La Question religieuse en Bosnie et en Herzégovine

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La Question religieuse en Bosnie et en Herzégovine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 619-667).

LA


QUESTION RELIGIEUSE


EN BOSNIE ET EN HERZÉGOVINE

Le mouvement d’expansion qui entraîne aujourd’hui hors d’elles-mêmes les grandes nations européennes a eu pour premier effet, depuis le traité de Berlin, où il a commencé à se produire, de pousser la plupart d’entre elles vers les contrées du bassin de la Méditerranée, que le long règne de l’islamisme a conservées à la barbarie. Profitant de sa victoire sur la Turquie, la Russie s’est appliquée à s’insinuer de plus en plus dans cette jeune principauté de Bulgarie, qu’elle a créée par ses armes et qu’elle prétend bien assimiler par son administration ; en même temps, l’Autriche entrait en Herzégovine et en Bosnie pour y accomplir une œuvre du même genre ; peu après, la France s’emparait de la Tunisie, et l’Angleterre, réalisant une de ses plus vieilles espérances, mettait le pied en Égypte. Ainsi, le monde musulman a été attaqué de tous côtés. Mais, dans cet effort général pour le soumettre à la civilisation qu’il a trop longtemps repoussée, tous n’ont pas eu le même succès. Chose étrange ! la nation civilisatrice par excellence, l’Angleterre, a complètement échoué en Égypte, tandis que la France, connue par tant d’échecs coloniaux, obtenait immédiatement en Tunisie des avantages inespérés. Un phénomène analogue s’est produit en Europe, dans la presqu’île même des Balkans, théâtre éternel des luttes du christianisme contre l’islam. Le champion historique du christianisme, le peuple qui a remporté sur l’islam les plus grands triomphes et qui a déployé dans le centre de l’Asie des qualités si remarquables pour le gouvernement des races musulmanes, la Russie, n’a pas sensiblement augmenté son influence en Bulgarie, où une ingérence maladroite et parfois brutale dans les affaires intérieures du pays a plutôt diminué l’immense popularité dont elle jouissait au lendemain de la guerre de délivrance. L’Autriche-Hongrie, au contraire, malgré les défauts de ses mœurs administratives, qui lui ont valu dans le passé tant d’amères déceptions, est parvenue très rapidement à pacifier l’Herzégovine et la Bosnie, à y faire régner l’ordre, à y introduire une organisation appropriée aux conditions sociales et économiques des deux provinces. Nous voudrions raconter ici comment elle a résolu la question religieuse, la plus difficile à résoudre de toutes, dans ces régions où la religion se confond avec la nationalité et avec la race. On verra par quelle tolérance, par quelle entente de la liberté, par quel respect de tous les droits, elle est parvenue, en si peu d’années, à se rendre favorables des populations qui l’avaient accueillie avec des sentimens de violente colère. Ce n’est pas un spectacle sans intérêt que celui de cette œuvre de conciliation et de libéralisme entreprise et menée à bonne fin par les successeurs de Metternich et du gouvernement qui représentait jadis la compression à outrance. On disait sous l’empire : « La liberté comme en Autriche ! » On va voir que ce mot est plus vrai que jamais, puisque l’Autriche ne se contente pas de jouir de la liberté chez elle, mais s’empresse de la répandre partout où s’étend sa domination. Et peut-être cette leçon ne sera-t-elle pas sans profit ? Nous avons désappris, depuis quelques années, à respecter et à ménager les influences religieuses. Nos chambres refusent de donner des traitemens aux évêques d’Algérie, qui sont pourtant les seuls agens capables d’exercer une action efficace sur les populations espagnoles et italiennes de jour en jour plus nombreuses dans notre grande colonie, tandis que certains de nos officiers détruisent les tombeaux des marabouts et font violence aux croyances musulmanes des indigènes. Notre intolérance dit, comme au siècle dernier : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Voyons quels résultats l’Autriche-Hongrie a obtenus par une politique différente.


I

Le problème religieux était beaucoup plus compliqué en Herzégovine et en Bosnie qu’en Tunisie. En Tunisie, l’islamisme règne seul ; car il ne faut pas compter les israélites, dont les prétentions sont modestes, et le christianisme n’est représenté dans notre nouvelle colonie que par un fort petit nombre de colons européens. Toute la population tunisienne réellement indigène est musulmane. En Herzégovine et en Bosnie, malgré les conversions en masse qui ont suivi la conquête turque, la majorité a toujours appartenu aux chrétiens. Mais personne n’ignore que ces chrétiens, divisés en catholiques et en orthodoxes, se jalousent entre eux presque autant qu’ils détestent les musulmans. Pour se rendre compte de l’importance du christianisme dans ces deux provinces, il est nécessaire d’en résumer en peu de mots l’histoire. Son origine est des plus anciennes, puisqu’elle date, s’il faut en croire les traditions, du Ier siècle après Jésus-Christ, où les disciples des apôtres Paul, André, Jacques, entreprirent la conversion des diverses nationalités de la péninsule balkanique. Cependant, la religion chrétienne ne s’étendit guère qu’aux colons romains ; les races illyriennes qui habitaient alors le territoire de la Bosnie n’en subirent que bien peu l’influence, si même elles la subirent. C’est de Dalmatie, dont le centre religieux était Salona, que sortit l’organisation du nouveau culte. Au VIe siècle après Jésus-Christ, nous trouvons déjà les traces d’un christianisme florissant. Le premier évêché porte le nom d’episcopatus Bestoensis ; en 530, deux évêchés de ce nom sont mentionnés, dont l’un, episcopatus vetus ; est sans doute d’origine plus ancienne, et l’autre, novus episcopatus, est de création plus récente. On ignore où était l’évêché de Bestoe ; les uns le placent à Visoko, les autres à Tojnica ou à Serajevo, à 45 lieues environ de Salona. On rencontre encore à cette époque trois autres évêchés : episcopatus Narontanensis (Naronta) ; episcopatus Matricensis (Mostar) ; episcopatus Sarnicensis. En 531, on parle encore de deux autres évêchés : episcopatus Luduvicensis (Livno) ; episcopatus Sarsenterensis (Glamor). Le VIe siècle ouvre l’ère des grandes migrations de peuples. En 535 commence la lutte des Ostrogoths contre Byzance, dont le pouvoir pacifique était aisément supporté en Bosnie, aussi bien qu’en Pannonie et Dalmatie. Quoique ariens, les empereurs byzantins laissaient le christianisme romain faire assez librement des progrès considérables. Après vingt ans de luttes, l’empire des Goths fut détruit ; mais les Avares, joints aux Slaves, continuèrent une série de guerres de rapine et de brigandage dans lesquelles succombèrent toutes les œuvres romaines, et parmi elles l’église de Bosnie, qui était alors celle de Bestoe. Pour arrêter ce torrent dévastateur, les empereurs byzantins firent appel aux tribus serbo-croates établies sur les monts Carpathes et leur concédèrent les territoires qui s’étendent des bords.de la mer Adriatique (entre l’Istrie et Antivari), vers l’est, jusqu’à Semendria ; vers le nord, jusqu’à la Drave ; vers le sud, jusqu’à Novi-Bazar et Pristina, contrées conquises presque entièrement par les Romains sous Auguste, et passées, après la chute de l’empire de l’Ouest, sous la domination de Byzance. Déjà des tribus slaves de même famille, au cours de leurs expéditions barbares, y avaient formé de véritables colonies sous la suzeraineté des Byzantins. Sur ce théâtre, admirablement approprié aux invasions, les diverses races s’avançaient en quelque sorte par chocs, se heurtant, se poussant les unes les autres, progressant par secousses successives plutôt que par une marche suivie et régulière.

