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La Question des chemins de fer en 1882

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La Question des chemins de fer en 1882
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 77-107).
LA QUESTION
DES CHEMINS DE FER
EN 1882

S’il est une question d’intérêt public qui doive être laissée en dehors des luttes politiques et des révolutions gouvernementales, c’est assurément la question des chemins de fer. Il s’agit, en effet, de procurer au pays les moyens de transport les plus abondans, les plus rapides, et au plus bas prix. La forme du gouvernement importe peu pour la solution du problème. Que l’on soit en république ou en monarchie, les décisions à prendre au sujet des voies ferrées, comme en matière de routes et de canaux, dépendent de circonstances et de conditions tout à fait étrangères à l’ordre politique. En France, l’industrie des chemins de fer est née sous le gouvernement de juillet ; elle s’est largement développée sous l’empire. L’avènement de la république ne saurait être un motif suffisant pour modifier le régime établi, si ce régime a fait ses preuves. Les réformateurs qui prétendent le remplacer par d’autres systèmes sont tenus de produire, avant tout, des argumens économiques et financiers, et de démontrer que l’organisation actuelle, née de lentes études, a cessé d’être en rapport avec les besoins et les intérêts du pays. C’est à ce point de vue, dégagé de toute préoccupation de parti, qu’il convient d’examiner les controverses auxquelles donne lieu, depuis cinq ans, la constitution de nos chemins de fer. Ces grandes entreprises continueront-elles à être dirigées et exploitées par des compagnies concessionnaires qui sont chargées en même temps de pourvoir, à l’aide de capitaux privés, à l’extension nécessaire du réseau, ou bien désormais l’état, après avoir racheté, comme il en a le droit, les compagnies existantes, se chargera-t-il directement de la construction et de l’exploitation ? Entre ces deux systèmes se présentent des combinaisons diverses, qui tendent à corriger ce que chacun d’eux pourrait avoir de trop absolu ; mais ces combinaisons, plus ou moins ingénieuses, n’offrent qu’un intérêt tout à fait secondaire. Il vaut mieux, pour l’utilité de la discussion, s’en tenir à la question de principe : convient-il de laisser les chemins de fer aux compagnies ou de les remettre à l’état ?

A voir l’acharnement avec lequel la polémique s’est engagée et se poursuit au sein du parlement et dans la presse, on pourrait croire que la question est nouvelle, qu’elle se pose pour la première fois, et que nous avons à chercher des lumières pour éclairer des régions inconnues. Il n’en est rien, le débat remonte à l’origine même des chemins de fer. Les partisans des compagnies et les partisans de l’état ne font que rééditer aujourd’hui les argumens contradictoires qu’ils produisaient en 1840. Les uns et les autres soutiennent de vieilles doctrines, rajeunies à peine par le souffle des passions politiques ou économiques, et surtout par l’excitation des intérêts. Il ne faut point, cependant, regretter le réveil de cette discussion qui semblait éteinte. Devant un programme de travaux neufs, qui doivent doubler l’étendue de notre réseau et qui coûteront plusieurs milliards dépensés, dans une courte période, il est nécessaire d’arrêter à l’avance un plan d’exploitation et de se décider entre les différens systèmes. L’incertitude ne saurait se prolonger sans de graves dommages ; elle inquiète les intérêts présens et elle compromet l’avenir. Il est donc urgent de prendre un parti, et, quand on aura pris ce parti, il sera sage de s’y tenir. Les difficultés actuelles viennent précisément de que le système qui paraissait avoir été définitivement adopté sous l’empire a subi, dès avant 1870, de fréquentes dérogations. Du jour où le service des chemins de fer a cessé d’être attribué ou imposé exclusivement aux six grandes compagnies, le mécanisme s’est trouvé faussé et la combinaison tout entière a été remise en question. La création des compagnies dites secondaires, et l’extension abusive donnée aux chemins de fer d’intérêt local ont altéré et détruit l’économie du système. Le budget de l’état et les fortunes, particulières savent ce qu’il leur en coûte. Nous sommes avertis de ne pas recommencer ces écoles ruineuses, et, pour cela, nous devons, sans attendre l’achèvement des nouvelles lignes, et avant même que l’état l’engage trop loin dans l’œuvre de la construction, résoudre à nouveau le problème des chemins de fer.

I

Comment est née la discussion actuelle ? Pour quels motifs, à la suite de quels incidens, le régime établi et pratiqué depuis de longues années est-il devenu l’objet de si violentes critiques ? Sous quelles inspirations se sont produits ces projets de rachat qui, indépendamment de leurs conséquences financières, renferment toute une révolution économique ? Il est utile de remonter ainsi au point de départ et de rechercher l’origine de ce grand débat.

Constatons, d’abord, que l’abandon du régime établi n’était aucunement réclamé par l’opinion publique. Le pays désirait l’extension plus rapide du réseau, des facilités plus grandes pour les transports, des abaissemens de tarifs, en un mot des améliorations et des réformes, mais les plaintes et les vœux que provoquait l’organisation des voies ferrées n’avaient point jusqu’à demander que l’état fut substitué aux compagnies. — Le gouvernement ne souhaitait pas davantage un changement de système. Tous les ministres qui, depuis 1870, s’étaient succédé au département des travaux publics, avaient respecté et défendu le régime des concessions pour le service des voies ferrées et pour l’extension du réseau. — Quant aux assemblées politiques, leurs décisions persévérantes avaient également consacré ce régime. Si la commission des chemins de fer, instituée par l’assemblée nationale, manifesta d’abord quelque défiance au sujet d’une organisation qui, pour les hommes politiques de cette époque, avait le grave tort d’être née sous l’empire, elle ne tarda pas, en présence des résultats mûrement étudiés, à revenir sur ses premières impressions, et elle prit en toute occasion la défense du système, non-seulement contre les idées de rachat, mais encore contre les propositions qui tendaient à affaiblir l’action et à entamer le domaine des six grandes compagnies. Plus tard, une commission du sénat, après avoir procédé à une enquête très approfondie, conduit de la façon la plus énergique au maintien du régime actuel. C’est seulement au cours de la dernière législature que la chambre des députés a vu s’engager la question du rachat et se produire pour la première fois, avec un caractère sérieux, les combinaisons politiques et financières que l’on propose d’appliquer aujourd’hui à l’organisation des voies ferrées. Jusque-là, personne, on peut le dire, ni dans le gouvernement, ni dans le parlement, aucun parti politique, aucune doctrine économique, ne songeait à une révolution pareille, et l’opinion publique ne s’en inquiétait pas.

Le rachat n’apparut d’abord que comme un expédient préférable à tout autre pour prévenir la ruine de plusieurs compagnies secondaires qui étaient à bout de ressources et pour assurer l’exploitation de lignes concédées. Ces compagnies, notamment celles des Charentes et de la Vendée, avaient été organisées en dehors des six compagnies entre lesquelles le gouvernement de l’empire avait projeté de répartir la totalité du réseau. Dans leur impatience très légitime de posséder des chemins de fer, plusieurs régions avaient sollicité la création de lignes que les grandes compagnies, surchargées de travaux, n’étaient pas en mesure d’entreprendre à bref délai. Le gouvernement prévoyait que ces lignes seraient improductives, il ne voulait pas augmenter les engagemens du trésor en leur accordant la garantie d’intérêt ; il était, en outre, peu disposé à se départir du système de concentration qu’il venait à peine d’inaugurer. Comment résister, cependant, à des réclamations incessantes, appuyées par toutes les influences locales et déclarant que les nouvelles lignes ne demanderaient rien au trésor ? Il fallut céder, et alors, de 1862 à 1870, on commit la faute de laisser s’organiser des entreprises dans des conditions qui devaient infailliblement être ruineuses. Il était, en effet, certain que ces compagnies, dotées de subventions insuffisantes et n’étant point soutenues par la garantie de l’état, seraient incapables de mener à fin des travaux dont les grandes compagnies, largement subventionnées et libéralement garanties, n’avaient point voulu accepter la charge. On sait ce qui est advenu.

En 1876, ces compagnies, après avoir dépensé des capitaux considérables, se reconnurent impuissantes à compléter le réseau qui leur avait été concédé, et, pour échapper à une faillite imminente, elles traitèrent avec la compagnie d’Orléans, qui s’engageait à reprendre leurs lignes, à les achever et à les exploiter. Ces contrats avaient exigé l’intervention bienveillante du gouvernement, parce que la compagnie d’Orléans désirait nécessairement obtenir pour le régime des lignes ainsi annexées des conditions nouvelles, et ils ne pouvaient être définitifs qu’après l’approbation de l’autorité législative, puisqu’il s’agissait non-seulement de transférer une concession émanée de cette autorité, mais encore de faire concourir le trésor public au succès de la combinaison.

En même temps se déclarait la crise des chemins de fer d’intérêt local. Usant et abusant de la faculté qui leur était attribuée par la loi du 10 août 1871, les conseils-généraux avaient concédé un grand nombre de lignes sans se rendre exactement compte des dépenses et des recettes probables et sans s’inquiéter du trouble que l’établissement de ce réseau secondaire pouvait jeter dans l’organisation du réseau exploité par les grandes compagnies. La plupart de ces lignes avaient été livrées à des concessionnaires qui ne possédaient point les ressources suffisantes pour mener l’entreprise à bonne fin. La spéculation financière ne tarda pas à s’en emparer. Il y avait dans les émissions d’actions et d’obligations une ample moisson de primes à recueillir au détriment des souscripteurs trop confians, qui, trompés par les prospectus et par de fausses analogies, et rassurés par le paiement régulier des intérêts pendant la période de construction, croyaient recevoir des titres semblables à ceux des anciennes compagnies de chemins de fer, d’un capital solide avec revenu garanti. Avant que l’exploitation des premières lignes concédées en vertu de la loi de 1865 eût révélé tous les mécomptes auxquels devaient donner lieu les chemins de fer d’intérêt local, soit par l’excédent des dépenses de construction sur les prévisions, soit par l’insuffisance du trafic et des recettes, une aventure économique et financière d’un autre genre vint ajouter aux embarras de la situation et aggraver singulièrement, par la multiplication précipitée des lignes secondaires, l’atteinte déjà portée à l’organisation de l’ensemble du réseau. Un spéculateur belge, M. Philippart, conçut la pensée de grouper les concessions départementales et de souder l’une à l’autre les lignes d’intérêt local de manière à en former plusieurs lignes continues pouvant faire concurrence à celles du réseau concédé par l’état. Nous avons déjà eu l’occasion de montrer à quel point cette combinaison, trop facilement encouragée par certains conseils-généraux, était décevante et périlleuse[1]. Elle devait échouer, non-seulement parce que les lignes ainsi projetées ne possédaient point d’élémens de trafic suffisans et devaient être, dans tous les cas, incapables de lutter contre les anciennes compagnies, mais encore parce qu’une portion considérable des fonds destinés à leur construction fut détournée vers des opérations de banque et des spéculations de bourse.

