La Question monétaire

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La Question monétaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 40-57).
LA
QUESTION MONÉTAIRE

Il faut le moins qu’on peut toucher aux vieilles choses. Une maison est commode, on y vit sans inquiétude; une réparation cependant parait utile, les ouvriers la déclarent urgente. Leurs travaux chaque jour révèlent un inconvénient nouveau; la charpente est vermoulue, les murs lézardés, les fondations ruinées; on hésite, on prend conseil; les ingénieurs et les architectes ne sont d’accord que sur un point : il faut faire de grands travaux et les payer. Le mal était latent, le premier coup de pioche l’a révélé, et le propriétaire se demande avec regret s’il n’aurait pas pu ignorer tant d’embarras et les léguer à ses héritiers.

Pareille chose arrive, ou peu s’en faut, avec le système monétaire des nations modernes. Tout allait bien; ceux qui trouvaient l’argent rare n’en accusaient pas l’abondance de l’or, le prix du change avait sa place dans le budget des voyageurs, les négocians en tenaient compte dans des calculs familiers au moindre commis, les conventions se faisaient en conséquence, et personne ne se plaignait. Une réforme tout à coup est demandée; urgente, suivant les uns, elle est, suivant les autres, inutile et périlleuse. L’abondance de l’or californien et australien, succédant au développement des exploitations de l’Oural, a d’abord donné l’alarme; une première commission proposa sagement d’attendre, une seconde lui succéda, puis une troisième, et dans tous les pays de l’Europe on a, sans rien résoudre, continué depuis vingt ans à enquérir et à débattre. Une opinion souvent approuvée par une majorité qui ne s’accroît pas, mais énergiquement repoussée par des adversaires convaincus, est la nécessité d’un étalon unique. Quelques nations ont la seule monnaie d’or, comme l’Angleterre; d’autres, la monnaie d’argent, comme l’Inde; d’autres enfin, la France est du nombre, transformaient naguère encore les lingots, de quelque part qu’on les apportât, en pièces d’or ou en pièces d’argent de valeur fixée par la loi. Ce double étalon, cet emploi simultané de deux monnaies également libératoires, comme il vaut autant dire, car on n’a pas réussi, malgré de grands efforts, à établir une distinction intelligible entre les deux idées, est contraire aux principes de l’économie politique.

« L’économie politique, écrivait en 1867 un publiciste dont l’autorité était grande, démontre avec une rigueur égale à celle dont se vantent à bon droit les mathématiciens, qu’il ne peut y avoir dans la monnaie d’un état qu’un seul étalon. »

Si la proposition, énoncée déjà en 1808 par lord Liverpool et depuis près de deux siècles par William Petty, Locke et Harris avait la certitude que, forcé par la démonstration, on ne peut refuser aux vérités géométriques, on serait aujourd’hui d’accord ; car, si c’est une entreprise difficile d’amener les autres à nos sentimens et à nos goûts, c’en est une très aisée, en restant dans le cercle étroit d’une question nettement posée, de mettre les preuves dans leur jour pour en dégager l’évidence.

L’usage simultané des deux métaux, l’or et l’argent, comme monnaie légale et libératoire, présente des inconvéniens et des dangers attestés par la dédaigneuse assurance de ses savans adversaires. Il a aussi ses avantages; la conviction persistante et la verve de ses défenseurs permet difficilement de le nier. Le plus grand de tous frappe les yeux : les deux métaux acceptés pour monnaie dans le monde entier étaient hier encore chez de grandes nations sur un pied de complète égalité. La France, depuis trois quarts de siècle, s’en servait sans dommage et sans gêne, et tout changement brusque est un mal.

Ces inconvéniens et ces avantages, énumérés avec complaisance, défendus avec chaleur, exagérés avec passion, dans toutes les langues, ne sont pas de nature homogène : comment les comparer avec précision ? Est-il sage de racheter par des difficultés immédiates et de ruineuses dépenses des dangers incertains entrevus dans l’avenir? Vaut-il mieux, si le maintien des prix est impossible, se résigner au renchérissement des denrées dont tant de gens souffrent et se plaignent, ou procurer avec une baisse générale l’appauvrissement de tous les producteurs?

Les économistes hésitent rarement, mais ils se partagent. Ils ont tout discuté, porté la lumière sur tous les points, aucun n’est inaccessible, un esprit attentif peut en s’y appliquant pénétrer sans étude préalable tous les détails de la question, traduire les raisonnemens dans la langue commune, et, comme conclusion, rester dans le doute.

Une démonstration est rigoureuse ou imparfaite, une preuve décisive ou douteuse, une assertion vraie ou fausse, vague ou précise, c’est ainsi qu’on doit les classer, et la saine critique peut marquer le point faible d’une argumentation ou d’une théorie, sans mépriser chez celui-ci l’ignorance de la logique des géomètres, accuser cet autre de mal comprendre les déductions historiques, ou reprocher plus vaguement, mais avec plus d’orgueil encore, à ses adversaires de méconnaître la méthode Scientifique. Aucune méthode ne garantit de l’erreur un esprit superficiel ou prévenu, aucune n’y condamne un esprit droit et attentif.

Dans les raisonnemens plus encore que dans les échanges, la fausse monnaie se glisse parmi la bonne, aucune marque n’en met à l’abri.


I.

Disons d’abord quelle est la question.

La monnaie d’or, depuis l’antiquité, est en usage chez tous les peuples, aussi bien que la monnaie d’argent; et l’on a accepté, sans difficulté et sans lutte, toutes les vicissitudes du rapport de valeur, variable d’un siècle à l’autre, entre les pièces de métal différent.

L’or vaut à poids égal quinze fois et demie autant que l’argent ; tel est depuis un siècle le rapport adopté par notre législation monétaire. Quiconque possédait un lingot d’or ou un lingot d’argent au titre légal pouvait, il y a quelques années encore, les faire transformer à la Monnaie en pièces de 20 francs ou en pièces d’argent de 5 francs ; on reconnaissait en même temps à chacun le droit de mettre au creuset les pièces qui lui appartiennent, et il serait superflu de le rappeler, si cet exercice si simple du droit de propriété n’avait été puni sous l’ancien régime par le carcan et les galères, dans certains cas même par la mort.

