La Question de Terre-Neuve

La bibliothèque libre.
La Question de Terre-Neuve
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 856-872).
LA
QUESTION DE TERRE-NEUVE

La question de Terre-Neuve, qui préoccupe actuellement les gouvernemens de la France et de l’Angleterre, implique l’examen de deux difficultés qui, quoique distinctes, sont cependant étroitement unies : 1o  les Français ont-ils, comme la France le soutient, un droit exclusif de pêche sur les côtes de Terre-Neuve ? les Anglais n’ont-ils pas aussi, comme le prétend l’Angleterre, un droit de pêche sur ces côtes, qui vient faire concurrence au droit des premiers ? 2o  le droit de pêche des Français s’applique-t-il à la pêche du homard aussi bien qu’à celle de la morue ? ne doit-il pas, au contraire, être restreint à cette dernière ? quels sont les droits respectifs des Français et des Terre-Neuviens au .sujet des établissemens qu’ils peuvent avoir sur le French Shore ? À l’une ou à L’autre de ces deux questions, les traités répondent avec une entière et incontestable clarté.


I

Le premier texte qui a délimité les positions relatives de la France et de l’Angleterre à Terre-Neuve est l’article 13 du traité d’Utrecht des 13 mars-11 avril 1713. Ayant ce traité, les Français étaient maîtres de l’ile et, comme tels, ils exerçaient pleinement le droit de pêche dans ses aux : des lettres patentes du roi de France nommaient, en 1655, Le sieur de Keréon gouverneur de l’île de Terre-Neuve, et, dans tout le cours du XVIIe siècle, des règlemens faits par les Malouins pour l’exploitation de la pêche étaient soumis au Parlement de Bretagne et rendus exécutoires par le Roi Très-Chrétien[1]. Qu’a stipulé l’article 13 ? En vertu de cet article, la France a cédé à l’Angleterre le territoire de Terre-Neuve, mais elle a conservé, sur une partie déterminée des côtes (depuis le cap de Bona-Vista jusqu’à la pointe Riche), et pour une certaine période de l’année, la faculté de pêcher dans les eaux territoriales de l’île, et celle d’établir sur les rivages « des échafauds et cabanes nécessaires et usités pour sécher le poisson. » Par cela même que le traité n’a pas dit dans quelles conditions, par rapport aux indigènes et aux Anglais, un droit de pêche était constitué, il a évidemment entendu qu’il demeurait tel qu’il s’exerçait avant 1713, c’est-à-dire sous le régime du droit exclusif. Le traité avait pris soin de fixer l’époque et l’étendue territoriale du droit ; s’il avait voulu modifier de même son caractère, faire d’un droit exclusif un droit simplement concurrent, il l’aurait certainement dit. On s’explique d’ailleurs pourquoi il ne l’a point dit. En ce temps-là, les Terre-Neuviens étaient pauvres et ne vivaient que par la pêche que faisaient les Français : leur seul profit était la nourriture et les appâts qu’ils leur vendaient. Fort peu nombreux, ils n’eussent pu, s’ils en avaient eu le goût, se livrer d’une façon rémunératrice au métier de pêcheur. Susciter une concurrence aux Français, ç’eût donc été, dans ces conditions, s’exposer à les écarter de l’île et ainsi à ruiner les indigènes. Quant aux Anglais, ils n’avaient pas l’habitude de ce genre de pêche, et rien n’était moins certain que leur intention, dans un temps plus ou moins rapproché, d’aller chercher fortune dans ces parages : on ne pouvait donc songer à eux.

L’article 13 fut maintenu par l’article 5 du traité de Paris du 10 février 1763. Ce traité interpréta même ses dispositions dans un sens favorable aux Français. Il s’exprimait, en effet, dans les termes suivans : « Les sujets de la France auront la liberté de la pêche et de la sécherie sur une partie des côtes de l’île de Terre-Neuve, telle qu’elle est spécifiée par l’article 13 du traité d’Utrecht, lequel article est renouvelé et confirmé par le présent traité. » Dire qu’une personne a « la liberté » de faire un acte, n’est-ce pas dire qu’elle ne sera point gênée dans l’exercice de cet acte, qu’aucune concurrence ne viendra restreindre ses droits ?

