La Question des Princes

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La Question des Princes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 197-208).
LA
QUESTION DES PRINCES

Rien ne faisait pressentir, il y a deux mois, que nous commencerions si tristement l’année. Certains symptômes favorables semblaient nous promettre des jours heureux et paisibles. On eût dit que la chambre avait fait de sages réflexions, qu’elle était disposée à laisser de côté les débats oiseux, les discussions irritantes, pour prendre à cœur les affaires sérieuses et les vrais intérêts du pays, que son concours était assuré, pour quelque temps du moins, à un ministère honnête, animé d’excellentes intentions. Il a suffi d’un manifeste placardé sur un mur pour mettre à néant toutes nos espérances. Jamais pétard n’a produit de plus funestes effets, et celui qui l’a tiré doit être fier de son œuvre. Adieu la sagesse! les repentirs salutaires! La chambre s’est affolée comme un taureau qui a vu le rouge. On ne s’est plus occupé que de dangers imaginaires, de complots, de conspirations chimériques, de balivernes, de coquecigrues. On n’a plus vu dans ce monde que la question des princes, question capitale, paraît-il, dont hier encore personne ne soupçonnait l’importance. Belle trouvaille, en vérité, et que béni soit l’inventeur! L’Angleterre s’occupe de conquérir l’Egypte, l’Allemagne d’étendre son influence en Orient et d’y ouvrir de nouveaux débouchés à son commerce, l’Italie de prendre pied à Tripoli. Notre partage, à nous, est la question des princes. Quel bel œuf à couver! quel bel emploi du temps pour une assemblée! Hélas! nombre de nos députés n’ont de goût que pour les jeux d’enfans, pour les viandes creuses et pour les choses inexistantes.

Il y a des folies contagieuses; la chambre a communiqué la sienne au gouvernement. Un peu de sang-froid, un peu de bon sens, il n’en fallait pas davantage pour apaiser ce grand tumulte, pour rafraîchir ces cervelles échauffées; il suffit de jeter en l’air, — c’est Virgile qui nous l’apprend, — une poignée de poussière pour faire entendre raison à des abeilles qui se fâchent. Malheureusement tout le monde a manqué de bon sens et de sang-froid. On a raconté que, quelques jours avant de placarder son manifeste, le prince Napoléon le fit lire à l’un de ses amis, qui lui dit simplement : « Monseigneur, êtes-vous prêt à monter à cheval? — Je n’ai ni cheval ni selle, répondit le prince. — Alors n’affichez pas. » Le gouvernement savait mieux que personne que l’auteur du manifeste n’avait ni selle ni cheval et que ce n’est pas assez d’un pétard pour faire sauter la France. Il ne tenait qu’à lui de regarder d’un air de sérénité méprisante une tentative sans conséquence, plus propre à étonner le pays qu’à l’émouvoir ou à l’effrayer. Que si, au contraire, il jugeait convenable de faire un exemple qui servît d’avertissement, personne ne l’eût blâmé de prouver par un acte d’énergie que tout gouvernement a le droit de se défendre, et que les prétendans ne sont admis à résider sur le territoire français qu’à la condition de s’y considérer comme de simples citoyens et de garder pour eux leurs espérances comme leurs souvenirs.

On n’a été ni méprisant ni énergique. Les oies qui gardent le Capitole s’étaient mises à crier à pleine gorge pour appeler du secours ; on n’a pas voulu rester en arrière, on a crié comme elles, quoiqu’on ne partageât point leurs alarmes, et, au lieu d’en finir d’un seul coup avec un incident fâcheux, on a entrepris de légiférer sur une matière qui n’est pas du domaine de la législation. La loi de proscription qu’on proposait était destinée à frapper de la même peine et celui qui avait attenté à la paix publique et ceux, qui n’ont jamais dit un mot ni fait un geste pour la troubler. Ils étaient princes, eux aussi, et partant suspects. Il est même arrivé cette chose singulière qu’on n’a pas tardé à oublier le coupable pour s’acharner sur les innocens. Dieu sait qu’ils n’ont ni le génie ni le goût des conspirations, des complots ténébreux. Leur humeur s’y oppose, ainsi que leurs traditions libérales, leur soumission aux volontés du pays, qui ne s’est jamais démentie, et l’éloignement que, par une sorte d’infirmité naturelle, ils ressentent pour ces déterminés coquins de qui dépend le succès des mauvais coups.