Chacun peut aujourd’hui transformer en lingots son argent et son or, mais en aucun pays d’Europe on ne frappe de monnaie d’argent pour les particuliers. Le monnayage de l’or, au contraire, reste libre. A Paris, à Londres, à Berlin, à Utrecht, à Stockholm, comme à Washington, on transforme presque gratuitement en francs, en guinées, en marks, en florins ou en dollars, les lingots d’or qu’on y présente.

Le prix des lingots d’argent a baissé: c’est la cause, disent quelques-uns, le résultat, affirment les autres, des décisions nouvellement prises. Le doute ne semble pas permis. Si la Monnaie de Paris avait continué, comme elle le faisait depuis le commencement du siècle, à transformer sans frais 1 kilogramme d’argent en quarante pièces de 5 francs, il n’y a pas apparence qu’on consentît en aucun point du globe à vendre des lingots à un prix beaucoup moindre. Les frais de transport seuls feraient la différence.

Trente et un kilogrammes d’argent, qui s’échangeaient naguère contre 2,000 grammes d’or, n’en valent plus que 1,700; demain peut-être, disent les gens les mieux informés de l’avenir, ils n’en vaudront que 1,500!

A cela où est le grand mal? Lorsque le vin est à bon marché, les acheteurs en profitent, et aucune commission pour favoriser les vendeurs ne cherche à relever les prix. Pourquoi cette sollicitude pour les vendeurs d’argent? C’est que l’argent monnayé n’est pas une marchandise comme d’autres; tout le monde en est vendeur.

Quiconque fait un achat vend son argent au marchand, qui le paie de sa marchandise; la baisse de l’argent inquiète ou intéresse tout le monde. L’employé qui gagne 3,000 francs, le rentier qui possède 3,000 francs de rente, le propriétaire qui a affermé sa terre 3,000 francs, n’ont rien à réclamer quand on leur a donné 15 kilogrammes d’argent transformés en monnaie ; il leur importe fort que le kilogramme d’argent conserve sa valeur.

La loi a fixé le titre et le poids de la pièce de 5 francs, le titre et le poids de la pièce de 20 francs ; si des contradictions en résultent, il faut les concilier. Le jour où quatre pièces de 5 francs irréprochables vaudront moins ou vaudront plus qu’une pièce de 20 francs, il sera démontré que nos législateurs ont eu sans le savoir un poids et un poids, et tenu, sans le vouloir, une balance inégale. Les discussions et les rapports qui ont préparé la loi monétaire de l’an XI leur avaient signalé le danger, ils ont passé outre : leur décision est notre règle; si elle a été imprudente, l’état est responsable; il le sait et ne veut plus se compromettre en prêtant par son empreinte à 25 grammes d’argent la valeur de 5 francs, devenue, en dépit de la définition légale, conventionnelle et fictive. On frappe encore des pièces de 20 francs, mais le jour où 6 grammes 65 centigrammes d’or vaudront à Paris plus que quatre pièces de 5 francs, le balancier de la Monnaie s’arrêtera de lui-même; personne sans doute n’ira lui demander de déguiser par une marque trop faible la valeur réelle de son or; les pièces déjà frappées seront exportées ou fondues, et nous serons réduits à la monnaie d’argent.

Nos pièces de 5 francs, protégées par une longue habitude, n’ont rien perdu jusqu’ici en France de leur valeur par rapport à l’or ; mais dans l’Inde ou en Chine, en Angleterre même, quarante pièces de 5 francs ne s’échangeraient plus aujourd’hui contre dix pièces de 20 francs.

Notre monnaie d’argent était reçue dans le monde entier, l’Orient et l’extrême Orient en ont absorbé pour plusieurs milliards de francs ; presque toutes ces vieilles pièces sont fondues depuis longtemps, mais on en retrouvera, j’allais presque dire on les retrouvera, pour nous les rendre au prix dont elles portent la marque.

Si rigoureuse et sévère que soit contre eux la loi, les faux-monnayeurs ont beau jeu : le lingot d’argent converti en monnaie acquiert une plus-value de 15 pour 100 ! Lorsque le faussaire devait pour réussir fabriquer une pièce différente par le titre, de même poids cependant que la véritable et d’apparence toute semblable, pouvant affronter les épreuves rapides que chacun connaît et sait faire, le problème était impossible, la solution toujours imparfaite ; la preuve suivait de près le plus léger soupçon. Un mécanicien médiocrement habile peut aujourd’hui, sur un point quelconque du globe, imiter la perfection des pièces d’argent frappées à la Monnaie de Paris sans que les experts sachent discerner, ni les essayeurs démontrer une différence qui n’existe pas.

Il faut éclaircir une objection : un honnête homme jamais ne fera sciemment circuler une pièce fausse ; quand il l’a reçue, il la garde, et la valeur en est perdue pour lui ; mais qui sera lésé lorsque des pièces de bon aloi, de bon poids et de bonne marque, circuleront sans éveiller ni soupçon, ni scrupule ? Quand les faux-monnayeurs, en fabriquant de la monnaie correcte, auront gagné 2 ou 3 millions, aucun Français peut-être n’aura perdu un centime, mais la hausse des prix les menacera tous. Si de tels profits ne nuisaient à personne, l’état en s’en emparant ne manquerait pas de les rendre légitimes ; le gouvernement, d’accord avec ses alliés monétaires, achèterait des lingots d’argent pour leur donner par le monnayage une plus-value inscrite au budget des recettes. Les législateurs américains l’ont fait, avec répugnance, il est vrai, avertis et retardés par le veto du président ; ils ont hésité, mais passé outre. Les États-Unis chaque année frappent 24 millions de dollars d’argent ; les banques du pays refusent de les accepter, et comme on n’ose pas, poussant le droit jusqu’à l’injustice, s’en servir pour payer les créanciers de l’état, ils s’entassent dans les caves du trésor, bientôt trop étroites. C’est accidentellement seulement pour les pièces de 5 francs, et pour une quantité strictement limitée de monnaie divisionnaire, que l’état en France a accepté, non cherché de tels gains ; la baisse de l’argent est un danger et la dépréciation de la monnaie blanche, qui peut en devenir la suite, produirait des embarras qu’il faut avant tout prévenir. Toute augmentation dans la quantité de monnaie tend à les accroître, et le profit qui en résulterait serait un impôt détestable.

