La Question des dîmes au pays de Galles et l’Agitation non-conformiste

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La Question des dîmes au pays de Galles et l’Agitation non-conformiste
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 570-599).
LA
QUESTION DES DIMES
AU PAYS DE GALLES
ET
L’AGITATION DES NON-CONFORMISTES

C’est le privilège des peuples libres, non le moins précieux, que rien ne ralentisse leur activité et que les questions les plus diverses et aussi les plus délicates soient incessamment portées au tribunal de l’opinion. La tâche d’un gouvernement est singulièrement facilitée lorsque l’éducation politique des masses n’est plus à faire et que celles-ci ont marqué, par des démonstrations significatives, où vont leurs vœux et leurs préférences. Peut-être n’y a-t-il pas de pays où l’idée prédominante, lente parfois à se dégager, mais irrésistible à la longue, exerce sur la direction des affaires autant d’influence qu’en Angleterre. L’attention publique y est continuellement en éveil; elle suit sans effort, et au début sans curiosité apparente, la marche incertaine des événemens, et c’est souvent lorsqu’on la croit désintéressée qu’elle surveille avec le plus de vigilance le cours des débats et des polémiques. Que n’a-t-on pas déjà dit, par exemple, sans que la moindre émotion se soit manifestée, de la séparation de l’Église et de l’État, grosse réforme avec laquelle la nation est loin d’être familiarisée, mais dont elle s’occupe peut-être plus qu’on ne le pense, depuis que des hommes considérables la lui ont fait entrevoir comme la solution de l’avenir? Dans une adresse à ses amis du Midlothian, M. Gladstone, en 1885, se défendait des jugemens anticipés et des prophéties téméraires; mais il admettait lui-même la possibilité de modifications radicales lorsqu’il déclarait que, quel que lût le sort réservé à l’église nationale, elle trouverait dans l’appui moral et matériel de ses membres de quoi faire face à toutes les éventualités. Encore que le sujet ait été à peine effleuré et qu’il ne s’agisse nullement, à l’heure actuelle, de bouleversemens aussi graves, on estime, dans certains milieux, que la situation présente n’est pas éternelle. L’alliance avec l’État des confessions épiscopale et presbytérienne, à l’exclusion de toutes les autres, n’est pas sans inconvéniens, prête d’ailleurs à des critiques dont les esprits impartiaux n’ont pas méconnu la justesse. Depuis le 1er janvier 1871, l’Irlande protestante est en possession d’une administration séparée. C’est une assemblée indépendante, le synode général, qui dirige les intérêts de la communauté, gouverne et nomme aux emplois; pourquoi n’en serait-il pas de même de l’Angleterre, ou, si la discussion n’y est pas mûre, tout au moins du pays de Galles, si résolu, si ardent, depuis quelques années, à réclamer son autonomie religieuse? Oui, c’est un fait; la pittoresque principauté, habitée par une population de travailleurs paisibles, endurans, fidèles à la couronne, est décidée à secouer le joug et à obtenir gain de cause. Par l’organe de ses représentans au parlement britannique, elle fait valoir en sa faveur non-seulement des argumens historiques, mais ce qu’elle appelle les inconséquences et les injustices de la position où elle est placée. Elle demande que liberté lui soit rendue, que ses ressources, les contributions qu’on lui arrache, n’aillent pas à un culte officiel qu’elle repousse, mais bien aux pasteurs qu’elle a choisis, derrière lesquels elle s’est depuis si longtemps engagée dans la voie schismatique. Elle voudrait rompre les liens qui l’enserrent, être affranchie notamment de ce paiement de la dîme dont l’église d’Angleterre jouit encore et qui forme, avec le fonds administré par les ecclesiastical commissioners le plus clair revenu des ministres de la religion nationale. A l’appui de leurs revendications, les comtés gallois produisent des raisons qui ont paru si décisives que les personnalités les plus en vue du parti Libéral, séduites et convaincues, ont pris en main la défense des opprimés. Ce n’est point, sans doute, une thèse sans valeur et sans équité que celle qui a pour avocats des hommes comme l’illustre leader de l’opposition, des parlementaires de l’expérience de lord Derby, du mérite de sir William Harcourt et de sir George Trevelyan, — ou de l’éloquence de M. John Morley.

Cinq ans se sont écoulés depuis le commencement du conflit, et les controverses passionnées des ennemis ou des soutiens de l’ordre de choses n’ont pas épuisé l’intérêt que le royaume-uni prend à la solution du problème. A vrai dire, les griefs du pays de Galles figureront sur plus d’un programme lorsque les électeurs se réuniront dans leurs comices. Les innombrables documens qu’a publiés l’Eglise pour conjurer le danger qui la menace et répliquer de son mieux aux séparatistes ont été rétorqués par la presse, les conférenciers, les adversaires de toute sorte des conservateurs et des évêques. Mais comme, tant qu’elle existe, la loi est sacrée, on a supplié la principauté de ne pas gâter, par des violences stériles, la bonté de sa cause. Des troubles, promptement réprimés d’ailleurs, se sont élevés çà et là dans celles des régions galloises qu’a le plus affectées la situation malheureuse de l’agriculture. Fermiers et paysans ont résisté à l’autorité, sont entrés en lutte ouverte avec les percepteurs ecclésiastiques. Des deux côtés il y a eu explosion de ressentimens et de colères. Le peuple, cela est vrai, n’a pas toujours su garder vis-à-vis des agens épiscopaux le calme et le sang-froid nécessaires. Nous donnerons le récit des incidens qui se sont produits à l’occasion de cette petite guerre intérieure, mais on nous saura gré de rappeler, au préalable, les origines très discutées de l’établissement de la dîme en Angleterre et les circonstances qui, en éloignant les Gallois de la communion anglicane, les ont peu à peu transformés en dissidens et jetés dans les bras des réformateurs non-conformistes.


I.

Lorsqu’il y a mille ans environ, un roi des Saxons occidentaux, Ethelwulf, partait pour Rome, où l’appelait le souci de son salut et de ses intérêts spirituels, il ne se doutait pas qu’à son retour il trouverait son royaume en grand danger. Pendant son absence, Aestan, évêque de Sherbourn, ouvertement encouragé par la noblesse, avait essayé de le détrôner. On voulait confier le gouvernement au fils aîné du monarque, Ethelbald, probablement d’humeur plus accommodante que son père, et à qui on espérait aisément arracher les biens temporels dont on convoitait la possession. Le roi composa; il réunit à Winchester les princes tributaires, les grands et les évêques, et c’est de l’accord général qui résulta des pourparlers et des conférences que prit naissance l’institution de la dîme en Angleterre, ou du droit, en faveur du clergé, à la dixième partie des bénéfices de la couronne. L’église de Saint-Pierre l’apôtre fut, en 855, le lieu solennel de consécration de cet acte important. Plus tard, Guillaume le Conquérant et les souverains qui lui succédèrent ont confirmé sans difficulté les privilèges ainsi obtenus; malgré les affirmations contradictoires, il semble donc établi que la dîme ne provient nullement de libéralités particulières, mais qu’elle a été, dès le début, une concession de l’Etat, concession plus ou moins volontaire dont il dépend de lui de suspendre ou d’arrêter les effets. Le peuple ne s’accommodait pas volontiers de cet impôt. Il résistait, cherchait à dissimuler le montant de son revenu, ne s’exécutait qu’après une troisième sommation d’acquitter la taxe. L’Eglise frappait les récalcitrans de sentences d’excommunication, lançait les foudres des censures ecclésiastiques, et le pouvoir lui venait en aide, mettait à son service les rigueurs d’une législation primitive. Sous le règne d’Alfred, on pourchasse les auteurs de déclarations mensongères, on oblige les imposés à affirmer, sous serment, quelle est la valeur et l’étendue de leurs biens, on applique impitoyablement aux suspects l’amende ou la confiscation pure et simple. Chaucer, dans son Ploughman’s tale (récit d’un laboureur), donne assez bien l’idée des mœurs de l’époque lorsqu’il s’écrie, à propos des exactions que commettaient les titulaires de certaines paroisses :


For the tithing of a ducke
Or an apple, or an aye
They make men swere upon a boke,
Thus they foulen Christ’s fay.


« Pour la redevance d’un canard, d’une pomme ou d’un œuf, ils font jurer les hommes sur un livre, avilissant ainsi le culte du Seigneur. »

Il y avait deux sortes de dîmes : les grosses et les menues. Les premières étaient perçues sur les céréales et la production fourragère : le froment, l’orge, l’avoine et le foin. Les secondes s’attaquaient au droit de pâture, aux légumes et aux fruits, plus tard on y comprit la pomme de terre. Le lin, le chanvre, le miel, le houblon, les graines n’échappaient pas à la taxation. Tous les dix jours, le fait cessait d’appartenir au propriétaire de la vache, faisait retour au possesseur régional de la dîmée ; le prélèvement d’un dixième sur la volaille, les œufs, les animaux domestiques, accroissaient encore les charges des agriculteurs, pendant que l’impôt sur le gain personnel et les salaires visait déjà le revenu. Tout cela existe toujours, sous une autre forme cependant. Le 13 août 1836, le Tithe commutation act modifiait complètement l’ancien système. Des dispositions nouvelles étaient adoptées; elles consistaient dans la transformation des différentes classifications de la dîme en une taxe unique sur les biens-fonds (rent charge). Au lieu de l’impôt en nature qu’il fallait apporter à la paroisse à des époques indéterminées, variables avec les saisons, incertaines comme la moisson des champs ou du verger, on s’en tenait à une moyenne de la production évaluée en argent à dire d’experts, on la prenait désormais pour base du bénéfice de l’Église. Deux commissaires royaux désignés par les ministres, un troisième à la nomination de l’archevêque de Canterbury, étaient chargés de l’exécution de la loi ; ils déléguaient une partie de leurs pouvoirs à des fonctionnaires de moindre importance investis du soin de parcourir le pays, de procéder aux estimations et aux calculs. La tâche était délicate entre toutes ; il fallait garder le terrain conquis, le clergé n’eût pas souffert que l’apuration des comptes le laissât en déficit; mais, en même temps, on avait l’ordre d’apaiser, le plus possible, les rancunes et les défiances; assurément, c’était une besogne ardue que de concilier des intérêts aussi directement opposés ; on s’en tira du mieux qu’on put.

