La Question du Vers français et la Tentative des Poètes Décadents
PRINCE ALEXANDRE BIBESCO La Question du Vers français et la Tentative des Poètes Décadents AVEC UNE LETTRE DE M. SULLY PRUDHOMME TROISIÈME ÉDITION 96 PARIS LIBRAIRIE G. FISCHBACHER 33, RUE DE SEINE, 33 -. ... 347
’ai passé chez mon éditeur Lemerre pour vous faire remettre un exemplaire d’une plaquette où j’ai traité en partie cette intéressante question du vers français qui fait l’objet de votre remarquable Étude publiée dans la Revue du Monde Latin. Je vous remercie infiniment de la gracieuse pensée que vous avez eue de m’en adresser un exemplaire et de la dédicace si flatteuse que vous m’avez fait l’honneur d’écrire pour moi sur la première page. Vous verrez dans ma plaquette, si vous avez le loisir de la parcourir, à quel point nous sommes d’accord sur la témérité et l’inutilité des réformes que de récentes écoles projettent ou proposent d’apporter à la poétique traditionnelle de la France. Votre réfutation me semble topique et profonde ; elle est, de plus, très agréable à lire par la justesse et la vivacité du style.
Veuillez agréer, Monsieur le Prince, l’expression de mes sentiments les plus dévoués et de ma haute considération.
La
Question du Vers français
et la Tentative des Poètes Décadents
n humoriste disait un
jour :
« Ce qui caractérisera le dix-neuvième siècle aux yeux du vingtième, ce ne sera ni la Vapeur, ni l’Électricité, ni la Photographie, ce sera d’avoir été le siècle des Questions. »
Question d’Orient, Question d’Alsace-Lorraine ou de la Triple-Alliance, Question du Pouvoir Temporel ou du Home Rule, Question du Monométallisme ou du Phylloxéra, Question de la Protection ou du Libre-Échange, Question des Armées Permanentes et des Milices, Question de l’Académie Française ou Question du Latin : autant de problèmes, les uns contingents, les autres nécessaires, qui viennent tantôt diversifier, enrichir, orner, agrémenter, déranger la trame des connaissances, tantôt enrayer ou compromettre le cours des événements. Ce siècle est questionneur à rendre des points au fameux interrogant Bailli de Voltaire. Le caricaturiste qui voudra le symboliser imaginera, je suppose, un individu effaré, les poches bondées de livres et d’appareils perfectionnés, courant à perte de vue, haletant, l’œil au vent, et braquant sur ses narines un pince-nez colossal, ourlé sur chaque aile du nez, en point d’interrogation. L’esprit critique est comme la langue : bon ou mauvais à l’extrême. L’hypercriticisme, jaloux de la critique saine qui scrute et féconde, fouille à son tour, pour le plaisir unique d’embrouiller, ébranler et détruire. Après la Physique, après la Politique, après la Pédagogie, après l’Économie politique, il a fallu que la Grammaire, la Prosodie, la Métrique eussent leur tour. La vieille orthographe, le vieil alexandrin sont tenus pour suspects, voire pour prévenus, voire pour coupables. Traduits à la barre, sévèrement interrogés, ils s’entendent traiter d’êtres incapables, arriérés, de culottes-de-peau, de réactionnaires. Ils représentent des institutions surannées, vivant uniquement sur le passé. Leur faire l’honneur de la prison ou de la maison de correction, à ces fossiles ? Y pensez-vous ? Bons tout au plus pour le bocal ou le perchoir : on les plonge dans l’alcool ou on les empaille.
Beaucoup de ces Questions ne seront jamais tranchées que par le glaive ; les autres, quoiqu’elles ne fassent couler que des flots d’encre, sont bien moins insignifiantes qu’elles ne paraissent : car de leur solution dépend parfois l’avenir même d’un idiome. Bornons-nous aujourd’hui à l’examen du vers français actuel et à la poétique soi-disant réformatrice des poètes décadents ; et tâchons, dans la modeste mesure de nos forces, de délier ce nœud gordien, si nœud gordien il y a. C’est de bonne guerre. Si les décadents ont le droit de proposer un moule neuf à la poésie française, leurs adversaires ont le droit, au moins aussi incontestable, de veiller à la garde du moule ancien :
Sifflez-moi poliment, je vous le rends, mes frères !
