La Question des Evangiles devant la critique moderne/02

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La Question des Evangiles devant la critique moderne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 610-641).
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LA
QUESTION DES EVANGILES
DEVANT LA CRITIQUE MODERNE

II.
LES EVANGILES SYNOPTIQUES.

I. Die Synoptischen Evangelien, ihr Ursprung und geschichtlicher Character (les Évangiles synoptiques, leur origine et leur caractère historique), par le Dr H. J. Holtzmann, professeur extraordinaire de théologie et chargé de cours au séminaire évangélique de Heidelberg, Leipzig 1863. — II. Études critiques sur la Bible, Nouveau Testament, par M. Michel Nicolas, professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante de Montauban, Paris 1864.

Nous avons discuté la question que l’on peut dire fondamentale, quand on veut estimer la valeur historique des documens relatifs à la vie de Jésus, la question du quatrième Évangile et de ses rapports avec les trois premiers[1]. Notre conclusion était que, toute réserve faite quant à la valeur religieuse de ce livre, l’historien devait se tourner décidément vers les trois autres pour y chercher les matériaux d’une histoire réelle, positive, de Jésus. Il nous faut maintenant demander à la critique les lumières qu’elle peut nous offrir sur l’origine et la formation de ceux-ci.

La littérature allemande est des plus riches en études sur les Évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc. La nôtre aussi commence à réunir de précieuses ressources. Nous signalerons pourtant de préférence deux ouvrages encore récens, très méritans tous les deux, et joignant à des recherches nouvelles une revue raisonnée des innombrables travaux antérieurs. Le premier est dû à un jeune professeur de Heidelberg, M. Holtzmann, qui s’est acquis d’emblée par cette publication une place de premier rang parmi les critiques de sa savante patrie. On se sent vraiment pris du désir de cultiver la théologie dans cette charmante petite ville de Heidelberg, assise dans la verdure, près de la jonction du Neckar et du Rhin, à l’ombre du château en ruine des comtes palatins, et sous la direction des hommes éminemment distingués que le libéralisme badois a si fermement maintenus dans leurs chaires en dépit des sommations coalisées de l’intolérance ultramontaine et du piétisme local. Heidelberg est un des points de l’Europe où l’on peut le mieux savourer ce parfum particulier et fortifiant que vaut aux études de tout genre l’heureuse alliance d’une science trop philosophique pour être irréligieuse et d’une religion trop élevée pour jamais craindre les libres mouvemens de la science. Il faut dire pourtant que le livre de M. Holtzmann n’est pas précisément d’une lecture courante, c’est un ouvrage technique de plus de cinq cents pages, et la plupart des lecteurs se retrouveront plus aisément dans la claire et solide exposition de M. Michel Nicolas, l’infatigable érudit qui a, des premiers, prouvé que la théologie scientifique pouvait parfaitement s’acclimater en France. Les deux livres se complètent et jettent un grand jour sur les questions délicates et compliquées qu’ils soulèvent.

Il s’agit en premier lieu de déterminer les problèmes qui s’offrent sur le champ décrit par les trois premiers Évangiles. Il faudra retracer ensuite les solutions diverses que la critique biblique a successivement proposées avant d’arriver à celle qui emporte aujourd’hui la pluralité des suffrages compétens. Enfin on indiquera les principales conséquences qui résultent, au point de vue de leur caractère historique, du mode de formation des trois synoptiques.


I

Ce nom spécial de synoptiques provient, on se le rappelle sans doute, de ce qu’en règle ordinaire on peut suivre d’un seul regard les trois lignes parallèles le long desquelles se déroule le récit des trois premiers Évangiles. À cette unité générale de plan se joint à chaque instant une ressemblance qui va jusqu’au littéralisme. Rien de plus facile que de détacher un fragment commun aux trois synoptiques, de l’écrire sur trois colonnes parallèles et de s’assurer par là d’une identité de tournures, de formes, d’expressions singulières, telle même que la loupe de la critique ne parvient pas toujours à découvrir la moindre variante microscopique différenciant les trois textes. Cette ressemblance devient encore plus frappante si l’on met en regard l’un de l’autre tel fragment appartenant seulement à deux d’entre eux. Ajoutons que pour le lecteur superficiel et même, jusqu’à un certain point, pour le lecteur attentif, la physionomie morale des trois récits est la même. Ils sont évidemment enfans de la même famille. C’est bien chez tous trois le même genre de chronique populaire, anecdotique, dirigée avant tout par le désir de raconter des faits étonnans ou de redire des paroles portant coup, rédigée sans grand souci des règles de l’art, sans raffinement littéraire ni philosophique. La figure de Jésus est en somme la même dans les trois livres, assez gauchement dessinée, il faut l’avouer ; mais combien cette gaucherie elle-même relève l’inimitable vigueur du dessin, et qu’elle est sainte et belle la réalité qu’elle fait revivre à nos yeux à travers dix-huit siècles ! Plus les écrivains d’une telle histoire sont inférieurs au héros, plus la grandeur certaine de celui-ci ressort de l’éclat dont rayonne son imparfaite image. La doctrine du maître, sa méthode d’enseignement, les principales péripéties de sa carrière publique, ses premiers succès, ses prompts revers, sa fin tragique, tout cela se ressemble et concorde étroitement dans les trois synoptiques. Et quand on les prend ainsi dans leur totalité indivise pour les mettre à côté d’une histoire philosophique gouvernée par un intérêt tout différent, telle que le quatrième Évangile, il saute aux yeux que, par comparaison, ils forment une masse homogène, de même composition, de même couleur, et, si j’ose ainsi dire, de même saveur.

Mais n’allons pas trop loin dans notre affirmation : il en est de cette ressemblance comme de tant d’autres choses, c’est la comparaison, c’est la relation qui détermine les caractères. A côté d’une masse noire, un bloc de neige, un monceau de farine, une touffe de lis représentent également du blanc ; mais supprimez la masse noire, et aussitôt de notables différences quant au genre et à l’éclat de la blancheur vont se manifester entre ces trois objets blancs. De même il n’y a nulle contradiction à dire que les synoptiques, si semblables quand on les compare à d’autres récits évangéliques, ne tardent pas à révéler de très notables différences quand on les prend respectivement pour terme de comparaison.

Citerons-nous des exemples ? Ils abondent. Ainsi il est bien certain qu’un même désir de reproduire des réalités inspire les trois récits, et qu’ils attribuent à Jésus une doctrine au fond identique. Il n’est pas moins vrai cependant que, vus de plus près, le premier est judæo-chrétien de tendance, le troisième porte les couleurs de l’école paulinienne, le second reste intermédiaire, indécis, entre ces deux partis. Tous les trois condamnent l’avarice, la cupidité, le souci passionné des richesses ; mais Luc va jusqu’à l’hostilité contre la richesse elle-même, et n’écrirait pas impunément dans la France contemporaine ses malédictions contre la classe opulente. Ils contiennent chacun, mais surtout le premier et le troisième, des épisodes qui leur appartiennent en propre et qui manquent aux deux autres. Marc, le second évangéliste, se retrouve presque tout entier dans Matthieu et dans Luc, mais il est singulièrement dépourvu, en comparaison, de parties didactiques. Le premier, Matthieu, suit d’abord le même ordre que le second et le troisième, mais il le quitte brusquement, un peu avant le chapitre V, pour ne reprendre le fil commun qu’à la fin du chapitre XII. Il est surtout remarquable par les discours de Jésus, qu’il reproduit par grandes masses, par exemple le sermon sur la montagne, la série de paraboles du chapitre XIII, les véhémentes apostrophes accumulées au chapitre XXIII, etc. Nulle part la parole du divin maître n’est plus haute, plus animée, plus souverainement éloquente. Et pourtant c’est dans ce même Évangile, parmi les fragmens qu’il possède seul, que nous rencontrons ces épisodes de l’histoire évangélique dont notre raison moderne a le plus de peine à prendre son parti (Pierre marchant sur les eaux, le statère trouvé dans la bouche du poisson, les gens ressuscités au moment où Jésus meurt et rentrant dans Jérusalem, etc.). Le troisième, Luc, est le seul qui rapporte un certain nombre de scènes ayant la Samarie pour théâtre et où les Samaritains, ces hérétiques si détestés par l’orthodoxie juive, ont ordinairement le plus beau rôle. En revanche, on ne trouve chez lui, au lieu de deux, qu’une seule multiplication des pains, et c’est en vain qu’on y chercherait les événemens qui, selon les deux autres synoptiques, se sont passés entre les deux miracles.

Ce sont là les grandes différences. Il en est d’autres plus spéciales et d’un intérêt non moindre. Ainsi l’un des trois synoptiques, Marc, ne sait rien de la naissance miraculeuse du Christ. Matthieu et Luc s’accordent sur ce point, mais sur ce point seul ; car, pour les autres données traditionnelles qu’ils ont enregistrées sur l’enfance de Jésus, il n’y a pas moyen de les mettre d’accord. Tous deux sont aussi de l’opinion que Jésus descend de David : leurs deux généalogies aboutissent également à Joseph, l’époux de Marie, ce qui est au moins étrange du moment qu’ils admettent une conception miraculeuse ; seulement ces deux généalogies diffèrent. L’une, — celle de Matthieu, — fait descendre Jésus de David par la ligne royale de Salomon, Roboam et les autres rois de Juda ; l’autre, — celle de Luc, — lui assigne pour ancêtres la ligne collatérale, qui commence à Nathan, autre fils de David. Dire, comme on l’a quelquefois voulu, que l’une de ces généalogies est celle de Joseph, l’autre celle de Marie, c’est se payer de mots : les textes sont formels, La tentation au désert, décrite d’une manière très semblable dans Matthieu et dans Luc, est autrement racontée et autrement comprise par Marc. La liste de toutes ces contradictions de détails serait bien longue à reproduire, et ne tarderait pas à devenir fastidieuse. Voici pourtant un ou deux faits curieux. Marc (X, 46-52) raconte que Jésus, en sortant de Jéricho, rendit la vue à un aveugle qui demandait l’aumône aux passans. Luc (XVIII, 35-43) rapporte identiquement le même fait avec les mêmes circonstances ; mais ce n’est pas en sortant de Jéricho, c’est en y entrant que Jésus aurait opéré cette guérison. A son tour, Matthieu (XX, 29-84) place cette scène, comme Luc, au sortir de la ville ; seulement ce n’est plus un aveugle, c’est deux aveugles que Jésus guérit. Ailleurs Matthieu et Marc font mention des outrages adressés par les deux brigands crucifiés avec Jésus à leur compagnon de supplice. Luc raconte au contraire que l’un de ces deux malheureux montra autant de repentance et de foi que l’autre proféra de blasphèmes. Mais c’est surtout dans les récits de la résurrection que le désaccord est flagrant. Dire ce que l’ancienne harmonistique[2] a imaginé de combinaisons subtiles pour voiler ces contradictions, dont elle s’exagérait l’importance, serait impossible, et l’on est vraiment effrayé de la dépense d’esprit inventif à laquelle se livrèrent, dans ce fallacieux espoir, les plus sérieux, les plus doctes personnages. Aujourd’hui ces tentatives, ridicules à force de gravité puérile, sont complètement abandonnées. Les grands intérêts de la foi en réalité n’en dépendent pas. En revanche, la question littéraire demeure tout entière, et même plus pressante que jamais. A quelle cause faut-il donc attribuer cette simultanéité de ressemblances allant souvent jusqu’à l’identité et de différences allant jusqu’à la contradiction formelle ? Voilà le problème fondamental des synoptiques.

