La Question de Madagascar - Hovas et Sakalaves
Les émouvantes péripéties qui ont marqué l’expansion de notre politique coloniale dans l’extrême Orient ont pu détourner pendant quelque temps l’attention publique des événemens de moindre importance qui se passaient sur un théâtre plus restreint, dans une contrée où nos soldats, malgré leur petit nombre et les conditions si défavorables où ils se trouvent placés, rivalisent de courage et d’abnégation pour combattre, sous un climat meurtrier, un adversaire que ses qualités guerrières et son indiscutable bravoure ne permettent plus aujourd’hui de considérer comme a une valeur négligeable. » Depuis le règlement de nos différends avec la Chine, l’expédition actuellement en cours à Madagascar est revenue au premier plan des questions qui s’imposent aux préoccupations de nos hommes d’état, et l’opinion se demande anxieusement quelle solution il sera possible de donner, sans dommage pour le prestige de nos armes, à l’aventure dans laquelle on s’est si témérairement engagé.
Nous nous imaginons que ce n’est pas sans répugnance et sans une secrète appréhension que les hommes qui présidaient alors aux destinées de notre pays se sont décidés à engager l’honneur de notre drapeau sur une terre qui nous a toujours été fatale ; mais nous devons dire, à leur décharge, que, dans cette question si peu connue et si insuffisamment étudiée, la responsabilité de la décision qui a été prise incombe en grande partie à la presse française, dont les organes les plus accrédités, égarés par une notion inexacte des faits et par une ignorance absolue des moyens de résistance qui pourraient nous être opposés, n’ont pas hésité à pousser le gouvernement dans la voie des revendications armées, qui devaient avoir pour prompt résultat, suivant eux, d’amener les Hovas à composition et d’assurer à la France le protectorat qu’elle est fondée à réclamer sur la partie nord-ouest de l’île. La pression qui parait avoir été, dans cette circonstance, exercée sur le gouvernement par les représentant des colonies, particulièrement par ceux de l’île de la Réunion, n’est sans doute pas étrangère à la détermination qui a été prise.
Quelques esprits, plus ardens que réfléchis, ne s’arrêtaient pas à l’idée d’un protectorat à exercer sur une zone plus ou moins limitée du littoral de la grande île et préconisaient une solution beaucoup plus radicale ; — il faut, disaient-ils, sinon supprimer les Hovas, du moins les rejeter dans l’intérieur, en rendant à la liberté tous les peuples qu’ils détiennent sous leur joug et qui nous appellent comme des libérateurs. — Dans les derniers jours de la législature qui vient de finir, cette opinion a été soutenue au parlement avec un remarquable talent et développée, avec un rare bonheur d’expression, par un des orateurs les plus écoutés de la chambre.
Le premier point de ce programme n’est certes pas impossible à réaliser, et il n’est pas douteux que, si on voulait bien mesurer l’effort à faire au résultat à atteindre, nos intrépides soldats, qui sont déjà venus à bout d’entreprises bien autrement ardues, parviendraient à refouler les Hovas dans leurs montagnes ; mais il ne nous semble pas démontré que les indigènes seraient bien désireux d’échanger leur sujétion actuelle, qui leur assure du moins une sécurité relative quant à leurs personnes et leurs biens, contre la liberté illusoire que nous leur offririons et qui les mettrait de nouveau à la merci de chefs locaux d’une insatiable cupidité, qui ne se feraient nul scrupule de les spolier de leurs biens, et de trafiquer même, à l’occasion, de leurs personnes. On peut se demander aussi si un pareil changement, dans l’état actuel des choses, servirait notre intérêt bien entendu, et s’il ne compromettrait pas d’une manière regrettable la sécurité des relations commerciales que nous entretenons avec la grande île ; dans le cas où nos nationaux auraient à subir quelques sévices de la part des indigènes, quels moyens aurions-nous désormais de poursuivre efficacement le redressement de nos griefs, n’ayant plus affaire qu’à des chefs menant presque toujours la vie nomade, qui leur donne toutes facilités de se dérober à la responsabilité qu’ils auraient encourue ? Disons-le donc, la solution proposée est aussi contraire à notre intérêt particulier qu’à l’intérêt supérieur de la civilisation ; car, affranchir les indigènes de la suprématie, pour ne pas dire de la tutelle qu’exercent sur eux les Hovas, c’est vouer ces malheureuses populations à l’anarchie et les rejeter immédiatement dans la sauvagerie, dont elles viennent à peine de sortir.
Dans quelques jours, nos affaires de Madagascar donneront sans doute lieu à des débats approfondis, où la critique comme l’approbation de la politique actuellement suivie trouveront tour à tour d’éloquens interprètes, pour éclairer les débats qui vont s’engager, nous croyons utile d’apporter ici le modeste contingent des informations que nous avons recueillies, et qui nous semblent de nature à jeter un jour nouveau sur cette question si controversée.
Les revendications de la France portent, dit-on, sur ces points : 1o paiement des indemnités dues à nos nationaux ; 2o reconnaissance effective des droits de souveraineté ou de protectorat que nous possédons sur la côte nord-ouest ; 3o garanties immédiates destinées à assurer l’observation du traité de commerce de 1868.
Nous n’avons rien à dire sur la première des conditions de paix imposées aux Hovas, ceux-ci ayant d’ores et déjà accepté le principe des indemnités à payer à ceux de nos nationaux qui ont été lésés par leur fait. Sur le second point, nous espérons prouver que les gouvernemens précédées n’ont jamais songé à se prévaloir des traités de cession de 1840 en ce qui touche la côte nord-ouest de l’île, et, dans le cas où l’on persisterait à croire que notre honneur national est intéressé à ne pas sortir de la lutte actuelle sans obtenir une compensation territoriale, nous exposerons les considérations qui devraient nous déterminer à adopter une autre base de négociations en vue d’assurer ce résultat. Enfin, quant à la troisième condition, relative à l’inobservation par les Hovas des stipulations du traité de commerce conclu en 1868, nous indiquerons les modifications de détail que nous pourrions, dans un intérêt de conciliation, et sans altérer en rien l’esprit et le fond même des conventions intervenues, apporter à certaines clauses du traité qui semblent avoir particulièrement provoqué les susceptibilités des Hovas.
Pour justifier nos conclusions, nous avons cru nécessaire d’entrer dans quelques développemens historiques destinés à présenter l’enchaînement des faits qui ont amené la cession de territoire consentie à notre profit en 1840 par les chefs sakalaves, ainsi que de ceux qui ont abouti au traité de commerce conclu en 1868 entre la France et la reine actuelle des Hovas.
Toute la partie occidentale de l’île est habitée par les Sakalaves, peuple d’origine africaine, formant deux grandes agglomérations cantonnées sur le littoral nord et sud de l’île et tout à fait indépendantes l’une de l’autre, Bien qu’elles fussent naguère gouvernées par des dynasties issues d’une souche commune : les Sakalaves du nord occupaient le pays désigné sous le nom de royaume de Bouéni, et le pays des Sakalaves du sud formait le royaume de Ménabé. Nous n’avons à nous occuper ici que des Sakalaves du nord, dont le pays correspond à peu près au territoire dont le protectorat est aujourd’hui réclamé par la France.
En 1837, après une longue série de défaites que leur avaient infligées les Hovas, les Sakalaves du Bouéni, dans l’espoir d’échapper aux poursuites des vainqueurs, s’étaient réfugiés en grand nombre sur l’île de Nossi-Comba, entraînant dans leur fuite leur jeune reine Tsiouméik, âgée de quatre ans seulement, et qu’ils avaient élue l’année précédente. Une flottille, partie de Majunga, les y poursuivit ; mais la constitution topographique de l’île en rend l’attaque très difficile et très périlleuse pour les assaillans ; les Hovas renoncèrent à débusquer les Sakalaves de leur retraite et retournèrent à Mourounsang, où ils élevèrent un fort. La population qui vivait sous l’autorité nominale de Tsiouméik se fractionna en plusieurs groupes : les uns se retirèrent plus au nord ; d’autres, lassés de ces luttes impuissantes, qui ne leur apportaient, en définitive, qu’un surcroit de misères, se résignèrent à accepter le joug et restèrent avec leurs chefs, auprès des Hovas, à Mourounsang ; d’autres enfin, au nombre de 7 ou 8,000 individus, se répartirent sur les îles de Nossi-Bé et de Nossi-Comba, et aussi sur la partie de la Grande-Terre située en face de ces îles (baie de Bavatoubé).
