La Question révolutionnaire

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La question révolutionnaire


Extrait du journal " Le Républicain "


1.

La Société de la Montagne nous prie d’insérer la communication suivante :

" La Société de la République universelle la Montagne désirant faciliter autant qu’il est en son pouvoir la propagande républicaine, a décidé qu’elle prêterait la salle de ses séances, chaque fois que la demande lui en serait adressée par une société démocratique n’ayant pas de lieu fixe de réunion, ou lorsqu’un citoyen désirerait faire un lecture ayant pour but le développement des principes républicains.

" Conformément à cette résolution, le citoyen Joseph Déjacque a été admis à lire, devant un nombreux auditoire, un travail sur la question révolutionnaire.

" Dans ce travail se trouvent émises des pensées anti-sociales contre lesquelles les membres de la Montagne, à l’unanimité, ont résolu de protester énergiquement. Loin de faire la guerre à la civilisation par des moyens criminels, ils veulent préparer la réforme des abus et activer la marche bienfaisante de la civilisation, en prenant toujours pour point de départ et pour but l’équité et la fraternité."

2.

Au rédacteur du Républicain

New-York, 2 juillet 1854

Monsieur le Rédacteur,

Mon intention n’est pas d’engager, dans votre journal, une polémique avec les auteurs de la communication que vous avez insérée dans votre numéro d’hier.

C’est par la publication, en brochure, de ces pensées anti-sociales, de ces moyens criminels, que je veux y répondre.

Mais comme cette brochure ne pourra probablement pas paraître avant une quinzaine de jours, je viens aujourd’hui prendre note devant vos lecteurs de l’acte d’accusation dressé contre moi.

Si les grands enfants de la démocratie sociale n’ont pas peur de s’aventurer dans les pages de cette brochure-croquemitaine, ils jugeront de l’équité et de la fraternité des assertions de messieurs de la république universelle, section la Montagne.

Recevez, monsieur le Rédacteur, mes salutations.

Joseph Déjacque.

3. Erratum – Une erreur typographique s’est glissée dans la lettre qui nous a été adressée lundi dernier par M. Déjacque. Dans le troisième alinéa de cette lettre (voyez cinquième colonne, troisième page, numéro du 3 juillet), au lieu de : " … l’acte d’accusation dressé contre MOI ", lisez " contre ELLE (la brochure). "


***


Je n’aime pas les tartufes, qu’ils soient de la religion ou de la politique, et toutes les fois que l’occasion se présente de leur arracher le masque, je le fais volontiers.

Et d’abord, commençons par vous, messieurs de la Montagne.

Qu’entendez-vous par des pensées anti-sociales ?

Est-ce que, par hasard, toucher à la religion, à la famille, à la propriété, au gouvernement, en démontrer les effets désastreux et en chercher le remède, serait à vos yeux quelque chose d’anti-social ? Allez ! sous la peau du révolutionnaire, je vois trop poindre les longues oreilles du réacteur pour croire que le public ne finisse pas un jour par les apercevoir un peu.

Sans doute la religion, la famille, la propriété, le gouvernement sont votre arche sainte, et cela ne me surprend pas. Sans gouvernement, vous ne pourriez espérer de places de préfets ou de commissaires de police ; sans la propriété, vous n’auriez pas à espérer d’impôts pour vos sinécures à venir, et il vous faudrait travailler pour vivre au lieu de vivre pour exploiter ; sans la famille, vous ne pourriez trôner en despotes sur la liberté des femmes et des enfants, avoir votre petit troupeau de nègres blancs à conduire à la baguette et vous délasser le soir, à la case, de vos platitudes envers les forts par vos airs de commandeurs avec les faibles ; sans la religion, enfin, vous n’auriez pas un tas de gens crétinisés pour vous regarder sans rire quand vous passez en procession par les rues de New York ou que vous posez superbement dans votre salle des séances déguisés en représentants de l’autre Montagne, celle à 25 F par tête. Pauvres porte-cocardes ! qui vous croyez sérieux parce que vous ne vous mirez que dans l’oeil des niais, comptez-vous donc que le peuple sera toujours assez bonasse pour prendre les marionnettes pour des hommes, et ne pas s’apercevoir, à la grosseur des ficelles, que ce n’est ni la cervelle ni le coeur qui les font agir ?

Et ensuite, que voulez-vous dire par ces moyens criminels? Serait-il question de cette Jacquerie dont j’ai donné le plan ? Ô hommes de peu de foi ! – j’allais écrire de mauvaise, –oubliez-vous donc que c’est la Jacquerie, portant dans les châteaux l’incendie et le meurtre, qui a valu à vos pères, serfs avant d’être bourgeois, l’affranchissement des communes ? C’étaient des révolutionnaires, ceux-là ! Alors ils étaient esclaves, aujourd’hui ils sont maîtres, et ils oppriment. Mais le moyen dont ils se sont servis peut être retourné contre eux, et ce serait justice: à tout seigneur tout honneur !

Il est une chose qu’un esprit libre ne révoquera pas en doute : c’est qu’il n’y a pas de moyens criminels pour recouvrer sa liberté, tout est légitime alors. C’est tant pis pour le geôlier, tant pis pour l’oppresseur. Il n’y a de moyens criminels que ceux qui sont destinés à attenter à la liberté humaine.

Et puis, est-ce bien à vous, messieurs de la Montagne, à trouver criminels les moyens que j’indique ? Quand soi-même on prend pour devise l’assassinat, quand sur un écriteau on imprime en grands caractères ce vers, que j’aurais pu mettre en tête de mon livre comme une épigraphe :

" Tu peux tuer cet homme avec tranquillité ",

quand on affiche et qu’on laisse cela affiché, jour et nuit, dans la salle de ses réunions, on a perdu le droit, messieurs, de trouver mauvais qu’un autre ait dit aussi, lui, la même chose sous une autre forme, et en l’appliquant à une classe d’hommes. Le faire, c’est de l’hypocrisie ; approuver d’un côté et désavouer de l’autre, c’est mentir à sa conscience, c’est n’en avoir point, la différence ici n’étant pas dans le principe, mais dans le plus ou moins grand nombre d’applications du principe.

Il y a cependant une chose qui nous sépare, et que le lecteur juge à l’avantage de qui elle est : c’est que, vous, vous voulez déposséder ce Bonaparte de sa vie et de sa propriété – le trône étant sa propriété au même titre qu’une maison ou un capital quelconque appartient à un particulier ; – vous voulez, vous, qu’il en soit ainsi pour remplacer cet individu par d’autres individus, et donner à la chose un autre nom ; -– tandis que moi, si je fais appel à l’énergie révolutionnaire, ce n’est pas pour un vain changement de décors, une nouvelle exhibition de possesseurs, mais pour que, sur la scène du monde, tous les hommes se reconnaissent pour frères et se proclament égaux et libres. – Lequel est dans la logique, lequel est dans la vérité ?

Et maintenant, messieurs de la Montagne, que dire de ceux qui citeraient une phrase d’un écrit en cherchant à lui donner un autre sens que celui qu’elle a réellement ? – comme dans celle-ci par exemple : Loin de faire la guerre à la civilisation, etc., ce qui, pour l’homme encore imbu des préjugés existants, ne veut pas dire autre chose si ce n’est que je cherche à détruire la civilisation pour retourner en arrière, à la barbarie, à la sauvagerie, – tandis que c’est le contraire qui est vrai : que si je cherche à la détruire, c’est pour marcher en avant et pour entrer dans une ère de progrès plus parfait.

Ou bien, que dire encore de celui qui, comme vous, monsieur Souvy du Républicain, dans une lettre qu’il est forcé d’insérer, substitue un mot à un autre mot, et, par ce fait, dénature tout doucettement le sens d’une phrase, insinue une calomnie?

Ô jésuites de toutes couleurs, noirs ou tricolores, blancs ou rouges, vous êtes bien tous, et partout, et toujours les mêmes: Calomnions, calomnions, dit Bazile, il en reste toujours quelque chose. La rectification peut bien arriver après, mais qui la lit ? Personne ou presque personne, et l’insinuation reste.

Il en est qui, pour correction à ces drôles, leur administrent une bonne volée de bois vert sur les épaules. D’autres – et à l’occasion je suis de ce nombre, – se contentent de les prendre par l’oreille, de les traîner en public et de leur cracher leur nom au visage.

Joseph Déjacque.

New York, juillet 1854.


Aux prolétaires


Frères du prolétariat ! c’est à vous que je dédie ce labeur, produit des veilles de l’un des vôtres.

C’est à vous que se recommandent ces pages, gouttes d’encre cristallisées dans l’atmosphère de l’exil et de la misère ; excitation à la haine et au mépris, à la ruine et à la mort de la bourgeoisie ; attaque à gorge déployée à la religion et à la famille, au gouvernement et à la propriété !

Puissent-elles, ces pages, – grêlons jetés dans l’espace – aider à amonceler en vos consciences les notions du droit ; faire tressaillir en vos cerveaux et en vos cœurs la vibration des colères sociales ; hâter l’heure où vos masses énergiques, soulevant la logique et le glaive révolutionnaires, se précipiteront comme une avalanche sur cette société exubérante de privilège et d’exploitation.

Et alors, comme un germe fécond, comme un rayon vivifiant, puissent-elles enfin, au printemps régénérateur qui suivra cet hiver de destruction, ajouter à la sève des idées de progrès, et servir à l’éclosion à la vie humaine de la liberté, de l’égalité : de la fraternité !

Et puisse aussi, après le sanglant cataclysme, l’humanité marcher toujours de science en science et de découverte en découverte, à la conquête de l’idéal, à l’harmonie, et reléguer, de jour en jour et d’heure en heure, la civilisation dans les monstruosités du passé, dans les antiquité antédiluviennes !…


Introduction


Tout gouvernement qui ne comprend pas l’universalité du peuple est un gouvernement de fait. Le droit – si droit et gouvernement ne juraient pas de se trouver accolés l’un à l’autre – ce serait le peuple légiférant lui-même, sans représentation, sans délégation.

Jusqu’à ce jour il n’y a eu que des gouvernements de fait. Le gouvernement de M. Bonaparte est de ce nombre.

Mais, ainsi que le prétendent d’anciens usurpateurs de la souveraineté du peuple, royalistes de toutes nuances, républicains formalistes ou montagnards, Louis Bonaparte est-il hors la loi ?

S’il s’agit de la loi politique, – et pour ces messieurs ce n’est pas autre chose, – de la loi telle qu’elle a existé sous tous et par tous les pouvoirs, électifs ou héréditaires, constitutionnels ou absolus, non, Louis Bonaparte n’est pas hors la loi. Tout au contraire, il en est le Dieu et le pontife.