Ce problème est connexe avec un autre. Des trois synoptiques, un seul est attribué par la tradition à un apôtre de Jésus-Christ, à Matthieu, l’ancien péager. Marc et Luc ne pourraient en aucun cas prétendre au privilège de témoins oculaires. Marc aurait été disciple de Pierre, Luc l’un des compagnons de Paul. Leurs récits ne seraient donc, en tout état de cause, que des récits de seconde main. D’avance, par conséquent, on s’attend à trouver le premier Évangile bien supérieur aux deux autres sous le rapport du complet, de l’exactitude, de la couleur vivante. C’est lui qu’on devrait prendre comme terme décisif de comparaison pour trancher les différends ou dissiper les obscurités du récit commun ; ce serait l’Évangile proprement dit, et les deux autres ne pourraient compter que comme supplémens. Eh bien ! l’état des choses n’est pas du tout conforme à cette supposition si naturelle. Le premier Évangile a ses beautés et ses qualités sans doute, mais les deux autres ont aussi les leurs, et rien absolument chez le premier ne trahit l’émotion du témoin oculaire, rien à ce point de vue ne l’élève au-dessus des deux autres, et à chaque instant, par exemple, Marc l’emporte sur lui pour l’indication, le nombre, la précision minutieuse des détails. Quand le premier évangéliste est amené à parler de l’appel adressé par Jésus au péager Matthieu, c’est-à-dire, dans l’hypothèse, à lui-même, il n’est pas possible de se figurer un récit plus impersonnel et plus froid. Et d’ailleurs comment s’expliquer qu’à mainte reprise les deux narrateurs du second degré se seraient permis de changer et même de contredire formellement les assertions d’un apôtre témoin oculaire ? car si le premier Évangile est une œuvre complètement originale, les passages littéralement ressemblans que renferment les deux autres sont des copies ; mais, si ce sont des copies, toutes les dissemblances deviennent de véritables contradictions.

Il y a plus encore. En eux-mêmes, les trois Évangiles synoptiques sont anonymes. Aucun des trois récits ne se donne pour auteur celui que la tradition lui assigne. Cette tradition, il est vrai, est fort ancienne, et l’on peut sans exagération la faire remonter jusqu’au milieu du IIe siècle ; mais à cette époque déjà il existait chez les Juifs chrétiens de Syrie des Évangiles « selon Matthieu » différens des nôtres, et en outre la même tradition constante qui attribue notre premier Évangile à la plume de cet apôtre n’est pas moins unanime à soutenir que l’apôtre Matthieu l’écrivit en hébreu. Ceci est grave, car l’un des résultats les mieux établis de la critique, c’est que le premier Évangile ne peut pas être une traduction de l’hébreu. Il y a dans le texte grec des consonnances, ce qu’en matière moins grave on appellerait des jeux de mots, évidemment intentionnelles et qui ne se retrouveraient pas en hébreu. L’Ancien Testament y est cité souvent d’après la version grecque des Septante et précisément dans certains passages où le texte hébreu se fût nettement refusé à l’application qu’en fait l’auteur canonique. L’esprit de Dieu, rouach en hébreu, y remplit un rôle masculin qui serait plus qu’étrange dans une langue où il est du genre féminin : aussi dans l’Évangile judæo-chrétien selon Matthieu se trouvait-il des passages où le Saint-Esprit était désigné comme « la mère » et non comme le procréateur de l’enfant Jésus. D’où vient donc cette contradiction interne de la tradition sur le premier Évangile ? Et à un point de vue plus général pourquoi a-t-elle attaché au premier Évangile un nom d’apôtre auquel il ne prétend pas lui-même, et dont il confirme si peu l’exactitude ? Il faut voir maintenant de quelle façon la critique biblique a procédé pour venir à bout de ces difficultés.

L’antiquité chrétienne ne fut pas sans avoir une demi-conscience du problème à résoudre. Jérôme s’exprima quelquefois d’une manière étrange par rapport au premier Évangile. Augustin élabora une « harmonie des Évangiles ; » mais cela n’alla pas plus loin. Le vent ne soufflait pas du côté de la critique. Après la réforme, l’harmonistique régna sur toute la ligne. En général, on partait de la donnée traditionnelle sans l’examiner, et le titre apostolique de Matthieu valait à l’Évangile qui porte son nom une autorité telle qu’on lui subordonnait complètement les deux autres. Du reste on ne mettait pas en doute que ceux-ci n’eussent connu le premier Évangile : Marc à ce point de vue en était la condensation, Luc l’amplification. Bientôt pourtant on s’aperçut qu’en suivant cette voie on s’enfonçait dans d’inextricables difficultés, et l’on crut faire mieux en intervertissant l’ordre consacré par le canon. On disait auparavant : Matthieu a écrit le premier, Marc après lui, Luc après les deux autres. D’autres vinrent qui pensèrent qu’il valait mieux adopter l’ordre : Matthieu, Luc et Marc ; d’autres encore se dirent que le plus court devait être le plus ancien, et proposèrent : Marc, Matthieu, Luc, quand ils ne préférèrent pas : Marc, Luc et Matthieu. Enfin l’application de la fameuse règle de Newton sur toutes les combinaisons possibles des unités composant un nombre donné fut poussée jusqu’au bout, et il se trouva des partisans de l’ordre : Luc, Matthieu, Marc, et de cet autre : Luc, Marc et Matthieu, — après quoi, l’on se trouva tout aussi avancé qu’on l’était au commencement.

Tous ces tâtonnemens provenaient de ce qu’on n’avait pas l’idée, peut-être pas le courage, de s’attaquer à la solution du problème en usant des principes que l’on eût appliqués sans hésitation à tout autre genre de littérature. Leclerc, Priestley, Michaëlis, jetèrent pourtant un germe qui devait porter fruit en émettant la supposition que les trois synoptiques avaient bien pu se servir de documens communs.

Vint la grande école critique allemande. Lessing, Semler, Niemeyer, Corrodi, Schmidt, etc., furent d’avis qu’il y avait à la base de nos trois premiers Évangiles un écrit où ils avaient puisé tous les trois, et qui pourrait bien avoir été l’Évangile hébreu de Matthieu dont les pères nous parlent, et que Jérôme croyait avoir retrouvé à Bérée. Ce fut surtout Eichhorn qui donna à l’hypothèse d’un protévangile, tronc commun d’où les nôtres seraient sortis à différentes dates, l’éclat séduisant dont sa riche imagination savait parer les suppositions les plus chimériques. Il est vrai que tout dans son idée n’était point chimérique. En présence de trois écrits identiques dans certaines parties, dissemblables dans les autres, l’idée de leur indépendance mutuelle, jointe à celle de leur dépendance d’une source commune, est certainement la plus naturelle qui s’offre à l’esprit. Seulement le problème était de telle sorte que cette simple manière de trancher la question était loin de suffire. On aurait pu s’en contenter, s’il n’y avait eu dans les trois Évangiles que des parties communes soudées à des parties différentes ; mais comment expliquer la présence de parties semblables dans Matthieu et Luc par exemple et l’absence de ces parties dans Marc, ou bien le parallélisme de Marc et de Luc aux mêmes endroits où il disparaît chez Matthieu ? C’est pour venir à bout de toutes ces difficultés de détail que, renchérissant encore sur l’Anglais Marsh, qui venait d’échafauder un système analogue au sien, Eichhorn imagina tout un chapelet de traductions et recensions successives de l’Évangile primitif. Cette théorie, s’il eût fallu l’admettre, eût vraiment transformé les premiers chrétiens en fabricans d’Évangiles. — Il y avait eu, disait Eichhorn, un Évangile primitif écrit en hébreu ou plutôt en araméen, dans la langue populaire de la Palestine au temps des apôtres, puis une traduction grecque de ce protévangile, un remaniement araméen du premier document, suivi d’une seconde traduction grecque, après quoi nouveau remaniement, nouvelle traduction, et des combinaisons de ces divers documens entre eux, des copies avec additions, — enfin un dernier remaniement araméen et encore une traduction grecque. C’était vraiment à s’y perdre. La conclusion était que nos trois évangélistes avaient puisé chacun de son côté, tombant souvent sur des sources communes ou semblables, dans cette végétation touffue de documens différens ou identiques, et sans se perdre dans le labyrinthe dessiné par le savant professeur de Gœttingue, on peut concevoir d’une manière générale qu’une pareille théorie se prêtait à tout, expliquant ici la différence, là la ressemblance, se pliant à volonté à toutes les exceptions, à toutes les difficultés de détail, d’autant plus qu’elle était d’une ductilité merveilleuse. Dans le cas où l’on était embarrassé pour se prononcer avec le matériel disponible, qui empêchait de postuler un nouvel intermédiaire, une nouvelle recension araméenne, une nouvelle version grecque ? Aussi les critiques allemands du commencement de notre siècle, Ziegler, Hänlein, Kühnœl, surtout Bertholdt, raffinèrent-ils à l’envi sur ce système, qui finit comme finissent les bâtimens trop lourds pour la base sur laquelle on les construit, c’est-à-dire qu’il s’écroula. L’idée d’une ou plusieurs sources communes aux trois synoptiques était sans doute introduite avec éclat dans la science ; mais comment imaginer qu’une pareille foison de documens évangéliques amoncelés les uns sur les autre se fût perpétuée pendant plus d’un siècle sans qu’il en fût resté la moindre trace dans l’histoire ?

Ce fut par réaction contre une théorie poussée ainsi jusqu’à l’absurde qu’une autre hypothèse, déjà entrevue par Eckermann et Kaiser, mais développée surtout par l’esprit sagace et ingénieux de l’historien Gieseler, s’empara de la situation théologique. Eichhorn et ses amis avaient péché en reportant sur les premières années de l’église des habitudes de bénédictins : l’écrit, le livre ne pouvait tenir une aussi grande place dans les mœurs des deux premiers siècles que dans les nôtres. Le sens historique de Gieseler l’amena à découvrir que la transmission orale des événemens politiques et religieux remplaçait le plus souvent dans l’antiquité, surtout dans les classes inférieures, notre mode de transmission au moyen du livre ou du journal, et, comme encore de nos jours on peut s’en assurer en étudiant d’un peu près les habitudes intellectuelles des populations arriérées, dans un tel état de civilisation les narrations orales tendent à se fixer, à revêtir une forme stéréotypée qui ne change que très peu et très lentement en passant de bouche en bouche. Dans cette nouvelle explication, les trois synoptiques ne seraient que la tradition orale fixée. Nous devrions y voir le triple dépôt d’un courant jusqu’alors fluide. Écrits en trois lieux différens, les trois récits auraient chacun enregistré la tradition locale. Dès lors on ne peut plus s’étonner qu’à leurs ressemblances, dues à cette loi des traditions orales que nous rappelions tout à l’heure, chacun des synoptiques joigne des différences tenant aux déformations, inévitables aussi, des récits transmis de cette manière et aux notices spéciales que telle tradition locale pouvait avoir conservées tandis qu’elles se perdaient ailleurs. Gieseler avait du moins le droit d’en appeler à des faits reconnus de l’histoire chrétienne primitive. C’est bien à peu près par ce mode oral que l’enseignement religieux se transmettait dans les écoles juives. On sait que par la voie unique de la tradition non écrite l’antiquité a pu conserver des œuvres de fort longue haleine, les poèmes homériques par exemple. La manière dont Paul s’exprime quand, dans sa première aux Corinthiens, il rappelle à ses lecteurs l’institution de la cène et les apparitions de Jésus ressuscité à ses disciples inspire tout à fait l’idée qu’il s’agit de confier à la mémoire des thèmes de forme arrêtée sur les faits principaux de l’histoire évangélique. Enfin, au second siècle de l’église, il y avait encore des chrétiens influens, conservateurs un peu réactionnaires, et qui, sans craindre d’avouer leur préférence, recouraient à la tradition orale, encore perpétuée de leur temps, plutôt que de puiser des renseignemens dans les Évangiles écrits.

