La Question d’Orient/05

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La Question d’Orient
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 377-411).
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LE ROI OTHON
ET LA GRÈCE
DANS LA QUESTION D’ORIENT


Correspondence respecting the Relations between Greece and Turkey, presented to both Houses of Parliament by command of Her Majesty. 1854.

Le plus triste épisode de la déplorable campagne où se traîne depuis un an la politique russe est l’aventure dans laquelle elle vient de compromettre la Grèce. Qu’est-ce que la Grèce ? Une petite nationalité à peine renaissante, un état faible qui n’a pu se former par sa propre spontanéité, et ne peut vivre sans protection étrangère. Qu’est-elle pour la civilisation européenne ? Une création généreuse de l’opinion libérale, un monument de notre culte littéraire pour l’antiquité, une espérance fondée sur un souvenir. Qu’est-elle pour la politique des peuples occidentaux ? Une expérience qui permette à l’élément hellène de développer sa sève et sa force, un point de repère autour duquel, si jamais les éventualités de l’avenir l’exigeaient, se puissent rallier les populations chrétiennes de l’empire ottoman, le noyau d’un état qui, si sa bonne conduite le place à la hauteur de sa destinée, puisse faire entrer un jour l’Orient dans le cercle des intérêts et des idées progressives de l’Occident. Eh bien ! sous l’influence des mauvais exemples et des instigations de la Russie, la Grèce vient de manquer à son intérêt, à son devoir, à son avenir. Elle s’est aveuglée sur sa faiblesse, elle est restée sourde aux conseils de ceux qu’elle trahissait en cherchant à les tromper, elle a voulu prendre parti pour l’ennemi de l’Occident, et elle a contraint ses protecteurs les plus désintéressés à lui infliger une sévère humiliation. Il est douloureux pour ceux qui aiment la Grèce de suivre le fil des misérables intrigues qui ont mené là ce malheureux pays. Nous reculerions devant cette tâche, si elle n’avait pour but que d’étaler les fautes des Grecs et d’exciter l’animadversion contre eux ; mais, à nos yeux, les Grecs sont à peine responsables de leur ingrate folie. Ils sont les victimes de la politique russe, qui a fait d’eux ses instrumens, et c’est une des œuvres les plus regrettables de cette politique que nous voulons exposer en racontant les agressions tentées par le gouvernement grec contre l’empire ottoman. Les Hellènes ont d’ailleurs d’autres amis qui ne leur ont guère été moins dangereux que les Russes. Il y a un philhellénisme funeste qui s’étudie à pallier les fautes et les vices des Grecs, qui enivre leur amour-propre, qui exalte par ses aveugles complaisances leurs plus chimériques ambitions, et qui les pousse aux extravagances et aux cruelles déceptions dont nous sommes témoins. La meilleure, la plus sûre façon de témoigner sa sympathie au jeune établissement hellénique et de servir son avenir, c’est au contraire de dire la vérité sur la Grèce et de dire la vérité aux Grecs. Tel est, suivant nous, le seul moyen de faire encore tourner au profit de la Grèce sa dernière mésaventure.

La prétention de la Grèce, celle qui vient de lui faire jouer un si fâcheux rôle, a été de s’étendre, de s’agrandir, d’absorber dès aujourd’hui non seulement l’élément hellène, mais toutes les populations chrétiennes de l’empire ottoman. Avant d’examiner dans quelles circonstances et sous quelle forme cette prétention s’est produite, il faut la confronter pour ainsi dire avec la situation du royaume hellénique. Il est clair que par elle-même la Grèce n’est pas capable de rien conquérir : elle ne peut attendre d’agrandissemens que de la décision des gouvernemens européens. Or a-t-elle mérité jusqu’à présent l’estime, la confiance de ces gouvernemens ? s’est-elle montrée bien digne de l’autonomie dont elle leur est redevable ? Quel usage a-t-elle fait de son indépendance ? Quels germes de vie a-t-elle développés dans les limites qu’elle veut déjà franchir ? Quelles aptitudes politiques a-t-elle manifestées ? Quels sont ses titres à un accroissement de territoire et de puissance ? L’histoire du royaume hellénique, qui a pourtant vingt-deux années d’existence, est loin d’apporter à ces questions des réponses favorables. C’est une histoire pleine de confusion où se heurtent et se mêlent toutes sortes de mesquines intrigues, de désordres publics et de luttes personnelles, qui choquent, fatiguent et rebutent l’esprit le plus bienveillant. Il résulte de cette expérience de vingt-deux ans que, si le peuple grec a bien donné sur quelques points des signes incontestables de vitalité, il a tristement trompé, en matière de gouvernement, d’administration et de police intérieure, les espérances des gouvernemens qui ont concouru à son indépendance. Un rapide coup d’œil jeté sur la situation de la Grèce, sur l’esprit des Hellènes, sur leurs progrès matériels, leurs institutions, leurs mœurs publiques, suffira pour justifier cette conclusion.

Commençons d’abord par les faits qui annoncent ce qu’il y a de vivace dans la race grecque. On n’a que des applaudissemens à donner aux Hellènes lorsque l’on voit l’impulsion qu’ils ont imprimée à l’instruction publique, et les progrès matériels qu’ils ont accomplis par leurs seules forces. Dans le développement de l’instruction publique, peuple et gouvernement ont fait leur devoir : M. J.-J. Ampère a déjà rendu justice dans cette Revue au zèle que les Grecs ont déployé pour fonder leur système d’instruction publique, et il a constaté le prompt et brillant succès qui a couronné ces nobles efforts. Dans la sphère des intérêts matériels, les progrès de la marine commerciale n’ont pas été moins remarquables : dès 1850, la marine grecque comptait 5,000 navires, dont plus de 1,200 de 300 tonneaux et au-dessus. Manquant de bras, de capitaux et de voies de communication, les Grecs se sont appliqués à l’agriculture avec la même industrie, sinon avec le même bonheur, et l’on s’étonne, en parcourant les vallées de la Messénie, de l’Arcadie et de la Laconie, qu’ils aient pu si bien faire avec des ressources si insuffisantes. Ici l’action du gouvernement a été nulle, tout est venu de l’initiative des particuliers : le gouvernement n’a entrepris aucun des travaux publics que réclamait l’état du pays ; les localités les plus voisines sont restées pour ainsi dire sans relations suivies les unes avec les autres ; on voyage à cheval pendant plusieurs jours dans le Péloponèse sans rencontrer l’apparence d’une route. Il est permis de dire qu’ainsi réduite à elle-même, la nation hellène a réalisé tous les progrès matériels qui étaient en son pouvoir ; son activité n’a été bornée que par le chiffre de sa population, qui est d’un million d’âmes sur un sol qui en nourrirait aisément le double, par la rareté de l’argent et par la négligence du gouvernement. Voilà les côtés qui prouvent la vitalité de la Grèce et qui la recommandent à l’intérêt de l’Europe : comment désespérer d’un peuple si avide d’instruction, si intelligent et si industrieux ?

Mais voici une première ombre au tableau : la Grèce tout entière n’a point accompli les mêmes progrès. Trois provinces n’ont point participé à ce mouvement : ce sont l’Acarnanie et la Phtiothide, qui au nord bordent la frontière ottomane, et le Magne, à l’extrémité méridionale du Péloponèse. Les habitudes féodales se sont conservées presque intactes dans ces provinces avec le goût des armes, l’esprit de clan et les rivalités des familles. L’Acarnanie surtout est restée le centre du palikarisme et du brigandage. Dans ce pays de montagnes et parmi cette population frontière qui fait penser aux borderers du moyen âge anglais et aux héros de Walter Scott, le brigandage est une maladie qui tient à la configuration des lieux, à des mœurs séculaires, à de vieilles habitudes contractées sous la domination turque, favorisées et pour ainsi dire ennoblies par la lutte de l’indépendance. En Grèce et dans plusieurs parties de la Turquie d’Europe, un chef de brigands conserve aux yeux du peuple le prestige d’un klephte. Quand il rentre dans son village après ses expéditions, on s’empresse, on l’entoure pour écouter le récit de ses aventures. Si un jour on le retrouve devant une cour d’assises accusé de vol, de meurtre et d’incendie, tout le monde le plaint ; on l’excuse, personne ne se présente pour témoigner contre lui : le plus souvent il est acquitté faute de preuves. Le brigandage a disparu du Péloponèse, où les habitans eux-mêmes s’organisèrent en gardes nationales pour l’extirper. Dans la Roumélie au contraire, on a reculé au lieu d’avancer. De 1837 à 1843, le brigandage y avait presque disparu, ce qui prouve que le gouvernement peut le détruire. Depuis lors, les rivalités politiques l’ont ranimé. Dans les luttes électorales, les concurrens l’ont enrôlé à leur service ; on a vu les principaux hommes politiques patroner les bandits, se servir de cette clientèle comme d’un moyen d’influence dans les provinces, et même à Athènes s’entourer d’une garde personnelle de brigands.

Quelles sont donc la nature et l’action du gouvernement dans ce pays, qui a tant à demander encore à l’initiative du pouvoir pour établir sa police et sa sécurité intérieure, et pour développer les élémens de vie et de richesse qu’il possède ? C’est ici qu’il faut toucher aux plaies vives de la Grèce.

On sait que le gouvernement grec est depuis la révolution de septembre 1843 une monarchie représentative, ayant à sa tête un roi, an sénat, une chambre des députés nommée par le suffrage universel. Il serait sans intérêt de revenir aujourd’hui sur les causes et les circonstances de cette révolution, qui a mis fin au régime antérieur du pouvoir royal sans contrôle, et qui a associé la nation au gouvernement. Le roi et la nation ont accepté comme définitive la constitution libérale sortie de la révolution de 1843. Les Hellènes ont depuis lors le gouvernement qui paraît être le mieux adapté à leur génie, à leurs traditions, à leurs coutumes, et cependant ils semblent avoir tout fait pour fausser le mécanisme de ce gouvernement et pour le rendre stérile. Étrange contradiction d’un peuple qui corrompt par son caractère les institutions qui sont le produit naturel de son esprit national ! Hélas ! elle n’est point rare dans l’histoire, et même sur ce petit théâtre de la Grèce elle est curieuse autant que triste à étudier.

La liberté et l’égalité sont deux conditions de nature chez la race hellénique. La domination turque ne s’est fait sentir à la Grèce que par cette suprématie de race qui blesse la fierté d’un peuple sans attaquer son existence, et quelques abus accidentels de la force ; mais elle n’a jamais été un de ces despotismes systématiques et absorbans qui brisent les ressorts d’une nationalité. Les Grecs, du temps des Turcs, ont toujours vécu de leur vie propre, s’administrant eux-mêmes dans leurs communes. Cette pratique séculaire du système municipal garantissait chaque portion du territoire contre les empiétemens du pouvoir central. Elle a fait passer la liberté dans le sang des Grecs. Il en est de même de l’égalité : les intérêts et les mœurs l’ont enracinée chez les Hellènes. Parmi eux, la propriété a toujours été très divisée et accessible à tout le monde. La diversité des conditions, les différences de fortune, la supériorité des fonctions, n’ont jamais entamé en Grèce le sentiment de l’égalité. Le simple paysan appelle αδελφε, frère, non-seulement son camarade, mais l’homme riche ou le haut fonctionnaire, lequel lui rend le même titre. Les Grecs étaient donc façonnés, par leur esprit d’égalité et leurs vieilles institutions municipales, à l’organisme des constitutions libres, à la délégation du pouvoir, à la forme représentative. Chez eux, les fonctions et mêmes certaines dignités ecclésiastiques se conféraient à l’élection, et dérivaient la plupart du suffrage universel. Un pareil esprit, de pareilles traditions, déterminent le tempérament d’un peuple, et le disposent à des formes politiques qu’aucune loi artificielle ne peut changer. Aussi chercherait-on vainement dans toute la Grèce l’ombre d’un parti absolutiste, et le pouvoir royal sans contrôle, impatiemment subi comme transition provisoire, a-t-il échoué sans retour contre mille impossibilités. La constitution de 1843 n’a donc fait, on le voit, que s’appliquer à des habitudes anciennes qu’elle semblait devoir régulariser et féconder pour la prospérité de la Grèce ; mais elle a malheureusement trompé jusqu’à ce jour les prévisions du petit nombre de Grecs, élevés dans les écoles de l’Occident, qui l’avaient le plus chaudement appelée de leurs vœux, et à qui elle avait inspiré les plus brillantes espérances.