Ceux qui avaient juré de proscrire des princes dont la conduite a toujours été correcte s’en prenaient à leurs intentions secrètes ; ils les accusaient de se dire tout bas : « Si par la grâce du ciel ou par les fautes des républicains la république se rend impossible, peut-être viendra-t-on nous chercher. » Quelqu’un disait d’eux : « Ils ne prétendent pas, ils attendent. » Ce n’est pas un crime que d’attendre ; la France est pleine de gens occupés d’attendre quelque chose qui peut-être n’arrivera jamais. Mais on a fait grâce au prétendant, et les attendans sont devenus l’objet de toutes les suspicions, de toutes les animosités, de toutes les colères. On ne pouvait leur pardonner ni leur discrétion, ni leur réserve, ni les arrière-pensées qu’on leur supposait, ni les sentimens qu’on leur attribuait et qu’ils n’exprimaient pas, et leur silence a paru plus criminel qu’un placard. « Des hommes qui ont leur nom dans l’histoire, écrivait jadis un publiciste, et qui se lient à tout le passé d’une nation ne sont jamais nuls dans leur patrie. » Il semblait aux affolés que la France ne respirerait librement que le jour où ces hommes qui ne sont pas nuls auraient repassé la frontière. Il y allait du salut public et sans doute aussi du bonheur particulier de quelques ambitieux qui comptaient profiter de cette affaire pour renverser un cabinet et pour attraper un portefeuille.

On a prétendu que, dans les orageux débats qui se sont engagés sur la question des princes, il ne s’est pas dit un mot qui partît du cœur, qu’il n’y avait rien de sincère dans les passions, que la chambre a joué la comédie de la colère et de la peur. Il ne faut pas aller trop loin ; la naïveté a toujours sa part dans les affaires humaines et les naïfs font le jeu des habiles. Parmi les députés qui ont réclamé avec le plus de véhémence des lois de proscription arbitraires, il en est dont la candeur est au-dessus de tout soupçon. Comme en fait foi leur barbe blanchie au service de la république, ils appartiennent à une génération de démagogues qui envisagent tous les princes, quels qu’ils soient, comme des êtres malfaisans et venimeux, et qui n’en peuvent supporter la vue. C’est un effet physique, une question de nerfs et de peau ; n’y a-t-il pas des femmes qui tombent en syncope à l’approche d’une araignée ? Avoir du sang royal dans ses veines, se faire appeler monseigneur et envoyer à ses amis des bourriches de gibier, c’est plus qu’un délit, c’est un forfait qui demande à être réprimé dans la dernière rigueur.

Pourtant ces barbons de la république n’ont pas le cœur dur ; ils s’attendrissent, ils s’apitoient facilement. Ils ont des entrailles de miséricorde pour tel nihiliste qui a massacré des femmes et des enfans dans la louable intention d’assassiner un souverain, pour tel brûleur de maisons ou de villes, pour tel sinistre farceur qui parle d’égorger le bourgeois comme de saigner un poulet. Quand l’un de ces frères égarés a eu maille à partir avec la justice, leurs yeux se remplissent de larmes et on les entend s’écrier : « Grâce et amnistie ! » Mais s’agit-il d’un prince, et ce prince fût-il un homme d’honneur, pur de toute iniquité, un homme de grand mérite, un vrai patriote, aussi capable que désireux de servir son pays, ils ne lui donnent point de quartier. Que leur importe qu’il n’ait rien fait? Il a le tort d’être né, il a le tort d’exister, et d’une seule voix ils crient : « Sus à la bête ! » Il pourrait se faire que cette grande aversion pour les princes ne fût chez eux qu’une forme particulière de la haine que leur inspirent toutes les supériorités, tout ce qui les dépasse. Ceci est un cas pathologique, sans ressource et sans remède.

Aux énergumènes se sont joints les timides, les peureux, les méfians, ceux qui prennent l’alarme et s’effarent sans motif, ceux qui, comme le lièvre de la fable, sont douteux, inquiets et ne savent dormir que les yeux ouverts.


Un souffle, une ombre, un rien, tout leur donne la fièvre.