Il est dans la loi au même titre que les assemblées représentatives, législative ou constituante, octroyant charte ou lois au peuple ; que le gouvernement provisoire lançant du Sinaï de l’Hôtel de Ville ses décrets et ses proconsuls sur la Révolution. Comme eux, et plus qu’eux, il a pour lui la sanction du suffrage universel.

Sur ce point, pas de contestation sérieuse possible. Non, Louis Bonaparte n’est pas hors la loi, – hors la loi politique, s’entend.

Mais, autre chose est le droit, autre chose est la loi sociale, la loi humaine, la loi naturelle.

Là encore, M. Bonaparte est-il dans la loi ? Evidemment non. Il n’y est pas plus que le Gouvernement provisoire escamotant à son profit la victoire de février ; commettant les 45 centimes ; faisant battre le rappel de l’ignorance et de la peur contre la manifestation populaire du 16 avril ; rappelant, pour ses complots occultes, l’armée au coeur de Paris ; présidant aux massacres de Rouen, et, sous le nom de Commission exécutive, à la réaction du 15 mai, à la loi contre le droit de réunion. Pas plus que la Constituante, assemblée de républicains de la veille, en mal d’enfant d’une constitution bourgeoise, montagne accouchant d’une souris ; la Constituante emprisonnant, déportant, fusillant, guillotinant le socialisme en juin 48 ; se mettant, au mépris de la liberté des peuples et de sa déclaration solennelle, en campagne contre la liberté romaine. Pas plus que la Législative votant et promulguant à merci l’impôt sur la misère ; la suppression des mandants par les mandataires, l’exécution capitale du suffrage universel ; toute cette légalité liberticide déduite ou extorquée de la constitution Marrast.

Non seulement alors M. Bonaparte est hors la loi comme l’étaient tous les gouvernements qui l’ont précédé, non seulement lui, le prince, le président, l’empereur, mais hors la loi aussi est le bourgeois, propriétaire, banquier, boutiquier, industriel, – le maître exploitant le travail, la production, la misère et la faim du prolétaire.

Oui, hors la loi ! Et il est de droit, et il est de devoir, – quand on en a les moyens, la puissance, –de protester contre l’oppression bourgeoise ou princière, et par le fusil en s’insurgeant en masse, bannière au vent, sous le soleil des barricades, et par le couteau en s’insurgeant individuellement, seul à seul, à l’angle d’une rue déserte et sous le voile de la nuit. Tuer et dépouiller un prince de son sceptre, tuer et dépouiller un bourgeois de son or, ce n’est pas tuer et dépouiller un homme : c’est détruire une bête féroce et la dépouiller de sa fourrure ; c’est, pour le prolétaire, à toute minute des vingt-quatre heures du jour, un cas de légitime défense.

Qui de vous oserait jeter l’anathème au serf du Moyen Age secouant la torche au seuil de son seigneur, et l’ensevelissant dans sa couche sanglante, au milieu de son manoir féodal craquant et se tordant sous l’étreinte de l’incendie ? Qui oserait jeter l’anathème à ce serf rachetant par le fer et le feu sa liberté ravie ?

Qui de vous oserait jeter l’anathème à l’esclave des temps antiques frappant le patricien aux lueurs d’une orgie, lui arrachant pleine d’entre les mains et les lèvres sa coupe d’or massif, et, après l’avoir vidée, s’enfuyant en emportant dans sa fuite butin et affranchissement scellés du sceau d’un meurtre ?

Qui de vous oserait jeter l’anathème au républicain de la vieille Rome qui, voulant délivrer la République d’un tyran, plonge son poignard au flanc du César, et lave ainsi dans le sang la honte du joug ?

Eh bien ! les temps sont les mêmes. César existe encore. Il s’appelait hier Gouvernement provisoire, Constituante, Législative, Président de coup d’Etat ; aujourd’hui il s’appelle Napoléon III, l’Empereur. Demain peut-être, il aura nom Dictature populaire, Ledru-Rollin ou Blanqui.

Brutus, tous les Alibaud , tous les régicides seraient-ils morts ?

Le patricien, le seigneur féodal, n’est-ce pas le bourgeois ?

L’esclave, le serf, n’est-ce pas le prolétaire ?

Républicains, esclaves, serfs des temps modernes, la logique est inexorable, elle commande à notre conduite. Allons, debout! et renouons la tradition avec les Brutus, les Spartacus et les Jacques d’autrefois!

– Debout ! action ! insurrection ! Révolution !

– Action, insurrection, oui ; mais pourquoi ? –

– Pour nous faire emprisonner, mitrailler sans profit ; pour léguer à nos femmes et à nos enfants le deuil et la misère ? Triste chose que cela !...

– Révolution, oui ; mais laquelle ?

– Celle qui substituerait au pouvoir un autre pouvoir, à un homme d’autres hommes ? Chose plus triste encore ! – Tous nous avons le droit et, – le moment favorable venu, – le devoir d’agir ; de nous servir des muscles que la nature nous a donnés pour briser par la violence le carcan d’esclavage que la violence nous a rivé à la gorge et aux poignets. Individuellement, nous pouvons peu ; collectivement, tout, – nous avons la force. – Ce qui nous manque pour agir avec succès, ce que trop peu, hélas ! possèdent entre le plus grand nombre, c’est l’idée ; c’est la foi, la passion, le fanatisme à cette idée ; foi, passion, fanatisme sans lesquels on ne peut soulever les montagnes, opérer les miracles ; idée sans laquelle la force est inféconde et ne sème que pour recueillir des catastrophes. La force sans l’idée, c’est une machine à locomotion chauffée à toute vapeur et qui, lancée sur un chemin dénué de rails, ne tardera pas, dans sa course désordonnée, à culbuter et à se broyer dans sa chute ; c’est un navire sans pilote et sans boussole qui vogue, toutes voiles dessus, au milieu des écueils, sur le gouffre qui va l’engloutir.

Ainsi, pas d’action, pas d’insurrection, pas de révolution sans un but social, si nous ne voulons " remplacer un crime par un autre crime ".

Toutefois, l’immobilité est impossible. Il faut agir, s’insurger, révolutionner. Que chacun donc interroge sa pensée, la pensée des autres, y puise et y jette des idées. Que toutes ces convictions individuelles, sans rien perdre de leur individualité, se groupent dans une unité de principe comme les feuilles au faisceau d’un même arbre. Qu’une ou plusieurs de ces questions, par exemple, les questions de gouvernement, de religion, de propriété, de famille soient posées. Que tous ceux qui les résoudront affirmativement se rangent d’un côté, négativement de l’autre. Ainsi, sans être d’accord sur tout ce qui fait queue à ces quatre grandes têtes de l’hydre qui, sous les écailles de la civilisation, n’est plus que la barbarie moderne ; ainsi, et en réservant les ramifications de détail où nous différons tous d’appréciations comme de visages, – ainsi l’on pourrait constituer l’unité du parti révolutionnaire. Alors le navire aurait un pilote, une boussole, la locomotive des rails ; la force serait au service de l’idée, la révolution puissante.


De la révolution


Principes :

Liberté, égalité, fraternité

Conséquences :

Abolition du gouvernement sous toutes ses formes, monarchique ou républicain, suprématie d’un seul ou des majorités ;

Mais l’anarchie, la souveraineté individuelle, la liberté entière, illimitée, absolue de tout faire, tout ce qui est dans la nature de l’être humain.

Abolition de la Religion, religion catholique ou israélite, protestante ou autres. Abolition du clergé et de l’autel, du prêtre, – curé ou pape, ministre ou rabbin ; – de la Divinité, idole en une ou trois personnes, autocratie ou oligarchie universelle ;

Mais l’homme, – à la fois créature et créateur, – n’ayant plus que la nature pour Dieu, la science pour prêtre, et l’humanité pour autel.

Abolition de la propriété personnelle, propriété du sol, du bâtiment, de l’atelier, de la boutique, propriété de tout ce qui est instrument de travail, production ou consommation ;

Mais la propriété collective, une et indivisible, la possession en commun.

Abolition de la famille, la famille basée sur le mariage, sur l’autorité paternelle et maritale, sur l’hérédité ;

Mais la grande famille humaine, la famille une et indivisible comme la propriété.

L’affranchissement de la femme, l’émancipation de l’enfant.

Enfin, l’abolition de l’autorité, du privilège, de l’antagonisme ;

Mais la liberté, l’égalité, la fraternité incarnées dans l’humanité ;

Mais toutes les conséquences de la triple formule passées de l’abstraction théorique dans la réalité pratique, dans le positivisme.

C’est-à-dire l’Harmonie, cette oasis de nos rêves, cessant de fuir comme un mirage devant la caravane des générations et livrant à tous et à chacun, sous de fraternels ombrages et dans l’unité universelle, les sources du bonheur, les fruits de la liberté : une vie de délices, enfin, après une agonie de plus de dix-huit siècles au désert de sable de la civilisation !


Du gouvernement


Plus de gouvernement, cette machine à compression, ce point d’appui au levier réactionnaire.

Tout gouvernement, – et par gouvernement j’entends toute délégation, tout pouvoir en dehors du peuple, – est de son essence conservateur, – conservateur-borne, conservateur-rétrograde, – comme il est de l’essence de l’homme d’être égoïste. Chez l’homme, l’égoïsme de l’un est tempéré par l’égoïsme des autres, par la solidarité que la nature a établie, quoiqu’il fasse, entre lui et ses semblables. Mais le gouvernement étant unique et par conséquent sans contrepoids, il en résulte qu’il rapporte tout à lui, que tout ce qui ne se prosterne pas devant son image, tout ce qui contredit ses oracles, tout ce qui menace sa durée, tout ce qui est progrès, en un mot, est fatalement son ennemi. – Ainsi, qu’un gouvernement surgisse, – amélioration à son début sur le gouvernement son devancier, – et bientôt, pour se maintenir, et en face des idées nouvelles qui le minent, il appellera à son aide réaction sur réaction ; il sortira de l’arsenal de l’arbitraire les mesures les plus antipathiques aux besoins de son époque ; fera un feu roulant de lois d’exception jusqu’à ce que, – la mine comble et allumée à la mêche des révolutions, – il saute entouré de tout l’attirail de ses moyens de défense. Pouvait-il agir autrement, abandonner un seul de ses bastions ? – L’ennemi, c’est-à-dire la révolution, ne s’en serait emparée que pour y établir ses batteries. Capituler ? Il lui était ordonné de se rendre à merci ; et il savait qu’entre les mains du vainqueur c’était la mise à sac de ses intérêts, son asservissement, puis la mort.