Les Croates se dirigeant vers le nord et l’ouest, au bord de la mer, les Serbes se répandirent dans la vallée du fleuve de la Drina, vers le sud, et vers le fleuve de la Morava, à l’est. Ni Croates, ni Serbes ne formaient d’ailleurs un peuple uni, et ce sont surtout les conditions géographiques qui contribuèrent à constituer des groupemens ethnographiques durables. Les races qui s’établirent dans la vallée de la Bosna fondèrent, avec les habitans de la vallée de la Narenta, la Bosnie actuelle, contrée qui sépare le domaine des Serbes de celui des Croates. Par leur situation à l’ouest, les Croates étaient forcés de tomber sous l’attraction du monde romain, tandis que les Serbes devaient entrer dans la sphère de l’action byzantine. Placés entre (eux, les Bosniaques, grâce à leur position intermédiaire, étaient destinés à ressentir les deux influences et à n’en subir aucune complètement. Cette sorte de fatalité géographique ne se manifesta pas seulement dans leur existence politique, elle fut encore le facteur déterminant de leur vie religieuse. Les tribus serbo-croates, à peine fixées dans l’Illyrie occidentale, se convertirent peu à peu au christianisme. Un seul évêché avait survécu aux ruines accumulées par les invasions, ainsi que l’indique la mention Bosniensis ecclesia, qu’on retrouve dans les actes publics. Jusqu’au milieu du XIe siècle, cet évêché resta subordonné à l’église de Spalato. La partie sud-ouest de la Bosnie, qui touchait au territoire des Croates, confessait la foi chrétienne. Les Croates avaient été convertis, dès le VIIe siècle, par les missionnaires dalmates et italiens, surtout par Jean de Ravenne, tandis que les Serbes recevaient les prêtres que lui envoyait l’empereur Héraclius. A l’est et au sud de la Bosnie, le rite grec faisait aussi des progrès ; mais les deux communautés avançaient parallèlement, sans entrer en conflit. C’est principalement au VIIIe siècle que l’église grecque obtint de rapides succès, à l’époque où Léon l’Isaurien, le plus grand iconoclaste, ne mettait pas moins de zèle à organiser des missions qu’à accomplir sa réforme. Il résulte des écrits du temps que les missionnaires byzantins faisaient plus de prosélytes parmi les Serbes que les missionnaires italiens n’en faisaient parmi les Croates. Jusqu’au XIIe siècle, l’église chrétienne de Bosnie resta partagée ainsi. En 1067, l’évêché de Bosnie avait été subordonné par la curie romaine à celui de Dioclea-Antivari ; puis, au cours du même siècle, il fut séparé de celui-ci pour être joint à l’évêché de Raguse. La lutte entre les deux évêchés ne contribua pas médiocrement à la décadence de l’église latine et à l’état d’infériorité dans lequel elle tomba peu à peu vis-à-vis de sa rivale.

Mais la politique aussi joua un rôle important dans le mouvement religieux du banat de Bosnie. La Hongrie s’agrandissant au XIe siècle, prit sur les Croates une influence décisive. Sous le roi Koloman, elle s’avança jusqu’à l’Adriatique. Ses ambitions entrèrent immédiatement en conflit avec les intérêts de l’empire de Byzance. Les Arpads se font les champions du catholicisme romain contre les schismes des empereurs grecs. Toute l’histoire religieuse de la Bosnie d’alors se résume dans cette lutte. « Si les Comnènes l’emportent, le schisme se répand ; avec le pouvoir des Arpads croît le catholicisme. » La conversion au christianisme des races slaves du Sud, leur progrès vers la civilisation, dépendent de cette double alternative. Leurs croyances primitives étaient un singulier mélange de superstitions grossières, de foi au merveilleux, de crainte des puissances supérieures et de pressentimens mystiques. Par là l’église de Byzance, tout imprégnée de vieilles coutumes, répondait mieux que l’église romaine à leurs instincts profonds. De plus, ses missionnaires avaient l’immense avantage de parler slave, tandis que les missionnaires latins, excepté au IXe siècle, du temps de Cyrille et de Méthode, étaient forcés de s’appuyer sur les élémens italiens. Les choses restèrent donc en cet état jusqu’au moment où le roi de Hongrie, Béla III, nomma Kulin, en 1168, banus fiduciarius regni Hungariœ. Le règne de Kulin fut une époque décisive dans l’histoire religieuse de la Hongrie. Le schisme grec s’était organisé définitivement et avait gagné bien du terrain en Serbie et dans la Bosnie de l’est ; le catholicisme ne pouvait s’appuyer, pour lui résister, que sur le jus reformandi des souverains et de la noblesse, en vertu duquel le sujet était obligé à observer la religion de son maître, il était donc très affaibli ; les églises de Dalmatie tombaient en ruines ; l’heure était favorable pour l’éclosion d’une nouvelle hérésie entre les deux confessions chrétiennes : c’est alors qu’apparut le bogomilisme, appelé tantôt secte patarienne et tantôt secte catharienne. Le développement du bogomilisme allait troubler de la manière la plus grave l’existence nationale de la Bosnie.