Mais, en fait, la liberté de la pêche reconnue aux Français ne fut pas toujours pleinement respectée : depuis 1713, la côte de Terre-Neuve s’était peuplée ; les Anglais avaient commencé à se diriger vers ces parages, et les indigènes, devenus plus riches, avaient vu dans la pêche un moyen de réaliser des profits : ils avaient donc disputé à nos compatriotes le droit de jeter des filets dans les eaux de l’île, et des querelles souvent vives s’en étaient suivies. Aussi, lorsque, le 3 septembre 1783, la France et l’Angleterre signèrent le traité de Versailles, décidèrent-elles de « prévenir les querelles qui avaient eu lieu jusqu’à présent entre les deux nations française et anglaise (art. 5). » Le but poursuivi par la convention indique nettement la portée de celle-ci. Le seul moyen d’éviter les querelles était de faire la part aux ambitions respectives ; il ne pouvait assurément consister dans l’établissement d’une concurrence sur une même partie de mer. Il fallait qu’en fait aussi bien qu’en droit, les compétiteurs fussent séparés. C’est effectivement de la sorte que l’on procéda. Le traité de 1783 divisa les côtes de Terre-Neuve en deux tronçons : la France « consentait à renoncer au droit de pêche qui lui appartenait, en vertu de l’article 13 du traité d’Utrecht, depuis le cap de Bona-Vista jusqu’au cap Saint-Jean ; » seulement, en retour, l’Angleterre reconnaissait aux Français la faculté de pêcher non seulement depuis le cap Saint-Jean jusqu’à la pointe Riche, — ce que leur accordaient déjà les traités précédens, — mais encore jusqu’au cap Haye ; elle leur donnait dès lors, comme compensation, une étendue de côtes au moins « gale à celle qu’elle attribuait à ses propres sujets. Pourquoi cette extension de la limite de pêche ? C’est apparemment qu’avant 1783, les Français ne partageaient pas avec les Anglais le droit de pêche du cap Bona-Vista à la pointe Riche. Si, en effet, ils avaient dû subir entre ces deux points la concurrence britannique, il eût suffi, pour sauvegarder leurs intérêts, de leur reconnaître un droit propre seulement sur la moitié de la côte délimitée en 1713 et en 1763 : la propriété exclusive de la moitié équivalant à l’indivision du tout. Attribuer aux Français un droit dominant sur une partie au moins égale à celle qu’ils possédaient d’après les traités antérieurs, c’était dire que sur cette dernière, du cap Bona-Vista à la pointe Riche, il-avaient déjà ce droit. Deux points ressortent donc clairement du traité de 1783 : l’assiette du droit de pêche appartenant aux Français était modifiée, à leur avantage, et, dans la partie qui leur était assignée, ils avaient toujours un droit de pêche exclusif ; les Anglais obtenaient, de leur côté, un droit également exclusif sur la portion de côtes s’étendant du cap Bona-Vista au cap Saint-Jean.

Le caractère non concurrent du droit de la France, que l’esprit et la lettre du traité de 1783 suffisent à établir, est plus évident encore si on se reporte à la déclaration donnée le même jour, 3 septembre 1783. par le roi d’Angleterre. Sa Majesté Britannique s’engageait « à prendre les mesures les plus positives pour prévenir que ses sujets ne troublassent en aucune manière par leur concurrence la pêche des Français, pendant l’exercice temporaire qui leur était accordé, sur les côtes de l’ile de Terre-Neuve ; » elle défendait de plus à ses sujets « de molester aucunement les pêcheurs français durant leurs pêches. » Empêcher les pêcheurs anglais de troubler « par leur concurrence » les pêcheurs français, n’était-ce pas les empêcher de faire concurrence à ceux-ci ? N’était-ce pas affirmer que les pêcheurs français avaient un droit exclusif ? Dira-t-on qu’en s’exprimant de la sorte, l’auteur de la déclaration a voulu dire seulement que les Anglais, en coopérant à la pêche avec les Français, ne les gêneraient aucunement ? Mais, si telle avait été sa pensée, ce n’est pas le trouble par la concurrence, by their competition, dit le texte anglais, que la déclaration aurait défendu, c’est le trouble dans la concurrence. Et le roi d’Angleterre, pour bien montrer qu’en cela il n’innovait pas. avait soin d’ajouter que l’article 13 du traité d’Utrecht « serait le modèle sur lequel la pêche se ferait. »

Tels sont les textes qui aujourd’hui encore forment la base de la question de Terre-Neuve : les traités de Paris du 30 mai 1814 et du 20 novembre 1815 n’y ont apporté aucune dérogation. Ces textes confirment absolument les prétentions de la France. Cette opinion est, au surplus, celle que, jusqu’à une époque relativement récente, le gouvernement anglais lui-même n’a pas cessé d’émettre : il a toujours interprété les anciennes stipulations dans un sens favorable à la France. C’est ce qu’il est facile de montrer en rappelant les manifestations diverses de ce gouvernement au sujet de Terre-Neuve.

Au lendemain du traité de 1783, en 1788, le Parlement britannique votait un Act « pour mettre en mesure Sa Majesté de faire tous règlemens nécessaires afin de prévenir les inconvéniens qui pourraient résulter des compétitions entre les sujets de Sa Majesté et ceux du Roi Très-Chrétien péchant sur les côtes de Terre-Neuve. » Or cet Act, qui était comme une interprétation législative du traité, — et dont les termes ont été plus tard reproduits par la loi britannique de George IV, de 1824, prorogée en 1821 » et en 1832, et par un bill d’exécution présenté en 1891 par le gouvernement anglais[2], — autorisait le roi d’Angleterre à donner des ordres et des instructions au gouverneur et aux officiers de la colonie de Terre-Neuve « pour enlever ou faire enlever tous chauffauds, claies, matériel et autres installations quelconques servant à la pêche, construits par les sujets de Sa Majesté (Britannique) sur cette partie de la côte de Terre-Neuve qui s’étend du cap Saint-Jean au cap Raye, ainsi que pour écarter ou faire écarter tous vaisseaux, navires et bateaux appartenant aux sujets de Sa Majesté (Britannique), qui seraient trouvés dans les limites susdites, et, en cas de refus de quitter les parages ci-dessus spécifiés, d’y contraindre par la force les sujets de Sa Majesté (Britannique), nonobstant tous lois, usages et coutumes contraires. »