Ô vous, soldats du progrès, mais amants timorés de la liberté, qui portez encore au fond du coeur – comme un reste de l’éducation familiale et catholique du jeune âge, – le préjugé de l’autorité, la superstition du pouvoir, rappelez-vous 1830 et Louis-Philippe, 1848 et le Gouvernement provisoire ; les programmes de l’Hôtel de Ville et du Luxembourg ; les promesses de Juillet et de Février. Rappelez-vous le mensonge et l’hypocrisie captant la confiance du peuple ; la ruse et la violence le bâillonnant avant l’expiration de son bail de silence, de ses trois mois de misère.

Et n’espérez pas de meilleurs hommes, un choix plus heureux. Ce ne sont pas les hommes, c’est la chose en elle-même qui est mauvaise. Selon le milieu, la condition où il se meuvent, les hommes sont utiles ou nuisibles à ceux qui les entourent.

Ce qu’il faut, c’est de ne point les placer en dehors du droit commun, afin de ne point les mettre dans la nécessité de nuire. Ce qu’il faut, c’est de ne point se donner de pasteur si l’on ne veut être troupeau, point de gouvernants si l’on ne veut être esclaves.

Plus de gouvernement, et alors plus de ces ambitions malfaisantes qui ne se servent des épaules du peuple, ignorant et crédule, que pour en faire un marche-pied à leurs convoitises. Plus de ces candidats-acrobates dansant sur la corde des professions de foi, du pied droit pour celui-ci, du pied gauche pour celui-là. Plus de ces prestidigitateurs politiques jonglant avec les trois mots de la devise républicaine, Liberté, Egalité, Fraternité, comme avec trois boules qu’ils font passer sous les yeux des badauds et qu’ils escamotent ensuite au fond de leur conscience, cette autre poche à la malice... Plus de ces saltimbanques de la chose publique qui, du haut du balcon des Tuileries ou de l’Hôtel de Ville, sur les tréteaux d’une Convention ou d’une Constituante, nous font depuis tant d’années assister aux mêmes parades, à la pasquinade de la meilleure des républiques, et qu’il nous faut toujours finir, – pauvres niais que nous sommes, – par payer de nos sueurs et de notre sang.

Plus de gouvernement, et alors plus d’armée pour opprimer le peuple par le peuple. Plus d’Université pour niveler sous le joug du crétinisme les jeunes intelligences, leur manipuler le cerveau et le coeur, et les pétrir et les mouler à l’image d’une société caduque. Plus de magistrats-inquisiteurs pour torturer sur le chevalet de l’instruction et condamner à l’étouffement de la prison ou de l’exil la voix de la presse et des clubs, les manifestations de la conscience et de la pensée. Plus de bourreaux, plus de geôliers, plus de gendarmes, plus de sergents de ville, plus de mouchards pour espionner, empoigner, détenir, mettre à mort tout ce qui n’est pas à la dévotion de l’autorité. Plus de centralisation directrice, plus de préfets, d’envoyés ordinaires ou extraordinaires pour faire rayonner l’état de siège sur tous les départements. Plus de budgets pour enrégimenter, armer, équiper, pour engraisser de pommes de terre ou de truffes, enivrer de schnick ou de champagne cette domesticité en uniforme du soldat au général, du préfet au sergent de ville et du bourreau au juge.

Plus de gouvernement, et alors un million d’hommes, deux millions de bras valides rendus au travail, à la production.

Duègne édentée, Mégère aux doigts crochus, Méduse au front couronné de vipères, Autorité ! arrière et place à la liberté !

Place au peuple en possession directe de sa souveraineté, à la commune organisée.

De la législation directe (A) Comme transition pour arriver à l’anarchie

La législation directe, avec sa majorité et sa minorité, n’est certainement pas le dernier mot de la science sociale, car c’est encore du gouvernement et, je l’ai dit, je suis de ceux qui tendent à la souveraineté individuelle. Mais puisque la souveraineté individuelle n’a pas encore de réelle formule, que je sache, qu’elle est encore à l’état d’intuition dans les esprits, il faut bien se résoudre à ce qui est applicable, c’est-à-dire à la forme la plus démocratique de gouvernement, en attendant son abolition absolue. D’ailleurs, avec la législation directe, la majorité est et demeure toujours mouvante. Comme une marée, elle se déplace chaque jour sous l’action incessante, sous la propagande des idées de progrès. Enfin, c’est aujourd’hui le seul moyen de force à employer, la ligne la plus droite à suivre pour arriver à la réalisation de toutes les réformes sociales.

A ceux qui contestent l’aptitude du peuple à légiférer son intelligence, à se gouverner lui-même, je répondrai par ses votes depuis 48. Qu’on démontre qu’ils n’ont pas toujours été intelligents, toujours révolutionnaires, je ne dis pas en résultat, mais en principe. Est-ce que, dans cette période de quatre années, les intrigants qui ont sollicité ses suffrages ne l’ont pas fait avec des programmes de réformes ? Est-ce qu’en Février les royalistes ne se disaient pas le[s] plus républicains ! Est-ce que l’élection du 10 décembre même ne fut pas une protestation contre la bourgeoisie, les mains rouges encore et fumantes des journées de Juin ? Et est-ce donc sa faute à lui si toutes les promesses ne furent que des mensonges ? Et est-ce que le jour où il sera appelé à voter sur la loi, au lieu de voter sur les hommes, le résultat ne sera pas tout différent ?

Et encore, ajouterai-je, dans quelle condition le peuple a-t-il voté ? Etait-il libre ? Non. Mais sous la dépendance du maître qui lui insinuait: " Vote pour un tel que tu suspectes peut-être bien n’être point ton affaire ; mais vote pour lui et non pour tel autre dont la candidature te satisferait mieux, car je te tiens par le ventre... ; et, pour des réformes qui n’auraient leur effet que dans six mois, – en supposant qu’elles obtinssent à la Chambre une majorité, -– demain tu crèveras de misère et de faim : ton vote et du travail, ou ton indépendance et en chasse de l’atelier... " Tandis que devant le vote de la loi par le peuple lui-même, quand du jour au lendemain il pourra s’approprier l’instrument de travail, assurer sa subsistance, la menace entre les mains du maître devient chose vaine et tombe comme un glaive brisé.

Au surplus, je crois le peuple – et surtout le peuple de Paris, – mûr ou bien près d’être mûr à cette idée de législation directe. Le 2 décembre l’a prouvé. Le peuple alors est resté sourd à la voix de ceux qui se prétendaient ses chefs, et qui, – affublés de l’écharpe, armoriés du titre de représentants, – le conviaient à la défense de leurs prérogatives. Il est resté neutre en face des deux champions, bourgeois et prince, qui se disputaient le pouvoir. Et, en effet, que lui importe les couleurs du maître, s’il lui faut encore subir un maître ?

Il a donc laissé passer Bonaparte. Mais patience : d’une négation à l’affirmation de son contraire il n’y a qu’un pas. Et le jour n’est pas loin où, de spectateur ennuyé au tournoi des coteries politiques, il va se faire acteur et intervenir en jetant dans l’arène son gant démocratique ; et devant tous les vieux partis, – Légitimité- cadavre, Branche-pourrie, Empereur-vampire, Révolutionnaires momifiés dans le granit de 93, et devant le Passé, et devant le Présent, et devant l’Avenir, s’affirmer, lui, le grand Tout, dans sa souveraineté.

Je crois donc qu’à la prochaine prise d’armes de la démocratie sociale, la législation directe pourra être et sera décrétée par le peuple de Paris sur ses barricades et acclamée ensuite par le peuple des départements.

La voici formulée par articles, telle que je l’ai comprise.

ARTICLE PREMIER : La souveraineté réside dans l’universalité du peuple, sans distinction d’âge ni de sexe. Elle est directe, imprescriptible, inaliénable.

ART. 2 : Le territoire de la République est fractionné en circonscriptions de 50000 âmes. Ces circonscriptions forment la commune. Le peuple, dans son universalité, est souverain pour décider de ce qui est d’intérêt général.

ART. 3 : La commune est fractionnée en autant de sections qu’il est nécessaire pour la facilité des réunions et des délibérations. Le peuple, dans sa collectivité communale, est souverain pour décider de ce qui est d’intérêt local.

ART. 4 : Il est formé autant de commissions spéciales qu’il est nécessaire pour l’examen et le rapport, et au besoin la rédaction des propositions. Elles sont nommées par l’universalité des citoyens composant la commune.

ART. 5 : Toute proposition d’intérêt général qui réunit 500 000 adhérents est portée de droit à la connaissance de toutes les sections de chaque commune.

ART. 6 : Toute proposition d’intérêt local qui réunit 1 000 adhérents est porté de droit à la connaissance de toutes les sections de la commune.

ART. 7 : Après lecture, la proposition est ou rejetée ou prise en considération. Si elle est prise en considération, elle est renvoyée à la commission spéciale pour revenir à l’ordre du jour des sections. Si l’urgence a été déclarée, la discussion, au contraire, peut s’ouvrir immédiatement. Le vote s’exerce sur toute proposition, absolument comme pour l’élection soit d’un président, si la proposition est d’intérêt général, soit d’un représentant si elle est d’intérêt local. Et, comme dans les assemblées parlementaires, le peuple, qui est son propre représentant, amende, rejette ou adopte tout ce qui est soumis à ses délibérations.

ART. 8 : Pour qu’une proposition devienne loi, il faut qu’elle soit adoptée par la majorité plus un des votants. Si un premier tour de scrutin ne donnait pas de résultat, la proposition, avec les cinq amendements qui auraient obtenu le plus de voix, serait soumise dans les sections à un scrutin de ballotage. Si cette deuxième épreuve ne donnait pas encore de résultat, il serait procédé à un troisième vote, à un autre scrutin de ballotage entre les deux amendements qui auraient obtenu le plus grand nombre de voix. Enfin, si un des deux amendement ne réunissait pas encore la majorité et que la proposition fût adoptée en principe, elle pourrait être renvoyée à la commission pour être refondue dans le sens indiqué par la généralité des votes, et remise de nouveau à l’ordre du jour des sections.

ART. 9 : Des Fonctions publiques. – La nomination aux fonctions publiques se fait à l’élection populaire. Le fonctionnaire est toujours et à chaque instant révocable et responsable. A la fonction est attachée une rétribution. La rétribution, pour toute fonction, est uniforme et basée sur le prix moyen d’une journée de travail.

