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La Question de Tanger

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La Revue de Paris29e année, Tome 2 (p. 181-194).

LA QUESTION DE TANGER


La question de Tanger vient d’être récemment soulevée à Cannes par M. Lloyd George. Il semble que l’opinion publique s’en soit émue, et s’en soit émue plus que de raison. Il serait en effet inexact de croire qu’en abordant ce problème, le premier ministre britannique ait ouvert un débat et provoqué quelque incident diplomatique local. — La situation dans laquelle se trouvent Tanger et la zone internationalisée qui l’environne, attend depuis dix ans d’être réglée. Des négociations sont depuis longtemps engagées en vue d’établir, dans ce coin de l’empire chérifien, un statut définitif ; toutefois, bien que la guerre ait sensiblement modifié les circonstances, ces négociations n’ont jusqu’ici abouti à aucun résultat pratique. En manifestant le désir de voir les divers Gouvernements dont les intérêts sont en jeu, examiner la question avec la ferme résolution de conclure et de conclure sans plus tarder, M. Lloyd George n’a fait qu’exprimer nos propres souhaits. Aucune des puissances intéressées n’a d’avantages à prolonger une période d’attente pendant laquelle l’incertitude qui règne donne le jour non seulement à d’inévitables intrigues mais encore aux interprétations les plus fantaisistes et les plus tendancieuses. Au surplus, et contrairement peut-être à ce que l’on croit communément, la question de Tanger et de la zone internationalisée, si elle comporte des difficultés de détail, ne contient cependant aucune divergence fondamentale qui soit de nature à élever entre les chancelleries française, espagnole et britannique un conflit inquiétant. Sans doute, un accord se consacrera-t-il plus aisément par les voies diplomatiques normales que dans la hâte fiévreuse d’une conférence interalliée ; sans doute nécessitera-t-il, avant de se concrétiser en formules définitives, des conversations qui devront, dans le calme, dans la sérénité et dans une atmosphère de bonne volonté réciproque, régler bien des points importants qui restent encore en suspens ; toujours est-il — et n’est-ce point l’essentiel ? — que cet accord peut se faire et qu’il doit se faire.

La résurrection politique, économique et sociale de l’antique et vaste empire chérifien a donné lieu depuis quelque trente ans et surtout pendant la période qui va de 1904 à 1914 à toute une série d’actes diplomatiques qui, par étapes successives, simplifièrent en le réduisant, si l’on peut dire, à trois faces nettement déterminées, le complexe problème qui se posait aux treize États[1], signataires de la convention de Madrid du 3 juillet 1880, relative au régime des capitulations au Maroc.

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail de ces tractations, quelque historiques qu’elles puissent être. Au reste qui ne se souvient de celles qui tinrent dans la vie diplomatique européenne une place prédominante et souvent dramatique ?

L’acte d’Algésiras d’abord, signé le 7 avril 1906 et qui, mettant un terme au grave malaise provoqué par la brutale manifestation du Kaiser à Tanger, bouleversa les dispositions que M. Delcassé avait prises en harmonie avec les cabinets de Londres et de Madrid et arrêta un nouvel ordre de choses au Maroc. Le principe de l’intervention et du contrôle au lieu d’être établi en faveur de la France et de l’Espagne était en quelque sorte internationalisé ; on ne prévoyait pour la réorganisation de la police chérifienne que des cadres d’instructeurs français et espagnols sous l’autorité d’un colonel suisse. Le capital de la Banque d’État du Maroc devait être divisé en autant de parts égales qu’il y avait de parties prenantes parmi les puissances représentées à la Conférence ; toute concession et toute exploitation de travaux publics subirait dorénavant la procédure de l’adjudication ; enfin l’acte d’Algésiras, en créant un comité des douanes et une commission des valeurs douanières, édictait un règlement douanier et des tarifs nouveaux et ordonnait toutes les mesures propres à contrecarrer la fraude et la contrebande.

