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La Question de l’isthme américain/03

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LA QUESTION
DE L'ISTHME AMERICAIN
EPISODE DE L'HISTOIRE DE NOTRE TEMPS.

III.
SAN-JOSE ET LA SOCETE COSTA-RICAINE. - LA CONVENTION DE RIVAS.

Pendant que les négociations entamées avec le gouvernement du président Mora suivaient leur cours (1), je profitai de mon séjour à San-José pour étudier la société costa-ricaine. Un sentiment dominait tous les autres dans les épanchemens de l’esprit public qui, au lendemain de mon arrivée, se produisaient dans la capitale du Costa-Rica : c’est à la France surtout qu’ils s’adressaient. J’étais, malgré la modestie de mon rôle, le représentant forcé de cette grande protectrice des races latines. Personne ne soupçonnait la distance qui, chez nous, sépare du pouvoir un simple citoyen ; personne même ne l’aurait comprise. On m’adressait donc toutes les prières, toutes les informations, tous les vœux ardens qui portaient plus haut, et comme je n’avais aucune inquiétude sur l’issue des futures conférences de Rivas, je me croyais désormais assez fort auprès de l’opinion publique pour faire arriver la vérité jusqu’aux sphères les plus inaccessibles ; je répondais par des encouragemens, par des promesses de concours, par des paroles souvent émues, aux manifestations chaleureuses des Costa-Ricains. Qui pouvait m’en faire un crime ? A qui devais-je compte de mon attitude et de mes entraînemens ? Lié par des instructions officielles, je serais resté en deçà même de la limite de réserve qu’on m’aurait assignée ; mais affranchi de cette réserve par mon indépendance, j’allais où m’appelait ma conscience privée, sans craindre qu’elle me désavouât le lendemain.

Pour comprendre de telles dispositions, il faut se rappeler quelle était alors la situation du pays. La capitulation de Rivas datait à peine de onze mois (1er mai 1857), et malgré l’engagement écrit pris par Walker de renoncer à ses prétentions sur l’Amérique centrale, engagement confirmé par le capitaine Davis au nom du gouvernement des États-Unis[1], deux nouvelles tentatives d’invasion venaient d’avoir lieu coup sur coup ; le commodore Paulding avait été disgracié pour s’être conduit en honnête homme, et les journaux américains ne parlaient que des préparatifs de Mobile et de la Nouvelle-Orléans en vue d’expéditions prochaines plus formidables que les premières. Ainsi, au lendemain d’une guerre affreuse, compliquée de choléra, qui avait décimé la république, quand toutes les blessures saignaient encore, quand le trésor épuisé ne pouvait satisfaire aux plus impérieuses créances, quand on était obligé de recourir à l’assistance du Pérou pour un secours, dévoré d’avance, de 500,000 francs, quand chaque famille pleurait une victime tombée sous les balles des riflemen ou emportée par le terrible fléau[2], on ne voyait devant soi que la perspective de nouveaux désastres, qui semblaient devoir être cette fois irréparables. Les classes supérieures étaient menacées dans leur existence et dans leurs biens ; la population indigène tremblait pour sa liberté. L’exemple du Nicaragua ne permettait pas le moindre doute sur la manière dont Walker comprenait la conquête. Ces prévisions, il est vrai, ne devaient pas se réaliser. Un secours inespéré arrivait tout à coup du côté de l’Angleterre, et plus tard le sentiment général du monde indigné coupait court à ce débordement de pirates. Si je voulais me prévaloir de l’axiome : post hoc, ergo propter hoc, le voyage dont je raconte ici quelques épisodes n’aurait peut-être pas été complètement étranger à ces subites déterminations en faveur de l’Amérique centrale ; mais je me garderai bien de blesser ainsi de superbes susceptibilités qui déjà s’en sont attribué tout l’honneur. Il doit me suffire que les assurances que je croyais pouvoir donner d’une inévitable intervention européenne aient été confirmées par l’événement.

En présence de cette situation si agitée, je reconnus combien il est regrettable qu’il n’y ait pas de consul de France à Costa-Rica, à San-Juan-del-Norte, ni même au Nicaragua, On en est encore, sous ce rapport, au premier état de choses créé par la révolution de 1821. Chacun sait que cette révolution, en détachant les colonies espagnoles de leur métropole, avait transformé la vice-royauté de Guatemala en une république fédérative, composée de cinq provinces, dont la ville de Guatemala restait le chef-lieu. Chacune de ces provinces est devenue depuis un état indépendant, reconnu par toutes les puissances, accréditant des agens officiels et signant des traités de commerce avec les chancelleries de France et d’Angleterre. La logique de ce changement radical exigeait une transformation analogue dans la représentation française vis-à-vis des nouveaux états ; mais la logique et la diplomatie ne s’entendent pas toujours. Le chargé d’affaires de France à Guatemala est encore aujourd’hui, comme il y a vingt ans, notre seul représentant sur ce vaste territoire, qui comprend cinq nationalités souveraines et indépendantes, et comme Guatemala touche à l’extrémité nord de l’ancienne confédération et qu’elle est placée en dehors de tout transit, il faut à peu près renoncer à la protection française dans les quatre états de San-Salvador, Honduras, Nicaragua et Costa-Rica, à moins qu’on ne rencontre à la Union, sur le golfe de Fonseca, un agent secondaire sans crédit, nommé par la légation et qui ne communique qu’avec elle. En revanche, si l’on est Américain ou Anglais, on trouve un ministre plénipotentiaire au Nicaragua, le point central de l’isthme, et des consuls dans tous les états, je dirai presque dans toutes les villes. Il n’est pas jusqu’au sénat de Hambourg qui n’accrédite des agens directs et spéciaux à Grey-Town, à Punta-Arenas et sur tous les points où son pavillon commercial peut avoir besoin de concours ou d’informations.

La plus grave conséquence de cette représentation insuffisante de la France est d’imprimer à sa politique une direction hasardée, provenant de la fausse position imposée à notre chargé d’affaires, quel que soit son mérite personnel. Deux causes principales contribuent à cette fausse position : la distance qui sépare les unes des autres les cinq petites républiques et le rôle particulier de la ville de Guatemala. Cette ville a gardé de son ancienne suprématie des traditions d’études, de science, d’activité littéraire et des restes d’institutions qui en font le centre le plus agréable à habiter de Mexico à Lima. Comme on la croit d’ailleurs à l’abri des révolutions intérieures depuis l’ascendant conquis par le général Carrera, elle est devenue le refuge temporaire de tous les mécontens compromis et de tous les exilés des autres états. Cette ville est un peu dans l’Amérique centrale ce qu’est Bruxelles en Europe, avec cette différence qu’à Bruxelles l’élément étranger se perd dans la masse d’une population compacte animée de sa vie propre, tandis qu’à Guatemala, où le théâtre est restreint, les réfugiés font partie de la société dominante et lui inoculent leurs passions sans craindre de contradicteurs. On peut avoir maintenant une idée de la manière étrange dont la légation de Guatemala doit apprécier ce qui se passe dans les états voisins, surtout si l’on considère qu’à Guatemala la distance et le défaut de communications déterminent un isolement presque absolu. Il existe, il est vrai, un service mensuel de bateaux à vapeur américains organisé depuis trois ou quatre années entre les divers points de la côte du Pacifique ; mais ce service, précieux pour les passagers, n’a créé aucune relation régulière, et il est toujours plus facile et plus sûr pour les quatre républiques qui ne possèdent pas de consuls français de correspondre avec Paris, à travers l’Atlantique, qu’avec Guatemala, leur voisine et leur suzeraine diplomatique. Malheureusement personne ne correspond avec Paris pour détruire les fâcheuses impressions des dépêches officielles, et alors voici ce qui se passe, ce qui s’est passé plusieurs fois. Un Français se prétend lésé par un des gouvernemens centro-américains ; il porte sa réclamation à Guatemala, où il tombe dans un milieu tout disposé à le croire sur parole et à prendre parti en sa faveur. Il se peut que la réclamation soit exagérée, il se peut qu’elle ait été justement repoussée par les tribunaux du pays, il se peut même qu’elle repose sur un faux matériel, et que le réclamant soit un aventurier de la pire espèce. N’importe : la légation se voit conduite à prendre fait et cause pour la victime présumée contre le gouvernement sans foi ni loi dont elle entend dire tous les jours le plus grand mal, et elle ouvre avec ce dernier un échange de dépêches sans issue, dont la conclusion est parfois un ordre "donné à un bâtiment de guerre d’aller terminer le débat sur les lieux. Je n’invente rien, je raconte. Voilà comment on procède à l’égard de gouvernemens faibles, mais réguliers, issus du suffrage universel, souvent très honorables, toujours très bien disposés pour la France et pour les Français.

Évidemment une telle situation ne se prolongerait pas s’il y avait un consul de France accrédité à Costa-Rica et indépendant de la légation de l’Amérique centrale. Aussi cette garantie suprême était-elle réclamée avec ardeur par toutes les classes de la population. M. Mora en avait fait pendant quatre années l’objet de dépêches pressantes, toujours restées sans réponse favorable. Cette démarche seule témoignait de la loyauté de ses intentions, de la légitimité des actes de son gouvernement, puisque, loin de craindre un témoin et un juge, il l’appelait de tous ses vœux. Il savait bien qu’un juge placé sur les lieux, en contact immédiat avec les faits, renverserait l’échafaudage d’informations prises dans un milieu hostile. Il espérait même que les conseils de ce juge désintéressé, représentant une nation amie, éclaireraient la marche de son administration et lui rallieraient quelques dissidens. L’un des caractères distinctifs de cette république exceptionnelle de Costa-Rica, celui qui contraste le plus avec l’orgueil démesuré de ses voisins du nord, c’est la modestie des habitans, quels que soient leur rang et leur fortune. Cette modestie m’avait frappé au début chez M. Vicento Aguilar, un millionnaire, un ancien vice-président. Elle se conciliait chez M. Mora avec une grande sûreté de vues générales et une grande hardiesse de volonté. On sentait l’esprit droit qui pouvait se tromper dans le détail, dans l’application, dans les moyens de gouvernement plutôt que sur le but à poursuivre, et qui eût accueilli avec bonheur les indications et les avis d’une civilisation supérieure. Qui sait même si l’influence conciliatrice d’un arbitre naturel, accepté et respecté de tous, ne nous eût point épargné la pénible surprise de la dernière révolution (14 août 1859) de Costa-Rica, inexplicable démenti donné à quinze ans de paix intérieure et d’ordre légal ?

Quoi qu’il en soit, M. Mora accomplissait alors la huitième année de sa haute magistrature, et il était déjà question de procéder à une révision de la constitution pour qu’il pût être réélu une seconde fois, le mandat présidentiel n’étant que de quatre ans et ne pouvant donner lieu à deux renouvellemens consécutifs. Son administration se composait d’un vice-président, don Rafaël Escalante, esprit élégant et fin, et de trois-ministres dont nous connaissons déjà le premier, M. Nazario Toledo. Le ministre de l’intérieur, M. Calvo, passait pour l’encyclopédie et la tradition vivantes de la république. Chargé de ce même portefeuille sous tous les régimes et de temps immémorial, il apportait dans ses fonctions une expérience consommée et une connaissance personnelle des moindres détails qui rendaient faciles les solutions immédiates désirées par M. Mora. Quant au ministre de la guerre et des finances, le général Canas, c’était, disait-on, le meilleur officier de l’armée active et l’un des hommes les plus considérés du pays. Il s’était acquis une gloire méritée par sa conduite dans la guerre nationale, et son beau caractère, aussi bien que son courage, M donnait une influence considérable dans les conseils du gouvernement.

Cette réunion de la guerre et des finances dans les mêmes mains nous paraît à première vue une anomalie. Elle ne choque pas dans une société où tout le monde est négociant ou producteur, souvent l’un et l’autre, à commencer par le chef de l’état, où par conséquent tout le monde sait compter. Ces généraux, ces ministres, ces consuls étrangers, ces médecins, ces avocats, ces juges, ont un comptoir et des magasins où ils vendent eux-mêmes tous les produits de l’industrie européenne. C’est dans un magasin que j’ai rencontré pour la première fois une des plus hautes personnalités de l’opposition, M. le docteur Castro, qui avait précédé M. Mora sur le fauteuil présidentiel, et qui, venu en France en 1852, y avait reçu la croix l’officier de la Légion d’honneur. Le panama que je portais m’avait été vendu par une autre illustration centro-américaine, le général Salazar, ancien président, de Guatemala et de San-Salvador, ancien compagnon d’armes de l’héroïque Morazan. Les positions officielles ne sont que des accidens temporaires, quelquefois des charges onéreuses, médiocrement rétribuées[3] ; l’agriculture et le commerce au contraire sont les sources permanentes et inépuisables de la fortune. On peut accepter un portefeuille ou un commandement dans une commission gouvernementale en harmonie avec ses opinions, mais on ne renonce pour cela ni à sa plantation ni à son comptoir ; si l’indépendance personnelle y gagne, l’intérêt de l’état n’en souffre pas.