ART. 10 : Du Ministère communal. -Chaque commune nomme deux commis au ministère. L ‘un, ministre du travail ou de la production, et chargé de l’intérieur. L’autre, ministre de l’échange ou de la circulation, et chargé de l’extérieur. Chacun d’eux, en ce qui concerne son administration, exécute et veille à l’exécution des décisions prises par le peuple.

ART. 11 : Du Ministère général – Le ministère de la commune désignée temporairement par le sort, comme centre administratif, remplit l’office de ministère général auprès de toutes les communes de la république et des nationalités étrangères.

ART. 12 : Des Relations extérieures – L’universalité du peuple nomme à l’élection ses commis auprès des autres nations avec mandat impératif.

ART. 13 : De la Justice. – La justice est gratuite. Elle est rendue par un jury tiré au sort dans chaque commune. Pour qu’il y ait verdict de culpabilité, il faut l’unanimité du jury. Une magistrature égalitaire est nommée par le peuple de chaque commune. Elle est chargée d’instruire la cause, et, après le verdict du jury, de prononcer l’acquittement ou la condamnation d’après le texte de la loi. Nulle poursuite ne peut s’exercer que sur la demande d’un plaignant et après autorisation de la section à laquelle appartient l’accusé.

ART. 14 : De la Police et de l’Armée – La police, comme l’armée, ne sont pas une fonction et ne peuvent se déléguer. C’est un droit et un devoir comme celui de faire la loi, une dette personnelle et physique que chacun est tenu d’acquitter à son tour par voie de tirage au sort, comme pour le jury.

ART. 15 : Le juré, le policeman, le milicien, le jour où ils seront de service, recevront chacun la paie d’une journée de travail.

ART. 16 : De l’Enseignement. – L’enseignement est libre. Chaque commune nomme à l’élection populaire ses instituteurs.

ARTICLE ADDITIONNEL : Tous codes, lois, décrets, antérieurs à la proclamation présente sont déclarés nuls et non avenus, comme n’ayant pas été délibérés et votés par le peuple, le seul législateur légitime.

Maintenant, afin d’être plus clair et de mieux faire comprendre toute ma pensée, je vais donner quelques développements aux articles qui le comportent.

ARTICLE PREMIER : La souveraineté réside dans l’universalité du peuple, sans distinction d’âge ni de sexe. Elle est directe, imprescriptible, inaliénable.

Voyons, raisonnons un peu :

Fixerez-vous à vingt et un ans l’âge de majorité ? Mais est-ce que tel homme de vingt ans ne peut pas avoir les facultés aussi développées que tel autre de vingt et un ans ? Est-ce qu’il n’est pas son égal, humainement parlant ? Le fixerez-vous à vingt ans ? Est-ce qu’il n’en est pas de même pour celui de dix-neuf et ainsi pour les autres ? Pour être conséquent, il nous faudrait aussi fixer l’âge où le vieillard, perdant de ses facultés et retombant en enfance, ne devra plus voter ; établir des catégories de capacités ; chasser des comices législatifs ceux qui ne savent pas lire ou ceux qui, sachant lire, ne savent pas ou savent peu discuter. Est-ce que par hasard les enfants à la mamelle réclameront un bulletin de vote ? Et, – dans cette société, vieille de civilisation, où l’on rencontre encore, debout et galvanisée par la pile électrique du capital, l’institution fossile de la famille, – eh bien, si, pour les enfants d’un autre âge, le père exerce une influence désastreuse, est-ce que, sur d’autres enfants, un autre père ne pourra pas exercer une influence contraire ? Est-ce qu’il n’y aura pas là une sorte de compensation ?

Nierez-vous le droit de la femme ? Mais la femme est un être humain comme l’homme. Ah ! si les bourgeois de 89 ont fait la Révolution à leur profit et à l’exclusion des prolétaires, – prolétaires, voudriez-vous accomplir la même faute, commettre le même crime en faisant la révolution au profit des hommes et à l’exclusion des femmes ? Non, sans doute, car alors vous seriez, en aveuglement et en infamie, l’égal de vos maîtres.

Et le voleur et l’assassin même, et le fou, leur ravirez-vous le droit au vote ? Mais au nom de quel principe ? Est-ce au nom de la liberté, au nom de l’égalité, au nom de la fraternité, dites ? – Eliminer des listes législatives le galérien, l’homme le plus autorisé à se plaindre de la société, n’est-ce pas appeler bientôt le tour du prolétaire, cet autre forçat du travail ? Eliminer le fou, n’est-ce pas appeler bientôt aussi le tour du libre penseur sous prétexte d’opinions subversives ? Eh ! qu’est-ce donc, après tout, que quelques bulletins de plus dans l’urne ? Que font quelques gouttes d’eau, un fleuve même au niveau de l’Océan ?.. Fixer un âge, une condition quelconque à l’exercice de la souveraineté, c’est restaurer l’arbitraire sur ses affûts, c’est ouvrir la brèche à toutes les restrictions : ce sont les six mois de domicile de la Constituante qui ont amené fatalement la loi du 31 mai.

Pas de milieu : Le principe de la souveraineté du peuple est bon ou il est mauvais ; s’il est mauvais, pourquoi en prendre le masque, alors que nous n’aurions plus qu’à le fouler aux pieds, à sortir le droit divin de son puits et à nous mirer dans sa légitimité ? Si, au contraire, il est bon, il faut l’affirmer dans son entier, ne pas l’estropier, le prendre avec tous ses membres, accepter ses conséquences logiques sous peine de nier le tout en niant une partie. L’amputer, c’est le tuer.

Et maintenant, parlera-t-on de l’impossibilité ? L’impossibilité... en 1847 ne le disait-on pas aussi du suffrage universel : 1848 est venu, et le suffrage universel a fonctionné ; il en sera de même de la législation directe.

ART. 2 : Le territoire de la République est fractionné en circonscriptions de 50000 âmes. Ces circonscriptions forment la commune. Le peuple, dans son universalité, est souverain pour décider de ce qui est d’intérêt général.

Je veux la commune de 50 000 âmes, parce que je crois que ce nombre est nécessaire pour que chacun y trouve la satisfaction de ses besoins. Je la veux ainsi pour qu’elle puisse avoir ses écoles et ses invalides, ses théâtres et ses amphithéâtres ; ses bibliothèques, arsenaux de la pensée, et ses machines, armes industrielles et aratoires ; son palais de cristal, corbeille de toutes les productions, et ses jardins publics, écrins de toutes les fleurs ; ses parcs, ses promenades plafonnés de verdure et ses salons de loisir, ses salons populaires ombragés de soie et de velours ; ses fontaines, ses monuments, ses bains, ses musées, que sais-je encore !... l’utile et l’agréable enfin : l’instrument de travail et l’instrument de plaisir.

ART. 3 : La commune est fractionnée en autant de sections qu’il est nécessaire pour la facilité des réunions et des délibérations. Le peuple, dans sa collectivité communale, est souverain pour décider de ce qui est d’intérêt local.

Je veux la commune souveraine, parce que je suis pour la liberté contre l’autorité ; parce que je veux laisser au progrès le champ libre ; parce que si une commune est en avant des autres pour n’importe quelle question d’organisation, il n’est pas juste, il est anti-social qu’elle soit entravée dans l’application de ses idées. Je la veux souveraine enfin, parce que je veux l’unité et non l’agglomération... l’agglomération, résultat de la contrainte ; l’unité, résultat de la liberté. C’est la loi d’attraction qui fait graviter les astres dans leur cercle ; c’est la loi d’attraction qui rattachera les communes à l’unité nationale et, plus tard, les nationalités à l’unité universelle.

ART. 9 : Des Fonctions publiques. – La nomination aux fonctions publiques se fait à l’élection populaire. Le fonctionnaire est toujours et à chaque instant révocable et responsable. A la fonction est attachée une rétribution. La rétribution, pour toute fonction, est uniforme et basée sur le prix moyen d’une journée de travail.

Le peuple, étant souverain, doit nécessairement nommer lui-même aux fonctions. C’est à celui qui fait la loi à la faire exécuter.

Les fonctions, du reste, sont considérablement simplifiées. Deux ministres, des instituteurs, des magistrats, et ces derniers en très petit nombre : voilà pour chaque commune. Maintenant, pour toutes les communes réunies, il y a de plus les mandataires auprès des autres nations. Et c’est tout. Quant aux travaux administratifs de toutes sortes, ils devront être adjugés à des associations. Et chacune de ces associations, – celle-ci pour le maniement de la plume, le personnel des bureaux ; celle-là pour le maniement de la pioche, l’entretien des routes ; telles autres pour le service des chemins de fer, des postes, des bazars, des maisons de retraite et de santé, etc. etc. ; et chacune de ces associations, dis-je, nommera à l’élection ceux d’entre les associés jugés les plus aptes à occuper tel ou tel poste. De cette manière, la lèpre du fonctionnarisme est détruite, de ce fonctionnarisme impertinent, paresseux et routinier. Il n’y a plus que des travailleurs tous intéressés à l’accomplissement de leur tâche et tous spécialement employés selon leurs facultés.

ART. 10 et 11 : Du Ministère. -Chaque commune nomme deux commis au ministère. L ‘un, ministre du travail ou de la production, et chargé de l’intérieur. L’autre, ministre de l’échange ou de la circulation, et chargé de l’extérieur. Chacun d’eux, en ce qui concerne son administration, exécute et veille à l’exécution des décisions prises par le peuple. – Le ministère de la commune désignée temporairement par le sort, comme centre administratif, remplit l’office de ministère général auprès de toutes les communes de la république et des nationalités étrangères.

Le rôle de chacun des ministres est bien simple. Il est l’intermédiaire entre le scrutin qui ordonne et l’administration qui exécute. C’est le contremaître de l’atelier administratif qui distribue la besogne aux ouvriers des diverses spécialités et les surveille à l’oeuvre.

ART. 12 : Des Relations extérieures – L’universalité du peuple nomme à l’élection ses commis auprès des autres nations avec mandat impératif.

Plus de politique, par conséquent plus de diplomatie. Plus de ces intrigues de cabinet ou d’alcôve, de ces trames perfides et ténébreuses ourdies par la fourberie et l’opprobre pour duper les moins fripons ou les plus faibles, comme la toile de l’araignée pour prendre les mouches. Mais des mandataires, drapés dans la loyale parole du peuple, et agissant au grand jour et à mandat découvert.