La situation est périlleuse; à qui faut-il en imputer la faute? Tout allait bien, disent les bimétallistes; le rapport des valeurs entre l’or et l’argent était depuis un siècle invariable ; la convenance, les frais de transport, l’abondance ou la rareté de la production procuraient dans un sens ou dans l’autre de très légères oscillations; les événemens les plus divers, comme pour nous rassurer sur l’avenir, s’étaient succédé dans l’histoire monétaire : le rapport décrété par la loi française avait résisté aux guerres du premier empire, au blocus continental, à l’adoption de l’or comme seule monnaie anglaise, à l’abondance inouïe de la production en Californie et en Australie : comment craindre une baisse importante sur la valeur de l’un ou l’autre métal, lorsqu’on pouvait, sans limite, les transformer tous deux en monnaie, et la monnaie en billets de banque échangeables à volonté contre de l’argent ou de l’or? La France, pendant soixante-dix ans, en tenant la balance égale, a prêté son empreinte aux deux métaux et maintenu leurs prix au grand avantage du monde entier.

Que nous en a-t-il coûté? La certitude d’appeler et de conserver pour notre usage la monnaie la moins commode quand elles se valent, la moins appréciée quand une baisse survient. La monnaie d’or, avant 1848, était chez nous une marchandise; on l’achetait chez les changeurs, et le prix, quoique peu élevé, suffisait pour la chasser de la circulation. On payait en argent, et quand la somme était considérable, il fallait une voiture pour la transporter et des heures pour la compter. La découverte de nouveaux et riches gisemens d’or donna l’alarme aux économistes; on leur aurait causé un grand étonnement, il y a trente ans, si on leur avait prédit que le représentant d’une grande puissance pourrait, en 1881, s’écrier dans une conférence monétaire : « Nier la pénurie de l’or, c’est presque nier l’évidence! » Que serait-ce donc si la production, depuis 1850 et aujourd’hui encore, n’avait pas été décuple environ de ce que le passé semblait promettre? La masse de l’or serait quatre fois moindre! Personne cependant ne songerait peut-être à se plaindre; les habitudes et les prix seraient autres; on paierait en monnaie d’argent, la trouvant abondante ou rare, non d’après la masse en circulation, mais en raison de l’accroissement ou de la diminution plus ou moins rapide et surtout plus ou moins récente.

Les esprits craintifs, les savans prévoyans, disait-on, voulaient, en 1850, proscrire la monnaie d’or, dont ils redoutaient l’abondance. Les Hollandais avaient pris les devans et ne frappaient plus que des pièces d’argent; la France laissa les choses suivre leur cours et s’en trouva bien. La frappe illimitée de l’or équivalait à une demande indéfinie du métal; à Paris, à Londres, à Washington, plus de 20 milliards furent jetés sur le marché ; la baisse fut insensible, mais l’argent disparut, absorbé par le commerce de l’Asie. Ceux qui s’en réjouirent ne voyaient pas tout. Si l’on entend cette plainte si souvent répétée : « La vie est de plus en plus chère, » la Californie et l’Australie en sont la cause : l’or vaut moins qu’autrefois, et l’argent, dont la valeur est liée à la sienne par la loi française, s’est déprécié avec lui, en modérant très heureusement, par l’accroissement de la masse totale, la rapidité et la grandeur de la chute.

L’abondance de l’argent nous inquiète aujourd’hui. Quand les mines d’or cependant ont décuplé leurs produits, le rapport des valeurs entre les deux métaux est resté invariable; la production de l’argent à peine doublée n’est donc pas la cause de la baisse, on ne convient pas même qu’elle en soit l’occasion.

« Si l’argent a baissé, dit un véhément et spirituel pamphlétaire, c’est parce que l’Allemagne a eu la fantaisie de décréter la démonétisation du métal argent et que l’administration française, saisie de stupeur et d’esprit d’imitation, a cessé tout à coup de frapper des pièces nouvelles. »

Trop vivement lancé, le trait dépasse le but. L’Allemagne, en renonçant à la monnaie d’argent, a adopté, sans fantaisie ni coup de tête, un projet longuement étudié, conseillé par les hommes les plus compétens et dont les circonstances semblaient rendre la réalisation facile; elle s’est avancée dans l’exécution avec plus de timidité que de hâte. On ne doit accuser non plus l’administration française, est-il besoin de le dire? ni de stupeur ni d’esprit d’imitation. Le parti qu’elle a pris était discutaille assurément ; elle y a été entraînée par degrés. Les thalers exclus de l’Allemagne, convertis en lingots, puis en pièces de 5 francs, remplaçaient rapidement notre or. On limita la frappe de l’argent ; cette précaution insuffisante fit baisser le prix des lingots de 15 pour 100. Lorsque la conversion en monnaie leur rendait toute leur valeur, pouvait-on, sans choisir, faire un tel cadeau aux premiers inscrits, étrangers ou français, et, la loi étant muette, choisir sans injustice? Autorisé par une loi nouvelle, le gouvernement renonça à frapper les pièces de 5 francs, et, parmi les voix qu’il faut compter, le plus grand nombre approuva la mesure.