Cette hypothèse, malgré des défauts aujourd’hui reconnus, obtint en Allemagne un succès immense. D’abord elle était des plus commodes ; elle laissait place à toute sorte de petites explications de détail que l’on donnait avec d’autant plus de sécurité qu’on taillait à volonté dans l’étoffe du possible et du peut-être. Était-on frappé de la ressemblance, la tradition orale dans l’antiquité variait si peu ! Faisait-on ressortir les dissemblances, rien d’étonnant, car enfin cette tradition ne pouvait échapper à la loi du changement. L’hypothèse de Gieseler donnait surtout aux Évangiles ce caractère impersonnel et vague que l’Allemagne si volontiers attribue aux œuvres antiques, parce qu’elle y retrouve sa propre image. Cette théorie fut pour beaucoup dans le prestige qu’exerça dès son apparition la première Vie de Jésus de M. Strauss. On le comprend en effet, le mythe chrétien semblait provenir de cette tradition impersonnelle et collective, œuvre de tous et de personne, avec une facilité plus grande que si, dès l’origine, l’histoire évangélique avait été écrite par des hommes ayant la claire conscience et la ferme volonté de reproduire des faits réels. Cette histoire oscillait désormais dans un demi-jour brumeux qui ne permettait plus de distinguer avec quelque précision que l’idée, miroitant à travers les symboles populaires qui lui servaient d’enveloppe.

Cependant on n’en pouvait pas rester là. Vue de près, la théorie de Gieseler se heurtait et se brisait contre des faits qu’elle laissait absolument inexpliqués. Une tradition orale a beau être protégée par les habitudes, il ne se peut pas qu’elle aboutisse en trois endroits différens à des narrations qui se ressemblent mot pour mot. Ce fut l’école de Tubingue qui, sur ce point comme sur tant d’autres, fraya la voie à de nouvelles recherches. A l’impersonnalité des synoptiques, résultant de la théorie de Gieseler, elle substitua la thèse diamétralement opposée, et l’exagéra même au point de voir dans les Évangiles de véritables écrits de polémique, des manifestes de parti. Cette école avait relevé avec autant de vigueur que de raison la gravité du désaccord qui éclata au premier siècle entre Paul et les autres apôtres ; mais, abondant trop dans ses propres vues, elle voulut appliquer absolument à tout cette clé de tant d’énigmes historiques, et bien des fois elle força les serrures. Ainsi elle présenta, du moins dans les premiers temps, l’Évangile de Matthieu comme un récit composé tout exprès pour condamner les doctrines et les prétentions pauliniennes. La couleur judæo-chrétienne de cet Évangile se prêtait en effet à cette supposition, et encore, selon cette école, notre Évangile canonique avait-il adouci déjà sous ce rapport l’Évangile araméen, dont il était une traduction retouchée et augmentée. L’Évangile de Luc, en revanche, aurait été la riposte du parti paulinien, et bien loin de croire avec les pères que l’ultra-paulinien Marcion eût modifié à sa guise notre troisième Évangile, l’école prétendait que Marcion avait possédé le véritable Luc, tandis que le nôtre devait son existence à une révision de cet Évangile destinée à le rendre moins hérétique. Enfin on supposait que la chrétienté primitive avait consacré un sentiment de neutralité conciliante dans l’Évangile de Marc, qui n’est ni judæo-chrétien ni paulinien. À cette explication nouvelle s’ajoutèrent des considérations tendant à reculer la rédaction de nos Évangiles jusque dans le second siècle et même plus près de 150 que de 100. À ce point de vue, il était d’une médiocre importance de rechercher les sources où les auteurs canoniques avaient pu puiser, tant il était certain qu’en tout cas ils en avaient complètement subordonné les indications à l’intérêt de leur polémique. C’est ainsi que les textes les plus innocens se transformaient en machines de guerre ou bien en manœuvres d’une diplomatie théologique raffinée. Jésus, dans Matthieu, conseille de ne pas présenter les choses saintes aux chiens ni les perles aux pourceaux. Traduisez qu’il a défendu à ses disciples de porter l’Evangile aux païens. Dans Luc, il blâme l’intolérance de Jean, qui ne veut pas laisser un homme étranger au cercle apostolique chasser les démons en son nom : cela veut dire que Jésus a d’avance condamné les prétentions des douze à l’égard de Paul, et ainsi de suite. Les différences et les ressemblances s’expliquaient dès lors toutes seules, les premières ayant été dictées par l’intérêt de parti, les secondes par le caractère neutre des fragmens possédés en commun. C’est seulement dans l’Évangile de Matthieu, le plus ancien de tous, que l’on pouvait encore assez bien discerner la doctrine du maître, sur lequel au surplus, dans les premiers temps, sans adopter ni combattre précisément la mythologie de M. Strauss, l’école de Tubingue gardait un silence plein de réserve.

En un sens, et malgré ces exagérations, la théorie de Tubingue fit du bien. Elle ramena la critique des Évangiles des terrains vagues où elle errait depuis plusieurs années à la suite de Gieseler. Elle porta même un coup indirect, mais très sérieux, aux théories mythiques en replaçant la science en plein dans les réalités personnelles et polémiques du premier siècle. Ce qu’il faut ajouter, c’est que les plus vigoureuses réfutations des assertions radicales émises par cette école dans la première ferveur de ses découvertes partirent du milieu même de ses adhérens. M. Kœstlin démontra que la date assignée par le Dr Baur à la composition de nos Évangiles était beaucoup trop tardive. M. Volkmar força le maître lui-même à convenir qu’il s’était trompé en soutenant l’originalité de l’Évangile de Marcion. Il fut facile de prouver qu’il était inexact de faire du premier évangéliste un Juif endurci et du troisième un paulinien passionné, puisque chacun d’eux avait écrit des passages de tendance fort opposée à celle qu’on voulait lui attribuer. L’école de Tubingue eut le bon sens de ne pas s’opiniâtrer dans ce qu’on pourrait appeler sa « première manière, » et l’on peut dire que dans sa seconde période, ayant elle-même émoussé les angles trop vifs de ses théories favorites, elle a travaillé de concert avec des critiques plus circonspects à l’élaboration du système que l’on peut présenter aujourd’hui comme le plus vraisemblable en lui-même et le mieux fondé en histoire.

Il ne faudrait pas s’imaginer toutefois qu’aucun de ces erremens successifs de la science ait été inutile à ses progrès. Chaque école partait d’un principe vrai, seulement trop étroit, mais qui resta, lorsque, élargi dans une juste mesure, il put se concilier avec d’autres élémens du problème. Ainsi on ne peut pas contester que la tradition orale a fourni le plus ancien mode de transmission des faits qui constituent l’histoire évangélique. Il n’est pas moins certain que les synoptiques ont été rédigés d’après des sources communes. D’autre part, si une critique impartiale ne peut accorder à l’école de Tubingue que nos Évangiles ont été écrits dans une intention de polémique directe, elle doit reconnaître que, composés dans l’intention de reproduire ce que les auteurs savaient de l’histoire évangélique, ils portent néanmoins l’empreinte visible de la tendance du milieu théologique au sein duquel vivaient ces auteurs. C’est donc une face de la question que l’école dont nous parlons a eu parfaitement raison de faire ressortir. Il est bon de se rappeler tout cela. On triomphe trop souvent de ce qu’on appelle les aberrations de la critique. Ceux-là sans doute ne s’égarent pas qui ne sortent jamais de chez eux ; mais c’est à force de s’égarer qu’on finit par découvrir les bonnes routes, et il y aurait quelque chose de décourageant dans l’idée que tant d’hommes éminens et désintéressés auraient multiplié leurs peines et leurs veilles pour n’aboutir qu’à une déception. Heureusement, là comme ailleurs, le travail opiniâtre a fini par obtenir sa récompense.

On se demande peut-être ce que devenait à travers toutes ces variations de la science, acharnée à résoudre le problème des différences et des ressemblances, le problème adjacent de l’authenticité du premier Évangile. Il est facile de comprendre qu’aucune des théories préférées tour à tour ne lui était favorable. L’apôtre Matthieu, témoin oculaire de la vie de Jésus, ne se serait pas fait le copiste ou le traducteur des documens évangéliques imaginés par Eichhorn. Il ne se fût pas résigné non plus à enregistrer passivement les échos de la tradition orale. A Tubingue, on niait l’authenticité pour les raisons que nous avons énumérées plus haut, et même après les adoucissemens apportés aux premiers calculs la date attribuée à la composition du premier Évangile ne permettait pas de lui attribuer pour auteur un contemporain de Jésus. Le fait est qu’en général, et à bien des points de vue divers, la critique allemande s’est prononcée contre cette authenticité. Un historien aussi timide que Neander, aussi désireux dans sa lutte contre M. Strauss de conserver le plus qu’il pouvait des anciennes idées sur le canon et la valeur historique des livres dont il se composes n’a pu lui-même refuser de déposer son vote contre l’authenticité. Cependant ce fut précisément l’embarras où l’on se trouvait pour expliquer l’ancienneté et la fermeté de la tradition ecclésiastique sur le premier Évangile qui contribua le plus à pousser les esprits dans la voie de la théorie que nous allons enfin exposer.