Certains députés ont cru s’apercevoir à de vagues symptômes que, depuis quelque temps, la république était moins solidement assise, que sa situation était moins prospère, que la foi dans ses destinées était devenue plus chancelante. Ils s’en prennent aux intrigues des prétendans; quelque malheur qui nous arrive, nous aimons mieux nous en prendre aux autres qu’à nous-mêmes. Ces députés feraient bien de se demander s’ils n’ont pas contribué pour leur part à détacher beaucoup de gens du régime qui leur est cher. On les accuse d’avoir introduit dans le gouvernement parlementaire des pratiques fâcheuses, d’avoir froissé par une politique de secte et de passion des intérêts fort respectables, d’avoir compromis la fortune du pays par leur gaspillage, par une prodigalité de travaux publics destinés à amorcer l’électeur. On leur reproche de s’être permis beaucoup de choses qu’ils blâmaient, qu’ils censuraient autrefois; on se plaint qu’après avoir flétri de leurs anathèmes l’avidité des quêteurs de places, ils ont été infidèles aux vertus austères qu’ils prêchaient et trop indulgens pour les ardentes convoitises de leurs amis et de leurs cliens, parmi lesquels il y avait des cadets de grand appétit, impatiens de mettre couteaux sur table.

Les républicains peureux dont nous parlions assurent que les monarchistes sont en train de miner la république par leurs intrigues. Les monarchistes affirment qu’il n’y a qu’à laisser faire les républicains, qu’ils se détruiront par leurs maladresses et leurs fautes. A qui faut-il donner raison? C’est un problème souvent difficile à éclaircir que celui des effets et des causes. Nous lisions dernièrement un petit pamphlet médical fort bien fait et fort curieux, intitulé les Mémoires d’un microbe[1]. D’illustres savans, comme on sait, inclinent à attribuer toutes nos maladies à l’action sourde et clandestine des êtres microscopiques. Dieu nous garde de nous prononcer sur une affaire qui n’est point de notre compétence! Ce que nous savons, c’est que l’ingénieux microbe qui vient d’écrire ses mémoires s’élève énergiquement contre de telles accusations. Il soutient que ce ne sont pas les bactéries qui produisent la virulence, que c’est la virulence qui produit les bactéries, que ces êtres calomniés n’ont par eux-mêmes aucune action toxique, qu’ils sont le résultat et non la cause des altérations putrides. Il pourrait se faire que pareillement les intrigues dynastiques fussent condamnées à l’impuissance dans une république bien organisée, qui saurait se conduire et se gouverner, et qu’elles ne devinssent dangereuses que le jour où l’esprit de parti, qui est la pire des maladies virulentes, infecterait les institutions de son poison. On lit dans une autre page de l’opuscule que nous venons de citer que les remèdes antiputrides employés pour exterminer les microbes ont ce petit inconvénient « que pour purifier l’organisme entier, il faudrait porter le médicament à une dose qui deviendrait promptement mortelle. » L’auteur ajoute : « Il est vrai que le malade aurait toujours la satisfaction de mourir guéri. » Il pourrait arriver que par un accident semblable, les républicains voulussent se délivrer des inoffensifs prétendans qui les inquiètent en recourant à des lois violentes et tyranniques et que le remède fût cent fois pire que le mal. En ce cas, la république aurait, elle aussi, la satisfaction de mourir guérie.

Si les lois de proscription réjouissent ceux qui ont des haines à satisfaire, si elles rassurent les timides qui oublient les vrais périls et s’en créent d’imaginaires, si des philosophes, des sceptiques les votent à regret et l’oreille basse pour donner un gage à la discipline de leur parti et dans la persuasion qu’en toute chose il faut faire la part des fous, elles ne sont vraiment profitables qu’aux habiles qui les proposent et pour qui les opinions violentes sont un moyen d’arriver. Désespérant de parvenir aux premières places dans une république bien ordonnée et sagement progressive, ces habiles, ces fous rusés s’appliquent à tout brouiller, les idées et les affaires, ils s’efforcent d’engager la chambre comme le gouvernement dans la voie dangereuse des mesures d’exception. A la justice qui punit ils voudraient substituer celle qui prévoit et qui suppose, à la justice qui réprime des actes criminels celle qui poursuit des délits d’opinion ou de naissance et condamne un prévenu non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est.