Ce fut donc en 1876 que cette double crise imposa au gouvernement le devoir d’aviser : car, après tout, les fautes commises dans l’industrie des chemins de fer atteignent directement l’intérêt public, et cet intérêt commande au gouvernement d’intervenir pour que le développement et la régularité des transports ne souffrent pas des erreurs involontaires ni des excès condamnables auxquels peuvent se laisser entraîner les concessionnaires et les exploitans. Le mode le plus simple et le plus pratique à cette date était, sans contredit, celui qui fut adopté d’abord par le ministre des travaux publics ; il consistait, ainsi que nous l’avons rappelé plus haut, à faciliter l’achat des lignes secondaires par les grandes compagnies : ici, par la compagnie d’Orléans ; là, par la compagnie du Nord, etc., et à reprendre, au profit de tous les intéressés, le système de fusion qui avait été appliqué avec tant de succès avant 1870. Par ce procédé, l’intérêt public obtenait satisfaction, puisque l’achèvement et l’exploitation des lignes secondaires étaient assurés ; les capitaux consacrés à ces lignes échappaient à la ruine totale dont les menaçait une faillite reconnue certaine ; les grandes compagnies se voyaient délivrées des embarras et des pertes que pouvaient leur causer les efforts désespérés d’une concurrence aux abois ; enfin, le gouvernement, espérant mettre fin aux difficultés et aux réclamations de toute nature qu’entretenait une situation profondément troublée, estimait sagement que la solution de tous ces litiges et le salut partiel de tant de capitaux compromis valaient bien quelques sacrifices de la part du trésor ; il ne s’agissait, d’ailleurs, que d’étendre aux lignes rachetées à l’amiable par les anciennes compagnies le régime de la garantie d’intérêt.

Cette combinaison fut repoussée par la commission de la chambre des députés. Les adversaires du projet objectèrent qu’il concédait à la compagnie d’Orléans des stipulations financières trop favorables et qu’il laissait à la charge du trésor public une trop grosse part du prix qui devait revenir aux compagnies rachetées. On fit, en outre, observer que le sentiment des populations desservies par les lignes des Charentes était contraire à l’absorption de ces lignes dans le réseau d’Orléans et qu’il fallait se garder d’augmenter, par une extension aussi large, la puissance de la grande compagnie. La commission proposa donc de rejeter les traités qui étaient soumis à la chambre ; mais, comprenant qu’il était nécessaire et urgent d’arriver à une décision, elle avait rédigé une résolution par laquelle le ministre des travaux publics était invité à présenter, sous le plus bref délai, un projet de loi pour assurer à service des lignes « soit par la constitution de réseaux distincts et indépendans, soit au moyen du rachat par l’état et de l’exploitation par des compagnies fermières en appliquant comme base du rachat les dispositions de la loi de 1874, » c’est-à-dire le remboursement du prix réel de premier établissement. Par la même résolution, le ministre était chargé « de tenir compte du double besoin qui incombe à l’état d’assurer à l’avenir la construction et l’exploitation des lignes reconnues nécessaires et de faire disparaître les inégalités et l’arbitraire des tarifs. »

Il était évident que cette résolution ne pouvait avoir d’effet immédiatement utile, car elle impliquait le remaniement complet du système des chemins de fer, elle imposait une longue étude et elle ne pouvait, par conséquent, remédier à la crise qui frappait les lignes secondaires. Aussi le premier résultat de la publicité donnée au rapport de la commission fut-il de précipiter la mise en faillite de quelques-unes des petites compagnies auxquelles le rejet de la combinaison ministérielle enlevait leur unique chance de salut. La discussion parlementaire qui s’engagea au mois de mai 1877 n’éclaircit pas davantage la question, La convention passée avec la compagnie d’Orléans fut abandonnée par le ministre qui l’avait signée et présentée ; la résolution proposée par la commission fut également écartée. En présence de ce désarroi se produisit pour la première fois devant la chambre le système général du rachat des chemins de fer par l’état, système qui, combattu par le gouvernement, ne fut rejeté qu’à une faible majorité, car il obtint 195 voix sur 434 votans. Finalement, la chambre adopta un amendement de M. Allain-Targé, prescrivant, le rachat des lignes qui cesseraient d’être exploitées par leurs premiers concessionnaires et recommandant la concentration des lignes à grand trafic d’une même région sous une même administration, dans des conditions qui permissent de supprimer les concurrences abusives et ruineuses pour le trésor ; en outre, le gouvernement était invité à prendre des règlemens en vue d’assumer à l’état l’exercice permanent de son autorité sur les tarife et le trafic et à se réserver le droit absolu d’ordonner à chaque compagnie régionale la construction des lignes nouvelles qui paraîtraient utiles. Moyennant ces stipulations et garanties, le gouvernement pouvait traiter de nouveau avec la compagnie d’Orléans pour la cession des lignes des Charentes, de la Vendée, etc. ; au cas où la compagnie d’Orléans opposerait un refus, il serait constitué un septième réseau de l’Ouest et du Sud-Ouest exploité par l’êtat. — Cet amendement de M. Allain-Targé soulevait toutes les questions sans en résoudre aucune ; s’il maintenait, d’accord avec l’opinion ministérielle, le régime des grandes compagnies, il indiquait, sans les préciser, des conditions qui financièrement devaient être jugées inacceptables ; s’il admettait que de nouvelles négociations pouvaient être ouvertes avec la compagnie d’Orléans, il prévoyait en même temps l’éventualité de la constitution d’un réseau possédé et exploité par l’état. Il ne fut adopté qu’à la suite d’une discussion très confuse, et par lassitude plutôt que par conviction. La seule conclusion certaine, c’était que les efforts tentés par le gouvernement pour remédier à la crise n’avaient amené aucun résultat et que les difficultés auxquelles on avait désiré mettre un terme s’étaient aggravées.

Toutefois, le gouvernement se crut autorisé par l’adoption de l’amendement de M. Allain-Targé à préparer immédiatement le rachat des compagnies secondaires, dont les unes étaient déjà tombées en faillite, et les autres se déclaraient hors d’état de continuer leurs travaux et leur exploitation. Une commission arbitrale fut instituée pour fixer le prix de rachat, et les sentences de cette commission, qui délibéra pendant le second semestre de 1877, servirent de base au projet de loi qui fut présenté à la chambre le 12 janvier 1878, discuté dans le courant de mars et adopté non sans rencontrer de sérieuses objections qui devaient se reproduire avec une grande force devant le sénat. Il s’agissait, en effet, de racheter immédiatement 2,615 kilomètres qui avaient été concédés à dix compagnies différentes et d’affecter à ce rachat une somme de 500 millions, sur lesquels 333 millions devaient être remis aux compagnies rachetées comme remboursement des dépenses faites ou à faire et le surplus était destiné à la construction ou à l’achèvement par l’état de celles des lignes dont ces compagnies n’avaient pu terminer ni même commencer les travaux. C’était là, sans contredit, un sacrifice très onéreux pour le trésor et un précédent législatif qui pouvait mener loin. Pourquoi transférer à l’état la propriété de toutes ces lignes, parmi lesquelles se trouvaient des tronçons qui ne devaient jamais payer leurs frais et dont la concession avait été trop légèrement accordée aux instances de spéculateurs aventureux ? Pourquoi appliquer à ce rachat les dispositions de la loi de 1874, qui ne prévoit que les dépossessions opérées dans l’intérêt public et qui fixe alors pour base équitable du prix le remboursement des frais d’établissement ? Traitant avec des compagnies dont quelques-unes n’étaient déjà plus représentées que par les syndics de leur faillite, le gouvernement, sans même invoquer les clauses rigoureuses des cahiers des charges, c’est-à-dire la mise sous séquestre et la déchéance, aurait pu tout au moins stipuler des conditions de prix moins lourdes pour le trésor, et ne point payer si fort au-dessus de ce qu’elles valaient des lignes qu’il n’aurait point jugé utile de construire lui-même et dont l’exploitation allait, en outre, lui infliger annuellement une perte considérable. Non-seulement le prix de rachat était exagéré, mais encore il était certain que les sommes versées aux compagnies ou à leurs syndics devaient profiter pour la plus grande part aux spéculateurs avisés qui s’étaient procuré à vil prix les titres de ces compagnies expirantes ou mortes, de telle façon que, sans le vouloir sans doute, la décision législative, au lieu d’indemniser les premiers souscripteurs des obligations, lesquels, à raison de leur bonne foi, pouvaient mériter quelque intérêt, venait rémunérer avec l’argent du trésor de simples manœuvres de bourse.

Enfin, si l’on entrait dans cette voie, si l’état se montrait ainsi disposé à prendre à son compte les chemins de fer en déficit ou en faillite, ne craignait-on pas de voir défiler successivement à la caisse du budget bien d’autres compagnies qui invoqueraient également la rançon de leur imprudence et le droit au rachat ? — Toutes ces objections furent soumises et à la chambre des députés et au sénat ; mais elles se heurtèrent contre le parti-pris d’une majorité parlementaire, engagée par le vote de l’amendement de M. Allain-Targé, voulant en finir à tout prix avec une question qui ne comportait plus de retards et craignant peut-être que le rejet de la loi ne la mît dans l’obligation de revenir au système qu’elle avait précédemment repoussé, c’est-à-dire à un traité avec les grandes compagnies pour l’annexion des compagnies secondaires. Il convient cependant de faire observer que, dans le cours de la discussion, le ministre des travaux publics, M. de Freycinet, et les autres orateurs qui appuyaient le projet, s’abstinrent avec soin de se prononcer sur le système général de la propriété et de l’exploitation des chemins de fer. Il fut entendu que l’on faisait une loi spéciale, toute de circonstance, sous le coup d’une urgente nécessité, par raison d’état, que le rachat, jusqu’à concurrence de 500 millions, était un simple expédient, et que l’on se réservait de statuer ultérieurement sur l’ensemble du régime économique et financier des chemins de fer. Le ministre des travaux publics était autorisé à pourvoir à l’exploitation provisoire des lignes rachetées à l’aide de tels moyens qu’il jugerait le moins onéreux pour le trésor. Les négociations avec la compagnie d’Orléans demeuraient ouvertes. À ce moment enfin, M. de Freycinet faisait procéder à la préparation d’un plan de travaux publics dont il avait tracé le programme dans un rapport daté du 2 janvier 1878. L’étude des grandes questions de principe et d’exécution, en matière de voies ferrées, était naturellement et d’un commun accord remise à l’époque où le parlement aurait à examiner cette nouvelle extension du réseau.