Elle est loin d’être sortie tout armée du cerveau d’un inventeur, comme la Minerve antique du front de Jupiter. C’est peu à peu qu’elle s’est formée, consolidée et pour ainsi dire arrondie. Autant que je sache, elle remonte par ses origines à Schleiermacher, qui substitua aux Évangiles sans fin d’Eichhorn et aux narrations orales et impersonnelles de Gieseler l’hypothèse de sources antérieures écrites, de dimensions variables, et en particulier la forte présomption d’un document réellement rédigé par l’apôtre Matthieu et reproduit dans notre premier Évangile. On ne saurait dire non plus que cette théorie soit tellement parachevée qu’elle ne laisse plus prise à la moindre objection de la part de ceux qu’elle contrarie, ni à la moindre divergence chez ceux qui l’adoptent en principe. M. Hilgenfeld n’en veut pas entendre parler et préfère encore un système qui se rapproche un peu, quoique bien plus simple, de celui d’Eichhorn, mais qui pèche par un incroyable arbitraire, et qui n’a pas fait un seul prosélyte tant soit peu connu. M. Michel Nicolas ne la juge pas encore suffisamment démontrée, bien qu’elle ait évidemment ses préférences. Ce qui plaide pourtant en faveur de cette théorie, c’est qu’elle s’est dégagée lentement, avec une clarté croissante, des travaux des hommes les plus estimés par leur critique savante et désintéressée. Elle n’est la fille ni de la conservation à outrance, ni du radicalisme destructeur. Elle a même conquis à plusieurs reprises les suffrages de savans qui avaient commencé par se prononcer contre elle, et ses partisans sont loin d’appartenir tous à la même nuance de la théologie contemporaine. Citer les noms de Schleiermacher, de Lachmann, de Neander, de Credner, de MM. Weisse, Schenkel, Ewald, Wieseler, Kœstlin, Reuss, Meyer, Holtzmann, Scholten, pour ne parler que des plus connus, cela suffit, je pense, pour recommander un point de vue qui leur est commun à tous, sauf divergences dans les applications de détail et sauf aussi la différence naturelle qui, sous le rapport du complet et de la rigueur démonstrative, distingue les travaux des derniers venus de ceux de leurs devanciers.


II

Dans la première moitié du IIe siècle, il y avait à Hiérapolis, en Asie-Mineure, un évêque ou presbytre[3] du nom de Papias, homme influent dans la chrétienté de son temps et grand amateur des traditions remontant aux premiers jours de l’église. Debout sur la limite qui sépare la période apostolique proprement dite de celle qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui la période du premier catholicisme, encore contemporain de gens qui avaient fréquenté les apôtres et même pu voir Jésus, il joignait à cet avantage une tendance prononcée pour la conservation du christianisme fortement empreint de vues juives tel qu’il avait appris à le connaître dans sa jeunesse. Ainsi il était millénaire renforcé. C’est à lui qu’on doit ce prodigieux morceau sur les béatitudes millénaires et l’alimentation splendide réservée aux élus que nous avons reproduit dans une étude antérieure sur l’histoire du canon[4]. Il paraît s’être abstenu soigneusement de toute solidarité avec le parti de Paul, dont le nom ne figure même pas sur la liste des autorités apostoliques dont il recherchait les témoignages. Déjà, dans cette première moitié du IIe siècle, où fermentaient, surtout en Asie, les tendances nouvelles qui devaient conduire l’église à de nouvelles destinées, ce partisan de l’orthodoxie primitive faisait l’effet d’un άρΧαϊος άνήρ, vetus homo, d’un « homme du passé, » comme Irénée le définit fort bien dans son ouvrage sur les hérésies.

Eusèbe de Césarée, l’historien de l’église et le panégyriste de Constantin, avait eu entre les mains un ouvrage en cinq livres de ce vieux Papias, intitulé Explication des paroles du Seigneur, qu’il avait trouvé dans la riche collection de manuscrits réunie à Césarée par les soins de son docte maître et ami, le martyr Pamphile. Eusèbe avait le goût de la recherche érudite. Il aimait, si je puis ainsi dire, à bouquiner, et le principal mérite de son histoire, à laquelle il ne faut se fier qu’à moitié quand son point de vue ecclésiastique, son horreur du paganisme, sa prédilection pour l’orthodoxie semi-arienne de son temps sont en jeu, consiste dans les fragmens d’ouvrages aujourd’hui perdus qu’il a annotés ou analysés. En particulier il se plaît à citer les passages des anciens auteurs qui peuvent jeter quelque lumière sur l’origine des livres du Nouveau Testament, dont le canon était en voie de formation. Il y a dans ses excerpta bien peu de critique, beaucoup de parti-pris pour la tradition en vigueur autour de lui ; mais cela ne peut que rehausser la valeur des citations qu’il emprunte à la littérature chrétienne primitive lorsqu’elles ne cadrent-que fort mal avec ses propres préférences, ou qu’il ne semble pas en avoir saisi la portée. Or tout un chapitre de l’histoire d’Eusèbe[5] est consacré à nous parler de Papias et de l’ouvrage qu’il avait composé sur les « paroles » de Jésus-Christ. L’intéressant pour nous est de savoir où Papias avait puisé la connaissance de ces paroles : dans nos Évangiles ou dans d’autres documens analogues ? Le vieux presbytre répond lui-même dans un des fragmens reproduits par Eusèbe, et qui devait faire partie de l’introduction adressée par l’auteur à un personnage qui nous est inconnu :


« Je n’hésite pas à t’offrir, coordonnées avec leur commentaire, toutes les choses que j’ai bien apprises et bien retenues des presbytres, après m’être bien assuré de la certitude qu’elles méritent ; car je n’ai pas pris plaisir, comme tant d’autres, dans les discours des grands parleurs, ni dans les assertions des hommes qui nous transmettent des préceptes étranges, mais dans celles des hommes qui reproduisent les commandemens confiés à la foi par le Seigneur lui-même et provenant de la vérité même. Si donc il arrivait quelque personnage ayant suivi les presbytres, je lui demandais ce que ceux-ci disaient, ce que disait André, ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou tout autre des disciples du Seigneur, ce que disent aussi Aristion et le presbytre Jean, également disciples du Seigneur, car je n’ai pas pensé que je retirerais autant d’utilité des livres que de la tradition orale vivante et permanente. »


Après avoir transcrit ce curieux passage, Eusèbe poursuit en faisant une observation à laquelle il tient beaucoup en sa qualité d’anti-millénaire. Papias distingue ici nettement, remarque-t-il, deux personnages du nom de Jean, l’un apôtre, l’autre simplement disciple du Christ, celui que de bonne heure on se plut à charger des actes ou des écrits que l’on répugnait à attribuer à l’apôtre. Eusèbe continue en nous disant que souvent, dans le cours de son ouvrage, Papias invoque le témoignage de ces deux disciples, Aristion et le presbytre Jean, ses contemporains. Il signale ensuite, d’une main malheureusement trop avare, plusieurs passages saillans du livre. Il paraîtrait par une de ces citations que Papias aurait aussi connu « les quatre filles prophétesses » de Philippe dont il est question au livre des Actes (XXI, 9). Il constate ensuite que Papias a rapporté, sur la foi de sa chère tradition orale, des choses bien étranges et même fabuleuses à propos du règne de mille ans. « Ce doit avoir été un petit esprit, dit-il, à en juger par ce qu’il dit. » Cela est fort possible, mais Eusèbe affaiblit singulièrement la portée de son jugement quand il ajoute que, grâce à lui, la plupart des hommes d’église de son temps ont été imbus des mêmes erreurs. Enfin, après cette analyse faite à bâtons rompus d’un ouvrage qui, d’après les déclarations de l’auteur, devait se distinguer par un plan strictement suivi, Eusèbe se remet à citer deux passages se rattachant évidemment à ce que Papias disait en commençant de son peu de goût pour les Évangiles écrits et de sa préférence hautement avouée pour la tradition orale.


« Le presbytre (probablement le presbytre Jean) a dit aussi : Marc, devenu interprète de Pierre, écrivit exactement, mais sans ordre, tout ce qu’il se rappelait des choses dites ou faites par le Christ (τά ύπό τοϋ Χριστοϋ ή λεΧθντα ή πραΧέντα). Lui-même en effet n’avait pas entendu ni suivi le Seigneur ; mais plus tard, comme je l’ai dit, il se joignit à Pierre, qui réglait ses enseignemens d’après les besoins (de ses auditeurs), et ne rangeait pas les discours du Seigneur dans un ordre régulier. Marc n’est donc pas coupable d’avoir ainsi écrit un petit nombre de choses telles qu’il se les rappelait, car il n’eut qu’un souci, celui de ne rien oublier de ce qu’il avait entendu et de n’y rien mettre de faux. Voici maintenant (continue Eusèbe) ce que Papias dit sur Matthieu : Matthieu écrivit en langue hébraïque une collection des a divines sentences (λόγια), » mais chacun les traduisit comme il put. »


Le reste du chapitre d’Eusèbe n’a plus d’intérêt pour nous ; mais nous avons tenu à mettre sous les yeux du lecteur ce fragment où se trouvent les plus anciennes traces de la tradition relative aux documens de l’histoire évangélique, et dont les différentes parties réagissent l’une sur l’autre de manière à s’éclairer mutuellement. L’erreur capitale de l’ancienne critique sacrée fut de s’en rapporter exclusivement à une tradition ecclésiastique formée sans aucune critique et sous l’influence de partis-pris dogmatiques ; mais ce serait une erreur non moins regrettable de la critique moderne de se refuser absolument à chercher des lumières dans les traditions antiques. Elles fournissent tout au moins une base d’orientation. Cela posé, quelles conséquences a-t-on le droit de tirer des déclarations de Papias ?

En premier lieu, nous y trouvons la preuve de fait que Gieseler avait raison quand il prétendait que la transmission orale, la « tradition vivante et permanente, » avait été le plus ancien mode usité pour perpétuer la connaissance de l’histoire évangélique ; mais nous y voyons aussi que du temps de Papias et malgré les répugnances que cette méthode nouvelle soulevait chez les vieux routiniers comme lui, il y avait déjà dans la circulation des documens écrits relatifs à cette histoire, dont l’un écrit en hébreu, puis traduit en grec par différens traducteurs, était attribué à la plume de l’apôtre Matthieu, dont l’autre était attribué à Marc, compagnon de l’apôtre Pierre, de telle sorte que, si Gieseler avait raison, Schleiermacher n’avait pas tort. Il y a eu en réalité pendant un certain temps coexistence de la tradition orale et de documens écrits, jusqu’au moment où ceux-ci eurent complètement éclipsé celle-là. Ajoutons que tout ce que nous savons de la singulière tournure donnée dès lors par la tradition orale aux enseignemens de Jésus concourt à nous inspirer une véritable reconnaissance pour les novateurs qui, dans ces temps primitifs de l’église, eurent la hardiesse d’écrire au lieu de se borner à parler.

On peut voir, en second lieu, que Papias a la prétention d’avoir rangé dans un ordre parfait les discours de Jésus qu’il a reproduits d’après la tradition orale ; mais de quel genre était cet ordre ? Était-il chronologique ? Cela est plus qu’invraisemblable. Tout porte à croire que Papias avait distribué ces discours par ordre de matières. Qui donc avait pris des notes durant la vie de Jésus pour fixer la date de ses enseignemens ? Et comment d’une tradition orale Papias pouvait-il recueillir autre chose que des membra disjecta qu’il était libre ensuite de coordonner d’après les analogies ou les différences ? Rappelons-nous qu’il s’agit pour lui d’expliquer, de commenter les discours de Jésus. Sans doute ses explications l’amèneront plus d’une fois à rappeler tel événement ou tel acte de Jésus servant à éclaircir le sens ou à confirmer la vérité de ses paroles ; mais enfin le fil de son ouvrage a dû être didactique, et les faits n’ont pu y figurer qu’à titre de commentaires.

