dans les pourparlers ouverts, au printemps de 4884, entre M. Waddington et lord Granville. Comme on l’a vu, en retour des assurances données par la France, « et afin d’écarter toute espèce de doute à l’endroit de sa politique dans cette affaire, » le gouvernement de la reine s’est engagé à retirer ses troupes au commencement de l’année 1888. La promesse est formelle ; elle est bilatérale ; elle ne peut être déniée. A la vérité, cette mesure demeurait subordonnée à la condition « que les puissances seront alors d’avis que l’évacuation peut se faire sans compromettre la paix et l’ordre en Égypte. » Mais, par cette réserve même, l’Angleterre ne reconnaissait pas seulement son devoir d’évacuer le pays, elle admettait également qu’à dater de cette époque elle n’avait plus qualité pour décider, seule, de l’occupation, et que le départ de son armée relèverait de l’accord des autres puissances. Au ministère whig, qui a engagé de la sorte la parole de la Grande-Bretagne, a succédé un ministère tory, et aucun des membres de l’un ou l’autre cabinet n’a tenté d’équivoquer sur la nature ou la portée des obligations contractées. L’année 1888 s’est écoulée cependant sans qu’elles aient été remplies. Hâtons-nous de dire que les circonstances n’ont pas permis au gouvernement anglais de s’y conformer dans les délais convenus. Après s’être emparé de Khartoum, le mahdi a menacé l’Égypte ; son successeur et leurs adhérens ont continué la lutte qu’il avait engagée ; il a fallu les combattre sur le haut Nil et sur les bords de la Mer-Rouge. Le moment de laisser l’Égypte pourvoir à sa défense « avec ses propres moyens » se trouva ainsi retardé. Cette crise a été conjurée ; l’organisation de tous les services est achevée, celle de l’armée ne laisse plus rien à désirer. L’Angleterre s’est donc, à son honneur, acquittée du mandat qu’elle avait assumé. Mais songe-t-elle à libérer de sa tutelle le khédive et son gouvernement ? Le cabinet a été souvent interpellé au parlement à ce sujet ; qu’a-t-il répondu ? Il a, en toute occasion, tenu le même langage ; il a reconnu que l’occupation avait toujours eu et gardait un caractère provisoire, mais il a déclaré qu’elle ne cesserait que quand l’Egypte serait dotée d’une bonne organisation. C’est ainsi que s’est encore expliqué, au mois de février dernier, sir James Fergusson, l’organe du foreign office à la chambre des communes. Un membre dont la parole est fort écoutée, M. John Morley, lui a fait remarquer que l’occupation de l’Egypte faussait toute la politique de l’Angleterre ; c’est ainsi, a-t-il dit, que l’Angleterre a dû faire à l’Allemagne, sur la côte orientale d’Afrique, les concessions les plus funestes ; c’est ainsi qu’elle s’est mise vis-à-vis de la France dans une situation qui ne permet de résoudre aucune des difficultés pendantes entre les deux pays. « L’Angleterre joue un mauvais rôle en Europe, a-t-il dit encore, en violant ses promesses ; » et, s’appuyant sur ces considérations, il a exprimé l’avis qu’il était temps d’examiner s’il n’y avait pas lieu de fixer la date de l’évacuation. Le représentant du cabinet s’est renfermé dans ses premières déclarations, et l’on a passé à l’ordre du jour.