Notons ce point : il s’agissait toujours d’un usufruit, la loi n’investissait nullement l’Eglise du droit de propriété. Le pouvoir législatif, en 1836, — et, plus avant dans l’histoire, le grand conseil de la nation, — étaient intervenus pour modifier et régler à leur manière les conditions de jouissance. Le fait seul que leur compétence n’était pas contestée indiquait suffisamment que les trois termes de la souveraineté britannique : — Le monarque, les lords et les communes, — étaient effectivement restés les maîtres. Au reste, le changement s’opérait sous le contrôle d’agens de l’État. Dans la pensée du gouvernement, l’Église n’était pas autre chose qu’un corps entretenu et salarié pour accomplir certains devoirs, de même qu’il existe une magistrature rétribuée pour rendre la justice, une armée pour défendre le territoire. Quant au mode de paiement de la corporation religieuse, il s’était autrefois effectué, cela est vrai, en tout autre chose qu’en valeurs monétaires ; mais de ce qu’une rente avait été territoriale, il ne s’ensuivait pas qu’elle dût, avec les années, se transformer en propriété au profit de l’usufruitier. Il convient en outre de rappeler que l’État a toujours reçu l’hommage des ministres des autels, qu’il a déterminé de temps à autre l’usage auquel les dîmes étaient applicables, qu’il a proclamé et maintenu la suprématie de ses cours sur les cours ecclésiastiques du royaume, spécialement dans les litiges relatifs au droit à l’impôt dont il s’agit. D’ailleurs, si la législation astreignait les citoyens à se dessaisir d’une partie de leurs biens en faveur du clergé de leur paroisse, si elle avait permis que certains domaines fussent réservés aux archevêques et aux évêques, aux doyens et aux chapitres, c’étaient là autant de droits individuels et rien de plus. Dignitaires et curés jouissaient de leur douaire pour la vie, mais il leur était interdit, en tant que communauté constituée, de disposer de l’ensemble de cet avoir. L’Angleterre n’eût pas toléré une semblable mainmise sur le sol national et comme la création d’un nouvel état égal à l’autre en influence et en richesse, en attendant qu’il réussît à le dominer.

Ainsi, pendant la période historique qui va des monarques saxons et danois jusqu’à la réforme, la situation de l’Église semble nettement définie. Aucun texte ne l’autorise à s’attribuer un droit de possession aux biens dont on lui a concédé la jouissance. Bien plus, il n’y a pas trace de fédération organisée des privilèges et des forces du clergé. Les paroisses ont des revenus séparés, entièrement distincts les uns des autres. Elles sont, au point de vue financier, aussi autonomes, aussi maîtresses de leur gestion que la a corporation » d’une ville anglaise quelconque est, de nos jours, indépendante de celle de Londres ou de toute autre cité. Qu’il y eût union dans la foi et la discipline, cela est évident, mais l’accord n’allait pas plus loin. Chaque ecclésiastique était doublé d’un administrateur qui percevait, dépensait, réglait pour le compte de son vicariat ou de sa cure. £t cela était également vrai en ce qui touche les évêques. Qu’arriva-t-il, en conséquence, lors des luttes qui se terminèrent par l’établissement de la religion réformée? La législature de l’époque ne parut pas se douter qu’il pût y avoir, au-dessus ou à côté d’elle, une souveraineté supérieure à la sienne. Elle persista à considérer l’Église comme une institution nationale, s’alimentant à des sources qu’elle avait ouvertes elle-même, et persévéra dans cette manière de voir avec autant de liberté que s’il se fût agi de toucher à l’administration de la guerre ou de la marine. Il y eut si peu transfert légal et obligatoire des douaires de l’ancienne communauté spirituelle à la nouvelle, que l’État jugea à propos d’en faire passer une grande partie dans le domaine séculier. Puis, Edouard VI confia à une commission de prélats le soin de tracer le plan d’un service liturgique ; après quoi, le parlement lui-même décida que la dîme continuerait d’être exigible et que le produit en serait appliqué aux ministres du culte nouveau. Est-il besoin d’insister davantage? Ces réminiscences historiques prouvent suffisamment que les conformistes ne peuvent pas réclamer les douaires comme appartenant en propre à leur confession. Les représentans élus du royaume peuvent toujours les en dépouiller, et c’est à tort qu’ils crieraient, le cas échéant, à la spoliation et au sacrilège.

Ces conclusions, il est à peine besoin de le dire, ne sont pas acceptées par ceux dont elles menacent si directement les privilèges. L’Église d’Angleterre est volontiers belliqueuse; elle répond vigoureusement aux attaques, porte au besoin la lutte dans le camp de ses agresseurs. On se bat à coups de pamphlets ; d’anciens textes oubliés, presque altérés par la moisissure des âges, reparaissent au grand jour, copieusement commentés par la foule subtile des théologiens scolastiques. Mais ce ne sont là, pour le moment, que passes d’armes brillantes, et il s’écoulera du temps avant qu’on n’en vienne à des corps à corps meurtriers. Nous l’avons dit, si la situation du clergé national n’est pas sérieusement ébranlée en Angleterre, elle est beaucoup moins solide, chancelante même, dans la principauté de Galles, où l’immense majorité de la population est nettement anticonformiste. Obligé de subvenir aux besoins du culte dissident qu’il professe, le peuple proteste bruyamment contre la dîme et contre cette dure nécessité de pourvoir à l’entretien dispendieux d’un état-major isolé de recteurs et d’évêques. Depuis quelques années, le conflit est arrivé à l’état aigu, et, ce qui en rendra le règlement tôt ou tard inévitable, c’est que l’antagonisme n’est pas ne d’hier, qu’il dure depuis des siècles, et qu’à une époque de progrès et de liberté il faut bien que la liquidation se tasse et que les choses rentrent dans l’ordre. Les Gallois reprochent aux ministres du culte anglican d’avoir systématiquement méconnu leurs aspirations, abandonné leurs ancêtres au paganisme, persécuté les défenseurs de leurs intérêts spirituels. Ces violences passées, ils ne les regrettent pas, ils en parlent avec la fierté de gens qui, après les avoir bravées, en ont triomphé et puisent dans la grandeur même des périls qu’ils ont eu à vaincre les forces nécessaires pour continuer le combat. La moralité, la vertu, la tranquillité bien connues qui sont l’orgueil du pays de Galles et l’ornement de ses paisibles retraites, à qui les doit-on, si ce n’est à ces humbles méthodistes qui ont si heureusement dirigé la conscience et l’honnêteté instinctive de leurs adhérens? Comment se fait-il qu’à l’inverse de l’Angleterre, où la statistique criminelle fournit des chiffres si élevés, la session des assises galloises soit souvent close le jour même de son ouverture, faute de criminels à juger? C’est qu’en s’affranchissant du joug des religions imposées, les comtés recueillaient un bien plus précieux encore que la liberté. Ils revenaient à l’élévation native, à la simplicité de mœurs des temps passés, qualités remarquables qu’ils avaient lentement perdues au contact de maîtres arrogans et d’une conduite désordonnée, lorsqu’elle n’était pas simplement méprisable.

Rappelons les faits. L’église primitive du pays de Galles semble avoir pris naissance à l’époque de l’occupation romaine. Son indépendance disparut avec l’arrivée des conquérans de Normandie. Guillaume et ses successeurs avaient une politique arrêtée qu’ils entendaient faire prévaloir, coûte que coûte. Ils, voulaient annihiler la nationalité galloise, en englober dans la masse britannique les élémens séparatistes. La préoccupation de ces princes fut de placer à la tête de l’église locale des évêques étrangers au pays, hommes de paille ou hommes d’affaires, dont ils avaient escompté l’obéissance et qui n’hésiteraient pas à sacrifier, au besoin, le bien de leurs ouailles aux désirs et aux conceptions de la couronne. Non-seulement on n’exigeait pas d’un prêtre qu’il parlât le dialecte de la principauté, mais le fait seul qu’il le connût faisait obstacle à sa candidature. Il fallait avant tout un clergé docile, dont il n’y eût pas lieu de craindre qu’il s’associât de trop près aux vœux des fidèles. Il ne restait à ces derniers, pour se défendre, que le recours à leurs protecteurs naturels, c’est-à-dire aux chefs indépendans qui du milieu du XIe siècle jusqu’à la fin du XIIIe ont gouverné le pays. Sous Henri III, une protestation est adressée au pape par le prince régnant de Galles, document curieux qui retrace avec une éloquence touchante les griefs de la population opprimée :

« Et tout d’abord nous nous plaignons que l’archevêque de Canterbury envoie à la tête de nos diocèses des évêques anglais, ignorans de notre langue et de nos usages et ne pouvant, en conséquence, prêcher et confesser qu’au moyen d’interprètes.

« Hélas! ce n’est pas tout. Les prêtres n’éprouvent pour notre patrie que des sentimens d’éloignement, presque de haine. Ils se désintéressent du salut de nos âmes, et n’ont au cœur d’autre ambition que celle de nous dominer. Trop rarement ils daignent accomplir parmi nous les devoirs de leur ministère. Nous serons bientôt dépouillés de tout, à la façon dont on voit qu’ils s’enrichissent. Ils transportent en Angleterre, consomment et dépensent dans les abbayes et les terres qu’ils tiennent de la générosité du monarque, les biens de toutes sortes qu’ils ne cessent de nous ravir. Semblables à ces Parthes perfides dont le dernier trait à l’ennemi était toujours le plus meurtrier, ils se retournent et, du pays voisin, lancent sur nos têtes l’excommunication redoutée.

« Malheur à ceux qui prennent les armes pour se défendre contre l’invasion des Anglais! Leurs champs, leurs maisons, leurs fermes sont placés sous interdit par le seigneur archevêque. Que de misères et de ruines! Ceux d’entre nous qui succombent, le fer à la main, dans les plaines ensanglantées, emportent au tombeau la malédiction des ministres du ciel. »

Et vox clamabat in deserto. Les gémissemens de la malheureuse population galloise n’éveillaient au-delà des Alpes aucun écho. Elle n’était pas au bout de ses peines. Elle avait à traverser bien d’autres épreuves avant d’arriver à une époque de parlementarisme et de liberté où elle demanderait, non plus en suppliante mais au nom du droit, la disparition définitive des restes d’un funeste passé. En attendant, elle se détournait peu à peu de la foi catholique. La désaffection grandissait. L’Évangile à la main, des moines, des frères prêcheurs, revêtus de l’habit régulier, parcouraient le pays, préparaient, sans qu’on s’en doutât, la déchéance de Rome. Symptôme curieux, ces prédicateurs représentaient déjà l’opposition. Ils étaient les précurseurs inconsciens de cette armée de propagateurs non-conformistes, — wesleyens, baptistes, méthodistes-calvinistes, — qui, se séparant plus tard avec éclat de la religion anglicane, s’empareraient peu à peu de la direction spirituelle de la principauté.