Le bogomilisme était une sorte d’hérésie manichéenne appropriée au tempérament particulier des peuples slaves. Manès, le fondateur prétendu du manichéisme, a, comme on sait, mélangé l’ancienne religion indo-persane au mysticisme chrétien. Sa doctrine est une sorte de fable philosophique et poétique, qui suppose pour point de départ le combat éternel entre les bons et les mauvais élémens représentés dans le genre humain sous une forme corporelle. Elle ne s’adresse pas à la raison, à l’âme, au cœur, mais à l’imagination. Ç’a été la cause de sa perte ; mais, en même temps, c’est par là qu’elle a pu dominer longtemps sur des esprits ardens et peu cultivés. Les bogomiles reconnaissaient, comme Manès, l’existence primordiale du principe du bien, divisé plus tard en deux principes, celui du bien et celui du mal. Dieu avait deux fils : Satan et Jésus. Le premier était le maître de l’empire céleste et Dieu lui avait donné la vertu créatrice ; mais l’orgueil le rendit coupable ; il corrompit plusieurs esprits célestes et se révolta contre son père. Chassé du ciel, Satan se forma un monde de fer, le nôtre ; il créa un homme, Adam, auquel il voulut souiller son mauvais esprit ; mais le mauvais esprit n’entra pas dans Adam, il entra dans le serpent. C’est donc de Dieu, et non de Satan, que nous vient l’âme qui réside en nous. La naissance d’Ève fut la même que celle d’Adam ; avec elle Satan créa Caïn. Le monde fut d’abord livré au mal, jusqu’à ce que Dieu envoyât sur terre son second fils Jésus. Satan y envoya à son tour Jean-Baptiste, voulant empêcher par le baptême de l’eau, le baptême de Jésus qui se faisait à l’aide de l’imposition des mains. Jésus vainquit Satan ; mais les hommes ont encore à se préserver de sa vengeance. Ce Satan des bogomiles est identique à Cerni-Boy (dieu noir) des anciens Slaves, qu’ils adoraient avec terreur. Du Vieux-Testament ces hérétiques n’acceptaient que les Prophètes et le livre des Psaumes. Pour eux, le péché était l’œuvre du mauvais esprit, et parmi les péchés ils comptaient : la possession de la fortune ; l’usage de la nourriture animale (les poissons exceptés), parce qu’ils regardaient les animaux nés de la chair comme plus impure que les plantes ; le mensonge, sauf contre les infidèles ; la guerre et le meurtre, quels qu’ils fussent ; enfin, la satisfaction de l’instinct sexuel. On ne pouvait être absous du péché que par la répudiation des biens terrestres et la soumission absolue à la religion pure. Dans le sein de l’église, les parfaits, perfecti electi, étaient prêtres ; les fidèles, credentes, vjernike, étaient laïques. Les parfaits se regardaient comme successeurs des apôtres, et il fallait qu’ils observassent sévèrement chaque règle de la loi ; ils consacraient et purifiaient par l’imposition des mains. Ils avaient des évêques, les évêques avaient des vicaires ; partout où ils se répandaient, ils établissaient des diocèses et organisaient des communautés de fidèles. Leurs églises étaient distinctes des églises chrétiennes ; ils ne se servaient ni de croix, ni d’images, ni de cloches. Au milieu de leurs églises était placée une table couverte d’une toile blanche, sur laquelle on mettait le Nouveau-Testament. Le culte consistait dans la lecture et le commentaire du livre saint ; les fidèles recevaient la bénédiction à genoux. Le sacrifice se composait de la consécration et de la fraction du pain ; mais les bogomiles rejetaient le dogme de la transsubstantiation. Ils célébraient à leur manière la Noël, la Pâque, la Pentecôte, pratiquaient la confession, observaient le carême, disaient le Pater avec la variante : Da nobis panem supersubstantialem. Le commun des fidèles était soumis à l’observation sévère des principes de la religion ; toutefois, moyennant une redevance payée aux parfaits, le mariage, la possession de la femme, l’usage de chaque nourriture pouvaient être autorisés. Le mariage s’obtenait aisément ; la séparation ne faisait aucune difficulté, et c’était une attraction qui, séduisant bien des personnes, procurait de nombreux prosélytes à la nouvelle religion.

Tel était en peu de mots le bogomilisme, qui se répandit, sous une forme modérée, dans les couvens gréco-bulgares. C’est de 925 à 950 qu’il s’introduisit comme secte en Bulgarie. Samuel, prince bulgare, exila son fondateur Jérémie et ses disciples. Mais le bogomilisme ne devait pas périr. L’église orientale, dépourvue de cette autorité centrale et de cette forte discipline qui rendaient l’église occidentale si puissante et si forte dans la préservation du dogme, était une terre féconde pour toutes sortes d’hérésies. L’esprit spéculatif qui caractérise les Pères de l’église orientale, le goût de la contemplation mystique qui fermente sans cesse en Orient, faisaient de chaque moine un rénovateur en fait de foi. L’hérésie pullulait. Après son expulsion, Jérémie s’enfuit à Duklja, et nous trouvons au cours du XIe siècle dans les villes de la côte de Dalmatie de nombreux sectateurs de sa doctrine. C’est par cette route que les premiers bogomiles arrivèrent en Bosnie. Pendant que les catholiques luttaient lentement pour la vie, la secte s’y répandit inopinément, tout à fait appropriée à la conception slave du monde. Non-seulement elle fut favorisée par les conflits ecclésiastiques et par le concours des circonstances politiques, mais elle ne le fut pas moins par l’état de culture où étaient alors les Bosniaques, qui, incapables de s’assimiler aisément le christianisme oriental et occidental, se laissèrent involontairement incliner vers la foi fabuleuse et fantastique, remplie de bons et de mauvais esprits, des bogomiles, foi très simple, très peu compliquée et qui donnait néanmoins tant de jeu à la fantaisie. Aussi les bogomiles s’étendirent-ils tranquillement durant deux siècles en Bosnie, tandis que leurs coreligionnaires, les patariens italiens et bulgares, étaient sévèrement poursuivis. Ni le peuple ni ses chefs ne se rendaient bien compte que la nouvelle doctrine fût une hérésie, ainsi que le prouve l’aveu fait à Borne en 1199, par le ban Kulin, qui, cité devant le saint-siège, déclara n’avoir pas su quelle était la vraie religion, la catholique ou la patarienne. Il est remarquable que le bogomilisme a surtout réussi chez les peuples de race pure, parmi les montagnards de la Bosnie, chez les habitans de la vallée de la Narenta, longtemps restés païens ; chez les habitans de l’Albanie, qui comprenaient encore plus rudement le dualisme du bien et du mal que les bogomiles bosniaques et formaient une secte patarienne particulière, Albanaises ; en Italie, le long des Alpes, chez les peuples romans et celtes ; dans la France méridionale chez les Provençaux. Mais nulle part, il n’obtint autant d’importance qu’en Bosnie, où il se confondit en quelque sorte avec la cause nationale, sous la protection des bans de Bosnie, obligés de s’appuyer sur lui pour résister à la Hongrie. Cette dernière combattait le bogomilisme au nom de la papauté. Kulin et ses successeurs le soutenaient plus ou moins clandestinement. Aussi n’est-il point étonnant que les efforts du saint-siège et de la dynastie hongroise de la maison d’Anjou ne soient point parvenus à l’extirper. Il faudrait plutôt admirer que sa victoire n’ait point été définitive, l’église catholique et l’église orientale, sans unité et sans organisation, ne pouvant lui opposer qu’un bien faible obstacle.