En ralentissant, puis en supprimant la frappe de l’argent, au moment où l’Allemagne changeait ses thalers en lingots, la France, imprudente suivant les uns, prévoyante et sage suivant les autres, a troublé le marché monétaire, déconcerté l’Allemagne et procuré le mal qu’il faut combattre. La possibilité de maintenir le double étalon devenant douteuse, elle a voulu se préparer à l’éventualité d’une réforme que chaque pièce de 5 francs ajoutée à la circulation rendrait plus difficile et plus chère. La réforme n’était pas à prévoir, et rien même aujourd’hui ne contraint à la faire, allèguent les bimétallistes. Si, fidèle à ses traditions, la France avait, sans les compter, transformé lingots et thalers en pièces de 5 francs, la baisse dont on se plaint eût été impossible, et le rapport des prix des deux métaux précieux demeurerait inébranlable. Inébranlable ou non, il se serait maintenu, cela est certain, dans de très étroites limites, mais nous aurions perdu toute notre monnaie d’or. Si la frappe libre de l’argent était reprise demain, la France bientôt, comme avant 1848, n’aurait plus d’autre monnaie, et elle en aurait trop, sans être pour cela plus riche,

La situation acceptée sans plainte il y a quarante ans serait aujourd’hui fort incommode ; le numéraire, or et argent, dans le monde entier, a depuis ce temps plus que doublé ; les métaux, moins rares, ont moins de valeur, les prix se sont élevés ; les pièces de 5 francs, dont nous avons perdu l’habitude, sont gênantes surtout par leur poids; si pour un même achat il en faut un nombre double, l’inconvénient sera doublé ; telle est la cause première des efforts dont nous sommes témoins chez toutes les nations pour attirer l’or et expulser l’argent chez les voisins, tandis que, par une singulière contradiction, on s’accorde à reconnaître et l’on s’applique à montrer, à exagérer peut-être les embarras, les pertes, les ralentissemens, dont l’emploi de monnaies différentes troublerait les relations commerciales.


II.

Lorsque, il y a trente ans, la production de l’or décupla subitement, la France, malgré ses craintes, ouvrit sans compter au précieux métal les portes de l’hôtel des Monnaies. L’argent nouveau aujourd’hui, en y comprenant même les thalers allemands, est loin d’être aussi abondant; pourquoi le repousse-t-on? Précisément peut-être parce qu’en 1850 on n’a pris aucune mesure. La France, par habitant, a plus de monnaie aujourd’hui qu’aucune autre nation du globe; si la masse monétaire s’accroissait encore, ceux dont les revenus n’augmenteraient pas avec le prix des choses traverseraient des jours difficiles.

Il faut prendre un parti; le choix malheureusement n’est pas libre, car le meilleur de tous supposerait l’entente des grandes nations; on ne peut la décréter ni l’obtenir.

Trois solutions sont proposées : le bimétallisme, le monométallisme or, et le maintien du régime actuel, assez heureusement désigné, dans cette langue autorisée par l’usage, sous le nom de bimétallisme boiteux. Une quatrième nous menace : le monométallisme argent.

On invoque contre le bimétallisme la rigueur des principes ; la thèse de ses adversaires est nette et simple, ils la disent irréfutable :

Il est impossible de régler par la loi le prix d’une marchandise;

L’or et l’argent sont des marchandises ;

La prétention de régler le rapport de leurs prix, quel qu’en soit pour un temps le succès, est une dangereuse absurdité.

L’expérience du passé accroît l’assurance des économistes; le rapporta varié, cela n’est pas douteux : il était égal à 12 au XVIe siècle, nous l’avons vu longtemps fixé à 15 1/2, il est à 17 aujourd’hui et tend, dit-on, à s’accroître. Plus d’une ordonnance de l’ancien régime, — la dernière est de 1785, — allègue pour altérer le poids des monnaies, le changement survenu dans le prix des métaux. Les partisans du bimétallisme repoussent le principe, et, sans contester la variation des prix dans le passé, ils pensent qu’une loi bien faite et l’entente des grandes puissances en préserveraient l’avenir. L’offre et la demande règlent le prix des marchandises : en essayant d’y soustraire le blé, on n’a obtenu que la famine ; mais le principe a des exceptions : pour infirmer une fausse généralisation, un exemple suffirait sans autre discussion ; il serait aisé d’en citer dix.

Si, par une décision qui ne serait pas nouvelle, un gouvernement s’engage à payer 20 francs la tête d’un loup et 40 celle d’une louve, les professeurs d’économie politique protesteront-ils au nom des principes? Les bêtes fauves, quand leur tête est à prix, deviennent des marchandises; est-il impossible et absurde de décider qu’une louve vaut deux loups?

Si une nation, pour favoriser la navigation, paie 100,000 francs tout chronomètre, quelle qu’en soit l’origine, qui, dans un voyage de six mois, ne varie pas d’une demi-seconde, en s’engageant à prendre pour 10,000 ceux qui varient de moins de deux secondes, dans ce rapport, arbitrairement établi entre les chronomètres de première et de seconde qualité, qui osera voir une preuve d’ignorance et dénoncer une injure à la science? Les géomètres seuls, et pour la la géométrie seulement, ont le droit de montrer tant de délicatesse.

Le prix relatif de deux marchandises peut être réglé, dans certains cas ; en est-il ainsi pour l’or et l’argent? Il faut étudier la question, non la trancher au nom d’un principe.

Si les grandes puissances, se mettant d’accord, consentaient à frapper sans limite, pour tout propriétaire de lingots, la monnaie d’or et la monnaie d’argent, le rapport des valeurs étant uniformément fixé à 15 1/2, les deux monnaies, dans le monde entier, seraient acceptées sans répugnance et sans perte, comme elles le sont aujourd’hui en France. La monnaie d’or, cependant, ne disparaîtrait pas ; un autre principe, érigé en axiome : La mauvaise monnaie chasse la bonne, resterait sans application, car l’argent, dans l’hypothèse admise, étant accepté par tous, l’or pour s’enfuir n’aurait aucun refuge.

Les gouvernemens les plus habiles, en se refusant à un tel accord, ne ferment pas les yeux à leurs intérêts, ils les détournent seulement des convenances du voisin. L’acceptation simultanée de l’or et de l’argent, convertis sans limite en monnaie, procurerait l’accroissement continu de tous les prix ; la démonétisation générale de l’argent non-seulement l’arrêterait pour un temps, mais le remplacerait par une forte baisse. C’est là le point essentiel de la question. La crainte de voir changer le rapport des valeurs, si tous étaient d’accord pour le maintenir, ne résiste pas à l’examen.