La réforme laissa le peuple gallois presque indifférent. Il avait trop souffert sous la domination du clergé romain, pour en déplorer la défaite. D’ailleurs les Tudors, dont un descendant occupait le trône à l’heure même où le papisme était renversé, n’étaient-ils pas d’origine galloise ? Ne pouvait-on pas raisonnablement espérer que la maison souveraine couvrirait de sa protection la race fière et vaillante à laquelle elle appartenait ? Une ère nouvelle allait s’ouvrir, il n’était pas défendu de croire qu’elle inaugurerait la justice. On fut bientôt détrompé. La plupart des historiens qui ont conté les débuts du protestantisme et la manière dont s’opéra le transfert au culte nouveau des privilèges de l’église dépossédée constatent que les exactions continuèrent. À vrai dire, le pays de Galles entrait dans la période tragique de son histoire. Le comté de Merioneth, pauvre et dépeuplé, plie sous le faix des contributions dont on l’accable pour constituer l’évêché de Lichfield. On extorque au Carnarvonshire un impôt spécial dont le produit est affecté à l’entretien d’une paroisse voisine, purement anglaise, celle de Chester. Dans le Sud, les terres sont au pillage. À propos de rien, pour un caprice, on confère à des laïques étrangers au sol le droit du dixième sur les biens des habitans. L’illusion du peuple n’avait pas duré. Il voyait bien, et il ne se gênait pas pour le dire, que, si la façade était différente, la bâtisse restait la même, édifiée qu’elle était sur la cupidité des hommes. Dès lors, c’est à qui se détournera de ministres avides, à qui affichera avec le plus de résolution intrépide le mépris de leurs hypocrites doctrines. Les temples sont abandonnés ; le clergé, sûr de ses prébendes, ne fait aucune tentative pour y ramener les fidèles. En 1565, le siège de Llandaff est sans titulaire, on ne trouve personne qui consente à l’occuper, les diocésains y étant ruinés et si misérables que le poste ne rapporte rien. À Bangor, malgré le droit au mariage qu’a proclamé la rénovation religieuse, pasteurs et dignitaires vivent de scandaleuse façon, entourés de femmes galantes. En 1587, l’évêque de Saint-Asaph est accusé de malversation. On découvre qu’il n’a pas moins de seize sources de revenu et que les sommes exorbitantes qu’il en tire sont secrètement envoyées par lui et mises à l’abri en Angleterre.

Alors parut un apôtre qui entreprit de mettre un terme à tous ces malheurs. John Penry, Gallois de naissance, mais avant successivement passé par Oxford et par Cambridge, s’éprend pour ses compatriotes d’un zèle dont aucun obstacle ne refroidira désormais la brûlante ardeur. Il parle, on l’écoute, et partout il commande le silence d’un geste imposant de patriarche. Bientôt, c’est dans un pamphlet qu’il déverse le courroux et l’indignation de son âme. Il s’adresse à Elisabeth et au parlement, il représente avec force à ces deux moitiés de la souveraineté britannique l’état d’abandon spirituel où est tombé le pays de Galles. De tous côtés, ce ne sont que ténèbres et désolation ; la chaire est déserte, s’écrie-t-il, le clergé ne réside même plus à son poste, il est immoral, rapace, cruel, volontairement ignorant des besoins et de l’idiome du peuple. L’affliction générale est à son comble, que le pouvoir prenne garde à l’exaspération populaire ! Il continue et ses conclusions enflammées sont portées à la barre de l’assemblée par un des membres de la députation locale. L’insuccès de sa protestation pouvait-il être douteux? Le livre est aussitôt saisi, l’auteur jeté en prison; mais il était de ces esprits fortement trempés qu’aucune persécution ne décourage ou n’effraie. Libéré, il recommence; il semble qu’il ait soif de tortures et qu’il entrevoie, très haut, hors de la portée du regard des hommes, une main visible pour lui seul, prête à déposer la couronne sur sa tête enfiévrée de martyr. Il publie ses exhortations « aux sujets et aux lieutenans de Sa Majesté dans la principauté, » et il s’exprime avec plus de véhémence que jamais : « O évêques de Galles, vous savez et tout le pays sait aussi que vous avez appelé aux fonctions sacrées des vagabonds, malandrins et batteurs d’estrade qui ont choisi le saint ministère pour s’y réfugier et y commettre en paix leurs péchés. Vous les avez autorisés à célébrer le culte, n’ignorant pas qu’ils étaient voleurs, blasphémateurs et adultères. Si vous continuez de tolérer leur présence et d’affamer les âmes de vos brebis innocentes, dites, oserez-vous affirmer encore que vous avez quelque considération pour la gloire du Seigneur et le salut de son troupeau? »

Celui qui osait parler ainsi ne devait pas poursuivre impunément sa fougueuse croisade. En mars 1593, après un procès dont les contemporains écrivent qu’il fut déshonorant pour les tribunaux de Marie Tudor, Penry payait de sa vie son audacieuse franchise. Il monta sur l’échafaud et supporta avec la plus admirable constance la vue et l’odieux contact du bourreau. Comme au plus vil des malfaiteurs, on passa la corde au cou du héros, et son corps se balança dans le vide. Whitgift, archevêque de Canterbury, avait été le premier, le plus empressé à signer l’ordre d’exécution. Aux yeux de la postérité, l’acte du prélat établissait que le condamné n’avait pas calomnié les hommes dont il dénonçait au monde la barbarie et les vices. Au reste, trente ou quarante ans après la mort de Penry, le vicaire de Llandovery, Rees Pritchard, poète et homme d’église, reprenait ses accusations, commençait une campagne presque aussi violente que la sienne et dans un recueil de vers resté célèbre, représentait sous des couleurs infamantes les principaux chefs de la secte anglicane.

Tant d’indignités d’une part, de protestations persévérantes de l’autre avaient remué profondément les esprits, hâté l’heure où les dissidens disposeraient de la direction des consciences. Çà et là, ce qu’on a nommé d’abord l’inconformity commençait à apparaître. Les rapports adressés en 1633 à Charles Ier par l’épiscopat signalent la naissance du mouvement, parlent avec sévérité de quelques cas d’indiscipline. Des membres du clergé se sont séparés de l’Église, ont osé rompre publiquement avec elle. Le châtiment ne s’est pas fait attendre; les coupables ont été dépouillés de leur emploi et de leurs privilèges, mais les voilà libres et ils vont se livrer à un prosélytisme effréné. Ils ne réussissent que trop, au gré de leurs anciens maîtres, à recruter des adeptes, à former un parti d’opposition, sorte de fronde religieuse dont on ne parviendra plus à arrêter les progrès. En 1662, ils sont traqués de tous côtés, poursuivis jusque dans les montagnes, à travers les défilés escarpés où ils se glissent pour courir à des réunions de nuit, y recevoir le mot d’ordre des affiliés et des frères. Le peuple les y suivait, sans grand zèle d’abord, tremblant à l’idée des représailles épiscopales. On se cachait, on avait l’effroi de la lutte ouverte et c’est au fond des bois et des cavernes que ces timides conspirateurs organisaient leurs complots. Quelquefois, un incident, la nomination d’un personnage détesté, bouleversaient les résolutions et déchaînaient les colères. Quand le pouvoir appelle à Bangor l’évêque Hoadley, ce choix irrite tellement les paroissiens, qu’ils massacrent presque un prêtre irlandais que, par une méprise déplorable, ils ont confondu avec lui. A la nouvelle de cet attentat, le titulaire du siège, épouvanté, repasse en Angleterre, s’y fixe et y jouit paisiblement pendant six ans des bénéfices attachés à sa charge.

Cependant, à la restauration des Stuarts et dès l’avènement de Charles II, une des plus vives préoccupations du pouvoir fut de porter aux non-conformistes des coups dont on espérait bien qu’ils ne se relèveraient jamais. L’Act of unîformity déclare leur propagande illégale. Le conventicle act interdit aux sujets de la reine d’assister aux meetings et exercices religieux des schismatiques, sous peine d’une amende de cinq schellings, qui sera doublée à la récidive. Quant aux prédicateurs et aux propriétaires des immeubles où ont lieu ces réunions d’impies ils seront frappés d’une peine pécuniaire de vingt livres sterling s’ils osent, les uns par des discours, les autres par une complicité matérielle, pousser à la désobéissance et encourager l’hérésie. La loi fait appel aux plus mauvais sentimens, provoque l’espionnage et le récompense, promet aux dénonciateurs un tiers des confiscations prononcées. Renforçant encore l’extrême sévérité de ces règlemens, une prescription impérieuse défend aux pasteurs hétérodoxes de s’éloigner de plus de cinq milles de la ville ou de la paroisse où ils exerçaient leur ministère aux temps où ils prêchaient encore les enseignemens de la saine doctrine. Montrés au doigt, traités en pestiférés, chassés des emplois civils et des écoles, les délinquans incapables de payer l’amende sont incarcérés par les officiers du fisc. Le bétail, la propriété des plus riches sont séquestrés, vendus au délateur à des prix dérisoires. Les prisons regorgent de monde. Il n’y a plus de place pour les criminels de droit commun. On laisse en liberté les voleurs et les assassins, dangereuse engeance à coup sûr, combien moins condamnable pourtant que la bande détestée des relaps et des renégats!