Cependant la lutte fut soutenue avec énergie par l’église catholique. Ce furent d’abord les dominicains, puis les franciscains, qui combattirent en son nom. Les membres de ce dernier ordre, fondé en 1208 par saint François d’Assise, acquirent vite une grande importance en Bosnie ; le désintéressement et la pauvreté dont ils faisaient profession étaient de nature à les rendre populaires. Les papes comprirent rapidement quelle force leur donnait la pratique de ces vertus, et déjà Vincent III les avait désignés pour être les premiers champions du catholicisme dans l’est. La plupart des franciscains sortaient des classes inférieures ; l’idée de nationalité leur était inconnue ; leurs études étaient toutes pratiques ; partout où ils allaient, ils apprenaient la langue du pays, et surtout dans le premier siècle de leur institution, ils faisaient preuve d’une telle discipline, d’un tel respect de leurs règles, qu’ils devenaient aisément, dans les contrées où se portait leur apostolat, l’objet de l’estime et de l’adoration générales. C’est grâce à cet ordre qu’une partie de la population bosniaque, que le goût de la richesse et la passion du pouvoir propres au clergé latin irritaient profondément, est restée catholique. On ne saurait dire en quelle année les franciscains se fixèrent en Bosnie ; mais il est de fait qu’ils y étaient déjà au milieu du XIIIe siècle. Ils y reçurent en 1326, à la place des dominicains, la direction de l’inquisition. Ils y arrivèrent au moment où l’organisation de l’église catholique venait de subir une transformation considérable. Le pape avait fait une alliance intime avec les Arpads de Hongrie, et lorsque le bon Kulin avait abjuré, du moins en apparence, le bogomilisme, l’évêché de Bosnie, séparé de la Dalmatie, avait été subordonné à l’autorité de l’archevêché de Kolocsa. Ceci se passait en 1203. La Hongrie était donc forcée, par des raisons ecclésiastiques aussi bien que politiques, de faire périr l’hérésie des bogomiles qui, sous une forme religieuse, était en réalité un mouvement particulariste et représentait ce que nous appellerions aujourd’hui la cause de l’émancipation. Aussi l’archevêque de Kolocsa et la Hongrie prenaient résolument les armes pour massacrer tous ceux qui refusaient de se faire catholiques. Mais cette politique d’extirpation violente n’atteignait pas le but qu’elle se proposait ; pour gagner les infidèles il fallait user de persuasion, et substituer la douceur à la force. Telle était la conviction du saint-siège, et c’est pour cela qu’il fit appel aux franciscains. Les résultats répondirent à son attente. Trente-six ans à peine après leur entrée en Bosnie, les franciscains étendaient leur sphère d’action jusqu’en Bulgarie ; au bout du XIIe siècle, ils avaient sept custodies ; la première custodie comprenait cinq couvens, entre autres Smoski, Glamor, Cetin ; la deuxième comptait quatre couvens dans le territoire de Bosnie, à Sutepka, Visoko, Lasva, Olov ; dans le district Uzoraen, des couvens s’élevaient à Djakovar, Modric, Orbica, Skakova, Lioudva ; dans le département Macoen (Macvaen), il y avait des couvens à Alsa, Bjelina, Marva, Saint-Marija, Tocak, Orhokrup, Srebrenica ; dans le district bulgare, il y en avait à Szeverin, Orsova, Karansebes, Szerem, Kövcsd, lieux voisins de la frontière de Hongrie ; enfin trois couvens existaient dans le district de Kubin (Kevéen en hongrois), vis-à-vis la Semendria d’aujourd’hui.