CHAPITRE I
a tentative de l’École de Monsieur Verlaine a d’abord pour défenseurs naturels les membres de l’Église elle-même, qui bataillent pro domo suâ ; mais, ce qui est plus piquant
et ce qui pourrait sembler plus inquiétant, les indépendants se mêlent de la partie et plaident en leur faveur. Deux des maîtres de la critique contemporaine,
bien qu’en dehors du clan et du camp, deviennent les hérauts de cette déclaration de guerre : M. Jean Psichari, dans la Revue Bleue, M. Anatole France, dans le Temps.
Je n’ai guère l’envie de chicaner M. Anatole France sur son préambule. J’examinerai plus tard la question de savoir si parmi les poètes « ce sont ceux qui ont le plus innové qui repoussent les nouveautés avec le plus de colère et de dégoût. » M. France est le critique charmeur par excellence. Il est bien mieux que convaincant, il est attirant, ensorcelant, emmiellant. Sa prose, nombreuse, fleurie, animée d’images justes et neuves, a pour estampille la bienveillance la plus latitudinaire, pour arme le sous-entendu. Elle sait sucrer de ses parfums les plus subtils les bords de la coupe qui recèle les vérités les plus désespérantes. Elle couvre de fleurs le serpent du paradoxe le plus amer. Avec son chant et ses poses de sirène, elle endort la logique, enchaîne le sens dialectique, pour aller droit à la conquête de l’âme, de la sensation épurée, de l’imagination. Aussi, quand M. A. France me vient assurer que les poètes « font les plus belles choses du monde sans savoir précisément ce qu’ils font, » — j’ai bien envie d’opiner du bonnet. Mais pourquoi diable M. France va-t-il me chercher M. Francis Vielé-Griffin comme exemple de poète théoricien ? Pour étayer ce qu’il regarde comme une exception à son principe, que lui en coûtait-il de citer tout simplement Virgile et Dante ? Ignore-t-il que Virgile était, au moment d’aborder ses grands ouvrages, un agriculteur, un botaniste, un vétérinaire, un médecin, un archéologue, un géographe ; que la pratique de toutes ces sciences avaient beaucoup aiguisé ses facultés didactiques ; qu’il savait son Ennius par cœur, tout comme son Lucrèce ; et, partant, qu’en refondant l’hexamètre encore fruste de ses deux grands devanciers pour lui donner sa forme définitive, il savait fort bien ce qu’il faisait, en théoricien qui connaît, et en poète qui invente? M. France ignore-t-il que Dante était dans le même cas que l’ « anima cortese mantovana » ainsi qu’il l’appelle ? Dante avait fait à peu près le tour de la science contemporaine ; il avait nagé dans la scolastique ; la faculté d’ergoter n’en aurait certes pas fait un poète ; mais du dialecticien à outrance pouvait jaillir un poète ardent et critique possédant à froid tous les secrets de l’hendécasyllabe et ayant porté la terzina toscane à son dernier degré de perfection : c’est ce qui a eu lieu. Voilà donc deux des plus grands poètes de tous les âges qui étaient tout aussi capables, de par la tournure de leurs études, du moins, de « rechercher les lois historiques et philosophiques de la versification » que M. Francis Vielé-Griffin. Non, M. A. France n’ignore rien de tout cela, car c’est une bibliothèque vivante ; pourquoi donc nous oblige-t-il, nous expose-t-il à lui rappeler ce qu’il sait si bien ?
Jusqu’ici, M. A. France et moi, nous cheminions, que si que mi, bras dessus bras dessous ; me voilà obligé, à mon vif regret, de prendre congé de lui, car ma bifurcation s’accentuera d’autant plus que j’avancerai davantage.