Mais en matière religieuse surtout, est-il rien de plus maladroit, de plus impuissant que la persécution et les menaces? Au cri de « Vive le roi! » une population mercenaire, soudoyée par le clergé et par la noblesse, saccage les édifices du culte nouveau, rase les humbles chapelles construites à la hâte, tremblant encore sur leurs assises mal assurées. Vains efforts! rien n’empêchera le triomphe d’une cause à la tête de laquelle se sont placés les disciples de Penry, des hommes de l’énergie de Howell Harris, le fondateur du méthodisme gallois, de William Steward et de Daniel Rowlands. Honnis, couverts de boue et d’immondices, lapidés même, ils se relèvent et rien n’abat leur indomptable courage. En 1740, à Hay, dans le Breconshire, Steward est tué dans la rue. Accourus à sa voix défaillante, ses partisans sont cernés, dépouillés de leurs vêtemens, flagellés en place publique. Qu’importe! le non-conformisme a dans la principauté de si profondes racines que les excès de ses adversaires, loin de l’affaiblir, l’affermissent et le consolident. A partir de la moitié du XVIIIe siècle, ce qu’on pourrait nommer la renaissance religieuse du pays de Galles prend un essor définitif, se prolonge avec des fortunes diverses jusqu’en 1811, époque à laquelle les associations méthodistes récemment formées sont reconnues. Au reste, l’act of toleration avait rendu moins douloureuses les dernières années du conflit. Le peuple n’en avait pas moins, pendant cent ans, vaillamment résisté à des entreprises désespérées. Il s’était attaché de tout son pouvoir à des hommes dont l’existence modeste, ennemie du luxe et du faste, empruntait de la pauvreté, du renoncement aux biens de ce monde, du martyre même, un caractère de grandeur qui l’avait touché. Entre eux et lui le pacte est scellé, et nul n’en conteste aujourd’hui l’inébranlable solidité.


II.

Ainsi, aux péripéties de la bataille, à l’amertume des revers et à la joie des triomphes, à l’acharnement des combattans lassés peut-être, mais toujours sur la défensive, succédait une période de calme durant laquelle les adversaires s’efforceraient de vivre en paix. La lutte aboutissait à une sorte de trêve qui impliquait la reconnaissance tacite des droits respectifs des deux partis. Les dissidens organisaient leurs forces, en faisaient avec fierté le dénombrement, comme s’ils eussent voulu montrer au monde qu’ils étaient bien les vainqueurs et que le terrain lentement conquis leur appartenait à jamais. Ils pouvaient, à bon droit, s’enorgueillir. Depuis le mois de novembre 1639, qui fut témoin de la fondation du premier temple non conformiste, jusqu’à l’époque actuelle, des obstacles avaient ralenti leur marche, sans réussir à l’arrêter. En 1715, ils possédaient 110 édifices, cent ans après ils en comptaient 993. En 1846, un relevé établissait que le service dominical était suivi par 11,242 fidèles de la religion anglicane pendant que 90,415 opposans envahissaient les lieux consacrés aux croyances séparatistes. Plus tard, en 1851, un recensement constate que la population de Galles, y compris le comté de Monmouth, se compose de 1,188,914 individus. L’église d’Angleterre y a construit, pour son culte, 1,180 bâtimens pouvant contenir 300,000 personnes, mais qui ne sont en réalité fréquentés que par 138,000 adhérens. L’autre, la confession populaire, en a bâti 2,826, avec 629,000 places dont 473,000 sont régulièrement occupées. Au cours d’une année très rapprochée de la nôtre, de nouvelles et patientes investigations ont évalué à 1,574,000 le nombre total des Gallois et à 1,100,000 celui des membres des sectes libres, indépendans, calvinistes-méthodistes, baptistes ou wesleyens. Le reste, c’est-à-dire 474,000, forme le noyau des non-pratiquans d’abord (on estime qu’ils ne sont pas moins de 200,000), puis des catholiques (50,000), enfin des partisans de la religion officielle qui ne dépasseraient pas le chiffre de 225,000 et ne représenteraient, dès lors, qu’un septième des habitans de la principauté. Ces calculs n’ont pas été contestés. Dans la plupart des centres urbains et ruraux, l’église d’Angleterre n’a d’autres soutiens que les classes riches avec leur cortège de serviteurs, de fermiers et de gens à gages. Elle est toute-puissante dans ces stations pittoresques de la côte dont un patronage aristocratique a consacré l’élégance. Postes enviés, séjours de prédilection du clergyman ambitieux ennemi de la méditation et du silence ! On l’y entoure, on l’invite, on le recommande à ses supérieurs ; s’il a du talent ou de l’intrigue, il y a des chances pour qu’il arrive à l’épiscopat. À celui-là, il ne faut pas montrer les statistiques, parler de la désaffection constante des masses. D’un geste, il montrerait la foule brillante qui s’écoule lentement du temple, après avoir entendu un sermon qu’elle juge admirable. Que si on consulte le voisin, le révérend moins favorisé dont le vicariat isolé se dresse dans l’intérieur du pays, quel changement, quelle tristesse, et aussi quelles doléances ! Le lieu est vide où il officie, les bancs de bois ont conservé le vernis des premiers jours. Certes, il a autant d’éloquence que son heureux collègue du bord de la mer, mais à qui n’a pas d’auditoire de quoi servent l’onction, la science théologique et la facilité de parole ? Au fond, ils sont l’un et l’autre le jouet d’une illusion. Que la faveur ou le hasard les ait, ou non, inégalement partagés, ils n’en sont pas moins à cent lieues du peuple et il suffit, pour n’en pas douter, de jeter les yeux sur la foule qui encombre à quelques pas de là l’étroite porte de la chapelle dissidente.

Au sein du parlement britannique on s’est plusieurs fois occupé de la gravité de cette situation. Dans quelques villes importantes, véritables colonies anglaises, la proportion des amis du culte anglican est peut-être d’un habitant sur cinq ; à la campagne, dans les districts ruraux, elle n’est plus que d’un sur douze. Comment s’étonner que les représentans politiques de la contrée aient si souvent insisté sur l’injustice qu’il y avait à exiger des Gallois qu’ils continuassent à subventionner une religion qu’ils ne pratiquent pas ? Pour subvenir à la construction et à l’entretien de leurs propres édifices ainsi qu’au traitement de leurs prêtres, ils dépensent 300,000 livres sterling par an et il faut qu’à ces charges considérables, mais volontaires, s’en ajoutent d’autres bien plus pesantes parce qu’elles sont obligatoires. « Pareille atteinte à la liberté d’une population tout entière ne se conçoit ni ne se justifie, s’écriait récemment le député de la division de Rhondda. Il n’y a aucune raison pour que la principauté plie encore sous le poids d’un impôt détesté, alors qu’on en a affranchi l’Irlande qui se trouvait, religion à part, dans des conditions toutes semblables. Qu’on ne parle pas de l’utilité qu’il peut y avoir à conserver la secte officielle à côté de l’autre, pour amender ou moraliser nos montagnards; ce sont, nul ne l’ignore, les plus vertueux citoyens du royaume-uni. » Ce dernier trait est exact, et on découvrirait la preuve de l’extrême adoucissement des mœurs galloises dans l’allocution que le lord chief justice Cockburn adressait, en 1866, aux gentlemen du grand jury d’Anglesey. « Messieurs, disait-il, je vous félicite, cette année encore, votre comté a donné à la nation un éclatant exemple de sagesse, de pureté, d’honnêteté dans les transactions et dans la conduite. J’ai plaisir à vous annoncer que le rôle des assises est blanc et qu’aucun accusé ne comparaîtra à la barre. C’est là un état de choses dont vos compatriotes auront raison d’être glorieux, je ne puis qu’en souhaiter la continuation. » Au sud, le juge de circuit Shee saluait, par les paroles suivantes, la réunion du jury de Cardiff: « Honneur à la principauté! Depuis deux ans que j’y exerce les devoirs de ma charge, je n’ai eu, dans trois comtés, l’occasion de punir que six coupables. Je le déclare hautement, les habitans de cette heureuse contrée peuvent être proposés comme d’admirables modèles au reste des sujets de Sa Majesté.» Il ne faudrait pas croire qu’il ne s’agisse là que de quelques cas exceptionnels d’immunité criminelle. Il ne se passe guère d’année où pareille absence de délits n’amène des manifestations identiques. Hier encore, aux assises de Beaumaris et de Flint, le président constatait que le banc des accusés restait vide. Il faisait savoir aux jurés qu’ils étaient libres et à la clôture de cette session de juillet 1891 qui avait duré cinq minutes, il recevait, selon l’usage, la paire de gants blancs qu’offre en semblables circonstances au magistrat le haut shérif représentant de la reine.

Ce n’est donc pas à l’ignorance, ainsi qu’on l’a dit, moins encore à l’adresse avec laquelle il aurait su flatter les passions populaires que le non-conformisme doit son succès. La vérité est qu’il a adouci le caractère d’un peuple dont les anciens dominateurs avaient, comme à dessein, entretenu la rudesse. Il s’est efforcé de développer au fond d’esprits laissés incultes le goût d’une littérature nationale, dont ceux qui sont versés dans la connaissance du dialecte local ont célébré la douceur et le charme. Il a répandu à flots les revues et les journaux, il a donné à l’instruction un élan irrésistible. De bonne heure, les représentans de la rénovation religieuse ont compris que leur œuvre serait impérissable s’ils parvenaient à y rattacher, dès le berceau, les générations futures. Ils se sont opposés, de toutes leurs forces, à ce que les classes élémentaires restassent confiées à des maîtres du parti adverse, trop empressés à inculquer aux enfans l’éducation confessionnelle de leurs préférences. Ils ont lutté contre les efforts d’une certaine société nationale dont les principes, d’ailleurs affichés, tendaient à attirer les jeunes gens pour les élever selon les maximes favorites de l’église d’Angleterre. Là encore, ils ont rencontré leurs éternels ennemis, les churchmen. Placés entre la nécessité d’envoyer leurs fils à l’école officielle, puisqu’il n’en existait pas d’autre, ou de renoncer à les faire instruire, les non-conformistes ont profité de l’education act de 1870 pour fonder des pensionnats partout où ils l’ont pu. Ils en dirigent aujourd’hui plus de six cents.