L’accord franco-allemand du 4 novembre 1911 signé à Berlin par M. Jules Cambon et M. de Kiderlen-Waechter, ramena sensiblement la question du Maroc sur le terrain que la politique de M. Delcassé avait choisi, c’est-à-dire sur le terrain franco-espagnol. Quatre mois après, le 30 mars 1912, M. Regnault, notre ministre à Tanger, pouvait signer avec le sultan Moulay-Hafid le traité qui établissait notre protectorat ; ce traité se compléta aussitôt d’un indispensable corollaire : l’accord conclu à Madrid le 27 novembre 1912 aux termes duquel la situation de l’Espagne au Maroc était définie à son tour.

L’article 7 de ladite convention spécifiait notamment que « la ville de Tanger et sa banlieue seraient dotées d’un régime spécial qui serait déterminé ultérieurement ; elle formerait une zone comprise dans les limites ci-après, etc. »

Dès lors, sortant d’une pénible et longue période de tâtonnements et d’à-coups, le Maroc commençait à voir les conditions mêmes de sa restauration se fixer. Dans notre zone le général Lyautey était heureusement désigné par le Gouvernement français pour organiser le Protectorat, — et chacun sait l’œuvre géniale qu’il y a accomplie en étroite collaboration avec le sultan et son maghzen. Les Espagnols de leur côté s’attachaient également à remplir leur mandat dans la zone contrôlée par eux et qu’administre au nom du sultan son khalifa (délégué) Moulay Mehdi.

Tanger seul et son mince hinterland attendent encore le statut spécial qu’annonçait l’article 7 de la convention de Madrid.

Est-ce à dire que, par je ne sais quelle négligence, les puissances intéressées à la question aient omis jusqu’ici de s’en occuper ? Non pas. Une Commission franco-hispano-britannique, dès le lendemain de la signature de l’accord de Madrid, se mit à l’œuvre pour préparer ce statut. En attendant qu’un protocole officiel apportât au problème posé une solution définitive, la zone de Tanger continua donc à vivre sous le régime de l’acte d’Algésiras. Et c’est dans ce morceau de terrain large à peine de quelques kilomètres que s’étaient finalement réduites et que subsistent depuis 1906 les vastes conceptions de la célèbre conférence diplomatique.

À la veille de la conflagration européenne de 1914, l’Angleterre et la France avaient élaboré, d’un commun accord, un projet de statut qui fut soumis à l’adhésion de l’Espagne. Mais cette puissance crut devoir faire des objections ; elle discuta ; elle tergiversa ; tant et si bien que, le 2 août 1914, survint la guerre. Les circonstances imposèrent alors certaines résolutions urgentes. Les hostilités étant ouvertes entre le Sultan et les empires centraux, il en résultait que le ministre d’Allemagne et le ministre d’Autriche à Tanger ne pouvaient plus demeurer à leur poste puisqu’ils y étaient accrédités auprès du Sultan lui-même. Ces agents diplomatiques furent par conséquent expulsés. D’ailleurs le traité de Versailles (art. 141 à 146) marqua le terme de l’action allemande au Maroc en spécifiant que toutes les dispositions consécutives aux diverses conventions diplomatiques antérieures à la guerre étaient, en ce qui concerne les puissances vaincues, purement et simplement abrogées, et que « tous les biens et propriétés de l’empire et des États allemands, dans l’empire chérifien, passaient de plein droit au maghzen, sans aucune indemnité ».

La zone de Tanger se trouve donc aujourd’hui dans la même situation qu’en 1912, avec cette différence que les conséquences de la guerre ont fait revenir entre les mains du Sultan les intérêts que l’Allemagne et que l’Autriche y possédaient et que dorénavant pas plus l’Allemagne que les héritiers de l’Autriche-Hongrie n’ont à prendre part au débat qui se poursuit désormais entre le maghzen, l’Espagne, l’Angleterre et nous.