La reine Tsiouméik, de retour à la Grande-Terre, y vécut quelques mois en paix ; mais la proximité des Hovas ne laissait pas que de lui inspirer de vives appréhensions, et, dans sa détresse, la jeune reine et ses chefs eurent l’idée de réclamer l’assistance de l’iman de Mascate, qui résidait alors à Zanzibar, et près duquel Audrian-Souli, le dernier roi du Bouéni, avait tenté jadis une démarche analogue, qui n’avait pas alors abouti au résultat désiré, les conditions imposées par le souverain arabe ayant été jugées inacceptables. Après de longues et laborieuses négociations engagées, d’une part, entre Seyd-Saïd, sultan de Zanzibar, et, d’autre part, la reine Tsiouméik et Tsimiare, roi des Antaukares, qui, de son côté, cherchait également à secouer le joug des Hovas, il intervint, en décembre 1838, un traité par lequel Tsiouméik et Tsimiare plaçaient leurs pays respectifs sous la suzeraineté de Seyd-Saïd ; celui-ci, en retour, s’engageait à leur prêter sa coopération armée pour les aider à chasser les Hovas de leurs pays, sous la condition du paiement d’un tribut annuel.
Les choses étant ainsi arrêtées, Seyd-Saïd résolut, peu de temps après, de donner au traité un commencement d’exécution et expédia à Madagascar un de ses bâtimens de guerre, la corvette le Sultan, avec le matériel nécessaire à l’armement de deux forts qu’on se proposait de construire, la corvette se rendit, à la fin de décembre 1838, dans la haie de Bavatoubé, non loin de la résidence actuelle de la reine, où l’un des deux forts projetés devait être établi, et où les hommes de l’expédition, aidés par les Sakalaves, furent employés aux travaux préparatoires. Quelques mois après, les Hovas de Mourounsang attaquèrent à l’improviste les Sakalaves groupés autour de leur reine, qui faillit rester entre leurs mains, et ne se crut en sûreté que lorsqu’elle fut conduite à bord du Sultan. Les Hovas furent moins heureux lorsqu’ils entreprirent de troubler les travaux commencés par les Arabes ; ceux-ci les repoussèrent vigoureusement et les refoulèrent sur leur poste de Mourounsang. Mais c’est à ce médiocre succès que devaient se borner les avantages que les Sakalaves retirèrent de l’intervention armée de Seyd-Saïd ; en effet, soit qu’il eût été dégoûté par le spectacle de la désunion qu’il voyait régner parmi les chefs, ainsi que pur l’expérience qu’il put acquérir de leur inaptitude absolue dans les choses de la guerre, soit qu’il dût se conformer aux instructions qu’il avait reçues, le commandant arabe abandonna brusquement les travaux commencés, fit embarquer ses troupes et retourna à Zanzibar.
Ainsi abandonnés à eux-mêmes par suite du départ du navire et des troupes arabes, et ne se sentant plus en sûreté sur la Grande-Terre, où d’un moment à l’autre la garnison de Mourounsang pouvait venir les surprendre, les sujets de Tsiouméik se décidèrent, dans le mois de mai 1839, à se réfugier en masse sur Nossibé, dont la population se trouva du coup augmentée de 5 à 6,000 âmes ; presque en même temps, Tsimiare, roi dépossédé d’Ankara, suivi de ses adhérens, émigrait dans l’île de Nossi-Mitsiou ; à partir de ce moment, les Hovas restèrent les maîtres incontestés de tout le nord-ouest de l’île.
Quelques mois s’écoulèrent ainsi, et Seyd-Saïd ne témoignait pas qu’il fût disposé à poursuivre l’exécution du traité qu’il avait souscrit. Les Sakalaves de Nossi-Bé vivaient toujours dans l’appréhension d’une attaque de la part des Hovas, d’autant plus à craindre que les plages découvertes de l’île la rendent partout d’un abord facile. Ne voyant autour d’eux aucune autre protection à laquelle ils pussent avoir recours, ils résolurent de renouveler leurs sollicitations près de Seyd-Saïd, et lui envoyèrent quelques chefs chargés de poursuivre ces négociations ; quand, sur ces entrefaites, l’apparition inopinée dans les eaux de Nossi-Bé d’un brick de guerre français vint donner une direction différente aux idées et aux espérances des Sakalaves.
Le capitaine de vaisseau de Hell, nommé en 1838 gouverneur de l’île de la Réunion, avait été chargé par le gouvernement français d’étudier l’importante question de la formation d’un établissement maritime dans le nord de Madagascar. Le nouveau gouverneur, voulant tout d’abord se renseigner d’une manière positive sur la situation publique des peuplades de cette partie de l’île, avait confié au capitaine Passot, son aide-de-camp, la mission d’en visiter les points principaux : le brick le Colibri avait été mis à la disposition de cet officier, et c’est ainsi que ce bâtiment venait de se trouver conduit dans les eaux de Nossi-Bé.
Dans l’incertitude où ils étaient de l’accueil que ferait le sultan de Zanzibar à leur nouvelle demande de secours, les Sakalaves crurent devoir faire part au capitaine Passot de la situation critique dans laquelle ils se trouvaient, et le prièrent de faire connaître au gouverneur de l’île de la Réunion leur désir de se placer sous la protection du roi des Français. En s’adressant ainsi au représentant du gouvernement français, les Sakalaves obéissaient-ils à un sentiment raisonné de sympathie pour notre nation ? Il faudrait, pour le croire, se méprendre étrangement sur le caractère de ce peuple, dont l’étal social confinait à la sauvagerie, et qui, comme tous les peuples sauvages, n’agissait en toutes circonstances que sous l’impulsion du moment. Le nom même de la France lui était probablement resté jusqu’alors inconnu, les relations commerciales de notre pays étant alors à peu près nulles avec cette partie de l’île, qui n’était guère fréquentée que par des boutres arabes et quelques baleiniers américains. On peut donc supposer que, dans la détresse où ils se trouvaient, les Sakalaves eussent imploré avec le même empressement l’assistance de n’importe quelle autre puissance dont le pavillon leur serait apparu en ce moment. Du reste, malgré la demande faite au capitaine Passot, ils ne crurent pas devoir rompre avec le sultan de Zanzibar, et ils continuèrent à réclamer son intervention, se réservant d’accepter pour protecteur celui qui se révélerait à eux par une coopération vraiment efficace et une puissance affective.
Le capitaine Passot accueillit les ouvertures qui lui furent faites, et pour donner aux Sakalaves une preuve de l’intérêt qu’il prenait à leur sort, il se présenta avec le brick devant le poste de Mourounsang, et signifia au commandant hova qu’il eût désormais à s’abstenir de toute hostilité contre les habitans de Nossi-Bé, attendu qu’ils venaient de réclamer la protection de la France. Il est permis de croire que cette démonstration ne resta pas sans effet sur les Hovas, car ils ne firent depuis aucune tentative sur l’île, Après être allé à la Réunion rendre compte au gouverneur des dispositions dans lesquelles il avait trouvé les débris de la population du Bouéni, et prendre ses instructions, M. Passot, à son retour, trouva les Sakalaves aussi inquiets que par le passé, et dans les mêmes intentions qu’ils lui avaient déjà manifestées. Leur dernière démarche près de l’iman de Masrate n’avait en aucun résultat, et ce prince persistant dans l’attitude irrésolue et expectante dans laquelle il se renfermait, les chefs sukalaves, sans se croire liés par les engagemens qu’ils avaient pris avec lui, se décidèrent à passer, le 14 juillet 1840, avec M. Passot, représentant le gouvernement de Bourbon, une convention par laquelle Tsiouméik et ses premiers chefs réunis autour d’elle cédaient leur territoire à la France, et se reconnaissaient dès lors sujets du roi des Français. Quelque temps après, Tsimiare, qui était réfugié sur l’île Nossi-Mitsiou, concluait avec le capitaine Passot une convention analogue, par laquelle il déclarait céder également au roi des français tous ses droits sur le royaume d’Ankara et îles dépendantes. Ces conventions furent ratifiées par le gouvernement métropolitain, et le 5 mai 1841, l’acte de prise de possession de l’île de Nossi-Bé et des îles adjacentes fut consommé avec le cérémonial d’usage.