Lorsque la France ouvrait sans limite ses ateliers monétaires aux lingots d’or et d’argent transformés en monnaies également libératoires le prix des lingots ne pouvait différer de celui des pièces : la transformation pouvait se faire immédiatement et sans frais, soit des lingots en monnaie, soit de la monnaie en lingots, et le rapport des prix ne pouvait s’abaisser ou s’élever, puisque les deux monnaies, également libératoires, également reçues pour le paiement des impôts et des droits de douane, également échangées à la banque contre des billets, également données par elle dans ses paiemens, n’avaient l’une sur l’autre aucun avantage. Le rapport fixé par la loi s’est en effet, pendant soixante-dix ans, maintenu à peu près constant.

La démonstration est bonne. La rigueur, cependant, il ne faut pas le cacher, n’en est pas égale à celle dont se vantant à bon droit les mathématiciens. Le maintien du rapport reposait sur la présence simultanée des deux monnaies toujours échangeables au cours légal; si l’une d’elles, la plus recherchée naturellement, disparaissait complètement du pays, les étrangers ne voudraient plus échanger contre elle les lingots avec lesquels se fabrique l’autre, et leur valeur alors pourrait baisser; si l’or devenait assez rare en France et était assez recherché pour que les orfèvres eussent avantage à convertir les pièces de monnaie en bracelets et en colliers, notre loi monétaire deviendrait impuissante à empêcher le kilogramme d’or de valoir 20 kilogrammes d’argent. Cette objection, théoriquement irréfutable, a été écartée comme reposant sur une hypothèse impossible. L’or, a-t-on dit, ne disparaît pas tout à coup; quand il devient rare, son prix s’élève, et la hausse, en accroissant l’offre, devient une cause de baisse. Cela est vrai, mais c’est confondre un raisonnement juste avec une preuve rigoureuse que vouloir sur cette observation faire reposer la certitude. La fuite de l’or fait naître une force qui le retient et tend k le ramener, mais la puissance de cette force n’est pas irrésistible.

Le bimétallisme de la France est un régulateur puissant du rapport entre les prix des deux métaux. Pendant soixante-dix ans, il a fait ses preuves, mais les circonstances peuvent le briser.

Supposons, pour le démontrer en toute rigueur, que l’Allemagne, en 1873, au lieu de faire fondre des thalers d’argent, ait adopté le bimétallisme, en substituant au rapport 15 1/2, entre la valeur de l’or et celle de l’argent, un rapport plus élevé, 16, par exemple.

S’il était vrai que la loi française puisse avec certitude imposer le rapport 15 1/2 sur le marché monétaire, la loi allemande, par la même raison, imposerait le rapport 16; ces deux rapports ne peuvent exister ensemble ; la démonstration pourrait s’arrêter là. Qu’arriverait-il cependant ;si les deux nations, conservant les rapports différens 15 ½ et 16, s’obstinaient l’une et l’autre à maintenir la frappe libre? L’or français, de lui-même, s’écoulerait vers l’Allemagne, et les thalers allemands viendraient à Paris se faire transformer en pièces de 5 francs. Un spéculateur, en effet, qui porterait à la Monnaie de Berlin 1,000 kilogrammes de pièces d’or françaises pour faire frapper un poids égal de marks pourrait échanger ces marks contre 16,000 kilogrammes de thalers d’argent qui, rapportés à Paris et transformés en pièces de 5 francs, assureraient pour l’opération 100,000 francs de bénéfices. Ce trafic rapide et facile pourrait être renouvelé et le serait sans aucun risque tant que la France aurait des louis d’or et l’Allemagne des thalers.

L’échange des métaux sur les marchés étrangers deviendrait, pendant ce temps, difficile. Si le possesseur d’un kilogramme d’or à Londres voulait l’échanger contre de l’argent, il en exigerait 16 kilogrammes, car en cas de refus, il pourrait l’envoyer à Berlin, l’y faire transformer en marks, immédiatement échangeables contre 16 kilogrammes d’argent monnayé en thalers. L’acheteur, d’un autre côté, ne pourrait accorder plus de 15 kilogrammes 1/2 d’argent qui, envoyés par lui à Paris et transformés en monnaie française, y vaudraient 1 kilogramme d’or. Ne pouvant s’entendre, ils enverraient l’un son or à Berlin, l’autre son argent à Paris, hâtant tous deux le jour où les deux nations, n’étant plus bimétallistes que de nom et cessant de régler le marché monétaire, laisseraient le rapport des prix de l’or et de l’argent aussi variable que ceux du cuivre et de l’étain.

Si toutes les grandes nations adoptaient le bimétallisme, en fixant entre les prix des deux métaux le même rapport 15 1/2, la même crainte pourrait naître dans le cas où l’Angleterre, la France, l’Allemagne, les États-Unis, la Belgique, la Hollande, la Suède, l’Italie, l’Autriche et la Russie auraient en même temps perdu leur monnaie d’or; à cette hypothèse, qu’il faut accepter comme possible si l’on veut raisonner avec la rigueur des géomètres, il en faudrait joindre une autre et dire en quel pays se trouverait alors cet or enlevé à toutes les grandes nations. Dans une démonstration rigoureuse, rien de ce qui est possible à la rigueur ne doit être écarté, et l’hypothèse de la fuite en Turquie, par exemple, de l’or du monde entier, a droit à l’examen ; il faut oser le dire et ne pas insister.

Les grandes nations sont malheureusement fort éloignées d’un commun accord. L’Angleterre, satisfaite de sa monnaie d’or, ne s’en veut nullement départir. L’Allemagne a rejeté l’argent et ne penche pas à le reprendre. La Hollande, la Suède, le Danemark et le Portugal fortifient la cause de l’or en s’y associant.

L’acceptation générale du bimétallisme n’est pas à espérer.

Le monométallisme est la solution orthodoxe; les ignorans seuls, dit-on, peuvent la repousser, et plus d’un économiste estimé de tous se déclare honteux, pour la défendre, d’avoir à démontrer l’évidence. On trouverait bon, cependant, en conservant l’or pour l’Europe, que l’Inde et la Chine donnassent asile au métal blanc, dont l’emploi, comme monnaie d’appoint auxiliaire de l’or, n’utiliserait qu’une bien faible partie. La théorie, il est juste d’en faire la remarque, ne se contredit pas pour cela; elle interdit l’usage simultané des deux métaux, mais permet de choisir.