Les principales causes de cet avortement sont l’absence presque complète de probité politique chez les Grecs, leur esprit de division, et les tendances aveugles et routinières du suffrage universel. Les Grecs ne se sont point préoccupés de la moralité du gouvernement représentatif, ils ne lui ont pas demandé des garanties pour les intérêts généraux de leur pays ; ils en ont fait ce qu’ils font de toute chose, chacun n’y a vu que les avantages particuliers qu’il lui était possible d’en retirer. Or la Grèce est un pays pauvre, et les Hellènes, à de rares exceptions près, sont dans la situation morale de gens qui veulent faire fortune à tout prix. Ils n’ont pas d’esprit public ; ils ne s’élèvent pas à ces considérations d’intérêt général et à ces vues d’avenir qui rendent si noble et si utile l’émulation des partis dans les pays libres ; il leur est si peu possible de classer leurs opinions d’après des doctrines générales et des intérêts nationaux, que pour colorée leurs divisions Ils ont emprunté aux états qui les protègent les dénominations étrangères de parti français, parti anglais et parti russe, et même ces divisions arbitraires s’effacent toujours dès que les intérêts particuliers sont en présence. Les affaires de la commune, les intrigues et les influences locales, la rivalité d’un primat contre tel autre primat, voilà le fond de la politique dans les provinces de la Grèce. Aussi le suffrage universel a-t-il consacré dans les élections la prédominance des influences locales. Il a rendu aux familles anciennes, aux propriétaires, aux derniers soldats de la lutte de l’indépendance, une force contre laquelle devaient échouer les lumières et les aspirations intelligentes des hommes qui se sont initiés à la civilisation occidentale. Les sympathies et les votes populaires se sont plus volontiers dirigés sur les autochthones que sur les hétérochthones, sur les Grecs en fustanelle que sur les Grecs en habit, sur ceux qui offraient de servir les intérêts particuliers de leurs électeurs que sur les hommes qui auraient eu la prétention de s’occuper des intérêts généraux du pays. Livrées à de pareils appétits, les élections ont perdu toute sincérité et toute dignité : votes multipliés, urnes à double fond, bulletins falsifiés, les compétiteurs n’ont reculé devant aucune fraude ; quand à fraude était insuffisante, on a recouru à la force, et plus d’un scrutin a été emporté à coups de fusil.

Au lieu de lutter contre cette déplorable corruption du régime représentatif, le gouvernement s’y est associé pour l’exploiter à son profit. Du moment où il intervenait dans les élections, l’influence du gouvernement, n’ayant en face d’elle que des cupidités particulières, devait devenir prépondérante, et aggraver le mal au lieu de le guérir. Le pouvoir parlementaire se divise en deux chambres, le sénat et la chambre des députés. Le sénat, composé de membres à vie nommés par le roi, a été peuplé d’hommes qui ont occupé des emplois ou ont acquis une illustration quelconque dans la guerre de l’indépendance, c’est-à-dire d’hommes qui ont la continuation et la représentation vivante des influences irrégulières et des divisions de cette époque de crise. Ce n’est pas tout. Les chefs de parti qui sont passés tour à tour au pouvoir ont rempli le sénat de leurs adhérens, et en ont fait par conséquent pour tous les ministères un embarras que l’on ne peut tourner qu’au moyen de compromis particuliers. Le gouvernement, exposé à rencontrer sans cesse des difficultés dans le sénat, a cherché, comme contre-poids, à tenir dans sa main la chambre des députés. Il ne lui a été que trop facile d’y réussir en traitant avec les intérêts et en employant les moyens propres aux mœurs électorales de la Grèce, la fraude et la violence. La nomination de la chambre des députés est tombée ainsi à la discrétion du gouvernement et du roi, et les élections n’ont plus été qu’une moquerie.

On va voir comment les choses se passent par quelques épisodes des élections générales qui ont eu lieu au mois de novembre de l’année dernière. Au commencement d’octobre, le conseil des ministres discuta la question des élections. La délibération du conseil porta sur quatre points : 1o les élections seraient-elles libres, le gouvernement s’abstiendrait-il de présenter ses candidats ? 2o si le gouvernement portait ses candidats, les trois partis (russe, anglais et français) seraient-ils également représentés ? 3o le personnel de la chambre dont les pouvoirs finiraient serait-il modifié ou non, remplacé en totalité ou en partie ? 4o élirait-on comme par le passé les fonctionnaires en activité ? — Les deux premières questions, celles de la liberté des élections et de la répartition égale des candidatures gouvernementales entre les trois partis, furent écartées ; il resta convenu que le gouvernement ferait les élections et désignerait les candidats à sa convenance sans se préoccuper de la balance des partis. Quant à la troisième question, on décida que le personnel de l’ancienne chambre serait renouvelé dans la proportion d’un tiers. Sur la quatrième question, la réélection des fonctionnaires, des divisions éclatèrent dans le cabinet. Il ne faut pas croire que la difficulté portât sur ces considérations de puritanisme constitutionnel qui, du temps du régime représentatif, s’élevaient chez nous contre l’incompatibilité entre les fonctions publiques et le mandat électif ; en Grèce, les députés reçoivent un traitement : la pensée d’exclure les fonctionnaires de la chambre n’avait d’autre portée que d’élargir le patronage et la clientèle du gouvernement en lui permettant d’augmenter le nombre de ses salariés. Le principe de l’exclusion des fonctionnaires l’emporta ; mais le général Spiro Milio, qui était alors ministre de la guerre, ayant fait prévaloir une exception en faveur des officiers de l’armée, M. Christidès, ministre des finances, donna sa démission. Le général Spiro Milio était un des promoteurs les plus ardens de la politique agressive contre la Turquie, et on l’a vu plus tard prendre part au mouvement de l’Épire ; M. Christidès était au contraire le seul membre du cabinet qui se prononçât pour la neutralité de la Grèce dans la guerre turco-russe et qui défendit la politique des puissances occidentales. La retraite de M. Christidès rompit l’équilibre du cabinet et entraîna celle du général Spiro Milio. Cette crise à propos des élections eut pour premier effet de mettre entièrement le ministère à la dévotion du roi. Le trait suivant, se détachant sur le fond des mœurs électorales de la Grèce, donnera une idée du peu d’indépendance du ministère. Le président du conseil était l’amiral Criésis, un vétéran de la guerre de l’indépendance. L’amiral Criésis portait à Hydra, son pays, deux candidats, dont l’un était un ancien président de la chambre des députés, et l’autre un ancien ministre de la justice. Un rival des candidats de l’amiral les accuse auprès du roi de malversations et attaque l’amiral lui-même comme leur complice. Le roi donne raison à l’accusateur de l’amiral Criésis et de ses protégés. Ceux-ci sont rayés de la liste du gouvernement, et cependant l’amiral Criésis n’est pas destitué, il ne donne pas sa démission : il reste, après une telle injure, président du conseil. La conséquence inévitable de l’action ouverte du gouvernement dans les élections, c’est la léthargie des électeurs, convaincus d’avance de l’impuissance de toute opposition indépendante. Les dernières élections se firent donc en Grèce au milieu de l’indifférence haineuse des populations. À Athènes, par exemple, aucune personne un peu respectable n’alla voter. Les gendarmes placés à la Porte de l’église où était disposée l’urne électorale arrêtaient les passans et en faisaient par force des électeurs ; les étudians imitèrent les gendarmes et se mirent à recruter aussi, en charge, des électeurs improvisés. Le résultat des élections fut ce que l’on avait prévu. À très peu d’exceptions près, les candidats du gouvernement furent nommés. Mais l’action du gouvernement ne s’arrête pas au scrutin. Elle répare dans la vérification des pouvoirs les rares échecs qu’elle a pu éprouver devant les collèges électoraux. La chambre des députés, ministérielle en masse, casse sans scrupule comme illégales les élections qui déplaisent au pouvoir. C’est ce qui est arrivé à la fin de l’année dernière. Lorsqu’il reçut la nouvelle chambre des députés, le roi ne voulut pas admettre ceux qui avaient été élus en dehors de la liste gouvernementale ; la reine consentit à les recevoir, mais ne leur donna pas sa main à baiser : c’était l’avant-coureur du sort qui les attendait. Le roi décida bientôt que leurs élections seraient cassées, et elles furent cassées. Dans la discussion, un député ministériel, étalant avec cynisme cette dérision du régime constitutionnel, s’écria : « Nous avons invalidé les élections de MM…… comme entachées de légalité. »

Ainsi se trouve paralysé et discrédité en Grèce le premier ressort du régime représentatif, la chambre élective. Elle a elle-même le sentiment du vice de son origine, il Qui de nous, disait il y a quelques années un député en pleine tribune, qui de nous est assis sur ces bancs en vertu d’un titre régulier ? » Son opinion, son contrôle sont comptés pour rien par les ministres, qui ne tirent leur pouvoir que du palais. Coletti, envers qui la chambre des députés essayait un jour de se montrer récalcitrante, répondait en se riant à ses adversaires : « Je n’ai pas la confiance de la chambre, c’est vrai ; mais la chambre a ma confiance, donc je reste au pouvoir. » Cette chambre ne joue par conséquent aucun rôle politique. Les députés ne s’occupent guère que de questions personnelles, de leurs affaires et de celles de leurs partisans, de nominations d’employés, de concessions de terres, etc. Quant aux affaires sérieuses du pays, elles sont traitées avec une scandaleuse négligence. Jamais depuis 1843 le budget grec n’a été discuté en temps utile. Les chambres, depuis qu’elles existent, n’ont pas vérifié une seule loi des comptes. Leur unique souci est de prolonger les sessions et d’abréger le plus possible la prorogation, c’est-à-dire l’intervalle de temps pendant lequel le traitement des députés cesse de courir. Aussi est-il très rare que les vacances parlementaires durent plus d’un mois. La permanence du parlement engourdit les ressorts de l’administration. L’application exclusive de ses membres à leurs intérêts particuliers encourage les prévarications des fonctionnaires. Le désordre est partout ; on le retrouve si uniformément dans toutes les classes et à tous les degrés de l’administration, les habitudes de gaspillage et de malversation sont si générales, que personne ne songe plus à s’en étonner. L’improbité est devenue une chose toute naturelle ; l’honnêteté seule a droit de surprendre comme une exception singulière, comme une sorte d’originalité excentrique.

On voit par ce tableau, malheureusement trop vrai, que la révolution de 1843 n’a fait que mettre plus en relief les vices du caractère grec, et qu’elle a laissé toute la réalité du pouvoir entre les mains de la royauté. Il serait cependant injuste d’attribuer au roi Othon la responsabilité de ces déplorables résultats. L’opinion a été trop sévère pour ce prince : malgré les erreurs récentes de sa politique, nous ne voulons point méconnaître ses sérieuses qualités. Le roi Othon est supérieur à la réputation qu’on lui a faite. Il n’a point, il est vrai, l’esprit étendu et brillant, mais il a les mérites solides qui manquent trop souvent aux natures plus riches et plus séduisantes. Il est scrupuleux, prudent et loyal. Il connaît bien son pays et son peuple. Il aime le travail, et il est plus expert dans beaucoup de questions que la plupart de ses ministres. La ténacité de son caractère ne l’empêche point de rechercher la discussion et de se laisser convaincre par de bonnes raisons. Il n’a pas cette vivacité d’esprit qui est une des plus attrayantes distinctions de la reine Amélie ; mais il a le jugement plus sûr. Sans doute le roi Othon aurait pu lutter avec plus d’énergie contre les mauvaises tendances de son peuple ; on doit pourtant avouer que ce n’est pas lui qui a fait les Grecs ce qu’ils sont, qu’il ne pouvait employer d’autres instrumens que ceux qu’il avait sous la main, et que sa situation de roi constitutionnel l’a souvent obligé de pactiser avec les défauts des hommes qu’il avait à gouverner. En voyant l’état de décomposition morale de ce pays, où vingt-deux ans d’indépendance reconnue n’ont rien fondé de solide, où le gouvernement est mal assis, où les hommes politiques n’ont aucun principe, où les masses ne se sont pas encore élevées au-dessus des rayas de l’empire ottoman, où la partie intelligente de la nation consacre toutes ses facultés à la satisfaction de ses appétits personnels, ce n’est donc pas au roi Othon qu’il faut imputer tout le mal. Le blâme devrait remonter plus haut encore ; on aurait le droit d’adresser des reproches fondés à la négligence des puissances protectrices et surtout à la fausse politique qui a si longtemps porté la France et l’Angleterre à faire de la Grèce le théâtre de rivalités sans prévoyance, sans profit et sans gloire.