On voit par ces premières indications qu’il y a peu d’analogies sociales entre ce petit peuple, groupé sur un plateau inter-océanique, en dehors des grands courans maritimes, et nos civilisations compliquées. Il n’y a guère que la Suisse qui ressemble de loin, et par ses beaux côtés, à Costa-Rica. Ici, comme en Suisse, tout est simple, la politique, les mœurs, la conduite publique et privée ; c’est l’esprit du père de famille, économe, réservé, conservateur, qui maintient l’ordre, le travail et l’épargne, aussi bien dans les affaires de l’état que dans celles du foyer domestique. Les mêmes principes et tes mêmes hommes président à ces deux ordres de choses. Toute la nation possède et travaille. L’armée, en temps de paix, ne fournit pas le moins d’hommes possible à titre de police et de gendarmerie. Il y avait à peine trente soldats par jour détachés à San-José, la capitale, en sus des postes d’honneur du président, du général et du congrès. Ces trente soldats se tenaient le jour dans deux casernes aux ordres de l’administration, étaient distribués la nuit aux angles de chaque rue comme nos policemen, recevaient pour ce double service la modeste rétribution de 2 réaux (1 fr, 25 cent.), et retournaient le lendemain à leur village reprendre leurs occupations ordinaires. La sécurité n’en était pas moins complète d’un bout de la république à l’autre. On pouvait la traverser seul sans rien craindre, avec une fortune dans son porte-manteau, au vu et au su de tout le monde. L’honnêteté publique remplaçait les gendarmes. Cette honnêteté est si générale que la plupart des transactions se font sur parole, et que, pour le transport des cafés à Punta-Arenas sur le Pacifique, qui donne lieu aujourd’hui à un mouvement de plus de 200,000 quintaux par an, les expéditeurs acceptent les premiers venus, leur confient un chargement en rapport avec leur attelage les paient souvent d’avance, et il n’est jamais arrivé qu’ils aient eu à s’en plaindre. Inutile de dire que les assassinats sont inconnus. Je ne crois pas que les tribunaux aient jamais eu à prononcer la peine de mort contre un Costa-Ricain pour délit de droit commun.

La vie politique d’une nation n’est que le reflet de son caractère privé. Costa-Rica devait échapper, par cet amour de l’ordre, du travail et de l’épargne, aux troubles et aux secousses qui ont si profondément désorganisé la plupart des nouveaux états issus de la commotion de 1821. Son histoire en effet témoigne à la fois d’un grand besoin de garanties intérieures et d’un vif sentiment de solidarité avec ses sœurs de l’Amérique centrale. Dès 1825, la république avait une constitution particulière et un gouvernement régulier tout en faisant partie de la confédération guatémaltèque, et l’on peut dire que, depuis cette époque, elle a marché d’un pas sûr dans une voie de consolidation et de progrès. Elle n’a pu toutefois éviter complètement les rivalités locales, les luttes presque domestiques et le choc des ambitions personnelles ; elle a de plus subi en 1842, par l’invasion de Morazan, le contre-coup des agitations de ses voisins et de la longue guerre civile du fédéralisme et du séparatisme ; mais ces secousses passagères ont été bien vite comprimées et pacifiées par la sagesse nationale. M. Felipe Molina, ancien ministre de la république aux États-Unis, fait remarquer que la cause de l’ordre constitutionnel a triomphé spontanément dix fois sur douze, et que la somme totale des malheurs publics, dans toute la période de l’indépendance, ne dépasse pas cent jours perdus et cent vies sacrifiées[4].

Il est juste de dire, pour mieux expliquer ce rare esprit de conduite au milieu des tâtonnemens inévitables du régime naissant de la liberté, que Costa-Rica a eu la bonne fortune de rencontrer dès le début une série de chefs remarquables par leur intelligence et leur loyauté. Son premier gouverneur patriote, qui portait aussi le nom de don Juan Mora, élu au mois de septembre 1825, en vertu de la nouvelle constitution, réélu à l’unanimité au mois de mars 1829, quitta le pouvoir après huit ans de magistrature, laissant à ses successeurs l’exemple de la vie la plus pure, et à ses concitoyens une mémoire vénérée. Costa-Rica lui rendit alors le seul hommage qui fût à la hauteur de son intégrité : un décret de la législature ordonna que son portrait serait placé dans la salle des séances avec cette inscription, digne.des temps antiques : C’est par ses vertus que don Juan Mora a mérité de figurer dans cette enceinte ; ce n’est qu’en se rendant digne de lui que ses successeurs mériteront d’y figurer aussi. Costa-Rica n’était encore qu’un état dépendant de la fédération, et remplissait scrupuleusement tous les devoirs que lui imposait le pacte fédéral. Quand plus tard, après quinze ans de luttes intestines, l’union fut rompue, sa première préoccupation fut d’acquitter sa quote-part de la dette commune contractée par le gouvernement central envers quelques capitalistes anglais. Un premier arrangement avait eu lieu en 1840, par les soins de don Braulio Carillo ; en 1843, tout était payé, et ce petit état inconnu préludait ainsi par la probité aux relations commerciales qu’il devait ouvrir, grâce à sa production de café, avec l’Angleterre. Braulio Carillo, arrivé malheureusement au pouvoir par un soulèvement militaire, n’en fut pas moins un excellent administrateur. Son pays lui doit l’organisation du trésor public, la publication des codes et de grandes améliorations judiciaires et municipales. Toutefois l’homme qui a laissé la trace la plus profonde par ses créations de tout ordre et le rôle éclatant qu’il a fait jouer à Costa-Rica dans la guerre de l’invasion, c’est celui qui gouvernait la république depuis huit années au milieu de la paix intérieure la plus profonde, qui avait doté San-José du palais national, de l’université, d’un théâtre, d’un hôtel des monnaies, qui venait de faire réviser la législation civile et commerciale pour la mettre en harmonie avec les progrès du temps, et qui, après avoir débarrassé le Nicaragua des envahisseurs étrangers et sauvé la nationalité centro-américaine, allait bientôt signer à Rivas un suprême appel au génie de la civilisation.

Costa-Rica avait eu plusieurs constitutions. Elle s’était arrêtée à la forme la plus simple, au rouage le plus élémentaire, se fiant à la loyauté de ses représentans pour n’en pas fausser le mouvement. Le pouvoir législatif résidait dans un congrès élu de douze membres, qui servait en même temps de cour des comptes et de haut tribunal politique. Tous les ans, les trois ministres présentaient à ce congrès un compte-rendu détaillé de tous les actes de leurs départemens, lequel était soumis à un décret spécial d’approbation. Le vote du budget se confondait ainsi, pour le ministère des finances, avec la déclaration de conformité qui clôt chez nous les exercices vérifiés. Ces comptes-rendus, publiés par le gouvernement, contiennent les témoignages les plus concluans du développement rapide de la prospérité générale. On y voit les recettes de l’état, composées presque exclusivement de droits de douanes et de monopoles spéciaux, accuser une augmentation régulière d’un cinquième ou d’un sixième par an, sans aggravation d’impôt d’aucune sorte, et sans qu’il vienne à la pensée de l’administration d’escompter d’avance cette plus-value de ses ressources. Bien loin de là, chaque budget présente un excédant de recettes considérable, qui, pour l’année 1853, la troisième du gouvernement de M. Mora, s’est presque élevé à la moitié de l’actif du trésor. Les revenus du pays avaient atteint 447,486 piastres (2,237,430 fr.) ; les dépenses n’ont pas dépassé 226,230 piastres (1,331,150 francs). Même au milieu des désastres et des suspensions de travail causés par la guerre nationale, le budget régulier, soigneusement séparé des emprunts et des moyens exceptionnels exigés par la situation, a maintenu son échelle ascendante et ses traditions de prudence[5]. Or il ne faut pas oublier que Costa-Rica ne connaît ni impôt foncier ni impôt mobilier, que les travaux publics extraordinaires s’alimentent par des dons volontaires ou par des prélèvemens spéciaux, qu’il n’y a que trois bureaux de douane, l’un sur le Sarapiqui, et les deux autres du côté du Pacifique, que la presse, entièrement libre, ne paie rien à l’état, et que par conséquent ce budget de 4 millions de francs pour une population de 200 à 250,000 âmes[6], — ce qui représenterait relativement 700 millions en France, — pèse uniquement sur les larges bénéfices du commerce et sur les achats volontaires de la consommation. Il est à regretter sans doute que deux produits de premier ordre, le tabac et la canne à sucre, ne jouissent pas de la franchise qui leur procurerait un magnifique développement ; mais c’est là une situation transitoire que le gouvernement s’empressera de réformer aussitôt que les circonstances le lui permettront. L’opinion du gouvernement à cet égard s’est fait jour dans plusieurs documens officiels, et je ne doute pas que si les premiers travaux du canal, ou seulement l’ouverture du transit, amenaient un courant d’émigration dans le Sarapiqui et fournissaient de nouveaux alimens à l’administration des douanes, on ne profitât de cette occasion pour affranchir la production agricole des rares entraves qui la gênent encore.

Tel est le peuple qui, menacé un jour dans son indépendance, dans sa religion, dans la sécurité de son foyer, s’est levé tout entier à la voix de son premier magistrat, qui, sans canons, sans matériel de guerre, sans approvisionnemens, sans organisation préalable, avec des généraux improvisés et des soldats de milice, s’est précipité hors de son territoire au-devant des bandes victorieuses de Walker, et a commencé à Rivas, le 11 avril 1856, cette série de difficiles triomphes couronnés un an après, dans cette même ville de Rivas, par la capitulation de Walker et par l’expulsion de ses complices. La première fois que j’entrai dans la salle du congrès, où ce généreux mouvement avait reçu force légale, je fus frappé d’une véritable émotion. L’enceinte, vaste parallélogramme blanc et or, décoré d’un trône de velours, était digne d’avoir servi de théâtre à cette manifestation. C’est au pied de ce trône que, le 27 février 1856, convoqués d’urgence par M. Mora, les douze membres de la législature mirent en délibération la guerre contre Walker, c’est-à-dire le sacrifice de toutes leurs affections et de tous leurs intérêts pour la défense de la patrie commune. La foule, pressée et immobile derrière ces douze arbitres de son sort, attendait leur réponse. On ne discuta pas le principe, le sentiment national l’avait voté d’avance, on ne s’occupa que des moyens. Enfin un député proposa de décerner simplement la dictature temporaire à don Juan Rafaël Mora. Toute la salle, debout, applaudit à cette solution, et lorsque le congrès unanime eut formulé le décret libérateur qui mettait toutes les forces du pays à la disposition du pouvoir exécutif pour chasser les flibustiers de toute l’Amérique centrale, une immense acclamation apprit à la ville de San-José que l’heure de l’héroïsme était venue. Dès le lendemain, le canon appelait la république aux armes, et en quelques jours ce signal rassemblait trois mille hommes, parmi lesquels figuraient l’élite de la jeunesse costa-ricaine et jusqu’à des magistrats descendus de leur siège. Il devait rester sept cents de ces volontaires sur le champ de bataille de Rivas[7].

Une petite nation qui donne au monde de pareils exemples méritait de grandir. Le développement de Costa-Rica a été aussi rapide et beaucoup plus remarquable que celui de certains états de l’Union américaine, qui doivent tout à l’émigration étrangère. Don Rafaël Escalante en relevait un détail significatif dans son rapport financier de 1857. Lors de l’émancipation de 1821, l’administration locale n’expédiait que trois courriers par mois, l’un vers la Nouvelle-Grenade, et les deux autres au Nicaragua ; à la date du rapport, il en partait plus de trois par jour, quatre-vingt-quinze par mois, et il en arrivait un même nombre. Le mouvement des affaires s’était donc augmenté dans la proportion de 1 à 30 depuis l’indépendance, c’est-à-dire dans une période de trente ou trente-cinq ans. Il suffit du reste de parcourir le pays pour deviner le secret de cette admirable vitalité. Peu de capitales offrent une campagne environnante aussi riche que celle de San-José. On y trouve un groupe de quatre villes et de vingt villages qui donnent l’idée la plus parfaite d’un peuple heureux. Tous ces villages sont tirés au cordeau et dessinés sur de vastes espaces comme s’ils devaient être un jour de grandes cités. Les maisons se cachent sous des berceaux d’arbres, derrière des bordures de cactus en fleurs, d’énormes aloès, de palmiers de tamarins, et quelquefois de buissons de roses. Pas un mendiant sur le chemin. Le plus pauvre possède un champ, une chaumière et un cheval, et les fortunes de 150 ou 200,000 francs ne sont pas rares ; mais aussi quel sol privilégié que celui qui produit dans la même hacienda du froment et du café, des pommes de terre et des bananes, des pêches et des oranges, réalisant ainsi côte à côte les promesses des climats tempérés et les splendeurs des régions tropicales ! Le café costa-ricain jouit en Angleterre d’une faveur commerciale qui le place immédiatement après le moka. Il en serait de même du sucre et du tabac si le monopole fiscal était supprimé, s’il y avait surtout assez de bras pour suffire à toutes les demandes. M. Carazo calculait qu’en faisant distiller les mélasses, tout le sucre fabriqué, d’une qualité supérieure à celui de Cuba, serait le bénéfice net du producteur ; mais sur les trois mille lieues carrées qui représentent la superficie de la république, les neuf dixièmes appartiennent encore à l’état, et il n’y a guère plus de trente lieues carrées, — le centième de cette superficie, — qui soient habitées et cultivées. Or ce centième donne lieu à une importation annuelle de 8 ou 10 millions, dont 1,200,000 ou 1,500,000 fr. de produits français, à une exportation plus forte encore, dont la balance fait entrer chaque année un million de monnaies étrangères, à un mouvement maritime d’environ 30,000 tonneaux, enfin à une consommation intérieure telle que, pour le sucre seulement, elle dépasse 300,000 quintaux, sans compter les produits de la distillation, et qu’on évalue à 400,000 francs au minimum le total des transactions faites chaque samedi sur le marché de San-José[8].