L’Angleterre, en 1816, pour adopter la monnaie d’or, n’a pas rencontré d’embarras sérieux. Il ne faut pas alléguer cet exemple : L’or, en effet, succédait au papier-monnaie. L’entreprise pour nous serait plus audacieuse ; la France, pour abolir la monnaie d’argent, devrait transformer en lingots pour plus de deux milliards de pièces de 5 francs. Si l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la Suisse prenaient la même résolution, si l’Allemagne et la Hollande, bravant les difficultés qui les retardent, achevaient de la mettre à exécution, qui achèterait à prix d’or une telle masse de métal devenu sans emploi? La baisse deviendrait une chute, et l’abandon d’un système illogique, mais tolérable, le remède à des malaises plus redoutés que ressentis, coûterait un milliard à la France. Si le bimétallisme universel est fendu impossible paû le refus d’un accord commun, la préférence de tous pour l’or oppose au monométallisme un obstacle à peu près invincible.

Une autre objection est de grande importance. L’or représente aujourd’hui, dans le monde entier, une valeur à peu près égale à celle de l’argent ; s’il devenait la seule monnaie des grandes nations, sa rareté, dont on se plaint déjà, s’accroîtrait, pour un long temps au moins, en procurant la baisse de tous les prix, plus dommageable encore que la hausse, car c’est aux producteurs qu’elle porte préjudice, en favorisant tous ceux dont le revenu est fixe, et parmi eux presque tous les oisifs.

On a contesté que la démonétisation de l’argent diminuât d’une manière notable la masse du numéraire. Si la France, a-t-on dit, fait disparaître la monnaie d’argent, elle la remplacera par de l’or; quiconque portera au trésor 100 francs en argent recevra en échange 100 francs en or. Cela est vrai; mais les pièces d’or ne seront pas gardées par celui qui les reçoit; elles circuleront, pourront rentrer au trésor sous forme d’impôt ou, par l’intermédiaire de la Banque, servir à payer de nouvelles pièces d’argent et remplir dix fois, cent fois peut-être le même office pendant la durée de l’opération. On insiste : les pièces d’argent, transformées en lingots, seront exportées, vendues contre de l’or, et la diminution du numéraire proviendra seulement de la baisse de leur prix. C’est une illusion : les lingots exportés dans l’Inde, par exemple, y seront échangés contre des traites sur l’Europe et payés en or déjà monnayé, dont ils n’augmenteront en rien la masse.

La difficulté des relations commerciales avec les peuples d’Orient, dont l’Angleterre se plaint aujourd’hui, s’aggraverait, dit-on, par l’adoption exclusive de la monnaie d’or en Europe. On a, je crois, exagéré le mal ; il est réel pourtant et vaut qu’on s’y arrête.

L’Angleterre et l’Inde, si étroitement unies l’une à l’autre, font usage de monnaies différentes. Tant que le rapport des valeurs reste fixe, elles n’en éprouvent aucune gêne; mais la baisse de l’argent a changé la situation, et on la présente comme désastreuse. Le gouvernement de l’Inde doit chaque année verser à Londres 375 millions de francs en monnaie d’or; les impôts et les tributs lui sont payés en argent, et les variations du change déroutent toutes ses prévisions. Le ministre des finances de l’empire indien peut le matin, par un calcul exact, prévoir sur son budget un excédent de 10 millions et se trouver le soir en déficit. Les fonctionnaires sont payés en monnaie d’argent, ils n’en éprouvent aucune gêne, car les prix ont peu varié; mais leurs appointemens très élevés permettent de larges économies; s’ils les envoient en Angleterre, ils subissent une perte et se plaignent très haut.

La différence des monnaies alarme incessamment le commerce. « Qu’arriverait-il, dit M. Cernuschi, si une loi défendait aux Anglais d’apprendre la langue indienne et aux Indiens d’apprendre la langue anglaise? A moins d’avoir des interprètes, ils ne pourraient plus se parler. Eh bien ! la loi monétaire produit des effets qui ne sont pas moins étranges, tyranniques, pernicieux : Anglais et Indiens ne peuvent se payer. »

L’éminent polémiste dépasse ici la mesure; il existe des changeurs à Calcutta; l’or anglais, à défaut de cours légal, a chaque jour dans l’Inde un cours commercial; le négociant anglais, qui, en échange de ses guinées, demande dans l’Inde du riz ou du coton, ne trouve la hausse du change ni tyrannique ni pernicieuse, il y gagne 15 pour 100!

Le fabricant anglais, que l’on paie en roupies d’argent, est forcé, il est vrai, de vendre ses produits plus cher pour obtenir le même nombre de guinées, mais il peut convertir les roupies en marchandises indiennes et gagner d’un côté ce qu’il perd de l’autre. Le prix des marchandises et celui du change, il n’en faut pas douter, se régleront d’eux-mêmes pour rendre possibles les transactions utiles à tous et indispensables à un grand nombre. Il n’est pas supposable que l’échange des produits, avantageux à tous, soit arrêté d’une manière durable par un système monétaire quel qu’il soit, s’il est invariable et sincère; l’équilibre troublé se rétablira de lui-même sans qu’on ait recours à des lois nouvelles. Cet heureux changement, peut-on dire, ne s’est pas produit : il faut l’attendre. Les mouvemens économiques ont été comparés, avec raison, à ceux d’une masse visqueuse; soumise aux mêmes lois qu’un liquide parfait, elle demande, pour atteindre sa position d’équilibre, un temps beaucoup plus long, quelquefois de légères secousses ; quand on la voit, pour un temps, prendre une forme qui dément les principes, elle cède pour la quitter aux plus légères influences.

Les relations actives entre deux peuples dont la monnaie est différente tendent précisément à maintenir constant le prix du change, dont la variation les trouble; le tout, peu à peu, s’harmonise de lui-même, et les embarras du gouvernement indien, comme ceux du commerce, prendront fin avec l’incertitude et la crise.