Troisième observation : Papias n’aime pas les documens évangéliques écrits. Ce qu’il dit de ceux qui portent les noms de Marc et de Matthieu offre un curieux mélange d’éloge et de blâme. On voit qu’autour de lui ces deux écrits sont déjà en possession d’une véritable popularité, et surtout qu’il ne faut pas dire du mal des deux auteurs, dont les noms sont l’objet de la vénération générale. Cependant le vieux presbytre doit expliquer pourquoi il n’a pas voulu s’en servir, et voici ses raisons : Marc, l’interprète de Pierre, a consulté consciencieusement ses souvenirs pour rédiger une histoire des « dits et gestes » du Christ ; mais cette histoire est incomplète, il n’a pu reproduire « avec ordre » les discours du Seigneur ; il ne faut pas lui en vouloir, puisqu’il n’a pu faire autrement, le fait n’en est pas moins constant. Il est clair que c’est en pensant à ce bon ordre qu’il se pique d’avoir parfaitement établi dans son propre ouvrage que Papias relève cet inconvénient à charge du récit de Marc. Quant à Matthieu, ce serait autre chose. Lui du moins a rédigé un recueil d’enseignemens du Christ, et sa qualité de témoin auriculaire, la nature même de l’ouvrage qu’il a écrit, auraient dû attirer de son côté l’attention du commentateur ; mais voici ce qui s’y oppose. Matthieu a écrit en hébreu, et les traductions qui circulent n’inspirent pas de confiance à Papias, car « chacun traduisit comme il put, » ce qui suppose qu’à son avis personne n’en fut bien capable. Il va sans dire qu’il ne faut accepter les jugemens du presbytre d’Hiérapolis que sous bénéfice d’inventaire, car il y a évidemment de la mauvaise humeur mal dissimulée contre ces écrits dont le témoignage, toujours plus recherché, dérange les habitudes du vieil orthodoxe ; mais, à ses yeux comme à ceux de ses lecteurs, il devait y avoir aussi des. faits expliquant, s’ils ne justifiaient pas entièrement, ces critiques et ces fins de non-recevoir.

En quatrième et dernier lieu, ce qu’il importe de préciser, c’est la nature de ces deux documens écrits dont parle Papias. Qu’est-ce donc que ce recueil hébreu de « sentences divines, » de logia, dont il attribue la rédaction à l’apôtre, Matthieu ? Notre Évangile actuel ? Mais cet Évangile est grec et ne peut pas provenir d’un original hébreu. D’ailleurs Papias, s’il l’a connu, ne le regardait pas, ses propres paroles en font foi, comme l’œuvre de Matthieu. Le livre écrit par l’apôtre, selon lui, était rédigé en hébreu, et ces traductions qui lui inspiraient si peu de confiance avaient été faites par d’autres. Est-ce ainsi d’ailleurs, est-ce par cette expression de logia ou « sentences divines » que l’on peut désigner un Évangile comme notre premier synoptique, où l’enseignement tient, il est vrai, une grande place comparativement au second, mais où les faits sont en définitive, tout aussi nombreux que les discours ? N’y a-t-il pas une différence accusée avec intention entre la définition de l’écrit attribuée Marc, qui contient et des faits et des dits, et celle de l’écrit attribué à l’apôtre Matthieu, qui est, à proprement parler, un recueil pur et simple de « sentences divines, » dans le genre, par exemple, des proverbes et des livres sapientiaux que la piété orientale a toujours aimés ? , « Sentences divines » est ici le vrai sens du mot logia. Les Grecs l’employaient pour désigner les oracles énoncés en prose et, par extension, pour indiquer un effatum divinum quelconque, une déclaration ayant un caractère d’autorité divine. On a objecté qu’il y a des exemples de l’emploi de ce mot pour désigner l’ensemble des récits de la Bible ou d’un livre biblique ; mais on n’a pas réfléchi que cet emploi provenait de la supposition que, les récits bibliques étant divinement et continuellement inspirés, le narré lui-même des événemens est aussi instructif, aussi révélateur que les enseignemens proprement dits qui y sont mêlés. Il reste donc, à prendre les mots dans leur sens simple et naturel, que pour Papias il y a deux documens évangéliques primitifs, — l’un écrit en hébreu par l’apôtre Matthieu et consistant en un recueil de paroles ou sentences de Jésus, — l’autre, écrit en grec, œuvre de Marc, compagnon de Pierre, et se composant d’événemens et d’enseignemens, de faits et de dits. Voilà, nous le répétons, la plus ancienne donnée traditionnelle. Si rien, dans les livres qui nous occupent, ne cadrait avec elle, si elle ne leur était applicable qu’en faisant violence aux textes, il n’y aurait qu’à la laisser de côté comme un hors-d’œuvre ; mais voilà précisément ce qui n’est pas, et il suffit de comparer d’un peu près les trois synoptiques l’un avec l’autre pour s’assurer de la clarté, de l’aisance avec laquelle la formation des trois premiers Évangiles se trouve expliquée, au moins pour la plus grande part, quand on prend cette donnée pour fil conducteur.

Une des choses qui ont le plus égaré la critique antérieure, c’est que, je ne sais trop pourquoi, on voulait toujours que Marc ne fût qu’un abrégé, qu’un pedisequus des deux autres, tout au moins de Matthieu : jugement fort arbitraire, dont la théorie mythique et celle de Tubingue s’arrangeaient à merveille, mais qui ne tient pas devant un examen approfondi des textes. Les trois synoptiques ont été certainement écrits indépendamment les uns des autres : il n’y a pas moyen de comprendre sans cela les omissions et les lacunes de leurs récits respectifs. M. Reuss avance là-dessus d’irrésistibles argumens dans son introduction allemande au Nouveau Testament. Si maintenant on compare attentivement ces trois Évangiles, on trouve qu’une source commune, très ressemblante à notre Marc, leur a servi à tous les trois. La preuve en est que, dans les passages parallèles, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre des synoptiques qui a conservé le texte original. — Comment peut-on savoir cela ? dira quelqu’un. — Bien simplement. Il suffit de rechercher lequel des trois textes parallèles est le moins correct, le plus obscur, le plus paradoxal, le moins orthodoxe. C’est bien certainement celui qui est aussi le plus ancien, et l’on peut dire en ce cas sans le moindre sophisme que la leçon la plus mauvaise est régulièrement la meilleure, car on conçoit qu’un auteur, transcrivant un original, aime à le corriger, s’il est incorrect, à l’éclaircir, s’il est obscur, à le rendre moins étrange, s’il prête aux objections, tandis que l’opération inverse serait incompréhensible. Par exemple, lorsque les trois synoptiques s’accordent à rapporter que Jésus fut interrogé par un scribe sur la question du plus grand commandement, — ce qui donna lieu, comme on sait, à la sublime déclaration de la suprématie absolue de l’amour de Dieu et des hommes, — on peut reconnaître sous le triple récit la source commune qui leur a servi ; mais quand nous voyons que Marc seul attribue au scribe une bonne intention, tandis que les deux autres veulent qu’il n’ait interrogé Jésus que pour lui tendre un piège, il est clair que c’est Marc en cet endroit qui reproduit le plus fidèlement la source commune, car les deux autres l’ont modifiée dans le sentiment, né du préjugé chrétien ultérieur, qu’un scribe s’adressant à Jésus ne pouvait pas avoir eu de bonnes intentions. On raisonnera de même à propos de ce jeune riche qui vient aussi interroger Jésus en l’appelant « bon maître. » D’après Marc et d’après Luc, Jésus décline ce titre de bon et engage le jeune homme à ne l’appliquer qu’à Dieu ; mais on conçoit que cette humilité ait pu paraître excessive et même fort peu orthodoxe à un disciple fervent de Jésus : en effet, le premier évangéliste a tourné la réponse du maître de façon à éviter cette pierre d’achoppement. D’autres fois au contraire c’est Marc qui se montre le plus loin de la source commune. On concevra donc qu’en poursuivant cette comparaison minutieuse on puisse assez bien rétablir le texte original du document utilisé par les trois évangélistes ; mais comme, tout compte fait, le second Évangile se retrouve presque tout entier dans les deux autres, il doit ressembler de fort près à cette source commune, dont il ne s’est presque pas écarté, et, en joignant à cette conclusion si légitime celle qu’il est permis de tirer du nom lui-même qu’il porte dans notre canon, nous sommes naturellement conduits à penser que la source commune aux trois synoptiques n’est autre que ce document dont parlait Papias en l’attribuant à Marc, compagnon de Pierre.

C’est bien là, en effet, un écrit assez court, combinant à doses à peu près égales le fait et le dit, donnant fort souvent l’initiative, le premier rôle, à Pierre parmi les douze, et même racontant des scènes telles par exemple que le reniement dans la cour de Caïphe, qu’on ne pouvait guère connaître que par les humbles aveux de celui qui ne put plus entendre chanter le coq sans se rappeler la terrible nuit où il avait succombé. Pourquoi Papias a-t-il reproché à un récit analogue à celui du Marc canonique d’être « sans ordre ? » Nous l’avons vu, c’est parce qu’il recherchait avant tout l’ordre didactique des paroles de Jésus, et évidemment cet écrit, fort ressemblant à notre Marc, ne le lui offrait point. Il semble bien du reste que « l’Évangile de Pierre, » dont il est question dans Justin Martyr, n’était pas autre chose que ce même document rédigé d’après les souvenirs de la prédication de cet apôtre. Tel serait donc le Marc primitif, que dans la critique allemande on appelle l’Ur-Marcus pour le distinguer du Marc canonique, et que dans la critique française on a déjà l’habitude d’appeler le Proto-Marc.

Un des deux documens que connaissait Papias est donc retrouvé dans le corps même de nos Évangiles synoptiques. Et l’autre ? Il le sera également si, appliquant le résultat obtenu à l’Évangile dit de Matthieu, nous observons qu’en règle ordinaire les grands discours de Jésus, propres à cet Évangile, qui ne se trouvent pas dans Marc et qui ne sont dans Luc qu’incomplètement reproduits et dans un état de dissémination systématique, sont encadrés par le premier Évangile dans un récit parallèle à celui de Marc. L’auteur de cet Évangile a donc cherché à combiner avec le Proto-Marc une collection de paroles ou sentences du Christ qui nous font reflet de discours à cause de leur encadrement historique, mais qui sont en réalité autant de groupes de dires de Jésus réunis par l’analogie intérieure et non par l’ordre du temps. Aussi peut-on découvrir plus d’une fois des discordances entre le contenu des discours et la chronologie de l’Évangile. Par exemple, dans le sermon de la montagne, qui semble remonter tout au commencement du ministère de Jésus, on l’entend parler en Messie accepté au moins par ses auditeurs, tandis que le même Évangile à qui nous devons cet incomparable enseignement nous apprend huit chapitres plus loin à quelle occasion et dans quel moment Jésus fut salué pour la première fois du titre messianique. De même le chapitre XIII nous offre une série de paraboles se succédant coup sur coup, et s’il est certain que Jésus affectionnait ce genre d’enseignement populaire, rien de moins vraisemblable que la supposition d’après laquelle il aurait lancé l’une après l’autre, et sans intervalle appréciable, toute une masse de paraboles dans la foule rassemblée autour de lui. En un mot, lorsqu’on poursuit ce travail de désagrégement en séparant les enseignemens de Jésus propres au premier Évangile des récits qu’il a en commun avec Marc, on se voit en face d’une véritable collection de sentences tournant autour de l’idée du royaume de Dieu ou des cieux que Jésus veut établir sur la terre, et l’on peut distinguer sept groupes que nous intitulons comme il suit : — la législation du nouveau royaume (sermon de la montagne), — la propagation du nouveau royaume (instructions aux apôtres), — l’apologie du royaume repoussé par la génération contemporaine, — les paraboles du royaume, — les rangs divers dévolus à ceux qui y entrent, — la malédiction des ennemis hypocrites du royaume, — l’établissement définitif du royaume dans le monde jugé par le Fils de l’homme.