J’ai dit quelle était la physionomie générale du pays. Un large plateau de quatre mille pieds de hauteur en moyenne, borné par trois chaînes de montagnes constellées de volcans. Ces volcans sont l’une des plus grandes originalités de l’Amérique centrale. Ils figurent dans les armes et les écussons de tous ses gouvernemens. Les volcans de Costa-Rica, moins connus que ceux du Nicaragua et de Guatemala, seront un jour des foyers industriels. Tous regorgent de dépôts métallifères, or, argent, fer, cuivre, et la plupart d’entre eux servent de point de repère et de reconnaissance aux marins sur les deux Océans. Le plus élevé du côté de l’Atlantique, l’Irazù, dont j’avais entrevu la cime de douze mille pieds dans la traversée d’Aspinwall à Grey-Town, doit renfermer de précieux gisemens de fer, à en juger par la puissance de coloration, presque instantanée, d’une source brûlante d’eau ferrugineuse, nommée l’agua caliente, qui sort de ses flancs. Ses environs, très pittoresques, où l’on respire un air très vif, m’ont frappé par l’accumulation inouïe des magnificences végétales et des richesses souterraines, montagnes de sel gemme, mines de soufre, vastes carrières d’huîtres de mer d’où l’on tire la meilleure chaux de la contrée. C’est à l’Irazù, dont le cratère n’est pas éteint, qu’on attribue les tremblemens de terre qui ont désolé le pays à diverses époques, notamment en 1841, et presque détruit Cartago, située sur un des contre-forts du volcan, à cinq lieues à l’est de San-José. Cette ville de dix mille âmes était l’ancienne capitale. L’influence politique qu’elle a exercée à diverses époques et son dangereux voisinage l’ont fait déchoir de ce rôle.

Quant à San-José, la capitale actuelle, qui date à peine de cinquante ans, c’est le véritable type des villes espagnoles de création récente : rues tirées au cordeau se coupant à angles droits, maisons sans étages bordées de galeries à un mètre au-dessus du sol, larges places carrées sans arbres, églises nombreuses surchargées de dorures et d’ornemens d’un goût douteux. Seulement on a introduit à San-José le pavage et l’éclairage au moyen de réverbères, deux avantages très rares dans l’Amérique centrale. Depuis quelques années, il s’y construit des maisons à un étage, distribuées à l’européenne[9]. La ville occupe une espèce de plate-forme circulaire autour de laquelle se creusent les plus gracieuses vallées, de sorte que toutes les rues ont pour perspective une pente verdoyante et aboutissent à des allées de parc anglais coupées de ruisseaux et de rochers. L’absence de voitures et de mouvement rend le séjour de cette ville un peu triste ; mais quand une fois on est entré dans ce courant monotone de la vie tropicale, on. y trouve un charme réel. San-José, du reste, renferme assez de ressources pour satisfaire à peu près toutes les exigences du comfort. Ses intérieurs riches sont meublés à la française ou plutôt à l’américaine, car ce sont les États-Unis qui y pourvoient. On y trouve des journaux dans toutes les langues[10]. Il s’y donne peu de fêtes, les mœurs nationales ne le comportent pas ; mais on peut voir la population tout entière le soir, au moment de la fraîcheur, réunie sous les galeries extérieures ou rassemblée pour les cérémonies religieuses si fréquentes dans les pays de race espagnole.

J’étais précisément arrivé à San-José en pleine semaine sainte. On sait à quels spectacles naïfs, quelquefois grotesques, donnent encore lieu les processions traditionnelles de cette semaine. Elles m’ont permis de voir défiler devant ma porte toutes les classes de la population, accourues de plusieurs lieues à la ronde. Les membres du gouvernement faisaient partie du cortège. J’avais déjà remarqué, dans la cathédrale, le trône présidentiel et les sièges des ministres placés dans le chœur, en face du dais épiscopal[11], témoignage du caractère public que la religion a conservé aux yeux du peuple. Ces processions, qui duraient plusieurs jours, étaient suivies également par les hommes et par les femmes, les classes supérieures en habit noir et en toilettes françaises, moins le chapeau, qui est remplacé par un châle ; les habitans de la campagne dans leur simple costume blanc et les pieds nus. Toute la milice formait la haie dans ce même costume, n’ayant pour uniforme que le ceinturon noir de la cartouchière. C’était une occasion unique pour juger du bien-être général, de la beauté des types et de l’élégance naturelle de la race indienne un peu mélangée qui constitue le fond de la nation. Toutes ces femmes des villages voisins, pieds nus comme leurs maris, portaient des jupes blanches, souvent en mousseline, recouvrant plusieurs jupons brodés, et sur la tête un rebozzo, mantille à raies rouges qui retombait et leur enveloppait toute la taille. Rien ne ressemblait moins à nos paysannes empruntées que ces charmantes figures relevées par Une démarche de reine. En écartant le rebozzo, on retrouvait leurs bras nus et la chemisette échancrée qui voilait à peine leur corsage. C’est la toilette de toute fille du peuple. Elle est devenue un type national ; elle a même servi d’effigie à la monnaie costa-ricaine, qui, jusqu’à ces derniers temps, n’a représenté qu’une Indienne décolletée et souriante, de la plus grande beauté de formes.


X. — PINTA-ARENAS.

Je rentrais un soir à Cartago, après une excursion dans les vallées qui sillonnent les larges versans de l’Irazù, lorsqu’on me remit une lettre du ministre des affaires étrangères apportée par un exprès. M. Nazario Toledo m’apprenait deux événemens qui pouvaient renverser toutes mes combinaisons, l’acceptation par le gouvernement de Nicaragua du traité Cass-Irizarri et l’arrivée à San-José du général Jérès et du colonel Negretti, envoyés l’un comme négociateur, l’autre comme médiateur, pour régler une question de limites entre le Nicaragua et Costa-Rica. L’adoption du traité Cass-Irizarri, si elle était positive, ne me permettait plus de compter sur le général Martinez, et elle donnait aux Américains du Nord, si exclusifs dans leurs envahissemens, un protectorat légal qui allait devenir un obstacle permanent à toute intervention européenne, même purement industrielle w[12]. Il en résulta pour moi la nécessité de prendre une attitude politique plus prononcée. L’opinion publique ne tarda pas d’ailleurs à se prononcer elle-même de la façon la plus significative. Lorsque nous rentrâmes le lendemain à San-José, M. de Vars et moi, nous trouvâmes la ville tout occupée des préparatifs d’un bal qui m’était donné par le chef de l’état au palais même du gouvernement. C’était encore à la France que s’adressait cette manifestation. La fête annoncée semblait du reste fermer la période des deuils publics, et elle empruntait à la présence des envoyés de Nicaragua et de San-Salvador un caractère politique d’union centro-américaine sous le patronage de l’Europe. Elle me rappela nos solennités officielles du même genre. Il y avait peu d’uniformes, quoique tous ceux de la république fussent présens, mais ils étaient tous très élégans. Les fonctionnaires supérieurs ne portaient que de simples habits noirs, sans décoration. Seulement, sur quelques rares poitrines, soit de magistrat, soit d’officier, brillait une petite croix d’or, attachée avec un ruban rouge, distinction exceptionnelle créée par M. Mora exclusivement pour les grands dévouemens de la guerre nationale, et que lui-même ne portait pas. En revanche, les toilettes féminines étaient là ce qu’elles sont partout où le luxe européen a pénétré, un mélange éclatant de soie et de gaze, dont Lyon et Tarare avaient fait tous les frais, et dont les vives couleurs étaient encore relevées par le type espagnol des danseuses. Peu de cérémonies, du reste ; une grande simplicité de paroles et de manières. On sait que les habitudes castillanes tolèrent la cigarette, même sur les lèvres des femmes. Il y avait un salon réservé où elles se livraient à cette innocente distraction et la faisaient partager à leurs visiteurs. Ce détail de mœurs locales et la variété des nuances de la peau de cette élite de la population costa-ricaine me rappelaient seuls que nous étions à plus de deux mille lieues de la France, sur un plateau perdu, en dehors de tous les grands chemins visités jusqu’ici par le courant de la civilisation.

Ce fut à cette fête que je vis pour la première fois le général don Maximo.Jérès, qui a joué un rôle si étrange dans les événemens du Nicaragua. C’était un homme de trente-cinq ans, d’une allure juvénile, un peu inquiète, les yeux petits, vifs et mobiles, la figure intelligente, mais respirant l’incertitude et la défiance. Ses yeux seuls expliquaient sa nature d’esprit et sa vie publique. On sait qu’il a été tour à tour le complice, le lieutenant de Walker, puis son ardent ennemi. Il avait pris auparavant une part active dans les troubles du Nicaragua comme chef du parti révolutionnaire de Léon, et certaines familles de Grenade ne lui avaient point encore pardonné les exécutions sommaires faites par son ordre dans leurs rangs. Rallié depuis l’élection du général Martinez, dont il avait été un moment le rival, il servait le gouvernement de son pays à sa manière, sans idées fixes, sans principes arrêtés, sans conscience politique bien farouche, subissant encore, peut-être à son insu, les préventions de sa ville natale contre le parti conservateur de Grenade, sentant que son heure n’était pas venue parce que le sang répandu remontait jusqu’à lui, mais gardant intacte son ambition, dont peut-être il eût fait bon marché au besoin. N’aimant pas les Américains, qu’il avait vus de trop près, il leur ressemblait par son froid dédain de la vie humaine. Soldat d’instinct comme tous les Léonais, d’une intrépidité insouciante, c’était un capitaine de coups de main et d’inspirations subites, un révolutionnaire de bruit et de mouvement plutôt que d’opinion, une nature en somme plus originale que sérieuse, trop mobile pour inspirer la confiance, mais trop dangereuse dans ses écarts et trop populaire à Léon pour ne pas mériter des ménage-mens infinis. Les missions que lui a confiées successivement le président Martinez à San-José et à Washington, où il représente encore aujourd’hui le gouvernement du Nicaragua, s’expliquent par cette situation délicate beaucoup plus que par le talent diplomatique du général Jérès.

La question de frontières qui l’amenait à Costa-Rica, au moment où on s’y attendait le moins et où tout était décidé pour le départ du président, pouvait devenir un grave embarras. Controversée déjà depuis trente ans, cette question, dont il apportait un nouveau règlement, avait failli plusieurs fois mettre les armes à la main aux deux républiques, et elle était la cause principale de leur mésintelligence traditionnelle. Le Nicaragua réclamait comme lui appartenant une province située entre le lac, le Pacifique et le golfe de Nicoya, et qui portait autrefois le nom de Guanacaste, qu’elle avait échangé contre celui de Moracia depuis l’avènement au pouvoir de M. Mora. Cette province s’était donnée volontairement à Costa-Rica dès l’année 1824, par cette excellente raison que Costa-Rica jouissait dès lors d’une constitution et d’un gouvernement régulier, tandis que le Nicaragua était encore livré à l’anarchie. L’annexion avait été approuvée par le congrès fédéral siégeant à Guatemala, sous la réserve des frontières à fixer pour chaque état. Puis, comme les révolutions qui sapaient l’édifice de la fédération n’avaient pas permis de fixer ces frontières, le Guanacaste avait passé outre ; ses habitans avaient plusieurs fois solennellement ratifié leur vote d’union, et depuis la proclamation de l’indépendance ils faisaient partie de la famille costa-ricaine. Des prétentions théoriques ne pouvaient plus rien contre des faits aussi concluans. Le Nicaragua avait fini par le comprendre, et les propositions nouvelles du général Jérès ne revendiquaient plus tout entier le district de Moracia ; elles se présentaient comme une transaction, laissant l’intérieur du district à Costa-Rica et ne lui enlevant que la bordure. Toutefois cette transaction même portait l’empreinte de la jalousie étroite et invétérée qui l’avait dictée. Le Nicaragua refusait à Costa-Rica toute issue sur le lac et sur le fleuve, limite naturelle des deux pays, jusqu’à trois milles au-dessous du fort Castillo. Il oubliait que sans la présence des forces costa-ricaines dans les eaux du fleuve et du lac, il serait encore au pouvoir de Walker. Un pareil arrangement n’avait en lui-même aucune chance de succès, et l’intervention du médiateur salvadorien n’était pas faite pour lui en donner. La mission du général Jérès ouvrait donc de nouveau un débat irritant sans conclusion possible, qui même remettait en question tout ce qui avait été décidé depuis huit jours, y compris le voyage de M. Mora.