La France est-elle fondée à puiser dans les termes de ces conventions un titre suffisant pour justifier et légitimer les revendications qu’elle exerce en ce moment à l’encontre des Hovas sur la côte nord-ouest de Madagascar ? La solution de cette question ne laisse pas que de présenter quelques difficultés, puisqu’il ressort du récit que nous venons de faire que les chefs sakalaves réfugiés à Nossi-Bé étaient actuellement dépossédés des parties de la terre ferme dont ils nous faisaient la cession, circonstance dont on pourrait peut-être arguer pour contester la validité de nos droits. Au surplus, les gouvernemens qui ont précédé celui qui nous régit actuellement se sont maintenus à cet égard dans une attitude d’abstention complète, soit qu’ils eussent quelques doutes sur la validité d’une cession faite dans de semblables conditions, soit qu’ils eussent jugé que le territoire en question ne valait pas la peine de nous engager dans une lutte armée contre les Hovas.
Le gouvernement de juillet, quelque temps après la prise de possession de Nossi-Bé, s’expliqua nettement, par l’organe de M. Guizot, alors président du conseil des ministres, sur les projets qu’on lui prêtait sur Madagascar, et répudia toute pensée de conquête dans cette île : « Je suis convaincu, disait M. Guizot, que la France ferait, passez-moi le mot, une folie, en essayant de renouveler de grands établissemens coloniaux à Madagascar… Nous n’avons aucun dessein de nous servir de Nossi-Bé pour rentrer dans l’île de Madagascar… Certainement, tant qu’il me sera donné d’avoir quelque influence dans les conseils de la couronne et de mon pays, je m’opposerai de toutes mes forces à ce que nous nous laissions attirer et compromettre dans les affaires et les luttes de la Grande-Terre. » Le gouvernement impérial suivit la même ligne de conduite que la monarchie de juillet, et se refusa toujours à intervenir activement dans les affaires de Madagascar. Un grave événement accompagné de tragiques circonstances, et survenu en 1856, sur un point de la Grande-Terre voisin de notre colonie de Nossi-Bé, vint démontrer jusqu’à l’évidence que le gouvernement impérial ne croyait pas plus que le gouvernement du roi Louis-Philippe devoir se prévaloir, à l’encontre des Hovas, de la cession de 1840, en ce qui touche la partie du littoral de la grande île comprise dans cette cession.
Une maison de commerce française de l’île Maurice avait jugé à propos de fonder un établissement dans la baie de Bavatoubé en vue de tirer parti des bois propres aux constructions navales que produisent les forêts de ce pays, ainsi que pour exploiter des mines de houille, dont des gisemens avaient été reconnus dans le voisinage. La direction de cette entreprise avait été confiée à M. d’Arvoy, ancien consul de France à Port-Louis, qui, pour se mettre à l’abri d’un coup de main de la part des maraudeurs indigènes, plutôt que pour se défendre contre une attaque des Hovas, crut prudent d’armer les deux cents travailleurs employés à son exploitation, et de placer en batterie autour de son habitation quelques pièces de canon qu’il s’était fait envoyer par sa maison, ou qui lui avaient été fournies par un brick de guerre français stationnant dans le voisinage. Dans le courant de l’année 1856, des messages de la reine Ranavalo enjoignaient à M. d’Arvoy d’avoir à se retirer, par le motif que les ordonnances de la reine interdisaient aux Européens de s’établir sur les points de l’île dépourvus d’un poste militaire ; les messages ajoutaient qu’en cas de refus de sa part, il y serait contraint par la force. M. Lambert, un des chefs de sa maison, alors à Tamatave, l’informait de son côté de la violente irritation ressentie par le gouvernement hova, à la nouvelle qu’un blanc avait osé, sans être muni d’une autorisation préalable, s’établir sur un point du domaine de la reine, et l’engageait à se mettre, lui et les siens, en sûreté, au moins jusqu’à ce que le danger présent fût écarté. Enfin, en même temps, le commandant français de Nossi-Bé, qui avait reçu confidentiellement avis des préparatifs d’agression des Hovas, se transporta de sa personne à Bavatoubé pour presser M. d’Arvoy de céder aux sommations qui lui avaient été adressées, en ajoutant que, si les Hovas donnaient cours à leurs menaces, il ne pourrait lui prêter aucune assistance. Mais, soit qu’il ne jugeât pas le danger aussi imminent qu’on le lui représentait, soit qu’il eût placé une confiance exagérée dans les moyens de résistance dont il disposait, M. d’Arvoy refusa de déférer aux avis qui, de différens côtés, lui signalaient les très sérieux dangers auxquels il s’exposait. Peu de jours après, un corps de 1,500 à 2,000 Hovas, qui s’étaient dissimulés dans les bois environnans et dont l’approche n’avait pu être signalée, envahissait, dans la nuit du 19 octobre 1856, l’habitation de M. d’Arvoy. Secondé par ses employés et ses noirs, M. d’Arvoy opposait à ses agresseurs une résistance désespérée ; mais il succombait sous le nombre, et les Hovas emmenaient en esclavage tous ceux des travailleurs qui survivaient à la lutte.
L’événement dont nous venons de retracer les sanglantes péripéties eut alors un grand retentissement dans les colonies voisines, surtout aux îles Maurice et de la Réunion, mais en France on envisagea plus froidement les choses. Le gouvernement, après une enquête minutieuse sur ces faits qui lui étaient dénoncés comme une insulte faite à notre drapeau, décida avec raison, suivant nous, que l’attentat, n’ayant pas été commis sur une terre française, ne pouvait donner lieu à aucune demande de réparation aux Hovas, ni motiver contre eux aucune mesure comminatoire.
Puisque le gouvernement actuel a jugé à propos de se départir de la ligne de conduite suivie par les gouvernemens qui l’ont précédé, et de faire revivre des droits qu’on devait croire tombés dans l’oubli, nous dirons, sans nous attarder à la discussion du bien fondé de ces droits, que la contrée qui fait l’objet de nos revendications ne vaut assurément pas les sacrifices que nécessitera son acquisition, ni ceux qu’il nous faudra sans doute faire encore pour nous y maintenir. C’est une terre assez aride, propre seulement à l’élève du bétail et ne pouvant être utilisée pour aucune des cultures tropicales ; il faut ajouter que la population y est très clairsemée, par suite de l’émigration sur les îles voisines de la plupart des habitans. Depuis plusieurs années, on y avait signalé, il est vrai, des gisemens houillers d’une assez grande richesse, dont l’existence a été depuis confirmée par l’examen d’un ingénieur très compétent, M. Guillemin, ancien membre de la commission d’études de Madagascar ; mais l’exploitation de ces mines ne pourra être de longtemps bien fructueuse, à cause de l’inexpérience absolue des indigènes dans ce genre de travaux, et de l’impossibilité non moins absolue d’y employer des Européens. Les Hovas, d’un autre côté, se refusent obstinément, à la cession de cette contrée, par le motif, disent-ils, que leur hégémonie sur les Sakalaves du Bouéni ne leur a été acquise qu’à la suite de longs efforts et au prix des plus durs sacrifices, et que leur acquiescement à cette condition de paix ruinerait à tout jamais le prestige dont ils jouissent aux yeux des autres indigènes. Dans cette situation, et en vue de mettre fin à un conflit qui ne s’est que trop prolongé, nous proposerions de modifier, sur ce point, les conditions de paix à imposer aux Hovas, en leur offrant de renoncer à la revendication de ce territoire, à la condition d’obtenir d’eux, en échange, la cession en toute souveraineté de la pointe nord de l’île, avec la haie de Diego Suarez. Les Hovas, qui opposent un refus péremptoire à nos demandes actuelles, n’éprouveraient sans doute pas la même répugnance à se dessaisir d’une partie de leur domaine si éloignée de leur centre d’action, et nous trouverions dans cette acquisition des avantages que ne nous aurait certainement pas offerts la zone du littoral nord-ouest que nous leur réclamons.