Mais que dirons-nous de la faute capitale qu’ont de tout temps commise les autorités ecclésiastiques du pays en négligeant d’en cultiver la langue et d’envoyer à la tête des vicariats et des cures des hommes qui fussent capables de la parler? L’église épiscopale s’est aperçue trop tard de l’erreur funeste où ses partialités et ses dédains l’avaient fait tomber. En 1879, au congrès de Swansea, les orateurs sacrés ne faisaient aucune difficulté de reconnaître qu’on s’était, à Canterbury, constamment mépris sur l’efficacité des moyens employés pour « angliciser» la principauté. Çà et là, quelques pasteurs plus perspicaces que leurs supérieurs avaient adopté la méthode contraire, s’étaient appliqués, avec plus de bonne volonté que de réussite, à étudier l’idiome gallois ; fiers d’une science récemment acquise, ils prononçaient en chaire des sermons où fourmillaient de si comiques barbarismes qu’ils obtenaient, d’un auditoire très égayé, un genre de succès qu’ils n’avaient assurément pas prévu. Peut-être était-ce mal récompenser leur zèle, mais quoi! l’église d’Angleterre avait trop longtemps affiché l’incommensurable mépris de tout ce qui n’était pas purement anglais. De ses cathédrales, elle avait fait des forteresses occupées par une garnison où on comptait pour rien ce qui était gallois, hormis pourtant les bénéfices et les dîmes. La toi est partie, le cœur du peuple est ailleurs, et il ne paraît plus possible de regagner son affection. En jetant au vent, comme une poussière, les vieilles coutumes des races domptées, les conquérans ont l’illusion qu’ils se sont à jamais défaits d’importuns témoins du passé. Un jour vient où les fils de ceux dont on a foulé aux pieds les aspirations et violenté les consciences reparaissent plus attachés que jamais à des traditions séculaires ; chose étrange, ces descendant d’opprimés relèvent la tête ; quelquefois ils ne parlent de rien moins que de secouer le joug des vainqueurs.

Mais ce ne sera pas une tâche facile que d’arriver au disestablishment de l’église épiscopale du pays de Galles; elle y est solidement installée. Elle y possède les quatre diocèses de Bangor, de Saint-Asaph, de Llandaff et de Saint-David, chacun d’eux pourvu d’un évêque, lui-même entouré d’un état-major de dignitaires; au-dessous, une armée disciplinée de mille clergymen environ jouissant d’un revenu de 227,000 livres sterling, 227 par tête ou 5,700 francs en moyenne, — sans parler de l’immeuble qui leur sert de résidence et dont ils n’ont pas à acquitter le loyer. Le diocèse de Bangor comprend les comtés entiers d’Anglesey, de Carnarvon, de Merioneth et une partie du Montgomery, avec 193 paroisses à bénéfices. Celui de Saint-Asaph s’étend sur les comtés de Flint, de Denbigh et sur un côté du Montgomery et du Shropshire. Il possède 205 paroisses à prébendes. Le siège de Llandaff porte sur le Glamorganshire, le Monmouthshire et quelques territoires du Brecknock et du Hereford. Il compte 227 établissemens paroissiaux dotés de revenus. Enfin, le quatrième, celui de Saint-David, englobe les comtés de Brecon, de Cardigan, de Carmarthen, de Pembroke, de Rednor et une part du Gloucestershire. Il n’a pas moins de 404 cures privilégiées. Trois évêques ont un traitement individuel de 4,200 livres sterling, cent cinq mille francs par an; le titulaire de Saint-David en reçoit 4,500, c’est-à-dire 112,500 francs. Un doyen et quatre chanoines résidons sont attachés à chacune des cathédrales, le premier avec des appointemens de 700 livres (17,500 francs), les seconds, de 350 (8,750 francs). Des personnages de moindre grandeur, archidiacres, organistes, secrétaires, sont rémunérés sur le budget du chapitre, dans des proportions moins importantes et de façon inégale. Voici, d’ailleurs, si l’on s’en rapporte à ce document officiel qui se nomme le clergy list, quel est le revenu des quatre évêchés, non compris la dotation de leur chef suprême. Bangor dépense 2,400 livres, Saint-Asaph, 3,138, Llandaff, 2,520, Saint-David, 4,020, en tout 12,078 livres sterling. À ce dernier chiffre, ajoutons celui de 17,100 livres, montant des sommes affectées aux quatre évêques, nous arrivons à 29,178 livres. Grossissons encore ce total des 227,000 livres dont nous parlions tout à l’heure à propos des 1,000 recteurs et vicaires, et l’addition finale s’élèvera à 256,178 livres sterling. Ainsi, l’église d’Angleterre établie dans la principauté de Galles reçoit chaque année pour le personnel assez restreint dont nous avons défini la composition et la qualité, 6,404,4500 francs. Ces calculs ne sont, au reste, qu’approximatifs. Ils pourraient être sujets à des rectifications, non d’ensemble, mais de détail. Il convient, en effet, de remarquer qu’ils comprennent le produit des plus récens douaires dont l’église doit la jouissance à des générosités privées. Ces douaires, même après la séparation, elle continuerait évidemment de les conserver, puisqu’ils n’émanent pas de sources publiques. Mais, d’autre part, la valeur des rentes paroissiales portées au clergy list n’est pas conforme à la réalité; elle est, tout le monde le sait, inférieure de dix à vingt pour cent au chiffre véritable. Il s’établit donc entre les sommes à déduire du revenu parce qu’elles proviennent de libéralités particulières, et celles dont il faudrait, au contraire, le majorer pour cause d’évaluation inexacte, une sorte de compensation qui laisse intact, à quelques centaines de livres près, le total que nous avons indiqué.

Des objections ont été faites par les défenseurs du système actuel; aux plaintes et aux réclamations des non-conformistes, on a répondu, — lord Selborne, notamment, dans son vigoureux plaidoyer en faveur du maintien de l’ordre des choses, — que les ressources matérielles des évêchés gallois et des corporations capitulaires leur sont fournies par la principauté d’abord, on le reconnaît, mais aussi par le fonds général de provenance anglaise dont la commission ecclésiastique directrice a l’administration et le maniement. On ajoute que, par conséquent, Galles n’est pas fondée à demander la séparation si elle n’a pas d’autre prétexte à invoquer que des charges dont une partie n’incombe pas à ses habitans. Ce serait là un argument sérieux, s’il était tout à fait fondé; mais il n’en est rien; la distinction établie par les pamphlétaires officieux existe, cela est vrai, mais d’où tire-t-elle son origine? Est-ce de l’insuffisance des sommes prélevées sur le pays pour l’entretien du culte épiscopal? Nullement, mais de ce que ces sommes, détournées de leur emploi primitif, ont été affectées à d’autres usages. Nous le disions dans la première partie de ce travail, presque immédiatement après la réforme, des revenus de l’église ont été aliénés, attribués pour des raisons et à des titres divers, à certains laïques ; de la principauté, par exemple, on a exigé des contributions qu’elle paie toujours et qui sont venues s’ajouter aux biens de telles ou, telles communautés d’Angleterre. Il n’est donc pas surprenant que les diocèses n’aient plus trouvé dans les impôts acquittés par la population galloise de quoi couvrir leurs dépenses annuelles, puisqu’une partie de cet argent alimentait un budget quelconque, entièrement étranger à celui de la confession anglicane. En s’employant à combler le déficit, l’Angleterre ne fait donc que restituer ce qu’elle a reçu d’un autre côté.

Ce sont là façons de raisonner que les dissidens ont aisément réfutées. L’église officielle n’est pas mieux inspirée lorsqu’elle s’efforce de prouver que le pays ne nourrit contre elle aucun sentiment d’hostilité. Elle rappelle que le législateur de 1836, soucieux d’alléger les contribuables, avait résolu d’opérer la réunion des deux évêchés de Bangor et de Saint-Asaph qui n’en auraient plus, désormais, formé qu’un seul. Elle ajoute que le peuple gallois s’opposa de la manière la plus formelle à la mesure qu’on avait en vue et témoigna d’un désir très vif de conserver les deux sièges. Pareille manifestation, écrit encore lord Selborne, indique clairement que la principauté s’accommode fort bien de l’église, puisque c’est elle-même qui a protesté contre la fusion projetée et qu’aujourd’hui encore les deux diocèses sont séparés. Tout cela serait à merveille si on n’avait pas tenu dans l’ombre, involontairement sans doute, un détail significatif. Oui, la commission de 1836 avait, en effet, proposé la suppression de l’évêché de Bangor, mais comme elle entendait, en même temps, en fonder deux nouveaux en Angleterre, l’un à Manchester, l’autre à Ripon, et elle insinuait, dans son rapport, que pour subvenir aux frais de ces créations, on demanderait, en retour, aux Gallois un impôt de 10,000 livres sterling. Ceux-ci avaient jugé l’idée malheureuse; c’était encore une de ces combinaisons inventées pour les dépouiller adroitement de leur argent. Quoi! la fortune du pays, ainsi attirée hors des frontières, servirait à l’édification de ces cathédrales orgueilleuses dont les voûtes avaient autrefois retenti de si furieux cris de guerre contre leurs doctrines et leurs personnes? Non certes, il valait encore mieux garder Bangor, moins onéreux, à tout prendre, que le cadeau qu’on voulait leur faire.

Disons-le, ce n’est pas une des moindres considérations qui militent en faveur de la séparation que cette reconstitution ardemment souhaitée par les habitans de Galles des forces et des capitaux de leur terre natale. Au lieu que le produit d’un sol médiocrement fertile et d’une industrie qui n’a pas dit son dernier mot enrichisse une corporation qui ne rend à la communauté aucun service, c’est à l’agriculture, aux exploitations minières, aux essais et aux entreprises dont dépend la prospérité générale, qu’ils aspirent à consacrer leurs ressources; si liberté leur est rendue, ils n’oublieront pas, on peut en être certain, les ministres d’un culte qu’ils ont choisi et dont, au plus fort des tempêtes essuyées, ils n’ont pas cessé d’assurer l’entretien et de protéger l’indépendance. Mais au moins il ne s’agira que de contributions volontaires; on n’aura plus devant les yeux la perspective de l’impôt à échéance fixe, au profit d’adversaires qu’on aide à vivre, alors qu’on voudrait les voir disparaître. Sans doute, c’étaient là les préoccupations et les soucis qui hantaient le cerveau de ceux qui, les premiers, se sont insurgés contre l’église anglicane et ont donné à leur rébellion la forme qu’ils jugeaient la plus pratique, la plus propre à susciter des imitateurs. Dans l’été de 1886, une agitation s’élevait qui devait bientôt s’étendre à tout le pays. La déclaration de guerre à la dime (anti-tithewar) partait de Llanarmon-yn-Jal, pauvre village de 950 âmes perché dans les massifs montagneux du Denbighshire, à égale distance des villes de Mold et de Ruthin. Que s’était-il donc passé? Le printemps avait été désastreux, la moisson rien moins qu’abondante. Des pluies persistantes pourrissaient les céréales sur pied ; de tous côtes, sur la ferme comme sur la chaumière, s’étaient abattues sans relâche toutes les rigueurs d’un âpre climat, la grêle fauchante et les orages dévastateurs. Le moment approchait cependant où il faudrait remettre au clergé la somme proportionnelle dont les paysans étaient redevables sur le budget de 447 livres sterling attribué à la paroisse. Les contribuables s’assemblèrent; l’année ayant été malheureuse, il était possible que le créancier s’adoucît; à l’unanimité, on décida d’envoyer au recteur une délégation qui serait chargée de lui représenter que le village ne pourrait payer l’intégralité de la dîme. Les récoltes n’avaient pas été vendues, où voulait-on que le fermier trouvât de l’argent? Peut-être arriverait-on à s’acquitter plus tard, pour l’instant c’était impossible, et on sollicitait, en conséquence, une réduction. A coup sûr, la requête était motivée et intéressante; elle n’en fut pas moins durement rejetée. Le recteur fit savoir à ses paroissiens qu’il n’entendait leur accorder ni exemption, ni délai. Si l’impôt n’était pas immédiatement versé, il adresserait une sommation aux récalcitrans et provoquerait un jugement dont l’exécution ne se ferait pas attendre. Du reste, aucune parole de regret.