Ce fut le traité du canal qui dégagea cette situation embarrassée. L’article Il faisait du canal lui-même la limite définitive des deux états dans le cas où le tracé adopté déboucherait sur le Pacifique dans la baie de Salinas. Or le président, qui connaissait le pays, qui l’avait parcouru dans tous les sens, qui possédait même une Mme de houille et une Mme de cuivre dans les environs de la baie, ne doutait pas que ce passage ne fût praticable. Un géomètre allemand, envoyé sur les lieux, en avait rapporté des nivellemens et un tracé de route terrestre dont les hauteurs confirmaient les études antérieures. La solution proposée par l’article Il du traité du canal semblait donc au président Mora devoir être la solution de l’avenir, et comme cette solution réparait les iniquités et les ingratitudes de la proposition Jérès et rendait à Costa-Rica toute la rive droite du fleuve et une issue sur le lac, peu importait qu’on fît un sacrifice provisoire, si l’on obtenait un résultat définitif. L’arrangement proposé par le Nicaragua perdait dès lors de son importance en perdant de sa durée. Costa-Rica n’abandonnait plus, en le signant, les droits qu’il avait toujours maintenus. Ce n’était qu’une concession apparente qui devait faciliter les négociations ultérieures. Il ne s’agissait, pour tout sauver, que d’introduire dans la nouvelle convention de limites une réserve générale en faveur des obligations consignées dans les contrats présens ou futurs de canalisation. Tel fut le point de vue qui l’emporta dans l’esprit de M. Mora sur les impressions fâcheuses qu’il avait d’abord éprouvées. Son plan fut dès lors tout tracé. Son gouvernement devait accueillir les envoyés du Nicaragua et de San-Salvador avec tous les témoignages possibles de considération et de concorde, et si le congrès de San-José, convoqué pour voter l’arrangement, ne se montrait pas aussi bien disposé, ce qui était fort probable, le président devait user de son ascendant pour obtenir au moins une majorité suffisante, sauf à justifier plus tard sa conduite par l’exposé complet des résultats qu’il aurait obtenus.

La première manifestation de ce parti-pris fut l’annonce d’un nouveau bal donné cette fois en l’honneur des représentans du Nicaragua et de San-Salvador. Le premier avait eu lieu le 7 avril. Quatre jours après tombait l’anniversaire de la bataille du 11 avril 1856 ; ce fut le jour choisi pour le second. On en faisait ainsi à tous les points de vue une fête nationale, à laquelle l’adoption supposée du traité Gass-lrizarri devait imprimer un caractère de protestation. L’opinion en effet était indignée de cette faiblesse du gouvernement nicaraguain, et, sans prévoir encore par quel moyen pratique elle échapperait aux funestes conséquences d’une telle conduite, elle sentait le besoin instinctif de se manifester, de se fortifier par l’union, d’en appeler au tribunal de toute l’Amérique centrale contre les actes compromettans d’une de ses républiques. On devine toute la force que donnaient à mes projets de pareilles dispositions pour le cas prévu où j’aurais à lutter contre l’exclusivisme américain. L’invasion légale qu’on redoutait avait fait naître la résolution froide de ne livrer San-José qu’en cendres, comme Moscou, à commencer par le palais national. Ce n’était heureusement qu’une fausse alerte. M. Jérès, comme tous les Nicaraguains, avaient été trompés par une manœuvre habile du président Martinez : ils avaient cru à l’acceptation du gouvernement lorsqu’il n’y avait encore qu’un vote du congrès de Managua ; mais cette erreur, qui ne fut reconnue qu’au Nicaragua même, replaçait Costa-Rica et son chef sur le terrain des mesures de salut public[13]. Le voyage projeté s’en trouva modifié dans son plan, élargi dans son objet ; il emportait l’idée d’une espèce de dictature morale allant trancher à Rivas, au nom de la patrie commune, le nœud gordien de la situation. C’est ainsi qu’il fut présenté en effet par une proclamation insérée le 15 avril dans le journal officiel, et lorsque le surlendemain le cortège se mit en route pour Punta-Arenas, où nous devions nous embarquer, si le traité Cass-Irizarri m’inspirait encore quelques inquiétudes, les pouvoirs donnés à M. Mora par le congrès et l’attitude décidée de son peuple ne me permettaient pas de craindre un échec.

Nous devions quitter San-José le 17 avril. Un décret avait investi le vice-président, M. Escalante, de l’intérim présidentiel. Le public était averti et les préparatifs étaient faits ; mais il s’était produit la veille, au sein du congrès, une explosion de mécontentemens qui semblait devoir tout remettre en question. Il s’agissait de la troisième lecture et de l’acceptation définitive du traité de limites sur les bases de la proposition Jérès. Les sacrifices que faisait Costa-Rica à un intérêt supérieur avaient paru exorbitans. Le bruit s’était même répandu que le gouvernement se ralliait à cette opposition, et en faisait un des ressorts de sa politique vis-à-vis du Nicaragua. Beaucoup de gens en concluaient que M. Mora n’avait pris encore aucun parti, et que le voyage pourrait bien ne pas avoir lieu. Toute la journée du 16 s’était passée dans ces incertitudes, dont, plus que tout autre, je suivais les oscillations avec anxiété. Le soir, on m’assura que le général Jérès, très inquiet de ces présages, avait fait une démarche suprême auprès du président, et qu’il l’avait ramené à sa première résolution. Le président avait donc insisté pour le vote immédiat ; mais le congrès ne pouvait se décider à cette trahison apparente. Des voix patriotiques avaient réclamé le maintien des prétentions de Costa-Rica sur la rive droite du San-Juan et sur la côte méridionale du lac, et ce n’était qu’à dix heures du soir, après une séance orageuse qui durait depuis deux jours, que le traité avait été ratifié. Encore n’avait-il pu réunir que sept voix contre cinq, — juste la majorité légale, — ce qui ne s’était jamais vu depuis l’avènement de M. Mora à la présidence.

Le matin même du 17, je ne savais donc trop encore si le départ aurait lieu, quand on vint me prévenir que le président montait à cheval avec son état-major, et que le rendez-vous était fixé sur le bord d’une jolie rivière qui coule au fond d’un ravin, à une demi-lieue de San-José. Je trouvai en effet tout le cortège arrêté sur un versant du ravin. M. Mora portait un poncho très élégant et un panama de prix ; mais rien ne le distinguait des autres cavaliers que des étriers d’argent massif, d’une forme vieille et originale. Autour de lui, ministres, colonels, magistrats, députés, semblaient faire assaut de simplicité. On eût dit de bons propriétaires ruraux revenant d’une foire. Les ponchos péruviens étaient rares, quoique ce soit le meilleur costume de voyage sur des routes poudreuses. Les militaires ne se distinguaient que par un grand sabre de cavalerie et par un large galon d’or sur un chapeau de feutre gris. Il y avait parmi eux de véritables attitudes de mousquetaires, grâce à leurs immenses bottes en entonnoir, que recouvraient les plis bariolés du poncho.

Nous devions déjeuner ce jour-là à la grande hacienda de cannes à sucre du président, située à quatre lieues de San-José, sur la route de Punta-Arenas. Cette route, la plus belle de toute la république et peut-être de tous les états qui l’environnent jusqu’au Brésil, ressemblait à une route départementale très unie, mais non empierrée, de sorte que le sol, noir et friable, se transformait l’hiver en une boue fangeuse, et l’été en une poussière épaisse que le passage de notre caravane soulevait en nuages grisâtres. En revanche, nous traversions ces délicieux environs de la capitale dont j’avais déjà entrevu les splendeurs dans diverses excursions. Des deux côtés, au nord et au sud, une pente insensible, couverte de villes et de villages, conduisait jusqu’aux montagnes qui fermaient l’horizon. Heredia dressait les deux tours blanches de son église au milieu d’un berceau de plantations bordé par les grands bois du col de Barba. Les haciendas de café et les maisons particulières se succédaient presque sans interruption, laissant voir sur le seuil de leurs portes, toujours ouvertes, des groupes charmans qui saluaient le président des noms les plus doux. Les cultures de cet heureux climat sont plus riantes et plus ombreuses que les nôtres. Avec elles, le sol n’est jamais dénudé, si ce n’est dans les savanes consacrées à l’élève des bestiaux. La culture du café surtout serait un plaisir, si ce n’était pas une fructueuse spéculation. Rien ne ravit le regard et la pensée comme ces arbustes en fleur, taillés en parasols, distribués, de neuf pieds en neuf pieds, sur des espaces immenses, ombragés de distance en distance-par de grands bananiers, dont le suave parfum rappelle celui du jasmin d’Espagne, et dont la récolte se fait sous des bosquets enchantés, dans une atmosphère spéciale pleine de vie, au bord de ruisseaux transparens destinés à l’irrigation.

L’hacienda de M. Mora était le siège d’une exploitation sucrière qui n’embrassait pas moins de 3,000 hectares de terres incultes avant lui, et qui attestait l’esprit d’entreprise et de ténacité de son propriétaire. Nous y passâmes les heures les plus chaudes de la journée, après un déjeuner improvisé, servi au hasard comme dans une ferme, arrosé d’un vieux malaga sans date et du café parfumé du pays. À quelques minutes de l’établissement principal, espèce de grand chalet suisse entouré de quelques dépendances, s’ouvrait un ravin abrupt, de l’aspect le plus sauvage, au fond duquel se précipitait une petite rivière torrentielle cachée par des massifs d’arbres. C’est sur le versant de ce ravin que, pour utiliser la force gratuite de l’eau, M. Mora avait fait construire les bâtimens et les appareils d’extraction du sucre ; mais il fallait d’abord élever le niveau de la rivière, le régulariser et l’amener à son moulin par un canal. M. Mora choisit le passage le plus étroit, de la vallée et le barra. Quand le muraillement fut fini, les hautes eaux l’emportèrent. Il recommença ; nouvel échec. Enfin la troisième fois le torrent fut dompté. Un barrage de quarante pieds de long, de quinze pieds de haut et de douze pieds d’épaisseur à son sommet, lui donna le bassin d’alimentation dont il avait besoin : travail extraordinaire de la part d’un homme qui n’avait pas d’ingénieurs à son service et qui n’avait rien vu de semblable à ce qu’il entreprenait. Toute l’organisation de son moulin attestait la même persévérance et le même sentiment industriel. Il en était arrivé ainsi à produire chaque année 12,000 quintaux de sucre, dont une partie servait à la fabrication de l’aguardiente dans la distillerie de l’état, et dont l’autre était exportée à Punta-Arenas pour les raffineries de Valparaiso.

Quand nous reprîmes la route de Punta-Arenas, vers les trois heures, le cortège n’était plus composé que d’une vingtaine de personnes, celles qui avaient été désignées par le président pour l’accompagner jusqu’à Rivas. Nous entrâmes presque immédiatement dans une région mamelonnée, où les cultures devenaient de plus en plus rares, où les savanes, les ravins et les collines étaient couverts d’énormes pierres noires évidemment semées par un cataclysme volcanique. Ces traces d’une éruption qui semblait avoir brûlé le sol occupaient plusieurs lieues carrées. On les attribuait à un volcan nommé le Dragon, qu’on me montrait au sud dans une chaîne qui court de l’est à l’ouest, et qui se termine au Pacifique par le piton échancré de la Herradura. Peut-être est-ce la Herradura elle-même, la reine de ce contre-fort des Cordillères, qui avait bouleversé ainsi, à une époque inconnue, le plateau tourmenté qu’elle dominait de loin. C’est du reste un phénomène général et caractéristique de l’isthme américain que la présence de ces énormes blocs volcaniques, entassés quelquefois comme de gigantesques dolmens, et qu’on retrouve partout, au fond des forêts comme dans le lit des torrens. Ils forment les assises des îles du lac de Nicaragua et les arêtes de ses promontoires. On ne peut faire un pas. sur ce sol extraordinaire sans remarquer ces pierres noires presque toujours arrondies, comme on ne peut regarder autour de soi sans apercevoir les cônes réguliers de cinq ou six volcans : merveilleuse région dont la formation géologique est encore un mystère, dont la surface recouvre encore des enfers inexplorés et des trésors inconnus, et qui mériterait plus que toute autre de servir de but aux recherches de la science comme aux exploitations de l’industrie.