La baie de Diego Suarez, actuellement occupée par nos troupes, et qui s’ouvre sur le côté oriental de l’île, a été comparée, pour son étendue et la sécurité qu’elle présente, à la baie de Rio-de-Janeiro. En cas de guerre maritime, très facile à défendre, elle pourrait servir de lieu de refuge pour nos navires, et, en tout temps, de lieu de ravitaillement pour notre marine de guerre. De magnifiques forêts, dont les essences offrent le plus de ressources pour les constructions navales, viennent mourir sur les rivages mêmes de la baie, qui contient cinq grands ports parfaitement abrités ; l’eau douce y est suffisamment abondante, et les terres qui la bordent sont susceptibles de toutes les cultures qu’on jugera à propos d’y introduire. D’après les rapports des marins du commerce qui l’ont fréquentée, on n’aurait pas à y craindre l’insalubrité qui règne sur les autres parties du littoral, mais il conviendrait de n’accueillir cette affirmation qu’avec une prudente réserve, nos marins n’ayant pas fait l’expérience de l’influence qu’aurait exercée sur leur santé un séjour quelque peu prolongé à terre : les rapporte des officiers du corps de santé attachés à notre corps expéditionnaire doivent, du reste, avoir aujourd’hui élucidé cette question.
Sur le côté occidental de l’île, à peu près à la hauteur de la haie que nous venons de décrire, se trouve une autre baie, dite Ambavanibé ou port Liverpool. Ces deux ports naturels resserrent tellement la partie nord de Madagascar, qu’ils ne sont séparés l’un de l’autre que par un isthme large de 8 kilomètres, et que la partie de l’île qui s’étend de cet isthme au cap d’Ambre forme une presqu’île parfaitement isolée, d’une superficie de 20 kilomètres de long sur 18 de large : cette presqu’île pourrait être mise à l’abri de toute attaque venant de l’intérieur de l’île, au moyen d’un fortin établi au centre de l’isthme.
Nous ajouterons que cette acquisition serait d’autant plus précieuse pour nous, que depuis la perte de l’île de France, nous ne possédons plus dans ces mers aucun port de refuge pour nos navires, et que l’incertitude qui continue de régner sur l’heureuse issue des travaux actuellement entrepris à l’île de la Réunion en vue du creusement d’un port à la Pointe des galets ne permet pas de croire que nous soyons à la veille de voir combler cette lacune.
Nous arrivons au grief articulé contre les Hovas, relativement à l’inexécution par eux de certaines stipulations du traité de commerce intervenu en 1868 entre la France et la reine Ranavalo II. Après la mort de la reine Ranavalo, le 18 août 1861, le prince Rakout, son fils, que la reine avait déjà, de son vivant, désigné pour son successeur, fut proclamé roi sous le nom de Radama II. Dès qu’il fut informé de cet événement, le gouvernement français envoya, en janvier 1862, M. Brossard de Corbigny, capitaine de frégate, à Tananarive, pour porter au nouveau souverain ses complimens de condoléance, ainsi que ses félicitations à l’occasion de son avènement.
Le premier soin de Radama II avait été de rappeler ceux de ses amis, entre autres MM. Lambert, de l’île Maurice, et Laborde, consul de France, qui avaient été exilés sous la feue reine comme complices d’une conspiration tramée en 1857 en vue de la détrôner[1]. M. Lambert, frère de sang de Radama[2], qui avait en l’occasion de rendre d’importans services à ce prince, s’empressa d’accourir à son appel, et Radama, dans l’effusion de sa reconnaissance, ne crut pouvoir moins faire que de se dépouiller en sa faveur des plus précieuses prérogatives de la couronne, en lui concédant, à titre exclusif, par une charte privée, l’exploitation des mines, des forêts et des terres en friche de son royaume, avec le droit d’ouvrir des routes, de creuser des canaux, d’établir des ports, de fonder des usines, et même de battre monnaie. Dans un élan plus généreux que réfléchi, ce prince, qui était animé sans doute des plus louables intentions, mais qui prouva dans cette circonstance combien il était dépourvu de jugement et de tact politique, ce prince, disons-nous, alla jusqu’à décréter la suppression pour toute la durée de son règne des droits de douane perçus jusqu’alors dans tout le royaume, sans songer que ces droits étaient la source la plus claire des revenus de l’état, et que leur abolition devait avoir pour résultat inévitable de paralyser le fonctionnement de tous les services.
La faveur spéciale dont jouissait M. Lambert près du souverain le désigna naturellement au choix de celui-ci, pour notifier son avènement aux puissances européennes, et pour s’entendre avec le gouvernement français sur les bases d’un traité d’amitié et de commerce, A son arrivée en France, l’envoyé de Radama, qui avait été, avant son départ de Madagascar, investi du titre de Duc d’Emyrne, à l’effet de relever son prestige près des puissances européennes, adressa, le 7 avril 1862, à tous les ambassadeurs et ministres accrédités à Paris, une circulaire par laquelle il les informait de l’avènement au trône de Radama II, et de la mission qu’il avait reçue de faire savoir que le royaume de Madagascar était ouvert au commerce de toutes les nations, et que l’ordre avait été donné aux gouverneurs des différentes provinces de protéger, en toutes circonstances, les personnes et les biens des étrangers qui voudraient se fixer dans le pays, ou y faire le négoce. La mission de M. Lambert eut un plein succès, et le capitaine de vaisseau Dupré, commandant la station navale de la mer des Indes, fut désigné pour négocier la convention commerciale sollicitée par Radama II. Ces négociations aboutirent à un traité qui fut conclu à Tananarive le 12 septembre 1862, et ratifié par l’empereur des Français le 11 avril suivant. Ce traité fut signé par le commandant Dupré, pour la France, et par trois des ministres de Radama II ; il fut également signé par ce prince, qui voulut absolument, contrairement à l’usage, y apposer son nom, pour lui donner ainsi une ratification anticipée. Dans le préambule de cet acte, le souverain des Hovas est qualifié de roi de Madagascar, sous la réserve des droits de la France.
Mais l’envoyé de Radama avait encore une mission plus délicate à remplir en France : celle de se procurer les ressources financières nécessaires pour la mise en valeur des concessions énumérées dans la charte souscrite à son profit personnel. Sur ce point encore, le gouvernement impérial lui donna toute satisfaction, et une société anonyme fut constituée sous les auspices du gouvernement, sous le titre de Société de colonisation de Madagascar, afin de mieux marquer l’empreinte gouvernementale sur cette nouvelle création, un gouverneur nommé par décret fut placé à la tête de la société.
Pendant ce temps, le mécontentement n’avait fait que croître à Madagascar, et les imprudentes concessions consenties par le roi aux Vazas avaient produit la plus vive exaspération dans toutes les classes de la population. Avant de conclure le traité que le commandant Dupré lui proposait au nom du gouvernement français, le roi Radama ayant voulu le soumettre à l’examen et à la discussion des principaux chefs qu’il avait convoqués près de lui à cet effet, au nombre de plus de deux cents, il y avait en presque unanimité contre l’acceptation. Le négociateur même du traité a reconnu qu’on avait dépassé la mesure, et qu’on aurait dû avoir plus de bon sens que le roi Radama, en exigeant la suppression de l’article additionnel relatif aux droits de douanes. « La défiance qu’inspirent les blancs à Madagascar, dit M. Dupré, la crainte de les voir s’emparer par leur travail et leur industrie de toutes les richesses du pays, de l’île elle-même peut-être, avaient dicté l’opposition des chefs, opposition si violente que les hommes les plus éclairés n’avaient osé la combattre[3]. » Néanmoins, le roi passa outre et signa le traité tel quel, sans se douter qu’il prononçait ainsi son arrêt de mort. A partir de ce moment, le vide se fit autour du roi, et chacun sentait instinctivement qu’une catastrophe était prochaine : huit mois après, en effet, le 12 mai 1863, le malheureux prince était étranglé dans son palais, après avoir lutté pendant trois jours pour défendre la vie de ses amis, qui furent tous, à l’exception du fils de M. Laborde, immolés par la foule ameutée contre eux.