Trente-quatre ans plus tard, dans une proclamation du 12 août 1822, le gouverneur de Terre-Neuve. Hamilton, n’était pas moins explicite. Rappelant l’article 13 du traité de paix d’Utrecht, que les traités subséquens avaient continué, il constatait que le droit de pêche avait été « réservé » aux sujets de Sa Majesté Très-Chrétienne entre le cap Saint-Jean et le cap Raye, et déclarait qu’en conséquence, « les sujets de Sa Majesté Très-Chrétienne devaient avoir pleine et entière jouissance de la pêche dans les limites et bornes ci-dessus énoncées. » Précisant davantage, il ajoutait : « Si aucun des sujets de Sa Majesté (Britannique) refusait de quitter cette partie de la côte (entre le cap Saint-Jean et le cap Raye) dans un délai convenable après invitation à le faire, les officiers sous nos ordres devront prendre des mesures pour que les échafauds et autres installations créés par les récalcitrans pour l’exploitation desdites pêcheries soient enlevés ainsi que les bateaux et navires en dépendant et qui se trouveraient dans les limites susdites ; lesdits officiers sont autorisés à user des moyens qu’ils jugeront nécessaires pour contraindre les sujets de Sa Majesté Britannique) à quitter cette partie de la côte de l’île. »

Cependant l’île de Terre-Neuve prenait de jour en jour un plus grand essor. Sa population, accrue dans de notables proportions, se montra bientôt exigeante : elle réclama du gouvernement britannique l’institution d’un Parlement, — ce qui lui fut accordé en 1832, — et l’éviction des Français, dont les droits gênaient ses intérêts. L’Angleterre se trouva alors dans un cruel embarras. Désireuse de respecter les traités qui la liaient à la France, elle ne voulait pas cependant mécontenter sa colonie. Dans l’espoir que ses juristes trouveraient un biais qui pût concilier les deux choses, elle se décida en 1835 à consulter les jurisconsultes de la Couronne. Mais l’avis de ces derniers ne fut point ce qu’elle avait espéré. « Après avoir pris connaissance des traités, dirent MM. Dodson, Campbell et Rolfe, nous pensons que les sujets français ont le droit exclusif de pécher sur la partie de la côte de Terre-Neuve, spécifiée dans le cinquième article du traité définitif, signé à Versailles, le 3 septembre 1783. » Les ministres, plus gênés qu’aidés par l’avis des jurisconsultes, les invitèrent, par un délicieux euphémisme, à procéder à un nouvel examen plus approfondi de la question.

En 1837, tout en se montrant moins affirmatifs dans la forme, les mêmes conseillers de la Couronne furent au fond tout aussi formels en faveur de la France : ils reconnurent que les Français avaient un droit de pêche tel que personne ne pouvait le partager avec eux du moment qu’ils en pouvaient être gênés ; le fonds de pèche était constitué de telle sorte par la nature qu’il était impossible d’y exercer la pêche commune. « Si, déclaraient-ils, il existait réellement assez de place dans les limites du district en question pour que les pêcheurs des deux nations pussent y pêcher sans que des collisions dussent en résulter, nous ne pensons pas que la Grande-Bretagne serait astreinte à empêcher ses sujets d’y pêcher. Quoi qu’il en soit, il paraît résulter du rapport de l’amiral sir P. Halkett que c’est à peine praticable ; et nous sommes d’avis que, conformément à la véritable nature du traité et de la déclaration, il est interdit aux sujets britanniques de pêcher, s’ils causent quelque embarras à la pêche française. »

On en était ainsi toujours au même point. En 1854, la colonie terre-neuvienne obtint le self-government et bientôt, en 1857, puis en 1884 et en 1885, des traités furent signés entre la France et l’Angleterre à l’occasion de Terre-Neuve. Que stipulaient ces traités ?

Le traité du 14 janvier 1857 était des plus formels. Il divisait les côtes de Terre-Neuve en trois tranches : 1o  depuis le cap Saint-Jean jusqu’aux îles Quirpon, depuis les îles Quirpon jusqu’au cap Normand, et dans cinq havres déterminés de la côte occidentale, les Français « avaient le droit exclusif de pêcher et de se servir du rivage pour les besoins de la pêche » (art. 1) ; 2o  « les sujets anglais avaient le droit, concurremment avec les sujets Français, de pêcher sur la côte occidentale de Terre-Neuve depuis le cap Normand jusqu’au cap Raye, excepté sur les cinq points ci-dessus mentionnés ; mais les sujets français avaient l’usage exclusif du rivage pour les besoins de leur pêche depuis le cap Normand jusqu’à la pointe Rock dans la baie des Îles (au Nord de la rivière Humbert), par 49° 5’ de latitude environ, en outre du rivage des havres réservés (art. 2) ; » 3o  « depuis la pointe Rock dans la baie des Îles jusqu’au cap Raye, la Grande-Bretagne avait exclusivement et sans restriction l’usage du rivage, excepté sur les points mentionnés en l’article premier (art. 4). » Cette convention, sans doute, ne faisait aucune allusion aux anciens traités de 1713, 1763 et 1783 ; on peut donc dire qu’elle constituait un système tout nouveau, qui n’exigeait pas l’interprétation des actes antérieurs. D’autre part, elle ne fut point mise à exécution, l’Assemblée de Terre-Neuve ayant refusé de voter les conditions nécessaires pour la rendre effective. La convention de 1857 n’en a pas moins cependant une importance extrême. Signée et ratifiée par l’Angleterre, elle témoignait que ce pays, par l’organe de son gouvernement et de ses négociateurs officiels, ne considérait pas comme dénuées de fondement les prétentions de la France. Poussée comme elle l’était par sa colonie, la Grande-Bretagne aurait-elle consenti à proclamer le caractère exclusif du droit des Français, si elle n’avait été convaincue de sa valeur d’après les traités anciens ?