M. A. France déclare la « versification française purement empirique en beaucoup de ses parties ». Il retrace, en traits rapides, la marche du vers depuis Rutebœuf jusqu’à la Renaissance ; il dresse une petite statistique des divers mécanismes de ce vers qui se sont succédé en se détruisant les uns les autres : puis il s’arrête, consterné, quasi effaré au bout de cette course, comme si le pied lui manquait, et le fil conducteur avec. Mais comment M. A. France n’a-t-il pas aperçu que les faits qu’il recueille, chemin faisant, vont justement à l’encontre de sa thèse ? Voyez plutôt. La rime, la grande nouveauté fondamentale, germe déjà dans le Dies iræ : patience ! L’oreille en prend l’habitude, et quand le latin sera bien mort, cette rime murmurée par le père agonisant passera sur les lèvres balbutiantes du fils. De même la césure, qui se montre dans des poèmes du dixième siècle, prend, elle aussi, droit de cité dans les vers. Vienne, avec une culture plus raffinée de l’oreille et des organes vocaux, le besoin d’accentuer certaines syllabes plus que d’autres, et l’accent tonique, qui correspond si admirablement au temps fort de la mesure musicale, sera un élément nouveau et précieux. Plaçons en tête de tous ces éléments le nombre[1] qui devait forcément apparaître et se développer sur les ruines de la quantité antique, et le vers français se trouvera constitué en ses parties essentielles bien avant la Renaissance. Qu’on constate là un travail de sélection progressif, intelligent, très intelligent, par lequel le vers français a saisi et persisté, après des crises passagères, à reprendre tous les sucs nourriciers, tous les facteurs indispensables à sa vie : cela est évident ; qu’il y ait là une admirable application de la loi du progrès à la forme poétique, c’est probable ; mais rien ne ressemble moins à l’empirisme, rien ne ressemble davantage au système, en prenant cet excellent vocable dans son acception primitive : un assemblage de parties destinées à constituer un tout.
L’empirisme est chaotique ; le système est, par essence, ordonnateur. L’empirisme se compose d’un tohu-bohu de faits ; les systèmes, de règles, lentement, harmonieusement adoptées. L’empirisme, vivant de disparates, tâtonne pour aboutir à des monstruosités ; le système sent, voit, dégage, s’assimile les éléments organiques et organisables, élimine les éléments réfractaires. Et si le vers français, même au bout de quatre siècles, reste encore debout ; si malgré ses lacunes, ses défauts, ses tares léguées forcément par le va-et-vient et les luttes de l’époque d’incubation, ce vers demeure encore si intact en ses parties essentielles, si vivace, tel quel, si riche, si tentant et si méritant par ses pièges et ses difficultés mêmes, si bien moulé pour les conceptions futures tout comme il l’a été pour les idées passées, — c’est que, loin de marcher à l’aveuglette et de trébucher en empirique, il a cheminé ferme en évolutionniste. La seule différence entre les chantres des vieux âges et les modernes, c’est que chez Homère, ou l’auteur des Niebelungen, le système est inconscient ; tandis qu’un Virgile, un Dante, un Milton avaient pleine conscience, en maniant l’hexamètre, l’hendécasyllabe, le ïambique blanc, des effets produits et à produire. Et je n’examine pas, même en passant, si ces derniers poètes, que les pédants d’Outre-Rhin dédaignent en faveur de leurs grossières rhapsodies épiques, ne sont pas, pour le moins, égaux aux vieux aèdes naïfs, fût-ce aux plus grands d’entre ceux-ci.
CHAPITRE II
e ce qui précède se déduit forcément, comme un corollaire, ce qui suit :
M. A. France, négligeant les trois autres éléments essentiels, fondamentaux du vers français, voudrait n’en retenir que la césure. Il me représenterait volontiers un chirurgien qui, pour développer l’acuité d’un sens chez un malade, lui supprimerait ou lui atrophierait l’usage des quatre autres. Pourtant, toute l’histoire du vers français depuis quatre cents ans, tous les poètes, leur pratique constante, protestent avec une énergie unanime contre la réparation proposée par M. France. La césure (un humaniste n’aime guère, en français, ce mot qui ne s’accorde pas plus avec la césure antique que l’hexamètre dont les Allemands se glorifient ne ressemble à l’hexamètre grec ou latin ; mais passons), la césure, que le romantisme a assouplie et élargie en même temps que le rejet, est indispensable, mais moins, certes, beaucoup moins que la rime ; et, n’en déplaise à M. A. France, « un vers sans rime et sans un nombre déterminé de syllabes » que lui, M. France, peut concevoir, « n’ayant que la seule césure », — ce vers-là ne sera que de la prose cadencée, plus ou moins bonne, tout bêtement, suivant qu’elle sera de M. Moréas ou non. M. France me remémorera-t-il quelques cas archi-isolés ? Baïf, je crois, puis, deux cent cinquante ans après, le roi Louis de Hollande, essayant d’apprendre le vers blanc à leur Muse ? Que M. France essaye de relire leurs essais ; s’il est satisfait, il ne sera vraiment pas difficile. M. France a-t-il oublié ce qu’a écrit sur la rime un homme dont le bon sens spirituel atteignait le génie quand le cynisme ou l’impiété ne l’égalaient pas, l’auteur du Dictionnaire Philosophique ? Qu’il prenne la peine de reméditer l’article sur la Rime ; et, s’il n’est pas converti, il mourra dans l’impénitence finale. Trop impatient pour être savant, trop ardent pour savoir descendre minutieusement dans le menu des choses, trop polémiste avant tout, Voltaire n’a pas épuisé, loin de là, tous les arguments en faveur de la rime ; mais sa défense n’en reste pas moins immortelle comme la rime, cette redoutable séductrice, qui se vengera toujours harmonieusement sur ses détracteurs. En mettant de côté l’habitude, qui a bien sa valeur comme argument psychologique, la rime se prévaut, pour s’imposer, de deux besoins :
La faiblesse de l’accent tonique ;
La nécessité du rhythme.