Les franciscains jouissaient d’une complète indépendance. Ils correspondaient directement avec le pape, en passant au-dessus de l’évêque ; l’œuvre de la conversion était toute entre leurs mains. C’est en vain qu’en 1330 les dominicains essayèrent de leur enlever l’inquisition, ils n’y réussirent pas. Les franciscains Exerçaient même un véritable pouvoir politique, car ils aidaient les bans à expédier les affaires, étant seuls dans le pays à connaître l’écriture et les questions diplomatiques. Le tsar de Serbie, Stéphan Dragontine, qui, à la fin du XIIIe siècle, avait placé la Bosnie sous sa suzeraineté, les secondait puissamment. Il faisait de grands efforts pour amener les fidèles du rite grec à changer de religion. Les franciscains avaient en outre l’appui des Subices de Dalmatie, que l’intérêt et le désir du pouvoir entraînaient vers l’église latine. Le XIVe siècle fut l’époque la plus florissante de la Bosnie. La contrée comprise entre la Bosnie et la mer Adriatique formait un territoire unique, qui était, il est vrai, au temps des Anjous sous la dépendance perpétuelle de la forte Hongrie, mais dont la vie intérieure devenait de plus en plus puissante et indépendante. Alors régnaient les Subices, les Kotromanovics, les Tverdkos. Les succès du catholicisme augmentaient chaque jour. Les bans continuaient sans doute à hésiter entre l’église latine et l’hérésie ; néanmoins l’église latine semblait devoir l’emporter. Ce n’était pas par persuasion que ces bans inclinaient vers le bogomilisme ; ils n’y voyaient qu’un moyen de séquestrer les biens-fonds et de soumettre les anciens chefs de races, devenus seigneurs oligarques. Comme ce séquestre était accompli au nom de la religion, le peuple y applaudissait avec joie. Mais, en dépit de ces mesures violentes, les bans ne parvenaient pas à détruire complètement la puissance des grands ; aussi furent-ils contraints, pour affermir leur propre pouvoir de s’appuyer sur la Hongrie catholique. C’est ce que firent surtout les Kotromanovics qui, luttant contre la Serbie, n’hésitèrent pas à opprimer l’église grecque orientale, dont les adhérens décrurent considérablement. En 1339, lorsque Gerardo Odonis, vicaire pontifical, organisa l’assemblée des franciscains à Gran (Hongrie), et se rendit en Bosnie pour y étudier l’état de l’église catholique, il y fut reçu majestueusement par le ban Stephan Kotromanovic. C’est ce prince qui, secondé par une armée hongroise, vainquit Douchan, le célèbre tsar de Serbie. Sa fille, Élisabeth, devint l’épouse du roi de Hongrie Louis le Grand. Cette intime liaison de famille affermit le catholicisme, qui reçut sans cesse des secours moraux, politiques et pécuniaires du gouvernement hongrois. Le bogomilisme, jusque-là religion d’état en Bosnie, fut remplacé par le catholicisme. Les hérétiques ne se convertissaient pas, surtout dans les lieux où ils demeuraient en masse ; mais ne trouvant de secours ni en Dalmatie, ni auprès des bans, il leur était impossible de faire des progrès.

La situation changea du tout au tout en 1376. Le ban Tverdko se fit couronner à Milosevo roi de Bosnie et de Serbie. Quoique beau-frère de Louis le Grand de Hongrie, il travailla à s’émanciper en réalité de la suzeraineté hongroise, dont il respectait les apparences pour éviter un conflit dangereux. Les républiques de Raguse et de Venise le reconnurent roi de Serbie, et Louis le Grand dut accepter en silence le nouveau royaume. Tverdko ne se livra à aucune persécution religieuse ; mais il professait la religion de ses nouveaux sujets, les Serbes, c’est-à-dire la grecque orientale ; le catholicisme perdit donc, sous son règne, son rang privilégié. Tverdko fonda des églises et des couvens grecs et leur fit de nombreux dons. Les Serbes jouissant d’une grande influence, leur confession obtint de rapides succès. Une partie de la Bosnie tomba sous l’influence des églises d’Ipek et de Macédoine. Ayant le dessein d’étendre son pouvoir jusqu’à la mer, Tverdko tolérait par politique toutes les religions. Mais c’est durant son règne que l’événement capital de l’histoire des Slaves des Balkans, la bataille de Kossovo, se produisit. La Serbie conquise par les Turcs, il était évident que le flot de l’islamisme allait se répandre vers le Danube, la Save et la mer Adriatique. Après la mort de Louis le Grand, la Hongrie, divisée par des conflits de succession au trône, affaiblie par des luttes de parti, avait perdu l’espèce d’attraction qu’elle exerçait jusque-là sur les états des Balkans. L’ambition immédiate de Tverdko en profitait ; mais ce devait être pour l’avenir une cause de décadence générale. Tverdko mourut en 1391. Sous ses successeurs, son œuvre tomba en ruines. Au temps des Dabiscis, Ostoja’s et Hervoja’s, les trois confessions qui se disputaient la Bosnie furent exposées aux plus grands changemens. C’est alors que l’influence des Turcs commença à se faire sentir. Les bogomiles s’appuyaient sur eux, et il ne fallut rien moins que les succès du roi Sigismond de Hongrie pour retarder les projets du bogomilisme, devenu si puissant qu’on pouvait regarder la Bosnie comme son véritable asile. Les franciscains, surtout Deodat de Rusticis, fra Bartolommeo Alvernira et fra Pietro, ne cessaient de le combattre. Le roi Tverdko II poursuivit violemment saint Jacob sans parvenir à lui enlever le dévoûment du peuple. Ce roi était ouvertement bogomile. Sous son gouvernement de vingt-deux ans (1421-1443), les Turcs profitèrent habilement des conflits sanglans et perpétuels des catholiques et des bogomiles. Au reste, suivant les rapports des délégués pontificaux, le clergé indigène catholique de Bosnie avait une conduite des plus corrompues, des plus dissolues, et servait bien mal les intérêts de la religion. Deux fois le pape organisa contre lui l’inquisition, et en 1434, Giovanin de Rajat voulut le châtier avec une telle sévérité qu’il amena une révolte. En 1436, la résidence de l’évêque de Bosnie avait été transportée provisoirement à Diakovar et, depuis lors, elle n’a cessé de figurer dans l’histoire de l’épiscopat hongrois.

Tverdko II, étant bogomile, n’empochait point la décadence de la religion catholique ; mais, étant vassal de la Hongrie, il ne se déclarait pas violemment contre elle. Sous le roi Stephan Thomas, les choses changèrent encore une fois de face. Stephan Thomas (1443-1461) se montra le plus grand protecteur des franciscains. Il avait d’abord été bogomile, mais plus tard il se convertit au catholicisme, croyant y trouver une force politique, et devint un sectateur fanatique des franciscains, qui exerçaient une grande influence sur son âme rude et cruelle. Des temps mauvais commencèrent pour les bogomiles ; à côté des maux qu’ils subirent alors, les persécutions précédentes avaient été insignifiantes. Leurs églises furent détruites, leurs prêtres pourchassés ; un grand nombre d’entre eux émigrèrent. Le vicaire des franciscains, Jacobus Primaditius, faisait bâtir partout des églises catholiques ; il s’en élevait de toutes parts, jusqu’à la Save et au-dessus. L’évêque de Bosnie rétablit sa résidence dans le pays, vraisemblablement à Krescvo. Les bogomiles.se virent refuser au contraire l’autorisation d’édifier de nouvelles églises ou de rétablir celles qui étaient ruinées. De nombreuses mesures tyranniques furent prises contre eux. En peu de temps, la prépondérance de l’église catholique devint si grande que l’émigration des bogomiles s’accrut de plus en plus et que les franciscains eux-mêmes durent prévenir le roi de se modérer pour éviter le dépeuplement du pays dont l’existence n’était assurée que par les victoires de Jean Hunyady et des armées hongroises. La chute de Constantinople avait amené un rapprochement entre les confessions des Balkans. L’église byzantine étant tombée entre les mains des sultans, tout ce monde sentait le besoin de s’allier contre les Turcs. Mais la mort île Jean Hunyady fut le signal de la perte des contrées situées au sud de la Save et du Danube inférieur. En 1461, Stephan Thomas fut tué ; en 1463, Stephan Tomasevic, dernier roi de Bosnie, fut pris par les Turcs et mis à mort. C’en était fait de la Bosnie chrétienne : avec le gouvernement de Mahomet II commence une ère nouvelle, bien que les parties nord et ouest de la province soient restées au pouvoir de la Hongrie jusqu’à la chute de Sajeza en 1527.