ART. 13 : De la Justice. – La justice est gratuite. Elle est rendue par un jury tiré au sort dans chaque commune. Pour qu’il y ait verdict de culpabilité, il faut l’unanimité du jury. Une magistrature égalitaire est nommée par le peuple de chaque commune. Elle est chargée d’instruire la cause, et, après le verdict du jury, de prononcer l’acquittement ou la condamnation d’après le texte de la loi. Nulle poursuite ne peut s’exercer que sur la demande d’un plaignant et après autorisation de la section à laquelle appartient l’accusé.

Là aussi le peuple, – la section, le jury, – conscience qui prononce ; le magistrat, – outil à instruire la cause, machine à lire la loi, – qui exécute.

Et je ne parle ni du geôlier, ni du bourreau, ni de la détention préventive et répressive, ni de la prison, ni de l’échafaud. Ces monstruosités gouvernementales ont fait leur temps. Je ne veux pour toute pénalité que la réparation morale ou matérielle, ou matérielle et morale, selon les cas ; et s’il n’y a pas lieu à réparation, le bannissement.

ART. 14 : De la Police et de l’Armée – La police, comme l’armée, ne sont pas une fonction et ne peuvent se déléguer. C’est un droit et un devoir comme celui de faire la loi, une dette personnelle et physique que chacun est tenu d’acquitter à son tour par voie de tirage au sort, comme pour le jury.

Là encore le peuple, agent direct, se partageant les attributions au moyen de l’élection. Tout le peuple faisant sa police, pas de police en dehors du peuple.

Plus de corps spéciaux ayant une organisation permanente qui soit un danger pour la liberté publique. Tout le peuple armé, pas d’armée en dehors du peuple ; pas même pour le génie, pas même pour la marine. Des ingénieurs civils, des navigateurs civils faisant, – quand le tour de rôle l’exige, – leur service dans les compagnies du génie, leur service sur les bâtiments de guerre. Et cela sans cesser de demeurer, – leur garde montée ou leur voyage accompli, – travailleurs de l’industrie, travailleurs de l’échange maritime.

Rappeler au souvenir de tous les scènes vexatoires et sanglantes de la police et de l’armée, n’est-ce pas appeler sur elles l’excommunication civique, la dissolution éternelle ?

La police et l’armée !... Eh ! qui donc, aujourd’hui encore, ne serait point las de tendre le cou au lacet et au yatagan de ces deux muets du capital, ce sultan aux fibres argentines, aux lubricités métalliques, aux jalousies impitoyables ?

ART. 16 : De l’Enseignement. – L’enseignement est libre. Chaque commune nomme à l’élection populaire ses instituteurs.

L’enseignement gratuit ; une indemnité allouée aux prolétaires qui suivront les cours et aux parents des jeunes élèves, ou l’enfant nourri, vêtu, couché dans une maison spéciale, aérée, spacieuse et ouverte à la vie extérieure, au lieu de l’enseignement à prix d’or et de la claustration des collèges.

L’enseignement libre. Chacun pouvant professer. C’est-à-dire l’essor donné au progrès. De nouvelles méthodes et de nouveaux plans d’études sortant des limbes de la théorie et venant demander et venant recevoir à la lumière de la publicité le baptême de l’expérience. L’enseignement des langues vivantes, par exemple, substitué pour le plus grand nombre à l’enseignement des langues mortes. L’instruction professionnelle et sociale substituée à l’instruction bourgeoise et avocassière. L’ étude attrayante remplaçant l’étude abrutissante. – Les ignorantins du Catholicisme et de l’Université, les boutiquiers d’instruction et d’éducation tués, enterrés par la rude concurrence de la gratuité, de la liberté et de la vérité de l’enseignement. Tous ces marchands de prières et d’amulettes, sous prétexte d’éducation ; tous ces marchands de soupe ou de papier, sous prétexte d’instruction, chassés, par le délaissement, du temple de la science. L’instituteur créé pour l’élève et non plus l’élève créé pour l’instituteur.

ARTICLE ADDITIONNEL : Tous codes, lois, décrets, antérieurs à la proclamation présente sont déclarés nuls et non avenus, comme n’ayant pas été délibérés et votés par le peuple, le seul législateur légitime.

" Tous codes, lois-décrets antérieurs à la proclamation présente sont déclarés nuls et non avenus, comme n’ayant pas été délibérés et votés par le peuple, le seul législateur légitime. "

Parce que nul ne peut être contraint à subir les lois qu’il n’a pas faites et que, contre de pareilles lois, " l’insurrection est le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ".

C’est au peuple, s’il veut des lois, et une fois en possession du mécanisme de la législation directe, à mettre en ébullition toutes ses intelligences et à faire fonctionner tous ses rouages.

Oh ! – comme le plan des mains de l’ingénieur dans l’atelier de construction, – que la législation directe n’est-elle passée du droit dans le fait ; que n’est-elle en mouvement au service de la souveraineté du peuple !

Oh ! se fait-on idée d’une organisation révolutionnaire de la force d’impulsion de 36 millions d’âmes !…


De la religion


Les religions ont cela de commun que toutes prêchent aux opprimés la soumission au joug de l’oppresseur. Si le glaive du soldat fait de la multitude un esclave physique, le catéchisme du prêtre, – arme bien autrement dangereuse, – en fait un esclave moral.

L’idée d’un Dieu, le culte de la divinité: voilà la cause première qui eut pour effet la déchéance de l’homme, le premier feuillet du livre où fut écrit en substance le martyrologe de l’humanité.

Aussi, qui nie le droit divin sur la terre, doit également nier dans les cieux la royauté d’un être surnaturel.

Nous rions aujourd’hui des anciens peuples qui adoraient le soleil. Et, relativement aussi ignorants, sinon plus ignorants qu’eux, nous adorons sous une autre forme, un être que notre imagination doue de la puissance suprême. Et, – bien plus stupides que ces idolâtres d’un astre qui ne nous fait que du bien et que du moins nous pouvons palper avec le toucher de la vue, – nous allons nous, chercher notre idole en dehors et au-dessus de la nature. Et plus elle nous fait de mal, et plus nous la bénissons, car plus nous aurons eu à souffrir ici-bas, nous disent les heureux de ce monde et plus nous aurons de bonheur dans l’autre, là-haut, dans un paradis fort éloigné sans doute, puisque, comme Dieu, il est au-delà de l’infini. Et non seulement le corps, – créature chamelle, que ce Dieu nous aurait donné, – doit être tué chaque jour par le jeûne ; mais l’âme, – créature spirituelle, – doit aussi subir toutes sortes de mortifications. Et cela pour la plus grande gloire d’un Dieu infiniment bon, infiniment juste, infiniment aimable, infiniment miséricordieux...

C’est-à-dire que, pour rappeler certain axiome, " nous voyons la paille dans l’oeil du voisin et nous ne voyons pas la poutre qui est dans le nôtre. "

Le clergé, peut-on dire, est l’empoisonneur de la conscience humaine. C’est lui qui, sous forme de prédications, nous verse par doses journalières la nicotine du renoncement aux jouissances de ce monde, aux droits de l’homme et du citoyen. C’est l’auxiliaire le plus à redouter du despotisme, ou plutôt c’est le despotisme lui-même. Les rois et les empereurs n’ont que le manteau de la puissance souveraine. Lui, il en a le sceptre.

Une similitude : Voyez en service auprès de quelque vieux célibataire une de ces filles pourvues d’un âge problématique et d’un embonpoint incontestable. D’apparence elles sont les servantes, en réalité, les maîtresses. Souples et violentes à la fois, hypocrites et éhontées à l’occasion, elles sont là ne perdant jamais de vue le but de leur convoitise, l’article du testament. Rien ne se fait dans la maison sans leur assentiment. Elles ont les clefs de tout, la direction de tout, le maniement de tout. C’est de ces filles qu’on peut dire avec justesse qu’elles règnent et gouvernent. C’est qu’elles ont le secret des faiblesses du maître. Le jour, elles savent chatouiller ses petites passions par quelqu’encens de cuisine, par quelque obscénité de langage ; la nuit, par quelque complaisance d’alcôve, quelque courtisanerie charnelle. Tel est le clergé au service du prince, la religion aux gages de l’autorité.

A quoi bon la divinité et le culte, si ce n’est pour nous habituer à sacrifier aux dieux de la terre ? A quoi bon, encore une fois, se prosterner devant des fétiches. Etudions au lieu de prier. Instruisons-nous dans les sciences naturelles. L’ignorance, voilà ce qui fait de nôtre globe une vallée de larmes, un enfer. La science, voilà ce qui en fera un séjour de délices, un Eden. Oui, c’est la science qui, – des hommes se déchirant aujourd’hui entre eux comme des damnés, – fera des anges communiant ensemble dans l’abondance et la fraternité.

Allons, la hache dans les confessionnaux ! le marteau sur les églises ! le feu à toutes les soutanes ! Démolissons, brisons, incendions par la base et le faîte la divinité et le culte, – autel et livres saints, temples et cures. Il n’est qu’une heure où la lumière puisse jaillir de ce chaos de mensonges et d’iniquités, de ce fatras de vieilles défroques appelés la religion. C’est l’heure où – trempant le goupillon dans la résine, – on en fera une torche pour embraser le reste !

La question religieuse est aujourd’hui résolue. La religion ne se soutient plus qu’à l’aide de l’autorité, comme l’autorité à l’aide de la religion. Celle-ci est la meule qui émoule l’autre, l’autre le tranchant qui protège celle-ci. Vienne un jour de victoire populaire, et ce sera pour la religion comme pour l’autorité le jour du jugement dernier.

Quel est l’homme qui, – libre, – serait assez gangrené de morale pieuse pour vouloir encore livrer sa soeur ou sa compagne, sa fille, ses enfants, aux graveleux enseignements du confessionnal, à la corruption systématique de leur nature physique et morale ? Quel est l’homme qui – pour lui-même, pour la perdition de son corps et de son âme, – voudrait encore payer la dîme de l’élevage et de l’engrais des calotins de toutes sectes et de tous étages ? En est-il beaucoup ?

Donc, plus de budgets des cultes : la liberté religieuse. Que celui qui voudra du prêtre, le paie. Mais que prêtres et cultes se renferment dans l’habitacle de leur superstition, et qu’ils ne reparaissent jamais à la clarté publique, comme un attentat à la pudeur de la raison.