On commence par les princes, mais ce n’est qu’un commencement. Faute de mieux, on a fait mettre en non-activité par retrait d’emploi un général de division, un colonel et un capitaine qui ne s’étaient jamais écartés de leur devoir. Qui peut répondre qu’on s’en tiendra là et que les inquiétudes de l’armée soient sans fondement? — Que craignez-vous? nous dit-on. Tous les Français sont-ils donc exposés à se réveiller princes un matin ? — Non, sans contredit; mais du jour où l’on prend des mesures contre les suspects, il n’est pas facile de savoir où s’arrêteront les soupçons. Après les princes viendra peut-être le tour de leurs amis et des amis de leurs amis. Dès aujourd’hui, quiconque a refusé de les proscrire est en proie aux dénonciateurs qui l’accusent d’avoir pris part à un complot. Dans une république où les fous rusés feraient la loi, chacun de nous serait exposé à se réveiller un beau matin ami des princes et orléaniste.

Quand une chambre n’obéit qu’à ses nerfs et à ses fantaisies, quand la politique, pour l’intéresser, doit avoir le caractère d’un roman à sensation, quand elle ne s’échauffe que pour des chimères, quand elle ne sait ni se contenir ni se posséder et qu’elle a des effaremens qui se communiquent aux sceptiques eux-mêmes, son désordre d’esprit et ses péchés mettent tout en confusion. Pendant cinq semaines, nous avons vécu dans l’anarchie morale. Ne sachant que dire, le gouvernement ne disait rien, il ne remuait pas, ne soufflait plus. On avait beau approcher une glace de ses lèvres décolorées, il ne s’y formait pas le plus léger nuage pour attester que ce moribond respirait encore. Heureusement ce n’était qu’une syncope, une léthargie, une éclipse ; on existait quoi qu’on n’en eût pas l’air. Mais les éclipses de gouvernement ont toujours des conséquences fâcheuses.

Les habiles qui ont inventé la question des princes savaient ce qu’ils voulaient et ne regrettent rien. Mais les naïfs qui se sont laissé entraîner par eux devraient bien faire un retour sur eux-mêmes, un examen de conscience et se rendre compte du dommage qu’ils causent à la république par le triste emploi qu’ils font de leur éloquence et de leur temps. Les doléances du commerce et de l’industrie le leur disent assez. Rien ne peut prospérer dans un pays où l’on ne sait pas le lundi ce qu’on fera le mardi, parce qu’on y est à la merci d’une assemblée qui est elle-même à la merci de ses lubies. Commerçans et fabricans sont unanimes à se plaindre; il en est qui ont renvoyé la moitié de leur personnel et qui parlent de fermer leurs ateliers. Ils s’en prennent « aux politiciens qui nous tuent, à une majorité parlementaire sans boussole, à des députés qui se croient des Richelieu et qui semblent avoir pour devise : « Périsse la France, pourvu que je sois ministre! » Ils déclarent a que l’épargne devient craintive, que les dépenses se restreignent; que les intérêts s’alarment, que l’inquiétude se répand, que des discussions aussi stériles qu’irritantes et une chambre affolée, incapable d’esprit de suite, sont la cause principale du désarroi des affaires, que la masse des électeurs s’éloigne de plus en plus de la république en la voyant devenir soupçonneuse et anarchiste. »

Aux justes accusations il s’en mêlera bientôt d’injustes. Que la saison soit mauvaise, que la nielle se mette dans les champs et la clavelée dans les troupeaux, on dira : C’est la faute de la chambre! Nous sommes ainsi faits qu’il nous faut un bouc émissaire à qui nous imputons tous nos maux. Les conservateurs se tromperaient peut-être s’ils se flattaient que le malaise dont nous souffrons tournera tout d’abord à leur profit. Il se peut que, dans plus d’une élection partielle, des républicains modérés soient remplacés par d’autres de nuance plus foncée. C’est de cette façon que l’électeur, aigri par ses déceptions, se plaît à témoigner son mécontentement et qu’il croit travailler à l’ouvrage de son salut. Le malade que n’a pas guéri la drogue d’un marchand d’orviétan est tenté de s’imaginer que la dose était trop faible; mais s’il ne guérit pas après l’avoir doublée, il se fâche tout de bon et se brouille à jamais avec les empiriques, les charlatans et leurs mensonges.