C’est d’ailleurs ainsi que, quelques jours plus tard, le 16 janvier 1857, le ministre des Colonies, M. Labouchère, envisageait les anciens droits des français : « Que les termes établissant les droits des Français fussent logiquement équivalons ou non au mot « exclusif, » ils l’étaient réellement dans la pratique, écrivait-il à M. Darling, gouverneur de Terre-Neuve ; puisque les pécheurs anglais ne pouvaient pas gêner les pécheurs français par leur concurrence, il était de peu d’importance qu’ils eussent, en théorie, nu droit de concurrence que Les Français étaient toujours autorisés à faire cesser à leur gré. »

Mais les arrangemens que l’Angleterre signa à Paris, le 26 avril 1884 et le 14 novembre 1885, et qui eux aussi ne furent pas mis à exécution par la seule opposition de Terre-Neuve, ont, au point de vue qui nous intéresse, c’est-à-dire au point de vue des traités anciens, une importance plus grande encore. Ces actes, aux termes desquels « le gouvernement anglais s’engageait à se conformer aux dispositions ci-après pour assurer aux pêcheurs français, en exécution des traités en vigueur et particulièrement de la déclaration de 1783, le libre exercice de leur industrie sur les côtes de Terre-Neuve sans gêne ou obstacle quelconque de la part des sujets britanniques (art. 1), » déclaraient que « les Français conserveraient dans sa plénitude, sur toutes les parties de la côte comprise entre le cap Saint-Jean et le cap Raye, et tel qu’il est défini par les traités, le droit de pêcher, sécher, préparer le poisson, etc. (art. 3 de 1884, art. 4 de 1885), » et, en outre, que « le gouvernement français, de son côté, s’obligeait à n’élever aucune protestation contre la création (par les Anglais) des établissemens nécessaires au développement de toute industrie autre que celle des pêcheries, sur les parties de la côte de Terre-Neuve comprise entre le cap Saint-Jean et le cap Raye (art. 2). » N’était-ce pas, de la part de l’Angleterre, reconnaître une fois de plus que les traités anciens conféraient aux Français un droit exclusif de pêche ?


II

C’est en 1886, après le vote par le Parlement de Terre-Neuve d’une loi prohibant la vente de l’appât aux pêcheurs étrangers, que la question des homards et des homarderies a pris réellement de l’importance. La loi terre-neuvienne, contre laquelle le gouvernement britannique protesta d’abord, mais qu’il dut finir par sanctionner, constituait une entrave sérieuse au droit de pêche des Français. Pour en éviter les effets, ceux-ci se mirent en mesure de se fournir eux-mêmes de boette, et, dans cette intention, ils essayèrent de tirer parti du homard comme appât. La pêche du homard, qui ne se pratiquait guère autrefois, prit aussitôt une grande extension, et cette pêche donna bientôt naissance à une industrie nouvelle : l’industrie des homarderies. Dès le mois de juillet 1886, un Français, le sieur Dameron, créait sur la côte une usine destinée à la préparation des conserves de homards. Mais, le gouvernement britannique ayant protesté contre cet établissement, sous prétexte qu’il s’agissait d’un « bâtiment permanent, » le cabinet de Paris obligea M. Dameron « à ramener son installation aux limites fixées par les traitas. » Cependant, dans les derniers mois de 1886, de nombreuses usines à homards étaient construites sur le French Shore, entre le cap Saint-Jean et le cap Haye, par des sujets britanniques : les Anglais se rendaient ainsi coupables des actes mêmes qu’ils entendaient défendre aux Français. Et ces usines, en dépit des réclamations du gouvernement de la République, ne furent jamais fermées. Lord Salisbury, dans une note du 28 mars 1889 à notre ambassadeur, déclara ne voir dans l’existence et le fonctionnement de pareils établissemens aucune violation des privilèges garantis aux Français par les traités ; en revanche, il prétendit que non seulement les Français ne pouvaient construire des établissemens à poste fixe, mais encore qu’ils n’étaient point autorisés à pêcher le homard<ref> Livre jaune. Affaires de Terre-Neuve, 1891, p. 213. Voir aussi la dépêche de M. Waddington, ambassadeur de la République française à Londres, à M. Spuller, ministre des Affaires étrangères du Ier avril 1889, et celle de l’amiral Krantz, ministre de la Marine et des Colonies, à M. Spuller, du 11 mai 1889, dans le Livre jaune, Affaires de Terre-Neuve. 1891, p. 211 et 214.</ef>. La question des homards et des homarderies se trouvait ainsi nettement posée. Les allégations du premier ministre britannique étaient-elles juridiquement fondées ?