On ne compte que vingt-huit lieues françaises de San-José à Punta-Arenas ; mais cette distance est quelque chose en Amérique, et il faut deux ou trois jours pour la franchir. Il y a d’ailleurs entre ces deux points extrêmes une différence de niveau de quatre mille cinq cents pieds, ce qui suppose un enchaînement de plateaux et de montagnes descendant avec plus ou moins de raideur vers l’Océan-Pacifique. C’est en effet à travers ces ondulations et ces pittoresques surprises de la route que nous étions engagés dès le premier jour en arrivant le soir à la Garita del Rio-Grande, le principal bureau de douane de la république. On appelle ainsi un grand bâtiment carré ressemblant à un caravansérail d’Orient, avec une large galerie à l’intérieur, et traversé de part en part par la route elle-même, qui se trouve barrée la nuit comme le chemin d’une forteresse. Tout ce qui vient de Punta-Arenas pour la consommation intérieure, comme tout ce qui part de la zone cultivée pour aller s’embarquer à Punta-Arenas, doit passer sous les voûtes de la Garila et s’arrêter dans l’enceinte carrée pour y payer des droits ad valorem, qui varient de 5 à 16 pour 100, selon la nature des marchandises. Une partie du montant de ces droits, celle prélevée sur les 200,000 quintaux de cafés expédiés en Europe, à raison de 2 réaux le quintal, est exclusivement consacrée à l’entretien de la route, construite de 1844 à 1846 sous la direction d’une commission spéciale appelée la junta itineraria. Cet entretien est en effet l’un des grands intérêts du pays, puisqu’il s’agit de l’unique artère de son commerce extérieur. Il coûtait en moyenne 100,000 fr. par an. On avait, pour construire la route, vaincu de grandes difficultés et jeté plusieurs ponts de pierre d’une grande hardiesse, dont le plus remarquable, qu’il fallait traverser au-delà de la Garita sur le Rio-Grande, expliquait le choix de cet emplacement pour servir de station douanière. L’encaissement à pic de cette rivière, qui court de l’est à l’ouest jusqu’au golfe de Nicoya, à travers une espèce de déchirure du plateau, rendait impossible toute contrebande. Nous avions rencontré plusieurs files de vingt ou trente charrettes traînées par des bœufs, chargées peut-être de produits français qui avaient doublé le cap Horn. Un magnifique navire de Bordeaux, le Saint-Vincent-de-Paul, de 300 tonneaux, était précisément mouillé depuis quelques jours dans les eaux de Punta-Arenas, où il attendait son fret de retour.

Le matin du troisième jour commençait véritablement la descente sur les flancs d’une montagne nommée l’Advocate, où se trouvent les seules mines d’or exploitées par l’état pour les besoins de son hôtel des monnaies. Nous avions presque constamment aperçu jusqu’alors, à notre droite, le rideau volcanique qui part de Barba pour aboutir à l’Orosi, entre le lac de Nicaragua et la baie de Salinas. Une fois sur le point culminant de l’Advocate, tout l’espace parcouru s’évanouit derrière un massif de forêts, et un nouvel horizon s’ouvrit devant nous avec une splendeur indescriptible : c’était le golfe de Nicoya, épanchant ses flots bleus dans un bassin de verdure d’une forme ovale très allongée, avec les pitons de la Herradura pour limites au sud, une presqu’île montagneuse à l’ouest, et au-delà l’Océan sans fin, uni et miroitant comme un cristal. Les derniers échelons de l’Advocate allaient se fondre dans une délicieuse plaine traversée dans toute sa longueur par plusieurs rivières, et qui était elle-même un océan de verdure. J’avoue que l’idée ne me vint pas d’aller visiter les mines d’or. La beauté lumineuse de ce panorama, au bout duquel on distinguait vaguement le groupe de Punta-Arenas et plusieurs bâtimens à l’ancre, m’avait fait oublier tout le reste.

Jusque-là, nous n’avions traversé que des villages isolés ou des stations solitaires, dont l’une porte le nom d’Athènes (Atenas). Au pied de l’Advocate, nous devions retrouver la population et le mouvement. Une petite ville, appelée Esparza, s’était pavoisée et avait préparé son artillerie pour recevoir le président. Les drapeaux français n’y manquaient pas plus qu’à Alajuela. Vingt et un coups de canon saluèrent l’entrée du chef de l’état. Un banquet nous attendait dans une maison particulière, dont la cour intérieure regorgeait de fleurs. Ce voyage de M. Mora, dont on espérait de grands résultats, semblait être une fête nationale. Toutes les autorités de Punta-Arenas étaient venues au-devant de lui, ayant à leur tête le commandant de place, le colonel car la s, frère du ministre de la guerre. Cette nouvelle escorte ajoutait à l’animation du cortège. Un détail de la route me fit trouver notre dernière étape ravissante. À peine avions-nous marché une lieue au-delà d’Esparza, à traversées bois de mimosas, de palmiers et d’ébéniers, que nous arrivâmes devant de grands bâtimens construits au-dessus de la plus gracieuse rivière. Nous trouvâmes là tout un petit monde industriel : une scierie mécanique, une vaste exploitation de bois et un petit chemin de fer, le tout dirigé par quelques Anglais. Le chemin de fer allait jusqu’à Punta-Arenas, en ligne droite comme le sillon d’une flèche, à travers les arbres pressés d’une forêt vierge étonnée de cet hôte nouveau. Rien de plus modeste et de plus primitif que l’installation de cette voie. Pas de gare, pas de stations, pas d’employés spéciaux ; une trouée de 2 mètres de large et de trois lieues et demie de long dans la forêt, deux rails posés sur des troncs d’arbres non dégrossis, quelques petits ponts de bois dont les planches n’étaient point ajustées, et une demi-douzaine de voitures-omnibus, simplement garnies de bancs et couvertes d’un toit de bois vernis. Les besoins du service n’exigeaient pas encore la locomotive ; ce tronçon de voie nouvelle, sans issue, ne pouvait compter sur une grande circulation de voyageurs. Ceux qui s’embarquaient pour San-José ou qui en revenaient étaient bien obligés de garder leurs montures jusqu’à la dernière étape, à moins de les confier, comme nous avions fait pour les nôtres, à des auxiliaires amenés à dessein. Le chemin de fer, ainsi limité, ne servait donc qu’à des trains de plaisir ou de chasse, car on pouvait tirer le chevreuil sans descendre de l’omnibus ; mais il était l’inappréciable débouché de l’exploitation forestière et de la scierie mécanique, et cela suffisait à sa fortune. Dans un pays où l’on fait venir les planches des États-Unis comme les briques, malgré l’abondance et l’inépuisable richesse de la matière première, le débit de la scierie avait pour marchés naturels, à des prix largement rémunérateurs, les douze cents lieues de côtes du Pacifique qui courent de l’Equateur au Mexique.

C’était encore à M. Mora qu’on devait ce commencement de vie industrielle sans analogue de ce côté de l’Amérique jusqu’au tronçon péruvien du Callao à Lima. Il en avait accordé la concession trois ans auparavant à une association anglaise représentée par M. Farrer, dans l’espérance que les larges bénéfices de ce premier essai encourageraient les concessionnaires à pousser leur œuvre jusqu’à San-José, si l’ascension de l’Advocate ne présentait pas des obstacles invincibles. On avait déjà calculé que ce nouveau mode de transport, en dehors de ses énormes avantages pour l’exploitation de nombreux produits, rendrait à l’agriculture six mille travailleurs et douze mille bœufs exclusivement occupés par le roulage de trois ou quatre mille charrettes rudimentaires. Il est douteux que ces espérances soient jamais réalisées, du moins dans cette direction. La configuration du sol, se dressant presque subitement au bout d’une plaine basse longue de quatre ou cinq lieues, exigerait des rachats de pente qui doubleraient la longueur du chemin. Le railway de M. Farrer, arrêté aujourd’hui à la Barranca, la petite rivière de la scierie, ne se prolongera probablement que jusqu’à Esparza, au pied de la montagne ; mais il trouvera un nouvel aliment dans les mines si riches de l’Advocate, et, pour peu que la colonisation s’étende et que les cultures tropicales, indigo, cochenille, cacao, prennent pied sur cette bordure de l’Océan, où la température moyenne est de 28 ou 30 degrés Réaumur, M. Farrer n’aura point à se repentir de son initiative, ni Costa-Rica de sa libéralité. Quant aux grandes communications avec San-José, ce n’est pas de ce côté qu’il faut les chercher. Il existe dans d[autres directions des pentes naturelles, qui toutes aboutissent au canal futur, tant il est vrai que cette œuvre d’intérêt universel renferme en elle-même la satisfaction de tous les intérêts locaux comme de toutes les aspirations politiques de l’Amérique centrale.

Nous avions pris place un peu au hasard dans les omnibus du chemin de fer, traînés chacun par un cheval et pavoisés de petits drapeaux. La traversée de la forêt ressemblait à celle d’un tunnel étroit à parois de feuillages. La mer étincelait à l’orifice. Un air balsamique nous pénétrait, et la chaleur se sentait à peine sous ces voûtes d’ombre. De temps en temps, des coups de fusil tirés en l’air et de grands drapeaux tricolores dressés sur de petites maisons de bois nous faisaient souvenir de la présence d’un gouvernement. Nous entrâmes ainsi à Punta-Arenas, au bruit d’une véritable artillerie, à travers une population en fête, des maisons décorées, des vivat retentissans et tout l’appareil des réceptions officielles. Il y avait onze bâtimens en rade, pavoisés de leurs couleurs, et qui répondaient à coups de canon au salut des canons du port. Le chemin de fer traversait la ville dans toute sa longueur ; il nous déposa au bout de la grande rue, sur le bord du golfe, devant une maison à deux galeries superposées, au milieu d’une foule dont l’affection, plus encore que le respect, acclamait le visiteur attendu.

Punta-Arenas, comme son nom l’indique, est bâtie sur une pointe de sable pénétrant dans la baie de Nicoya comme une large jetée, en dessinant au nord un port intérieur qui porte le nom générique d’estero. Cet estero n’est accessible qu’à marée haute et seulement pour les bâtimens tirant moins de douze pieds. Les grands navires mouillent à deux milles en mer, au grand dommage des transbordemens, qui ne se font ni sans peine ni sans danger. C’est l’inconvénient radical de toute la côte depuis Panama jusqu’à Realejo, la baie de Salinas exceptée ; mais c’est surtout l’inconvénient du bassin resserré de Nicoya, dont les eaux sont toujours agitées. Punta-Arenas est de plus menacée d’un ensablement continu par deux rivières torrentielles débouchant dans son estero, et la baie elle-même paraît s’envaser sous l’influence de la même cause combinée avec la violence exceptionnelle de la marée montante. Ce serait donc trop présumer de l’avenir que de prédire à cette ville improvisée de brillantes destinées. La salubrité qu’elle tire de ses sables a été le point de départ de sa rapide fortune. Il fallait une station sur le Pacifique au commerce naissant de Costa-Rica. Le petit port de Caldera, à quelques lieues au sud, dont les navires préféraient le mouillage, venait d’être abandonné en 1840 à cause de ses fièvres ; la population reflua vers Punta-Arenas. La production du café y appelait, dix ans après, cent cinquante navires de toute provenance, et cette création artificielle du génie commercial est aujourd’hui une ville pittoresque et vivante de deux ou trois mille âmes, dont les maisons de bois sont séparées par des jardins où la nature tropicale déploie toutes ses magnificences, où l’Angleterre, les États-Unis et Hambourg ont des agens consulaires, et qui passe pour le plus agréable séjour qui existe depuis le Gallao jusqu’en Californie. Nous devions y rester deux jours au milieu des fêtes, en attendant l’arrivée du Colombus. Ces deux jours font partie de mes plus heureux souvenirs en dépit des 32 degrés Réaumur, auxquels je m’étais bien vite habitué.

Il est vrai que je ne devais pas être complètement étranger à l’éclat de ces fêtes, grâce à la présence dans la rade du Saint-Vincent-de-Paul, véritable frégate commerciale, le plus beau navire qui eût jamais paru dans ces eaux. Le capitaine de ce navire, M. Cazalis, s’était trouvé à San-José au milieu des démonstrations dont j’avais été l’objet, et, comme tous les Français établis dans le pays[14], il était venu m’offrir ses services. Je ne savais comment reconnaître les preuves de bienveillance et de considération dont j’avais été comblé par M. Mora ; notre itinéraire, convenu d’abord à travers le Guanacaste, pour explorer en passant l’isthme de Salinas, avait été modifié par l’arrivée des plénipotentiaires ; j’eus l’idée de profiter de notre passage forcé à Punta-Arenas pour répondre à l’hospitalité costa-ricaine par une hospitalité de quelques heures toute française. M. Gazalis entra dans ces vues. Deux autres bâtimens français se montrèrent ravis de s’associer à une manifestation où le drapeau national flotterait à côté de celui de Costa-Rica, confondant leurs mêmes couleurs. M. Mora avait accepté mon invitation. Toute la ville de Punta-Arenas prit part à cette fête de fusion internationale. Jamais le golfe profond du vieux cacique Nicoya n’avait assisté à un pareil spectacle : toutes les embarcations à la mer, la musique précédant le canot présidentiel, onze navires pavoises, le pavillon costa-ricain à tous les mâts de misaine et le canon tonnant de minute en minute, sans interruption. M. Mora fut reçu en souverain à bord du Saint-Vincent-de-Paul avec une suite de plusieurs centaines de personnes. Certes je ne payais point ainsi ma dette à l’homme à qui je devais mon succès, mais je lui prouvais du moins qu’il ne dépendrait pas de moi que le pavillon de la France ne fût toujours enlacé à celui de Costa-Rica.