Que veut-on dire, à Londres, quand on soutient qu’il importe, avant de livrer l’Egypte à son propre gouvernement, de la munir d’une bonne administration ? Faut-il non-seulement que cette administration soit bien constituée, mais encore qu’elle fonctionne assez longtemps pour démontrer qu’elle est solidement établie ? C’est ce qui semble ressortir de deux volumineux rapports du principal agent de l’Angleterre au Caire, sir Ev. Baring, l’un sur les finances, l’autre sur l’état moral et matériel du pays. Ces documens sont édifians ; ils démontrent que le gouvernement britannique a bien fait les choses, que, grâce à ses efforts, l’Egypte jouit d’une paix profonde, que des améliorations, des réformes salutaires lui assurent un avenir prospère. En terminant son exposé, sir Ev. Baring affirme que la tranquillité est désormais garantie, que la confiance est rétablie, que les capitaux se sont rassurés. « En dépit de circonstances particulièrement difficiles, le trésor égyptien, dit-il, a été mis en état de faire face à tous ses engagemens, déjà même des mesures ont été prises qui atténuent les charges du fisc. La corvée a été supprimée ; la corruption diminue ; le système d’irrigation a été grandement amélioré… Une armée peu nombreuse, mais suffisante, a été organisée. L’esclavage disparaît rapidement, et des améliorations considérables ont été introduites dans les services sanitaire et pénitentiaire comme dans celui de l’enseignement. Si l’on tient compte des difficultés toutes particulières qui ont entouré l’œuvre de la réforme, les progrès accomplis à l’heure actuelle sont, à mes yeux, aussi grands qu’il était raisonnablement permis de l’espérer. »

Devant cette lumineuse démonstration, on se persuade que l’heure de l’évacuation a sonné, que sir Ev. Baring va la réclamer instamment du cabinet de Londres. On s’abuse. « Je n’ai jamais été, écrit-il en finissant, partisan d’une occupation anglaise en Égypte, Votre Excellence ne l’ignore pas… Si, en ce moment, l’évacuation du pays me paraissait une mesure n’entraînant aucun des périls que doit éviter un gouvernement sage, je n’hésiterais pas à la conseiller, mais je suis convaincu qu’elle présenterait de sérieux dangers, et dès lors je me sens incapable de la recommander. » De quelle nature sont ces dangers ? Il ne le laisse même pas pressentir. Il aurait dû, semble-t-il, en signaler et le caractère et la gravité pour justifier l’avis qu’il émet ; cet avis a son importance, il engage sa responsabilité en incitant le gouvernement de sa souveraine à violer ses promesses, comme le disait M. John Morley ; il importait donc d’articuler les bonnes et solides raisons qui le lui ont imposé. Cette omission surprend de la part d’un administrateur d’un vrai mérite, à l’intelligente activité duquel l’Égypte doit, dans une certaine mesure, son rapide et brillant relèvement, et dont les appréciations exercent nécessairement une grande influence sur la conduite du gouvernement qu’il sert. Il était d’autant plus tenu de s’expliquer que sa conclusion ne se concilie pas avec ses prémisses. Tout ce qu’il se permet de dire à ce sujet, « c’est que les résultats obtenus seraient probablement annihilés si l’œuvre entreprise était prématurément abandonnée. » C’est la seule considération qui se dégage de son travail et que l’on puisse invoquer pour défendre la résolution qu’il suggère.

Nous avons dû nous arrêter sur ces documens parce que, d’une part, on ne saurait en contester l’autorité, et que, de l’autre, ils autorisent à penser que la présence de l’armée anglaise en Égypte est, dès ce moment, injustifiable et illégitime. Toutes les réformes nécessaires ont été entreprises et élaborées : nous en avons relevé et nous en retenons l’aveu ; la situation financière est excellente ; l’armée est organisée et suffisante. L’Angleterre a donc rempli sa tâche. Mais « ces réformes, a écrit encore sir E. Baring, sont comme de jeunes plantes qui n’ont pas encore eu le temps de prendre racine. » Or, s’il a fallu près de dix ans pour les mettre en une si bonne terre, dirons-nous pour continuer son image, quelle longue période d’années ne faudra-t-il pas si l’on doit en attendre la floraison ! A cet égard il est aussi muet que l’ont toujours été les différens ministres de la reine. Si ce n’est pas l’occupation indéfinie que l’on veut, c’est donc l’occupation prolongée sine die ; la chose est la même, elle ne diffère que par les mots.

Un grand gouvernement, comme celui de l’Angleterre, n’obéit pas aveuglément aux incitations de vues purement ambitieuses ; il sait ce que ses devoirs lui commandent et il ne les méconnaît pas légèrement. Quelles influences, quels obstacles l’empêchent de s’y conformer en cette affaire ? Rien n’a révélé sa pensée intime, mais s’il est une chose certaine, c’est que l’opinion publique, de l’autre côté de la Manche, a pris parti et qu’elle blâmera le ministère qui abandonnera la position conquise sur une terre qui est le trait d’union entre l’Inde et l’Europe, et dont l’ouverture du canal de Suez a fait, en quelque sorte, la porte de son vaste empire asiatique. Partageant cette disposition, la presse de Londres ou la plupart de ses organes n’ont cessé de la propager depuis l’origine de l’occupation ; quand M. Gladstone, au mois d’août 1882, répudiait hautement toute pensée déloyale, le Times soutenait déjà que le sort des armes avait placé l’Egypte sous le protectorat de l’Angleterre et qu’elle se devait à elle-même de l’exercer sans craindre d’en assumer toutes les conséquences. Le journal de la Cité, d’accord avec le plus grand nombre des feuilles anglaises, n’a cessé de défendre cette thèse. Il a applaudi à l’échec de la conférence réunie à Londres, félicitant lord Granville de l’énergie avec laquelle il avait combattu la proposition d’une enquête collective et contradictoire sur les charges et les ressources du gouvernement égyptien, le félicitant surtout d’avoir ainsi écarté toute participation étrangère et rendu à la Grande-Bretagne son entière liberté.