Une pareille division, que nous pourrions mieux préciser, mais que nous ne créons pas, suppose évidemment une composition indépendante de la chronologie, groupant les enseignemens multiples de Jésus autour d’une idée centrale et par ordre de sujet. Si l’on se donne la peine d’en suivre le fil, on sera non-seulement frappé de la suprême beauté de presque toutes ces paroles de Jésus, mais aussi du remarquable parfum d’antiquité des premiers jours qu’elles exhalent. Évidemment celui qui a recueilli ces sentences l’a fait en plein état juif, avant la destruction de Jérusalem et du temple. Qui donc eût songé plus tard à s’exprimer de cette manière : « si tu viens présenter ton offrande à l’autel, et que là il te souvienne que ton frère a quelque chose contre toi, laissé ton offrande devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande ? » Est-ce que de telles paroles ne supposent pas le temple juif encore debout, l’autel encore fréquenté, les sacrifices encore en vigueur ? Il se trouve aussi dans la collection plus d’une prédiction sinistre sur l’avenir prochain de la nation juive, mais elles sont générales, vagues ; ce sont des prévisions dénotant une grande justesse de coup d’œil plutôt que des oracles supposant un don miraculeux de divination. Ceci prouve bien qu’elles sont antérieures aux événemens qui devaient leur apporter une confirmation si tragique. Et dans les invectives indignées avec lesquelles le Fils de l’homme foudroie le formalisme hypocrite des scribes et des pharisiens, comme on sent battre le cœur d’un écrivain passionnément attaché à son maître et ayant encore sous les yeux la caste de ces affreux dévots qui l’ont assassiné tout en pratiquant leurs momeries ! Si maintenant nous nous rappelons ce que nous savons par Papias, c’est-à-dire que l’histoire évangélique se transmit d’abord par la voie orale, nous trouverons bien naturel que la transmission des faits ait pu s’opérer longtemps de cette manière sans inconvénient senti, mais que ce qui souffrit le plus vite des inévitables altérations qu’une telle méthode devait infliger à cette histoire, ce fut la doctrine, l’enseignement proprement dit. De là l’idée de confier à l’écriture cet élément le plus essentiel de tous[6]. Et qui pouvait se charger d’une telle œuvre, si ce n’est l’un de ceux qui avaient suivi et entendu Jésus ? Tout se réunit donc pour nous suggérer l’opinion que le recueil d’enseignemens de Jésus que le premier évangéliste a combiné avec le Proto-Marc n’est pas autre chose qu’une version grecque du recueil des « sentences divines » rédigé en hébreu par l’apôtre Matthieu. Ainsi s’explique le nom d’Évangile selon Matthieu que porte le premier synoptique. L’auteur lui-même aurait pu fort bien et en toute légitimité, le présenter sous ce titre à ses contemporains.

Nous voici donc en possession de deux facteurs importans de la composition des synoptiques. Reprenons maintenant nos Évangiles tels qu’ils se présentent sous leur forme canonique pour achever d’en décrire la formation et dire quelques mots des caractères qui les distinguent. Le premier Évangile ne se compose pas seulement des sentences de Matthieu combinées avec les récits du Proto-Marc. Il contient de plus un certain nombre de fragmens dont le parallèle n’existe ni dans Marc ni dans Luc, et qui lui appartiennent en propre. Ce sont par exemple ses récits sur la naissance et l’enfance du Christ, quelques miracles étranges, un ou deux passages où il est question de l’église comme si elle était déjà organisée et disciplinée, certaines allégations qui étonnent beaucoup l’historien, comme la mention d’une garde envoyée par les ennemis de Jésus pour surveiller son tombeau. Il en résulterait qu’ils auraient beaucoup mieux su que ses disciples, qui ne s’y attendaient pas du tout, qu’il avait été question d’une résurrection fixée au troisième jour après sa mort. Comme ces fragmens, insérés çà et là dans le corps du récit général, ne présentent entre eux aucun lien ni didactique ni chronologique, on ne peut plus penser à une troisième source écrite antérieure à l’Évangile, et le plus simple est d’admettre que l’auteur canonique puisa ces complémens de son histoire dans la tradition du lieu où il écrivait. Des inductions ingénieuses ont amené la critique à une forte présomption : c’est que notre auteur canonique doit avoir vécu au sein des communautés judæo-chrétiennes qui s’étaient formées, surtout depuis la guerre des Juifs avec les Romains, de l’autre côté du Jourdain, dans la Décapole, à Pella et dans les pays circonvoisins. C’est de ce côté au surplus que tous les autres renseignemens nous renvoient comme au lieu d’origine de toute la littérature concernant l’histoire évangélique. De là cette couleur incontestablement judæo-chrétienue du premier Évangile ; mais son judæo-christianisme n’est pas étroit, il est en pleine voie de développement dans le sens de l’universalisme, et, pour employer les termes usités plus tard pour distinguer les deux tendances bien distinctes qui se firent jour au sein du judæo-christianisme, il est nazaréen et non pas ébionite. Voilà pourquoi il circula sans opposition dans l’ensemble des églises chrétiennes, à une époque surtout où cet ensemble était encore loin d’être dégagé d’élémens juifs autant qu’il le fut plus tard.

On a dit que le premier Évangile avait été écrit dans l’intention de prouver aux Juifs que Jésus de Nazareth était vraiment le Messie, et c’est ainsi qu’on expliquait les nombreux accomplissemens de prophéties que l’évangéliste relève çà et là avec une complaisance bien marquée. Qu’il y ait plus d’une fois songé, cela ne peut faire doute ; mais son but premier a été certainement de réunir, de manière à en faire un récit unique, les données écrites ou orales qui circulaient dans le milieu chrétien dont il faisait partie. S’il faut pénétrer plus avant dans ses intentions d’écrivain, on peut dire qu’il eut à cœur de montrer que, si Jésus a été méconnu par le peuple auquel Dieu l’avait spécialement envoyé, la faute en est exclusivement aux conducteurs indignes de ce pauvre peuple, qui l’ont égaré, mené droit à sa perte et empêché d’accepter la douce messianité du Fils de l’homme, qui guérissait toujours tous[7] ses malades, ne voulait employer que les armes de la patience, de la mansuétude, et se sentait à chaque instant ému d’une immense compassion pour les misères de la multitude. C’est bien là une préoccupation de Juif chrétien qui éprouve le besoin de concilier sa foi en Jésus avec le fait brutal du rejet du vrai Messie par le peuple pris en masse, Du reste il faut signaler l’admiration naïve qu’il ressent pour les belles choses qu’il raconte. Il court comme un souffle épique dans ses narrations. Voici ! et voici ! A chaque instant cette exclamation vient provoquer l’attention du lecteur, et je ne crois pas que jamais auteur ait été plus heureux en écrivant.

A quelle date peut-on faire remonter la composition du premier Évangile ? Le livre est évidemment plus jeune que les deux sources principales qu’il a utilisées. Bien des choses portent à croire que les « sentences de Matthieu » furent écrites aux environs de l’an 60, soit vingt-cinq ans à peu près depuis la mort du maître. Le Proto-Marc a dû être rédigé après la ruine de Jérusalem, car il décrit trop bien les circonstances qui précédèrent et suivirent immédiatement cette catastrophe pour que l’on méconnaisse l’influence des faits accomplis sur la forme qu’il a donnée aux prédictions de Jésus à ce sujet. Ceci n’est pas un argument contre sa bonne foi : je pose en fait qu’il n’est pas possible d’éviter cet écueil quand on reproduit des prévisions après que l’événement les a justifiées. D’autre part, le Proto-Marc a dû être écrit fort peu de temps après la victoire définitive de Titus, car, selon le texte le plus ancien, qui cette fois se lit dans Matthieu, l’auteur croyait que le retour visible du Christ sur les nuées du ciel s’accomplirait fort peu de temps après la ruine. de Jérusalem et dans la limite de la génération qui avait vu Jésus. Le rédacteur canonique a laissé sans y toucher ces déclarations qui contredisent pourtant d’autres passages de son livre. Si donc le Proto-Marc a été rédigé entre l’an 70 et l’an 75, et probablement dans la Syrie du sud, comme le suppose M. Holtzmann, il a bien dû s’écouler un certain nombre d’années entre ce moment et le jour où le livre fut revêtu de l’autorité que le premier évangéliste lui reconnaît. On pourrait donc indiquer les dernières années du Ier siècle comme la date approximative la plus probable de la rédaction du premier synoptique. La rédaction canonique de Marc doit avoir eu lieu à peu près en même temps que celle du premier Évangile. C’est très probablement à Rome qu’elle fut opérée, comme l’indiquent et de vieilles traditions et le nombre remarquable de mots latins assez mal grécisés que l’on rencontre dans le texte canonique[8]. L’épître de Clément Romain suppose l’existence de cette rédaction au commencement du IIe siècle ; nous savons qu’elle n’est guère autre chose qu’une recension retouchée du Proto-Marc. Elle en a conservé le caractère de neutralité entre les partis qui agitaient la primitive église, caractère qui doit avoir été celui du Marc historique, successivement disciple de Paul et de Pierre. L’élément didactique est loin d’être ici marqué comme dans le premier Évangile. C’est surtout la recherche des faits et des paroles à sensation qui guide la plume. L’auteur aime le détail. C’est lui d’habitude qui, parmi les trois synoptiques, sait le mieux les heures, les noms, les attitudes, l’expression des regards, etc., toutes choses qui doivent provenir du Proto-Marc, et qui font penser à Pierre reproduisant dans des narrations orales le geste et l’accent de son maître. Il y a quelque chose de pressé, de hâtif dans l’accumulation des faits, surtout au commencement et à la fin ; mais dans ces descriptions incorrectes et rapides on sent la vie qui circule, qui fermente, et peut-être mieux qu’ailleurs la poésie, le côté tragique de l’histoire de Jésus se révèlent dans ce drame auguste, où les péripéties se hâtent comme poussées par une main mystérieuse vers un dénoûment qui fait renaître l’espérance du plus profond désespoir.