Le projet de loi relatif aux chemins de fer fut présenté à la chambre des députés le 4 juin 1878. Il s’agissait de déterminer d’une façon précise le caractère d’intérêt général pour les lignes de chemins de fer et de classer à ce titre cent cinquante-quatre lignes nouvelles, mesurant ensemble 6,200 kilomètres, ajoutés aux 26,000 kilomètres du réseau déjà concédé. Un second projet de loi, déposé le 4 novembre 1878, augmenta de plusieurs centaines de kilomètres le plan primitif. On devait prévoir que la commission parlementaire ne manquerait pas d’étendre ce classement et que les députés, pénétrés des intérêts de leurs électeurs, se mettraient en frais d’amendemens pour faire reconnaître le droit de leur arrondissement ou de leur canton à une ligne de chemin de fer ou à un simple tronçon. Aussi la loi votée par la chambre le 2 avril 1879 comprit-elle le classement de cent quatre-vingt-une lignes nouvelles d’intérêt général mesurant 8,700 kilomètres, sans compter les promesses faites par le ministre des travaux publics d’étudier de nombreuses propositions qui avaient été présentées au cours du débat. Tout cela devait coûter plusieurs milliards ; mais le parlement ne paraissait pas s’inquiéter de ce côté de la question. On ne s’occupait alors que de classer les chemins de fer à construire, la dépense ne pouvant être engagée qu’à la suite d’un second examen plus approfondi, préalablement à la déclaration d’utilité, publique. Il était entendu que les travaux de construction seraient entrepris par l’état au moyen de ressources spéciales formant un budget extraordinaire ; on estimait que la dépense pourrait être de 500 millions environ par an pendant une dizaine d’années, et ce fut afin de pourvoir à cette dépense que l’on créa ultérieurement un nouveau type de rente 3 pour 100 amortissable en soixante-quinze ans.

La loi, votée pair la chambre le 2 avril 1879 et adoptée sans modification par le sénat, ne fournissait pas encore la solution du litige qui divisait les esprits quant au mode d’exploitation. Il était permis de supposer que le ministre des travaux publics était plutôt favorable à l’exploitation par des compagnies ; mais ce qu’il voulait avant tout, c’était l’exécution de son plan, et il craignait sans doute de compromettre ou de retarder le vote de la loi s’il exprimait ouvertement sur ce point une opinion personnelle. Il lui parut plus habile de se déclarer prêt à suivre la volonté du parlement ; il insista seulement en termes très énergiques pour que cette volonté du parlement fût enfin connue, « Le parlement, dit-il, ne peut pas rester toujours en présence d’une question qui passionne périodiquement ses débats sans lui donner de solution ; il ne peut pas rester indéfiniment devant ses ministres dans la position du sphinx antique, semblant dire à chacun d’eux : « Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses… » Il faut que vous disiez ici ce que vous voulez en matière d’exploitation des chemins de fer ; il faut vous prononcer… Dans quelques mois, vous aurez des lignes qui, actuellement en construction, seront à peu près terminées et dont l’exploitation devra s’ouvrir. Il est indispensable qu’à ce moment la question d’exploitation ait été résolue ; il ne faut pas, vous le sentez bien, donner au pays ce spectacle, qui serait un avortement lamentable, d’avoir construit entièrement des lignes, puis de s’arrêter sans savoir qui les exploitera. Il est donc absolument nécessaire que le problème soit résolu avant cette époque… » M. de Freycinet s’exprimait ainsi dans la séance du 29 mars 1870 devant la chambre des députés. Il y a trois ans qu’il démontrait l’absolue nécessité d’organiser définitivement un système d’exploitation pour les chemins de fer : la question n’a point fait un pas ; chaque jour de retard est venu compliquer les difficultés du problème, et ces difficultés sont telles aujourd’hui qu’elles menacent de compromettre, dès la première période, la réalisation du vaste programme dont l’initiative appartient à M. de Freycinet. C’est une leçon, disons-le en passant, pour les gouvernemens et pour les ministres : il ne suffit pas de concevoir de grands projets, il faut prévoir et savoir comment on les exécutera, et les ministres, en pareil cas, ne doivent pas aborder les parlemens sans avoir un plan tout prêt qu’ils soient résolus à défendre avec autorité et fermeté.

Cette lacune si grave dans le plan de M. de Freycinet eut pour conséquence de laisser dans l’indécision toutes les questions relatives aux chemins de fer et de prolonger un régime provisoire dont l’honorable ministre avait tout le premier reconnu et proclamé les nombreux inconvéniens. Dès 1878, après le rachat des Charentes, de la Vendée et des autres lignes de l’Ouest, il saurait bien fallu pourvoir à leur exploitation., et le gouvernement avait constitué à cet effet une compagnie des chemins de fer de l’état. L’administration de cette compagnie ne tarda pas à démontrer que son réseau, enchevêtré dans les lignes des compagnies d’Orléans et de l’Ouest, ne pouvait être avantageusement exploité qu’au moyen d’un nouvel agencement qui résulterait d’une meilleure répartition et d’un échange réciproque de certaines lignes ou sections entre les compagnies limitrophes. Le successeur de M. de Freycinet au ministère des travaux publics, M. Varroy, négocia dans ce sens avec la compagnie d’Orléans, et il soumit à la chambre une convention aux termes de laquelle l’état rachetait à cette compagnie plusieurs lignes, mesurant ensemble 1,000 kilomètres environ, pour les incorporer au réseau de l’état, de façon à procurer à ce dernier une extension suffisante, une configuration rationnelle et une indépendance d’exploitation, en un mot, les principales conditions d’un bon service. Cette convention fut repoussée par la commission de la chambre, comme avait été rejetée la première convention présentée en 1877 par M. Christophle, et le successeur de M. Varroy, M. Sadi Carnot, jugea prudent de la retirer. Le rejet était motivé sur ce que les clauses du traité paraissaient trop avantageuses pour la compagnie d’Orléans ; la commission estimait, en outre, que le gouvernement avait eu le tort de ne point exiger que l’ensemble des tarife de transport fût désormais soumis à son autorité ; or c’était là un vœu formellement exprimé dans toutes les discussions précédentes et consacré par l’adoption de l’amendement de M. Allain-Targé. Le travail de la commission aboutit à un projet de résolution invitant le ministre à présenter à la chambre un projet de loi ayant pour objet le rachat et l’exploitation de toutes les lignes de la compagnie d’Orléans. En réalité, l’on n’aboutit qu’au retrait du projet de rachat partiel, c’est-à-dire à un nouvel avortement.

Pendant cette série interminable et fastidieuse de négociations, de délibérations et de résolutions, les travaux de construction étaient poursuivis sur tous les points du territoire, de nombreuses sections étaient achevées, et il fallait bien les livrer à l’exploitation. Il était évidemment impossible d’organiser pour chacun de ces tronçons une administration distincte ; on ne pouvait davantage rattacher à la direction des chemins de fer de l’état, exploitant le réseau racheté de l’Ouest et du Sud-Ouest, toutes ces lignes éparpillées. Le gouvernement dut adopter le seul moyen pratique, consistant à charger les grandes compagnies du service des lignes nouvelles qui étaient voisines de leur réseau, d’après un système de régie intéressée, qui fixait un maximum de dépenses à la charge de l’état et la participation éventuelle des compagnies aux excédens de recettes, en réservant au ministre des travaux publics la pleine autorité sur le taux des tarifs. Plusieurs traités ont été conclus dans ces conditions pour un certain nombre de lignes au fur et à mesure de leur achèvement, mais ils doivent prendre fin le 30 juin 1882. On ne pouvait en effet attribuer à ces conventions qu’un caractère provisoire et une durée très limitée, et l’on supposait que, dans le courant de 1882, le gouvernement et les chambres se seraient entendus sur un système définitif d’exploitation. Nous touchons au terme, rien n’est fait, et il est probable que le provisoire devra être prorogé.

Il était nécessaire de retracer l’historique des phases successives par lesquelles a passé depuis six ans la question des chemins de fer et de montrer comment, après tant d’études et de programmes, il n’y a pas encore de décision. S’il est équitable de tenir compte des difficultés et des circonstances, ou ne saurait méconnaître que le gouvernement et le parlement ont à supporter une large part de responsabilité. Le simple exposé des faits, des sacrifices imposés au trésor public par des rachats onéreux, des combinaisons coûteuses auxquelles il a fallu avoir recours soit pour la construction, soit pour l’exploitation des nouvelles lignes, des discussions stériles qui n’ont abouti qu’à des expédiens, ce simple exposé suffit pour justifier bien des critiques et pour affaiblir singulièrement la première impression produite par le plan de M. de Freycinet. Ce n’est point qu’il y ait à regretter les travaux entrepris pour l’extension du réseau : le classement proposé en vue de déterminer les lignes d’intérêt général était nécessaire pour prévenir les empiétemens et pour ainsi dire les usurpations des lignes d’intérêt local que la fausse application des lois de 1865 et de 1871 tendait à multiplier d’une manière tout à fait désordonnée ; ce même classement était utile, en tant qu’avant-projet, pour répartir entre les diverses régions du territoire, selon les besoins appréciés ou prévus, les nouvelles voies de transport ; il n’impliquait pas une exécution immédiate ni simultanée, de telle sorte que si, à tel moment, la dépense venait à excéder les ressources du budget et du crédit, les travaux pouvaient être ralentis ou ajournés. Sans refuser aux esprits sceptiques la satisfaction de considérer le plan de M. de Freycinet, au moment où il a été lancé, comme une espèce de feu d’artifice tiré à la gloire de la république et envoyant à tous les points de l’horizon d’éblouissantes fusées, on doit admettre que l’auteur du plan était complètement dans son rôle de ministre des travaux publics et d’ingénieur en traçant de nouvelles lignes, et en grand nombre, sur la carte de nos chemins de fer. Mais cette œuvre si large n’avait et ne pouvait avoir que la valeur d’une esquisse, tant que les traits essentiels ne seraient point fermement arrêtés, c’est-à-dire, pour parler sans figure, tant que la propriété des chemins de fer et leur exploitation ne seraient point dégagées des controverses et que le pays ne serait point fixé sur leur futur état civil. Il est bien vrai que le programme politique du récent cabinet se prononce expressément contre le rachat des chemins de fer. Quelque formelle que soit cette négation, elle n’engage que le cabinet, et il se pourrait qu’elle fût éphémère. Les partisans du rachat ne se tiennent pas pour battus. C’est à l’autorité législative, aux deux chambres qu’il faut demander une décision qui exprime, en cette matière, la doctrine et la volonté du gouvernement républicain.