Après cette révolution de palais, Rakoto, veuve de Radama II, fut proclamée reine de Madagascar, sous le nom de Rosoaherina. Cette princesse était la cousine de Radama, et, beaucoup plus âgée que lui, lui avait été imposée pour compagne de par la volonté toute-puissante de sa mère[4]. Les deux époux vivaient depuis plusieurs années dans la plus complète séparation, par suite d’incompatibilité d’humeur ; et c’est autour de cette princesse que s’étaient groupés les chefs du parti opposé aux mesures impolitiques par lesquelles Radama avait voulu signaler son avènement. La réaction contre les concessions et les faveurs accordées aux étrangers par ce prince prit aussitôt un caractère aigu ; un des premiers actes de la reine fut de déclarer, par un décret, non avenu le règne de Radama II et d’annuler tous les traités passés avec les étrangers. Dès qu’il fut informé de ces événemens, le gouvernement français donna l’ordre au commandant Dupré de se rendre à Madagascar et d’exiger du gouvernement hova l’exécution intégrale du traité de commerce de 1862. En vertu de ses instructions, cet officier, monté sur la frégate l’Hermione et convoyé par le brick le Curieux, se présenta à Tamatave et se mit aussitôt en rapport avec le pouvoir central. Mais les négociations n’aboutirent à aucun résultat et, malgré l’appareil militaire déployé par le chef de notre station, les Hovas persistèrent dans le refus qu’ils lui avaient tout d’abord opposé de se prêter à aucun accommodement. Ses instructions ne lui permettant pas de recourir à l’emploi de la force, le commandant Dupré se borna à donner l’ordre à notre consul d’amener son pavillon, et les choses en restèrent là pour le moment. Les pourparlers toutefois continuèrent à titre officieux et, en 1867, intervint une convention aux termes de laquelle les Hovas consentaient au paiement à la France d’une indemnité de 900,000 francs pour le retrait de la charte Lambert.
La veuve de Radama II mourut l’année suivante, en 1868, et fut remplacée sur le trône par sa cousine, qui fut proclamée reine sous le nom de Ranavalo-Mandjaka II. L’acte le plus important jusqu’à présent du règne de cette princesse a été sa conversion à la foi chrétienne réformée : en février 1869, elle reçut publiquement le baptême, et tout son peuple s’empressa de suivre son exemple. Cet événement mit fin à la longue rivalité des missionnaires catholiques et méthodistes, et assura désormais à ces derniers une influence prépondérante dans les conseils de la reine, influence qui, comme on doit bien le penser, n’a pas toujours été employée dans le sens des intérêts français. Les missionnaires catholiques purent toutefois continuer sans obstacle leur œuvre de propagande, et leurs prosélytes ne semblent avoir été jusqu’à présent aucunement inquiétés dans leur foi.
Dans l’espoir que ce changement de règne pourrait avoir apporté quelque modification aux dispositions des Hovas, le gouvernement français chargea M. Garnier d’aller, avec le titre de commissaire impérial, présenter ses félicitations à la nouvelle reine, à l’occasion de son avènement, et de poursuivre les négociations entamées jadis en vue de la remise en vigueur du traité de commerce de 1862. Notre envoyé réussit cette fois dans sa mission et fit souscrire à la reine, en 1868, une nouvelle convention commerciale qui reproduisait, à peu de chose près, les dispositions énoncées dans le traité de 1862. Ce traité semble avoir déjà donné lieu à quelques difficultés d’interprétation ; on reproche notamment aux Hovas d’avoir cherché à éluder leurs engagemens en ce qui touche l’application de l’art, 4, qui consacre le droit, pour nos nationaux, d’acquérir et de posséder des immeubles : ces difficultés auraient été soulevées, nous dit-on, à l’occasion de la succession de M. Laborde, ancien consul de France à Tananarive.
On se heurte sans doute ici à un principe qui a pour les Hovas toute l’importance d’un dogme religieux ; il s’agit de la fiction suivant laquelle la propriété du sol tout entier réside dans la personne du souverain, qui peut en déléguer l’usufruit à titre viager ou temporaire, mais non pas l’aliéner à titre irrévocable. Le droit de propriété incommutable concédé à des étrangers est donc en contradiction formelle avec les lois fondamentales de l’état, et on ne saurait s’étonner dès lors de la résistance qu’opposent les Hovas à l’introduction dans leur droit public d’une innovation aussi contraire à leurs croyances les plus enracinées.
On devrait, ce nous semble, chercher un terrain d’entente et tourner la difficulté en offrant aux Hovas de renoncer, pour nos nationaux, au droit absolu de propriété qui leur avait été concédé, mais en stipulant, en échange, pour eux la reconnaissance de droits à peu près équivalens, comme celui de contracter des baux emphytéotiques renouvelables au gré du preneur, expédient qui laisserait ainsi intact le principe qui tient si fort à cœur aux Hovas et dont la violation semble avoir provoqué chez eux de si unanimes protestations.
Pour justifier notre agression contre les Hovas, il a été beaucoup parlé des Sakalaves, qu’on nous a représentés comme des amis dévoués de la France et des auxiliaires précieux disposés à nous prêter une utile assistance dans la guerre que nous soutenons ; et on a appelé notre intérêt et notre commisération sur le sort de ces fidèles alliés, qui gémissaient sous l’intolérable oppression des Hovas et réclamaient avec instance notre protectorat.
Nous n’avons aucune raison de croire que la suprématie acquise aux Hovas, en vertu du droit de la conquête, se soit appesantie plus lourdement sur les Sakalaves que sur les autres indigènes également soumis à leur hégémonie, et d’un autre côté, nous cherchons vainement, dans l’histoire et le passé de ce peuple, les précédens qui peuvent lui avoir acquis des titres particuliers à notre intérêt et à notre appui. Depuis les événemens qui ont amené, en 1840, la prise de possession de l’île de Nossi-Bé par la France, événemens auxquels les Sakalaves demeurés sur la Grande-Terre sont restés complètement étrangers, leur attitude à notre égard a été constamment plutôt hostile que sympathique, ainsi que nous l’établirons plus loin. Il est d’ailleurs certain que, de toutes les tribus de l’île, celle des Sakalaves est la moins bien douée sous le rapport intellectuel, et la plus réfractaire à l’action de la civilisation ; impatiens de tout frein et de toute discipline, et incapables de se prêter à aucune organisation régulière, ils n’ont jamais été en état d’opposer une résistance sérieuse aux envahisseurs de leur pays, et il est à craindre que, dans les circonstances présentes, leur participation à nos opérations de guerre ne se montre plus préjudiciable qu’utile au succès de nos armes. Nos chefs militaires doivent être, au surplus, édifiés aujourd’hui sur le fond qu’il y a lieu de faire sur leur concours armé.