Si l’Amérique et l’Europe, cédant à une préférence générale qu’on ne peut méconnaître, réussissaient, comme l’Angleterre, à adopter la seule monnaie d’or, elles s’en trouveraient bien dans l’avenir; mais les frais seraient excessifs, et la baisse certaine des prix accroîtrait, par la rencontre de tant de peuples dans cette voie étroite, les difficultés devant lesquelles l’Allemagne hésite.

Le monométallisme n’est pas à espérer. La répugnance des plus grandes nations rend le bimétallisme universel impossible ; il faut renoncer à s’entendre ; chacun, à regret, doit adopter pour son compte le moins mauvais parti que lui laissent les résolutions prises par les voisins. C’est dans cette voie que la France, d’accord avec l’Italie, la Belgique et la Suisse, a rencontré le moins défendable de tous les systèmes, le bimétallisme boiteux. La monnaie d’argent, à moins de convention contraire, est acceptée pour tous les paiemens aussi bien que la monnaie d’or, et l’état cependant, en suspendant la frappe des lingots, diminue sa valeur intrinsèque.

Est-il prudent et digne d’attendre que, la logique l’emportant sur l’inertie et la routine, les pièces de 5 francs soient atteintes par la dépréciation des lingots ? Le jour où l’opinion, plus forte que la loi, leur refuserait la confiance qu’elles ne méritent plus, l’or disparaîtrait d’autant plus vite qu’on le rechercherait davantage, et après avoir déprécié la monnaie d’argent en refusant de la frapper, nous serions réduits à n’avoir plus qu’elle.

Copernic écrivait, il y a plus de trois siècles : « Quelque innombrables que soient les fléaux qui d’ordinaire amènent la décadence des principautés, des royaumes et des républiques, les quatre suivans sont à mon gré les plus redoutables : la discorde, la mortalité, la stérilité de la terre et la détérioration des monnaies. » Copernic exagère : une mauvaise monnaie est un grand mal assurément, mais c’est en trop médire que de là comparer à la famine, à la peste et à la guerre civile, et quand l’illustre astronome ajoute : « Nous voyons fleurir les pays qui possèdent une bonne monnaie, tandis que ceux qui n’en ont que de mauvaise tombent en décadence et périssent, » il suppose trop facile l’art de bien gouverner. La monnaie incorrecte dont parle Copernic est celle d’ailleurs dont le poids est altéré ou le titre douteux ; l’incertitude sur la qualité de chaque pièce est un mal bien plus grave que la dépréciation commune de toutes ; aucune discussion aujourd’hui n’est à craindre à l’occasion des pièces rognées, usées, ou d’empreinte douteuse. Pour le titre et le poids, notre monnaie est irréprochable. Un jour viendra peut-être, si l’on n’y met obstacle, où la pièce de cent sous ne sera acceptée que pour 4 francs, mais toutes subiront le même sort, comme il arrive, sans que les relations soient en rien troublées, pour le papier-monnaie déprécié aujourd’hui en Italie, en Autriche, et en Russie.

Notre monnaie d’argent est devenue mauvaise ; on la reçoit pour bonne ; il faut s’en réjouir, mais il serait imprudent de s’y fier. En l’année 1665, le tzar Alexis, se croyant tout permis, fit frapper des copecks de cuivre de mêmes dimensions que ceux d’argent en les déclarant de même valeur. Il fut cru et obéi pendant trois ans, mais en 1669, la nouvelle monnaie, dépréciée de 95 pour 100, devint la cause d’une révolte qui la fit supprimer. Le peuple moscovite, docile alors et confiant dans son maître, était merveilleusement propre à faire réussir l’expérience qui échoua. Nous acceptons aujourd’hui une monnaie d’argent valant 85 pour 100 de sa valeur nominale, mais plus instruits et plus défians que les sujets d’Alexis, nous ne recevrions pas un seul jour des sous de cuivre pour des francs, et, si les lingots d’argent restent dépréciés, l’accroissement de valeur emprunté à la mystérieuse vertu de l’empreinte, ne pourrait pas durer toujours. Tant qu’un kilogramme d’or vaudra sur le marché des métaux 17 kilogrammes d’argent, on ne doit pas espérer que la monnaie d’or soit échangée contre quinze fois et demi son poids de monnaie d’ai-gent. En vain l’expérience dément cette assertion; c’est une anomalie qui ne saurait durer. La monnaie d’or déjà commence à s’y soustraire et devient chaque jour plus rare.

Le bimétallisme boiteux n’est qu’un expédient passager : si l’on y persiste, il nous imposera la monnaie d’argent. Le bimétallisme partiel adopté en présence des nations qui recherchent l’or nous l’imposerait plus vite encore; tout leur argent affluerait chez nous pour se faire transformer en monnaie régulièrement frappée. Il nous viendra très probablement, si le statu quo se prolonge» déguisé en fausse monnaie indiscernable de la bonne; le résultat pour nous sera le même.


III.

L’algèbre classe les problèmes par le nombre des solutions possibles représentant le degré de l’équation qui doit les résoudre. Si l’on demande quel accroissement sur les prix doit correspondre à un accroissement donné de numéraire, le nombre des solutions est infini et le problème inaccessible au calcul.

J.-B. Say a proposé une réponse; elle est possible, il serait imprudent de la déclarer vraie. Les prix, suivant lui, sont proportionnels à la masse du numéraire. Si la France possède 2 milliards de numéraire et que par une circonstance quelconque ces 2 milliards soient réduits à 1,500 millions, ces 1,500 millions, dit-il, vaudront autant que les deux milliards, et les prix baissant de 25 pour 100, on pourra faire et payer les mêmes achats qu’avant.

L’assertion est au moins douteuse.

Simplifions la question pour la rendre plus nette. Une île existe dans des mers lointaines, privée de tout commerce avec le reste du globe. Une population active, civilisée, sait y trouver de suffisantes ressources. Quelques-uns sont riches, aucun n’est misérable, la monnaie suffit aux achats et aux ventes. Les forces productrices de l’île étant connues, la récolte du blé étant donnée, celle du vin, le nombre des têtes de bétail, la puissance et l’usage de chaque machine, le détail du prix de chaque denrée, le nombre des ouvriers de chaque espèce, la rémunération des journées de travail, le revenu annuel enfin et la dépense de chaque habitant, pourrait-on calculer combien de monnaie en tout se trouve en circulation?