II

Le terrain de la discussion est bien préparé pour nos législateurs. Ils peuvent consulter l’enquête du sénat, les travaux poursuivis par de nombreuses commissions administratives et parlementaires, de remarquables écrits publiés par les ingénieurs et les économistes les plus autorisés[2], enfin la polémique très ardente qui, depuis 1877, par les divers organes de la presse, s’adresse directement à l’opinion. Les argumens politiques, financiers, économiques, les exemples empruntés aux autres pays, les comparaisons de tarifs, les documens statistiques, tout, en un mot, a été produit et discuté. Il suffira de résumer ici les principaux points de cette polémique avant d’exposer les raisons qui recommandent le maintien du système actuel.

D’après les partisans du rachat, les chemins de fer doivent être traités, à l’instar des grandes routes, comme un instrument national et demeurer, à ce titre, sous la direction exclusive de l’état. Le régime des concessions date de la monarchie et de l’empire ; il est incompatible avec la république. L’institution des compagnies concessionnaires est une continuation de la féodalité, des abus du monopole, de la tyrannie du capital. Il appartient à la société moderne de ressaisir des droits usurpés et de rentrer en possession d’un domaine que l’ancien régime, peu soucieux du bien populaire, a livré à toute une caste de privilégiés. Il y a là une question de principe, de doctrine démocratique, et une question d’état. En outre, les compagnies méritent d’être dépossédées, parce qu’elles ont mésusé de leurs concessions, et il n’y aurait pas lieu de conclure soit avec elles, soit avec d’autres, de nouveaux contrats, parce que les vices d’organisation, les préjudices causés au public, sont inhérens au système. L’administration des compagnies est nécessairement dominée par le sentiment du lucre ; elle subordonne à l’intérêt de ses actionnaires l’intérêt du pays ; elle pratique, dans ses tarifs, l’inégalité et l’arbitraire. Entre les différentes compagnies les règlemens et les prix de transport présentent des variations qui embarrassent l’industrie et le commerce et qui suscitent des plaintes incessantes. Ces inconvéniens disparaîtraient si l’état était substitué aux compagnies, le gouvernement étant responsable de l’exploitation devant les chambres et la législation pouvant se plier à toute heure aux changemens conseillés par l’expérience ou réclamés par des besoins nouveaux. Ce système est, du reste, appliqué partiellement en Belgique, en Allemagne, en Italie, etc… le rachat des compagnies françaises est prévu dans. Les. actes de concession. La république ne ferait donc que suivre un exemple et user d’un droit en procédant à cette opération, et le moment actuel est d’autant plus opportun que l’exécution du plan de M. de Freycinet doit ajouter au réseau plusieurs milliers de kilomètres dont la future exploitation n’est point encore réglée. On liquiderait les concessions du passé, et l’on organiserait l’ensemble du réseau présent et à venir sous la direction impartiale et vigilante de l’état. Quant au prix du rachat, tel qu’il a été éventuellement fixé dans les actes et concessions, il serait payé sans causer trop d’embarras au trésor ; les obligations des compagnies, qui forment la plus grosse part du capital des chemins de fer, seraient remplacées par des titres semblables émis par l’état (la rente 3 pour 100 amortissable a été créée à cette intention) ; les porteurs d’obligations accepteraient avec empressement cette substitution de débiteur. Enfin, les produits de l’exploitation permettraient au trésor de couvrir les dépenses annuelles, y compris l’amortissement du rachat, tout en améliorant le service et en réduisant les tarifs ; car on ne doute pas qu’une administration toute-puissante, homogène, comme serait celle de l’état, ne fût en mesure de réaliser des économies et de supprimer des abus coûteux ; le produit de ces économies et de ces réformes amènerait une diminution correspondante des frais de transport. Telle est, en raccourci, la thèse que soutiennent les partisans du. rachat des concessions.

Il convient, toutefois, de signaler un amendement de pure forme que recommande une fraction importante des défenseurs de cette opinion. S’ils sont tous d’accord pour retirer les concessions aux compagnies existantes, quelques-uns admettent qu’il n’est point nécessaire, qu’il pourrait même être nuisible de laisser à l’état le soin d’exploiter directement les chemins de fer, et ils proposent que le gouvernement confie cette exploitation à des compagnies fermières qui s’acquitteraient en son lieu et place des fonctions multiples de l’entretien et de la gestion, et qui percevraient les tarifs fixés par lui. Cette combinaison avait tout d’abord séduit quelques esprits, à ce point qu’en 1877 le ministre des travaux publics crut devoir se rendre en Hollande, où elle est appliquée pour centaines lignes, afin de l’étudier de plus près. Rendant compte de cette exploration, M. Christophle déclara que, pour lui, comme pour ses compagnons de route et d’étude, le rêve des compagnies fermières s’était évanoui devant la réalité des faite et des résultats. Système hybride qui n’a été adopté que par expédient, à défaut de l’état qui ne voulait pas exploiter lui-même, et faute de compagnies qui consentissent à se charger de l’entreprise dans les conditions ordinaires. Il n’est plus nécessaire de discuter dans le détail ce mode de fermage des chemins de fer. Les partisans du rachat n’avaient d’ailleurs imaginé cette combinaison que par une habileté de tactique, comprenant bien que l’exploitation directe par l’état effraierait un certain nombre de ceux qui désirent une réforme, et comptant corriger par ce moyen terme une solution qui pouvait sembler trop radicale. On ne s’occupe plus aujourd’hui des compagnies fermières : si l’état rachète les concessions, c’est lui qui exploitera. L’exploitation directe serait l’inévitable conséquence du rachat des voies ferrées.

Aux partisans du rachat les défenseurs du système des concessions et les avocate officieux des compagnies répondent que l’état est incompétent pour exploiter la grande entreprise des chemins de fer, — qu’il sortirait de son rôle pour usurper sur celui de l’industrie privée, — que, dans l’ordre politique il accroîtrait indûment son influence, déjà si grande, en s’annexant en quelque sorte trois cent mille nouveaux fonctionnaires et agens ; — que, pour l’opération des transports, il ferait moins bien et plus chèrement. Ils ajoutent que les tarifs, réglés par l’état et fixes à la manière des impôts, offriraient moins de garanties, seraient établis et modifiés selon les caprices de la politique ou suivant les besoins du trésor, et cesseraient bientôt d’être appropriés aux exigences agricoles, industrielles et commerciales. Ils déclarent enfin que le rachat, outre la charge écrasante qu’il ferait porter sur le trésor et sur le crédit public, amènerait un déficit inévitable dans les budgets annuels et qu’il en résulterait la ruine infaillible de nos finances.

Tels sont les argumens contradictoires qui ont été produits de part et d’autre et qu’une publicité incessante a fort habilement vulgarisés. Il en est qui méritent à peine de retenir l’attention. Lorsque, par exemple, les partisans du rachat nous déclarent gravement que les compagnies actuelles doivent être, non pas seulement épurées, mais encore supprimées, parce qu’elles représenteraient, dans notre société moderne, l’image du régime féodal, n’est-on point tenté de sourire ? Rien de plus démocrate que le capital des chemins de fer. Allez donc dans les grandes salles le jour où les guichets s’ouvrent pour le paiement des coupons d’obligations ; vous y verrez une foule d’honnêtes citoyens qui seraient plus étonnés qu’effrayés de s’entendre qualifier de hauts barons de la finance. — Dans le sens contraire, ne commet-on pas une exagération évidente, lorsque l’on déclare que l’état serait incapable d’exploiter les chemins de fer et que ses agens seraient nécessairement les tyrans du public ? Cet argument, pour avoir été exposé dans de spirituelles caricatures, n’en est pas plus sérieux. Il serait facile de relever, dans les deux thèses, d’autres allégations de cette force. Mieux vaut laisser de côté la féodalité, les seigneurs et les tyrans, et aller droit aux raisons vraiment décisives. Tout l’effort de la discussion peut se concentrer sur trois points : l’intérêt financier, la question des tarifs, et la détermination des rôles respectifs de l’état et de l’industrie privée dans les entreprises d’utilité publique.

Pour ce qui concerne l’intérêt financier, un récent écrit de M. Léon Say[3] a clairement démontré que la situation actuelle de nos finances ne permet plus même de laisser à la charge de l’état la construction de toutes les lignes comprises dans le plan de M. de Freycinet. A l’époque où ce plan fut conçu, le trésor comptait, depuis 1875, d’abondantes plus-values de recettes, ses découverts étaient diminués, les anciennes compagnies, arrivées presque au terme de leurs travaux de construction, n’avaient plus à demander au public chaque année, comme précédemment, plusieurs centaines de millions par voie d’obligations. Le gouvernement pouvait donc, à la rigueur, appliquer au service de nouveaux emprunts la portion des plus-values de recettes qui n’aurait pas été consacrée à des dégrève-mens d’impôts et obtenir facilement de l’épargne le capital annuel de 500 millions dont les compagnies n’avaient plus besoin. Cette manœuvre ne manquait pas de hardiesse ; elle était pourtant raisonnée et elle s’autorisait d’un grand intérêt politique. Malheureusement les prévisions financières n’ont point tardé à se trouver déçues. Les augmentations de dépenses, pour les budgets ordinaires, ont absorbé, de 1878 à 1882, la plus forte part des excédens de recettes, de telle sorte que les plus-values que l’on destinait au service des emprunts amortissables pour travaux publics ont reçu d’autres emplois et que les degrèvemens d’impôts deviennent de plus en plus incertains et difficiles. Comment donc, alors que le trésor se voit menacé de graves embarras pour l’exécution du plan de M. de Freycinet, s’aviserait-on de lui imposer sans nécessité et par surcroît la charge et les engagemens de la totalité des chemins de fer ? Vainement dira-t-on qu’il s’agit d’une simple transposition de capital, que l’état, substitué aux compagnies, héritera de leurs bénéfices en même temps que de leurs dettes, et que, grâce aux bénéfices constatés, la balance penchera au profit du trésor, des contribuables et de tous les intérêts qui se rattachent aux transports. Nous verrons plus loin, en traitant la question des tarifs, que ce calcul est faux et que les conséquences du rachat, quant au produit net de l’exploitation des voies ferrées, seraient tout autres. En attendant, il faudrait que le trésor, indépendamment des annuités à servir pour prix du rachat déboursât immédiatement une somme très considérable tant pour la prise de possession du matériel que pour le remboursement des dépenses de construction sur les lignes dont la concession remonte à moins de quinze années. Nous aurions ainsi l’emprunt du rachat ; encore des milliards ! Rien qu’au point de vue de l’opportunité, et en admettant même (ce qui n’est pas) que la combinaison financière deviendrait ultérieurement profitable, un semblable projet veut être repoussé.