Jadis hardis et déterminés pirates, les Sakalaves dirigeaient périodiquement leurs pirogues, au nombre de plusieurs centaines, vers les îles Comores, qu’ils ravageaient systématiquement et dont ils enlevaient des femmes et les enfans pour les vendre comme esclaves ; ils avaient même la hardiesse de pousser parfois leurs déprédations jusqu’à la côte orientale d’Afrique et ils ne craignirent même pas d’attaquer à plusieurs reprises et de piller le comptoir portugais d’Oïbo. Ils menèrent cette vie de forbans jusqu’en 1816, époque à laquelle la fréquentation plus active de ces mers par les marines européennes vint mettre un terme à leurs exploits ; depuis lors ils n’exercent leurs brigandages que sur une échelle plus restreinte, et se bornent à rançonner les étrangers et à piller, quand ils peuvent le faire impunément, les navires de commerce qui ont l’imprudence de leur donner accès à leur bord. Quelques négocians de l’île de la Réunion ont néanmoins persisté à se risquer dans leurs parages et à entretenir des relations de commerce sur ces côtes si inhospitalières ; mais ce n’est qu’au prix de dangers incessans et en donnant satisfaction à l’insatiable avidité des chefs indigènes, que les navires de commerce opérant sur ces plages peuvent se livrer à leur trafic[5]. Voici, à ce sujet, les observations recueillies sur les Sakalaves par quelques-uns des voyageurs qui les ont fréquentés. « Les habitans du Bouéni, dit M. Noël[6], ne sont que le rebut des Sakalaves d’Ambougou et du Ménabé ; ils sont moins belliqueux, ont un caractère féroce, une haine profonde contre l’étranger et un goût prononcé pour le meurtre et le pillage. Les Sakalaves sont turbulens, vaniteux, menteurs, insoucians de l’avenir, défians par ignorance, souvent cruels par superstition. » M. Guillain[7] ne les juge pas d’une manière plus favorable. « Dans toutes les choses du domaine de l’intelligence, dit-il, les Sakalaves n’avaient pas fait un pas… Si les uns et les autres se livrent parfois à quelque agression contre l’ennemi, ce n’est pas avec la pensée de le chasser de tel ou tel point et d’en délivrer un jour complètement le pays, mais bien dans la seule intention d’enlever des femmes, des enfans et du bétail : voilà ce qu’ils appellent faire la guerre aux Hovas. C’est, en un mot, un vrai peuple de sauvages, insouciant, mutin et pillard. Leurs sentimens envers les Hovas tiennent plutôt de la crainte que de la haine ; sans juger absolument de leur aptitude à faire la guerre, je dirai du moins que la mollesse de leur défense, quand ils sont attaqués, n’en accuse pas une bien grande. » — « Le Sakalave, dit enfin le révérend père Neyraguet[8], n’est pas méchant par caractère ; il n’est cruel que par circonstance ; c’est le seul défaut, au reste, dont je le crois exempt, car il possède énergiquement tous les autres. Fainéant, il dort la nuit et repose le jour ; cupide, il désire posséder tout ce qui flatte sa vue, et il le demande sans honte ; depuis le roi jusqu’au dernier de ses sujets, ce peuple est mendiant, et mendiant jusqu’à l’importunité. Cédez-vous à ses instances et lui accordez-vous l’objet le ses convoitises, n’attendez pas de lui un sentiment de reconnaissance : il semble que tout ce qu’on lui donne lui soit dû. Mais chez les Sakalaves, un vice qui les domine tous, un vice qui règne dans tous les rangs et dans tous les âges, c’est l’immoralité… »
On nous objectera peut-être que ces appréciations remontent déjà à une époque assez éloignée, et que les mœurs de ces indigènes ont pu se modifier à la suite de leur contact plus prolongé avec les Européens ; il n’en est rien malheureusement, et les relations les plus récentes de voyageurs, tels que M. Grandidier, nous les représentent sous les mêmes couleurs[9]. Quelque sombre que soit le tableau tracé par ces voyageurs, notre expérience personnelle nous a permis d’en reconnaître la parfaite exactitude, et nous sommes amenés à dire que, si une considération pouvait confirmer l’irrémédiable impuissance de la race noire à s’élever à un degré supérieur de l’échelle sociale, ce serait assurément le spectacle de ce peuple qui se complaît dans les ténèbres de la plus grossière ignorance, qui se fait un jeu des notions les plus élémentaires de justice et d’honnêteté, et qui ne recherche et n’apprécie d’autres satisfactions que celles que procurent le vol et le maraudage.
Il nous reste à faire justice de la légende qui nous représente les Sakalaves comme animés des sentimens d’un inviolable attachement et d’un dévoûment traditionnel à la France, légende dont quelques publicistes se sont faits les échos peut-être inconsciens, mais qui n’en a pas moins contribué dans une large mesure à fausser l’esprit public sur la question qui nous occupe ; nous invoquerons à ce sujet le souvenir de quelques faits presque contemporains, qui édifieront l’opinion sur le degré de créance qu’il convient d’ajouter à cette allégation.
En 1849, les Sakalaves, qui vivaient sous notre autorité à Nossi-Bé, pour reconnaître sans doute la protection que nous leur avions prêtée jadis contre les Hovas, s’insurgèrent contre nous, et sous la conduite d’un nommé Bengala, Sakalave de Bali et fils d’Audrian-Souli, tentèrent de surprendre Hellville, chef-lieu de la colonie : la vigilance et le sang-froid du commandant et des autorités de la colonie la préservèrent des dangers qu’elle courut, en cette circonstance, et amenèrent les autorités locales à prendre des mesures de précaution en vue de prévenir le retour de semblables événemens[10]. Quelques années plus tard, en 1856, l’inimitié des Sakalaves contre nous se traduisit aussi, en l’île Mayotte, par une levée de boucliers, dirigée par le nommé Bakari-Koussou, ancien manantanie, ou ministre, du même Audrian-Souli. Cette insurrection fut promptement réprimée, et les chefs de la révolte, traduits devant la juridiction spéciale chargée de juger les crimes de rébellion, furent condamnés à diverses peines afflictives[11] ; notons qu’il s’agit ici de ces mêmes Sakalaves qui, en 1840, avaient imploré notre protection et sollicité spontanément notre souveraineté. Les Sakalaves restés sur la Grande-Terre ne nous témoignaient pas des dispositions plus amicales, et nous n’en finirions pas si nous voulions relater les actes de violence, les pillages et les vexations de toute sorte que nos navires de commerce ont eus à subir de la part de ceux d’entre eux qui habitaient les points de la côte ouest, où les Hovas n’étaient pas encore parvenus, à cette époque, à faire reconnaître leur autorité. Poussé à bout par la nouvelle des mauvais traitemens subis par nos nationaux, le commandant de notre station donna, en 1859, l’ordre à la corvette la Cordelière de se présenter devant Bali pour recueillir la mission catholique établie sur ce point et qui avait été, de la part des Sakalaves, l’objet des plus odieux traitemens, et d’infliger une salutaire leçon aux indigènes de cette localité, Ceux-ci prirent l’initiative des hostilités, mais le feu de la corvette les dispersa promptement, et les obus réduisirent tous leurs villages en cendres.
En présence du pareils précédens, on ne comprendrait pas que le gouvernement français continuât à couvrir de son patronage des cliens aussi peu soucieux de reconnaître ses bienfaits, et il serait triste de songer que, pour assurer l’affranchissement politique d’un peuple qui ne s’est signalé que par ses habitudes de brigandage et ses actes de félonie à notre égard, la France dût incessamment épuiser ses trésors et verser le plus pur du sang de ses enfans. Puisqu’on a jugé à propos d’associer des indigènes à notre lutte contre les Hovas, on eut été assurément mieux inspiré en s’attachant à rechercher la coopération d’autres tribus plus intéressantes à tous égards que les Sakalaves, celle des Betzimsaraks, par exemple, qui habitent le versant oriental de l’île, que leurs rapports plusieurs fois séculaires avec les Européens ont initiés à une civilisation rudimentaire, et qui n’ont pas perdu le souvenir de la protection que la France étendait jadis sur eux. Leurs parages étaient jadis fréquentés par les escadres françaises qui opéraient dans la mer des Indes et venaient se ravitailler à Madagascar ; les escadres de Dupleix de La Bourdonnais et un bailli de Suffren purent y compléter les équipages de leurs navires ; et les excellens matelots fournis volontairement par les indigènes de ces contrées se trouvèrent ainsi associés aux brillans faits d’armes qui ont, dans la seconde moitié du siècle dernier, illustré notre pavillon dans ces mers.