Les ennemis de la république la déclarent incapable de donner à un grand pays un gouvernement régulier et des institutions stables. La crise que nous venons de traverser a dû les mettre en joie ; ils ont constaté avec bonheur qu’il suffisait d’un placard pour faire perdre la tête à tout le monde, et ils se flattent que, de crise en crise, d’affolement en affolement, la république se trouvera bientôt à bout de forces. Quand le taureau frais et reposé fait son entrée dans l’arène, bien audacieux serait le torero qui engagerait avec lui un combat corps à corps! Mais les banderilleros se chargent de lui procurer des inquiétudes, des émotions, des surprises qui le déconcertent et le démontent. Ils l’enveloppent, le tracassent, le harcèlent, le provoquent par leurs cris et se dérobent à ses poursuites, puis revenant à la charge, ils lui enfoncent dans les chairs leurs flèches ornées de papier de couleur. Et bientôt le taureau entre en fureur, halète, écume, bondit, laboure la terre de ses cornes, s’épuise en vains efforts, se travaille, se surmène. Le torero peut paraître, il aura affaire à une bête recrue de fatigue, mûre pour son destin, et il sera bien maladroit s’il ne lui plonge pas son épée dans la nuque jusqu’à la garde. Quand les républiques perdent tout sang-froid et toute tenue, quand elles se laissent démonter par leurs ennemis, effarer par leurs soupçons, quand elles dépensent follement leurs forces à combattre des fantômes et qu’elles se discréditent par des violences inutiles, par une politique de bonds et de sauts, il n’est pas besoin de la main d’un prince pour en finir avec elles; on peut s’en remettre de ce soin à quelque épée inconnue, qui dormait dans le fourreau et n’avait dit à personne ni son secret ni son nom. Pourvu qu’elle soit amoureuse de son crime et que le Dieu des vengeances l’assiste, cette épée sans nom suffit à sa besogne.

La question des princes et la crise ministérielle qui en est résultée n’ont accru ni au dedans ni au dehors la considération dont jouissait la république. Nous savons bien qu’il s’est trouvé un sénateur pour déclarer qu’il n’avait cure de l’opinion des cabinets, qu’il ne s’occupait que de l’opinion des peuples. Cela prouve que ce sénateur ne lit jamais les journaux étrangers. Ceux qui les lisent ont pu se convaincre que depuis quelques semaines le goût qui était venu à beaucoup d’Italiens, d’Espagnols et de Belges pour le régime républicain s’est considérablement refroidi et que la crise perpétuelle, la crise permanente ne leur semble pas la plus enviable des institutions.

Les monarchistes avaient prédit qu’en refusant de se donner un roi ou un empereur, la France se condamnait à l’impuissance et à l’isolement en Europe. La république avait appelé de leur sentence, et elle avait eu raison d’en appeler. Il ne tenait qu’à elle de dissiper par sa sagesse, par son esprit de conduite les préventions qu’on nourrissait à son endroit, et en vérité elle n’aurait pas eu trop de peines à se donner pour prouver aux monarchies avec lesquelles elle était appelée à vivre et à traiter qu’elle était un gouvernement sérieux, pour se gagner leur confiance, pour s’acquérir des amitiés précieuses. Naguère encore tout faisait espérer qu’elle y réussirait. A cet égard, la présence des princes sur le territoire français ne nous était point inutile. Les maisons souveraines, auxquelles ils sont alliés, considéraient qu’ils étaient pour nous à la fois un décor et une garantie. On se disait dans les cours : « Après tout, la république française n’est pas une république jacobine puisque des princes y vivent, puisqu’ils préfèrent le rôle de citoyen à celui de prétendant et qu’ils servent sous des drapeaux qui ne sont pas ceux de leurs pères. »