Dans le budget préparé pour 1883, le service de notre dette consolidée exige une somme de 741 millions, et cette dette, avec ses divers types, 5, 4 1/2, 4 et 3 pour 100, représente un capital de près de 19 milliards. À ce dernier chiffre il faut ajouter 4 milliards environ de dettes remboursables à certaines échéances déterminées. Et l’on voudrait enter sur ces totaux vraiment énormes une dette nouvelle de plus de 10 milliards, représentant pour l’heure le capital des concessions des chemins de fer, et une autre dette de 5 à 6 milliards pour les kilomètres récemment classés, et les milliards que nécessitera plus tard la continuation du réseau, car dans un pays tel que le nôtre le compte d’établissement des chemins de fer ne sera jamais fermé ! Cela dépasse toutes les bornes. Peu importerait que ce surcroît de dette fût gagé par la certitude d’un revenu correspondant, et même par une perspective de bénéfice. Cette propriété nouvelle, une fois incorporée au domaine de l’état, se confondrait avec le reste, et, quel que fût son revenu, les prix de rachat et d’établissement s’ajouteraient à l’ensemble de la dette nationale, qui atteindrait presque 40 milliards. Devant un tel chiffre l’opération est jugée ; en escomptant à ce point le crédit national, si grand qu’il soit, on condamnerait la France à ne plus pouvoir y recourir dans les circonstances toujours à prévoir où son honneur et son salut seraient en jeu. Exagérer ainsi la dette publique au temps où nous sommes, ce serait, que l’on y réfléchisse bien, commettre une faute, peut-être mortelle, contre le patriotisme.

Combien nous sommes loin des calculs optimistes auxquels se livrait M. Bartholoni, qui a laissé dans l’industrie des chemins de fer et dans la science pratique des finances un souvenir si respecté ! M. Bartholoni supputait qu’avec le régime actuel l’état, nu-propriétaire des voies ferrées, recevrait, à la fin des concessions, c’est-à-dire dans soixante-dix ans, toutes les lignes construites, ayant amorti actions et obligations, n’étant plus grevées d’aucune charge, achalandées et en plein produit ; il rappelait que, d’après le mécanisme des cahiers des charges et des statuts, l’état disposerait presque gratuitement de cette immense fortune créée par le travail et par les sacrifices des générations antérieures, et il avait la confiance que la valeur des chemins de fer suffirait pour rembourser alors toute la dette publique. Ce serait trop beau. Les générations intermédiaires n’auront garde de conserver intact pour nos arrière-neveux cet instrument libératoire et elles voudront liquider elles-mêmes à leur profit une part du patrimoine des chemins de fer, soit en appliquant un nouveau capital à l’extension du(réseau, soit en réduisant les tarifs de transport, au fur et à mesure de l’amortissement du capital dépensé. Quoi qu’il en sort, par suite des combinaisons qui ont été adoptées pour le régime des concessions et grâce aux procédés financiers qui ont prévalu dans la constitution des compagnies, l’état s’est réservé, outre une participation éventuelle aux bénéfices, une fortune en capital de plusieurs milliards, et Voici qu’on lui propose, avec cet expédient d’un Tachât inutile, de la dénaturer et de la gaspiller !

Il faut maintenant démontrer que ce rachat est inutile, c’est-à-dire que la mesure ne produira pas les résultats que ses partisans ont en vue. A côté des doctrinaires qui prétendent simplement consacrer le droit antérieur et supérieur de l’état, il y a les utilitaires dont la principale visée consiste à rétablir la justice et l’égalité dans les prix des transports. Ceux-ci en veulent moins aux compagnies qu’à leurs tarife. Ils laisseraient vivre les compagnies si, acceptant une modification de leurs cahiers des charges, elles restituaient à l’état l’autorité pleine et entière sur les tarife, et, de fait, c’est en grande partie au refus opposé par la compagnie d’Orléans de souscrire à cette condition que peut être attribué le rejet des traités présentés à la chambre des députés en 1877 et 1878. Les compagnies, dit-on, ne réduisent pas suffisamment leurs tarifs ; elles procèdent sans règle et sans méthode, favorisant telle région aux dépens de telle autre, faussant les distances, déplaçant les marchés, rendant illusoires les taxes douanières, sacrifiant même, dans certains cas, la France à l’étranger. L’état seul, par ses décisions patriotiques et impartiales, peut régler les tarifs, qui seront appliqués et respectés à l’égal des lois.

Ainsi attaquées, les compagnies se sont vigoureusement défendues. Le seul argument qu’il nous convienne de produire, en dehors et au-dessus dès querelles de mots et de chiffres dont le public est saturé, c’est que l’état, maître des tarifs, ne procéderait sans doute pas autrement que les compagnies. S’il changeait ! le régime appliqué jusqu’ici sous son contrôle, ce changement serait plutôt contraire que favorable aux intérêts dont on prend souci. Enfin la souveraineté sur les tarifs créerait à l’état des embarras incessans et une responsabilité qu’il importe de lui épargner. Voilà, croyons-nous, la vraie question, quel que soit le mérite ou le démérite des compagnies.

Les cahiers des charges stipulent, au profit des concessionnaires qui ont construit une voie ferrée et qui l’exploitent, le droit de percevoir des tarifs de transport. Ce droit constitue une propriété, et cette propriété est la principale garantie des capitaux fournis à l’entreprise soit par les actions, soit par les emprunts. Il est toutefois sujet à des conditions et à des restrictions commandées par l’intérêt public. Des. tarifs maxima sont fixés pour les différentes classes de voyageurs et de marchandises : si la compagnie désire abaisser un tarif, elle ne peut le faire qu’après avoir obtenu l’homologation, c’est-à-dire l’autorisation formelle du gouvernement ; si, après avoir abaissé un tarif, elle désire le relever dans les limites du maximum, elle ne peut appliquer ce relèvement qu’après un délai de trois mois pour les voyageurs et d’un an pour les marchandises. Telle est la règle. Il ne peut être touché aux tarifs, même pour des réductions, que moyennant l’approbation préalable et de par la décision souveraine du ministre des travaux publics, et celui-ci ne se prononce qu’après avoir ouvert une enquête et recueilli tous les avis. Par conséquent, les critiques, fondées ou non, au sujet des tarifs, s’adressent à l’état plus, encore qu’aux compagnies ; car il ne se perçoit pas une taxe que le ministre ne l’ait consacrée. Bien plus, comme les homologations, depuis 1857, n’ont été accordées qu’à titre provisoire, le ministre aurait le droit et le pouvoir de révoquer ceux des tarifs approuvés qui lui paraîtraient donner lieu à des réclamations légitimes, ces tarifs fussent-ils appliqués depuis vingt-cinq ans ! L’état n’est-il pas armé de toutes pièces contre les abus et contre les erreurs des compagnies ? Il s’est même réservé, par le système des homologations provisoires, c’est-à-dire indéfiniment révocables, une faculté vraiment exorbitante que n’autorise ni le texte ni l’esprit des cahiers des charges. Cet exposé préliminaire suffit pour démontrer que, pour la police des tarifs, le rachat des concessions serait à peu près inutile. Le droit de contrôle dévolu à l’état vaut l’action directe.

Cependant, il s’est fait tant de bruit autour de cette question qu’il convient d’entrer dans quelques détails. Rappelons tout d’abord, au seuil de cette discussion, que l’état exploitant serait obligé de combiner ses services et ses prix de manière à retirer des chemins de fer un revenu net au moins égal à celui qui est obtenu par l’ensemble des compagnies. C’est bien ce que promettent les partisans du rachat, puisqu’ils affirment que, dans leur pensée, le changement de régime ne serait pas onéreux pour le trésor. De même que les tarifs actuels des compagnies rémunèrent les actions et les obligations, de même les tarifs de l’état auraient à rémunérer les capitaux et à payer les annuités que le trésor aurait à débourser pour prix du rachat. Donc, pour l’état comme pour les compagnies, le problème à résoudre se présente dans des conditions identiques. Il s’agit de tirer le meilleur parti des chemins de fer et de rendre le plus de services en recueillant un profit au moins égal au revenu actuel.

Les conditions essentielles d’une industrie ou d’un commerce quelconque ne se modifient pas d’une manière sensible selon que cette industrie ou ce commerce est exercé par un particulier ou par une société, ou, exceptionnellement, par l’état. Il faut produire au meilleur marché possible, satisfaire la clientèle, l’attirer par un service exact et par le bas prix, la disputer à la concurrence, aller toujours de l’avant et se défendre sans trêve dans les positions conquises. C’est la loi nécessaire et féconde de toute industrie, et nulle part peut-être cette loi n’est aussi impérieuse que dans l’industrie des transports. L’instrument de travail a besoin d’être constamment employé dans toute sa puissance ; le véhicule a tellement l’horreur du vide qu’il se résigne à charger sans profit, même à perte : une fois en route, il n’aspire qu’au plein. Il y a dans l’histoire déjà ancienne des messageries et du roulage des récits tout à fait épiques de la concurrence que se livraient les entreprises rivales. Plus récemment, les chemins de fer américains ont donné le spectacle de luttes effrénées.