Le voyageur qui s’embarque sur le méchant petit bateau qui fait trois fois par semaine le service entre Algésiras et Tanger, jouit à mesure que tourne l’hélice d’un spectacle véritablement beau. D’un côté, c’est la ville espagnole, avec ses maisons colorées enfouies dans les jardins touffus ; de l’autre, c’est le prodigieux rocher de Gilbratar, suprême effort d’un continent dont on dirait qu’il se soulève avant de mourir, pour dominer une dernière fois les mers et jeter un regard inquiet sur cette terre rivale qu’on voit au loin et qui barre l’horizon de son aspect farouche. Le navire creuse les eaux vertes et bientôt le voici qui se trouve au milieu du chenal ; les monts d’Andalousie et les chaînes du Rif projettent, sur la mer docile, leurs ombres réciproques. Mais si belles que soient les visions dont se remplissent les yeux, elles ne suffisent pourtant pas à détourner l’esprit des saisissantes pensées qui vous pressent de toutes parts. Ce bras de mer entre deux murs rugueux, n’est-ce point le vrai carrefour du monde ? Voici l’Europe avec son orgueilleux promontoire ; voilà le vestibule de l’immense Afrique ; ici la porte méditerranéenne qui, de soleil en soleil, mène jusqu’aux plus lointaines Asies ; là, la porte Atlantique, qui s’ouvre sur le désert des houles, mais au delà desquelles il y a les grandes Amériques et les Îles. Toutes les races, toutes les civilisations, l’histoire même de l’homme, il semble que ce soit ici le lieu d’en faire les plus vastes synthèses. De quelque côté que l’on se tourne ce n’est pas seulement sur un horizon de terre et d’eau que le regard se pose ; mais sur les horizons, lourds de passé et riches d’avenir, des humanités qui sont mortes, des humanités qui vieillissent et des humanités qui naissent. Au surplus ces passionnantes réflexions aident à supporter la traversée qui sur le frêle bateau n’est guère propice au voyageur qui n’a pas le pied marin. La pestilentielle odeur de friture à l’huile qui s’échappe de l’entrepont fait le trait d’union entre les cuisines espagnoles et les cuisines marocaines et met déjà le cœur à l’envers. Toutefois l’épreuve n’est pas longue. Cette baie aux contours harmonieux, cette ville blanche qui descend vers la mer, cette romanesque Kasbah, qui, de minute en minute, se précisent et se rapprochent, c’est Tanger. Et bientôt, au milieu d’une foule grouillante où toutes les races se mêlent, assailli par une nuée de gamins loqueteux qui parlent « parisien », l’on débarque sur ce coin de terre chérifienne dont le nom restera l’un des plus captivants et décevants chapitres de l’Histoire diplomatique de l’Europe.

Le nombre et la variété des intérêts qui sont en jeu, le séjour des missions diplomatiques (la France, la Belgique, l’Espagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie entretiennent des ministres ou des chargé d’affaires) font de Tanger une ville à part, bien plus préoccupée de politique que d’affaires, sorte d’antichambre du Maroc où l’on s’arrête pour causer — et les conversations n’en finissent pas ! — avant de pénétrer par la porte espagnole ou par la porte française dans l’intérieur du Pays. La ville est administrée par une Commission d’hygiène et de voirie. Cette Commission est composée de membres qui sont, soit désignés par le corps diplomatique, soit élus par le Collège international qui assure l’administration municipale de la Ville sous la direction et avec l’assistance des autorités chérifiennes locales. D’importants organismes, comme la Banque d’État du Maroc, la Société de Régie des tabacs, le contrôle de la Dette, ont leur siège social à Tanger, ainsi que les diverses Commissions prévues par l’acte d’Algésiras, comme la Commission d’adjudication des travaux, etc. Un tabor de police français et un tabor de police espagnol assurent la tranquillité de la ville. Depuis dix ans qu’elle attend son statut, Tanger s’est habituée au régime provisoire. C’est qu’en définitive, au-dessus des intérêts européens et des passions que ces intérêts mêmes suscitent, malgré toutes les vicissitudes par lesquelles, depuis si longtemps, Tanger a dû passer, un principe permanent, une puissante autorité morale règnent toujours et règnent seuls : la souveraineté de Sa Majesté le Sultan. Cette souveraineté n’a subi et ne peut subir aucune atteinte, pas plus à Tanger que dans aucune autre partie de l’Empire chérifien. Pour les Musulmans de la zone internationalisée, comme pour ceux de Rabat ou de Mélilla, Moulay-Youssef est le chef religieux, seul maître incontesté et incontestable ; aussi bien est-ce auprès de sa personne que sont accrédités les ministres qui séjournent à Tanger et qui entretiennent avec lui et son gouvernement des relations diplomatiques par l’intermédiaire du Naib (représentant du Sultan à Tanger).