La date de la rédaction de l’Évangile de Luc ne peut pas être beaucoup plus moderne, bien que certainement le point de vue auquel le troisième évangéliste s’est placé pour écrire soit le moins ancien. C’est chez lui en effet que se trahit clairement le dessein d’ajourner le moment du retour du Christ à une époque indéterminée, de manière à effacer la contradiction qui s’élevait toujours plus criante entre l’expérience du siècle et les prédictions formulées dans le Proto-Marc. Ce qui empêche toutefois de trop éloigner le moment où il se mit à écrire de celui qui vit rédiger le premier Évangile, c’est qu’on ne comprendrait pas comment il aurait ignoré l’existence de celui-ci, lui chercheur persévérant des documens écrits relatifs à l’histoire évangélique. Seul en effet il dit en tout autant de termes pourquoi il prend la plume et comment il compte procéder pour venir à bout de l’entreprise qu’il se propose. « Plusieurs ayant entrepris de rédiger un récit suivi des choses accomplies parmi nous, selon qu’elles nous ont été transmises par ceux qui dès le commencement en avaient été les témoins et qui furent les serviteurs de la parole, j’ai cru bon, moi aussi, après les avoir toutes recherchées soigneusement depuis l’origine, de t’en écrire la suite exacte, très excellent Théophile, afin que tu connaisses la certitude des doctrines que l’on t’a enseignées. »


On ne sait qui était ce Théophile à qui la dédicace est adressée, mais cela importe peu. Ce qui nous intéresse, c’est de voir que l’auteur, dont on ne sait rien non plus, ne se considère pas comme sans prédécesseurs dans l’œuvre dont il a voulu se charger. A qui fait-il allusion quand il parle de ceux qui ont écrit avant lui sur l’histoire évangélique ? Non pas à l’auteur de l’Évangile selon Matthieu, dont certainement il n’a pas connu l’œuvre, mais au Proto-Marc et à quelque recension grecque du recueil hébreu de Matthieu. Il se peut aussi qu’il ait eu encore à sa disposition d’autres sources écrites qui nous sont inconnues. Ce qui est évident de plus, c’est qu’il se flattait de l’emporter sur ses devanciers sous le rapport du complet et de l’exactitude chronologique. Son espoir s’est-il réalisé ? Il est permis d’en douter ; mais il est incontestable que des trois synoptiques c’est lui qui montre le plus d’indépendance dans le maniement de ses sources. La réflexion sur l’objet du récit, l’habitude de corriger les textes sur lesquels il opère, la combinaison, parfois très ingénieuse, d’autres fois bien artificielle, d’incidens et de paroles qu’il trouvait dispersés dans ses sources, caractérisent sa manière d’écrire. En dehors des deux sources que nous lui connaissons, il a dû puiser dans une tradition, probablement écrite, qui s’était formée dans la Palestine du sud, et qui par conséquent a dû lui fournir bien des élémens étrangers à la tradition presque exclusivement galiléenne dont le Proto-Marc est l’expression. Si l’on ose indiquer un nom propre pour rattacher ce précieux document à une source personnelle, bien des indices nous autorisent à nommer le diacre et évangéliste Philippe, l’apôtre de la Samarie et l’ami de saint Paul. C’est à ce document que l’auteur canonique a dû ces beaux passages qui appartiennent en propre à son Évangile, les paraboles du bon Samaritain, de l’enfant prodigue, et des détails sur le supplice, la mort et la résurrection de Jésus, pour l’amour desquels il a cru devoir négliger le Proto-Marc, qu’il avait jusque-là suivi de fort près. Aussi son Évangile est-il en somme le plus riche des trois par le contenu. Le plus difficile est de préciser le rapport entre la forme sous laquelle l’œuvre de Matthieu lui est parvenue et celle que cette même œuvre avait aux yeux du premier, évangéliste. Tantôt le parallélisme va jusqu’à la ressemblance littérale, tantôt il y a des différences qui ne permettent pas de songer à l’identité de la source. M. Holtzmann pense même que ce serait chez lui, plutôt que dans le premier Évangile, qu’il faudrait chercher l’œuvre de l’apôtre Matthieu : nous ne saurions partager cette opinion. C’est dans Matthieu seulement que l’on peut détacher du contexte qui l’entoure la collection encore reconnaissable dans sa division primitive et renfermant les indices de sa très haute antiquité. Peut-être le document que nous venons de citer lui parvint-il déjà combiné avec des excerpta de la version enregistrée par le premier évangéliste. C’est là certainement le point qui reste et qui, je le crains, restera toujours bien obscur dans la théorie de la formation des synoptiques.

La couleur générale de l’Évangile de Luc est paulinienne, mais sans aucune exagération. L’on peut dire en toute sécurité que ce livre est d’un paulinien qui cherche à blesser le moins possible le parti judæo-chrétien. Il en est de même des Actes, qui sont certainement de la même main, et qui trahissent plus clairement encore que l’Évangile l’intention systématique d’éviter tout ce qui pourrait engendrer des disputes. Le nom de Luc[9] a été probablement assigné à l’auteur inconnu des deux livres, parce que les Actes contiennent quelques notes de voyage écrites par un compagnon de Paul parlant à la première personne : ces notes firent partie des sources transcrites ou consultées par l’auteur canonique, et la tradition, croyant y reconnaître Luc le médecin, étendit ce nom à la compilation tout entière.

Le style du troisième évangéliste, — bien que très hébraïsant encore, — n’en est pas moins le plus coulant, le plus hellénique des trois synoptiques. Moins dramatique que Marc, moins facile à l’enthousiasme que Matthieu, l’auteur se rapproche le plus du genre littéraire qui est à nos yeux le vrai genre historique : quelque chose de soutenu, de posé, laisse entrevoir que l’écrivain est charmé, mais non absorbé par son sujet. Avec des coups de crayon fort simples, il possède l’art des grandes perspectives. Parfois il s’élève jusqu’à la haute poésie. Qu’on se rappelle surtout ses délicieux récits sur la naissance du Christ, l’étable de Bethléem, ce doux cantique des anges bénissant dans le ciel « les hommes de bonne volonté, » l’arrivée des bergers, le chant du cygne de ce vieux Siméon qui personnifie l’ancien Israël dont la mission est finie, mais qui ne descendra pas dans la tombe avant d’avoir vu « la lumière des nations. » Je ne sais quelle sérénité idyllique respire dans ces pages où tout sourit, où tous chantent, où les petits de la terre sont les seuls qui soient instruits du dessein de Dieu pour le bonheur de l’humanité. Cette suave aurore de l’histoire évangélique contraste bien poétiquement avec les sombres nuages qui ne tardent pas à envahir ce ciel pur. Le troisième Évangile parut sans doute dans les premières années du IIe siècle au sein du monde gréco-romain, en vue duquel l’auteur avait pris la plume. On a des traces de son emploi à Rome depuis environ 125.


III

Nous ne pouvons mieux résumer cette étude qu’en constatant que la critique moderne peut se croire désormais sur la voie où se résolvent les problèmes relatifs à la formation des Évangiles. Les ressemblances et les différences sont également expliquées. Les synoptiques se ressemblent quand ils transcrivent les mêmes documens, ils diffèrent quand ils reproduisent les données que chacun a recueillies seul dans la tradition écrite ou orale. Si la méthode suivie pour arriver à la solution est compliquée, il faut avouer que cette solution est simple. Le bon sens suffira pour le faire comprendre, nous n’avons pu aborder ici toutes les difficultés de détail que l’on pourrait encore opposer à nos explications. Il nous serait facile d’y trouver une confirmation indirecte de la théorie par la souplesse avec laquelle, sans renier son principe, elle se plie à ces cas particuliers. Ce qui doit concentrer finalement nos regards, ce sont les conséquences que cette genèse des Évangiles entraîne quant à l’histoire elle-même de Jésus.

En premier lieu, tout ce que nous venons de voir confirme surabondamment tout ce qui a été dit sur le caractère moins qu’historique du quatrième Évangile. Nos trois synoptiques en définitive représentent de nombreux témoins. Ils écrivent d’après des sources antérieures touchant de près à la personne même de Jésus. Le Proto-Marc, les « sentences » de Matthieu, la remarquable tradition palestinienne enregistrée par Luc, la voix des traditions d’origine moins marquée, tous ces témoignages, malgré les nuances qui les distinguent, déposent en faveur d’un seul et même Jésus, répondant sans doute admirablement à l’idéal de notre conscience religieuse et morale, mais qui reste à cent lieues de l’être métaphysique décrit par l’Évangile philonien seul. Une hypothèse ingénieuse, étayée des ressources d’un savoir presque vertigineux, a tenté récemment de sauver le caractère historique du quatrième Évangile en recourant à l’idée d’une doctrine secrète que Jésus aurait mystérieusement communiquée à ses plus intimes disciples, et qui n’aurait été pleinement révélée ni par Pierre ni même par Paul, mais seulement près d’un siècle et demi après la mort du maître. On s’appuie notamment sur le fait attesté par les autres Évangiles, que Jésus avait avec ses disciples des entretiens particuliers où il leur expliquait les enseignemens parfois énigmatiques qu’il avait adressés à la multitude et sur l’institution de la discipline du secret (disciplina arcani) qui fut en vigueur dans la primitive église jusqu’après Constantin. Malheureusement ce n’est pas la doctrine seule du quatrième Évangile qui est démentie par les synoptiques, c’est aussi son histoire. S’imagine-t-on d’ailleurs le singulier caractère qu’une doctrine ésotérique, cette ressource théâtrale des partis ou des sectes qui n’ont au fond rien à apprendre au monde que le monde ne sache déjà, donnerait à celui qui est mort martyr de sa franchise ? Enfin ne savons-nous pas de quel genre étaient les explications données par Jésus à ses disciples de prédilection, et aussi ce que c’était que cette « discipline du secret, » qui ne cachait en réalité rien du tout, et dont l’église, habile de bonne heure à’ donner à son culte une apparence de mystère favorable aux prétentions sacerdotales, crut devoir invoquer le prestige de la fin du IIe siècle à la fin du IVe ? Rien de tout cela n’a le moindre rapport avec la doctrine du quatrième Évangile.