Le jour suivant, sur les six heures du soir, au moment où la brise de terre venait remplacer la brise de mer qui s’élève régulièrement à dix heures du matin, nous longions, les pieds dans le sable, la grande rue de la ville, tout ondoyante de drapeaux, toute frémissante encore des agitations de la veille. Une jeune femme, assise devant sa porte, se leva au passage du président et l’invita à entrer, en l’appelant, avec une familiarité gracieuse, don Juanito. Il y avait d’autres personnes, dans la maison, entre autres deux jeunes filles. On apporta des chaises et des guitares. Les femmes s’échelonnèrent sur les marches de l’escalier, et le cercle s’étendit peu à peu. Les vagues toujours murmurantes venaient expirer sur la rive en face de nous. La nuit tombait rapidement, mais une nuit étoilée, presque lumineuse, baignée de phosphorescences et de parfums, et bercée d’harmonies intraduisibles. Une jeune fille se mit à chanter, en s’accompagnant, je ne sais quel air national, mélodie douce et monotone, que j’avais déjà entendue un soir dans une hacienda, et que j’ai retrouvée depuis sur les bords du lac de Nicaragua. Les pas-sans s’arrêtaient pour écouter. D’autres chants avaient succédé au premier ; d’autres femmes étaient venues saluer M. Mora, en l’appelant toutes de son petit nom de Juanito. Il n’y avait plus assez de chaises. M ; Mora profita d’un petit dérangement pour s’asseoir sur la première marche de l’escalier, et le concert de famille continua jusqu’à onze heures, sans plus de cérémonie, dans une atmosphère de cordialité, de modestie et de bonté qui n’étaient égalées que par la simplicité du chef de l’état.

Lorsque le Colombus nous emporta le lendemain vers la haute mer pour doubler le cap Blanco, qui ferme la baie, les mêmes honneurs accompagnèrent le président dans son passage à travers les navires à l’ancre. Le Saint-Vincent-de-Paul et les Deux-Eulalies avaient rempli jusqu’au bout la mission qu’ils s’étaient donnée de représenter dignement la France. C’est la seule fois qu’il m’ait été donné d’apercevoir nos couleurs nationales dans les mers centro-américaines, et je puis dire que la présence et la conduite de nos marins avaient provoqué dans la population des sympathies unanimes.

En entrant dans le Pacifique, je reconnus enfin cette mer d’huile, unie comme une glace, dont nous parlent tous les voyageurs, et qui lui a mérité son nom. Le Colombus semblait immobile dans le sillon de son hélice. Nous longions un rideau de montagnes boisées se succédant comme des dômes d’un vert sombre. Ces montagnes, peu élevées, sont les contre-forts de la presqu’île de Nicoya et du district de Moracia. Elles s’abaissaient sensiblement vers le nord, et disparaissaient même complètement en approchant des deux grandes baies de Thomas et de Salinas. J’éprouvais une vive curiosité à l’égard de ces dépressions, que m’avaient déjà fait connaître les récits de plusieurs explorateurs. Tous les marins savent que l’Océan dessine dans ces parages une vaste courbe intérieure, au fond de laquelle souille un vent de terre, venant de l’est, qui chasse les navires au large, et qu’on appelle le papagayo. Les vieilles cartes donnaient même à cette courbe, dont Salinas occupe le sommet, le nom de golfe de Papagayo, et toutes les reconnaissances hydrographiques le signalaient comme un passage difficile par suite des rafales irrégulières qui prenaient les navires en travers. Or j’avais toujours soupçonné que ce vent du papagayo, de même nature que celui qui souffle toute l’année de l’est sur le lac de Nicaragua, et qui en rend les rives occidentales si peu abordables, arrivait dans la région du Pacifique par suite même de la dépression extraordinaire qui lui livrait passage. Il ne faut pas oublier qu’à cette latitude, — 11 degrés au-dessus de l’équateur, — tout le système des courans atmosphériques est subordonné à la loi générale des vents alizés. Lorsque cette loi trouve une barrière dans l’élévation des montagnes du continent américain, elle ne se fait plus sentir qu’au large du Grand-Océan, comme en face des Cordillères, du Pérou, de l’Equateur et de la Colombie ; mais si le sol s’abaisse tout à coup, lui laissant libre carrière, l’action des vents doit être d’autant plus violente qu’elle a été plus contrariée, et que l’issue est plus étroite. Ainsi s’expliquait pour moi un phénomène à peu près unique du cap Horn à l’Amérique du Nord, qui répond en effet à une situation unique sur les côtes du Pacifique. Du pont du Colombus, je voyais nettement les dernières ondulations des hauteurs de Costa-Rica expirer au fond de la baie de Salinas, d’où soufflait le vent, pour se relever en collines toujours boisées qui se prolongeaient indéfiniment vers le nord comme un bourrelet de verdure. À partir de ce versant mamelonné du plateau de Libéria, la capitale du Guanacaste, il n’y a plus de Cordillères. Toute la partie occidentale de l’isthme, occupée par la république de Nicaragua, n’est elle-même qu’un plateau d’une élévation moyenne de 50 ou 60 mètres, renflé sur le bord de l’Océan par des chaînes de collines plus ou moins continues, derrière lesquelles se dressent, en pics isolés, les formidables volcans de l’Orosi, de l’Ometepe, du Montbacho, du Momotombo, du Viejo, jusqu’au massif déchiqueté du Çoseguina, qui domine la baie de Fonseca. Dieu semble avoir marqué clairement sur cette plage intermédiaire le sillon du bosphore américain, et, autant que puisse en juger un profane, le vent seul du papagayo m’aurait désigné la baie de Salinas comme étant le secret du détroit que cherchait Fernand Cortez.

La traversée de Punta-Arenas à San-Juan-del-Sur ne devait pas durer vingt-quatre heures. Nous étions partis le 21 avril, à dix heures du matin ; le 22, à sept heures et demie, par une température délicieuse, nous arrivions en face d’un mamelon rocheux, derrière lequel se cachait San-Juan-del-Sur, la première ville du Nicaragua sur cette côte, l’ancienne tête occidentale du transit américain. Le Colombus hissa le pavillon costa-ricain, et tira le coup de canon du signal. Personne ne répondit. On doubla le mamelon. Les maisons apparurent au fond d’une anse circulaire, je distinguai un drapeau sur la plage et un autre au-dessus d’une maison voisine : mais ni l’un ni l’autre n’appartenait au Nicaragua. C’était le drapeau étoile des États-Unis qui s’étalait fièrement sur le sol de sa conquête anticipée. Je ne pouvais en croire mes yeux, je demandai au président si je ne me trompais pas. Ce drapeau d’invasion avait été planté un jour par les bandes de Walker, et depuis la délivrance du pays personne n’avait osé y toucher, tant la terreur qu’inspiraient les Américains était profonde. Nous étions bien loin moralement du sol généreux, libre et prospère, où s’épanouit Punta-Arenas. Avant même d’aborder au Nicaragua, la faiblesse, la misère et la désolation se montraient à nu. Pas un navire dans le port, pas un habitant sur la plage ; on eût dit un village abandonné. Une bonne nouvelle cependant m’attendait en présence de ces ruines fumantes de la guerre civile et du flibustérisme ; elle était apportée par le général Bonilla, commandant supérieur de la province, qu’envoyait le président du Nicaragua à son collègue de Costa-Rica. Il nous apprit que le général Martinez venait d’arriver à Rivas, et que le traité Cass-Irizarri n’avait réellement point été ratifié. La non-ratification faisait disparaître le seul obstacle sérieux du canal et la seule pierre d’achoppement de la conciliation préparée. Puisque le général Martinez, surveillé par les Américains et mis en tutelle par la majorité de son congrès, avait échappé à cette double pression pour venir à Rivas à l’appel de M. Mora, c’est qu’il était disposé à s’entendre avec lui pour sauver son pays. Je ne pouvais désirer une situation plus entière et plus favorable au milieu du trouble des esprits et de la lutte acharnée des influences à Léon, à Grenade et à Managua.


XI. — RIVAS.

Pour comprendre ce qui se passait au Nicaragua, il faut se souvenir que le général Mirabeau-Lamar, ancien président du Texas, devenu ambassadeur des États-Unis, s’était présenté à Managua deux ou trois mois auparavant, tenant d’une main le traité Cass-Irizarri, nouvellement imaginé à Washington, et de l’autre une réclamation de 25 ou 30 millions, pour dommages causés aux Américains é tablis dans le pays par l’invasion de leurs compatriotes et par la guerre désastreuse qu’elle avait amenée. On sait que M. Mirabeau-Lamar fit pendant deux ans de cette réclamation l’épée de Damoclès de sa diplomatie, tantôt à Managua, tantôt à San-José ; à Managua cependant il avait rencontré chez le général Martinez une résistance invincible à l’égard du traité Gass-Irizarri, résistance d’autant plus méritoire qu’elle était battue en brèche par une majorité hostile. Le congrès, composé en grande partie de Léonais et d’hommes compromis dans les derniers troubles, dont quelques-uns avaient encore sur les mains le sang de leurs concitoyens, le congrès voulait en finir, fut-ce au prix d’une trahison. L’esprit de M. Irizarri, ministre nicaraguain à Washington, vieux Léonais rompu aux corruptions américaines, soufflait sur cette majorité démoralisée. Un signe de l’Europe, surtout de la France, eût coupé court à ces défaillances en fournissant un point d’appui au sentiment contraire ; mais rien ne venait de ce côté-là, tandis que le pavillon américain se promenait menaçant de San-Juan-del-Sur à Realejo, et s’éternisait dans les eaux de Grey-Town. L’annexion était donc Consommée de fait aux yeux des incorrigibles révolutionnaires, à qui le Nicaragua devait tous ses désastres ; il ne s’agissait pour eux que de lui donner un titre légal suffisamment hypocrite, et d’en tirer le meilleur parti pour leurs intérêts. M. Irizarri venait d’envoyer une espèce de sommation comminatoire, portée, pour plus de signification, par un ancien lieutenant de Walker. Le congrès voulut violenter le concours présidentiel qu’il ne pouvait obtenir de plein gré. La constitution lui donnait la souveraineté entière, pourvu qu’à deux reprises, à trois mois de distance, il réunît une majorité des deux tiers des votans. La première délibération dura trois jours, et 10 voix contre 5 finirent par voter le traité, qui fut aussitôt porté au général Martinez, Le général le remit à l’envoyé d’Irizarri avec une de ces phrases équivoques que chacun interprète selon ses désirs. L’envoyé repartit avec le paquet sans le lire, croyant qu’il contenait la ratification du pouvoir exécutif, et il sema la bonne nouvelle de Grenade à New-York. Ce ne fut qu’à Washington qu’on s’aperçut de l’erreur. Le général n’avait rien signé, et il fallait attendre trois mois un nouveau vote décisif. Or, dans trois mois, bien des événemens pouvaient surgir qui renverseraient les calculs du moment. Le président Martinez avait tout sauvé en gagnant du temps : il allait trouver dans la visite du président Mora, dans les conférences relatives au canal, et dans le courant d’opinion venant de Costa-Rica, une force nouvelle et un réveil de patriotisme qui rendraient désormais le traité Gass-Irizarri impossible.

Nous arrivions donc à une heure critique. Ce qui allait se passer n’appartenait point à la diplomatie ordinaire. C’était l’effort suprême de deux hommes de cœur pour échapper à l’étreinte de l’ennemi commun et compléter l’œuvre de salut qu’ils avaient commencée ensemble sur les champs de bataille. Cette situation si grave, dont j’étais informé depuis Grey-Town, m’avait fait prendre, en partant pour San-José un mois auparavant, des précautions qui n’avaient pas été inutiles. M. Antonin de Barruel avait accepté la mission de se rendre à Managua pour y préparer le terrain, et il n’avait pas quitté le président depuis cette époque. C’était grâce à cet auxiliaire que j’avais pu décider le général Martinez à une démarche tellement dangereuse à ses yeux, qu’il n’avait osé quitter Managua que de nuit, sans avertir personne, accompagné d’un seul de ses ministres[15]. Une lettre que m’avait remise le général Bonilla m’assurait des excellentes dispositions du président Martinez, qui m’avait déjà écrit à San-José quelques mots pleins de promesses. C’est sous ces auspices que le cortège costa-ricain descendit à San-Juan-del-Sur, première étape de mon exploration à travers le Nicaragua.