Dans un pays de libre discussion, il faut au gouvernement une ferme volonté et un profond désintéressement pour braver l’opinion publique quand elle se manifeste aussi énergiquement. Le cabinet tory est-il animé de ces dispositions ? Ce que nous pouvons en dire, c’est que l’appui du pays semble lui échapper, si l’on en juge par les élections partielles des deux dernières années, et qu’il redoute l’issue des élections générales. Il est donc vraisemblable qu’il s’abstiendra de prendre une détermination qui fournirait de nouvelles armes à ses adversaires. Il y est, à vrai dire, autorisé par les dissentimens qui divisent les puissances continentales. Si des questions d’un intérêt plus intense ne les séparaient, elles se seraient probablement concertées pour mettre l’Angleterre en demeure d’exécuter ses promesses. Seule, la Turquie, tourmentée par le besoin de sauvegarder ses droits, si peu solides cependant et depuis longtemps si peu respectés, de puissance suzeraine, a tenté d’entrer en négociations avec le gouvernement anglais : l’ambassadeur du sultan à Londres a renouvelé, au printemps dernier, ses démarches auprès de lord Salisbury, qui l’a, dit-on, remis à l’automne. Ne serait-il pas téméraire d’abuser indéfiniment de la faiblesse de la Porte et des circonstances qui mettent obstacle à une démarche collective des autres gouvernemens ? Que fera le nouveau cabinet si les whigs reprennent le pouvoir ? Se sou-viendra-t-il des déclarations de M. Gladstone et des engagemens que le gouvernement anglais a contractés pendant que cet homme d’État était le premier ministre de la reine ? Nous devons le croire pour ne pas lui faire injure. L’obligation est étroite, conventionnelle, indiscutable. Puissance anonyme et irresponsable, la presse peut n’en tenir aucun compte ; le gouvernement de l’Angleterre ne saurait la méconnaître sans faillir à l’honneur, sans renier sa parole et sa signature. C’est déjà trop qu’il s’attarde dans des atermoiemens qui autorisent toutes les conjectures et permettent de douter de ses intentions. Ne lui suffit-il pas d’occuper Aden et Périm à l’entrée de la Mer-Rouge, Malte et Chypre dans la Méditerranée, ces postes avancés qui lui permettent de surveiller, de tenir en quelque sorte, entre ses mains, l’accès du canal de Suez, de l’un et de l’autre côté ? Durant la seconde moitié de ce siècle, le droit public a souffert les plus graves offenses ; il a surgi des principes qui ont ébranlé l’autorité des traités ; l’uli possidetis est devenu une maxime avouable, une raison d’État que l’on a osé invoquer. La fierté de la Grande-Bretagne ne saurait s’accommoder de ces capitulations. L’Angleterre, a dit M. Gladstone, au parlement, n’a pas le projet d’occuper indéfiniment l’Egypte. « S’il est une chose que nous ne ferons pas, a-t-il ajouté, c’est bien celle-là ; nous nous mettrions en désaccord absolu avec les principes professés par le gouvernement de Sa Majesté, avec les promesses qu’il a faites à l’Europe, et, ajouterai-je, avec la manière de voir de l’Europe elle-même[28]. » Prenons acte de ces paroles ; elles ont retenti sous les voûtes de Westminster et le monde les a recueillies ; elles engagent le prestige et la loyauté du royaume-uni ; l’illustre old man ne saurait les oublier.


  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Dépêches du 2 février et jours suivans de M. Sienkiewicz, notre consul-général (Livre jaune). Ne dissimulant rien, cet agent écrivait, le 6, à M. de Freycinet : « Le coup d’état de la chambre égyptienne peut être considéré comme une réponse à la note du 7 janvier. Nous avons déclaré que nous maintiendrions le statu quo contre tout le monde, et ce statu quo a été modifié d’une manière profonde. Nous nous sommes placés ainsi dans la nécessité d’intervenir ou de modifier notre politique. » C’est le second de ces deux partis qu’on venait précisément de prendre à Londres et à Paris.
  3. Les firmans des sultans n’ont jamais concédé au peuple égyptien qu’une seule liberté, celle d’obéir au khédive, et il n’en a obtenu aucune autre, que nous sachions, depuis l’occupation anglaise.