L’exaspération fut à son comble. C’en était trop, à la fin. Quoi! c’est ainsi qu’on accueillait les réclamations les plus légitimes? On résolut de recourir aux mesures extrêmes, quelque déraisonnables qu’elles fussent. Soit, on était vaincu d’avance, mais au milieu de la condescendance ou pour mieux dire de la faiblesse générale, Llanarmon aurait l’honneur d’avoir donné le signal de la lutte contre d’arrogans adversaires. Oui, les bois, le bétail, les instrumens aratoires, les terres péniblement acquises que se transmettent les générations laborieuses, tout cela serait saisi, vendu aux enchères. Mais il viendrait des vengeurs, et qui sait si l’intérêt bien entendu n’était pas dans la résistance? La paroisse fut avertie qu’elle eût à se conduire à sa guise, et les choses se passèrent en effet comme on l’avait prévu. Les biens des révoltés furent adjugés au cours d’incidens plus que vifs et qui n’étaient pas sans analogie avec les scènes auxquelles donnait lieu, en face, au-delà de la mer, l’éviction des fermiers d’Irlande. Mais ces habitans d’un pauvre hameau avaient vu juste ; le mouvement dont ils prenaient la responsabilité et l’initiative ne devait pas tarder à se propager. Il dure depuis cinq ans, sans interruption. Il y a des districts plus pacifiques que d’autres, et d’ailleurs, dans quelques-uns, le clergé se montre coulant, recule devant l’emploi de la force. Que ce soit générosité, calcul peut-être, car les frais de recouvrement dépassent parfois le montant de la créance, il accorde de temps en temps des réductions et des remises. Mais il en est rarement ainsi. La perception de la plus impopulaire des taxes n’est presque jamais effectuée sans violence; des deux côtés on s’injurie, et souvent on se frappe. Ce sont de véritables soulèvemens locaux, tragiques parfois, comiques aussi, dont il faut bien, pour être complet, que nous donnions sommairement le récit.

Dans le courant de l’année dernière, le révérend Jones, faisant un matin ses comptes, s’apercevait que le village de Solva, en Pembrokeshire, où il exerce les fonctions de vicaire de l’église anglicane, lui devait encore une somme importante. Au nombre de ses débiteurs figurait en première ligne un personnage revêtu comme lui d’un caractère sacré et qui n’était autre que le confrère d’à côté, l’éloquent Garibaldi Thomas, pasteur favori des habitués de la chapelle dissidente. Sur l’heure il envoie des sommations aux retardataires, et celles-ci étant restées inutiles, il a recours aux services du collecteur et du commissaire-priseur. Ces derniers procèdent immédiatement à l’accomplissement des formalités préliminaires; une dernière fois, les termes arriérés sont réclamés, après quoi, sur un refus définitif d’en solder le montant, l’expédition entre en campagne. Tout d’abord, elle saisit çà et là, sans rencontrer grande résistance, la génisse ou le porc de quelque pauvre diable. Mais quand, au nom de la loi, elle se présente au domicile du ministre non-conformiste, la foule s’ameute, et de dédaigneuse qu’elle était, devient menaçante. C’est que le révérend Thomas est aussi chéri de la population que le révérend Jones en est détesté. L’agitation est extraordinaire. Les femmes brandissent des balais, les hommes des fourches. On crie, on siffle, on accable d’injures l’huissier, les officiers publics et les policemen qui les accompagnent. Heureusement M. Thomas est là, et il s’interpose. Il ouvre sa porte toute grande, et indique d’un geste qu’il veut parler. il parle en effet, et son langage est pacifique. Il supplie ses amis, ses ouailles, son cher troupeau de laisser la loi suivre son cours. Qu’importe qu’une iniquité de plus soit consommée, on n’en est pas à les compter. Il continue, et aux acclamations qui l’accueillent, on devine de quelle influence il dispose. Même un acheteur peut emmener une belle vache blanche qui vient de lui être adjugée pour cinq livres sterling, somme qui représente à peu près le chiffre de la dette du révérend en ce qui concerne sa propriété du village. L’affaire semble terminée, et on peut croire que les fondés de pouvoirs du créancier arriveront, sans trop de peine, au bout de leur tâche. Mais le débiteur a plus d’une taxe à payer, car il est riche et possède des fermes un peu partout. Plus loin, dans un établissement agricole qui lui appartient, le commissaire-priseur, suivi par la multitude, s’apprête à instrumenter de nouveau. Au moment où connaissance est donnée des conditions de la vente, les cris recommencent, le petit groupe officiel est couvert de huées. Plus de six cents personnes l’entourent. La voix de M. Thomas ne parvient plus à dominer le tumulte, peut-être était-ce la première fois que ses exhortations restaient impuissantes. D’un tour de main, les représentans du révérend Jones sont colletés, bousculés, roulés à terre. Ils n’essaient pas de se défendre, protestent à peine et se relèvent prestement dès qu’ils le peuvent pour reprendre, avec un sang-froid magnifique, la lecture interrompue. Ils ne se retirent, ne cèdent décidément la place qu’après plusieurs tentatives désespérées et lorsqu’ils sont bien convaincus qu’on ne souffrira pas qu’ils ouvrent la bouche. Alors, après une consultation à voix basse, on voit les mandataires de M. Jones tourner précipitamment les talons. Les manifestans, étonnés de ce calme, presque surpris de leur victoire, regardent s’éloigner l’expédition non sans saluer son départ de leurs quolibets et de leurs rires. Mais voici qu’un paysan qui passe apporte une stupéfiante nouvelle. L’huissier, le collecteur et leurs infâmes acolytes ont pénétré, un raille plus loin, dans une autre ferme où ils s’efforcent de saisir, au profit du révérend Jones, un veau du révérend Thomas ! c’est trop fort, la foule est jouée ; elle se jette à la poursuite des intrus et ne tarde pas à les rejoindre. On les empoigne, on les pousse du côté d’un large fossé dont l’eau verdâtre et fétide recouvre autant d’immondices que de crapauds. Une grêle de projectiles achève la déroute des infortunés. Sur leurs vêtemens, leur visage, leur barbe, des brisures grasses d’œufs pourris portent le ravage et la souillure. Encore un peu, et ils disparaîtraient sous la vase si, d’un geste suprême de résignation, ils n’indiquaient qu’ils considèrent leur mission comme terminée. Alors on les lâche, et la populace amusée assiste à leur retraite définitive. Demain, ils reviendront en force, et ce sera leur tour d’être vainqueurs. En attendant, la journée est perdue, mais le créancier seul en pâtira, car ses agens n’auront pas volé leurs honoraires. Tout se paie, en effet, aussi bien les heures dépensées en vaines besognes que les coups reçus et les habits déchirés. Pour avoir, comme il en avait le droit, exigé du révérend Thomas l’argent dont celui-ci lui était redevable, le révérend Jones a vu sa créance s’évanouir en fumée. Bien plus, on lui devait, et par l’effet d’une malice vraiment diabolique, maintenant c’est lui qui doit.