Comment se pose donc aujourd’hui la question du statut définitif de Tanger ? Il y a deux manières de répondre, car nous nous trouvons en présence d’une solution d’ordre diplomatique et d’une solution inspirée par une opinion publique espagnole farouchement nationaliste.

Beaucoup d’Espagnols en effet — et non les moindres — veulent purement et simplement « désinternationaliser » si l’on ose dire ! Tanger, et cela au profit de l’Espagne. Depuis l’A. B. C., organe du parti mauriste — jusqu’à M. Lerroux, l’ancien leader républicain, une vigoureuse campagne est menée qui se résume dans les paroles que le député espagnol prononçait le 29 novembre dernier à la Chambre. « L’Espagne doit négocier pour que la zone de Tanger soit placée sous notre pouvoir… L’heure est venue maintenant de dire que Tanger ne peut être qu’espagnol ou si nous ne pouvons le faire espagnol il faut abandonner le Maroc ! » Les chefs de la droite s’associèrent, en donnant le signal des applaudissements, à ces affirmations d’un membre de la gauche.

Cette campagne ne se cantonne pas entre les murs du Parlement ou dans les colonnes de la Presse. M. Merry del Val, ambassadeur d’Espagne en Angleterre, dans une conférence qu’il a lue à la Société Royale de Géographie de Londres, a fait nettement allusion à « Tanger espagnol ». D’autre part la Société Royale de Géographie de Madrid a attribué récemment son grand prix à un ouvrage de M. Abelardo Marino Alvarez consacré au Maroc, dont la conclusion proclame que le « Maroc sans Tanger ne nous convient pas ». Et dans une poétique vision impérialiste, le lauréat de l’Académie à Madrid va même jusqu’à écrire :

Il n’y aura aucune entrave pour nous arrêter. Nos frontières iront des Pyrénées à l’Atlas, de l’Atlas au Sahara, du Sahara à l’Océan. Et de l’autre côté des flots, — car l’Atlantique doit être notre Mer Intérieure — se trouvera l’autre Espagne, celle des Amazones, du Plata et du Popocatépelct.

Les Ibéro-Berbères de l’Espagne, du Portugal, de l’Amérique, du Maroc et du reste de l’Afrique du Nord — en un puissant empire qui rappellera celui de l’Atlantide — renoueront les liens rompus de la race commune et, continuant la glorieuse tradition historiques constitueront un facteur décisif pour le progrès de l’humanité dans l’avenir.


Assurément les partisans de Tanger espagnol étayent leurs arguments sur certains faits d’ordre social ou économique, comme le chiffre important de la population espagnole à Tanger, ou comme la situation géographique de la ville qui semble tourner le dos à l’Afrique pour regarder l’Espagne. Toutefois il nous semble qu’il entre dans les raisonnements de certains éléments intransigeants espagnols moins de raisons pratiques que de chauvinisme inquiet et que précisément ce chauvinisme ne nous est guère favorable. L’Espagne à Tanger, nous dit-on, c’est l’Espagne assurant son indépendance ? Nous ne sachons pas que l’indépendance espagnole puisse être le moins du monde menacée et nous ne voyons pas en quoi la possession de Tanger pourrait être nécessaire à la sécurité du royaume ? La présence de l’Angleterre à Gibraltar, sur le sol même de la péninsule ibérique, nous offrirait à ce titre, s’il en était besoin, toutes les garanties désirables !

Existe-t-il parallèlement chez nous un parti nationaliste qui réclame bruyamment « Tanger français » ? Certainement non. Sans doute serait-il inexact de dire que, lorsque l’accord franco-espagnol du 23 novembre 1912 fut connu à Tanger, une profonde et douloureuse émotion ne s’empara point de tous ceux — et ils étaient nombreux — qui s’attendaient à voir Tanger comprise dans la zone soumise au protectorat de la République. Il n’y avait pas là seulement qu’une question de sentiment ou de vraisemblance ; il y avait encore une question de logique.

En 1909 le commerce français à Tanger (importation et exportations réunies) tenait le premier rang avec un chiffre de 5 769 999 francs sur un total de 16 719 713 francs.

En 1910 le commerce français tenait encore le premier rang avec un chiffre de 6 138 950 francs, l’Angleterre venant après avec 3 883 000.