Le port de San-Juan-del-Sur est une crique étroite, de la forme d’un croissant, bordée d’une marge sablonneuse tellement épaisse qu’elle suppose un ressac continu et peu de sécurité pour le mouillage. Aussi trois coques de navires jetés à la côte et abandonnés pour avaries témoignaient-elles seules de l’occupation de ce port par le commerce. Le Colombus avait jeté l’ancre à un mille au large. Les sables s’entassaient en mamelons de plusieurs mètres de hauteur, et s’avançaient jusque sous les maisons de la rive, bâties sur pilotis très élevés, sans doute en vue de cette inondation. Une demeure américaine en fer, plus menacée que les autres, était comme dressée sur des échasses. La ville se composait de ces quelques, maisons espacées sur la plage et d’une longue rue droite partant du milieu du croissant pour aller rejoindre le chemin de la Virgen, rue solitaire, bordée de baraques ouvertes, mais vides, au milieu d’une nature vigoureuse, mais flétrie par un soleil de feu. De cinq cents habitans, il en restait à peine soixante. La circulation et la vie avaient disparu avec le transit. L’établissement de la compagnie était encore debout, mais aussi abandonné et aussi misérable que le reste. La maison en fer, appartenant à une agence californienne, ne montrait plus que ses murs oxydés. Évidemment la guerre civile avait passé par là. Je rencontrai cependant un indigène qui se bâtissait une nouvelle baraque. Je lui demandai pourquoi il ne s’installait pas tout simplement dans une de celles qui n’avaient plus de maîtres, et dont les portes et les fenêtres ouvertes invitaient à en prendre possession. Sa réponse fut caractéristique. C’est l’explication du drapeau aux étoiles d’argent sur la plage. « Ces maisons, me dit-il, n’ont été délaissées que momentanément. Les propriétaires attendent aux États-Unis que le gouvernement américain soit maître du pays. Ils reviendront probablement aussitôt qu’ils auront appris la ratification du traité Cass-Irizarri. »

Nous étions descendus dans Un hôtel situé à l’angle de la grande rue, où nous attendait un excellent dîner, escorté de tout le luxe des fruits tropicaux, sapotes, mameilles, maragnons, ananas, nisperos, goyaves, mangos, dont l’ananas est peut-être le moins savoureux. L’hôte, M. Green, un Américain, avait eu l’honneur de loger et de nourrir pendant plusieurs mois l’élite de l’armée de Walker, y compris son chef, et cet honneur lui avait coûté cher. Ces honnêtes Yankees payaient avec des bons signés d’un commandant quelconque. La république était inondée de ces bons, qui représentaient le pillage de tous ses habitans. On m’en offrit un de Walker, de 100,000 dollars, pour 25 francs. Les flibustiers prenaient tout à ce prix, caisses d’eau-de-vie, meubles, marchandises, chevaux, bestiaux, quand ils ne prenaient pas fièrement à titre de propriétaires. Ils faisaient leur cuisine avec les portes et les cloisons de la maison qu’ils habitaient, pour ne point se donner la peine d’aller ramasser du bois à dix pas, et quand le vin et les liqueurs volés les avaient mis en gaieté, ils terminaient la fête en brisant le mobilier ou en y mettant le feu. C’est ainsi qu’un commerçant de la ville, nommé Christophe, avait vu en quelques heures sa fortune perdue et son commis assassiné par ces bandits. M. Green lui-même, leur compatriote, n’avait pu obtenir d’autre paiement qu’une liasse de papiers sans valeur.

Nous avions hâte de quitter un pareil séjour, dont la température eût été d’ailleurs intolérable sans un grand vent de mer qui ébranlait les maisons ; mais il fallait attendre l’arrivée des mules et des chevaux qu’on avait envoyé chercher à trois lieues de là. Ce ne fut qu’à l’entrée de la nuit qu’on put se mettre en route. Le hasard me fit partir le premier, seul avec le général Jérès. Il faisait un beau clair de lune et un temps très doux. Nous nous trouvâmes bientôt, au sortir de la ville, après avoir traversé un torrent desséché, sur ce fameux chemin du Transît, qui a vu passer tant de milliers d’émigrans pendant les quatre années d’exploitation de la compagnie Vanderbilt, et qui a ouvert le pays à l’invasion C’est en effet par San-Juan-del-Sur que Walker avait pénétré au Nicaragua en 1855, appelé de Californie par le parti de Léon, à la tête duquel se trouvaient le président Castellon et le général Jérès. Le général Jérès était en veine de franchise, et la solitude prêtait aux confidences. Je n’eus pas de peine à lui faire raconter sa vie politique, toute pleine qu’elle fût de tristes égaremens. Il avait débuté en 1846 par la carrière diplomatique ; il était secrétaire du ministre Castellon à Paris, lorsque ce personnage vint proposer au prince Louis-Napoléon, alors renfermé dans le château de Hara, de prendre en main l’opération du canal du Nicaragua. Rentré l’année suivante dans sa ville natale, il avait joué un rôle actif dans toutes les révolutions qu’elle avait provoquées, et il avait dû à chacune d’elles un grade nouveau, depuis celui de capitaine jusqu’à celui de général. Ce n’était pas une autorité régulière qui lui conférait ces grades, c’étaient ses propres partisans, les séides de sa cause, les muchachos de Léon, comme il les appelait. Il n’avait jamais reçu d’autre brevet que leur acclamation, et de fait sa popularité, qui était réelle, pouvait se passer de titré écrit. Appelé ainsi au généralat au début de la dernière lutte fratricide de Léon contre Grenade, il s’était associé aux mesures prises pour obtenir le concours de Walker et de ses bandes, et plus tard aux dévastations mêmes de l’envahisseur ; mais enfin ses yeux s’étaient dessillés. Cet homme lui était apparu dans sa triste réalité d’assassin et d’incendiaire, et il s’en était séparé comme ses concitoyens de Léon ; seulement, tandis que ses muchachos cabalaient encore par jalousie invétérée contre les chefs actifs de l’armée nationale, le général Jérès était redevenu soldat de l’indépendance, et il avait tâché de faire oublier à force de courage la faute qu’il avait commise en appelant l’étranger. Tout cela était dit froidement, presque légèrement, comme s’il se fût agi d’un tiers, avec de nombreux détails sur les dernières phases de la guerre dont nous parcourions précisément le théâtre accidenté.

Ce chemin du Transit, qui coupe l’isthme de l’est à l’ouest, du lac de Nicaragua au Pacifique, sur une longueur de six lieues, ressemblait à un chemin vicinal bien entretenu, de 3 mètres de large environ. Seulement les nombreux ponts dont il était coupé tombaient en ruines et nous forçaient souvent de passer à côté, quelle que fût la hauteur de l’eau. Le système de ces ponts n’avait pas exigé beaucoup d’imagination de la part des constructeurs. Ils avaient pour charpentes deux ou trois troncs d’arbres à peine équarris jetés d’un bord à l’autre, et pour tablier un certain nombre de planches placées sur ces traverses, mais ni clouées ni ajustées. À peine au sortir de San-Juan-del-Sur, la route se dirige vers l’intérieur en coupant une petite chaîne de collines boisées, où la hache a fait de nombreuses trouées. Nous rencontrions de temps en temps de grands hangars créés par la compagnie, sous lesquels se trouvaient encore quelques voitures à quatre, roues, de celles qui faisaient autrefois le service du transit. Au point culminant de la chaîne, nous fîmes halte dans un hôtel américain, dont le matériel de voitures donnait encore l’illusion d’une route très fréquentée. C’est à partir de cette station, à un tiers à peu près du chemin, que commence l’inclinaison vers le lac de Nicaragua, inclinaison qui permettrait facilement la construction d’un chemin de fer. Nous ne devions pas suivre jusqu’au bout la route de la Virgen. Après deux heures de marche, un guide qui nous avait rejoints nous fit prendre à gauche un petit sentier pou-preux qui traversait des bois desséchés. Ce sentier était la grande route de Rivas. Quelques minutes après, nous mettions pied à terre devant une hacienda isolée, entourée de peaux de bestiaux, où nous devions passer la nuit ; mais nous n’étions plus qu’à deux heures de Rivas. En reprenant le lendemain le sentier qui y conduisait, j’eus sous les yeux un échantillon de cette nature merveilleuse du Nicaragua qui l’avait fait appeler par les Espagnols de la conquête le paradis de Mahomet. Nous traversions tantôt des bois couverts de fleurs parasites éclatantes, tantôt des espèces de vergers littéralement jonchés de fruits dorés de toutes les grosseurs, qui faisaient penser au jardin des Hespérides. Des milliers d’oiseaux de toutes les couleurs se croisaient sur nos têtes, et le bruit de nos chevaux faisait fuir d’arbre en arbre des bandes de singes moqueurs qui semblaient être les rois de ces solitudes. L’ornithologie seule du Nicaragua ferait les délices d’un naturaliste et mériterait plusieurs années d’étude. Il fallait s’arrêter à chaque instant pour suivre des oiseaux à aigrettes d’un rouge vif ou d’un jaune orange, ou des couples inséparables d’oiseaux bleus, fantastiques en Europe, innombrables là-bas. En tournant un carrefour du chemin, près d’une source murmurante, nous trouvâmes une escorte envoyée par le président Martinez, avec l’avis qu’il arrivait lui-même au-devant de son collègue. Quelques minutes après en effet, une large allée s’ouvrit devant nous, au bout de laquelle on distinguait une pauvre maison entourée de chevaux. L’équipage se lança au galop dans cette direction. Plusieurs personnes sortirent alors de la maison, parmi lesquelles un homme de quarante-cinq ans, grand, froid, sérieux, les sourcils proéminens, et vêtu d’un habit de chasse. M. Mora s’était avancé jusqu’à lui ; le général Martinez lui tendit la main sans sourire, l’aida à descendre de cheval, et tous deux se présentèrent les personnes de leur suite, sans autres démonstrations que quelques paroles brèves et fermes. Je fus à peine excepté : le président du Nicaragua m’avait serré la main et adressé quelques mots affectueux.

J’appris bientôt que le général Martinez était plus résolu que jamais à repousser tout engagement équivoque à l’égard des Américains, et à défendre par tous les moyens dont il disposait l’indépendance nationale, qu’ils menaçaient de nouveau. C’était une nature froide, qui ne se livrait pas facilement, mais qui cachait un cœur de lion sous des formes austères. Il venait d’adresser à ses concitoyens, à la date du 10 avril, une proclamation d’un caractère antique, véritable manifeste d’une nouvelle confédération centro-américaine, énergique appel à l’union de tous pour sauver la patrie commune. Les forces entières de sa pensée tendaient à ce but suprême. Il devait donc prêter les mains à tout ce qui élèverait une barrière contre ses éternels ennemis, à tout ce qui favoriserait son rêve d’unité politique, à tout ce qui appellerait sur l’Amérique centrale l’attention et le patronage bienveillant de l’Europe. Or il avait parfaitement compris que le canal renfermait implicitement ces solutions multiples, et donnait de plus à son pays la puissance et la richesse. Je ne pouvais arriver plus à propos. M. Martinez venait à peine de commencer sa période constitutionnelle. Les exigences mêmes des Américains militaient en ma faveur. Ce qui allait se passer à Rivas n’était qu’une question de forme. Le traite était signé d’avance par le patriotisme du nouveau chef de l’état.

Une demi-heure après, nous entrions dans Rivas sans que je m’en fusse aperçu. Je ne voyais que des maisons isolées, séparées par des monticules de ruines, des rues entières disparues, des pans de murs seuls debout sur de vastes espaces. C’était tout ce qui restait de la ville sainte, où tant de sang avait coulé pendant deux années. Des drapeaux blancs et bleus, les couleurs du Nicaragua, décoraient ces débris. Un grand drapeau tricolore était arboré à l’angle d’une place mamelonnée de décombres. Une haie de soldats se tenaient l’arme au bras devant une maison trouée de boulets. On s’arrêta devant cette maison. Le canon tonnait, les clairons sonnaient aux champs ; deux ou trois cents personnes étaient accourues au-devant du cortège, et le saluaient de leurs vivat. Telle fut cette entrée triomphale des deux présidens. Elle devait leur rappeler de terribles souvenirs. L’aspect seul de la maison où nous descendîmes un moment, ancien quartier-général de l’armée nationale, en disait plus que toutes les paroles sur l’acharnement de la lutte qui avait abouti à la capitulation de Walker. Pas un tronçon de muraille qui ne fut criblé de trous de canonnade ou de mousqueterie. Dans la pièce même où fut signé, six jours après, le traité du canal, et qui avait été tour à tour le cabinet de Walker et celui de M. Mora, le mur, fraîchement récrépi, dessinait encore le sillon des boulets, et j’en retrouvai autant au-dessus de mon lit dans la chambre que m’avait préparée la gracieuse hospitalité d’un Nicaraguain, don Juan Ruiz.

J’étais enfin sur le théâtre désiré. Je touchais à cette semaine fé conde commencée le 26 avril et terminée le {{1er mai, qui a été pour le Nicaragua, à quelque point de vue qu’on se place, le début d’une ère nouvelle, le signal des mesures récentes prises par l’Europe pour garantir sa sécurité[16]. J’avais déjà remarqué, par les attentions qu’il m’avait témoignées en route, que le général Martinez me portait une bienveillance réelle. Il occupait à l’extrémité nord de la ville un vaste bâtiment carré donnant sur une plantation de cacao, de ce beau cacao rouge qui était réservé autrefois pour la table des rois d’Espagne. J’allai lui faire une première visite, accompagné de M. Antonin de Barruel. Il s’agissait de convenir avec lui de la forme et du lieu des conférences. Le président nous reçut dans une petite pièce blanchie à la chaux, plus que modestement meublée. Il avait auprès de lui son ministre de l’intérieur, M. Rosalio Cortès, et le général Bonilla, le seul officier de la république qui eût un costume militaire. Quelques minutes après entra le ministre des affaires étrangères, M. Gregorio Juarès, de sang mêlé, comme son collègue de l’intérieur, qui était appelé à contre-signer le traité futur ; puis le général Jérès et le colonel Negretti, de telle sorte que le gouvernement tout entier du Nicaragua se trouvait rassemblé.

Je débutai par une déclaration franche et catégorique pareille à celle que j’avais faite à San-José. Je ne voulais laisser planer aucun doute sur ma situation, ni usurper surtout aucun honneur officiel. Je n’étais ni ministre, ni consul, ni agent à aucun titre de la France. J’expliquai ensuite le but de mon intervention dans les affaires du pays. Je venais réaliser le projet national par excellence, celui qui fermentait dans toutes les têtes intelligentes depuis la proclamation de l’indépendance, celui que toutes les cartes signalaient comme une nécessité de l’avenir. J’avais les pleins pouvoirs d’une maison de banque, l’appui moral des économistes, le concours de l’opinion du monde éclairé. Je développai les principes de libéralisme sur lesquels reposait le traité que j’avais préparé, et pour la discussion en détail des articles de ce traité, je me mis à la disposition entière du président, le laissant libre de décider si cette discussion aurait lieu avec lui seul ou en présence de M. Mora et de son ministre.