Ces violences sont à l’état périodique au pays de Galles. Dans un puissant royaume comme l’Angleterre où la loi est l’objet du respect de tous, de semblables conflagrations agitent l’opinion et la déconcertent. Elles se reproduisent aussi régulièrement que reparaît l’époque des échéances, quelquefois avec un caractère de gravité qu’adversaires et amis de l’église officielle ne se lassent pas de commenter. Ni dans la principauté, ni ailleurs on n’a oublié les événemens dont la paroisse de Llannefydd, du Denbighshire, a été le théâtre. C’est une histoire qui mérite d’être contée. La commission ecclésiastique s’était efforcée de percevoir les sommes importantes qui lui étaient dues dans cette localité et dans quelques communes avoisinantes. Elle n’y avait pas réussi, la population de ces centres ruraux s’étant fait remarquer par la vivacité de son opposition, plus encore par une sorte d’hostilité farouche à tout ce qui lui rappelle, de près ou de loin, l’existence d’un impôt détesté. En 1888, on avait été obligé de charger la foule, il y avait eu des blessés, et c’est sans doute en souvenir de ces incidens déplorables que les agens de la toute-puissante commission se présentaient, le 11 août 1890, aux portes des villages insurgés, avec une escorte de 15 constables. Leur arrivée est le signal d’un tapage assourdissant. Les hommes soufflent de la trompe, battent de la caisse, sonnent les cloches. Les ménagères s’en mêlent, décrochent leurs ustensiles de cuisine, tambourinent à qui mieux mieux sur le fer-blanc et sur le cuivre. Impassibles au milieu du tumulte, les délégués se mettent en mesure d’accomplir leur mission, pénètrent sans trop d’efforts dans les enclos non gardés. Tout à coup ils se heurtent à une forte barrière, défendue par des buissons épineux et par des chaînes. En ce moment, la colère de la population est si effrayante que l’officier qui commande hésite à s’ouvrir un passage. On n’échange ni grossièretés, ni injures, mais on se regarde et dans les yeux qui se croisent il y a tant de fureur et de défi que la police, heureusement inspirée, est la première à déconseiller l’emploi de la force. Ce jour-là, au dire de témoins oculaires, on fut à deux doigts d’un sanglant conflit. On l’évita cependant et la prudence l’emporta sur la passion. Le cortège officiel remonte en voiture, il annonce à haute voix sa résolution de se retirer. La foule ne l’abandonne pas encore; par des chemins de traverse, elle court à sa rencontre, se répand sur les routes, empêche la circulation, et, toujours menaçante, oblige les chevaux à marcher au pas jusqu’à la nuit. Que faire? il fallait bien que la loi fût exécutée. On s’adresse au chef de la police du comté et sur la réponse de ce fonctionnaire que des troupes seules pourraient tenir les manifestans à distance, on fait appel à l’autorité militaire. Après beaucoup de démarches et de pourparlers, il est entendu qu’un peloton de 40 hussards du 10e régiment sera envoyé de Leeds à Denbigh, un long voyage comme on voit. C’est toute une expédition. Le détachement est sous les ordres d’un capitaine et d’un lieutenant et les hommes sont pourvus de cartouches. Rien ne saurait peindre la stupéfaction des Gallois lorsque, vers cinq heures du soir, les cavaliers apparaissent à l’entrée de la ville, sabre au clair et au grand trot. Une demi-heure s’écoule et les voici chez l’habitant, la mine souriante et le billet de logement à la main. Alors le paysan hoche la tête ; on assure qu’il n’y a pas moins de trois cents fermes à visiter et que la région va être occupée pendant des semaines ; faudra-t-il donc héberger tous ces gens-là aussi longtemps que se prolongera leur séjour ? Cette pensée l’assombrit et l’inquiète, tandis qu’il assiste avec plus de calme qu’il ne l’aurait cru au rassemblement et au départ de la force armée. Les bugles sonnent, les coursiers hennissent, les officiers lancent d’une voix tonnante les commandemens et les ordres. Le head constable du comté est là, surveillant avec un corps de policiers de réserve l’arrivée des représentans tranquillisés de la commission ecclésiastique. Cependant, on s’ébranle, on se met en route ; vingt militaires précèdent les voitures, vingt autres les suivent. On s’arrête devant une première ferme dont la cour, les bâtimens et jusqu’aux étables sont bondés de curieux, d’ailleurs plus étonnés qu’intimidés. Ne pouvant approcher des civils soigneusement entourés par la cavalerie, les perturbateurs recommencent l’infernal tapage de la veille ; au bruit des trompes, les chevaux dressent l’oreille, ruent et se cabrent, mais des charges bien dirigées et quelques arrestations ne tardent pas à avoir raison des mutins les plus excités. Il faut payer, malgré tout. Dix-neuf fermes sont successivement envahies et les sommes dues, 30 schellings, 15, parfois moins encore, disparaissent dans la sacoche des collecteurs. Tout cela ne s’accomplit pas sans protestations. Il est des fermiers qui refusent absolument de s’exécuter ; alors on leur enlève du bétail pour une valeur correspondante. Bientôt l’expédition traîne à sa suite une quantité d’animaux domestiques. Les poules piaillent, les porcs grognent, les vaches mugissent. L’affaire tourne au comique. Une truie résiste aux collecteurs avec tant d’adresse et de succès qu’il faut une demi-heure pour s’en rendre maître, ficeler les pattes de la bête récalcitrante. Pendant cette lutte homérique, l’hilarité du public est à son comble et quand on s’aperçoit, aux grimaces d’un des spoliateurs, qu’il a été cruellement mordu au pouce, on applaudit, on se tord, l’enthousiasme tient du délire, l’honneur du peuple est vengé. Pourtant, en dépit de la bonne humeur de la foule, les représentans de la loi avaient encore quelques épreuves à traverser. Vers la fin de cette mémorable journée, on arrive à un établissement agricole habité par une vieille dame que la persévérance de son opposition à l’église a rendue célèbre dans tout le pays. C’est la « reine de Llannefydd, » et dans ce sobriquet caractéristique, il y a tout un passé de gloire, c’est-à-dire de bon combat contre le clergé anglican. La « souveraine » a barricadé ses portes. À côté d’elle, un groupe armé de gourdins et de pots de goudron brûlant attend l’ennemi de pied ferme. La victoire reste à l’autorité, mais elle est chèrement achetée. Des hommes ont reçu en pleine figure le liquide incandescent. Il y a des côtes meurtries et des crânes quelque peu fendus. On se sépare enfin, car le jour tombe; bêtes et gens, harassés de fatigue, vont prendre des forces pour le lendemain.

Aux premières lueurs de l’aube, le cortège se remet en marche, mais la nuit a porté conseil et l’effervescence s’est apaisée; on n’a plus devant soi qu’une population résignée. La violence n’est pas sans danger et ceux qui se sont mêlés de très près aux bagarres de la veille espèrent bien n’avoir pas été remarqués. Les jeunes gens ont oublié à la maison les bâtons noueux et les projectiles, les femmes sont au logis, tout entières à leur ménage, indifférentes aux querelles, sourdes à l’agitation du dehors. Décidément, la journée sera calme; on se bornera, c’est entendu, à faire des niches aux mécréans. Alors, comme s’il s’agissait de l’exécution d’un mot d’ordre, la même scène se produit partout. Le débiteur refuse de payer, mais poliment et sans colère. Il parlemente, traîne les choses en longueur, crie misère jusqu’à ce que le commissaire impatienté lui pose la question habituelle : « Où est votre bétail? — Où il est? Je n’en sais rien, là-bas, dans une prairie, à l’autre extrémité de l’exploitation. » Les aides du collecteur y courent, ramènent en triomphe les animaux capturés lorsqu’au moment où ils se disposent à s’éloigner avec leur proie, le paysan déclare qu’il a réfléchi et il demande sa quittance. Il paie en effet et pousse même la plaisanterie jusqu’à remercier vivement les gentlemen d’avoir reconduit ses vaches qu’il avait laissées courir un peu loin. Ainsi, on a employé deux heures à un règlement qui demandait deux minutes. Que ces facéties se renouvellent et la besogne n’avancera guère. Il est vrai que la note des fondés de pouvoirs s’allongera chaque jour davantage aux dépens des bénéficiaires, mais ce résultat n’est pas pour déplaire aux imposés. Quelquefois d’amusantes contestations surgissent. Dans un établissement important, le montant de la dîme s’élève à 17 livres sterling. C’est une grosse somme que le fermier déclare, en toute conscience, ne pouvoir payer. Qu’on prenne ses vaches si on veut et si on les trouve, car lui aussi il ignore où elles sont, les bêtes ayant passé la nuit dans les prés. Sur cette réponse bien connue, les agens s’orientent et se préparent, pour gagner du temps, à couper à travers un champ d’avoine. Alors le propriétaire leur barre la route : ils n’ont pas le droit de passer, il n’y a pas de sentier tracé et il montre aux envahisseurs un écriteau où resplendit en lettres majestueuses l’inscription familière à tous ceux qui ont parcouru la campagne anglaise : Trespassers will be prosecuted. Mais les agens ne cèdent pas; on bouscule le bonhomme, et l’expédition finit par découvrir trois vaches superbes, tondant paisiblement l’herbe fleurie et qui s’interrompent de paître pour lever leurs grands yeux humides sur ces hommes irrités. Il faut en finir, on secoue le débiteur : « Payez-vous? — Je paie, » et on revient à la maison pour compter l’argent. Mais 10 schellings manquent et sur la remarque qu’en fait le receveur, le fermier déclare qu’il les retient, que c’est une amende qu’il inflige à ceux qui traversent, sans autorisation, ses propriétés. Il n’y avait pas de sentier, il le répète, donc la force publique était dans son tort. Et il déploie une érudition extraordinaire, cite des articles de loi dont personne n’a jamais entendu parler. Peut-être aurait-on fait droit à ses prétentions si par leurs rires étouffés les assistans n’en avaient trahi la faiblesse. Il fallut bien que l’humble pièce allât grossir le tas d’or qui brillait déjà sur la table et ainsi se termina la comédie. Mais que ces conflits périodiques, où la farce a moins de part que les larmes, puissent se perpétuer sans inconvéniens, nul ne l’admet et ne le pense parmi ceux que n’aveugle pas l’intérêt.


III.

Il faut conclure. Que perdrait l’église d’Angleterre si le pouvoir législatif, usant du droit incontestable qui lui appartient, se prononçait pour la séparation et affranchissait la principauté du fardeau des quatre diocèses? Elle serait privée de ce que lui rapportent les comtés gallois, c’est-à-dire des 260,000 livres sterling dont nous avons indiqué plus haut la provenance. Certes, le coup serait rude, le sacrifice douloureux à supporter et on comprend à merveille que le clergé s’efforce de conserver ses positions, avec le libre usage des richesses dont ses ennemis ont formé le dessein de tarir la source. Et cependant il lui resterait en Angleterre de si belles compensations que ses plus chauds partisans eux-mêmes y regarderaient à deux fois avant de le plaindre. Il n’y a guère plus de quelques semaines qu’un document du plus haut intérêt, et dont le public a accueilli l’apparition avec une curiosité bien légitime, a été livré à la malignité des uns et à l’admiration respectueuse des autres. Lorsque dans le rapport publié le 30 juin 1891 par ordre des ecclesiastical commissioners on a pu lire que l’Église anglicane jouissait de 5,753,557 livres sterling de rente, ou 143,838,925 francs, que sur ce revenu considérable, 284,386 livres seulement provenaient de libéralités privées et 5,469,171 d’anciens douaires, alors les appréciations des amis et des adversaires se sont ressenties des sentimens contradictoires que leur inspiraient ces constatations. Les premiers y ont vu, ils n’avaient pas tout à fait tort, la marque d’une puissance inébranlable et d’une prospérité à l’abri des plus redoutables assauts. Ils ont éprouvé pour la plus grande communauté religieuse du pays cette déférence innée, cette confiance sympathique qu’on accorde volontiers, en Grande-Bretagne, à tous ceux qui éblouissent le monde des splendeurs de leur situation financière. Quant aux seconds, ils n’ont pas regretté qu’on leur fît la partie si belle; ces révélations, cet aveu d’une opulence éclatante les ont mis à l’aise. Pouvaient-ils, de bonne foi, être tourmentés de scrupules à propos de leurs attaques à une corporation archi-millionnaire? Dans les chiffres que celle-ci plaçait sous leurs yeux, ne puisaient-ils pas plutôt un encouragement à poursuivre la campagne de séparation et à affranchir du joug du clergé les moins fortunés de ses tributaires?