En 1911 le commerce français tenait toujours le premier rang avec un chiffre, sans cesse grandissant, de 8 191 266 francs.

Dès lors ne semblait-il pas naturel que les Tangerois s’attendissent à bénéficier, pour le développement de leur cité, des droits protecteurs que la France tirait du traité signé, le 30 mars 1912, avec le sultan ?

Néanmoins Tanger s’inclina et comprit toute la sagesse de la modération française. Cette sagesse et cette modération, la victoire de la France en Europe et le prodigieux épanouissement de notre protectorat au Maroc ne les ont pas altérées.

Peut-être, çà et là, quelques revendications isolées se sont-elles fait entendre — émanant surtout de personnes mal renseignées et même point renseignées du tout sur le débat ; toujours est-il qu’aucun parti, qu’aucun organe, qu’aucune publication ne soutient le point de vue « Tanger Français » ainsi que de l’autre côté des Monts l’on soutient avec véhémence celui de « Tanger Espagnol ».

Cette constatation n’est-elle sans doute pas inutile à faire à un moment où, comme l’a si justement dit M. Poincaré dans sa déclaration ministérielle « une propagande éhontée, dont il est trop aisé de deviner les inspirateurs, s’exerce aujourd’hui contre la France et s’efforce de dénaturer son attitude et ses intentions en la représentant comme atteinte d’une sorte de folie impérialiste ».

Il y a pourtant une thèse française, sur la question du statut de Tanger. Cette thèse s’appuie sur ce dogme fondamental : la souveraineté du sultan. Nous estimons que Tanger, qui, de toutes les villes du Maroc, est la seule qui soit du fait de sa situation géographique, si l’on peut dire, européenne, doit, par conséquent, rester celle où, vis-à-vis de l’Europe, la souveraineté du sultan continue à être nettement établie et affirmée. Les Espagnols n’ont peut-être pas tout à fait la même conception que nous sur le caractère spécial que nous reconnaissons au chef de l’empire marocain. Dans la zone qu’ils surveillent et qu’ils surveillent en son nom, ils tendraient à substituer à l’autorité du sultan celle de son khalifa ; cependant il n’y a et il ne peut y avoir de substitution puisqu’il ne s’agit en l’espèce que d’une simple délégation, le sultan du Maroc étant un chef religieux qui ne saurait avec personne partager sa mission spirituelle.

Les Espagnols parlent couramment de leur « Protectorat au Maroc ». D’une part, il n’y a pas de protectorat espagnol au Maroc ; d’autre part, y en aurait-il, que nous ne pensons pas que les Espagnols l’appliqueraient dans l’esprit avec lequel nous l’appliquons nous-mêmes. Les graves incidents militaires dont le Rif a récemment été le sanglant théâtre contiennent peut-être, à ce titre, des enseignements qu’il ne faudrait pas négliger.

Nous ne préconisons donc pas plus Tanger espagnol que nous ne préconisons Tanger français ; le point de vue que nous soutenons c’est Tanger chérifien. En cela d’ailleurs, nous ne faisons que seconder les préférences de la population musulmane de la ville elle-même.

Dès avril 1912, une délégation de cette population est allée trouver la Commission franco-hispano-anglaise chargée d’élaborer le statut de Tanger pour lui soumettre un triple vœu. Elle demandait :

1o Que toutes les fonctions officielles fussent réservées aux musulmans de Tanger sur la désignation du Sultan ;

2o Que la future municipalité tînt compte de la prépondérance numérique des musulmans à Tanger ;

3o Que les musulmans bénéficiassent d’une autonomie religieuse complète et que les biens religieux fussent gérés par eux.

Aussi bien la solution que nous suggérons aujourd’hui aux puissances intéressées s’inspire-t-elle de ces grandes lignes puisqu’elle consiste, tout d’abord, à reconnaître à Tanger et dans la zone qui l’environne la souveraineté du sultan sans qu’aucun droit protecteur particulier ne soit attribué pas plus à l’Espagne qu’à la France. Nous proposons en outre que Tanger soit administré par une municipalité composée d’un nombre X de membres avec majorité de membres musulmans, égalité de membres français et espagnols, plusieurs membres anglais, un membre belge, etc., sous la présidence du Naib, représentant du Sultan. La France, l’Espagne et l’Angleterre prendraient part de ce fait à l’administration d’une ville où chacune de ces puissances a des intérêts et cette collaboration tripartite s’exercerait en plein accord et sous l’autorité morale du chef de l’empire chérifien et de son maghzen. Telle nous semble devoir être la combinaison à la fois la plus équitable et le plus pratique pour assurer, tout en ménageant les intérêts et les droits de chacun, le libre épanouissement du port de Tanger.