Voltaire était d’avis qu’au lieu d’expulser les jésuites, on s’en servît pour contenir les jansénistes, qu’à leur tour on employât les jansénistes à faire échec aux jésuites et qu’on tînt la balance égale entre les uns et les autres. Il n’était pas tendre pour eux : « Ceux-ci sont des serpens, disait-il, et ceux-là des ours. » Mais il ajoutait : « Tous peuvent devenir utiles; on fait de bon bouillon de vipère, et les ours fournissent des manchons. La sagesse du gouvernement empêchera que nous ne soyons piqués par les uns ni déchirés par les autres. » Les vrais hommes d’état savent user de tout, même de ce qui les gêne, et soit habileté, soit coquetterie, les républiques fortement constituées ne craignent pas de se servir des princes. M. Gambetta, qui de l’aveu même de ses adversaires, joignait au patriotisme la générosité de l’esprit, était bien résolu à se débarrasser des princes le jour où ils deviendraient un danger; mais il ne pensait pas que ce jour fût venu, il estimait au contraire que, dans tel cas donné, la France trouverait son avantage à se faire représenter par l’un d’eux auprès des cours étrangères. Voilà des considérations auxquelles la majorité de la chambre est absolument insensible. Il ne faut pas s’attendre qu’une assemblée qui ne prend conseil que de ses haines, de ses rancunes ou de ses folles terreurs ait quelque sagesse politique et qu’elle fasse prévaloir le patriotisme sur l’esprit de secte. Elle se dit chaque jour : « Soyons sectaires aujourd’hui encore; demain, s’il plaît à Dieu et que le vent tourne, nous serons patriotes. »

Nos députés sectaires feraient bien de relire la remarquable dépêche que M. de Bismarck adressait, le 20 décembre 1872, au comte d’Arnim, ambassadeur d’Allemagne à Paris. Il y disait : «Si notre politique extérieure contribuait sciemment à fortifier l’ennemi du côté duquel nous devons redouter la prochaine guerre, et à le rendre capable de conclure des alliances en lui fournissant une monarchie, on ne saurait cacher trop soigneusement les actes accomplis dans ce sens; car ils causeraient dans toute l’Allemagne un mécontentement juste et véhément et exposeraient peut-être à des poursuites de la part de la justice criminelle le ministre responsable qui aurait suivi une politique si contraire aux intérêts du pays... Je suis persuadé qu’aucun Français ne songerait jamais à nous aider à reconquérir les bienfaits d’une monarchie si Dieu faisait peser sur nous les misères d’une anarchie républicaine... La France est pour nous un salutaire épouvantail. Si elle représentait devant l’Europe un second acte du drame interrompu de la commune, chose que je ne désire point par humanité, elle contribuerait à faire apprécier davantage aux Allemands les bienfaits d’une constitution monarchique... Nous devons désirer que la France nous laisse en paix et l’empêcher de trouver des alliances. Tant qu’elle n’aura pas d’alliés, nous n’aurons rien à craindre d’elle. Tant que les monarchies marcheront d’accord, la république ne pourra rien leur faire. C’est par cette raison que la république française trouvera très difficilement un allié parmi les états monarchiques. »

M. d’Arnim, qui n’était pas toujours de l’avis du chancelier, était persuadé, au contraire, qu’une république sage, forte, bien conduite, évitant les aventures au dedans comme au dehors, mais vigilante et active, respectée chez elle comme en Europe, trouverait facilement des amis et pourrait devenir redoutable à ses ennemis. M. de Bismarck l’accusait de se forger des chimères; il tenait pour démontré que la république française ne serait ni sage ni forte ni bien conduite, que les sceptiques y feraient beaucoup de concessions aux fous, qu’on y passerait son temps à s’entre-manger, à tripoter, à patrouiller dans de petites intrigues parlementaires, et il savait que dans tous les tripots les intérêts particuliers nuisent au bien général. Pourquoi faut-il qu’on s’applique depuis quelque temps à lui donner raison? Qui peut douter que les débats provoqués par la question des prétendans n’aient causé quelque plaisir à Berlin, où les princes d’Orléans ne sont point des personæ gratæ, et qu’on n’y soit assez clairvoyant pour avoir deviné sans peine les conséquences des récens décrets et la déplorable impression qu’ils devaient produire sur l’armée ? Nos ennemis nous pardonnent aisément nos fautes. Un attaché militaire disait dernièrement : « Nous n’aurions garde de les gêner, nous les laisserons cuire dans leur jus. » C’était de nous qu’il parlait.