C’est en tirant argument du texte même du traité d’Utrecht que lord Salisbury a contesté aux sujets français le droit de pêcher le homard. L’article 13 de ce traité, a-t-il remarqué, n’a donné aux Français que le droit de pêcher les poissons « qui peuvent être sèches sur des tréteaux et des chauffauds ; » or, tel n’est pas le cas pour le homard. Nous ne faisons nulle difficulté de reconnaître que les homards ne se traitent point dans des sécheries ; mais est-il bien vrai que le traité de 1713 ait restreint aux poissons pouvant être séchés sur des tréteaux et des chauffauds la faculté de pêcher de nos compatriotes ? Le traité, par ses termes mêmes, leur a en réalité conféré deux droits distincts : le droit de pêcher, puis le droit de sécher le poisson sur la côte. C’est la conclusion qui ressort vraiment du texte latin du traité, qui en est le texte original ; on y lit, en effet, ce qui suit : « Subditis Gallicis piscaturam exercere et pisces in terrà exsiccare permissum exit. » Ainsi le droit de pêche est reconnu aux Français de la manière la plus générale, sans aucune restriction ; ils peuvent s’emparer de tous les poissons quelle que soit leur espèce, qu’ils soient susceptibles ou non d’un séchage sur la terre. Le traité de 1763, qui se réfère au traité d’Utrecht, dit de même que les sujets de la France auront la liberté de la pêche et de la sécherie, et le traité de 1783 parle aussi du droit de pêche sans y apporter la moindre limitation. La déclaration du 3 septembre 1783 est peut-être plus formelle encore : car elle n’oblige pas seulement les sujets britanniques à respecter la pêche des Français, elle les contraint à ne point les gêner dans leurs pêches (au pluriel) : n’était-ce pas autoriser nos compatriotes à exercer toutes les pêches possibles dans les eaux de Terre-Neuve ? S’il n’en était ainsi, si certaines pêches devaient être permises aux Terre-Neuviens ou aux Anglais, comprendrait-on d’ailleurs ces expressions de la loi de George III, de 1788, — reproduites dans toutes les lois britanniques postérieures, jusque dans le bill d’exécution de 1891, — qui ordonnent au gouverneur et aux officiers de Terre-Neuve « d’écarter ou faire écarter tous vaisseaux, navires et bateaux appartenant aux sujets de Sa Majesté (Britannique) trouvés dans les limites entre le cap Saint-Jean et le cap Raye ; » puisque ni les Anglais ni les Terre-Neuviens ne peuvent avoir de bâtimens de pêche dans les eaux terre-neuviennes, c’est vraisemblablement qu’ils n’ont le droit de s’y livrer à aucune sorte de pêche.

Mais, ajoute lord Salisbury, si les Français ont le droit de pêcher le homard, ils ne peuvent du moins posséder sur la côte des hangars où ils le feront bouillir et le mettront en boîtes, puisque les traités leur permettent seulement l’installation de chauffauds et de cabanes « usités pour le séchage[3] ; » est-il concevable qu’on ait accordé à des pêcheurs le droit de prendre des produits de la mer dont il leur serait impossible d’assurer la conservation ?

À cette considération nous pourrions répondre, non sans raison, que les mots chauffauds, cabanes, sécher, employés dans le traité d’Utrecht, sont simplement des énonciations et des exemples, tirés du fait présent, et qui ne manifestent chez les négociateurs aucune intention étroite et limitative. Nous ne ferons cependant pas cette réponse, car nous pouvons en faire une autre, plus expressive en ce qu’elle laisse aux mots du traité le sens même que lord Salisbury leur reconnaît. La conséquence qui semble si singulière au ministre britannique n’est pas, au fond, si extraordinaire, qu’elle doive entraîner la prohibition pour les Français de pocher le homard. Si les Français ne peuvent pas avoir sur la côte de Terre-Neuve des établissemens où ils conserveront les homards, le traité de 1713 et celui de 1763 ont donné à leur pays des îles toutes voisines, les îles de l’embouchure et du golfe du Saint-Laurent et les îles de Saint-Pierre et de Miquelon, précisément « pour servir d’abri et pour établir des bâtimens civils pour la commodité de la pêche ; » c’est là que les pêcheurs iront porter leurs homards pour qu’on les fasse bouillir et qu’on les mette en boîtes. À supposer même que cette facilité leur manquât, ils n’en devraient pas moins toujours exercer le droit de pêche : ils auraient la ressource de vendre les homards aux habitans de Terre-Neuve ou de les faire conserver par eux, car on peut soutenir que ces habitans ont le droit d’avoir sur le French Shore, pour la préparation des conserves, des hangars mobiles et provisoires ; la déclaration de 1783 dispose, en effet, que les seuls établissemens défendus aux sujets britanniques sont les « établissemens sédentaires ; » il est vrai que la loi de George III, interprétative de cette déclaration, est plus restrictive, puisqu’elle oblige le gouverneur et les officiers de Terre-Neuve « à enlever ou à faire enlever tous chauffauds, claies, matériel et autres installations quelconques servant à la pêche, construits par les sujets de Sa Majesté (Britannique). »

Le premier ministre britannique ne s’est pas encore contenté des considérations qui précèdent ; il en a fait valoir une autre d’un ordre technique. Le traité de 1713, a-t-il dit, a accordé aux Français le droit de pêche, mais il ne leur a point reconnu le droit de capture ; or, Les homards se capturent et ne se pêchent pas : ce sont des crustacés, et les crustacés ne sont pas des poissons. Ces distinctions de Lord Salisbury entre le droit de capture et le droit de pêche, entre Les crustacés et les poissons, nous paraissent bien subtiles pour avoir été dans l’esprit des négociateurs de 1713 ; il est plus vraisemblable qu’en parlant de pêche et de poissons, ces négociateurs, qui n’étaient point des naturalistes, n’ont pas donné à ces mots d’autre sens que celui que l’usage consacrait, et, dans le langage courant, — personne ne Le niera, — le poisson est tout animal qui vit dans l’eau, la pêche est l’acte de prendre tous les produits de la mer : ne dit-on pas, en effet, la pêche des écrevisses et la pêche des huîtres, tout comme on dit la pêche de la morue ? Au surplus, s’ils avaient songé aux distinctions dont parle lord Salisbury, il est à croire qu’ils se seraient, à ce sujet, exprimés d’une manière très explicite, préoccupés qu’ils auraient été d’éviter les confusions que la contrariété du langage technique et du langage usuel ne pouvait manquer de faire naître. Mais il est une dernière remarque qui enlève tout son poids au nouvel argument de lord Salisbury : elle a été présentée récemment[4] par un député français, M. Ribot, avec une grande autorité, puisque celui-ci était ministre des Affaires étrangères à l’époque même où se discutait le plus sérieusement la question des homarderies : « L’histoire naturelle, a dit ce député, a fait des progrès dans notre siècle, comme toutes les sciences ; et quand on a la curiosité de lire les traités d’histoire naturelle publiés vers 1713, on voit que le homard était rangé dans la catégorie des poissons[5]. »