L’on doit reconnaître en effet que, parmi les obstacles qui ont le plus contribué à empêcher les progrès de la Grèce, l’action diplomatiques mal engagée de la France et de l’Angleterre a été un des plus graves. Ce n’eût pas été trop de l’union et de la coopération cordiale des deux puissances occidentales pour aider le gouvernement grec à triompher de ses difficultés intérieures, et pour contrebalancer l’influence de la Russie sur les Hellènes. Certes il n’y avait dans les choses ni dans les hommes politiques de la Grèce rien d’assez considérable ni d’assez élevé pour que deux grandes puissances telles que la France et l’Angleterre pussent regarder leur amour-propre ou leurs intérêts comme liés aux petits reviremens de la politique athénienne. L’honneur des puissances occidentales n’était engagé qu’à une chose en Grèce, au succès d’une combinaison politique et d’une régénération de race qui était leur œuvre ; quant à leur intérêt, il était le même. Dans la prévision des éventualités de la question d’Orient, il fallait préparer une Grèce étroitement unie à la civilisation occidentale et capable de résister un jour aux empiétemens de la Russie. La France et l’Angleterre, oubliant ces vues d’avenir, aimèrent mieux servir les ressentimens, les rivalités, les intérêts particuliers des anciens chefs hellènes, encourager et perpétuer les divisions, épouser chacune un tiers de la nation pour répudier les deux autres. La conduite de la Russie fut bien plus habile. Quoique la Russie ait eu, elle aussi, des préférences personnelles, elle ne les a jamais affichées aussi ouvertement que l’Angleterre et que la France. Par la communauté de la foi religieuse, elle avait une popularité parmi les masses qu’elle a ménagée avec art. Les trois partis étaient loin d’avoir en elle la même confiance, mais aucun d’eux ne la regardait comme lui étant directement hostile et ne rompait avec elle. La Russie trouvait dans les affaires religieuses l’occasion fréquente d’entretenir au sein du peuple son influence et ne la négligeait jamais. C’est ainsi qu’en 1850, lorsque fut réglée par l’habile intervention de la politique russe une des affaires que les Grecs avaient le plus à cœur, la reconnaissance par le patriarche de Constantinople de l’indépendance de l’église hellène, la gratitude pour la Russie fut universelle. De tous les points de la Grèce, des prêtres, des hommes connus pour leur dévouement aux idées orthodoxes accouraient chaque jour à Athènes pour porter au ministre russe l’expression de leur reconnaissance envers l’empereur Nicolas. On peut donc caractériser d’un mot l’action diplomatique de chacune des trois puissances protectrices vis-à-vis de la Grèce : l’Angleterre humiliait la Grèce, la France la gâtait, la Russie se conciliait ses sentimens les plus intimes. Par ses tracasseries malveillantes, l’Angleterre aggravait, au lieu de les corriger, les désordres et les vices du gouvernement grec ; par son indulgence systématique, la France les encourageait ; par sa circonspection et son apparente impartialité, la Russie s’apprêtait à les exploiter un jour à son profit.

Il existait cependant depuis longtemps en Grèce un mouvement qui aurait dû avertir l’Angleterre et la France qu’elles faisaient fausse route. La seule idée générale qui ait occupé l’imagination et excité les espérances passionnées du peuple hellène depuis l’indépendance est la pensée de reculer les frontières de la Grèce actuelle, d’annexer au nouveau royaume les provinces voisines de l’empire turc, de relever la croix, au profit de la Grèce, sur les minarets de Sainte-Sophie, de reconstituer le panhellénisme et l’empire de Byzance. La religion était naturellement le premier mobile et la consécration de ces rêves ambitieux. Pour les Grecs comme pour les Russes, la religion orthodoxe est plutôt un lien national que l’expression d’une foi bien vive. Respectée comme forme, obéie jusqu’à la minutie dans toutes ses prescriptions extérieures, aimée comme la cause principale de la perpétuité de la race hellénique sous la domination ottomane, elle est encore pour les Grecs l’espérance et l’instrument de leur agrandissement futur. Cette aspiration où la politique et la religion viennent se confondre est ce que les Grecs nomment la grande idée. Sans approuver les manifestations intempestives de cette tendance, on peut bien reconnaître qu’elle était naturelle chez un peuple ébloui des gloires que rappelle son nom, mécontent et humilié de sa condition présente, uni par le sang et la religion à des populations encore soumises à la domination étrangère qu’il a lui-même secouée. Au dehors et au dedans, les Grecs sont entraînés vers la grande idée, au dehors par leurs coreligionnaires, qui soupirent après l’indépendance, au dedans par ces hétérochthones mêlés aux luttes de la révolution, et qui ont laissé derrière eux dans les provinces turques, en Épire, en Thessalie, en Candie, leurs familles et leurs biens pour venir se faire citoyens indépendans de la Grèce. Aussi la grande idée n’est-elle pas restée une aspiration vague et flottante dans l’imagination des Grecs ; on en a préparé la réalisation par une organisation et une propagande qui ne la laissent point s’endormir dans l’esprit populaire. Les hétairies, ces anciennes associations qui ont préludé à l’insurrection de 1821, se sont reconstituées depuis plusieurs années au service de la grande idée ; elles ont recruté des affiliés, recueilli de l’argent, répandu des émissaires. Comme toutes les œuvres de propagande appuyées sur une organisation secrète, la grande idée a été pour quelques hommes une spéculation pécuniaire, et pour d’autres un moyen de popularité. M. Métaxa en était dès l’origine l’homme d’état, et le général Tzavellas l’homme d’épée. Le travail des hétairies restait secret dans les temps ordinaires ; mais dès qu’une difficulté extérieure venait assaillir la Turquie, la grande idée faisait explosion. On le vit bien en 1849, lorsque la Russie menaça la Turquie d’une rupture en demandant l’extradition des réfugiés hongrois. Les hétairies fermentèrent. On colportait en Grèce des lettres de Constantinople toutes brûlantes de l’espoir d’un prochain triomphe, on faisait courir dans la foule des billets avec ces mots : « Une expédition ou la démocratie ! » Les Grecs ne s’inquiétaient point du prétexte qu’ils allaient choisir pour attaquer la Turquie. Eux qui accueillaient et fêtaient les révolutionnaires étrangers, ils oubliaient que c’était pour maintenir le droit d’asile en faveur des réfugiés hongrois que la Turquie bravait noblement la guerre. Pour l’immense majorité des Grecs, le droit n’est rien, le fait est tout. Or le fait, c’était alors une rupture imminente entre la Russie et la Porte, c’était peut-être la guerre entre ces deux puissances, et cette guerre, c’était la réalisation de tous les rêves des partisans de la grande idée, c’était l’invasion de la Thessalie et de l’Épire pendant que les années turques seraient occupées sur le Danube. Il était donc évident, dès ce temps-là, que ces dispositions de la race hellénique pourraient devenir, à un moment donné, une cause d’embarras sérieux pour la politique des cabinets de l’Occident. La France et l’Angleterre, les yeux ouverts sur cette perspective, auraient dû prévoir que l’union de leurs représentans à Athènes était surtout indispensable pour empêcher la Grèce de céder au fanatisme de la grande idée, et d’être un instrument de diversion dans les mains de la Russie le jour où elle voudrait accomplir ses desseins sur l’empire ottoman.

Si la France et l’Angleterre eussent depuis longtemps concerté leur action à Athènes, nous sommes convaincu que la dernière crise eût été épargnée à la Grèce. C’est un point que l’équité nous oblige de constater avant de commencer le récit de cette crise. Nous avons montré en effet que, malgré la forme représentative, le roi avait conservé toute la puissance dans ses mains. Le roi seul pouvait donc s’opposer aux entraînemens de la grande idée. Or, si la France et l’Angleterre eussent marché d’accord à Athènes depuis plusieurs années, il est probable que le roi Othon n’eût jamais séparé sa politique extérieure de celle des puissances occidentales et eût comprimé dans la guerre actuelle le mouvement des hétairies. Les anciennes dispositions connues du roi Othon confirment cette appréciation. Dans l’origine, le roi Othon s’était montré inquiet et défiant à l’endroit de la grande idée. La composition et le but des hétairies lui inspiraient d’égales appréhensions. Les sociétés secrètes étaient surtout recrutées dans le parti napiste, celui qui s’était toujours montré hostile au roi et favorable à la Russie. Le roi Othon voyait donc d’un côté une intrigue ourdie contre son trône dans les sociétés formées en apparence pour délivrer l’Épire et la Thessalie ; de l’autre, il craignait, en favorisant la grande idée, de ne travailler qu’au profit des intérêts russes. Lui-même, pénétré de ces idées, dont les faits ont dû lui démontrer si cruellement la sagesse, il répétait en 1849 ce mot de Capodistrias : « Il vaut mieux pour la Grèce un turban à Constantinople qu’un chapeau à plumes. » — « Si une puissance européenne se substituait aux Turcs, ajoutait le roi Othon, non-seulement la Grèce perdrait toutes ses chances d’avenir, mais encore son indépendance elle-même serait compromise. » Le roi Othon disait aussi à cette époque que, si le cabinet de Londres modifiait son attitude à son égard, il n’hésiterait pas à imprimer à sa politique extérieure une direction plus conforme aux vues de la France et de l’Angleterre qu’à celles de la Russie. En rappelant ces dispositions du roi Othon, auxquelles pour sa part la France se fût prêtée avec empressement, nous n’entendons point raviver contre l’ancienne politique de l’Angleterre à Athènes des récriminations stériles : nous voulons signaler par un exemple saisissant les désastreuses conséquences des divisions de la France et de l’Angleterre, les maux que leur union peut prévenir et le bien qu’elle peut faire. Nous tenons aussi à montrer que le roi Othon a quelque titre à l’indulgence des esprits impartiaux, et que si l’on juge sévèrement ses fautes récentes, il ne faut point oublier cependant les difficultés de sa situation.

Le court aperçu que nous venons de tracer de l’état de la Grèce était nécessaire pour faire comprendre le caractère et la portée du mouvement auquel la France et l’Angleterre ont été obligées de résister. Ou devine l’impression que durent produire sur de pareils élémens la mission du prince Menchikof et les premiers symptômes d’une prochaine rupture entre la Russie et la Porte. Athènes ne reçut pas seulement le contre-coup moral de la mission du prince Menchikof. Ce qui prouve la préméditation des projets de la Russie et le rôle qu’elle réservait d’avance dans ses plans à la Grèce, c’est que le prince Menchikof, à peine arrivé à Constantinople, envoya à Athènes l’amiral Kornilof, qui l’avait accompagné dans son ambassade. La présence d’un amiral russe dans la capitale de la Grèce exalta naturellement les espérances des partisans de la grande idée. Que se passa-t-il dans les entrevues de l’amiral Kornilof avec le roi et avec les ministres ? quelles perspectives furent montrées d’un côté, quels engagemens furent contractés de l’autre ? Nous l’ignorons ; mais peu de temps après la visite du délégué du prince Menchikof, le gouvernement prit une mesure où il n’était guère possible de ne pas reconnaître l’influence de la Russie. Dans les premiers jours d’avril 1853, un corps de douze cents hommes avec quatre pièces d’artillerie fut dirigé d’Athènes à Lamia sur la frontière de la Turquie. Ce mouvement de troupes fut ordonné sans que les ministres de France et d’Angleterre en eussent été informés. Le gouvernement grec essaya de présenter cet envoi de troupes comme destiné à la répression du brigandage et à protéger deux villages de la frontière que les Turcs réclamaient comme appartenant à leur territoire. L’opinion ne prit pas le change sur cette explication. Dans les circonstances actuelles, les partisans de la grande idée y virent le commencement d’une autre guerre de l’indépendance qui devait se terminer par l’établissement d’un empire hellénique d’Orient. Le gouvernement eut l’air de regretter officiellement cette interprétation extravagante de sa mesure ; mais le parti russe s’inquiéta peu des démentis apparens. Il comptait dans le ministère plusieurs de ses membres les plus importans : M. Païcos, le ministre des affaires étrangères ; M. Vlachos, le ministre de l’instruction publique ; M. Spiro Milio, le ministre de la guerre. La rumeur publique signalait la cour comme inclinant vers lui. L’organe du parti russe dans la presse, le Siècle, se livrait aux déclamations les plus véhémentes. Il dénonçait les puissances chrétiennes, qui seules, disait-il, perpétuaient la tyrannie monstrueuse de la Turquie. Il les sommait d’en finir d’un coup avec cette iniquité décrépite. Il annonçait l’empire hellénique qui devait inévitablement remplacer la domination des sultans, sous l’invincible protection de la Russie. Déjà, avec un singulier oubli de la dynastie bavaroise, il désignait comme appelé à présider aux destinées de la nouvelle Byzance le prince russe qu’a nourri le lait d’une Grecque. À ces violentes manifestations de la presse se joignirent les démonstrations du clergé : les prêtres, les évêques venaient haranguer et bénir les troupes à leur passage, comme si elles partaient pour la guerre sainte. Tel fut le premier acte inconsidéré du gouvernement grec ; il fut accompli immédiatement après le départ d’Athènes de l’amiral Kornilof[1].