La théorie de l’accent français nous paraît encore très incomplète. Il y aurait bien des choses à dire sur l’accent. Il faudrait montrer qu’il est plus varié qu’on ne le prétend généralement, et qu’il ne réside pas seulement sur la dernière (syllabe masculine ; drapeau) et sur la pénultième (lampe, syllabe féminine), mais parfois, mais assez souvent sur l’antépénultième. Mais quoi qu’on pense de son allure, de ses déplacements, de ses variétés, une chose reste : c’est que l’accent français est faible, terne ; tellement terne, monotone, qu’un éminent professeur s’est hasardé à dire un jour devant nous : « Le français n’a point d’accent ! » Ainsi la césure, à laquelle M. France tient tant, a beau le mettre en relief, cet accent, soit dans l’alexandrin, soit dans le décasyllabe, le mettre à douze ou dix syllabes, serait, en raison de cette faiblesse phonétique de l’accent, toujours traînant, toujours languissant, sans ce coup de cloche final qui, en relevant les sons précédents, leur donne et la personnalité du vers et la pleine possession du rhythme.
Le rhythme étant — d’après une des meilleures définitions qui en aient été données — la succession symétrique de plusieurs coups ou battements, rien ne caractérisera mieux cette succession que l’alternance ou l’entre-croisement des rimes masculines ou féminines. La besogne plastique et acoustique indiquée par le nombre, affermie par la césure, continuée par les accents toniques, ou fixes, ou variables, avorterait piteusement sans la rime, qui la refond en la complétant. L’Anglais, l’Allemand, l’Italien peuvent écrire leurs épopées et leurs drames en vers blancs, précisément à cause de la vive résonance de leurs accents ; cette intensité de l’arsis est telle, en allemand, que les Germains distinguent parfois en un même mot l’accent principal et l’accent secondaire (Hauptbetonung, Nebenbetonung) ; or, cette ressource manque au gosier français ; d’où découle la nécessité de se rattraper sur la rime des déchets et de l’insuffisance acoustique des accents. La rime est, littéralement, le porte-voix, le cornet acoustique dont le vers se sert et sans lesquels il nous laisserait à moitié sourds.
De là l’importance progressive et absorbante qu’elle a prise ; de là, en dépit des exagérations inévitables, la nécessité esthétique de sa prépondérance. Notez bien que les dix-huit vingtièmes de la poésie lyrique en Allemagne et en Angleterre vivent sur la rime ; que Faust, drame philosophique, — tout comme Childe Harold, une tournée philosophique en vers, — est, à part quelques pages, très richement rimé d’un bout à l’autre, et qu’on serait fort mal venu à parler à un Anglais, à un Allemand de l’insignifiance de la rime, ou de sa suppression. En poésie française, la rime, plus encore que dans toute poésie moderne, représente, incarne donc la vie. Elle lui est aussi indispensable que la couleur à la fleur, que la transparence à l’eau de roche, que la taille à un diamant ; elle est plus et mieux que son âme, puisque certains botanistes ont accordé une âme à la plante : elle est, par excellence, la conscience musicale et mentale du vers.