Religion ! vierge polluée, vestale impudique et grosse de l’abêtissement humain ; toi qui, dans les débauches du temporel, as laissé éteindre la foi, ce feu sacré de tes autels ; prostituée de César, il faut mourir !... Le gouffre est ouvert, mais, avant d’y tomber, regarde !... et reconnais, à son front rayonnant d’une triple auréole, non plus le fils de Dieu, mais le fils de l’humanité, le fils de la nature. C’est le Messie du socialisme qui, – prophétisé de générations par les philosophes, – a enfin pris naissance sur le grabat des prolétaires ; et qui, – comme son aîné, ressuscitant après avoir été crucifié, – va convertir le vieux monde chrétien à l’Evangile nouveau, à la trinité humanitaire : Liberté, Egalité, Fraternité !

Et tous les opprimés tressaillent à son approche ; et il vient bien réellement les racheter de l’esclavage, car sa REPUBLIQUE, à lui, est de ce monde !…


De la propriété


Que serait l’autorité gouvernementale, même avec le concours de la religion, cette racoleuse des âmes, si elle n’avait pas le jaunet de la propriété pour racoler les bras, le capital pour créditer la force. Ce serait un despotisme manchot, fort en danger, au moment où il voudrait faire le crâne, de recueillir, au lieu d’obéissance servile, maints horions du John Bull populaire ; une débitante d’arbitraire à la veille de fermer boutique pour cause de fin de bail et faute de consommateurs qui veuillent s’ingurgiter de sa drogue.

Malheureusement l’idée de propriété individuelle n’est pas seulement dans l’esprit des bourgeois, elle est aussi dans le cerveau des prolétaires, et elle y est tellement en relief, que de pauvres souffreteux, – qui n’ont pas une blouse à se mettre sur le corps, pas un morceau de pain à se mettre sous la dent, – se signent en criant aux partageux ! Comme si, – en supposant que le communisme fût le partage, ce qui n’est pas vrai puisque c’est tout le contraire, – il n’y aura pas, à partager, avantage pour eux dans une société où ils n’ont rien, et où d’autres ont tout...

Cependant, si l’idée de propriété collective répugne encore aux populations atrophiées par la misère, il est une chose qui leur répugne au moins autant, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme.

La communauté qui, en concentrant les forces et les efforts de chacun, les forces et les efforts de chaque chose, les ferait tous converger au même but, à l’économie sociale, et, par l’unité de propriété, par la solidarité humaine, assurerait à l’individu une égale somme de jouissances, une répartition immense de bien-être et de liberté ; – et qu’on me permette une parenthèse à propos de ce mot : Liberté ! dont on a tant abusé contre la communauté et dont il est vrai de dire que les communistes de certaines écoles ont fait bon marché. – Est-ce que, dans une société d’égaux, où le souverain s’appellerait peuple, et non plus roi ou pape, empereur ou père, président ou serviteur, dictature ou délégation, – est-ce que les hommes, qui tous ont le sentiment instinctif de la liberté, et qui tous veulent le développement intégral de leur nature multiple, ne la mettraient pas au premier rang des besoins à satisfaire ? – Et, pour reprendre ma phrase interrompue, – la communauté, disais-je, où tout appartenant à tous, chacun serait débarrassé du souci quotidien de l’approvisionnement individuel ; délivré de la nécessité d’ossifier son coeur, de dessécher son intelligence, d’user toute son énergie à imaginer et à employer des moyens de production pour soi et de destruction pour ses semblables, et pourrait alors ouvrir son cerveau comme son âme à des pensées fécondes pour tous comme pour chacun, où l’organisation du travail attrayant par la série aurait remplacé la concurrence malthusienne et le travail répulsif ; la communauté, splendide idéal, sphère lumineuse, aveugle encore, hélas ! en les éblouissant, les masses accroupies dans l’ornière du passé sous les ténèbres de l’ignorance. Elles voient et elles sentent de plus près l’exploitation qui, le cigare à la bouche, la cravache à la main, les tient courbées sous le poids du labeur dans les déchirements de l’humiliation et du besoin, tandis que le maître, lui, promène dans les satisfactions et les jouissances son arrogance et son oisiveté.

Le droit au travail, voilà ce qui, dans les formules de 48, a le plus vivement impressionné les prolétaires. Voilà le coin qui, à défaut de la sape, pénétrera dans les entrailles de la propriété et finira par en avoir raison.

Mais il ne s’agit pas, comme en Février, de le proclamer en principe, il faut le décréter matériellement, le solidifier, lui donner un corps, c’est-à-dire abolir l’usure sous toutes ses formes, sous forme d’intérêt du capital, à quelque taux que ce soit ; sous forme de salaire, pour quelque travail que ce soit ; sous forme de location pour quoi que ce soit, logements ou terres, ateliers ou outils. Déclarer crime et délit l’exploitation de l’homme par l’homme. – Que celui qui aura une maison, s’il ne l’habite pas seul, soit tenu de donner des actions hypothéquées sur elle en échange du versement trimestriel. Que celui qui aura des terres, s’il ne les cultive pas seul soit tenu de s’associer ceux qui les cultiveront avec lui. Que celui qui aura un atelier, des outils, s’il ne l’occupe, s’il ne les fait fonctionner seul, soit tenu de s’associer ceux qui travailleront avec lui. Que tout intermédiaire parasite entre le producteur et le consommateur soit détruit. Que des bazars, – propriété communale, échange gratuit, – remplacent la boutique, personnalité mercantile, commerce usuraire. Que, dans le nouveau code, le vol à la clef-d’or, le vol à l’exploitation soit assimilé au vol avec fausses clefs, au vol avec effraction. Que l’usurier, – sous la dénomination de propriétaire, de banquier, de manufacturier, de commerçant, soit assimilé au filou ordinaire, et flétri et puni comme tel. Enfin, que l’on conserve ou refasse une autre loi d’expropriation pour cause d’utilité publique, et que tous ceux qui laisseraient leurs maisons vides, leurs terres incultes, leur matériel de travail inoccupé fussent expropriés, comme cela se pratique aujourd’hui pour une route, un chemin de fer, et l’instrument de travail ou d’habitation remis aux mains des travailleurs qui en auraient fait la demande.

Voici de quelle manière on pourrait procéder à l’expropriation, pour cause d’utilité publique, de meubles ou immeubles. Dans chaque commune, des arbitres nommés par le peuple seraient commis à l’estimation des propriétés. L’estimation faite, l’ex-propriétaire en recevrait le montant en bons hypothéqués sur la propriété elle-même, et qui ne seraient autres que des bons d’échange ayant cours par toute la république. Quant aux individus, hommes ou femmes, sans moyens d’existence et sans métier manuel ou emploi dans les diverses associations administratives, ils toucheraient le minimum de la journée ouvrière, comme travailleurs dans des ateliers d’apprentissage.

Et qu’on ne se méprenne pas. Si je ne propose qu’un palliatif au fléau du propriétarisme, ce n’est pas que ce soit là tout ce que je désire. Le but, ai-je dit, est la propriété collective, la possession en commun. Mais, la souveraineté du peuple étant donnée, et rien n’étant possible que ce que le peuple veut ; convaincu, au surplus, qu’il ne serait dans la volonté pas plus qu’au pouvoir d’aucune dictature de lui faire violence à ce sujet, je m’incline devant son préjugé, forcé et contraint que je suis, en ne lui proposant que le rachat de la propriété au lieu de l’expropriation pure et simple.

Et, cette proposition tendant à l’abolition de la propriété individuelle par la suppression de l’exploitation du travail par le capital, les prolétaires les plus emmaillotés dans la routine du passé, le voteraient des deux mains.

Capital ! poulpe aux proportions gigantesques et qui as pour membranes aspirantes les sangsues de l’exploitation ; horrible mollusque de l’océan du travail qui, comme l’autre avec son venin, troubles avec ton or le flot de la production, toi qui, t’attachant aux parties viriles de l’humanité, à tout ce qui enfante par le labeur, lui suces et lui pompes par tous les pores le sang de ses veines et la moelle de ses os ; – monstre aux nerveuses rapines, ton heure a sonné aussi au cadran de la réprobation publique, et tu n’échapperas point au harpon du droit au travail ! Puisse la propriété personnelle qui t’a vomi ne pas échapper quelque jour au même destin, et l’humanité se baigner bientôt librement dans les ondes bleues de la communauté !


De la famille


Gouvernement, religion, propriété, famille, tout se tient, tout se lie, tout coïncide. Tout est cause et effet, parallèle et conséquence, induction et déduction logiques, l’un de l’autre.

Création de la religion, la famille est la branche sur laquelle ont été greffés propriété et gouvernement, le flanc qui les a portés ; c’est la sève qui les alimente, la mamelle qui les nourrit. Il ne suffit pas de couper les rameaux, il faut aussi saper le tronc et en arracher les racines. Ce n’est pas seulement les petits qu’il faut prendre et égorger, c’est la mère encore qu’il faut acculer jusque dans son antre et éventrer, si nous ne voulons pas que l’arbre ou la bête nous donne de nouveaux rejetons.

La famille... voyez : elle a conservé à travers les âges, et malgré ses transformations successives, le stigmate de son origine. Elle est restée au patriarcat ce que le gouvernement représentatif est à l’autorité absolue.

Petit Etat, – dans lequel l’homme est souverain, la femme et les enfants sujets, – elle place sans cesse le devoir individuel en antagonisme avec la nature, l’intérêt matériel en hostilité avec la conscience.

Confédération de principautés privées, elle fait de la société un champ de bataille permanent où chacun des groupes, au nom de son économie domestique, vient livrer combat aux autres groupes. A l’intérieur, c’est l’insurrection des sujets, – femme et enfant, – que l’homme, – despote mitigé de libéralisme, – est impuissant à contenir. C’est d’un côté la brutalité et la corruption érigées en système de gouvernement ; de l’autre, comme représailles, l’hypocrisie et l’intrigue.

C’est d’un coté, au sortir d’une maison de débauche, chez des filles de la Chaussée-d’Antin ou des lorettes de la Cité ; au matin d’un bal à l’Opéra ou à la Courtille ; au retour du cercle ou du cabaret, où il s’est attardé, où il a bu, joué, perdu, dissipé le revenu de quinze années de sa fortune, la paie de quinze journées de son travail. C’est l’homme, – ouvrier ou bourgeois, – imposant le silence aux pleurs et aux reproches par un revers de main, ou une promesse de parure, parure d’indienne pour la femme de ménage, parure de diamants pour la dame de maison.