C’est dans le champ de la religion que la conquête turque produisit ses premières conséquences. Nulle part le mahométisme ne se répandit aussi vite et ne pénétra plus profondément qu’en Bosnie. Il fut immédiatement accueilli par les bogomiles, qui, fatigués des persécutions sous lesquelles ils avaient longtemps gémi, avaient appelé et secondé les Turcs de leur mieux. En adoptant la nouvelle religion, ils assuraient leurs intérêts matériels et acquéraient les biens dont ils avaient été privés jusque-là. La doctrine si simple de Mahomet s’accommodait d’ailleurs aisément de leurs propres conceptions religieuses. Les inscriptions des tombeaux de cette époque prouvent que la plupart de ceux qui embrassèrent l’islamisme étaient bogomiles ; un petit nombre étaient grecs orientaux ; quelques-uns à peine catholiques. Le gouvernement du roi hongrois, Mathias Corvin (1458-1490) retarda longtemps l’expansion de l’islamisme, mais rien ne put en arrêter définitivement l’essor. Dans sa première rage, Mahomet II se jetait sur les chrétiens le fer et le feu à la main, renversait les églises, les privait de leurs trésors, détruisait presque tous les couvens. Le rôle des franciscains était devenu purement défensif ; ils protégeaient de leur mieux les intérêts chrétiens et sauvaient ce qu’ils pouvaient des trésors des églises, par exemple les reliques de saint Luc, qui furent transportées plus tard à Venise, dans l’église de Saint-Bernard. Le siège de l’évêché fut transféré de nouveau et pour toujours à Diakovar. Cependant, dès le commencement de la conquête turque, en 1464, le père provincial des franciscains, fra Angelo Zvizdovic, avait obtenu du sultan un firman qui accordait aux catholiques la liberté du culte et qui donnait aux franciscains le monopole de l’enseignement catholique en Bosnie et en Herzégovine. Jusqu’à la fin du XVe siècle, l’ordre parvint à soutenir avec beaucoup d’adresse les intérêts du catholicisme, espérant toujours que le royaume de Hongrie finirait par l’emporter sur les Turcs. Les vicaires surent manœuvrer habilement sous un pouvoir qu’ils détestaient. En même temps, les Bosniaques, restés chrétiens, n’acceptaient pas sans protestation le joug ottoman ; des révoltes éclataient souvent. Dans le district de Sajeza, en Dalmatie, en Syrmie, les oligarques tenaient les Turcs en bride et les Bosniaques espéraient toujours que la délivrance leur viendrait de ce côté. Mais, lorsque la force de résistance de la Hongrie s’abattit sous le gouvernement incapable des Jagellons, les franciscains, comprenant que la résistance était inutile, engagèrent les chrétiens à se soumettre et à rester en paix. Aussi le gouvernement turc les affranchit-il, en 1511, du paiement des impôts et les autorisa-t-il à fonder quelques couvens. Une révolution capitale eut lieu en 1517 ; l’administration exclusive de l’église catholique en Bosnie, que le firman de Mahomet II leur avait assurée en 1446, passa définitivement aux franciscains ; le vicariat de Bosnie fut supprimé et la province de l’ordre de Bosna argentina fut créée ; elle était d’abord plus étendue, mais elle se borna successivement au territoire véritable d’Herzégovine et de Bosnie. Quoiqu’en principe la province de Bosnie fût soumise à l’évêque de Diakovar, elle était dirigée par un franciscain comme minister provincialis.