CHAPITRE III
a transition de M. Anatole France à M. Jean Psichari est quelque peu brusque : histoire de quelqu’un qui sauterait en quelques heures d’un bassin de mûriers et d’amandiers dans un climat de pâturages venteux, vigoureux, âpres ; qui se verrait subitement transporté de Drôme en Cantal. M. A. France est un causeur nonchalant qui vous dit ou semble vous dire : « Prenez-en, laissez-en » ; c’est un attique ; M. J. Psichari est un dialecticien bardé d’arguments, à cheval sur des citations, et entendant emporter la conviction de haute lutte. Ce n’est pas sans peur que nous allons nous mesurer avec un pareil adversaire, et essayer de lui rompre en visière ; mais la franchise de son jeu de combat dicte la franchise du nôtre ; et nous procéderons directement, en allant à lui, et en prenant son taureau par les cornes.
« Une erreur généralement répandue dans le public et surtout chez les poètes, — écrit M. Psichari, — c’est qu’il y a en français aujourd’hui un vers de douze syllabes. Les vers de douze syllabes sont, au contraire, une rareté. »
Nous demandons la permission à M. J. Psichari de prendre exactement le contre-pied de son affirmation, qui contient toute une doctrine, et qui nous paraît radicalement fausse. Le point de départ de M. Psichari est une statistique. Sur deux cent cinquante-six vers dont se composent les Pauvres Gens, il n’en retient que quarante-cinq ; sur cent soixante-dix-sept de la Prière pour Tous, il n’en garde que vingt-cinq ; pourquoi ? c’est que les alexandrins proscrits pullulent d’e muets, et que l’e muet n’étant pas prononcé, produit, à chaque instant, par son absence, des alexandrins boiteux et faux.
Nos objections, ou plutôt nos répliques à M. Psichari, sont les suivantes :
1° Les poètes doivent se sentir bien mal à l’aise : ce sont surtout eux qui se trompent, encore bien plus que le public. Ainsi Racine, Chénier, Musset, Lamartine, les poètes les plus, les mieux cadencés de la langue française, ont passé leur vie à se tromper, voire à tromper, à leurrer le public, en lui apprenant à goûter des mesures imparfaites, des rhythmes boiteux, des alexandrins faux ! Ils doivent joliment gémir de leur erreur, de leur péché, dans ces Champs Elyséens où ils ne respirent que mélodie et lumière. Gageons que s’ils revenaient sur terre, ils publieraient une nouvelle édition de leurs œuvres, revue, corrigée, épurée sur les conseils des Décadents — et de leur savant porte-parole, M. Psichari…
2° M. Psichari veut être conséquent avec lui-même jusqu’au bout. Vous croyez qu’il fera grâce aux particules : me, te, se, le, ne, que, se, qui jouent un si grand rôle dans la poésie française. Les particules ne sont pourtant que des demi-muettes, quelque chose d’analogue aux désinences de tant de substantifs allemands. Muettes ou mi-muettes passent impitoyablement sous la hache de M. Psichari. Quel carnage ! quel bourreau ! Sur l’arbre du vers, dans cet abatage de bourgeons et de
feuilles, le terrible bûcheron ne fait grâce qu’à un e muet, « celui, » dit-il, « qui doit se prononcer dans le seul cas où sa disparition amènerait la rencontre de trois consonnes. » Ainsi, le vers de Hugo :
Ma fille, va prier. Vois, la nuit est venue,
Ma fill’, va prier. Vois, la nuit est v’nue.
Ainsi encore, les quatre célèbres vers de la Tristesse d’Olympio :
D’autres vont maintenant passer où nous passâmes,
Nous y fûmes heureux ; d’autres vont y venir,
Et le songe charmant que révèrent nos âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir,
D’autr’ vont maint’nant passer où nous passâmes,
Nous y fum’-z heureux ; d’autr’ vont y v’nir,
E’ l’ song’ charmant q’ révèr’ nos âmes,
Il’ l’ continuront sans pouvoir l’ finir.
Je ferai remarquer à M. Psichari qu’il se contredit ; car dans « Ma fill’ va prier », la disparition de l’e muet amène la rencontre de trois consonnes ; car, aussi, dans « Est-c’ toi, chère Élise ? » une rencontre similaire se produit. Pour donner à son procédé de scansion une harmonie, une cohérence totale, M. Psichari ferait bien de supprimer sa restriction, qui compromet sa méthode.