Pendant que je parlais, j’avais pu remarquer sur la figure impassible du général Martinez les premiers signes d’une attention sympathique. Quant à M. Gregorio Juarès, arrivé la veille en toute hâte, il ne déguisait pas la satisfaction qu’il éprouvait. C’était la première fois, depuis bien des années, qu’une parole amie, partie de l’Europe, venait leur ouvrir les horizons splendides que tous appelaient de leurs vœux. J’avais, dans ce rôle, l’immense avantage d’être cru sur parole, car ma loyauté ressortait de la déclaration même que j’avais faite en commençant. Je m’adressais d’ailleurs à des hommes préoccupés du lendemain, qui voyaient là une solution politique inattendue. Ce côté politique de la question, cet appel indirect aux sympathies européennes fut la raison déterminante des entraînemens que l’idée du canal provoqua. Il explique la fameuse déclaration qui porte, comme le canal, la date patriotique du {{1er mai, anniversaire de la capitulation de Rivas. Cette déclaration était contenue implicitement dans la proclamation du général Martinez., C’était le cri désespéré d’un peuple aux abois, qui n’avait plus de ménagemens à garder vis-à-vis de ses impitoyables oppresseurs, et qui espérait encore se faire entendre de l’Europe imprévoyante et égoïste.

Le lundi 26 avril commença, en présence des deux présidens, la discussion des articles. J’avais déclaré d’avance que, n’étant pas le juge des relations réciproques des deux états, je me soumettais à toutes les modifications de détail que les deux gouvernemens croiraient devoir introduire dans le traité, pourvu que les principes généraux fussent sauvegardés. La lutte de générosité qui s’établit entre le général Martinez et M. Mora coupa court à ces modifications. Le débat fut sérieux, il aborda toutes les questions spéciales ; il me permit de développer toutes les conséquences économiques que j’entrevoyais, mais il se maintint jusqu’au bout dans une sphère élevée où les rivalités locales et les intérêts privés disparaissaient devant l’urgence du salut public. Je n’ai jamais assisté à un spectacle plus consolant que celui de ces deux hommes faisant assaut de sacrifices et de désintéressement pour fonder enfin quelque chose de durable. La solennité des circonstances fortifiait toutes les âmes. Je désire, pour le bonheur de l’humanité, que la diplomatie rencontre souvent de pareilles aspirations. Je fus, quant à moi, profondément touché de tout ce que je vis et de tout ce que j’entendis dans les six jours que durèrent les conférences, et lorsque le général Martinez prit enfin la plume pour apposer sa signature au bas du traitée j’éprouvai une de ces joies profondes qui font date dans une vie. C’était le dernier acte et le couronnement d’une semaine bien remplie, qui avait vu s’aplanir toutes les difficultés pendantes, qui avait réglé honorablement tous les points en litige, qui avait commencé la reconstitution centro-américaine par l’alliance intime de deux états divisés depuis trente ans, et qui laissait après elle un courant d’opinion désormais assez fort pour faire avorter toutes les tentatives américaines et toutes les violences du général Lamar.

Telle est l’histoire de cette convention de Rivas, qui a été si légè rement jugée par les uns, si violemment attaquée par les autres. Création d’intérêt universel avant tout, elle est devenue, par le fait des circonstances, une heureuse combinaison d’intérêt local. Organisée comme une affaire privée, elle a dû à ces mêmes circonstances d’être le point de départ de plusieurs solutions politiques. Si elle n’a pas produit depuis tout ce qu’elle devait produire, c’est qu’elle a rencontré dès le premier jour des préventions aveugles d’autant plus obstinées qu’elles n’avaient aucune raison d’être. On m’a reproché d’avoir donné à la France le patronage moral du canal de Nicaragua, comme si un Français devait s’adresser à l’Angleterre ou aux États-Unis, pour se faire protéger. On oubliait d’ailleurs que je subissais la loi impérieuse des attractions qui faisaient ma force, et que c’est au nom de la France, désirée et appelée, que l’Amérique centrale a repoussé le joug américain. En réalité, la convention de Rivas est restée fidèle, dans toutes ses dispositions, aux principes d’universalité et de neutralité qui l’ont inspirée. Seulement, trouvant à vingt jours de nos côtes une merveilleuse région qui pourrait devenir pour nos marchés l’équivalent de l’Australie pour l’Angleterre et de la Californie pour les États-Unis, et fournir de plus à notre commerce et à notre industrie d’inépuisables élémens d’échange, je n’ai pas cru qu’on devait négliger cette occasion unique de doubler en dix ans le mouvement de notre commerce extérieur. J’ai pensé qu’un pays qui allait chercher des débouchés douteux jusqu’en Chine, au prix des plus grands sacrifices et d’une lourde responsabilité morale, ne devait pas hésiter à se jeter dans une colonie plus belle que l’Inde, située presque à ses portes, qui produit tout ce dont il a besoin et qui a besoin de tout ce qu’il produit. J’ai pensé que notre marine commerciale, si avide de matières premières, serait heureuse de s’assurer un fret de retour de coton, de café, de sucre, de guano, de tabac, d’indigo, de caoutchouc, de cacao, de. bois de teinture et d’ébénisterie, sans avoir à courir l’aventure d’une législation arbitraire, et sans sortir, financièrement parlant, du territoire national. Une simple prise de possession du canal suffirait pour obtenir ces grands résultats. L’avenir, un avenir prochain, dira si j’avais trop présumé du génie de mon temps. Dieu veuille que dans un siècle qui doit tout à l’initiative individuelle, cette initiative puisse se faire écouter quand elle apporte à son pays une si miraculeuse avance de la fortune !


FELIX BELLY.

  1. La convention passée avec le commandant Davis portait même cette mention singulière, que la place de Rivas et le matériel de guerre de Walker étaient remis au général Mora au nom des États-Unis.
  2. Un Français, M. Adolphe Marie, dont la famille habite Chartres, a été l’une des plus regrettables victimes de ce fléau, engendré par les émanations cadavériques au milieu des grandes chaleurs. M. Mario s’était fixé à Costa-Rica depuis longues années, et tour à tour on l’y avait vu rédacteur de l’Irasù, directeur du journal officiel et sous-secrétaire d’état. Ce dernier titre déguisait sa position réelle de ministre influent, que la constitution ne permet pas de reconnaître à un étranger. Il avait acquis un talent d’écrivain et de polémiste en langue espagnole tellement incontestable, que les publicistes nationaux le reconnaissaient pour leur maître Venu à Paris en 1855 avec une mission de son gouvernement, M. Marie en était reparti à la première nouvelle de l’invasion yankee. Il assista aux combats de Rivas, resta le dernier a l’arrière-garde pour organiser la retraite, se montra héroïque jusqu’au bout, et tomba à Libéria, payant de sa vie son dévouement.
  3. Les ministres et les généraux en activité reçoivent à peu près 500 francs par mois, les colonels 400, les lieutenans-colonels 330. La majorité des employés est payée à raison de 250 francs par mois. Pas de gros traitemens et pas de salaires insuffisans. Le président seul avait une liste civile de 30,000 francs par an, à laquelle on avait ajouté récemment 50,000 francs pour frais de représentation.
  4. Bosquejo de la Republica de Costa-Rica, por Felipe Molina. L’auteur, mort en 1856, a été remplacé à Washington par son frère don Luis Molina.
  5. On en jugera par les résumés suivans des trois années 1855, 1856 et 1857, dans lesquelles se renferme la période des invasions flibustières.
    1855 1856 1857
    Recettes 2,970,780 fr. 3,275,140 fr. 3,458,040 fr.
    Dépenses 2,659,400 fr. 1,886,216 fr. 3,411,345 fr.
    Excédant de recettes 311,200 fr. 1,388,024 fr. 46,605 fr.
  6. La république de Guatemala, dont la population est de près d’un million d’âmes, n’a pas même un budget double de celui de Costa-Rica. Ses recettes de 1857 s’étaient élevées à 5 millions et demi de francs.
  7. Un détail caractéristique de l’énergie morale déployée en cette occasion par toutes les classes de la population, c’est que des trois mille volontaires partis de San-José, il ne manqua que deux hommes, dont l’un encore était malade, au rendez-vous de la première bataille, quatre-vingts lieues plus loin. C’est peut-être un fait unique dans l’histoire des marches militaires.
  8. Voici quels étaient les prix courans à Punta-Arenas en 1858 : le quintal de café 12 piastres 60 fr., la chancaca cassonade 5 piastres le quintal. C’est sous cette forme que le sucre est consommé dans le pays ; le sucre raffiné vient du dehors. Une raffinerie aurait les plus grandes chances de succès. On exportait de 5 à 6,000 quintaux de cuirs à 5 piastres le quintal. Les autres élémens d’exportation étaient les perles de Nicoya, les bois de construction et de teinture, la salsepareille, l’écaille de tortue et l’huître de perle.
  9. Le président actuel, don José Maria Montealegre, venait précisément de faire bâtir une de ces nouvelles maisons qui doivent dans un temps donné modifier profondément la physionomie de la ville.
  10. Il se publiait en outre trois journaux à San-José : la Cronica de Costa-Rica, le journal officiel ; l’Album semanal, l’organe de l’opposition, et une petite feuille satirique en prose et en vers intitulée El Gato le Chat sans compter quelques publications isolées, presque toutes de l’opposition et jouissant d’une entière liberté.
  11. La circonscription religieuse de San-José dépendait autrefois du siège de Léon, dans le Nicaragua. Ce n’est qu’en 1850, par une bulle du pape Pie IX, qu’elle a été érigée en un diocèse séparé, dont la juridiction comprend tout le territoire de la république. Le titulaire du nouvel évêché est Mgr Llorente, dont les démêlés avec M. Mora ont eu quelque retentissement, et ne seraient pas étrangers peut-être à la dernière révolution.
  12. Je sais qu’on a jugé cette convention à un tout autre point de vue, du moins dans les chancelleries. Elle a même servi de modèle, depuis cette époque, à plusieurs traités de commerce, de protection et de navigation conclus avec le Nicaragua. Cela prouve simplement que, dès qu’il s’agit de l’Amérique, les principes vulgaires du droit international ne sont plus de mise. L’article 16 donnait aux États-Unis le droit de débarquer des troupes et d’occuper militairement le pays toutes les fois que la sécurité de leurs nationaux l’exigerait. Chez une nation européenne, un pareil droit serait la négation de sa souveraineté ; au Nicaragua, où presque tous les actes de violence contre les personnes, judiciairement constatés, provenaient des Américains, c’était la consécration légale de l’invasion. Personne à San-José ne l’appréciait autrement, et le ministre de Costa-Rica à Washington, M. Molina, bien placé pour connaître le but réel d’un pareil acte, n’avait point hésité à déclarer à son gouvernement qu’il le considérait comme l’annulation de la neutralité centro-américaine et une menace flagrante pour l’indépendance du pays.
  13. Un incident fera comprendre quelle signification avait alors le traité Cass-Irizarri aux yeux des Américains. Aussitôt que la fausse nouvelle de la signature fut connue à Aspinwall, le colonel Kinnoy rassembla ses amis et s’embarqua pour la seconde échauffourée de Grey-Town ; puis, dans la proclamation qu’il adressa aux habitans de cette ville en arrêtant leurs autorités, en s’emparant de la maison commune, il leur déclara que « le traité Cass-Irizarri ayant mis le Nicaragua sous la protection des États-Unis, il usait de son droit de protecteur en prenant désormais les rênes du gouvernement. »
  14. Il n’y a pas moins de cinquante Français établis à San-José ou dans les environs, tous à leur aise pour ne pas dire tous riches. Il n’y a du reste rien de plus facile que de gagner de l’argent à Costa-Rica, quand on sait un métier quelconque. Le moindre ouvrier est payé une piastre par jour. Un domestique qu’on ne nourrit pas se paie aussi une piastre, soit 150 fr. par mois. Le commerce ne gagne jamais moins de 100 pour 100, souvent 200 et même 300. Les forgerons, charrons, charpentiers, modistes, couturières, etc., demandent à peu près ce qu’ils veulent. Le blanchissage se fait au prix courant d’un réal la pièce 62 cent. 1/2, et il se fait mal. Les mécaniciens et les industriels, n’ont pas de prix. Un mécanicien de Punta-Arenas était engagé à raison de 5 piastres par jour 25 fr., et les ouvriers spéciaux de la distillerie gagnaient de 15 à 20 francs.
  15. Lorsque M. Mirabeau-Lamar apprit à Grenade la non-signature du traité, il entra dans la plus violente colère, et menaça publiquement le pays et son gouvernement d’une prochaine invasion de flibustiers, qui cette fois serait définitive… Le fait a été consigné dans un procès-verbal signé de plusieurs témoins.
  16. Trois traités de protection ont été signés depuis par la France, l’Angleterre et la Sardaigne.