C’est de l’autre côté l’insurrection de la femme ou de l’enfant, de l’enfant et de la femme : insurrection par le mensonge pour échapper au sourcillement de l’autorité paternelle ou maritale, insurrection par le faux en tenue des comptes, par le vol avec escalade pour satisfaction à la gourmandise ou à la coquetterie ; insurrection par l’école buissonnière pour se soustraire à l’impôt de l’étude, aux travaux rebutants de la classe ; insurrection par le billet doux, pour se soustraire à l’ennui, au casernement du ménage ; insurrection par le désordre et le vacarme pour obéir au besoin d’action du jeune âge ; insurrection par l’arsenic et l’adultère pour obéir aux passions comprimées de l’âme et des sens.

C’est pour tous la désillusion ; c’est la profanation de tous les sentiments vrais, de toutes les pures et suaves aspirations de l’amour. C’est la prostitution sanctionnée et catéchisée par la religion et par le gouvernement. C’est la jeune fille vendue au vieillard ou jetée dans les bras d’un inconnu. C’est le commerce de la jeunesse et de la beauté. C’est le boulet de l’accouplement forcé rivé aux pas des deux sexes par arrêt du préjugé ou de l’intérêt matériel : l’intérêt ou le préjugé rapprochant ici ce qui est antipathique et les condamnant à vivre sous le même toit ; le préjugé ou l’intérêt divisant ce qui est sympathique et les condamnant à la séparation, à l’éloignement. C’est le sacrifice de l’âme et du corps offerts en perpétuel holocauste au veau d’or.

C’est partout, enfin, les tribulations, les scandales. C’est la maladie, le chômage, la faillite, amenant à leur suite la perturbation morale, le trouble matériel, la débauche ou la disette, le déchirement des fibres de l’estomac et du coeur.

Dans la question de gouvernement, j’ai conclu à l’unité par la législation directe. Dans la question de religion, à l’unité par le culte des sciences positives. C’est de toutes mes forces que je tends à l’unité de propriété par le communisme, comme à l’unité de la famille humaine par la destruction de la petite famille.

Pour détruire cette féodalité de la famille, que faut-il ? – Abolir l’hérédité, cette pomme de discorde qui désunit les frères ; cette pomme d’Eve qui tente la progéniture, la fascine, et l’entraîne jusqu’au parricide ; l’hérédité qui honore dans le père l’emploi de tous les moyens frauduleux, de toutes les bassesses et de tous les crimes consacrés à l’acquisition d’une fortune à léguer à ses enfants ; l’hérédité enfin, qui fait jouir les enfants d’un bien qu’ils n’ont pas gagné, et que le plus souvent, pour ne pas dire toujours, le père a volé à son prochain ; d’un bien qui, licitement ou illicitement acquis, est et redevient par la mort du détenteur le patrimoine de tous.

Que faut-il encore ? Abolir le mariage, cette prostitution légale, cette traite des femmes qui a survécu à la traite des noirs. Que celui qui veut l’homme libre réclame l’affranchissement de la femme. Qui a été allaité par une esclave a du sang d’esclave dans les veines. Qui a été moralisé par une esclave a des pensées d’esclave dans le cerveau. Qui est fiancé à une esclave, qui est possesseur d’une esclave, est fiancé à l’esclavage, est possédé de l’esclavage. Si nous voulons pour l’homme des destinées nouvelles, gravons le droit, cette morale de la nature, au coeur de sa compagne ; tressons pour la jeune fille la couronne de chêne au lieu de la couronne d’oranger, donnons, donnons un nouveau moule à l’embryon humain.

Ainsi, affranchissement de la femme par l’abolition du mariage et par l’organisation du droit au travail, par la destruction de la tyrannie de l’homme et de la faim.

Emancipation de l’enfant par l’égalité de tous devant l’héritage commun ; par l’institution d’écoles-asiles où il trouvera tout ce qui est nécessaire à son développement physique et moral, et où il lui sera loisible d’exercer son droit à l’existence et à l’instruction, s’il ne préfère demeurer auprès de ses père et mère, dont la paternité et la maternité ne sauraient être oppressive, n’ayant plus aucune sanction légale.

L’enfant ne doit pas plus être à la discrétion de l’autorité familiale que l’homme à la discrétion de l’autorité gouvernementale. Ce n’est pas sous la cloche de la petite famille, au fumier du groupe égoïste que doit végéter l’enfant ; il lui faut, comme au chêne, pour croître et devenir homme dans son individualité forte, l’espace et la liberté.

La femme, – j’ai honte pour mon sexe, à en être réduit à dire de ces choses qui devraient être dans l’esprit et le coeur de tous, – la femme est dans la nature humaine le parallèle de l’homme, elle est son égale en besoins de satisfactions, en droit de les satisfaire. Vouloir établir une supériorité ou une infériorité d’un côté ou de l’autre, c’est fausser les plateaux de la balance, en violenter le pondérateur et l’équilibre, c’est forfaire à la nature.

Que l’aristocrate, baron du turf ou de la banque, plaçant la femme au même rang que ses chevaux ou ses chiens, en fasse, comme d’un animal de luxe, l’exhibition au bois de Boulogne ou à Chantilly ; que l’aristocrate, artiste ou bel esprit, l’encadrant vivante dans le bois de rose ou la dorure, lui donnant pour tige ou pour enveloppe le satin et la dentelle, l’expose au musée ou dans la serre-chaude de son salon, entre deux vases de Chine ou deux statuettes de Pradier, comme une peinture de prix ou une fleur rare ; que le bourgeois même, petit fabricant ou petit boutiquier, ne la considère que comme un métier à la Jacquart pour raccommoder ses bas, ou comme un automate pour aligner ses comptes ; cela se conçoit, et ils sont dans leur rôle en agissant ainsi. Mais que le prolétaire, l’ouvrier ne voie en elle qu’un ustensile à écumer la marmite, une auge pour les appétits du mâle : voilà ce qui se comprend moins. Et quand ce sont de prétendus démocrates, de prétendus socialistes qui, par pensée et par action, insultent ainsi à la nature humaine, en insultant à la femme, cela forme une anomalie étrange !

Nier les besoins et les facultés, les droits et l’intelligence de la femme, c’est faire comme les bourgeois et les aristocrates niant les droits et l’intelligence du prolétaire, comme les blancs d’Amérique niant la race humaine chez le nègre. A qui la faute d’ailleurs, si les femmes ne sont autres que ce qu’elles sont ? – Est-ce la faute du maître ou de l’esclave si le nègre cultive la canne à sucre au lieu de cultiver son esprit ? si l’ouvrier travaille la matière au lieu de travailler son intelligence, et si la femme récure ses casseroles ou s’étudie à orner son corps comme une poupée pour l’agrément du riche, au lieu de polir les facultés de son cerveau et de l’orner de connaissances solides ? Hommes, ne nous glorifions pas, n’outrageons pas la femme ; nous n’en avons pas le droit : l’esclave n’est jamais que le reflet du maître.

Prolétaires qui voulons nous affranchir, tendons une main fraternelle à la femme, et marchons unis avec elle à la conquête de la liberté, au renversement de l’exploitation de l’homme par l’homme comme de l’exploitation par l’homme de la femme.

Ô famille ! Sodome de toutes les corruptions, festin de Balthazar de tous les vices, j’appelle sur toi la pluie de feu des malédictions humaines, les foudres vengeurs du socialisme ! Puisses-tu, ô famille ! qui portes en tes organes le virus de la prostitution, sur tes lèvres le chancre rongeur de la démoralisation sociale, puisses-tu disparaître bientôt du sol de nos institutions et faire place au grand principe de l’unité humaine, à l’édification et à l’organisation dans le monde de la liberté de sentiment et de sensation...


Conclusion


Ainsi, comme solution, la liberté, l’égalité, la fraternité.

Liberté de pensée,

Liberté d’amour,

Liberté de travail,

Liberté d’action :

Liberté en tout et pour tout.

Egalité de droits, égalité de devoirs : égalité sociale.

Fraternité, c’est-à-dire caractère social imprimé par l’action simultanée de la liberté et de l’égalité sur le feuillet de l’humanité ; vignette qui résulte du texte ; dernière syllabe qui clôt la formule après l’épellation des deux autres ; qualificatif de solidarité et d’unité.

Et, comme moyen d’opération, comme moyen transitoire, la législation directe.

Et qu’on ne vienne pas répéter que le peuple est trop ignorant ; que c’est lui mettre entre les mains un instrument dont il ne saurait se servir ; qu’il faut attendre, et que c’est à ceux qui ont la science à le gouverner. Non, répondrai-je à ces culottes de peau de la révolution, à ces décembraillards de la dictature. Ce n’est qu’en forgeant qu’on apprend à être forgeron ; ce n’est qu’en faisant des lois que le peuple apprendra à les bien faire. Je sais bien que l’apprenti forgeron se cogne plus d’une fois sur les ongles avant de savoir bien forger. Cela lui apprend à apporter plus d’attention à ce qu’il fait, et, comme on dit, " ça lui fait entrer le métier dans les doigts ". Le peuple apprenti-législateur, se cognera bien aussi dessus quelquefois en légiférant, cela lui apprendra à examiner de plus près les propositions et à mieux manier son vote. Et si, un jour, il fait de mauvaises lois, le lendemain, il en sera quitte pour les mettre au rebut et en forger et en marteler de meilleures.

Mais, avant d’en arriver là, il y a un obstacle matériel à briser, – c’est l’empire ; un autre moyen d’opération à employer, – c’est l’insurrection. Quoiqu’il en soit de ses sept ou huit millions de suffrages, l’empereur trône sur un cratère. La lave fermente au fond du gouffre. La tourmente de Juin 48 et les agitations stériles qui l’ont précédée ou suivie ont bien en partie, il est vrai, épuisé la fougue, éteint l’énergie insurrectionnelles de la génération qui passe ; – mais la jeune génération monte ; l’idée sociale bout dans son cerveau et aura bientôt atteint son degré de force ascensionnelle. Si le Bonaparte ne pratique pas lui-même de larges fissures à la compression pour livrer passage au socialisme, c’en est fait de lui : un jour ou l’autre, il sera emporté par une irruption du volcan. La terre tremble sous l’épanouissement réactionnaire, et la vieille société, comme une autre Pompéi, ne tardera pas à s’engloutir sous le flot incandescent de la révolution.

A l’oeuvre donc ! car il ne s’agit pas de s’endormir dans l’attente du jour expiatoire. Il faut le préparer. C’est chaque jour, femmes et prolétaires, et dans la mesure de nos forces et de nos convictions, c’est dans le ménage, dans l’atelier, au coin des rues désertes, c’est dès aujourd’hui, c’est à toute heure, à tout instant qu’il faut agir, s’insurger, révolutionner.