Remontons du romantique au classique et relisons, redéclamons, conformément à la règle Psichari, la prière d’Esther à Assuérus :
… Ô Dieu ! confonds l’audace et l’imposture !
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,
Q’ vous croyez, Seigneur, les derniers des humains,
D’un’ rich’ contré-autrfois souvrains,
Pendant qu’ils n’adoraient q’ l’ Dieu d’ leurs pères,
Ont vu bénir l’ cours d’ leurs destins prospères.
C’ Dieu, maître absolu d’ la terr’ et des cieux,
N’est point tel q’ l’erreur l’ dépeint à vos yeux.
L’Éternel est son nom, l’ monde est son ouvrage,
Il entend les soupirs d’ l’humbl’ qu’on outrage,
Jug’ tous les mortels avec d’égal’ lois,
Et du haut d’ son trône interrog’ les rois.
Ô Racine, oreille de métricien consommé, plume de poète à la fois grand grammairien et grand écrivain, qu’eusses-tu dit en entendant ton élève, Champmeslé, déclamer tes alexandrins de la sorte ? Et M. Psichari qui s’écrie avec une candeur mirifique : « Le fait sera tout d’abord nié par les poètes. » Les poètes sont peut-être les moins intéressés et les moins compétents en ce litige, qui sait!
3° Entrons à fond dans les couches didactiques de la question, dans son tuf. L’e muet compte, et doit compter, nécessairement, fatalement, indubitablement, en raison d’un phénomène supérieur, d’un phénomène souverain : c’est l’origine étymologique. Ces finales muettes, ces e peu sonores que M. Psichari écrase du talon de sa botte grammaticale comme de mauvaises herbes, ces e muets, qui le gênent partout, au cœur ou au bout de chaque vocable, ces désinences, si infimes, si modestes en apparence, font, en réalité, partie de la vie intime du mot. Tous les mots, ou presque tous les mots qui, en français, finissent par un e muet, sont dans ce cas.
Qu’on en ramasse au hasard dans cet énorme tas, on constatera que toujours, ou presque toujours, les désinences françaises correspondent à des désinences latines. La langue latine étant plus sonore que la langue française (de là, vraisemblablement, une sonorité plus grande conservée dans l’italien), la grande loi de l’altération phonétique venant par surcroît influencer cette dépression phonale des désinences françaises, le contact des phonèmes germaniques et de leurs innombrables demi-muettes s’ajoutant aux influences précédentes, — il en est résulté un débordement de finales muettes en français qui font prendre le change aux ignorants, que le peuple étrangle ou avale, mais que la culture conserve, que la Grammaire et le Dictionnaire, c’est-à-dire la Science, imposent, que la Littérature, c’est-à-dire la pratique unanime des grands écrivains, consacre. Personne, Lettre, Monde, Épître, Voyelle, Syllabe, Exemple, Mesure, Transmettre, Représente : autant de termes dont la désinence a un passé, une forme, une histoire. Le vandalisme de l’argot, les anomalies, les corruptions de la prononciation familière ou populaire ont beau nuire à ce passé, la poésie est toujours là pour reconstituer l’état-civil du mot, perpétuer son intégrité, maintenir sa physionomie : c’est par là que, s’en doutant ou non, la poésie reste si glorieusement grammaticale et si intelligemment conservatrice.
L’instinct musical et grammatical a admirablement guidé en cela tous les grands poètes de la langue, sans la moindre exception, sans compter leurs disciples. Ils ont mieux que compris, mieux que calculé : ils ont senti, avec un tact infaillible, unanime, — quoique, bien certainement, dès la Renaissance, les e muets fussent atténués ou escamotés par la prononciation vulgaire, — que ne pas tenir compte, dans la supputation métrique, de la personnalité des e muets, c’est pis encore que violenter le vers ; ce serait (car enfin il faudrait, dans ce massacre, se montrer conséquent) défigurer la structure intérieure ou terminale d’une quantité de mots, et, en dernier résultat, mutiler la langue.
4° S’apercevant des énormités où pourrait aboutir son point de départ, M. J. Psichari s’arrête un moment et se ravise. Il consent à tenir compte d’un autre élément. Il recommande « la recherche des lois d’après lesquelles la compensation de la mesure absente serait obtenue tantôt par le silence, tantôt par l’allongement de la voyelle qui précède ».