En revanche on peut s’assurer combien la critique des Évangiles est loin désormais des régions nébuleuses où l’hégélianisme de droite et de gauche, M. Strauss en tête, aimait à la laisser vaguer. Ce dernier l’a tien senti, quoiqu’il ne veuille guère en convenir, et sa nouvelle Vie de Jésus en fournit plus d’une fois la preuve. Il n’est plus permis aujourd’hui dans la science sérieuse de parler d’un Christ imaginaire plaqué sur un Juif de génie, mais parfaitement inconnu, par le caprice d’une église fondée on ne sait comment ni à propos de quoi. Quand on peut remonter aussi près de sa personne que les deux principaux documens transcrits par les synoptiques, on aurait mauvaise grâce à vouloir à toute force la faire évaporer en brume impalpable. Ce n’est pas sans doute que l’histoire évangélique soit d’un bout à l’autre égale à elle-même sous le rapport de la réalité. Le symbolisme inconscient ou réfléchi, l’amour naïf du merveilleux, la tendance à objectiver dans des faits extérieurs ce qui à l’origine ne fut bien souvent qu’une pensée, qu’un sentiment, qu’un enseignement figuré, ont marqué leur empreinte évidente sur bien des récits des synoptiques, et en vérité, si nous pensons au temps, au sujet, aux habitudes d’esprit, le miracle eût été qu’il en fût autrement. L’histoire évangélique est semblable à un soleil reluisant au milieu d’une vapeur assez légère pour que le disque apparaisse clair et rayonnant à nos yeux, assez forte toutefois pour que les rayons de la circonférence se perdent lentement dans une pénombre de plus en plus indécise. C’est ainsi que le commencement et la fin de l’histoire évangélique se dérobent à notre curiosité d’historien pour ne plus parler qu’au sens mystique de l’homme religieux. Au centre même, bien des obscurités de détail, tenant à la nature des sources, feront toujours le désespoir de quiconque voudra retracer la vie de Jésus. A vrai dire, je doute qu’on puisse écrire une vie de Jésus, j’entends une vraie biographie, et je loue M. Schenkel d’avoir préféré nous donner un Characterbild, un portrait moral. Au fait, que nous faut-il de plus ? Les grandes lignes, les traits essentiels de l’histoire évangélique ne sont pas douteux. Le Fils de l’homme se levant en Galilée pour prêcher une doctrine d’une incomparable pureté morale, aimant le passé religieux de. son peuple, mais brisant avec tout servilisme traditionnel, ramenant à l’intérieur de l’homme toute sa valeur religieuse, entrant dès lors en conflit avec les traditionalistes et les bigots, non moins qu’avec les irréligieux de son temps, et succombant physiquement ; en vertu de sa perfection même, dans cette lutte inévitable et inégale, pour triompher d’autant plus glorieusement dans le royaume de l’esprit, — voilà l’élément irréductible, fondamental et certain de cette histoire ; mais de plus sur ce fond d’une beauté pure, qui seulement resterait bien abstrait, si nous n’avions rien qui lui donnât vie et consistance, les documens évangéliques placent quantité de paroles et d’incidens dont la réalité historique est en proportion de la relation directe et logique de ces incidens et de ces paroles avec la situation dont nous résumons l’essence, et de la validité des sources qui nous les transmettent. Laissons de côté pour le moment la question des miracles : chacun la résout au gré de ses préférences, et en définitive elle n’influe en rien sur ce qui nous reste à dire. Quoi de plus instructif, de plus révélateur, non-seulement de la doctrine, mais encore de la conscience et du cœur de Jésus, que les « sentences » recueillies par l’apôtre Matthieu et reproduites en tout et en partie par deux de nos synoptiques ? N’est-ce pas là que l’humanité cherchera toujours la bénédiction des humbles, des miséricordieux, des cœurs purs, des hommes dévorés par la faim et la soif de la justice ? N’est-ce pas là que les cœurs travaillés et chargés iront toujours écouter la voix aimante qui les invite à venir ? N’est-ce pas là que les hypocrisies, les intolérances, les instincts persécuteurs retrouveront toujours leur condamnation foudroyante, là que l’on apprendra toujours à faire en secret ses aumônes et ses prières, là enfin que les grands repentirs puiseront les paroles qui relèvent d’autant mieux que celui qui les prononça fut lui-même plus saint et plus pur ? L’homme qui n’entend pas, en lisant de telles paroles, le battement du cœur qui les inspira ne doit pas se mêler d’écrire l’histoire. Il lui manque le sens des réalités, et il ferait aussi bien de disserter sur le génie d’une langue inconnue.

Et quelle richesse de formes, de caractères, de situations dessinés d’après nature, un document tel que le Proto-Marc, reproduit par les trois synoptiques, n’offre-t-il pas à notre intérêt comme à notre certitude historique ! Pharisiens rigoristes qui vous laviez les mains avec tant d’onction, scribes pédans, prêtres doucereux et hautains, sadducéens sceptiques et moqueurs, démoniaques furieux ne pouvant résister à l’ascendant du saint de Dieu, péagers convertis, pauvres pécheresses trop heureuses d’arroser de vos larmes les pieds de votre saint ami, jeunes gens à l’esprit prompt, trop confians en vous-mêmes, mais que Jésus aime parce que vous croyez au bien, inconnue de Béthanie au vase d’albâtre plein d’une huile odoriférante, à l’âme pleine d’un parfum plus précieux encore, apôtres durs d’intelligence, mais brûlant au dedans de vous-mêmes d’un feu divin que rien ne peut éteindre, et toi, Madeleine, à peine délivrée des sept démons qui te possédaient, toi la dernière près de la croix, la première au tombeau de ton libérateur, — vous tous, êtres charmans ou sombres, vous toutes, figures touchantes ou terribles, venez donc dire à nos rêveurs modernes que vous avez vécu, que vous aviez de la chair sur vos os et du sang dans vos veines, qu’il n’est pas de puissance plastique au monde capable de forger arbitrairement des créatures aussi palpablement réelles que vous ! Est-ce donc que la terre n’était habitée autrefois que par des ombres qu’on a voulu vous réduire à l’état d’êtres fantastiques, éclos on ne sait comment dans les visions de la première église ? Et comment donc fût-elle née, cette église elle-même, si vous ne l’aviez pas fondée, vous par vos haines, vous par vos amours !

Les peintres se plaignent souvent de nos jours de la peine qu’ils ont à traiter les sujets de l’histoire évangélique sans copier servilement les anciens ou sans heurter des convenances qu’il faut respecter, tant l’on craint, en s’en écartant, d’interpréter arbitrairement les textes consacrés. Cet embarras est réel, et surtout en pensant à la peinture d’église je ne sais trop comment l’on pourrait y remédier pour le moment ; mais lorsque le point de vue vraiment historique sous lequel la critique moderne nous permet de contempler les Évangiles sera devenu plus populaire, combien de faces inconnues à nos devanciers les sujets évangéliques révéleront aux regards des artistes ! On a peint assez longtemps le Christ-prêtre, le Christ au geste sacerdotal, le Fils condescendant à quitter le trône de la Trinité pour vivre quelques années parmi nous. Au fond, c’est le Christ johannique que la peinture a exclusivement adopté depuis qu’elle est sortie des limbes du moyen âge. Il faudra bien qu’un jour elle en vienne au Christ des synoptiques, au Fils de l’homme, doux et vaillant, os de nos os, chair de notre chair, sublime dans ses nobles colères aussi bien que dans ses attendrissemens subits, priant réellement et versant de vraies larmes, ne se bornant pas à bénir les petits enfans, mais les prenant dans ses bras pour les presser contre son cœur[10], montrant enfin à l’humanité ce que notre nature peut renfermer de divinité tout en restant humaine.

Ne terminons pas sans faire ressortir cette vérité consolante et encourageante, que plus la critique remonte vers les origines extrêmes du christianisme, plus la nature essentiellement morale et par conséquent tolérante quant au dogme de la religion de Jésus se révèle aux regards de l’observateur attentif. Que l’on prenne les « sentences » de Matthieu, ou le Proto-Marc, ou la tradition jérusalémite enregistrée par Luc, tous sont d’accord sur ce point. Le royaume de Dieu ne consiste ni dans la profession du dogme ni dans l’accomplissement du rite. Le dogme peut être vrai, et il faut tâcher de le posséder vrai : le rite peut être édifiant, et rien de plus légitime que d’en nourrir sa piété, si l’on peut s’y soumettre sincèrement ; mais enfin, selon Jésus, l’essentiel n’est pas là. Il n’est ni à l’autel du sacrifice, ni à l’école des scribes, ni dans l’absolution donnée par Caïphe. Il est dans la pureté du désir, dans la noblesse de l’effort, dans l’amour de Dieu et dans sa conséquence, sa seule preuve réelle, l’amour des hommes. Se rappelle-t-on la belle description des grandes assises où le Fils de l’homme dans sa gloire juge l’humanité convoquée devant lui ? Elle clôt le recueil des « sentences » de l’apôtre Matthieu. Quels sont ceux qui passent à la droite du juge ? Ceux qui ont beaucoup cru de dogmes, ou beaucoup accompli de cérémonies, ou qui ont passé leur vie à lui dire : Seigneur ! Seigneur ? Non pas ; ce sont ceux-là seulement qui ont aimé beaucoup, compati beaucoup, sacrifié beaucoup, et tous ceux-là aussi, lors même qu’ils n’ont pas connu celui qui devait un jour les juger. Ah ! s’il est une chose qui justifie les penseurs modernes désirant rester et se dire chrétiens, c’est bien de voir que le vrai christianisme est plus vaste que toutes les églises et que toutes les autres religions historiques, puisque, dans la pensée de son fondateur, il consiste essentiellement dans ce qui, en tous lieux, en tout temps, sous toutes les formes, a marqué la piété sincère et la religion que la conscience approuve. Et ce n’est pas une des moindres marques de la divinité de l’Évangile que, sur bien des points, il ait fallu dix-huit siècles à l’élite de l’humanité pour qu’elle comprît la portée réelle des pensées émises par le charpentier de Nazareth.


ALBERT REVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. On appelait ainsi l’art fondé sur l’idée de l’infaillibilité littérale des livres saints, qui consistait à arranger les faits de telle façon que chacune des contradictions présentées par les textes se résolût en circonstance particulière et concordant avec les autres. L’un des grands moyens était de recourir à la supposition qu’un même fait avait pu se reproduire plusieurs fois. Dans le cas des aveugles de Jéricho par exemple, on allait jusqu’à prétendre que Jésus avait guéri quatre aveugles près de Jéricho, un d’abord en arrivant, puis un autre en sortant ; un peu plus loin, les deux autres se seraient approchés, de sorte que trois fois la même scène se fût représentée avec les mêmes circonstances et les mêmes paroles échangées de part et d’autre.
  3. On se rappelle sans doute que ces deux titres, qui signifient respectivement surveillant et ancien, et dont le second nous a donné le mot prêtre, s’employaient indifféremment pour désigner les conducteurs de chaque communauté jusqu’après 150. Depuis lors et peu à peu, l’évêque devint supérieur aux presbytres.
  4. Voyez la Revue du 15 juillet 1864.
  5. III, 39.
  6. On s’est demandé si l’on pouvait concevoir une telle collection d’enseignemens faisant souvent allusion à des événemens supposés connus sans qu’aucune introduction ou indication historique éclaire le lecteur sur les circonstances signalées ; mais il faut se rappeler qu’à l’époque où cette collection fut écrite, la tradition orale, encore dans sa période de fraîcheur, suffisait parfaitement à cet office. Le fait est, du reste, que, dans les paroles de Jésus reproduites par le premier Évangile, il est des passages tels que X, 23, — XI, 21, — XXIII, 37, faisant allusion à des événemens dont cet Évangile lui-même ne dit pas un mot dans sa partie historique.
  7. Le premier évangéliste met régulièrement tous là où les deux autres synoptiques mettent beaucoup en parlant des malades guéris par Jésus.
  8. C’est là probablement aussi que fut ajoutée plus tard sa fin actuelle (à partir de XVI, 9), qui manque dans un si grand nombre de manuscrits. Le livre primitif devait se terminer de la même manière que le premier Évangile ; mais cette fin, qui ne parlait que d’une apparition de Jésus ressuscité en Galilée, fut regardée comme insuffisante, et on lui substitua un résumé des autres récits concernant la résurrection.
  9. De Lucas, forme juive de quelque nom latin analogue ou identique à Lucanus, Lucilius, etc.
  10. Ce trait est de Marc, X, 16.