Nous l’avons dit au début de ces pages et nous le redisons plus catégoriquement encore : si une certaine opinion publique espagnole agite avec éclat une thèse impérialiste, si l’Angleterre de son côté pour des raisons diverses reprend la question de Tanger dans un esprit qui ne semble pas, a priori, très favorable à notre thèse, il n’y a là pourtant que des difficultés secondaires. Nous croyons savoir que, de part et d’autre, les trois chancelleries européennes sont parfaitement désireuses de se mettre d’accord sur le problème tangérois et même, à quelques points de détails près, nous sommes persuadés qu’elles sont virtuellement d’accord. La thèse « Tanger espagnol » pas plus que la thèse « Tanger français » n’ont jamais constitué à vrai dire un point de vue diplomatique, mais un simple point de vue d’opinion ou de presse. Les trois puissances — et c’est là un point essentiel — sont animées de la même intention d’assurer la neutralisation stratégique de Tanger, sa liberté commerciale et l’égalité économique.

Nous reconnaissons bien volontiers les intérêts que possède l’Espagne à Tanger ; nous reconnaissons bien volontiers aussi les intérêts qu’y possède l’Angleterre. Mais ce que nous demandons en revanche à l’Angleterre comme à l’Espagne c’est de reconnaître les nôtres.

Est-il besoin de dire qu’ils sont considérables ? Sans compter les établissements commerciaux français établis à Tanger, tels que : des sardineries, briqueterie, minoteries, fonderies sur métaux, etc., ni même les terrains urbains, d’une considérable superficie, appartenant à nos nationaux, on ne saurait oublier la part prédominante de la France dans les grandes entreprises de travaux publics.

Il en est deux qui dominent tout ; le futur chemin de fer Tanger-Fès et le port de Tanger.

Tanger est appelée à devenir la tête de ligne de la grande voie ferrée de la zone française. Sans doute cette voie traversera-t-elle d’abord, par une sorte de coïncidence géographique, un coin de la zone espagnole ; mais sans grand profit économique. Le véritable but du Tanger-Fès c’est de desservir la partie la plus riche de la zone française et d’être, pour cette zone, une voie de transit et une porte d’accès ou de sortis. Au surplus 60 p. 100 du capital de la Société est français ; française aussi la majorité du Conseil d’administration. Cette circonstance suffirait déjà à affirmer le droit qu’a la France de ne pas se désintéresser du sort de Tanger ; mais il en est une autre d’un poids tout aussi considérable : le port de Tanger.

La rade de Tanger exige d’importants travaux pour devenir un port praticable. Avant la guerre, l’exécution de ces travaux avait été adjugée à la Société Marocaine de Travaux publics et la part française et la part chérifienne représentaient 50 p. 100 du capital. Le traité de Versailles, cependant, eut pour conséquence de faire passer entre les mains du Sultan les parts de capital que possédaient l’Allemagne et l’Autriche, en vertu des conventions antérieures à la guerre. La Nouvelle Société Internationale pour le développement de Tanger qui s’est substituée à la Société marocaine de Travaux publics a reçu, l’an dernier, par dahir du sultan, la concession du port. Cette société comporte quatre administrateurs français, deux espagnols et deux anglais. L’Espagne, sans doute, a cru devoir élever des protestations relatives à l’attribution au Maghzen des parts austro-allemandes ; l’Angleterre paraît s’être associée aux objections formulées par le cabinet de Madrid. Il n’y a là pourtant que l’application toute naturelle de l’article 144 du traité de Versailles que l’Angleterre a signé et auquel l’Espagne est totalement étrangère.