Franchement, nous ne comprenons pas que M. Psichari se batte les flancs à la recherche d’une loi introuvable, et nous le comprenons d’autant moins que M. Psichari est un poète distingué et en possession de tous les procédés de l’école vraie.
À la place de la loi qu’il recommande à nos investigations, en voici une qui est loin d’être aussi énigmatique : c’est tout simplement la nécessité de respecter la syllabe muette (au commencement, au milieu, à la fin du mot), de la laisser vivre, de ne pas lui tordre le cou, de la prononcer, en définitive. Seulement, cette nécessité se présente de deux manières : Ou l’e muet prendra parfois la valeur d’une voyelle, il sera indépendant parce qu’il sera l’âme du sens. Exemples :
Je le veux. Mon vouloir doit servir de raison.
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.
L’exemple suivant présente un mélange, ou plutôt une juxtaposition heureuse des deux types.
Et le songe charmant que révèrent nos âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir.
Dans le premier de ces deux vers, les trois muettes sont, alternativement, des enclitiques ou des proclitiques, c’est-à-dire des syllabes faibles s’appuyant sur les fortes qui précèdent ou celles qui suivent ; dans le second, la muette se suffit et domine. J’ai bien dit : des syllabes faibles, oui ; mais il y a un abîme entre cette syllabe faible et la syllabe zéro de M. Psichari, de même qu’en musique il y a un abîme entre la note jouée ou chantée pianissimo et un soupir. Que l’on vienne dire que le nombre des muettes proclitiques et enclitiques soit, dans le vers, infiniment plus grand que celui des muettes se suffisant et comptant par elles-mêmes, cela est certain ; mais cela ne milite point contre notre doctrine : confondre la syllabe muette
Oui, je viens
Dans son templ(’e) adorer l’Éternel
En cherchant à compenser les muettes par des « silences, des allongements » ; en parlant « quantité de voyelle qui précède l’e muet », M. Psichari court après un mirage qui éblouira les décadents, mais ne dépouillera point de leur claire vision les traditionnels. Il n’y a point de syllabes longues ni brèves en français, et cela par une raison bien simple, c’est qu’en français, L’ACCENT A TUÉ LA QUANTITÉ[2]. Les homonymes patte et pâte, lie et lit, sotte et saute, et un bon nombre d’analogues, ne sont que des exemples isolés, qui n’empêchent pas la tentative de Becq de Fouquières (le Vers Français ramené au Vers Latin) d’être un avortement. Il n’y a point, non plus, « de musique de douze mesures », comme le voudrait M. Psichari ; il y a, ce qui est différent, la musique des douze temps, séparés en groupes ou de quatre mesures, suivant le système classique, ou, suivant le système romantique, de quatre, trois, parfois de deux mesures. Chez les romantiques, ces groupes, de quatre, de trois, ou, plus rarement, de deux mesures subdivisées chacune en un nombre variable de temps syllabiques atones ou accentuées, présentent des exemples intéressants. Hugo nous fournira quelques types fort beaux de ces coupes :
A. — Groupe de Trois Mesures, chacune de Quatre Temps syllabiques :
B. — Groupe de Trois Mesures, la Ire de Quatre, la IIme de Deux, la IIIme de Six Temps syllabiques :
C. — Groupe de Deux Mesures, la Ire de Huit Temps, la IIme de Quatre Temps syllabiques :
La division des douze mesures entraînerait forcément la pose de douze accents, un sur chaque mot.
D’après M. Psichari, il faudrait, par exemple, scander ainsi Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/32 dons toujours le vers de treize syllabes » ; que le secret de ce besoin se placerait ainsi dans la physiologie, parmi les fonctions les plus élevées du cerveau.
Ce besoin, loin d’être, comme le prononce M. Psichari, « une nuance légère, destinée à se perdre facilement », dépend probablement de la grande loi de l’Intermittence[3] qui régit toute la nature animée, et qui embrasse le Rhythme. Si le public (nous vérifierons la justesse de l’assertion tout de suite) ne la pratique plus, cette soi-disant « nuance », les poètes la pratiquent toujours ; oui, les poètes, ces rétrogrades — avec rime et raison, — voient dans cette alternance de la rime féminine, treizième, avec la rime masculine douzième, une condition indispensable du vers ; ils regrettent, ces poètes, que la routine des métriciens ait tellement négligé cette alternance aussi vitale, aussi viable aujourd’hui que par le passé. Or, si ladite alternance reste, en vertu d’un besoin d’acoustique et d’eurhythmie absolument nécessaire à la fin du vers, il n’y a aucune raison — puisque au fond c’est toujours l’e muet qui est sur la sellette — pour n’en pas tenir compte au début ou au milieu.