Nos déraisons ne réjouissent pas seulement les hommes d’état qui ne nous aiment guère, elles viennent fort à propos et sont de véritables bonnes fortunes pour certains de nos amis qui nous veulent beaucoup de bien, à la condition que nous les laissions faire tout ce qui leur plaît et qu’ils puissent en toute rencontre tirer toute la couverture à eux. M. Gladstone est un bon chrétien, un philanthrope, un whig, un libéral, mais avant tout, il est Anglais, et on ne saurait l’en blâmer sans injustice. Soyons certains qu’il a béni les inventeurs de la question des princes et les opportunes distractions qu’ils se sont chargés de procurer à la France. Grâces leur en soient rendues, elle n’a plus eu le loisir de songer à ce qui se passait sur les bords du Nil, à ses réclamations, à ses droits, à ses rancunes. Nous ressemblons à ces gens qui ont une fortune à faire valoir, de gros intérêts à surveiller, des différends, des procès, des embarras à débrouiller, et à qui une misérable querelle de ménage fait oublier leurs biens, leurs comptes courans, leur livre de mise et de recette et leur partie adverse, qui ne les oublie pas. Cinq semaines durant, nous avons été comme absens des affaires de l’Europe et du monde. Ceux qui désiraient s’en entretenir avec nous ne trouvaient plus à qui parler, nous étions hors d’état de les entendre et de leur répondre, nous en étions réduits à leur dire : «Repassez dans la huitaine, nous n’aurons pas toujours un transport au cerveau, vous nous trouverez peut-être dans un moment lucide. » il y a cependant des gouvernemens désireux d’avoir avec nous des rapports suivis, des communications régulières, ils voudraient pouvoir compter sur notre concours, et nos perpétuelles absences les désolent. Ils finiront par se lasser, ils diront : « Ce sont des gens avec qui il n’y a rien à faire. » Nos ambassadeurs ont recueilli à ce sujet des propos qui devraient nous donner à réfléchir; mais pour le moment, c’est la réflexion qui nous manque le plus.

A vrai dire, quelques-uns de nos députés qui appartiennent aux opinions avancées s’affectent très peu des conséquences désastreuses que peuvent avoir pour notre politique étrangère les crises incessantes dont nous sommes affligés par leurs manœuvres. Ils ont décidé depuis longtemps que les mots d’influence, de grandeur et de dignité nationale sonnent creux, qu’il faut laisser ce vocabulaire aux monarchies, que la France doit renoncer à exercer une action au dehors et se désintéresser de tout ce qui se passe au-delà de ses frontières, que son intérêt bien compris est de se replier sur elle-même, de s’enfermer chez elle, de tirer son verrou, en déclarant à tout l’univers qu’elle entend désormais garder la chambre et le coin de son feu, pour s’y livrer à toute sorte de petites expériences de politique amusante, pour y savourer les plaisirs qu’on éprouve à faire soi-même sa petite cuisine et à regarder bouillir sa marmite. Il a été prononcé dernièrement un mot bien caractéristique. Quelqu’un que nous ne nommerons pas, un haut personnage, n’a pas craint de dire : « Que me parlez-vous de nos intérêts en Orient? La France finit à Marseille. » Hélas! la France ne finit plus à Strasbourg. Mais quand il serait vrai qu’elle doit préférer son repos à sa grandeur, renoncer à toute entreprise et se renfermer dorénavant dans le souci de son pot-au-feu, il faudrait prouver qu’en perdant son influence, un grand pays ne compromet pas son bien-être et sa fortune. On nous assure cependant que, depuis que l’Egypte est devenue une province anglaise, la propriété foncière a diminué de valeur à Marseille.