Admettons cependant, avec lord Salisbury, que les homards sont des crustacés, qui ne se pêchent pas, mais se capturent. En résulterait-il que les Anglais et les Terre-Neuviens auraient le droit de s’emparer de ces animaux à l’exclusion des Français ? En aucune façon. Les traités, nous le savons, ont garanti aux Français, sous des peines sévères, qu’ils ne seraient point troublés dans l’exercice de leur pêche par la concurrence des sujets britanniques. Or, ne serait-ce pas rendre cette stipulation sans effet, ne serait-ce pas apporter à la pêche des Français un trouble tel qu’elle deviendrait un fait impraticable, que de permettre aux sujets britanniques de pêcher le homard ? Le droit pour les Anglais de prendre le homard est, dans la réalité des choses, incompatible avec notre droit exclusif de pêcher la morue. Dès que ces deux genres d’industrie se rencontrent, l’une des deux doit fatalement disparaître. On l’a bien vu, en 1888, dans la baie d’Ingornachoix, où, le commandant Humann n’ayant pu obtenir du capitaine du croiseur anglais de forcer le sieur Shearer à retirer ses casiers à homards qui rendaient impraticable la manœuvre des seines de nos morutiers, il a fallu que, de guerre lasse, et après avoir perdu du temps et déchiré leurs filets, ceux-ci abandonnassent finalement la partie. On arrive ainsi à la conclusion suivante : les Français n’auraient pas le droit de capturer le homard, parce que, d’après le gouvernement britannique, le homard n’est pas un poisson qui se pêche ; mais les Anglais ne pourraient pas davantage s’en emparer, parce qu’en fait ils dérangeraient, jusqu’à la supprimer, la pêche de la morue, que les traités réservent aux Français. C’est, en définitive, à cette solution singulière qu’on aboutit logiquement dans le système de lord Salisbury. Le homard serait donc comme un animal privilégié, qui pourrait, en toute liberté, se livrer à ses ébats dans les eaux de Terre-Neuve ! Est-ce bien là le but qu’on a voulu atteindre ? Il serait, croyons-nous, malaisé de le prétendre.


III

Nous savons maintenant quels droits les traités ont reconnus à la France sur les côtes de Terre-Neuve. Comment la France a-t-elle exercé ces droits ? En a-t-elle abusé ? N’a-t-elle pas plutôt montré dans leur application une extrême bienveillance ?

Les droits attribués aux Français ne laissaient pas, il faut le reconnaître, de constituer pour les Anglais et les Terre-Neuviens des servitudes assez lourdes. Et ces servitudes sont devenues surtout gênantes dans la seconde partie de ce siècle, alors que la population terre-neuvienne s’était accrue dans une large proportion et qu’on avait découvert dans l’île des gisemens miniers importans. Le droit de pêche sur le French Shore, avec la faculté d’y établir des échafauds et des cabanes, et, comme conséquence, la défense imposée aux sujets britanniques d’avoir des établissemens sédentaires, rendaient difficiles aux Terre-Neuviens les débouchés vers la mer dont ils avaient besoin pour exploiter leurs richesses. Mais la France, loin de nier tous ces inconvéniens, en a maintes fois convenu et, mue par l’esprit le plus bienveillant, elle s’est efforcée toujours de concilier les droits qui résultaient pour elle des traités avec les nécessités nouvelles qui avaient apparu dans l’île. Ses efforts, il est vrai, n’ont point abouti. La faute n’en est pas à elle. C’est dans l’attitude de la Grande-Bretagne ou, plus exactement, dans celle des Terre-Neuviens qu’on doit chercher la cause d’un pareil échec. L’histoire des relations des deux États sur la question de Terre-Neuve au cours de ce siècle est à ce point de vue fort instructive.