Le corps d’armée rassemblé sur la frontière turque fut bientôt porté à plus de deux mille hommes, sous le commandement du colonel Scarlato Soutzo. Pour défendre les deux villages réclamés par les Turcs, cette force était évidemment insuffisante ; contre les brigands, elle était exorbitante : jamais le gouvernement grec n’avait employé deux mille hommes pour la répression du brigandage, et d’ailleurs ce n’était pas sur la frontière seule que les bandits commettaient leurs excès. Dans ce moment même, des bandes infestaient impunément les replis du Parnasse : vers le milieu d’avril, le village de Dernitza avait été attaqué et pillé en plein jour par une troupe de quinze hommes que l’on ne songea point à poursuivre ; quelques jours après, une autre bande passait de Lamia dans l’Eubée, et là, dans le petit village de Limni, assassinait un ancien démarque et blessait plusieurs personnes. Des observations furent présentées dans ce sens, mais inutilement, par les ministres de France et d’Angleterre, MM. Forth-Rouen et Wyse, au gouvernement grec. Cependant l’effervescence ne s’étendit pas alors au-delà du parti russe et des sectaires de la grande idée. Le Siècle était encore isolé dans la presse. Ce parti conservait, il est vrai, une vivante influence dans les masses incapables d’apprécier la situation délicate de la Grèce, et qui n’étaient accessibles à d’autres sentimens que la passion religieuse et la haine des Turcs ; mais les hommes éclairés, les vrais patriotes grecs, ceux qui se rattachaient aux légations de la France et de l’Angleterre, combattaient encore avec succès les prédications du parti russe. Ils comprenaient que les progrès de la Russie ne pouvaient qu’être funestes à l’indépendance de la Grèce. À l’intérêt religieux ils opposaient l’intérêt de l’autonomie grecque. Ils soutenaient que le triomphe de la Russie entraînerait l’absorption de leur nationalité et de leurs institutions dans l’absolutisme panslaviste, et serait la ruine de la liberté et de la civilisation helléniques. Telles étaient à Athènes les opinions dominantes dans les cercles lettrés et commerçans, et ces opinions gagnaient chaque jour du terrain. Le gouvernement grec eût donc trouvé là, s’il l’eût voulu, un point d’appui sérieux contre les entraînemens du parti russe[2].

« Après la première fermentation excitée par l’ambassade Menchikof et par cette démonstration militaire, la Grèce resta dans l’attente. La guerre n’avait point éclaté ; l’Europe avait pris à Vienne l’arbitrage du différend turco-russe ; la paix était encore possible. Le gouvernement grec garda une réserve apparente. Durant cet intervalle, où l’issue demeurait incertaine, trois opinions se dessinaient en Grèce parmi les hommes politiques. La première, que nous venons de signaler, voulait que, quel que fût l’événement, la Grèce ne sortit point de la neutralité, qu’elle demeurât fidèle aux puissances occidentales, et qu’elle attendît uniquement de ces puissances, pour prix de sa fidélité, l’accomplissement de ses espérances et de ses vœux d’agrandissement. C’était la manière de voir des hommes les plus intelligens, les plus honnêtes et les plus considérables par leur fortune. La seconde opinion tranchée, celle qui arborait franchement le drapeau russe et qui appelait de tous ses vœux le triomphe de l’empereur Nicolas, n’a pas besoin d’être définie davantage. C’était l’opinion de l’hétairie et des sectateurs de « la grande idée. » Elle s’appuyait, comme nous l’avons dit," sur le fanatisme religieux ; elle avait son armée impatiente et toute prête parmi les fanariotes et les hétérochthones ; les hommes de cette opinion ne cachèrent point leurs regrets et leur dépit tant que les négociations de Vienne rendirent possible le maintien de la paix. Mais entre les deux opinions tranchées, il s’en forma une troisième qui avait la prétention de concilier le but poursuivi par la seconde avec la prudence conseillée par la première : opinion mixte, subtile, tortueuse, qui était au fond aussi dépourvue de véritable habileté que de franchise. Il faut que la Grèce profite de la guerre engagée entre la Turquie et la Russie, sans cependant se brouiller avec l’Occident : tel était le problème. La solution que l’on rêvait était celle-ci : on insurgerait l’Epire, la Thessalie et la Macédoine ; on aiderait les insurrections par tous les moyens secrets ; des volontaires grecs iraient les exciter, les grossir et les commander. Néanmoins le gouvernement ne se compromettrait pas ostensiblement dans cette tentative ; il prendrait des mesures apparentes de neutralité, pour couvrir sa responsabilité vis-à-vis des puissances occidentales ; il aurait l’air d’être débordé par un mouvement national irrésistible ; contre les plaintes de la France et de l’Angleterre, il plaiderait son impuissance. De la sorte la Grèce, à la faveur du conflit oriental, prendrait ses gages ; puis, la guerre terminée, au moment où l’Europe négocierait une pacification générale, la Grèce se présenterait au congrès final avec des faits accomplis. Pour prouver que l’on pouvait compter sur le concours ou au moins sur l’indulgence de l’Europe, les partisans de cette opinion rappelaient les diverses phases de la lutte de l’indépendance, d’abord condamnée par tous les cabinets et à la fin secondée non-seulement par l’opinion des peuples, mais par les gouvernemens de l’Occident. La suite n’a pas tardé à montrer que ces vues dangereuses, si étrangement mêlées de pusillanimité et de témérité, ont inspiré toute la politique du gouvernement grec et du roi Othon. Quelques fonctionnaires n’attendirent même pas que la guerre fût déclarée pour mettre en œuvre cette politique, à laquelle la Russie s’empressa de s’associer.

Par exemple, dès le commencement du mois de juin 1853, le consul grec à Trieste ouvrit parmi les résidens grecs de cette ville une souscription dans la pensée de fournir de l’argent, des armes et des munitions à leurs coreligionnaires de Turquie[3]. On dit que la reine Amélie, qui à cette époque passa par Trieste pour se rendre en Allemagne, ne fut point étrangère à la pensée de cette souscription. Dans tous les cas, le gouvernement ne dissimula point son approbation, et nomma le consul commandeur de l’ordre du Sauveur. Le ministre grec à Saint-Pétersbourg, M. Zographos, écrivait à Athènes, au mois de septembre, que, si la Russie faisait la guerre à la Turquie, l’empereur Nicolas verrait sans regret la Grèce y prendre part et lui assurerait à la paix les territoires dont elle aurait pu s’emparer. L’ancien consul grec à Bucharest, auquel la Porte avait été obligée de retirer l’exequatur à cause de ses menées, et qui était resté en Valachie, avait des conférences avec le général Gortchakof, dont il rendait compte à son gouvernement, et promettait de la part du général russe des plans militaires quand le moment d’agir serait venu. L’empereur de Russie faisait distribuer dans les églises grecques un grand nombre d’ornemens sacerdotaux. Le chapelain de la légation russe, qui venait d’être sacré archimandrite par des évêques grecs, parcourait le Péloponèse[4]. Un agent russe, M. Mano, Grec de Valachie, ancien compagnon du malheureux Ypsilanti, qu’il avait abandonné, arrivait à Athènes ; il confirmait les promesses faites à M. Zographos, et assistait à de nombreux conciliabules auxquels prenaient part des officiers de l’armée, des fonctionnaires, et où l’on voyait, parmi les meneurs les plus exaltés, le préfet de police, M. Tissaminos.

Toutes ces menées éclatèrent au grand jour, quand on apprit, au commencement d’octobre, l’échec des propositions d’Olmütz et la déclaration de guerre de la Porte à la Russie. Ce fut le moment que le gouvernement grec choisit pour élever le général Tzavellas, considéré comme le chef de la secte de la grande idée, au grade de général de division. Les comités organisés à Athènes travaillèrent ouvertement à préparer l’insurrection. Ils avaient à leur tête le préfet d’Athènes, M. Lapani, le préfet de police, M. Tissaminos, le général Hadgi Petro, le professeur Pilarinos, connu pour ses relations confidentielles avec M. Metaxa, qui était alors ministre de Grèce à Constantinople. Le plan de campagne fut convenu entre ces meneurs. On agirait avec le consentement et la participation du gouvernement, mais de manière à ne pas compromettre le roi, qui, aux yeux des puissances protectrices, aurait l’air d’avoir la main forcée. Les affiliés d’Épire et de Thessalie avaient nettement déclaré aux émissaires de la grande idée qu’ils ne se lèveraient qu’autant qu’ils seraient assurés de recevoir des secours sérieux et réguliers ; on résolut en conséquence de travailler l’armée et de provoquer soldats et officiers à la désertion. On savait déjà que plusieurs officiers, autorisés par le gouvernement, étaient décidés à quitter leur drapeau et à entrer dans le mouvement. L’envoyé de Russie, M. Persiani, affectait de se tenir à l’écart de ces manœuvres ; mais le consul russe, M. Paparigopoulo, les encourageait hautement. « Attendez, disait-il, que le premier coup de canon soit tiré, et rendez-nous le service d’opérer une diversion du côté de la Roumélie. À la paix, l’empereur n’oubliera pas la Grèce. »

Ce fut alors que les écrivains du siècle jetèrent avec un délire d’énergumènes le cri de l’insurrection. Pour donner une idée de la violence incendiaire et de la ridicule emphase de ces provocations avec lesquelles on allait agiter les masses, il faut citer un des articles du poète Panaghioti Soutzo. Voici les termes dans lesquels ce furibond rédacteur du Siècle proférait l’appel aux armes :


« Hellènes !

« On a levé, on a levé comme enseigne la tunique odieuse et déchirée du faux prophète, et on marche enivré contre nos frères les Russes !

« Levons, nous aussi, ô Hellènes, le labarum du grand Constantin, et accourons où notre héritage nous attend, et où nous appellent nos coreligionnaires enfans de Vladimir et d’Olga !

« Gagnons les montagnes et marchons, nous aussi, vers Constantinople, qui seule vaut plus que dix royaumes de Grèce, et qui seule offre un revenu annuel de 300 millions de drachmes. Faisons-nous les gardiens de l’Europe et de l’Asie, et tenons les clés de la Mer-Noire et de l’Archipel.

« Comme un mortier de bronze échauffé vomit des boulets petits et grands, des clés, des chaînes et des matières combustibles, qui coupent les rangs ennemis et consument tout ce qu’elles touchent, montre-toi aussi, ô Grèce, un grand mortier vomissant sur la Thessalie, sur l’Epire et sur la Macédoine des soldats, des généraux, des combattans, des marins, des hommes éloquens et politiques, et partout où un Grec se montre, qu’il fasse un carnage dans l’armée turque ; partout où un Grec se jette, qu’il fasse un incendie !

« Prenez de nouveau vos armes, ô Grecs, au premier son du canon des armées orthodoxes du grand Nicolas. Prenez ces armes avec lesquelles vous avez pris Monemvasie, Tripolitza, Corinthe, Athènes, Nauplie, et avez massacré 50,000 Ottomans du Péloponèse, 30,000 de Dramali, 20,000 de Bryone, 20,000 autres de Bairam, et 100,000 d’Ibrahim et Kioutagni.