Mais l’abandon, si pénible qu’il soit, d’une partie de leurs ressources ne suffirais pas à motiver la résistance des ministres anglicans. La somme annuelle de 6 millions de francs à laquelle il faudrait renoncer constitue à peine les 4 pour 100 de leur revenu; il est donc permis de croire que ce n’est pas uniquement d’une question d’argent qu’il s’agit. Les hommes qui du haut de leurs sièges épiscopaux représentent cette religion reformée dont l’influence et le prestige sont encore intacts, — ces hommes qui sont mêlés de si près à la vie intime de la nation qu’ils l’ont en quelque sorte façonnée à leur image, pourraient-ils voir sans colère qu’une fraction du royaume proclame, avec l’appui du parlement, leur règne fini, les écarte et les dépossède, donne au pays le signal funeste de l’indépendance ? L’Église ne s’y trompe pas ; le jour où les chambres britanniques auront consacré par leurs votes la légitimiié des griefs de Galles, c’est au cœur même de l’édifice que retentira le coup de pioche. En cessant d’en étayer les assises, les pouvoirs publics ébranleront infailliblement le bloc tout entier. Oui, on sait cela à Canterbury et à York et l’amertume des protestations qu’on élève démontre surabondamment de quelles craintes on est agité. C’est par les moyens les plus variés, les exhortations et les appels qu’on tente de barrer la route au mouvement qui se porte de plus en plus du côté de la principauté. Tantôt on invoque des argumens juridiques. On s’appuie sur la loi de 1891 qui a introduit dans le régime existant quelques modifications bienfaisantes[1]; mais on ne s’en tient pas toujours aux interprétations et aux commentaires. Du haut de la chaire sont tombées des phrases provocantes, destinées à jeter l’effroi dans les âmes timorées. Un dignitaire de l’Église a fait frémir son auditoire en lui révélant qu’autoriser la séparation équivaudrait à dépouiller Dieu ; puis, développant cette idée, passant de ces prémisses téméraires à une conclusion non moins hasardée, il s’écriait qu’il n’y aurait dorénavant ni grâce, ni rémission pour les auteurs d’un pareil larcin. Paroles graves et qui devaient être relevées. Le député du district où fulminait le fongueux évêque lui rappela qu’un pareil langage était coupable et qu’il existait des lois interdisant au clergé l’intimidation spirituelle.

Nous venons de parler de l’attitude d’un représentant de la principauté aux communes. Est-il besoin d’ajouter que ses collègues de l’opinion libérale partagent ses sentimens, et que sur 34 mandataires politiques que Galles envoie à la chambre, 28 sont prêts à voter la séparation? Le pays ne l’ignore pas et il se souvient encore de l’émotion que soulevèrent, en 1886, les débats sur la motion de M. Dillwyn. « Attendu, disait l’élu de Swansea, que l’église d’Angleterre a échoué dans ses tentatives, qu’elle n’a pas réussi à faire adopter par les Gallois son enseignement religieux, qu’elle n’a rallié autour d’elle qu’une infime minorité d’adhérens, nous déclarons que la présence de ministres du culte officiel au milieu de nos électeurs est une anomalie à laquelle il importe de mettre un terme. » La proposition ne fut rejetée qu’à douze voix de majorité. La députation presque tout entière de la principauté l’avait appuyée. Alors la discussion s’élargit; des personnages considérables exposèrent publiquement leur avis. En février 1887, M. Chamberlain écrivit dans le Baptist que nulle part les inconvéniens d’une religion d’État n’étaient plus sérieux et plus irritans qu’au pays de Galles, et que ses habitans avaient tous les droits possibles à être libérés d’un insupportable fardeau. Au mois de novembre de la même année, lord Derby établissait la compétence du parlement, affirmait que cette assemblée avait qualité pour résoudre le problème. A son tour, sir George Trevelyan, dans une communication au Daily News, disait que la Grande-Bretagne avait le devoir de réparer, le plus tôt possible, une des plus grosses injustices qu’elle eût jamais tolérées. Lord Spencer et M. John Morley, le premier dans une conférence à Aberystwith, le second par une lettre rendue publique, s’exprimaient d’une manière analogue. Sir William Harcourt prononçait à Carnarvon, en octobre 1889, une allocution au cours de laquelle il ne faisait, disait-il, que reproduire l’opinion de ses amis et de son parti, en répétant que le maintien de l’église dans la principauté n’était plus défendable. Enfin, de la bouche même de M. Gladstone s’échappaient, à plusieurs reprises, des déclarations catégoriques. En 1887 et en 1889, le grand old man proclamait que la question était mûre et que, si embarrassant qu’en pût être le règlement, il était urgent de l’entreprendre, courageux de s’y préparer. De si importans témoignages émanant d’hommes qui, à des titres divers, jouissent de la faveur publique, n’ont rien qui puisse surprendre. La suppression des privilèges que détient encore l’église anglicane dans les comtés de Galles est au nombre de ces vœux populaires qu’il n’est pas possible d’écarter indéfiniment. C’est toute une population de non-conformistes qui la demande. Jamais modification organique n’aura été sollicitée avec plus d’ardeur et de conviction.

D’ailleurs, il est des concessions qu’il faut savoir faire à temps, ne fût-ce que pour empêcher les complications et couper court aux difficultés imprévues. La question des dîmes est d’une solution relativement aisée, si on la compare à celle qu’à l’heure même où se clôturait la session de 1891, quelques membres de la chambre britannique soulevaient inopinément. Parmi les derniers projets de loi dus à l’initiative parlementaire, figurait une proposition déposée par M. Alfred Thomas et qui ne tend à rien moins qu’à revendiquer pour la principauté un gouvernement autonome. Ainsi, voilà qu’on s’efforçait de faire naître, au cœur des Gallois, des aspirations à une vie politique plus haute. Quelles étaient la substance et la forme de cette administration idéale rêvée par les représentans radicaux de Galles groupés autour du député du Glamorganshire? Simplement une sorte de home rule légèrement adouci. On ne réclame pas absolument le pouvoir législatif, mais on reprend, pour l’appliquer au pays, l’ancien projet de M. Chamberlain relatif à l’Irlande et qui comportait la création d’un conseil national ayant le contrôle de l’éducation, des travaux publics et des intérêts locaux du pays. M. Thomas voudrait que la principauté eût un secrétaire d’État à sa tête. Ce fonctionnaire serait investi des attributions que possède le local government board. Le lord chancelier renoncerait, en sa faveur, à la nomination des juges. En réalité, il assumerait la direction des affaires civiles de la région, recueillerait même les pouvoirs que le conseil privé y exerce en matière d’enseignement. Ici, la pensée de l’auteur apparaît avec une clarté parfaite : il parle de la fondation possible d’un département de l’instruction, distinct de celui de Londres et qui aurait la haute main sur les écoles. A cet établissement reviendrait, bien entendu, le soin d’examiner s’il ne convient pas que les cours élémentaires cessent d’être donnés en anglais pour être professés en dialecte gallois. Tout cela est déjà bien hardi ; mais la partie la plus significative de la proposition est celle qui a trait à la formation d’un conseil national. Cette assemblée serait élue pour trois ans, et il suffirait que cinq comtés en exprimassent le désir, pour qu’elle fût, de droit, convoquée. On ne voit pas exactement où s’arrêteraient ses prérogatives. Elle procéderait à une enquête rigoureuse, peut-être indiscrète, sur la façon dont sont gérés les domaines de la couronne dans la principauté, sur le revenu des terres royales, des mines et des bois. Puis viendraient les bills régionaux, c’est-à-dire la faculté de légiférer sur la navigation côtière, les ports, les jetées, les chemins de fer, les canaux, les ponts et les docks. Ce serait bien d’une véritable séparation qu’il s’agirait, administrative celle-là et législative aussi, ou peu s’en faut. On connaissait ce que demandait le pays de Galles en fait d’autonomie religieuse : le projet de M. Thomas a révélé qu’il nourrissait de plus vastes ambitions.

N’est-ce pas un symptôme curieux que tous ces peuples de races diverses que la Grande-Bretagne traîne à sa suite, qui lui doivent la meilleure part de leur prospérité et quelques-uns jusqu’à l’existence, aspirent sinon à se détacher d’elle, du moins à arriver à une situation qui les constitue les propres arbitres de leurs destinées? Il ne faut pas s’en étonner outre mesure. L’Angleterre a été pour ceux qu’elle a attirés sous son sceptre une éducatrice puissante et obéie. Les principes qu’elle leur a inculqués, et qui sont les siens, ont développé chez eux le sens pratique, l’égoïsme qui réfléchit et calcule, le besoin de progresser et d’être libres. Le Canada, l’Australie, la colonie du Cap, d’autres territoires encore grandissant sans cesse en indépendance, pourraient témoigner qu’ils se sont assimilé ces enseignemens tant et si bien que le lien qui les unit à la métropole perd de jour en jour de sa force. Certes, la principauté de Galles, partie intégrante des trois royaumes, n’en est pas là: mais avec la question religieuse qui l’obsède et la question civile qui vient de naître, elle démontre à sa manière qu’elle est entraînée, elle aussi, par cet impérieux instinct d’affranchissement. Les peuples, décidément, ressemblent aux individus, et les mères ne sont pas les seules à pleurer le départ des fils ingrats.


JULIEN DECRAIS.

  1. On fait valoir que la dîme n’est plus réclamée à la classe généralement besogneuse des fermiers et des locataires, mais bien au propriétaire, et qu’en frappant d’abord celui-ci, le législateur a diminué les risques de conflit; rien ne serait plus exact si les exploitations agricoles étaient toujours affermées, mais on n’en est plus à compter le nombre des petits agriculteurs qui résident dans leur propriété et qui en vivent. Pour ceux-là, la situation reste la même. Quant aux autres, c’est sous la forme très simple d’une augmentation de loyer qu’ils rembourseront l’impôt ainsi avancé par le possesseur de l’immeuble ou de la terre.