La solution n’est pas seulement embarrassante et épineuse, elle est impossible ; on ne pourrait pas même, avec toutes ces données, obtenir un chiffre approché. La quantité de monnaie nécessaire lorsque les achats, les transactions et les prix restent les mêmes, varie avec les habitudes de crédit et de confiance mutuelle, indépendamment même de toute monnaie fiduciaire dont, pour simplifier, j’écarte l’intervention. Si l’usage est établi de régler tous les comptes sans exception le premier jour de chaque mois, chaque employé recevant ses appointemens, chaque ouvrier son salaire, chaque marchand le paiement de ses notes, chaque propriétaire le prix de ses locations, ceux qui manquent à payer étant blâmés comme insolvables, chacun devra, le dernier jour de chaque mois, avoir réuni en espèces la dette présumée du lendemain s’il ne veut s’exposer à être mis en retard par la négligence de ses propres débiteurs. Pour que tous puissent pousser jusque-là la prudence, il faut au minimum une quantité de monnaie égale à la douzième partie de la somme des paiemens annuels, et ce sera affaire à chacun de régler ses dépenses sur la portion présumée que son travail ou sa richesse acquise doivent amener entre ses mains. L’exagération de calcul est cependant évidente et l’évaluation du minimum indispensable beaucoup trop haute. Si les citoyens de la petite république, continuant à payer leurs dettes une fois par mois, avaient l’idée bien naturelle de ne pas tous choisir la même date, chacun remplissant jour par jour la bourse qu’il doit vider en une fois, la quantité de monnaie qui s’y trouverait, en moyenne, correspondrait à la recette d’un demi-mois, et, pour tous les habitans réunis, à la vingt-quatrième partie de l’ensemble des paiemens annuels. Cette somme deviendrait triple, si pour payer tous les trois mois, chacun voulait accumuler chez soi la dépense d’un trimestre ; elle se réduirait au contraire dans une très grande proportion si l’usage prévalait, chez ceux qui le peuvent, de tout payer argent comptant.

Les prix n’ont avec la masse du numéraire aucune relation nécessaire et précise.

Qu’arriverait-il cependant si, toutes choses restant les mêmes, la quantité de monnaie venait à doubler?

Un navire chargé de lingots échoue sur les côtes de l’île; et, par une inspiration malheureuse, on en tombera d’accord, on les partage entre tous; les plus grosses parts, naturellement, échoient aux plus riches, et, le hasard aidant, chacun reçoit précisément sur les lingots convertis en monnaie autant d’argent comptant qu’il en possède en ce moment. Le numéraire de l’île a doublé, les bourses sont mieux garnies, la richesse véritable n’a pas changé.

Les prix pourraient doubler assurément si tous y consentaient ; mais ceux qui paient ou achètent résisteront, et sans imaginer les détails ni prévoir l’issue de la lutte, on peut affirmer qu’elle sera longue. L’argent disponible subitement jeté sur le marché activera les ventes, augmentera la demande de travail; la main-d’œuvre, plus recherchée, se fera payer plus cher, tous les prix s’élèveront ; les oisifs se plaindront en déplorant peut-être comme un malheur public la bonne fortune dont ils ont eu la plus forte part, mais les prix ne doubleront pas, parce que, d’une part, la production sera plus abondante et que, d’autre part peut-être, la prévoyance accrue par le bien-être augmentera la réserve de chacun. Dans quelle proportion ? La réponse au nord serait peut-être autre qu’au midi.

L’hypothèse admise est la plus favorable aux conclusions de ceux qui croient l’accroissement des prix proportionnel à celui du numéraire. Au lieu de distribuer la riche épave entre tous, il eût été préférable sans doute d’en faire le salaire de travaux utiles : construction de routes, dessèchement de marais, défrichement de terres incultes. L’argent ainsi employé aurait procuré peut-être, au lieu de la hausse, la baisse d’un grand nombre de prix.

De tels problèmes échappent au calcul, sinon au raisonnement. Les inclinations, les volontés, les craintes, l’habileté, la confiance de chacun décidera la solution ; on ne peut, sans hasarder aucun chiffre, que signaler dans l’accroissement de la masse monétaire une cause de hausse très certaine.

Les faits commerciaux, depuis plusieurs années déjà, diminuent en Europe la masse de l’or qui s’écoule vers l’Amérique, tandis que l’argent, comme toujours, est absorbé par l’Orient. La hausse des prix, pour quelque temps au moins, n’est pas à redouter. L’Allemagne, en rejetant l’argent, les peuples de l’union latine, en défendant leur or, ont produit, au contraire une baisse dont on se plaint très haut. La France y a échappé jusqu’ici ; mais, quelque parti qu’elle adopte, elle n’évitera pas dans l’avenir une perturbation grave, dans un sens ou dans l’autre : elle peut choisir.

Si, malgré les obstacles, en nous résignant à une perte énorme, nous rejetons la monnaie d’argent, la baisse de tous les prix, ruineuse pour les industriels, pour les agriculteurs surtout, suivra nécessairement la diminution de la masse monétaire. Si, reculant au contraire devant des difficultés peut-être insurmontables, nous maintenons notre loi monétaire, rien ne retiendra l’or dans sa fuite vers les régions qui l’appellent ; la monnaie d’argent nous restera seule, et sa dépréciation, égale bientôt à celle des lingots, se traduira par la hausse de tous les prix. On se plaindra, et avec raison. La cherté produite par l’insuffisance accidentelle de la production est un malheur dont nul n’est responsable ; due à l’abondance des débouchés, elle stimule le travail et l’on doit s’en réjouir ; mais amenée et voulue par la dépréciation du numéraire, elle deviendrait une regrettable et, malheureusement peut-être, une inévitable injustice. L’avenir, quoi qu’on fasse, nous réserve des embarras et des souffrances, et si l’on hésite tant à adopter une solution, c’est parce que peut-être il n’y en a pas de bonne.


J. BERTRAND.