Ainsi que l’a fait remarquer justement ici même un écrivain compétent[12], l’importante question de l’insalubrité, si tristement célèbre, de Madagascar n’a été qu’effleurée, à la chambre des députés, par les divers orateurs qui ont soutenu la demande de crédits relative à notre expédition ; l’un de ces orateurs ayant même à peu près nié cette insalubrité, nous ne saurions mieux faire que de citer l’opinion qu’exprime à ce sujet l’auteur d’un des ouvrages les plus complets et les plus consciencieux qui aient été publiés sur Madagascar, en faisant remarquer que cet auteur a séjourné dans le pays, qu’il a étudié sur place la question qu’il traite, et enfin (ce qui donne d’autant plus de poids à son opinion), qu’il est, malgré tout, partisan très résolu de la colonisation de cette île. « Quant à l’insalubrité de Madagascar, dit le docteur Lacaille, personne n’ignore que ce pays a été placé au rang des contrées les plus malsaines de la terre, et cependant jamais la fièvre jaune, ce terrible minotaure que l’Européen rencontre dans le Nouveau-Monde, ne s’y est montrée. Loin de moi la pensée de vouloir amoindrir le seul, mais dangereux ennemi de l’Européen à Madagascar ; toutefois il me répugnerait aussi de lui donner des proportions effrayantes et indignes d’une saine appréciation. La fièvre de Madagascar est une maladie sérieuse avec laquelle il faut compter. Il est bien rare que l’étranger qui séjourne une année sur ce sol encore neuf ne paie pas son tribut à l’acclimatement. La fièvre de Madagascar n’est rien autre chose que le résultat d’une intoxication paludéenne, revêtant des formes ataxiques, avec une marche souvent rapide quand des soins intelligens ne sont pas apportés à celui qui en est atteint. C’est cette marche rapide qui lui a fait donner aussi le nom de fièvre pernicieuse[13] … »
Mais, nous dit-on, l’influence des miasmes telluriques ne se fait sentir que sur le littoral, sur une étendue de 12 ou 15 lieues vers l’intérieur ; dès qu’on a dépassé cette zone pour pénétrer dans l’intérieur, le pays s’assainit, et des voyageurs ont même assuré que, sur les plateaux du centre, dans la province d’Aukova, occupée par les Hovas, le climat était aussi salubre que celui de la France : il faut donc, disent les apôtres de la conquête, éviter de faire séjourner nos troupes sur le littoral, afin de les soustraire aux influences paludéennes, et les diriger tout de suite vers l’intérieur pour attaquer les Hovas dans le centre même de leur puissance. C’est encore une erreur qu’il serait dangereux de laisser s’accréditer ; suivant l’auteur si compétent que nous venons de citer : « Il importe de rectifier une opinion communément admise par ceux qui se sont occupés de ce pays, que les côtes seules étaient sujettes à l’action des fièvres. Cette assertion n’est pas exacte. Dans l’intérieur de l’île, l’étranger est aussi exposé à contracter des fièvres qu’à la côte, et cela provient sans doute de l’extrême déboisement dont Madagascar a été le théâtre et à la présence de nombreuses rizières qui occupent le fond de toutes les vallées internes. Il reste à peine à Madagascar la moitié des forêts qui couvraient jadis cette grande île. Ces déboisemens insensés ont entraîné plusieurs graves inconvénients : un excès de température dont on se ferait difficilement une idée pour des régions aussi élevées que le sont les contrées de l’intérieur, dont l’attitude varie entre 1,800 et 2,500 mètres, et le germe des fièvres entretenu par la conversion de la plupart des vallées en rizières, foyers d’effluves et de miasmes délétères moins redoutables peut-être que ceux des côtes, mais dont l’existence ne saurait être contestée, contrairement à ce qui a été avancé jusqu’à présent… »
Pour combattre les objections tirées des difficultés que présente Madagascar à l’acclimatation des Européens, on cite l’exemple d’un certain nombre d’Européens établis depuis de longues années dans cette île et qui ont résisté aux atteintes des fièvres paludéennes. Ces exemples isolés ne prouvent rien contre l’insalubrité de l’île et l’impossibilité, pour les Européens en général, de s’adapter aux conditions d’existence qui leur sont imposées dans cette contrée ; ils prouvent tout au plus que, parmi les Européens, certaines organisations exceptionnelles, après avoir été soumises pendant un certain temps à l’action de l’intoxication paludéenne, peuvent acquérir à la longue une immunité relative, produite par une saturation des principes toxiques émanés du milieu ambiant ; d’ailleurs les vides nombreux produits par la fièvre dans notre corps expéditionnaire sont malheureusement une réponse péremptoire aux optimistes de parti-pris qui soutiennent l’innocuité de ce climat pour les Européens.
Il faut donc envisager les choses sous leur aspect réel et reconnaître que Madagascar ne pourrait pas, quant à présent du moins, remplir pour nous le rôle d’une colonie de peuplement ; cette île ne peut fournir qu’une colonie d’exploitation, comme l’est Java pour les Hollandais et l’Inde pour les Anglais, mais sans nous offrir les avantages et les compensations que présentent ces contrées à leurs heureux possesseurs. Nous ne voulons pas dire que l’insalubrité, à bon droit reprochée à Madagascar, fermera à tout jamais l’accession de cette île à la civilisation ; l’expérience acquise ailleurs au prix de douloureux sacrifices prouve que les efforts persévérans de l’homme peuvent à la longue modifier, dans une certaine mesure, les conditions climatologiques des contrées les plus mal réputées sous ce rapport, Mais, pour faire disparaître les causes si nombreuses d’insalubrité à Madagascar, il faudrait entreprendre des travaux gigantesques qui ne pourraient être certainement que l’œuvre de plusieurs générations ; il faudrait dessécher les marais, mettre en culture les terres, reboiser les montagnes qui ont été partout dénudées par l’imprévoyance des indigènes, régulariser les cours d’eau, débarrasser leurs estuaires des amoncellemens de sable qui s’opposent à leur libre écoulement, etc., travaux que les Européens ne pourront jamais exécuter par eux-mêmes, puisque sous cette latitude le travail manuel leur est interdit, mais que la civilisation pourrait peut-être faire exécuter par les mains des indigènes, en leur communiquant à cet effet les procédés et les ressources dont elle dispose, ce qui supposerait, au préalable, une entente parfaite entre les parties intéressées, entente qui ne pourra s’établir que lorsque les indigènes n’auront plus incessamment suspendue sur leur tête la menace d’une dépossession violente de leur pays.
Ce serait, pensons-nous, se nourrir d’illusions que d’espérer amener de bon gré les peuplades négroïdes de cette île à embrasser nos mœurs et nos usages et à accepter de nos mains les bienfaits de la civilisation ; la grande distance existant entre l’état intellectuel des peuples de cette race et celui des peuples de race blanche, ces deux extrêmes de l’échelle de l’humanité, crée un abîme que ni les uns, ni les autres ne peuvent franchir et mettra pour longtemps encore obstacle à toute communauté de pensées et de sentiment entre eux ; ajoutons qu’aux yeux de ces indigènes, le vaza, le blanc, à quelque nationalité qu’il appartienne, est et restera toujours l’ennemi traditionnel de leur race, même quand il se présente dans l’attitude la plus pacifique, et ils persisteront à le tenir en suspicion, parce qu’ils lui supposeront toujours des arrière-pensées de conquête et d’asservissement.