Au demeurant ni l’une ni l’autre de ces puissances ne songent à contester la prédominance des intérêts français, dans les travaux que le port de Tanger suscite. Cette prédominance confère des droits. Mais ces droits, si imprescriptibles qu’ils soient, doivent pouvoir se concilier, croyons-nous, avec les intérêts espagnols et britanniques. Ce n’est même que de cette conciliation que dépend le développement de Tanger.

L’heure est donc venue de mener à bonne fin cette négociation qui n’a que trop duré. On a lancé l’idée d’un arbitrage de la Société des Nations. Certes la thèse française n’aurait-elle rien à perdre en se soumettant au verdict du tribunal diplomatique international, mais l’on se demande vraiment si cette pompeuse procédure est nécessaire ? C’est en vain, en effet, que des agitateurs sans scrupules essayeraient d’élever entre l’Espagne et nous de nouvelles Pyrénées. Hâtons-nous de le dire : s’il y a des intransigeants en Espagne — hélas ! où n’y a-t-il pas d’intransigeants ? — d’éminentes personnalités politiques sont animées, comme nous le sommes nous-mêmes, du sincère désir de voir la question de la zone de Tanger se régler amiablement dans une atmosphère de parfaite cordialité. N’est-ce point M. Salvador Canals, ancien sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil et spécialiste des questions marocaines, qui a récemment écrit ces fortes paroles : « Entre l’Espagne et la France il doit exister sur la question du Maroc une intelligence pratique, effective, agissante et extrêmement cordiale. Nous avons à collaborer à une œuvre commune et, si une entente intime n’existe pas, nous nous nuisons mutuellement les uns aux autres. À mon avis, il est extrêmement facile de s’entendre, même sur la question de Tanger. »

On ne saurait mieux dire et ce langage, tenu par un membre influent du parti libéral conservateur en Espagne, la France s’en approprie les termes avec la même foi. Nous poursuivons, l’Espagne et nous, des fins identiques au Maroc ; notre œuvre est parallèle et similaire : œuvre de résurrection sociale et de développement économique, œuvre de paix s’il en fut. Il serait désastreux de créer un malentendu entre les deux sœurs latines, là où leur primordial intérêt est de s’unir et de se compléter. Cette volonté d’entente qui l’emporte sur les patriotismes aveugles, il est à souhaiter que l’Angleterre ne risque pas de la faire dévier en introduisant dans le débat sa politique personnelle. Peut-être la Grande-Bretagne estime-t-elle qu’entre deux nations de race latine, son intervention anglo-saxonne est nécessaire ? Peut-être se mêle-t-il, dans ses préoccupations actuelles, non pas seulement le légitime souci de soutenir à Tanger les intérêts de ses nationaux, mais encore celui de jouer en quelque sorte le rôle de l’arbitre prédestiné ? Toujours est-il que nous nous refusons à croire, comme d’aucuns l’ont prétendu, que les hommes d’État de Downing-street, qui s’effarouchent toujours avec grandiloquence de l’impérialisme des autres, inclinent dans la question de Tanger à partager le point de vue impérialiste qu’une certaine opinion publique entretient en Espagne.

Il ne peut y avoir là que des assertions tendancieuses, comme nous en avons vu malheureusement trop souvent compliquer une situation européenne qui n’est déjà pas simple.

M. Lloyd George et lord Curzon, dans la manière un peu rude qui leur est familière, ont laissé tomber à Cannes le mot « Tanger ». C’est un mot qui a déjà fait si peur à l’Europe qu’on ne peut le prononcer sans qu’aussitôt les fronts des uns et des autres se plissent. Grâce à Dieu, ce ne sont là que de vieux réflexes désormais inutiles. « Tanger » ne signifie plus aujourd’hui dans l’œuvre marocaine commune qu’un simple point de détail qu’un peu de bonne volonté réciproque suffira à régler. Et demain, « Tanger », nous en sommes sûrs, délivrée des incertitudes qui pèsent depuis dix ans sur elle, ne représentera plus qu’une ville heureuse et blanche, escale ensoleillée au milieu des houles, et qui sera, avec ses jardins et ses terrasses, pour le voyageur un peu ému, comme le premier sourire de l’Islam.

WLADIMIR D’ORMESSON
  1. Ces états étaient l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, les États-Unis d’Amérique, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède et la Norvège.