En France, une organisation spéciale, des règlemens appliqués sous le contrôle de l’état épargnent aux chemins de fer ces excès de la concurrence ; mais, quelque soin que l’on ait mis à délimiter le domaine de chaque entreprise, ce serait une erreur de croire que les lignes françaises peuvent être exploitées avec la sécurité qui appartient au monopole. Sans compter la concurrence qu’elles se font entre elles dans les portions limitrophes de chaque réseau, elles ont à lutter contre les canaux, contre le cabotage, contre les chemins étrangers, et elles ne soutiennent cette lutte qu’en modifiant, avec la permission de M. le ministre, leurs conditions de prix. De là ces tarifs d’importation, d’exportation, de transit, etc., qui sont nécessaires pour attirer ou retenir les transports. En second lieu, là même où la concurrence ne s’exerce pas, l’exploitant a le plus grand intérêt à étendre sans cesse le rayon de sa clientèle et à pénétrer aussi loin qu’il peut aller, en mettant ses tarifs à la portée des voyageurs et des marchandises qu’il sollicite. Que ce soit l’état, que ce soit une compagnie qui entreprenne les transports, le procédé sera le même ; il n’y a pas, dans cette industrie deux façons d’agir. C’est pour conjurer la ruine que, sur une voie établie à grands frais, on s’ingénie à multiplier la circulation des wagons chargés et que l’on introduit successivement, à cet effet, les combinaisons les plus variées dans le jeu des tarifs. Remarquons d’ailleurs que ces combinaisons aboutissent à des réductions de prix ; l’entrepreneur du transport, en agissant pour son compte, sert l’intérêt des producteurs et des consommateurs en général, et par les facilités qu’il procure à la circulation des produits ainsi que des personnes, il aide énergiquement au progrès de la richesse publique.

Il est vrai que ces réductions de prix font parfois grief à des intérêts locaux ou individuels, qui se voient, par le fait d’une manœuvre de tarif, exposés à une concurrence nouvelle contre laquelle ils avaient été jusqu’alors protégés par la distance ; ces intérêts se plaignent, et leurs récriminations sont d’autant plus vives qu’ils contribuent pour leur part d’impôt aux subventions et aux garanties qui ont été accordées au chemin de fer : ils seraient ainsi battus avec leurs propres armes. On réclame donc, en leur nom, des règles précises qui, en matière de tarifs, maintiennent les situations anciennes et ne permettent pas à l’entreprise des transports d’intervenir, au moyen de taxes arbitraires, dans les luttes déjà si ardentes de la concurrence industrielle et commerciale. À ce compte, il faudrait simplement décréter que le transport par chemin de fer se débitera au mètre, quelle que soit la distance parcourue. Comme on est bien obligé de reconnaître que ce procédé serait absurde, on admet une formule transactionnelle qui consiste à établir un tarif décroissant selon la distance, et l’on affirme que, par cette concession, la difficulté sera résolue.

Les auteurs de la proposition méconnaissent absolument le caractère tout à fait spécial de l’industrie des transports, pour laquelle il est impossible d’imaginer une règle tant soit peu précise qui s’accorde avec les besoins si variés, avec les intérêts si multiples et si mobiles qu’il s’agît de desservir. Même pour les voyageurs, le tarif ordinaire doit être modifié sous différentes formes, par des abonne-mens, par des billets de saison, par des billets d’aller et retour, etc., et cela au mépris de la loi des distances et sans autre but que celui d’augmenter la masse transportable. À plus forte raison pour les marchandises. D’après quels élémens établir la formule d’un tarif ? Le prix de revient ? Il varie sur toutes les lignes. L’importance du trafic ? Elle n’est pas moins variable. La distance parcourue ? Un parcours de 50 kilomètres est souvent plus coûteux qu’un parcours double, soit à cause des difficultés de la traction, soit à cause de l’insuffisance du poids à transporter. On aura beau retourner la question dans tous les sens et rechercher le moyen d’organiser, soit entre les différens réseaux, soit sur les sections d’un même réseau, un système de tarif uniforme et à peu près constant, ce sera peine perdue. Il faut « faire payer à la marchandise tout ce qu’elle peut payer. » Cette règle, énoncée par le regretté M. Solacroup, qui a pendant de longues années dirigé les services de la compagnie d’Orléans, est la seule qui soit pratique. À quelques-uns elle a paru trop brutale, et l’on a cru mieux dire en déclarant « qu’il ne faut faire payer à la marchandise que ce qu’elle peut payer. » Cet euphémisme est inutile. N’est-il pas évident que la marchandise ne se présentera pas dans les gares si le prix qui lui est demandé excède ce qu’elle peut payer ? Oui, c’est bien tout, et rien de moins, qu’a voulu dire M. Solacroup, très justement préoccupé, non-seulement des intérêts particuliers de l’entreprise qui opère le transport, mais encore des obligations de justice et d’impartialité qui s’imposent à un entrepreneur privilégié et subventionné. En s’écartant de cette pratique, le tarif entrerait dans le régime des faveurs abusives ; il protégerait plus ou moins telle région, tel groupe d’usines, selon qu’il s’abaisserait plus ou moins au-dessous de ce tout rigide dont M. Solacroup entendait faire la règle de l’exploitation[4].

On peut donc affirmer que, par la force des choses, l’état, substitué aux compagnies, appliquerait les tarifs de la même façon et que, pour ne point laisser ses wagons circuler à vide, pour défendre ses chemins de fer contre les diverses concurrences, pour disputer à l’étranger le transit qui alimente les ports, pour servir tout à la fois la production et la consommation générale, il aurait recours aux mêmes procédés, qui sont en quelque sorte classiques dans l’industrie des transports et au moyen desquels l’entrepreneur, augmentant le trafic et diminuant le chiffre proportionnel des frais d’exploitation, se trouve en mesure de réduire les tarifs. C’est ainsi seulement que, sur nos chemins de fer, le prix moyen du transport, pour la tonne kilométrique a pu être abaissé par degrés au-dessous de 6 centimes et que les tarifs, dont la réduction ne saurait pourtant être indéfinie, se défendent contre les redoutables, élémens de hausse que leur opposent la diminution continue de la valeur de l’argent et l’augmentation du taux des salaires. Voilà ce qui intéresse, avant tout, la nation prise dans sa généralité, et ce grand intérêt domine de très haut les griefs particuliers que l’on attribue aux tarifs des compagnies.

Il y a plus : si l’exploitation des chemins de fer et la rédaction des tarifs étaient directement confiées à l’état, les griefs deviendraient encore beaucoup plus graves : car alors se produirait infailliblement l’action des influences politiques. Si étendu que soit le droit de contrôle du gouvernement à l’égard des compagnies, il a cependant une limite dans les termes, et dans les chiffres inscrits aux cahiers des charges. Que ces contrats disparaissent et que l’état demeure seul maître, aussitôt la législation des chemins de fer devient affaire politique et le tarif est transformé en impôts c’est-à-dire qu’au lieu d’être simplement assujettis (comme ils le sont aujourd’hui) aux fluctuations des lois économiques, les chemins de fer dépendront, en outre, des vicissitudes de la politique, ou plutôt ils appartiendront entièrement à la politique ; car celle-ci absorbe tout ce qu’elle touche. Les tarifs seront fixés, non plus en vue d’une exploitation commerciale, mais selon la situation générale du trésor et du budget. Vienne une période moins prospère pour les finances : comment les pouvoirs publics ne seraient-ils pas tentés de battre monnaie ! avec la taxe des chemins de fer ? Ils l’ont déjà fait, du reste, par les centimes additionnels, mais combien ils seraient, en pareils cas, plus entreprenans contre les tarifs s’ils avaient à leur disposition le principal des taxes ! M. Léon Say dit avec raison qu’il serait très difficile de dresser un budget où il faudrait faire entrer les élémens si incertains de la recette et de la dépense des voies ferrées, et qu’il en résulterait l’instabilité la plus regrettable dans la loi financière. Cette objection est la première qui se présente à l’esprit d’un ministre des finances, et l’exemple de la Belgique, où le budget des chemins de fer cause au gouvernement de continuels embarras, montre à quel point elle est fondée ; mais pareille objection se rencontre avec non moins de force, si l’on considère l’intérêt des transports., Avec le régime des concessions, les tarifs ont un maximum : l’expérience prouve que les changements n’y ont été introduits ; que sous la forme de réductions : les relèvemens, s’il s’en produisait, ne seraient applicables qu’après un long délai ; en un mot, il y a presque certitude que les conditions présentes ne seront jamais modifiées dans le sens du renchérissement des transports. Avec le régime de l’exploitation par l’état, avec le tarif-impôt, cette garantie n’existe plus. Il convient donc que le budget des voies ferrées demeure, autant que possible, indépendant du budget général de l’état. D’un autre côté, si le trésor est dans une condition prospère et que l’état puisse abaisser certains tarifs, croit-on que ces réductions seront opérées avec plus d’intelligence, d’équité et d’impartialité par acte législatif ou ministériel ? On parle de l’arbitraire des compagnies, de leurs machinations égoïstes, des inégalités et des maléfices de toute sorte que recèle le fameux Livret-Chaix ! Un tarif placé dans les mains d’un ministre et d’un parlement nous en ferait voir bien d’autres ! Toutes les régions, toutes les industries donneraient l’assaut au tarif, soit pour obtenir des conditions plus avantageuses, soit pour réclamer contre les faveurs qui seraient accordées à leurs concurrens. Le Midi lutterait contre le Nord, l’Est contre l’Ouest : la houille, le coton, les vins, etc. demanderaient la préférence pour des services plus accélérés et pour des baisses de prix. Les ministères, les sénateurs, les députés, tous les conseils électifs seraient criblés de pétitions et de plaintes. Auquel de ces intérêts donner satisfaction ? La réponse n’est pas douteuse. Les faveurs iront aux amis, elles se refuseront aux adversaires et aux tièdes. La politique dictera les décisions. Nous aurons, en un mot, un tarif électoral. Ce n’est point faire ici la critique des institutions ou des hommes qui nous gouvernent : il n’y a, dans notre pensée, que la simple constatation d’un résultat infaillible qui se produirait sous tous les gouvernemens. Ainsi le veut la politique. Eh bien ! il est facile d’imaginer que, dans de telles conditions, le tarif officiel ne tarderait pas à devenir plus arbitraire, plus partial que ne pourra jamais l’être le tarif rédigé par une compagnie.