« Prenez les armes ! je vous adjure par les 80,000 enfans, femmes et vieillards inoffensifs tués par les barbares à la prise de Salonique, par les 100,000 vieillards, femmes et enfans tués à la prise de Constantinople, par les 60,000 Grecs inoffensifs tués après la prise du Péloponèse, par les 200,000 Grecs inoffensifs égorgés en même temps en Péloponèse, en Thessalie et en Épire, par les 100,000 Grecs inoffensifs tués en Péloponèse en 1769, et par les 300,000 Grecs inoffensifs massacrés en 1821 à Scio, en Crète, à Smyrne, à Constantinople, à Andrinople et ailleurs.

« Saisissez vos armes au nom du crucifié, dont ils ont pris les temples magnifiques au nombre de trois cents, en gravant au-dessus en lettres d’or : « O Osman, ô Mahomet, ô Ali, ô Abouker, » et du sommet desquels ils crient : « Dieu est un, le Dieu des Ottomans, et Mahomet est seul son prophète. »

« D’où partirons-nous ? d’où partirez-vous ? Partez, vous, de la Grèce orientale, des lieux où Karaiscos a massacré les Ottomans à Distomos et à Arachova, où Androutzo Odyssea massacra à Graira les armées de Bryone ; traversez les Vassilica, où Jean Gouras moissonna les armées de Bairam ; franchissez les Thermopyles, où Athanasios Diacos épouvanta et chassa les armées de Kiosse-Mehmet.

« D’où partirons-nous ? d’où partirez-vous ? Partez, vous, de la Grèce occidentale, de Missolonghi, où Alexandre Mavrocordato, Marco Botzari, Canello Delyanni, Andréa Zaimi, Petro Mavromichali, Macris, Theodoros Grivas et d’autres massacrèrent les armées de Bryone. Franchissez Clissoir, où Kitzo Tzavellas, accompagné de cent héros, fit noyer 4,000 Albanais et 2,000 Arabes. Franchissez Achelon, où se sont noyés 8,000 Ottomans. Montez enfin le Soulion, où Lambros et Moschos chassèrent encore les 20,000 hommes d’Ali- Pacha.

« Malheureux, remuez-vous ! De Thèbes à Missolonghi et de Tenare à Tymphriston, la terre s’agite et tremble ! Et pourquoi s’ébranle-t-elle ? Parce que nos ancêtres la secouent par-dessous, et nous crient : Réveillez-vous ! réveillez-vous ! Ici, les 10,000 hommes de Miltiade, ces vainqueurs de Darius et des 100,000 Perses, font mouvoir Marathon. Là, les 50,000 hommes d’Aristide, vainqueurs de Mardonius et de ses 300,000 hommes, s’agitent au-dessous de Platée.

« O jeunes hommes, vous n’avez rien fait de grand ! Mais voici une seconde lutte qui se présente, lutte pour la foi et la patrie, lutte pour l’affranchissement de toute la nation. Accourez, accourez ! Ce fut pendant le même printemps que vos pères et nous nous marchâmes à Scouléné en Moldavie, à Dragasane de Valachie, au Liban de la Syrie, à Cydonie de l’Asie, à Souli d’Épire, au Mont-Athos de la Macédoine, à l’Olympe de Thessalie et à Macrinoros d’Acarnanie, aux huit forteresses du Péloponèse, à Scio, à Mitylène. À l’époque du même printemps, nous faisions la guerre aux armées de Babylone et de Memphis, à la flotte de Carthage et de Byzance, et nous chantions, pendant que l’on nous tuait : Allons, enfans de la patrie, et pendant qu’on nous crucifiait en nous soumettant à des tortures, nous n’avons jamais traité, nous n’avons jamais tourné le dos.

« Montrez-vous donc nos enfans légitimes, et si vous n’attendiez que le cri de guerre, que ce cri devienne le son de la trompette de l’archange pour ressusciter les morts ! que ce cri fasse une tempête qui secoue et ébranle tous les pays par où elle passe !.

« PANAGHIOTI SOUTZO. »


En même temps que M. Panaghioti Soutzo se faisait le Tyrtée de l’insurrection projetée, le professeur de philosophie de l’université d’ Athènes, M. Bambas, publiait dans le Siècle un appel aux armes non moins incendiaire. L’envoyé turc à Athènes, Nechet-Bey, qui avait été insulté quelque temps avant par un officier grec, ne put laisser passer sans protestation de pareils excès. Le danger des articles du Siècle n’était pas seulement dans l’effet qu’ils pouvaient produire sur l’esprit du peuple grec : s’ils étaient traduits et répandus en Turquie, ils pouvaient exciter parmi les Turcs des sentimens de défiance et de haine dont les rayas auraient été les premières victimes. Nechet-Bey demanda que le gouvernement grec désavouât et blâmât formellement les diatribes du Siècle dans ses organes officiels. M. Païcos ne donna qu’une satisfaction dérisoire à une demande si juste et si modérée. Les journaux du gouvernement ne blâmèrent, dais les violences du siècle que leur inopportunité ; le journal de la grande idée put continuer ses ardentes provocations à la guerre, et quand arriva le manifeste de l’empereur Nicolas, il le fit imprimer en lettres d’or pour l’envoyer dans les provinces.

Malgré les réponses évasives et subtiles de M. Païcos aux représentations des ministres de France et d’Angleterre, la politique oblique du gouvernement se trahissait de jour en jour davantage. À la fin d’octobre, au terme de la session de la chambre dont les pouvoirs allaient expirer, le gouvernement fit voter un emprunt de 5 millions de drachmes. Le prétexte apparent de cet emprunt était de venir au secours des provinces qui souffraient de la disette ; mais les indiscrétions des amis du gouvernement, du commissaire de la banque entre autres, n’en laissaient pas ignorer le but réel. Il s’agissait de parer aux éventualités de la guerre. Cet emprunt était hypothéqué sur une des branches les plus assurées du revenu, au mépris des conditions stipulées en 1832 au profil de l’emprunt de 60 millions, garanti et jusqu’à ce jour servi par les puissances protectrices. La France et l’Angleterre auraient dû au moins être averties de cette mesure financière, qui avait pour conséquence de transférer un de leurs gages à de nouveaux créanciers ; elles avaient le droit de s’opposer à cet emprunt, dont la destination n’était point claire : sur la protestation du gouvernement grec, elles se désistèrent pourtant de leur opposition, à condition que la Grèce ne ferait point un mauvais usage de l’argent qu’elle cherchait à se procurer. Mais dans les pourparlers qui eurent lieu à ce sujet entre les envoyés anglais et français et le ministre grec, M. Païcos, dans un moment d’abandon, laissa échapper un aveu significatif : « Nous ne devons pas tromper plus longtemps, dit-il, les puissances protectrices et leur laisser croire que la Grèce sera jamais en état de payer les intérêts de sa dette. En limitant la Grèce, ainsi qu’elles l’ont limitée, les puissances n’ont produit qu’un avortement. Nous ne pouvons pas vivre tels qu’on nous a faits. Vous ne nous avez pas laissé d’avenir, et mieux vaudrait faire de nous une annexe à la Turquie ou aux Iles Ioniennes. » La nécessité de l’annexion de l’Epire et de la Thessalie était le sous-entendu de cette insinuation. Peu de temps après, à Munich, dans le lieu où les pensées du gouvernement grec devaient être le mieux connues, le ministre du roi de Bavière, M. Von der Pfordten, exprimait plus clairement à l’envoyé anglais, sir John Milbanke, le même désir à travers les mêmes doléances : « La translation de l’Épire et de la Thessalie à la couronne de Grèce, disait le ministre bavarois, ajouterait à sa force et seconderait le développement des ressources du royaume. » Sans cet accroissement de territoire, la Grèce, suivant M. Von der Pfordten, ne serait jamais en état de faire face à ses engagemens[5]. Gagner l’Épire et la Thessalie dans l’ébranlement que la Russie allait imprimer à l’empire turc, telle était la préoccupation manifeste du gouvernement grec, l’espérance à laquelle il allait tout rapporter. La reine Amélie, dont la vive imagination exerce sur le roi Othon et les personnes qui l’entourent une influence à laquelle il est si difficile de résister, avouait avec une imprudente franchise les rêves qui l’entraînaient vers ce mirage. « Qu’a donc voulu l’Europe en créant la Grèce ? disait-elle à un diplomate allemand, lorsque l’on connut le protocole de la conférence de Vienne du 5 décembre ; je supposais que nous étions destinés à voir se grouper autour de nous, pour les raviver, une partie des membres chrétiens de cet immense cadavre. Mais l’Europe est vieille, continuait-elle avec un mélange de dépit et d’enthousiasme. Elle n’a pas compris sa mission et tout ce qu’elle aurait gagné à ne pas laisser la Russie se prononcer seule en faveur des chrétiens. Quant à nous, qui sommes plus jeunes que vous, nous sentons comme on sentait au temps des croisades, et vous ne pouvez nous comprendre. »

Certes l’ambition colorée de sentimens généreux qui faisait briller de telles visions dans l’imagination impatiente d’une reine spirituelle et romanesque se comprend facilement ; mais en ce moment c’était la Grèce qui avait surtout besoin d’intelligence. Elle aurait dû comprendre sa situation d’abord et ensuite comment la question était posée par la Russie à l’Europe. La situation de la Grèce, indépendamment des complications européennes, ne justifiait point, nous l’avons montré, ses ambitieuses prétentions. Ce qui manquait à la Grèce, ce n’était point le territoire, c’était le bon gouvernement. Elle avait bien plus à gagner au développement de ses ressources intérieures qu’à une extension de limites géographiques. La corruption envahissant toutes les branches de l’administration, les emplois les plus élevés aux mains des hommes les moins compétens ; point de respect pour les lois, pas de sécurité pour les propriétés et les personnes, le gouvernement constitutionnel devenu un nom dérisoire ; le pays, malgré son indépendance, demeuré dans l’état de stagnation où l’avait laissé la domination musulmane, voilà le triste tableau que présentait la Grèce. Quelle ressource et quel accroissement de force réelle lui aurait apportés dans un tel état l’annexion de deux provinces montagneuses et d’une population à demi barbare et turbulente de trois ou quatre cent mille âmes ? Quel intérêt pouvait avoir l’Europe à doter de deux nouvelles provinces un pays qui s’était montré jusqu’à ce jour à peu près incapable de se gouverner lui-même ? Quel moment d’ailleurs la Grèce choisissait-elle pour demander un démembrement de l’empire turc à son profit ? Justement celui où l’Europe allait défendre par les armes le principe de l’intégrité de l’empire ottoman contre la Russie ! Comment le roi Othon et la reine Amélie, comment la cour de Bavière pouvaient-ils sérieusement penser que l’Europe commencerait cette lutte en se donnant un démenti à elle-même, en défaisant d’une main ce qu’elle allait faire de l’autre ? Il n’y avait plus en présence que deux politiques, celle de l’intégrité de l’empire ottoman, la politique occidentale, celle — du démembrement moral ou matériel de la Turquie, la politique russe. Le roi Othon et la Grèce avaient à choisir entre l’Occident et la Russie. L’alliance avec l’Occident leur commandait une stricte neutralité vis-à-vis de la Turquie ; toute tentative sourde ou avouée sur des provinces turques n’était qu’une diversion favorable à la Russie et les faisait passer dans le camp russe. Mais en se rangeant avec l’Occident, la Grèce sacrifiait-elle cet avenir que M. Païcos reprochait à l’Europe de lui avoir enlevé ? D’abord elle s’assurait le présent. La guerre même allait lui ouvrir des sources de prospérité nouvelle, en donnant à sa marine le commerce du Levant et une part certaine dans le transport de nos troupes et des approvisionnemens de nos armées. Quant à l’avenir, les peuples et les gouvernemens l’obtiennent toujours à la condition de le mériter. Si la Grèce accomplissait la première conquête à laquelle elle ait à songer, celle d’une bonne administration ; si elle gagnait par les services qu’elle nous aurait rendus la confiance de la France et de l’Angleterre, n’avait-elle pas le droit de compter sur notre reconnaissance ? Il n’y a dans tous les cas qu’une puissance en Europe qui ait frappé l’avenir de la Grèce d’une interdiction péremptoire, et la Grèce a pu le voir depuis par la déclaration de l’empereur Nicolas à sir Hamilton Seymour : cette puissance, c’est la Russie.