Au surplus, les députés d’opinion avancée qui souhaitent que leur pays n’ait plus d’affaires extérieures, ni de politique étrangère, ne pensent pas que le repos soit le meilleur des biens. S’ils désirent que nous vivions désormais en famille sans regarder au-delà de nos frontières, ce n’est point par égard pour nos lassitudes, pour les fâcheux souvenirs que nous ont laissés de funestes aventures. Loin de là, ils se proposent de nous ménager une existence fiévreuse, agitée et pleine d’émotions, nous pouvons nous en remettre à eux. Ils entendent faire de la France une jolie pétaudière bien close, sans fenêtres sur la rue; on s’y gourmera du matin au soir. Dans ce lieu de délices, les paresseux qui resteront neutres et jugeront des coups sans en donner et sans en recevoir, passeront pour de grands philosophes, et sainte Indifférence fera l’effet d’une sagesse suprême. Cette pétaudière ne laissera pas d’avoir des ambassadeurs et des ministres plénipotentiaires accrédités auprès des cours; on ne saurait avoir trop de places à donner à ses amis ou à se réserver à soi-même. Mais ces ambassadeurs en habit brodé n’auront rien à dire à personne, et personne n’aura rien à leur dire. S’il arrivait d’aventure que cet absolu détachement des choses du dehors compromît nos industries, nos intérêts commerciaux et que l’étranger absorbât à son profit des marchés où nous avions accès, on y remédierait bien vite en révisant la constitution, en renversant deux ou trois cabinets de plus, en bâclant quelque nouvelle loi des suspects et en demandant raison de toutes nos déconvenues à l’orléanisme et aux orléanistes.

Par bonheur, les dangereux sectaires qui se soucient aussi peu de notre grandeur que de notre tranquillité ne sont pas encore nos maîtres. Mais ils assiègent les avenues du pouvoir, et tous les moyens leur seront bons pour s’emparer de la place. « Qu’importe, disait un jésuite, par où nous entrions dans le paradis, moyennant que nous y entrions? Soit de bond ou de volée, que nous en chaut-il, pourvu que nous prenions la ville de gloire? » En attendant, ils exercent un regrettable empire sur beaucoup de députés d’humeur plus modérée, qui craindraient en leur résistant de se faire traiter de feuillans ou de modérantistes, et en mainte rencontre on a pu reconnaître qu’ils avaient l’oreille de la chambre. S’avise-t-elle d’être sage, s’occupe-t-elle de faire de bonnes lois ou de préparer une réforme utile, lui arrive-t-il de se souvenir que la politique n’est pas tout, que les peuples vivent de pain et d’honneur, ces ennemis de son repos et du nôtre font bien vite surgir un incident, ils portent à la tribune quelque proposition oiseuse, inopportune ou saugrenue, quelque thèse de mysticisme révolutionnaire, quelque commérage, quelque délation, et ils s’écrient, comme le capucin qui agitait son crucifix : Ecco il vero pulcinella ! Sur quoi, délaissant les affaires sérieuses, la chambre court aux marionnettes.

Proudhon a fait un jour un portrait peu flatté de la nation française. Il comptait parmi les défauts qui nous font le plus de tort « des préjugés vivaces, une éducation superficielle, de romanesques légendes en guise d’instruction historique, des modes plutôt que des coutumes, une niaiserie proverbiale qui servait déjà, il y a dix-huit siècles, la fortune de César autant que le courage de ses légions, une légèreté qui trahit l’enfantillage, le goût des parades et l’entrain des manifestations tenant lieu d’esprit public, l’admiration de la force et le culte de l’audace suppléant au respect de la justice. » Sa conclusion était que la France, qui a déjà accompli de si grandes choses est encore la plus jeune de toutes les nations civilisées et qu’elle n’a pas atteint sa majorité.

La France a le droit de ne pas se reconnaître dans ce portrait et d’infirmer ce jugement. Elle a prouvé plus d’une fois, depuis douze ans, qu’elle était plus sage, plus soucieuse de ses vrais intérêts, plus mûre d’esprit que beaucoup de ses gouvernans. Son tort est de n’apporter à ses affaires qu’une attention intermittente et d’accorder trop facilement sa confiance à des politiciens de hasard, dont la légèreté, comme le disait Proudhon, trahit souvent l’enfantillage. Est-il permis d’espérer que nos députés se dégoûteront du vero pulcinella et qu’ils le feront rentrer dans sa boîte? Peut-on se flatter que la chambre se lassera de travailler pour ses ennemis, de pratiquer une politique d’enfans qui fait au dedans la joie de ceux qui haïssent la république et au dehors le bonheur de ceux qui n’aiment pas la France ?


G. VALBERT.

  1. Mémoires d’un microbe, par le docteur Wiart, professeur à l’école de médecine de Caen. Paris, Coccoz, 1882.