Tant que Terre-Neuve n’eut point de Parlement, jusqu’en 1832, l’usage que la France fit de son droit exclusif de pêche ne souleva aucune réclamation de la part de l’Angleterre. C’est la législature terre-neuvienne qui, la première, tenta d’établir une doctrine nouvelle sur la nature de nos droits de pêche. Alors, par égards pour sa colonie, le gouvernement britannique consulta les jurisconsultes de la Couronne. On sait l’avis que ceux-ci donnèrent en 1835 et en 1837. Lord Palmerston, croyant faire assez pour les Terre-Neuviens, déclara, le 10 juillet 1838, dans une note au cabinet de Paris, que le privilège acquis aux pêcheurs français était considéré, sinon par les traités, du moins en pratique, comme un droit exclusif. Mais, en 1851, l’île de Terre-Neuve était dotée du self-government. Ce changement dans la constitution de l’île augmenta les exigences de ses habitans. Animés d’un égal esprit de bienveillance et de conciliation, les gouvernemens anglais et français convinrent, le 14 janvier 1857, d’un arrangement nouveau : cet arrangement restreignait les limites sur lesquelles s’étendait le droit de pêche de la France, mais la Grande-Bretagne déclarait expressément que, dans ces limites, ce droit était exclusif. C’était encore trop pour les Terre-Neuviens. Ils protestèrent vivement contre le traité, qui ne put être mis à exécution. Ainsi, l’Angleterre était prise entre la constitution qu’elle avait octroyée à sa colonie et le traité d’Utrecht. Des causes nouvelles d’opposition ne tardèrent pas à surgir. Dans les années qui suivirent, des mines étaient découvertes dans la colonie. Les habitans révèrent d’exploiter ces ressources minérales. Seulement, pour cela, il fallait, contrairement aux stipulations des traités, qu’ils pussent faire des établissemens définitifs sur la côte. Le gouvernement britannique entama des négociations sur cette base avec le cabinet de Paris, et celui-ci, cette fois encore, ne se refusa point à une transaction. Des arrangerons étaient signés, le 26 avril 1884 et le 14 novembre 1885, entre les commissaires français et anglais, qui, sans discuter nos droits de pêche sur le French Shore, autorisaient les sujets britanniques à exploiter des mines sur la côte réservée, à y élever les établissemens nécessaires au développement de toute industrie autre que celle des pêcheries, et à établir un chemin de fer sur la partie occidentale de l’île ; en échange, les pêcheurs français recevaient expressément le droit d’acheter la boette à terre ou à la mer. Tout s’écroula de nouveau par l’opposition du Parlement de Terre-Neuve. Ces arrangemens de 1884 et de 1885 furent même la dernière manifestation que donna le gouvernement britannique en faveur du droit dominant des pêcheurs français.

À partir de 1886, un revirement brusque se produisit à Londres. L’opposition des Terre-Neuviens prenant une tournure de plus en plus violente, L’Angleterre va désormais s’efforcer de modifier L’interprétation de ses anciens traités, de manière à satisfaire pleinement les désirs de sa colonie. Le 18 mai 1886, une loi terre-neuvienne prohiba la vente de l’appât aux pêcheurs étrangers. Le gouvernement anglais, dont la sanction était nécessaire, résista d’abord à cette loi, mais il finit par céder. Et, le 24 juillet 1886, dans une note au gouvernement français, lord Rosebery posait en termes très nets la nouvelle doctrine anglaise : pas plus en fait que d’après les traités, déclarait-il, les Français n’ont un droit exclusif de pêche sur la côte de Terre-Neuve. On était ainsi fort loin de la théorie émise en 1838 par lord Palmerston. En même temps, et pour aggraver encore la situation, était soulevée la question des homards et des homarderies. Cependant, en 1890 et en 1891, le cabinet de Londres sembla vouloir se ressaisir. Lord Salisbury, dans deux dépêches du 24 septembre 1890 et du 20 janvier 1891, invita le gouvernement français à soumettre à un arbitrage tous les points en litige : la question de Terre-Neuve serait, dans son ensemble, déférée à la sentence d’un arbitre ; et, quelques mois plus tard, à la Chambre des Lords, il s’éleva, en termes fort vifs, contre l’attitude des Terre-Neuviens : « Nous avons, dit-il, de grandes obligations internationales envers une puissance qui a, elle aussi, ses susceptibilités, et il est de notre honneur de remplir ces obligations d’une manière scrupuleuse ; ces obligations internationales sont supérieures à tous les droits des habitans de Terre-Neuve ; nous ne leur avons pas imposé le traité, ils sont allés dans un pays où le traité existait déjà et faisait loi. » C’était avouer qu’on n’était plus aussi certain de la valeur de ses droits. Le cabinet de Paris accepta l’arbitrage proposé, à la condition qu’il serait limité aux difficultés concernant la pêche du homard et sa préparation : un arbitrage sur l’ensemble de la question eût impliqué que les droits de la France étaient douteux. Et c’est sur la base d’une semblable limitation qu’un arrangement arbitral fut conclu à Londres, le 11 mars 1891. Des modus vivendi pour chaque saison dépêche furent de même adoptés successivement en 1890, en 1891 et en 1892, sur la question des homarderies : « aucune homarderie ne fonctionnant pas antérieurement au 1er  juillet 1889 n’était admise, à moins que les commandans des stations navales anglaise et française n’en tombassent simultanément d’accord. » Mais les choses devaient en rester là. Comme si elle était persuadée que les résultats de l’arbitrage ne seraient point conformes à ses désirs, la Grande-Bretagne, d’accord avec sa colonie, refusa de prendre les mesures qui devaient assurer, d’une manière effective, l’exécution de la décision arbitrale : l’Angleterre, par un bill de 1891, qui fut voté par la Chambre des Lords, avait d’abord consenti à une exécution définitive et durable ; mais, devant les réclamations des Terre-Neuviens, elle abandonna son projet et, finalement, n’accepta plus qu’une exécution provisoire, restreinte à un délai de trois ans. Le gouvernement de Paris ne pouvait admettre une pareille solution, et l’arbitrage n’eut point lieu. On connaît la suite.