A l’œuvre ! Et que celui qui a faim et veut manger ;

Que celui qui a soif et veut boire ;

Que celui qui est nu et veut se vêtir ;

Que celui qui a froid au corps et à l’âme et veut se les réchauffer au calorique du brasier ou de l’amour ;

Que celui qui porte dans les mains et sur le visage le sillon creusé par un travail homicide et ne veut plus labourer sa chair pour engraisser des oisifs ;

Que celui qui se sent dépérir sous la brume des privations physiques et veut en appeler de la pulmonie du jeûne sous le climat d’institutions moins délétères ;

Que celui qui couve en sa poitrine la phtisie des douleurs morales et veut en guérir ;

Que tous ceux qui souffrent et veulent jouir ;

Enfin ! que tous ceux qui ont palmes et couronnes de misères, se lèvent !... et que leur nombre et leur rébellion glacent d’épouvante les spectateurs, les ordonnateurs et les exécuteurs de leur martyre !

Debout tous !

Et par le bras et le cœur,

Par la parole et la plume,

Par le poignard et le fusil,

Par l’ironie et l’imprécation,

Par le pillage et l’adultère, (B) [les notes B, C, D et E de Déjacque se trouvent à la fin du texte]

Par l’empoisonnement et l’incendie, (C)

Faisons, – sur le grand chemin des principes ou dans l’encoignure du droit individuel, – par l’insurrection ou par l’assassinat, – la guerre à la société !... la guerre à la civilisation!... (D)

Debout ! – Et, par malheur, s’il en est qui tombent entre les mains de l’autorité gouvernementale, – que chacun de nous, – à la barre des accusations, sous la verge des condamnations, dans les cachots ou sur le billot des détentions ou des exécutions, – que chacun des nouveaux croyants confesse, – en présence de l’humanité et en prenant la nature à témoin, – qu’il n’a agi qu’en vertu de son droit et pour obéir à la religion de sa conscience... (E)

Debout, prolétaires, debout tous ! – Et, déployons le drapeau de la guerre sociale ! Debout ! Et, – comme les fanatiques du Coran, – au fort de la mêlée insurrectionnelle où quiconque meurt ne meurt que pour renaître à la société future – répétons ce cri d’anathème et d’extermination pour la religion et la famille, pour le capital et le gouvernement ; ce cri de haine et d’amour, – de haine pour le privilège, d’amour pour légalité ; – ce cri vengeur enfin, ce cri de notre foi :

– la REVOLUTION est la REVOLUTION, et la LIBERTE, – aujourd’hui vilipendée, pour chassée, traquée, mais demain victorieuse et puissante et toujours immortelle, – la LIBERTE est son PROPHETE !…

Jersey, 1852-53.



Notes


(A)

Il est bien entendu que si je parle ici de législation, c’est que dans ma pensée ne s’est pas encore fait jour, que je n’entrevois nulle autre part un plan complet d’organisation de la société absolument destructive de la légalité. Le jour où cette organisation me sera connue, non seulement j’abandonnerai cette idée de législation, mais encore je serai des premiers à la combattre.

Il y a dix-huit mois que cette brochure a été écrite, et alors j’étais beaucoup plus enthousiaste de la législation directe que je ne le suis aujourd’hui ; cependant je n’ai pas voulu supprimer ce passage de mon livre sans pouvoir le remplacer par quelque chose de mieux. Puisse-t-il, par la critique que les hommes sincères, les anarchistes de bonne foi en feront, faire émettre et produire un système entièrement dégagé de l’empreinte du passé.

Il va sans dire, du reste, et c’est ainsi que je l’entends, qu’il appartient à tout homme, – homme et femme, l’ être humain, – de protester toujours et de se soustraire à la légalité, quelle qu’elle soit, quand il en a la force et que cette légalité l’opprime. C’est à lui à juger si l’insurrection alors est une nécessité, ou s’il y a plus d’avantage et plus de chance prochaine de réussite à combattre par une propagande active pour le déplacement de la majorité.


(B)

Par l’adultère, c’est-à-dire, faire le plus possible de la désorganisation dans le ménage. Que pas un mari ne puisse dire: " Je suis le père de cet enfant. " Et que, ne trouvant dans le mariage que fatigue et dégoût, une existence insupportable, il soit contraint, pour y échapper, de demander lui-même la liberté amoureuse et de faire l’abandon de son autorité. – Qu’en toutes choses le bien naisse de l’excès du mal, puisque, par leur résistance au progrès, les hauts malfaiteurs le veulent ainsi.


(C)

Que tout révolutionnaire choisisse, parmi ceux sur lesquels il croit pouvoir le mieux compter, un ou deux autres prolétaires comme lui. Et que tous, – par groupes de trois ou quatre n’étant pas reliés entre eux et fonctionnant isolément, afin que la découverte de l’un des groupes n’amène pas l’arrestation des autres, – agissent dans un but commun de destruction de la vieille société, et mettent si bien et à tant d’instants du jour le privilégié en péril, que celui-ci soit obligé, afin d’échapper à la ruine et à la mort, de faire cause commune avec les prolétaires pour réclamer l’égalité ; qu’il n’y ait pour lui et qu’il ne puisse plus voir de salut que dans l’anéantissement de son privilège, et que son intérêt, enfin, lui fasse une loi de désirer rentrer dans le droit commun.

Que, par exemple, chaque groupe procède ainsi : que, sur les trois ou quatre membres du groupe, s’il y a un ouvrier de bâtiment, il prenne l’empreinte des serrures dans les riches appartements où il pourra être appelé à travailler, qu’il en inspecte bien les issues, qu’il interroge adroitement les domestiques, afin d’avoir tous les renseignements indispensables, et puis que, toutes ses mesures prises, il prévienne les autres membres de son groupe, – ses complices, si vous voulez, – et qu’à un moment donné, ils pénètrent de nuit dans l’appartement de ce riche, poignardent ou étranglent le maître ou les maîtres, forcent, brisent ou ouvrent à l’aide de fausses clés les meubles où peuvent se trouver argenterie, bijoux et argent monnayé ; qu’ils emportent tout ce qui peut s’emporter, et qu’en s’en allant ils mettent le feu à la maison. Mais surtout qu’ils n’emploient pas à améliorer leur sort le produit de leur butin, ce serait leur perte : un changement dans leur position les trahirait en les signalant à la police. Qu’ils tuent et qu’ils pillent pour détruire. Seulement qu’ils enfouissent sous terre tout l’or qu’ils auront pu recueillir, afin que si eux ou l’un d’eux venait à être soupçonné ou découvert, cet or pût servir à la fuite. Que le groupe qui, avec le produit de ses conquêtes de nuit chez les riches, pourra se procurer une imprimerie clandestine, le fasse, et que des bulletins, proclamant le but et les moyens d’action de la terrible société, révèle chaque jour au public que tous les assassinats, les vols, les empoisonnements, les incendies qui se commettent par la ville et la campagne sont l’oeuvre des révolutionnaires, des nouveaux Jacques, et qu’il en sera ainsi tant que l’égalité n’aura pas détrôné le privilège.

Que dans un autre groupe où il y aura un ouvrier confiseur, cet ouvrier fasse tous ses efforts pour être employé dans une des grandes maisons qui fournissent l’aristocratie, et qu’au jour de l’an, je suppose, la veille ou l’avant-veille, il empoisonne une ou dix ou vingt bassines de bonbons, le plus qu’il pourra, et que le lendemain cent ou mille aristocrates aient cessé de vivre. Que la société secrète, par ses imprimeries clandestines, en revendique alors la responsabilité, et que le stoïque empoisonneur disparaisse, échappant par la fuite à une arrestation.

Que, chez un parfumeur, on en fasse autant. Qu’on empoisonne également les vins de champagne, si l’on peut, les vins fins, les gants, les gâteaux, les glaces et sorbets. Que, dans les campagnes, on incendie les moissons des riches, les maisons des riches, les églises ; que dans les villes on en fasse autant pour les maisons, les églises, les ministères, les mairies, tous les bureaux du commerce et du gouvernement. Que le fer de Damoclès soit constamment suspendu sur la tête des privilégiés ; que les serpents de la terreur, comme ceux de Némésis, sifflent jour et nuit à leurs oreilles et les fassent trembler dans leur or et dans leur vie ; que leur position ne soit plus tenable et que, las de tant d’angoisses, ils soient forcés de tomber à genoux et de demander grâce et de supplier le prolétariat de leur accorder la vie en échange de leur privilège et le bonheur commun en échange du malheur général.


(D)

La civilisation, étant maintenant synonyme de barbarie, est à détruire comme le fut la barbarie alors que s’ouvrait l’ère de civilisation. L’humanité, qui a grandi, la rejette aujourd’hui comme un vêtement trop étroit pour entrer dans une nouvelle phase de progrès appelée l’harmonie.


(E)

Que l’individu ou le groupe comparaissant aux assises y porte le front haut, qu’il s’y pose non en accusé mais en ennemi, et en ennemi toujours redoutable quoi qu’il en soit ou en puisse être, prisonnier ou libre, mort ou vivant, car l’homme de principe vaincu dans la lutte ne meurt jamais tout entier et c’est là sa consolation et sa force, ses pareils lui survivent. – Qu’il dise donc à ceux qui sont là pour le condamner: " Demain, si vous ne m’acquittez, vous serez morts. J’appelle à haute voix sur vous les poignards des sociétés secrètes dont je suis un des membres, et cette invocation, sachez-le bien, c’est pour eux tous un ordre !... Et maintenant frappez-moi, si vous l’osez ! " Et que le lendemain, si ce révolutionnaire est condamné, les sociétés secrètes fassent périr, à tout prix et quelque péril qu’il y ait à le faire, les jurés et les juges qui auront trempé dans la sentence. – Ah ! messieurs de la famille et de la propriété, de la religion et du gouvernement, vous voulez du privilège, eh bien! subissez-en les conséquences... Croyez-vous que votre vie, votre monde, votre société vermoulue tiendrait longtemps contre un tel moyen révolutionnaire, dites, ô fils de Malthus ? Mais, malheureusement, les énergies sont molles, aujourd’hui, et ce n’est guère qu’au lendemain d’une autre révolution encore étouffée, à la suite de nouvelles journées de juin, que cette idée pourra porter ses fruits. En attendant, j’en jette la semence au coeur de tous les souffreteux, et, allez ! vous n’échapperez pas à cette nouvelle jacquerie. Puisse-t-elle commencer sur l’heure !