Comment, enfin, ne pas tenir compte de la condition qui serait faite aux transports, pour le service et pour les litiges, si l’exploitation passait entre les mains de l’état ? Les relations du public avec les chemins de fer se multiplient et s’étendent à l’infini : de là des contestations, des transactions ou des procès. Ces litiges encombrent les tribunaux de commerce, les cours d’appel, et même la cour de cassation. S’il est onéreux pour les plaideurs de se présenter à la barre contre des compagnies puissantes qui ont le temps et les moyens de parcourir tous les degrés de juridiction, les frais et les risques ne seraient-ils pas beaucoup plus grands quand il faudrait plaider contre l’état ? De même, dans les rapports ordinaires de service, le public aurait-il profit à voir remplacer par des fonctionnaires les agens des compagnies ? Sans mettre en doute l’excellent esprit qui anime les fonctionnaires, leur dévoûment et leur sentiment de justice, on doit reconnaître que, pour obtenir réparation de leurs fautes ou de leurs erreurs, il faut avoir cent fois raison, tandis que le redressement des torts imputés aux agens des compagnies est à la fois plus assuré et plus prompt. Plaider contre l’état, réclamer contre les faits et gestes des fonctionnaires de l’état, c’est le plus souvent engager la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Les chambres de commerce ne s’y sont pas trompées. Il y a quelques années, elles étaient très disposées à critiquer les tarifs et les usages des compagnies, elles sollicitaient fréquemment l’intervention des ministres à l’appui des projets de réforme. Mais, dès qu’il a été question de pousser la réforme jusqu’à la révolution et de remplacer les compagnies par l’état, elle n’ont pas hésité un seul instant à se prononcer pour le maintien du régime actuel. Leurs délibérations, qui se recommandent d’elles-mêmes à toute l’attention de nos législateurs, expriment une opposition résolue aux projets de rachat des chemins de fer. Elles ne veulent à aucun prix de la substitution qui est proposée dans l’agence des transports ; elles repoussent, en théorie comme en fait, l’exploitation par l’état ; elles demandent à être protégées, s’il y a lieu, contre les compagnies au moyen du droit de contrôle qui appartient au ministre des travaux publics ; elles craindraient, si l’état devenait le maître direct et absolu, de se voir opprimées et écrasées.

L’utilité est assurément le meilleur argument que l’on puisse invoquer dans l’étude des mesures d’intérêt public. Nous avons essayé de démontrer que, dans le cas présent, l’utilité n’existe pas. Nous n’en sommes que plus à l’aise pour signaler l’erreur de principe qui serait commise, erreur capitale sur un point qui intéresse au plus haut degré l’organisation du gouvernement actuel et de la société contemporaine. Quelles sont, sous un gouvernement démocratique et dans notre société réformée, les attributions légitimes de l’état ? Quel est le rôle des pouvoirs publics, quel est leur droit d’intervention et jusqu’où ce droit peut-il s’étendre au regard des opérations multiples auxquelles se livre l’activité des citoyens dans un grand pays ? C’est l’une des plus grosses questions de l’économie politique appliquée au gouvernement. Entre les théoriciens il y a désaccord sur le principe, et ceux qui paraissent s’accorder quant au principe discutent encore sur le degré d’application.

Selon la doctrine dite collectiviste, tous les instrumens de travail appartiennent à l’état, qui seul peut les mettre en action pour répartir les produits et les profits entre les membres de la communauté. Dans ce système, les chemins de fer, comme les canaux, les mines, etc., seraient nécessairement exploités par l’état, non point parce que l’industrie privée serait incapable de diriger les entreprises, mais parce qu’elle réserverait à une fraction de privilégiés la jouissance des bénéfices qui doivent revenir également à tous les citoyens. Sans le vouloir assurément, les partisans du rachat des voies ferrées conseillent une mesure qui descend en ligne directe de la doctrine collectiviste et qui, gagnant de proche en proche, aboutirait à l’expropriation, à la confiscation de tous les instrumens de travail. Or cette conséquence serait absolument contraire aux idées d’affranchissement, aux principes de liberté qui depuis bientôt un siècle ont été inscrits, même sous des régimes despotiques, en tête de nos constitutions et de nos codes. Que signifiait, lors de notre première révolution, la proclamation des droits du citoyen, sinon la déchéance ou du moins la restriction des attributions que l’état conservait indûment ? Et, de fait, non-seulement en France, mais encore dans tous les pays qui nous entourent, l’histoire du XIXe siècle se compose d’une revendication continue, infatigable, des droits de l’individu et du citoyen contre les attributions excessives du souverain et de l’état. Dans l’ordre politique, la lutte a pour objet la conquête des franchises administratives, l’indépendance des circonscriptions, l’autonomie des communes, la liberté des syndicats, des associations, des groupes de tous genres et en même temps la liberté du citoyen qui veut se syndiquer, s’associer, se grouper à sa guise pour la défense de ses intérêts et de ses droits. Dans l’ordre économique, c’est la liberté du travail qui est en jeu, et ceux des combattans qui prétendent marcher sous la bannière du progrès moderne n’épargnent aucun effort pour abolir ce qui reste de privilèges, de monopoles, de protection octroyée par l’état. Voilà bien la doctrine de notre démocratie. Non pas qu’il s’agisse d’affaiblir l’état, qui représente la souveraineté nationale ; on veut, au contraire, que par-dessus cette foule déchaînée de citoyens et de pouvoirs, le représentant et le dépositaire de la souveraineté soit plus fort que ne le serait un monarque de l’ancien régime ; mais, afin de lui donner le maximum de force, on le débarrasse, ce qui n’est point le désarmer, de fonctions qui ne sont pas les siennes et dont l’exercice peut être restitué aux citoyens isolés ou associés.

Pourquoi, longtemps encore après 1789, l’état a-t-il conservé l’initiative et la responsabilité de l’exécution pour les grands travaux d’utilité publique ? C’est qu’alors les capitaux privés n’étaient pas assez abondans ou qu’ils n’étaient point encore habitués à s’associer. Pour les chemins de fer, par exemple, il a fallu que le gouvernement subventionnât largement les premières lignes et que sur des parcours, devenus bientôt très productifs, il posât lui-même les premiers rails. Aujourd’hui, tout a changé de face. L’industrie est pourvue de capitaux et de crédit, elle est en mesure d’exécuter et de gérer les plus vastes entreprises ; c’est elle et non l’état qui doit construire et exploiter les voies ferrées. Que l’on ne cite pas à l’encontre les exemples tirés de la Belgique et de l’Allemagne. En Belgique, l’état a dû construire la plus grande partie du réseau, précisément parce que les capitaux privés étaient impuissans, et s’il continue à l’exploiter, c’est qu’il faudrait, pour le transférer à des concessionnaires, rompre avec des traditions auxquelles la nation est habituée et relever sensiblement les tarifs. Quant à l’Allemagne, on sait que la mainmise de l’état sur les chemins de fer procède d’une pensée exclusivement politique ; c’est un moyen, très pratique d’ailleurs, de hâter l’unification de l’empire. Si nos législateurs républicains veulent chercher des exemples à l’étranger, ils seront mieux inspirés et plus logiques en observant ce qui se fait dans la grande république américaine et en Angleterre, c’est-à-dire dans des pays libres et prospères.

Mieux vaut encore prendre l’exemple sur nous-mêmes ; car, de l’aveu des Anglais et des Américains, nous avons su concilier le principe de la liberté industrielle avec les droits que l’état peut avoir à conserver pour l’utilité générale. Le sol sur lequel est établi un chemin de fer étant déclaré domanial, nous avons pu par cela seul le rendre inaliénable, et décider qu’à la fin des concessions le chemin de fer restera, avec le sol, propriété de la nation. Par le système adopté, nous avons épargné aux compagnies les périls d’une concurrence qui, l’expérience l’a montré, ruine les entreprises et ne profite pas au public. Pour prix de la concession, nous avons stipulé des garanties et réservé à l’état la faculté de contrôle et de surveillance sur la circulation, sur les tarifs, sur tous les détails de l’exploitation, de telle sorte que le gouvernement a le pouvoir d’empêcher les abus et même, dans certains cas, d’imposer des réformes sans avoir les soucis ou la responsabilité de la gestion. Rien de tout cela n’est contraire au principe de liberté. L’état surveille, l’état contrôle, c’est son rôle et son devoir. Si la compagnie a la propriété de son tarif, l’usage de cette propriété est également contrôlé. Il y a dans ce mécanisme prudemment ordonné un reste de la vieille tutelle administrative se combinant avec la pratique des industries libres. La nation se prête encore à cette réminiscence de l’ancien régime ; mais elle ne souhaite pas que le législateur pénètre plus avant dans ses affaires et elle verrait avec surprise que la république restaurât de toutes pièces un monopole d’état. Le rachat des voies ferrées ne serait pas autre chose.


III

D’après la récente déclaration ministérielle, le projet de rachat serait momentanément écarté ; mais pour qu’il cesse d’occuper l’attention publique, il faut sortir de la situation provisoire où se proroge d’année en d’année la question des chemins de fer. Ge n’est point chose facile. D’un côté, le gouvernement affirme qu’il entend ne pas interrompre l’exécution du plan de M. de Freycinet ; d’un autre côté, il annonce que pendant deux ans au moins le trésor ne fera pas d’emprunt. Il faut pourtant de l’argent, et beaucoup, pour continuer les travaux commencés et pour entreprendre ceux qui ont été promis. Cela revient à dire qu’après avoir employé les crédits extraordinaires votés jusqu’ici par les chambres, le gouvernement recherchera le concours des capitaux privés et qu’il se propose de traiter avec des compagnies. Cette façon de procéder lui est commandée par les nécessités financières et par l’intérêt des contribuables, le budget ne pouvant supporter seul une dépense aussi lourde qui ne laisserait plus aucune ressource disponible pour réaliser les dégrèvemens d’impôts si impatiemment attendus.

En même temps, il faudra organiser l’exploitation tant sur les chemins de fer qui sont aujourd’hui administrés pour le compte de l’état que sur les lignes à construire. La compagnie des chemins de fer de l’état n’a été créée qu’à titre provisoire ; elle est destinée à se transformer, car on ne comprendrait pas qu’elle survécût à l’abandon du système. Il sera également nécessaire de statuer au sujet des petites lignes qui sont gérées en vertu de contrats expirant au 30 juin 1882 et de celles qui sont en construction ou en projet. L’exploitation de ces milliers de kilomètres sera placée sous le régime des concessions.