Bientôt après, vers 1527, un nouvel élément religieux s’introduisit en Bosnie ; de nombreuses familles Israélites arrivèrent d’Espagne ; peu à peu cette émigration s’éleva à près de 3,000 âmes. Quant aux chrétiens grecs orientaux qui avaient la majorité sur les catholiques en Herzégovine et on Bosnie, leur situation canonique était cependant inférieure à celle de ces dernières. Ils avaient pour chef nominal le patriarche de Constantinople, mais celui-ci ne pouvait guère agir en leur faveur ; aussi était-ce le patriarche d’Ipek, d’ailleurs non moins impuissant, qui gouvernait les Grecs orientaux. Souvent les gouverneurs turcs faisaient peser sur les chrétiens la plus cruelle tyrannie. Ils se rendaient chaque vendredi dans ces localités principales du pays, y rassemblaient les habitans et leur imposaient en partie par les promesses, en partie par la force, la foi musulmane. On ne pouvait échapper à la persécution que par la fuite. Après la chute de Belgrade, en 1521, commencèrent les grandes émigrations bosniaques ; beaucoup de Bosniaques cherchèrent un asile au-delà de la Save. Au milieu de la plus affreuse misère, les franciscains se soutenaient, consolaient ce peuple, bâtissaient des églises. Sous le gouvernement du sultan, Soliman-EI-Hammi (le législateur), ils suivirent les armées turques, exhortant les prisonniers, secourant les mourans. Soliman et son successeur Selim II approuvaient leur zèle ; ce dernier sanctionnait leurs privilèges par plusieurs firmans et Amurat III ne les traitait pas avec moins de faveur. Jusqu’à cette époque, ils avaient vécu dans des rapports assez paisibles avec les Grecs orientaux ; mais vers la fin du XVIe siècle de grandes inimitiés éclatèrent entre eux et les vladikas, évêques grecs. Ce fut aussi une période de crise pour l’église de Bosnie. Comme leurs intérêts dépendaient de leur zèle religieux, les renégats bosniaques étaient devenus d’ardens musulmans. Les Grecs orientaux souffraient le plus, parce qu’étant vassaux des beys, ils étaient les premiers exposés à leurs vexations. Plus pauvres, occupés de travaux de mines ou simples journaliers, ces catholiques trouvaient une protection dans leur médiocrité même. De plus, la papauté, surtout sous Sixte V, n’épargnait rien pour leur venir en aide. Quelques pachas, comme Mustapha-Pacha en 1593-1659 les favorisaient même, en sorte que la plupart de leurs paroisses purent subsister le long de la Save. Plusieurs évêques exerçant les droits des prêtres séculiers parcouraient l’Herzégovine et la Bosnie, soutenaient les errans et les hésitans dans leur foi et célébraient les exercices du culte. Au XVIIe siècle, principalement sous le pape Urbain VIII, les droits des prêtres séculiers furent de plus en plus confiés aux franciscains, et tous les évêques sortirent exclusivement de leur ordre. En 1635, le pape permit aux franciscains de lui proposer trois candidats pris dans leurs rangs chaque fois que l’évêché de Bosnie deviendrait vacant, sans se reconnaître néanmoins absolument obligé de se soumettre à cette désignation. Les évêques franciscains étaient généralement des hommes d’une conduite religieuse irréprochable et toujours habiles à obtenir des Turcs de nouveaux avantages. Leur ordre progressait sans cesse, matériellement aussi bien que moralement. En 1688, ils payaient aux Turcs 1,660 pièces de ducats vénitiens pour reconnaître la protection dont ils jouissaient. Vers le même temps, ils obtenaient encore le droit de dire la messe partout où il leur plairait.

A la fin du XVIIe siècle, la puissance militaire de l’empire ottoman commença à décroître. Le siège sans résultat de Vienne, la reprise de Bude, les succès de Charles de Lorraine, de Louis de Bade et d’Eugène de Savoie firent trembler son prestige jusque-là inébranlé. Malheureusement, ce furent les chrétiens des Balkans qui subirent la colère que l’émancipation de la Hongrie avait causée aux Turcs. Les couvens de Bosnie furent tous brûlés, les moines franciscains et les prêtres orientaux furent chassés, le peuple sans clergé ne restera chrétien que par tradition. L’émigration recommença avec une nouvelle intensité ; une partie des Herzégoviniens gagna la Dalmatie ; les Bosniaques, dont les prédécesseurs au XVIe siècle, sous le nom d’Uscoques (fugitifs), étaient établis à la frontière actuelle de Croatie et de Slavonie, s’enfuirent sur la Save. Au même moment, trente à quarante mille familles serbes, attachées à l’église grecque orientale, émigrèrent de la vieille Serbie sous la direction du patriarche d’Ipek, Arzen Cservovics. L’empereur d’Autriche Léopold Ier leur donna deux lettres de privilège, la première, le 21 août 1690, la seconde, le 20 août 1691. Ces privilèges ont une grande importance, parce que Léopold, en vertu de son pouvoir royal, faisait du patriarche le chef de tous les Serbes et Rasciens dans quelque lieu qu’ils habitassent. Jusqu’en 1737, des patriarches orientaux orthodoxes restèrent à Ipek, et, en 1737, le dernier de ces patriarches, nommés patriarches serbes, Arzen Ivanonovic, se transporta à Carlovitz, un métropolitain subordonne au patriarche œcuménique de Constantinople s’étant établi depuis quelque temps à Ipek. Le patriarche d’Ipek étant auparavant le chef des Grecs orientaux de Bosnie, son successeur de droit, le métropolitain de Carlovitz s’imaginait l’être également. Cette suprématie était, en effet, conforme au droit canonique de l’église orientale, mais, en fait, après que le patriarche eut quitté Ipek, le métropolitain de Hongrie n’eut jamais d’influence en Bosnie et les vladikas (évêques) de la province ne reconnurent jamais son autorité.

La fin du XVIIe siècle fut donc, pour la Bosnie chrétienne, une époque de martyrs. Avant la conclusion de la paix de Carlovitz, les moines qui protégeaient l’émigration furent tués en masse. Mais, au XVIIIe siècle, les traités de paix de Passarovitz (1718), de Belgrade (1739), puis de Sistowa (1791) rendirent aux chrétiens la sécurité et leur assurèrent un état régulier. Dans la période pacifique qui suivit, les particuliers opulens, les marchands catholiques et orthodoxes employèrent leur fortune à fonder des églises et des établissemens pieux. Les catholiques étaient d’ailleurs aidés par la papauté et par leurs coreligionnaires de toute l’Europe ; bientôt leurs paroisses refleurirent en Herzégovine et en Bosnie. En 1735, un changement important fut encore apporté à la hiérarchie ecclésiastique ; depuis la conquête de la Slavonie par le prince Eugène de Savoie, l’évêque résidant à Diakovar, sur le territoire impérial, ne pouvant plus faire valoir son autorité sur la Bosnie restée turque, le saint-siège institua de nouveau, à côté du franciscain provincial, un vicaire apostolique extraordinaire sous la direction de la Propagande de Rome, vicaire choisi d’ailleurs le plus souvent dans l’ordre même des franciscains, en conformité avec la bulle de 1635, dont nous avons parlé ci-dessus. Cette institution se maintint jusqu’à 1878, après l’occupation austro-hongroise, avec cette seule modification qu’en 1847 un second vicaire extraordinaire fut créé pour l’Herzégovine. Séparée du vicariat ainsi que de l’ordre des franciscains, la partie méridionale de l’Herzégovine formait toujours le diocèse de Trébinje, et comme l’évêque de Trébinje s’était enfui à Raguse en Dalmatie, c’est de là qu’il gouvernait et qu’il gouverne encore son diocèse sous le titre d’évêque de Trébinje-Raguse.