  4. Lord Granville à lord Lyons, 6 février 1882.
  5. La chambre des notables a été imaginée par Ismaïl-Pacha, nous l’avons dit, au moment où il a engagé, avec la France et l’Angleterre, la lutte qui l’a perdu ; elle devait, dans sa pensée, être l’organe du sentiment public et il comptait l’opposer à l’action des deux puissances. L’instrument s’est faussé, dès l’origine, entre ses mains. Pour que l’assemblée empruntât à ses délibérations le caractère d’une représentation indépendante et éclairée, pour qu’il fût démontré qu’elle n’était pas un déguisement puéril, il fallait un simulacre d’opposition ; il s’employa lui-même à la constituer ; vains efforts, toutes les résolutions étaient prises à l’unanimité. Les colonels la convoquèrent à leur tour, sans plus ni moins de succès, pour abriter leurs violences et leur responsabilité. Quoi qu’en aient dit plusieurs orateurs dans nos chambres, le peuple égyptien n’est pas mûr, et il ne le sera pas de longtemps, pour le régime représentatif, et le gouvernement anglais ne songe nullement à le doter d’une représentation nationale.
  6. Dépêche de M. Sienkiewicz du 11 mai.
  7. Dépêche de M. de Freycinet du 12. — Dépêche de lord Granville du 13 mai.
  8. Dépêche de M. Sienkiewicz du 22 mai.
  9. Dépêche de M. Sienkiewicz du 25 mai.
  10. Dépêche de M. Tissot, ambassadeur à Londres, du 24 mai.
  11. Dépêche télégraphique de M. Sienkiewicz du 28 mai.
  12. Dépêche de M. Sienkiewicz.
  13. Arabi-Pacha recevait, au contraire, peu de jours après, sous la forme d’une décoration, un témoignage public de la satisfaction du sultan, et notre consul-général à Alexandrie constatait qu’il n’avait été pris aucune mesure « contre le préfet de police, ni contre les gardes municipaux ou les auteurs des massacres. » (Dépêches de M. le marquis de Noailles et de M. Sienkiewicz.)
  14. « L’émigration des Européens continue. Il ne reste plus, au consulat anglais, que deux commis qui enregistrent les noms des Anglais qui désirent rester en Égypte. » (Dépêche du 28 juin.)
  15. M. de Vorges venait de remplacer M. Sienkiewicz ; le moment était bien mal choisi, ce nous semble, pour opérer une mutation dans notre représentation en Égypte.
  16. Voir une curieuse circulaire du ministre des affaires étrangères turc à tous les agens diplomatiques de la Porte, du 26 juin.
  17. Dépêche de l’amiral Jaurès du 2 août.
  18. « Onze bâtimens ont décidément reçu l’ordre de se tenir prêts à embarquer les troupes ; mais le charbon manque. La Porte cherche à négocier un emprunt de 100,000 livres turques… » — (Dépêche du marquis de Noailles, 1er août.)
  19. Dépêche de M. de Freycinet à M. Tissot, 13 juillet.
  20. Dépêche de M. de Freycinet au comte d’Aunay, 24 juillet.
  21. Séance du 1er juin 1882.
  22. Voyez, page 54, les extraits de la correspondance de Gambetta avec M. Challemel-Lacour.
  23. En 1881, la direction de notre politique extérieure a passé de M. de Freycinet à M. Barthélémy Saint-Hilaire et à Gambetta ; en 1882, de Gambetta à M. de Freycinet et à M. Duclerc, pendant qu’en Angleterre le ministère des affaires étrangères demeurait invariablement confié à lord Granville. Nous relevons la même instabilité dans notre représentation en Égypte : en moins de trois ans, pendant une période déjà bien agitée, de 1878 à 1881, notre consulat général au Caire a été successivement administré par huit agens différens. Il serait superflu de signaler les graves inconvéniens de ces fréquentes mutations, qui sont traditionnelles au quai d’Orsay, il faut le reconnaître. Le ministre qui parviendrait à y remédier, au moins pour ce qui concerne le service consulaire, rendrait un notable service.
  24. Mémoires, chap. XVII.
  25. Dépêches du marquis de Noailles. Voir notamment celle du 29 septembre 1882.
  26. M Duclerc à M. Tissot, 28 octobre 1882.
  27. M. Duclerc à M. Tissot, 24 novembre 1882.
  28. Voir les dépêches du chargé d’affaires de France à Londres, le comte d’Aunay, des 31 juillet et 11 août 1882.