Les conseils et les avertissemens de la France et de l’Angleterre ne manquèrent point au gouvernement grec, pour l’éclairer sur ses véritables intérêts dans la lutte qui allait s’engager. Malheureusement le roi Othon avait pris son parti. Les envoyés français et anglais ne cessaient de recommander à ses ministres de contenir et de réprimer les manifestations des partisans de la grande idée. M. Païcos et ses collègues admettaient dans leurs entretiens la sagesse de ces conseils, mais restaient dans une inertie absolue, lorsqu’il s’agissait de les suivre. Au contraire, toute leur conduite montrait clairement leurs véritables tendances. Ainsi M. Vlachos, le ministre de l’instruction publique, laissait le Siècle continuer ses prédications fanatiques sans leur opposer un mot de blâme dans les journaux officiels. M. Païcos permettait aux consuls grecs de patroner les souscriptions en faveur de la grande idée. Le colonel Scarlato Soutzo, qui avait succédé au général Spiro Milio au ministère de la guerre, remplaçait les commandans des forteresses par de jeunes officiers notoirement dévoués à la Russie. Il était impossible de ne pas reconnaître dans les actes des ministres la politique du roi, puisqu’en Grèce les ministères ne comptent pas avec les chambres, composées des créatures de la couronne, et ne tiennent leur existence que de la volonté royale. Ce système produisit ses résultats naturels. L’agitation populaire, ne rencontrant pas d’obstacles, ne fit que s’accroître. Le 19 décembre 1853, jour de la fête de l’empereur Nicolas, le portrait du tsar, entouré de lauriers, fut exposé dans les cafés et les boutiques ; les prêtres prièrent dans les églises pour l’empereur orthodoxe ; des démonstrations publiques célébrèrent l’événement de Sinope. Le jour de l’an, les Grecs s’abordaient en se donnant rendez-vous pour l’année prochaine à pareil jour à Constantinople. La grande faute du gouvernement, en favorisant ce mouvement d’opinion, fut de tromper la nation sur les dispositions réelles de la France et de l’Angleterre : les Grecs ne supposaient pas que leur gouvernement agît dans cette affaire contrairement aux volontés des alliés naturels de la Grèce. « Vous ne pouvez croire, disait un jour M. Scarlato Soutzo à un ministre étranger, combien nous sommes tourmentés de l’idée que notre sagesse, si nous restons sages, ne soit prise en Europe pour de l’impuissance et de la lâcheté. » Ce sentiment fut exploité auprès d’un grand nombre de Grecs, qui pensaient, au lieu d’aller contre la volonté de l’Europe, acquérir des titres à son estime en s’ associant au mouvement. Bientôt la fermentation générale se communiqua aux esprits les plus intelligens et les plus clairvoyans, aux partisans habituels de la France et de l’Angleterre. Ceux-là demeuraient hostiles aux usurpations et aux prétentions de la Russie ; mais ils espéraient toujours pouvoir y résister dans l’avenir avec leurs propres forces et avec l’appui inévitable des nations occidentales. Ils ne se laissaient pas prendre à l’illusion d’un empire byzantin, mais ils espéraient pouvoir agrandir au moins de deux provinces le territoire de la Grèce. Les journaux du parti constitutionnel, l’Espérance, le Panhellenium, le Spectateur de l’Orient, rédigés par les écrivains les plus intelligens et les plus honnêtes du pays, dirigèrent dans ce sens leur polémique, et toute la presse finit par prendre la même couleur. C’est ainsi que, par sa politique d’encouragemens secrets et d’inertie officielle, le gouvernement laissa se former ou plutôt prépara lui-même le courant national par lequel il voulait avoir l’air d’être débordé et emporté[6].

L’insurrection préparée de si longue main éclata enfin en Epire dans les derniers jours de janvier 1854. Ses premiers combattans furent des brigands. Les provinces turques voisines de la Grèce étaient dégarnies de soldats réguliers, l’armée d’Omer-Pacha ayant absorbé toutes les forces organisées de l’empire. Il n’y restait d’autre troupe à la disposition des autorités turques que des irréguliers albanais. Depuis longtemps, la défense des frontières contre le brigandage était établie dans ces provinces sur un système des plus vicieux. Les pachas Turcs affermaient le service de l’ordre public à des chefs arnautes, lesquels, moyennant une somme débattue, se chargeaient de recruter leurs soldats et de maintenir l’ordre : cette singulière milice était désignée sous le nom de dervend. Les chefs du dervend ne se contentaient pas d’enrôler des hommes parmi les Albanais musulmans ; ils prenaient quelquefois à leur service les brigands qu’ils étaient chargés de traquer et d’exterminer. Du reste, le plus clair profit de cette ferme de la force publique résultait pour les detrend-agas de la différence qui existait entre le chiffre nominal des troupes qu’ils étaient tenus d’entretenir d’après les traités et le chiffre réel des hommes qu’ils gardaient à leur solde ; naturellement les momens de troubles étaient la période la plus prospère pour ce commerce barbare. Le dertend-aga d’Arta avait eu à son service un célèbre brigand de la frontière, Demetrachi Scalzoginni : il le renvoya pour obtenir du gouvernement une augmentation de subsides. Le brigand Scalzogiani et sa bande licenciée se mirent à parcourir, sans être inquiétés, le district de Radovitsi ; ils furent rejoints par d’autres brigands et par des habitans des villages voisins, poussés au désespoir par les contributions extraordinaires levées au nom du gouvernement turc pour subvenir à la guerre. La bande ainsi grossie chassa les collecteurs de taxes, repoussa un détachement du dervend, et à la fin de janvier elle s’était établie dans la forte position de Peta, d’où elle menaçait la ville d’Arta. Ce fut le noyau de l’insurrection. Les premiers Grecs qui se réunirent à la petite armée du brigand Scalzogiani furent Karaiskakis et le fils du général Théodore Grivas, Demetrio Grivas. Karaiskakis, jeune officier de l’armée grecque, n’avait aucune importance par lui-même ; mais il portait un des plus beaux noms de la Grèce. Il était le fils du général Karaiskakis, mort sur le champ de bataille dans les plaines d’Athènes, après avoir organisé la meilleure armée que la Grèce ait Elle pendant la guerre de l’indépendance et avoir remporté de nombreux avantages sur les Turcs. Ce nom, qui n’avait pas été mêlé aux intrigues qui ont suivi la révolution, avait conservé tout son prestige. Spiridion Karaiskakis donna sa démission, entraîna avec lui une centaine de soldats, emporta 8,000 drachmes à la caisse militaire de son corps, alla rejoindre les bandes réunies devant Arta, et imprima à l’insurrection un caractère politique. On répandit en même temps une proclamation des insurgés, rédigée évidemment à Athènes et adressée bien plus à l’opinion européenne qu’à l’opinion grecque. Cette pièce anonyme faisait appel à tous les enfans du christianisme et à tous les amis de la liberté ; elle provoquait les Turcs eux-mêmes à la révolte : « Nous ne combattons pas, leur disait-elle, pour venger les oppressions que nos ancêtres ont subies de la part de vos pères ; nous combattans pour la liberté et l’égalité. Unissez-vous à nous, si vous ne voulez pas être privés de tout ce que vos frères ont perdu dans la Grèce libre. Unissez-vous à nous, et votre foi sera respectée, vos vies seront assurées, vos propriétés seront sauves. Unissez-vous à nous[7]. »

Le signal était donné, l’explosion à Athènes fut immédiate et universelle. Le travail des sectaires de la grande idée y éclata en démonstrations publiques qui parurent encouragées par le roi et par la reine. Le dimanche 5 février, on donnait au théâtre I Lombardi ; c’était l’anniversaire de l’arrivée du roi en Grèce, le théâtre était illuminé à cette occasion. Le roi et la reine assistaient à la représentation. La salle était comble. Les acteurs, au lieu de la croix rouge des croisés, parurent avec la croix bleue des Grecs, et cette substitution fut saluée par les applaudissemens frénétiques des spectateurs. À la fin de la pièce, un acteur portant le costume de Bélisaire s’avança sur le devant de la scène, et déposa sur le chiffre du roi une couronne impériale byzantine, aux acclamations de la salle et principalement des militaires. Les officiers de la garnison et les élèves de l’école militaire du Pirée avaient été invités à assister à cette inauguration symbolique, dont l’organisateur était le préfet de police, M. Tissaminos, membre en même temps de la commission théâtrale. D’autres démonstrations publiques eurent lieu presque tous les jours. Quand les troupes revenaient de l’exercice, la musique, en passant devant la légation turque, jouait, au milieu des cris et des gestes hostiles de la foule, les airs populaires qui rappelaient les souvenirs de la guerre contre les Turcs. Sous les fenêtres du roi, la musique jouait l’hymne célèbre de Riga, le Δευτε παιδες, la Marseillaise de la révolution grecque, et les étudians de l’université se rassemblaient en poussant des vivats et des clameurs patriotiques. Ce n’étaient là que les manifestations extérieures. Des actes plus sérieux signalaient ce mouvement. Les fauteurs de l’insurrection travaillaient sous les yeux du gouvernement à recueillir de l’argent et à recruter des soldats contre un état avec lequel la Grèce était en paix. Déjà la souscription de Trieste avait produit 300,000 drachmes ; le procureur du roi d’Athènes, M. Typaldo, qui avait été envoyé quelques mois avant à Londres, pour demander des secours aux riches maisons grecques de L’Angleterre, n’avait pas été aussi heureux. Quoiqu’il fut autorisé à exciter et à récompenser la générosité des maisons grecques de Londres par des promesses de décorations, il ne put pas réunir plus de 80,000 drachmes. Quatre comités s’organisèrent pour grossir ces subsides, déjà déposés à la banque d’Athènes. Leurs agens allaient quêter les souscriptions de maison en maison. Les mêmes comités, dont l’un s’était installé en face de la maison de l’envoyé ottoman, préparaient les enrôlemens. On voyait reparaître de tous côtés les vieux fusils, les vieilles armes de la guerre de l’indépendance. La nuit, des étendards étaient bénis par les prêtres. Les étudians de l’université faisaient fabriquer des croix d’argent semblables à celles qui surmontent les drapeaux de l’armée grecque. Chaque jour, on apprenait le nom d’un nouveau général, d’un nouvel officier qui allait rejoindre l’insurrection. Théodore Grivas, Tzavellas, Hadgi Petro, Santiri Strato, Rango, Papacosa, partaient successivement : Grivas avec 100,000 drachmes, Tzavellas avec 60,000, Hadgi Petro avec 30,000, Strato avec 20,000, Papacosta avec 10,000, et c’étaient les caisses de la banque qui fournissaient cet argent Les troupes rassemblées sur la frontière sous prétexte d’y maintenir l’ordre, au lieu d’arrêter cette émigration déloyale, se joignaient aux envahisseurs ; les soldats désertaient avec la connivence et probablement à l’instigation de l’autorité. À Chalcis, en Eubée, un officier ouvrait la Porte de la prison et en laissait sortir deux cent cinquante condamnés, lesquels, augmentés de cent trente soldats, marchaient à la frontière. Comment le public n’aurait-il pas cru que la cour s’associait du fond du cœur à ce mouvement ? Jamais le gouvernement ne l’avait découragé, non-seulement par un acte de répression, mais par une marque d’improbation. Le préfet de police, M. Tissaminos, avait été destitué, il est vrai, mais seulement après les représentations énergiques des ministres étrangers, et depuis il était parti pour la frontière pour tenter d’organiser avec le procureur du roi, Typaldo, et un avocat distingué d’Athènes, M. Vellos, un gouvernement provisoire en Épire. M. Gosti, premier médecin de la reine et directeur de l’université, avait cherché à modérer les rassemblemens d’étudians qui venaient chanter des chants patriotiques devant le palais ; mais il faisait partie d’un des comités d’organisation de la guerre, et il assistait à la bénédiction des drapeaux des insurgés. La cour, sur les remontrances du corps diplomatique, envoyait un officier pour engager le clergé de l’église de Saint-George à différer la célébration d’un service en l’honneur des insurgés morts à Radovitsi et où M. Panaghioti Soutzo devait prononcer une oraison funèbre ; mais après avoir rempli sa commission, le même officier allait recueillir ouvertement des souscriptions pour les insurgés. Enfin, tandis que M. Païcos essayait d’amuser MM. Forth-Rouen et Wyse par de vagues et stériles assurances, le ministre de l’intérieur, M. Ambrosiades, dans un bal de la cour, disait hautement : « Le gant est jeté, la Grèce ne saurait reculer, et il faut que chacun fasse son devoir. » Puis il demandait aux députés, aux préfets auxquels il adressait ces paroles, sur combien d’hommes chacun d’eux pouvait compter.