S’il ne s’agissait que du réseau qui compose aujourd’hui, dans la région de l’Ouest et Sud-Ouest, la compagnie des chemins de fer de l’état, il suffirait de reprendre les négociations précédemment engagées et de stipuler, soit le partage entre la compagnie d’Orléans et celle de l’Ouest des différentes lignes de ce réseau, soit de procéder par voie d’échanges réciproques et de constituer avec le réseau actuel de l’état, plus étendu, mieux délimité, une septième grande compagnie dont l’existence serait garantie par les subventions nécessaires. — Mais les 8,700 kilomètres du plan de M. de Freycinet sont d’une attribution plus difficile. Disséminés sur tous les points du territoire, ils ne se prêtent pas à la formation d’un groupe unique pour l’exploitation ; et comme il est à prévoir que leurs produits ne couvriront pas de longtemps l’amortissement du capital et les frais annuels, on attendra vainement des concessionnaires sérieux pour le service de chacune de ces lignes ; il en coûterait d’ailleurs beaucoup plus cher pour exploiter, même par groupes régionaux, des lignes morcelées, et ce mode aurait pour conséquence l’augmentation excessive des subventions et des tarifs. Restent les six grandes compagnies, dans le réseau desquelles ces kilomètres nouveaux sont enchevêtrés. Il est douteux qu’elles aient profit à s’annexer définitivement toutes ces nouvelles lignes. Pour les construire, elles seraient obligées d’emprunter simultanément environ 500 millions par an, et pour les exploiter, elles auraient à subir, pendant une période plus ou moins longue, des pertes certaines ; l’émission précipitée d’un trop grand nombre d’obligations et une proportion trop forte de lignes exploitées avec perte risqueraient d’atteindre leur crédit et leurs revenus.

Dans les prévisions du système de 1859, qui a définitivement organisé le second réseau et la garantie d’intérêt, les compagnies devaient être en mesure d’augmenter constamment le nombre et l’étendue de leurs lignes. Pour les frais de construction et de premier établissement, l’on calculait que, le revenu net des chemins de fer s’accroissant de 2 1/2 à 3 pour 100 par an, le capital correspondant à ce revenu serait affecté sans inconvénient à la dépense. Pour l’exploitation, comme les pertes sur une ligne nouvelle décroissent chaque année (à moins que cette ligne n’ait été créée follement), on calculait que l’ouverture annuelle d’une moyenne raisonnable de sections ne déprimerait pas trop sensiblement l’ensemble des recettes et que, dans tous les cas, les sacrifices se répartiraient à peu près également sur la période, parce que l’amélioration graduelle du trafic sur chaque ligne ouverte permettrait de supporter les pertes prévues sur les lignes restant à ouvrir. Telle était l’économie de ce système de 1859, combiné précisément pour faciliter l’extension du réseau et pour solder les dépenses de cette extension avec les revenus capitalisés des chemins de fer. Pendant dix ans, le résultat s’est trouvé d’accord avec les prévisions. Les compagnies ont dépensé chaque année de 300 à 400 millions, et l’on peut dire que, pendant cette période, les chemins de fer se sont en quelque sorte payés eux-mêmes ; car peu importe l’augmentation de la charge en capital, s’il y a pour payer l’intérêt et pour amortir le capital une augmentation correspondante de revenu. Mais le succès permanent de la combinaison exige deux conditions essentielles : premièrement, les lignes nouvelles à construire doivent être réellement utiles, et assurées de recevoir, sans trop de délais, un trafic suffisant pour alimenter le coûteux outillage d’un chemin de fer ; en second lieu, les travaux neufs doivent être entrepris successivement, au fur et à mesure de la formation du capital qui leur est destiné.

Le plan de M. de Freycinet est trop vaste pour entrer dans cette combinaison. Le cadre de 1859 éclate, devenu trop étroit. Il ne peut contenir cette masse de travaux et cette accumulation de dépenses. Si l’on veut aboutir, il faut ou adopter un autre système, ou rendre praticable l’exécution par les compagnies en appropriant à une situation non prévue les clauses des anciens contrats, et modifier le plan, sinon quant au classement des lignes, du moins quant aux délais d’exécution.

Du moment que la construction totale et l’exploitation par l’état ne sont plus en cause, il n’y a de sérieux que la construction et l’exploitation par les compagnies existantes, y compris la septième compagnie qui succédera à la compagnie provisoire des chemins de fer de l’état ; c’est aux ressources et au crédit de ces puissantes entreprises qu’il faut avoir recours, à des conditions qui sont à débattre et qui dépendent principalement de la valeur présumée des lignes nouelles et du temps qui sera donné pour l’exécution des travaux.

Les 8,700 kilomètres qui sont classés de par le vote du parlement sont-ils tous également nécessaires et urgens à ce point que le pays soit tenu de faire de grands sacrifices pour les achever dans le délai de dix ans ? De bonne foi, personne ne le pense. Nous avons dit plus haut comment a été présentée et votée cette nomenclature de lignes dont un bon nombre, on l’avouera, n’avaient de valeur que comme monnaie électorale. Pourquoi n’a-t-on pas imité les législateurs d’avant 1870, qui, eux aussi, avaient leurs électeurs et tenaient par-dessus tout à être réélus ? Ils avaient imaginé les concessions définitives et les concessions éventuelles. Les concessions éventuelles calmaient les impatiences, sans engager témérairement les pouvoirs publics, sans compromettre le budget. Eh bien ! sur les 8,700 kilomètres précités, combien mériteraient de n’être qu’éventuels ? Combien de ces lignes, trop facilement promises, pourraient être, avec profit et sans aucun retard, converties en chemins de fer à voie étroite ou en simples tramways ! Il y a donc à distinguer entre les chemins classés en 1878, et à désigner ceux dont l’exécution doit être dès ii présent confiée aux compagnies.

A quelles conditions ? C’est l’affaire des négociateurs. La vitesse se paie, surtout en chemin de fer. Puisque l’on veut aller vite, il faut prévoir une dépense considérable. A la garantie d’intérêt qui était suffisante en 1859 il faudra sans doute ajouter d’autres stipulations, à titre d’indemnité légitime. Peut-être la prolongation des concessions, ainsi que cela a été fait en 1852, fournirait-elle une partie de la solution, en permettant de faire porter l’amortissement sur une plus longue durée et de diminuer ainsi, pour le présent comme pour l’avenir, les charges annuelles des emprunts. Il y a là des calculs très compliqués, des évaluations très difficiles, dont le gouvernement et les compagnies peuvent seuls connaître et discuter les élémens. Quoi qu’il en soit, il en coûtera beaucoup moins à l’état de faire construire et exploiter par les compagnies les lignes nouvelles rattachées à leur réseau, que de continuer et d’exploiter lui-même cette multitude de sections éparses, dont le service trop divisé entraînerait des dépenses excessives pour les frais généraux, le personnel et la traction.

Le gouvernement devra-t-il insister pour que les compagnies, abandonnant l’une des clauses fondamentales de leur contrat, laissent désormais l’état maître des tarifs ? Ce serait accroître fort inutilement les difficultés de la négociation. Si les administrateurs des compagnies ont le devoir de défendre cette clause, qui est l’unique rempart de leur société contre un arbitraire, improbable sans doute, mais cependant possible, le public n’a aucun intérêt à voir modifier une disposition qui est très inoffensive, ainsi que nous l’avons démontré en rappelant quel est, en cette matière, le contrôle incontesté de l’état. Les compagnies n’usent de leur droit que pour réduire, au profit du public, le prix des transports. Quel ministre s’est jamais plaint d’avoir rencontré de leur part résistance ou objection quand il leur a demandé, au nom de l’intérêt général, des modifications de taxes ? En ce moment même, ne se livrent-elles pas, de concert avec l’administration, à l’examen des mesures propres à simplifier les tarifs et à rendre plus faciles et plus économiques les échanges de transports entre les divers réseaux ? Plutôt que de s’arrêter à une vaine chicane d’amour-propre autoritaire, il est préférable que le gouvernement songe à donner suite aux propositions qui lui ont été soumises pour réaliser, par la réduction combinée de l’impôt et du tarif, une diminution de plus de 20 pour 100 dans le prix actuellement payé par les voyageurs et par les marchandises en grande vitesse. Est-il permis d’ajouter que ce dégrèvement paraîtrait à l’immense majorité des électeurs et des citoyens français plus généralement utile que ne le sera l’inauguration de la moitié au moins des lignes nouvelles qui sont promises ?

Parmi les nombreux documens qui ont été consultés dans le cours de cette longue étude, et au moment de conclure, nous relevons, dans un discours prononcé à la chambre des députés le 20 mars 1877 par M. Christophle, ministre des travaux publics, les paroles suivantes :

« J’ai dit qu’écartant la question du rachat, j’avais été amené nécessairement à rechercher s’il n’y avait pas dans le système actuel un modus vivendi, un moyen de concilier toutes choses, d’assurer les droits de l’état, de sauver les compagnies menacées (les Charentes, la Vendée, etc.) et enfin de donner satisfaction aux populations par l’achèvement du réseau. Eh bien ! ma conviction profonde, c’est que le système de 1850 peut encore nous donner cette solution à l’heure actuelle, comme il nous l’a donnée dans les années qui ont précédé. Ce sera sans doute à des conditions nouvelles, et, sur ce point, je me trouve entièrement d’accord avec l’honorable M. Allain-Targé. Oui, le système de 1859 peut nous donner satisfaction ; il nous la donnera nécessairement si. nous voulons encore une fois en user. »

Cette opinion, exprimée si résolument en 1877 par l’ancien ministre des travaux publics, conserve toute son autorité et toute sa force à la veille des décisions à prendre sur la question des chemins de fer en 1882.


C. LAVOLLEE.

  1. Voyez dans la Revue du 15 juillet 1875, la Question des chemins de fer en 1875.
  2. Parmi ces écrits nous citerons ceux de MM. Jacqmin, Laugel et Brière, qui ont été publiés dans la Revue, ainsi que les études de MM. de la Gournerie, Krantz, Emile Level, Léon Say, Aucoc, P. Leroy-Beaulieu. Le ministère des travaux publics a fourni sa large part de documens ; l’Album de statistique graphique, rédigé sous la direction de M. E. Cheysson, ingénieur en chef des ponts et chaussées, retrace sous une forme aussi attrayante qu’instructive tous les détails de la statistique des chemins de fer.
  3. Le Rachat des chemins de fer, par M. Léon Say. (Journal des économistes, décembre 1881.)
  4. Dans ses Études économiques sur l’exploitation des chemins de fer, M. de La Journerie a publié une dissertation très approfondie sur le principe des tarifs.