Telle a été pendant les cinquante dernières années la politique de la France vis-à-vis de l’Angleterre. « Est-ce là la politique d’un pays qui se refuse à toute transaction, qui cherche toutes les occasions de nuire à son voisin sans profit pour lui-même ; n’est-ce pas au contraire la politique large et conciliante d’un grand pays qui ne veut pas abandonner légèrement ses droits[6] ? » La France peut-elle aujourd’hui faire plus que ce qu’elle a fait en 1884 et en 1885 ? Doit-elle, comme on le lui réclame de l’autre côté de la Manche, faire litière de tous ses droits ? On ne comprendrait pas de sa part une pareille abnégation. Faut-il rappeler qu’en 1815, le duc de Richelieu a refusé de céder contre l’île Maurice les privilèges que la France possédait à Terre-Neuve ? Si une compensation est possible, c’est à l’Angleterre de parler la première ; en attendant ses propositions, la France ne peut que conserver ses droits qui sont incontestables et lui suffisent. « Aujourd’hui comme hier, — a dit éloquemment le 23 janvier 1899, devant la Chambre des députés, notre ministre des Affaires étrangères, M. Delcassé[7], — toujours calme et toujours digne, dominée toujours par la préoccupation de ses intérêts essentiels, la France reste prête à tout examiner, à tout discuter avec l’esprit de conciliation et de transaction qui est la loi même de toute politique prévoyante, avec la volonté de ne rien prétendre que son droit, mais avec la conscience aussi que son droit n’est à la discrétion de personne. »


PAUL FAUCHILLE.

  1. Voir Harvut, Les Malouins à Terre-Neuve et les droits de la France sur cette terre, d’après des documens authentiques, Rennes, 1893.
  2. Voir le texte de ce bill, dans le Live jaune, Affaires de Terre-Neuve, 1892, p. 13.
  3. On dit souvent que ces chauffauds et ces cabanes de pêche doivent être temporaires, limités à la saison de la pêche cela ne paraît pas exact, car la déclaration de 1783 autorise les pêcheurs français, non seulement à construire ces habitations, mais encore à les « réparer, » et elle défend aux sujets britanniques de déranger les établissemens dont il s’agit « en l’absence » des Français, qui ne peuvent hiverner sur la côte.
  4. Séance du 22 janvier 1899, Journal officiel, Débats parlementaires de la Chambre des députés, p. 115.
  5. Cette affirmation de M. Ribot est, d’ailleurs, absolument exacte. Les naturalistes qui faisaient autorité au moment du traité d’Utrecht, — et dont l’influence fut longtemps prépondérante, — étaient Guillaume Rondelet, de Montpellier (1507-1566) et Pierre Belon, du Mans (1517-1564) : on les considère aujourd’hui encore comme les fondateurs de l’Histoire naturelle. Or, ces naturalistes rangeaient les crustacés, le homard aussi bien que la langouste et l’écrevisse, dans la catégorie des poissons.

    Rondelet, dans son ouvrage : Libri de piscibus marinis, in quibus veræ piscium effigies expressæ sunt, publié en latin, à Lyon, en 1554, divise son livre XVIII en plusieurs chapitres, dont les trois premiers ont pour titres : Quæ dicantur crustacea, De locustus (langoustes), De astaco (écrevisse de mer). Il admet donc que les crustacés sont des poissons. Et la même doctrine est reproduite dans l’édition française de cet ouvrage, parue à Lyon, en 1558, sous le titre : L’histoire entière des poissons. Le livre XVIII, traitant « des poissons couverts de crouste ou coque en général, en après de la langouste » (p. 385) renferme un chapitre Ier, où on lit : S’ensuit la seconde espèce des poissons sans sang, qui contient les poissons couverts de test mol, à la différence des cuistres et autres semblables qui sont couverts de test dur comme pierre. Les Grecs les appellent : Μαλαϰόσραϰα, Pline et les autres Latins : Crustis intecta, crustata, et crustacea, c’est-à-dire couverts de crouste, ou coque plus dure que escailles… Il i a grand nombre de poissons contenus soubs ceste espèce comme l’on verra par le menu… Nous dirons premièrement de la langouste. » Et, après avoir parlé de la langouste. Rondelet, dans les chapitres II et III, s’occupe de « l’escrevice de mer, en Normandie appelée Homar » (p. 388) et de « la petite escrevice de mer ou petit Homar » (p. 389).

    C’est une théorie semblable qu’on retrouve chez Belon, dans son traité : La nature et diversité des poissons, imprimé à Paris en 1553. Au chapitre III du livre II de ce traité, intitulé : Des poissons couverts de crouste ou dure escorce, il étudie « le genre des saulterelles qui ont la queue longue » (p. 348), et en particulier le « Homar » (p. 357) : « ce poisson, dit-il, en parlant du homard, est meilleur au commencement du printemps et sur la fin de l’hyver, car il est lors plein d’œufs. » Le même auteur ne s’exprimait pas d’une manière différente dans son ouvrage latin : De aqualilibus, édité à Paris en 1553 (p. 343 350).

    Les quelques ouvrages d’histoire naturelle publiés au XVIIe siècle sont aussi formels. Louis Nunez ou Nonnius (1560-1644 ?), dans son Ichtyophagia sive de piscium commentarius, édité s’envers en 1626, cite la langouste (locusta) dans la nomenclature des poissons qu’il donne au début de son ouvrage, et, au sujet des crustacés (de crustatis) dont il parle au chapitre XXXV, il s’exprime en ces termes : Post nobiliores pisces, merentut etiam ὀσταραϰόδερμα ut illorum memoria habeatur. Vocantur etiam ab aliis Μαλαϰόσραϰα, quod molli crusta integantur. « Un album de gravures sur les Diverses espèces de poissons d’eau douce, publié dans le même siècle par M. Flamen, avec dédicace « à M. Foucquet, fils de Monseigneur le Procureur général surintendant des Finances et ministre d’Estat, » contient comme première gravure l’image de l’Astacus fluviatilis ou Escrevice.

  6. Discours de M. Ribot à la séance de la Chambre des députés, du 23 janvier
  7. Journal officiel. Débats parlementaires de la Chambre des Députés, p. 121.