Une duplicité pareille ne pouvait être tolérée. On ne pouvait se fier à des ministres qui se souciaient si peu de mettre leurs actes d’accord avec leurs déclarations officielles, et auprès desquels tous les avis étaient impuissans. Il fallait tenter de dire la vérité au roi et de lui ouvrir les yeux sur les périls où il allait précipiter la Grèce et son trône. MM. Forth-Rouen et Wyse demandèrent donc une audience au roi Othon. M. Païcos différa pendant trois jours de transmettre au roi la demande des ministres de France et d’Angleterre. Son mauvais vouloir se trahissait dans les pitoyables prétextes par lesquels il cherchait à détourner cette entrevue : la démarche était inconstitutionnelle ; si les ministres voyaient le roi séparément, elle aurait un caractère moins insolite ; s’ils voulaient s’adresser au roi au nom des puissances protectrices, ils devaient s’adjoindre l’envoyé russe, M. Persiani ! À bout de mauvaises raisons, M. Paîcos dut céder. L’audience fut accordée. Le 27 février 185A, le roi reçut donc MM. Forth-Rouen et Wyse dans son cabinet, mais il les prévint que Fentrevue était privée et ne pouvait avoir de conséquences officielles. Cette réserve faite, il se montra disposé à les écouter avec courtoisie.

M. Wyse prit le premier la parole. Ses observations furent l’exposé le plus complet des conseils et des considérations amicales que la France et l’Angleterre, dans la situation actuelle de la Grèce, avaient le droit de présenter au roi Othon.


« Le royaume de Grèce, dit-il, a été créé par les traités. C’est par des traités qu’il a été admis dans la famille européenne. En y entrant, la Grèce a acquis des droits et en même temps elle a contracté des obligations. Pour que ces obligations soient justes, il faut qu’elles soient réciproques ; pour qu’elles soient efficaces, il faut qu’elles soient observées non-seulement à la lettre, mais dans leur esprit. Si, sans provocation, la Turquie, par son peuple ou par son gouvernement, se rendait coupable d’agressions contre le territoire grec, nul doute que le gouvernement grec ne réclamât sur-le-champ, avec raison et avec toute certitude de succès, notre médiation, ou, s’il le fallait, notre intervention. Nous ne pouvons comprendre une justice qui ne s’appliquerait qu’à une partie, ou une obligation qui serait imposée à une partie et que l’autre pourrait rejeter à plaisir. Une insurrection locale vient d’éclater dans une province turque contiguë à la Grèce. Je n’en veux discuter ni les causes, ni la justification, ni les chances. Cette province a pu prendre parla la première et grande lutte de l’indépendance ; elle est unie à la Grèce, non-seulement par des souvenirs, mais par les liens du sang et de la race. Il y a là sans doute des circonstances particulières et des difficultés dont il faut tenir compte ; mais nous ne pouvons admettre un seul instant que ces considérations doivent l’emporter sur les devoirs solennels et la responsabilité du gouvernement grec, les seules choses que le roi et ses ministres doivent avoir en vue. Si les sympathies de sang, de race et de religion devaient régler la politique des états de l’Europe, c’en serait fait de tout droit international ; il n’y aurait plus de sécurité pour les états et pour les souverains. La France pourrait tenter d’insurger la Belgique, le Piémont, la Lombardie, chaque état les pays qui seraient à sa convenance. Il y a heureusement un meilleur principe et une meilleure garantie de la foi internationale : c’est le respect des traités. C’est ce principe, et non la mobilité des prédilections ou des passions, qui maintient la cohésion des différens membres de la grande famille européenne, et c’est pour le défendre que les gouvernemens sont forcés parfois de s’unir.

« Il est regrettable, ajouta M. Wyse, que ces principes aient été méconnus dans les derniers actes du peuple, et je dois ajouter. du gouvernement grec. » Puis il récapitula les divers faits que nous venons d’énumérer, et par lesquels, sans aucune provocation de l’empire ottoman, le peuple grec, sous les yeux du gouvernement, et sans aucun effort de sa part pour les prévenir, plaçait la Grèce dans un état d’hostilité flagrante vis-à-vis de la Turquie. » Chacun de ces faits, continua-t-il, mériterait l’attention sérieuse d’un gouvernement voisin et ami ; mais considérés dans leur ensemble, la portée en est irrésistible. L’issue n’en saurait être mise en question. Nous sommes à la veille d’une grande guerre en Orient et peut-être en Occident. La Russie est d’un côté, la Turquie avec les deux grandes puissances maritimes de l’autre. L’Angleterre et la France ne peuvent avoir une politique pour la capitale et une autre pour les provinces, — une politique pour la tête et une autre pour les membres de l’empire turc. Elles se sont déclarées, elles ont donné leur parole ; elles feront franchement et efficacement ce qu’elles ont à faire. C’est assez dire qu’elles ne peuvent voir d’un œil indifférent les mouvemens actuels de la Grèce.

« Quant à la Turquie, il est impossible qu’elle ne comprenne pas que le défaut d’énergie et de promptitude dans la répression de ces mouvemens étendrait le danger à d’autres parties plus vitales de l’empire. Déjà elle a réuni des moyens puissans. Des corps de troupes régulières s’approchent de la frontière, et elle a en réserve 60,000 irréguliers. En Épire, les insurgés, confinés dans le voisinage d’Arta, n’ont pu prendre cette ville. Souli et les districts qui environnent Janina sont au pouvoir des autorités turques. Un corps d’Arnautes et un demi-bataillon de rédifs sont en marche pour grossir une garnison déjà suffisante. Tous ces faits laissent peu d’espoir de succès aux insurgés ; mais qu’ils réussissent ou qu’ils échouent, le résultat ne peut d’aucune façon être avantageux pour votre majesté. À la première apparence de succès, il est à craindre que, si un grand nombre de vos soldats a déjà déserté, des corps considérables n’abandonnent leurs lignes sur la frontière, et que peut-être toute l’armée grecque ne soit en campagne contre une puissance voisine avec laquelle la Grèce est en paix. Il n’est pas nécessaire d’insister sur la gravité d’un tel résultat. Si au contraire les insurgés sont battus, si la rébellion est étouffée, que deviennent leurs alliés hellènes ? Ils ne peuvent rester sur le territoire turc, — ils sont forcés de retomber sur la Grèce. Alors quels périls se présentent ! Ils peuvent être poursuivis au-delà de la frontière, et alors c’est la guerre ouverte avec la Turquie, ou bien, ce qui n’est pas un moindre mal, ils se diviseront en petites bandes de brigands, et voilà la sécurité des propriétés et des personnes compromise pendant des années ; ou bien, ce qui est plus probable, ils descendront en masse. Quatre ou cinq mille hommes marchant sur Athènes, avec un chef aussi peu scrupuleux que le général Théodore Grivas, pourront dicter des conditions humiliantes à votre majesté. Il y a deux moyens de repousser une telle perspective, l’armée et les alliés de votre majesté. L’armée, un ministre de votre majesté m’a dit que dans de telles circonstances on ne pouvait compter sur elle. Les alliés de votre majesté, dans une pareille crise, ne seraient pas infidèles à leur mandat ; mais si jamais votre majesté se trouvait placée dans une situation si difficile, il serait à désirer qu’elle put se présenter à ses alliés avec la conscience d’avoir tout fait pour la prévenir. C’est pour ce motif qu’aujourd’hui, où les paroles peuvent encore être utiles, nous avons pris la liberté de nous adresser à votre majesté avec le désir sincère de nous interposer entre le trône de Grèce et les dangers qui le menacent[8]. »

La logique de ces considérations parut produire quelque impression sur l’esprit du roi. « Je suis prince occidental, dit-il, et prince chrétien, et comme tel je comprends l’obligation de respecter les traités qui nous lient à l’Europe. D’un autre c6té, je ne puis oublier que je suis roi de Grèce, et que je ne saurais rester étranger aux sympathies comme aux opinions de la nation grecque. Vous savez comment les sympathies de religion et de langue se sont produites dans la guerre de l’indépendance, et combien il est naturel qu’elles aient reparu aujourd’hui. Je ne cherche pas à les justifier, je les rappelle seulement comme des faits. » Le roi Othon sembla surtout sensible à la perspective du danger que son trône pourrait courir de la part des bandes rentrant en Grèce après avoir été vaincues par les Turcs ; c’était principalement sur cette partie des observations de son collègue que M. Rouen était revenu avec force. Malheureusement le roi de Grèce croyait avoir rempli toutes les obligations que lui imposaient les traités, par les quelques mesures apparentes qui avaient séparé le gouvernement du mouvement d’insurrection, telles que les destitutions tardives des officiers qui étaient entrés dans les provinces turques. L’exaltation de la reine était d’ailleurs bien faite pour entretenir le roi dans cette illusion. « Moi seule, disait cette princesse, connais les efforts du roi pour conjurer l’orage et se maintenir en paix avec la Turquie. En femme soumise, je n’ai rien dit ; mais moi, je n’aurais pas poussé si loin le sacrifice de ma popularité. Aujourd’hui nous sommes débordés ; continuer à résister, c’est s’exposer à être brisés. » Puis, s’animant davantage : « Si vous nous poussez à bout, s’écriait-elle, je quitterai Athènes. J’irai faire la guerre dans la montagne. Je braverai le péril et la fatigue. Je me souviendrai de mes ancêtres. Je proclamerai la croisade. La pensée de perdre cette couronne ne m’effraie point. Je me jetterai sans peur dans les aventures, si vous nous y forcez. » D’autres fois, la pensée obstinée de la reine s’échappait en traits ironiques contre les cours qui blâmaient les entraînemens de la Grèce. Un soir, interpellant le ministre d’Autriche dans son salon : « Est-on encore chrétien à Vienne ? » lui dit-elle.

Cependant aux représentations des ministres se joignirent bientôt les conseils, les exhortations, les avertissemens de tous les gouvernemens. M. Drouyn de Lhuys et lord Clarendon montrèrent sérieusement, au bout de leurs avis, les mesures sérieuses que les deux gouvernemens n’hésiteraient pas à prendre, si le gouvernement grec ne mettait point un terme aux agressions de ses sujets contre la Turquie. M. de Buol, M. de Manteuffel chargèrent leurs ministres à Athènes d’appuyer énergiquement les conseils de la France et de l’Angleterre. La cour de Bavière elle-même ouvrit les yeux sur la marche fatale de la Grèce, et conjura le roi Othon de s’arrêter. Au langage officiel de leurs ministres, quelques souverains ajoutèrent des lettres autographes adressées au roi Othon. L’empereur des Français lui écrivit des premiers sur le ton le plus amical et le plus persuasif. La lettre de l’empereur fut remise au roi le 9 mars, quelques jours après l’entretien que nous avons rapporté. L’audience de M. Rouen commença à neuf heures du soir : il était deux heures quand notre ministre sortit du palais. La reine était présente. Le roi Othon n’ouvrit point devant M. Rouen la lettre de l’empereur ; mais dans cet entretien de cinq heures, le roi et la reine s’efforcèrent de justifier leur politique, et ne laissèrent que trop voir combien leur esprit et leur cœur étaient éloignés de la neutralité que leur demandait l’Europe, et qu’ils prétendaient n’avoir point violée. Nous ne croyons pas qu’il y ait pour la diplomatie un plus douloureux devoir et une plus cruelle épreuve que d’avoir à opposer ainsi le langage froid et positif de la raison aux sentimens passionnés des personnes royales. La fierté d’un souverain aigrie par le sentiment de sa faiblesse, un roi ému qui se trompe consciencieusement dans l’appréciation de son rôle, qui se raidit contre d’irrésistibles nécessités sous l’impulsion d’une erreur qu’il croit généreuse, et plaide lui-même sa cause avec une irritation inaccoutumée ; une reine belle, éloquente, passionnée, qui intervient dans une pareille controverse et encourage son auguste époux par des applaudissemens enthousiastes et par les plus touchans témoignages de son affection ; un diplomate obligé de vaincre en lui-même la sympathie et de dominer le respect pour opposer à des illusions obstinées de sévères et inévitables perspectives : on devine les mouvemens d’une pareille scène, et l’on en comprend l’émouvante mélancolie.