Mais il y a plus. « Le public ne connaît plus, affirme M. Psichari, la nuance de la rime féminine, treizième syllabe, ou de l’e muet. » Qu’est-ce que M. Psichari entend par public ? Pour ma part, je connais, in globo, quatorze ou quinze millions de Français qui prononcent, comme un seul homme et fortement, tous les e muets au milieu et à la fin des mots, au milieu et à la fin des vers. Ce sont tous les Dauphinois, tous les Provençaux, tous les Languedociens, tous les Gascons, et même, proh pudor ! quelques Auvergnats. « Charabia dialectal ! » s’écriera sans doute mon éminent adversaire. Pourquoi ce cri de dédain lancé par vingt ou vingt-un millions de bouches parlant l’oïl, à quinze ou seize millions de lèvres parlant l’oc ? L’oïl est-il autre chose qu’un pur dialecte primitif, que le seul hasard, la chance d’être parlé par l’Île de France, par Paris, par les Capétiens, a érigé en dialecte conquérant, dominateur, et s’imposant, petit à petit, par la force à tout le pays comme idiome national ? D’ailleurs la prononciation de l’oc est-elle si choquante, si dénaturante ? Plus voisins de l’Italie et de l’Espagne que leurs frères du nord et du centre, ne possédant que des demi-muettes, à l’instar de leurs frères du sud, ils éprouvent le besoin d’élever davantage la voix sur les syllabes faibles de leur dialecte qui n’a que des demi-muettes, et ils transportent leur prononciation sur les muettes françaises. Et ils ont doublement raison au fond : car leur procédé a l’avantage d’une sonorité plus grande et d’une fidélité bien plus stricte aux lois de l’étymologie. Entre un méridional cultivé et un décadent récitant l’alexandrin classique, pour ma part, je n’hésiterais pas. Le premier n’aurait que le tort de trop accentuer la mesure, mais le second commettrait le crime de l’estropier. Et pour en finir avec cette réhabilitation phonétique de l’oc, M. Psichari a-t-il songé à l’arme terrible que les méridionaux ont toujours dans leur arsenal ? A-t-il jamais examiné les règles de la prosodie musicale ? Ces règles, jusqu’ici immuables, donnent aux e muets une place si prépondérante, que ces finales correspondent chacune non seulement toujours à une note, mais souvent même au temps fort de la Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/35 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/36 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/37 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/38 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/39 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/40 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/41 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/42 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/43 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/44 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/45 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/46 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/47 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/48 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/49 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/50 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/51 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/52 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/53 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/54 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/55 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/56 Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/57
- ↑ La litanie du Dies iræ ne me semble pas avoir assez appelé l’attention des historiens du Vers français. Elle pivote entièrement autour de trois principes : la rime la plus riche, la plus stridente répétée trois fois par strophe ; la coupe au milieu de chaque octosyllabe, la coupe nouvelle qui a détrôné la césure ; le nombre exact de huit syllabes par vers qui a détrôné la quantité. Le français n’existait pas au moment de la composition du Dies iræ ; mais n’est-il pas évident que le vers français plonge ses racines les plus profondes dans ce vieux chant d’Église ?
- ↑ Les deux hémistiches cités par M. Psichari
Dans un site charmant,
etLes eaux vives, filtrant,
n’ont rien de probant. Qu’il abrège tant qu’il voudra l’i de site, qu’il allonge tant qu’il voudra l’i de vives, l’un comme l’autre i ne compteront jamais que pour une seule et unique syllabe dans le vers français. Le principe fondamental du vers grec et latin : « Une longue vaut deux brèves » s’est totalement évanoui chez les modernes. - ↑ Je définirais volontiers l’Intermittence : la succession d’un ou plusieurs bruits, d’un ou plusieurs sons, d’un ou plusieurs mouvements, ou groupes de sons ou mouvements séparés par un repos.