Les Hovas, dont le nom a acquis de nos jours une si grande notoriété, ont les vices et les qualités inhérens à la race à laquelle ils appartiennent ; mais ils ont incontestablement l’esprit beaucoup plus ouvert que les autres indigènes aux idées de progrès, et quelques-uns d’entre eux ont même, dans des circonstances délicates, fait preuve d’une intelligence supérieure et d’un remarquable tact politique ; le règne de Radama Ier avait déjà été marqué par l’introduction chez ce peuple de plusieurs réformes importantes, telles que la suppression de la traite des esclaves, l’établissement de nombreuses écoles primaires destinées à l’éducation des enfans des deux sexes, l’organisation de troupes disciplinées à l’européenne, l’introduction dans la capitale de l’imprimerie, l’adoption de caractères latins pour écrire la langue malgache, etc. ; les Hovas continuent à marcher dans la voie de progrès que leur avait tracée le glorieux fondateur de leur puissance, et, de nos jours, les missionnaires méthodistes (il faut le reconnaître) s’emploient avec une louable persévérance à procurer à leurs prosélytes les bienfaits d’une large diffusion de l’instruction publique, qu’ils auraient même, dit-on, rendue obligatoire comme chez nous.
Mais, il faut bien le dire, les Hovas nourrissent à l’égard des étrangers les mêmes préventions et les mêmes sentimens de répulsion que les autres indigènes ; s’ils se sont systématiquement refusés jusqu’à présent à s’approprier les inventions dues à la science moderne et les merveilleux procédés industriels qui, dans l’ordre matériel, ont contribué dans une si large mesure au développement du bien-être chez les nations civilisées, c’est parce qu’ils avaient constamment, comme ils le disent eux-mêmes, l’esprit hanté par le spectre de l’invasion étrangère, et qu’ils considéraient l’introduction chez eux de ces innovations comme le prélude de leur absorption finale par l’élément européen. Ces dispositions se modifieront nécessairement si nous parvenons à les convaincre que nous ne voulons porter nulle atteinte à leur autonomie ni entraver en rien l’œuvre qu’ils ont entreprise de s’assimiler les indigènes de race différente auxquels ils ont imposé leur suprématie, œuvre essentiellement humanitaire, au succès de laquelle la mission civilisatrice de la France nous impose le devoir de concourir de tous nos efforts.
Laissons donc aux Hovas le soin d’amener progressivement à un meilleur état social les indigènes qu’ils ont soumis à leur autorité, car c’est une mission qu’ils sont à tous égards mieux à même de remplir que nous ; pour dégrossir des sauvages, des barbares valent mieux que des civilisés, et pour faire progresser des barbares, une civilisation naissante a plus de force et d’efficacité qu’une civilisation très raffinée ; il faut qu’il y ait des points de contact, des prises faciles entre des peuples de culture inégale, pour que le plus avancé puisse entraîner à sa suite le plus arriéré. Ce n’est pas par la conquête, mais par une lente infiltration que l’élément européen arrivera à s’implanter à Madagascar, et c’est alors seulement que le génie de notre race pourra intervenir utilement pour faire fructifier et développer chez ces indigènes les germes de civilisation qu’ils devront à la féconde initiation des Malais, leurs maîtres actuels.
En résumé, il semble qu’il y aurait lieu de renoncer à la revendication du protectorat sur la côte nord-ouest, et de nous assurer, en échange, la souveraineté de la pointe nord de l’île, dont la possession nous offrirait des avantages bien autrement appréciables que la contrée qui fait actuellement l’objet de nos revendications ; quant au traité de commerce de 1868, nous pourrions sans inconvénient, et à titre de transaction, nous prêter à la légère modification qui a été indiquée plus haut et qui n’altérerait en rien l’économie générale de cet acte international. Enfin les Hovas ne pourraient considérer comme une aggravation des conditions de paix l’adhésion que nous leur demanderions à l’institution de tribunaux mixtes, destinés à assurer une justice impartiale aux étrangers de toute nationalité que leurs affaires mettent en contact avec eux, et à remédier, dans la mesure du possible, aux scandaleux abus dont l’administration de la justice offre le spectacle dans ce pays.
Voici quelles seraient, en substance, les conditions de paix qu’il conviendrait peut-être de substituer à celles auxquelles nos adversaires se sont péremptoirement refusés à souscrire jusqu’à ce jour : 1° paiement à la France d’une indemnité dont le quantum serait à déterminer, applicable, partie aux frais de la guerre, partie à la réparation des préjudices éprouvés par nos nationaux, et qui pourrait être stipulée payable par annuités ; dans ce dernier cas, la perception des droits de douane à Tamatave et à Majunga nous serait déléguée jusqu’à parfait paiement, mais jusqu’à concurrence seulement de la moitié de ces droits, le surplus devant être remis au gouvernement hova ; 2° cession en toute propriété et souveraineté à la France de la pointe nord de l’île, avec la baie de Diego Suarez et le port Liverpool ; 3° interdiction aux Hovas de céder aucune portion de leur territoire sans le consentement de la France ; 4° exécution intégrale du traité de commerce de 1868, sauf modification de l’art. 4 ; 5° institution sur tous les points où le gouvernement français le jugera utile, de tribunaux mixtes chargés de juger les différends entre Européens et indigènes, et dont les membres européens seront désignés par une commission internationale composée des agens consulaires et diplomatiques accrédités à Tananarive.
Nous avons la ferme confiance que ces nouvelles conditions de paix, tout en donnant satisfaction aux véritables intérêts que nous avons charge de sauvegarder, — et tout en préparant les voies à l’influence prépondérante que la France est sans doute appelée à exercer plus tard dans cette île, — auraient toutes chances d’être accueillies par les Hovas, dont nos propositions ont le mérite de respecter scrupuleusement l’indépendance, — et la conclusion de la paix, dans de semblables conditions fermerait pour longtemps l’ère des difficultés de toute nature contre lesquelles nous nous débattons, et qu’ont suscitées l’insuffisance de nos notions sur ce pays ainsi que nos exigences peut-être irréfléchies à l’encontre de nos adversaires.
TH. HALLEZ.
- ↑ Ce complot eut lieu, en effet, et n’échoua que par la pusillanimité des conjurés indigènes, qui se dérobèrent au moment décisif ; cette aventure faillit entraîner de très fâcheuses conséquences pour les quelques Européens qui s’y trouvèrent impliqués.
- ↑ Pour les cérémonies bizarres qui accompagnent le fatidrah ou serment du sang, nous renvoyons les lecteurs aux différens auteurs qui ont écrit les mœurs et coutumes des Malgaches.
- ↑ Dupré, Trois Mois de séjour à Madagascar. Paris, 1863.
- ↑ Chez les Hovas, comme chez les autres peuplades malgaches qui vivaient sous le régime monarchique, ces unions consanguines étaient imposées pour ainsi dire par la raison d’état, en vue d’assurer la transmission du pouvoir aux rejetons véritablement issus du sang royal, la paternité étant toujours chose fort incertaine chez eux, par suite de leur excessive liberté de mœurs : c’est ainsi que la reine Ranavalo Ier, qui était elle-même de sang royal, fut, après la mort de ton époux Radama Ier, préférée aux frères et aux autres parens de ce prince. Chez les Sukalaves du Ménabé, la loi de succession au trône imposait aux membres de la famille royale l’obligation de ne s’allier qu’entre eux ; cette disposition était tellement absolue, qu’a défaut d’autres parens les frères devaient épouser leurs sœurs.
- ↑ Adolphe Leroy, Notes sur Madagascar, 1884.
- ↑ Noël, Recherches sur les Sakalaves (Bulletin de la Société de géographie, avril 1843).
- ↑ Guillain, Documens sur l’histoire et la géographie de la côte occidentale de Madagascar.
- ↑ Madagascar et ses deux premiers évêques, t.1. p. 220.
- ↑ Voyez dans la Revue' du 15 décembre 1872, l’étude de M. Émile Blanchard sur l’île de Madagascar.
- ↑ Depuis ce moment, les Sakalaves, qui ne marchent habituellement qu’armés de leur zagaie, ne sont plus admis en armes dans l’enceinte du chef-lieu.
- ↑ Cette juridiction prononça huit condamnations capitales, dont deux seulement reçurent leur exécution.
- ↑ Edmond Plauchaut, France et Madagascar, dans la Revue du 15 juin 1884.
- ↑ Docteur Lacaille, Connaissance de Madagascar. Paris, 1863 ; Dentu.