Le roi avait pris son parti. Sa mission, disait-il, était de défendre par tous les moyens la race grecque contre l’oppression musulmane. Il connaissait sa faiblesse, mais Dieu était avec lui et ne l’abandonnerait pas dans une cause juste. Il y eut un moment où M. Rouen mit en doute le caractère national du mouvement et en attribua l’origine ou l’extension à la cour ; le roi et la reine se levèrent les larmes aux yeux. « Quoi ! s’écria le roi, ce n’est pas un mouvement national ! Ce langage ne prouve qu’une chose, c’est que vous ne nous comprenez pas et que vous ne comprenez pas la Grèce. » En quittant le palais après ces longues heures orageuses, M. Rouen, bien que le roi eût promis « de réfléchir mûrement» aux conseils de la France, ne pouvait plus espérer de voir la cour d’Athènes s’arrêter sur cette fatale pente[9].

Tous les avis en effet restèrent inutiles. Il serait fastidieux d’énumérer les faits qui vinrent démontrer chaque jour davantage la connivence du gouvernement avec le mouvement d’invasion. On ne garda bientôt plus aucun ménagement. Toutes les nuits, des détachemens de soldats commandés par des chefs connus quittaient Athènes sans que le gouvernement cherchât à empêcher la désertion, même par une simple proclamation publique. Les jeunes gens qui se disposaient à partir comme volontaires étaient instruits à Athènes par des sous-officiers de l’armée. Les évadés de Chalcis entraient en Thessalie sans qu’aucun fonctionnaire eût cherché, malgré les ordres illusoires du ministre de l’intérieur, à les arrêter dans leur marche. D’autres prisons s’ouvraient aux condamnés. Les officiers partis pour les provinces turques conservèrent leurs traitemens, quoiqu’ils eussent donné ostensiblement leurs démissions, ce qui réduisait ces prétendues démissions à des congés illimités. Plus tard même, les Grecs engagés dans l’insurrection furent menacés, s’ils rentraient en Grèce, d’être traités comme déserteurs et poursuivis devant les tribunaux. À la suite d’un combat près de la frontière, entre des Albanais et des insurgés, ceux-ci ayant eu le dessous, le colonel Skolodimos, qui commandait un corps de troupes royales près de là, entra sur le territoire turc, pour venir au secours des insurgés, commandés par son parent, Karaiskakis. M. Païcos eut l’audace d’attribuer cet acte d’agression aux Turcs, et de les accuser, dans des notes adressées à ce sujet au ministre ottoman et aux puissances, d’avoir violé le territoire grec. Les faits furent vérifiés, et il fut prouvé que l’assertion de M. Païcos était justement le contraire de la vérité. Enfin quand la Porte, poussée à bout, demanda au gouvernement grec de rappeler les officiers émigrés, de punir les officiers qui avaient laissé échapper les condamnés pour en faire les auxiliaires de l’insurrection, de destituer les professeurs qui excitaient les étudians à s’enrôler contre les Turcs, de blâmer le langage agressif et outrageant des journaux contre la Turquie, de dissoudre les comités des hétairies, — le gouvernement grec se joua de ces justes réclamations par les assertions les plus notoirement mensongères, et refusa de donner une seule satisfaction. Ce refus mit la Turquie dans la nécessité de rompre ses relations diplomatiques avec la Grèce.

Quant au sort des entreprises fomentées et conduites par la Grèce dans l’Epire, la Thessalie et la Macédoine, il est connu, et cette guerre déloyale n’a présenté aucun incident digne d’intéresser la curiosité et de laisser un souvenir dans l’histoire. Les seuls résultats de la lutte ont été la dévastation et la désolation des districts insurgé, l’échec honteux des meneurs de l’agression, l’anarchie un moment déchaînée sur la Grèce, et qui n’a pu être comprimée que par l’intervention militaire de la France et de l’Angleterre.

Les habitans des provinces où les Grecs sont venus apporter l’insurrection ont eu à subir les ravages de leurs prétendus amis, et, avant que Fuad-Effendi eût pu réunir des forces régulières suffisantes, les terribles représailles des Albanais. Quelquefois même, comme à Mezzovo, où Théodore Grivas fut traqué et mis en fuite par les Turcs, les deux fléaux se sont abattus simultanément sur eux. L’aventure de Mezzovo est en raccourci toute l’histoire de l’insurrection. Cette ville avait été poussée à se soulever par les intrigues du consul grec de Janina, M. Rosetti. Grivas, poursuivi par Abdi-Pacha, s’y réfugia. Il commença par extorquer des habitans une énorme contribution. Quand il apprit que les Turcs approchaient, il rassembla toutes les femmes et tous les enfans dans une église, où il les enferma sous prétexte de les protéger, puis il envoya ses palikares dans les maisons désertes pour y aller prendre les bijoux et tous les objets de quelque valeur. Le butin ramassé, il mit le feu au quartier de la ville où il s’était retranché, et s’enfuit. Les Albanais, en arrivant, s’emparèrent de ce que les palikares n’avaient pu emporter. Aussi les habitans de ces malheureuses provinces se hâtaient-ils de faire leur soumission aux autorités musulmanes sous le patronage des agens consulaires d’Angleterre et de France ; on en vit même marcher avec les troupes ottomanes contre l’insurrection. Quant aux chefs grecs, également incapables de commander et d’obéir, divisés par d’irréconciliables rivalités, ils n’ont pu tenir contre les Turcs, et les rodomontades des sectaires de la grande idée et de MM. Panaghioti Soutzo et Bambas ont abouti à ces lettres de Grivas et de Tzavellas, qui révélaient d’une façon si flagrante la complicité du gouvernement, en demandant des secours, de l’argent, un chef, et en proclamant l’impuissance radicale de l’insurrection. Quand ces demandes, que tout le monde a lues, arrivèrent à Athènes avec la nouvelle des désastres des insurgés, de nombreux conseils firent réunis au palais sous la présidence du roi. Tous les instigateurs importans du mouvement y assistaient. M. Metaxay siégeait à la gauche du roi Othon. Dans cette situation désespérée, on agita la question de la coopération directe du roi et de son entrée en campagne à la tête de l’armée ; le général Spiro Milio, aide de camp du roi, et le ministre de la guerre, Scarlato Soutzo, conseillèrent de prendre ce parti. Plus politique, M. Metaxa combattit cette résolution extrême. Il conseillait d’éparpiller les forces insurgées en bandes de guérillas, et, laissant la frontière et les places fortes en arrière, de les répandre dans le nord de la Thessalie et de la Macédoine. Le prince Jean Soutzo, secrétaire de la légation grecque à Saint-Pétersbourg, et qui venait d’arriver à Athènes, appuyait ce plan, approuvé, disait-il, par l’empereur Nicolas. Il affirmait que l’insurrection ainsi conduite pourrait tenir pendant deux ans, se communiquer à tout l’intérieur de la Turquie d’Europe, et défier les mesures coërcitives des puissances alliées de la porte. Cette idée eût certainement pré, valu, si l’intervention de la France et de l’Angleterre n’eût pas déjoué à temps ces coupables menées[10].

Mais ce n’était pas au-delà des frontières que le mouvement avait produit ses plus dangereuses conséquences. Il avait livré l’intérieur de la Grèce à une véritable anarchie. Le brigandage avait reparu plus redoutable que jamais. Des bandes qui parcouraient le pays sous prétexte d’aller combattre les Turcs levaient sur leur passage des contributions forcées et menaçaient les villes du pillage. Le parti russe, comme toutes les causes violentes quand elles se voient perdues, en vint enfin à organiser à Athènes, contre les Grecs qui commençaient à blâmer hautement la politique insensée du gouvernement, un système de terreur. Des listes de proscription étaient, disait-on, dressées en secret. Plusieurs partisans de la France et de l’Angleterre, l’avocat de la légation française entre autres, des étrangers furent insultés et battus dans les rues sous les yeux de la police, qui laissait faire. Les fanatiques n’employaient encore contre leurs adversaires que le bâton ; mais des brutalités au meurtre il n’y avait qu’un pas. Dans l’Archipel, les mêmes causes qui avaient ravivé le brigandage sur le continent réveillèrent la piraterie. La population des îles, qui compte les matelots par milliers, était réduite à la misère par la rupture qui avait arrêté tout commerce entre la Turquie et la Grèce. La faim y recrutait des pirates. Devant un état de choses si grave, la patience n’était plus permise aux gouvernemens de France et d’Angleterre. Ils ne pouvaient pas plus longtemps laisser le peuple grec dans l’erreur où l’entretenait déloyalement son gouvernement en les représentant comme favorables au travail insurrectionnel. Il ne s’agissait plus seulement pour eux de venir au secours de la Turquie et de la délivrer d’un ennemi qui occupait une portion de ses forces, dont la présence était si nécessaire ailleurs ; c’était la vie de leurs sujets qu’il fallait protéger, la sécurité de la mer qu’il fallait rétablir, la Grèce et le trône même du roi Othon qu’il fallait sauver d’une anarchie dont rien n’eût arrêté les excès. M. Drouyn de Lhuys appela, le 1er  mai, l’attention du gouvernement anglais sur cette situation et sur les remèdes qu’elle réclamait. Il proposa de faire occuper Athènes et le Pirée par un petit corps expéditionnaire. On mettrait ainsi à l’épreuve la sincérité du roi Othon et de sa cour. Si en effet le roi n’avait pas d’intentions hostiles contre la Turquie, s’il n’était que débordé par un mouvement national et religieux, il trouverait dans les troupes françaises une force de résistance contre la pression qui pesait sur lui. Si, au contraire, le roi Othon quittait Athènes, l’Europe occidentale saurait qu’elle avait en lui un ennemi. M. Drouyn de Lhuys attendait aussi un autre effet salutaire de l’apparition des troupes françaises dans la capitale de la Grèce. Ceux des Hellènes qui, comme la population maritime d’Hydra, désapprouvaient la marche actuelle du gouvernement pourraient manifester leur mécontentement, et tous les hommes intelligens, tous les amis de l’ordre et du développement pacifique de la Grèce auraient alors un point de ralliement et feraient compter leur opinion. Ces considérations prévoyantes et modérées furent approuvées par le gouvernement anglais. Une brigade de la division Forey fut débarquée au Pirée. On sait le reste[11].

C’est ainsi que la sollicitude et la fermeté de la France et de l’Angleterre ont enfin sauvé la Grèce, l’ont arrachée à l’influence des intrigues russes et l’ont réunie encore à l’Occident. Le roi Othon a été délivré des conséquences d’une politique qui n’allait à rien moins qu’à la dissolution de la Grèce et au renversement de son trône. Un ministère composé des hommes les plus éclairés et les plus énergiques, ayant à sa tête la plus grande illustration survivante du pays, va faire rentrer la Grèce dans la sincérité de ses institutions, dans la voie d’ordre, de probité, de bonne administration qui peut seule justifier ses espérances et la conduire à l’avenir auquel elle a raisonnablement le droit d’aspirer. Pour la première fois depuis l’indépendance, les deux influences de la France et de l’Angleterre vont se trouver rapprochées pour guider et maintenir la Grèce dans une politique honnête, libérale, prévoyante et féconde. Que la Grèce répare donc promptement les maux que vient de lui infliger une année de désordres et oublie les blessures qui ont pu être faites à son amour-propre égaré par des chimères. Les services que peut lui rendre l’alliance anglo-française à Athènes la dédommageront richement de quelques souffrances passagères. Les Grecs, avec leur perspicacité naturelle, doivent avoir déjà compris tout ce qu’ils gagneront à un ordre de choses si heureux et si nouveau, et ils doivent bien savoir qu’il n’y a eu de vaincu, le jour où nos soldats sont débarqués au Pirée, que la Russie.


EUGENE FORCADE.

  1. M. Wyse to the earl of Clarendon. Corresp., no 1, 5, 9.
  2. M. Wyse to the earl of Clarendon. Corresp., no 19, 21.
  3. M. Wyse to the earl of Clarendon. Corresp., no 22, 24.
  4. M. Wyse to the earl of Clarendon. Corresp., no 31.
  5. Sir John Milbanke to the earl of Clarendon. Corresp., no 44.
  6. M. Wyse to the earl of Clarendon. Corresp., no 56.
  7. Consul Saunders to the earl of Clarendon. Corresp., no 60.
  8. M. Wyse to the earl of Clarendon. Corresp., no 84.
  9. M. Wyse to the earl of Clarendon. Corresp., no 107, 122.
  10. M. Wyse to the earl of Clarenton, Corresp., no 229.
  11. Lord Cowley to the earl of Clarendon. Corresp., no 231.