Ainsi, la situation respective des diverses religions était au siècle dernier assez nettement déterminée. Naturellement l’islamisme dominait dans le pays, bien que les musulmans ne formassent pas la majorité. Ces derniers étaient sincèrement et violemment attachés à leur foi. Mais quoique cet attachement rendit très étroits leurs rapports avec les Turcs, ils ne se sont néanmoins jamais confondus avec eux et les ont toujours regardés au contraire comme des ennemis politiques. Ils les ont même combattus opiniâtrement dans notre siècle. Peut-être aucune autre province de l’empire ottoman n’a été le théâtre d’autant d’insurrections que la Bosnie ; et ce n’étaient pas des gouverneurs ambitieux ou des chrétiens opprimés, c’était la population musulmane et surtout les beys qui se soulevaient. Après la dissolution des janissaires en 1826, un mouvement se produisit à Travnik, et depuis le moment où Ali-Pacha déploya l’étendard de la révolte, depuis le moment aussi où commencèrent les réformes modernes, les musulmans de Bosnie se regardant comme les vrais et les seuls Turcs, ne traitèrent plus les Turcs de Constantinople que comme des étrangers oppresseurs. Ils se sentaient l’avant-garde de l’islam menacé par la civilisation chrétienne. C’est à ce titre qu’en 1831, ils voulaient marcher sur Stamboul, conduits par le fameux Hussein-Kapetan-Beberly de Gradacar, pour détrôner le sultan giaour, le réformateur Mahmoud II. A peine soumis, les musulmans de Bosnie se soulevaient de nouveau chaque fois qu’ils apprenaient qu’une nouvelle innovation politique ou financière était introduite dans l’empire. C’est ce qu’ils firent en 1836, en 1837, en 1843 et en 1846. Presque toutes ces insurrections finissaient vite par la décapitation d’un certain nombre de beys. Enfin éclata la grande insurrection de 1849-1851. Les musulmans de Bosnie durent se soumettre, humiliés et écrasés par Omer-Pacha ; il se passa toutefois longtemps avant que le gouvernement turc pût lever parmi eux des recrues et nommer des beys officiers dans son armée. Ces désirs opiniâtres d’indépendance qui se réveillaient sans cesse parmi les musulmans de Bosnie étaient peut-être un écho héréditaire des souvenirs de l’ancienne indépendance, au temps où fleurissait la Bosnie chrétienne.

II

Si nous nous sommes arrêtés si longtemps à l’histoire des religions en Bosnie et en Herzégovine, c’est qu’il était nécessaire de la bien connaître pour se rendre compte des difficultés devant lesquelles l’Autriche-Hongrie s’est trouvée placée en pénétrant dans les deux provinces. La question religieuse était la première et la plus grave de toutes celles qu’elle avait à résoudre. Personne n’ignore, en effet, le rôle important que jouent en Orient les différens cultes. Dans la presqu’île des Balkans, les nationalités se confondent presque avec les confessions ; on va jusqu’à se servir du même mot, millet (proprement dit le peuple) emprunté à la langue de l’Arabie turque, pour désigner lu nationalité et la confession. Les communautés religieuses forment en Turquie des corporations qui ont leur existence politique, leur administration particulière, leur organisation à part. Les prérogatives dont elles jouissent, et qui leur permettent de s’administrer d’une manière quasi indépendante, sont beaucoup plus importantes que dans n’importe quel autre pays d’Europe. Cela est vrai surtout pour les églises non mahométanes, car les églises mahométanes, représentant la religion d’état, sont presque incorporées à l’état lui-même. Chacune des églises chrétiennes est représentée dans les conseils régionaux et cantonaux, dans les conseils municipaux, et même dans les justices collégiales. Chaque confession veille avec un soin jaloux sur les droits qui lui appartiennent au sein de ces divers corps administratifs et judiciaires ; elle y voit, en effet, la garantie même de son existence. Il n’est pas jusqu’aux intérêts privés de ses membres qu’elle ne se croie tenue de protéger elle-même ; car elle ne se fierait pas à l’impartialité des représentans d’une autre confession. La séparation entre les cultes est si nettement établie que les chocs sont souvent plus violens entre eux qu’entre les nationalités différentes.

Dès le début de son occupation, l’Autriche-Hongrie avait à tenir compte de ces dissensions pour tâcher d’y mettre un terme. La population des deux provinces était fort homogène comme race. Abstraction faite des israélites et des Turcs, — et ces derniers ne faisaient guère qu’y passer pans s’y fixer à demeure, — l’Herzégovine et la Bosnie étaient habitées par un peuple parlant uniformément la langue sud-slave. Mais, au point de vue religieux, elles se partageaient en mahométans (Muslim), — en Serbes (Rum[1] ou Ristjani[2], — et en Latins (Krstjani[3] ou catholiques. Ces désignations, à elles seules, indiquaient déjà la tendance à considérer les sectateurs d’un culte comme formant une nation à part. Autant la séparation entre ces cultes était sévèrement établie, autant il était difficile de passer de l’un à l’autre. Le changement de confession était assujetti à des formalités qui avaient surtout pour objet d’empêcher les convertis de céder à une influence étrangère. Mais, au début, quiconque désertait l’islam était puni de mort. Il en était encore ainsi à Constantinople en 1843. À cette époque, la pénalité primitive fut abolie ; en 1859, elle fut remplacée par le bannissement. Mais cette décision n’eut jamais force de loi ; les ulémas fanatiques refusèrent constamment de la reconnaître. Un autre motif empêchait d’ailleurs les mahométans d’abandonner leur religion : il était défendu à un musulman d’épouser une chrétienne et à une musulmane d’épouser un chrétien. De telles unions, d’après la loi turque, ne pouvaient être contractées que devant le cadi, qui s’y refusait toujours. D’ailleurs l’état musulman faisait preuve d’une certaine tolérance envers les autres cultes. En principe, il leur accordait même sa protection. Mais, en réalité, ces cultes n’étaient nullement placés sur le même pied que la religion musulmane et, dans la pratique, la tolérance légale n’existait pas de la part de la population. Déjà, lors de la paix de Vienne, en 1615, le sultan Ahmed Ier avait promis à l’empereur austro-allemand Mathias que les catholiques pourraient bâtir des églises en Turquie. Cette promesse fut un simple leurre. Les lois édictées contre les chrétiens, au VIIe siècle, par le calife Omar, restèrent en vigueur jusqu’au XIXe siècle. Le hatti-humayoum de l’année 1836 permit pour la première fois aux chrétiens de restaurer leurs églises, et même d’en construire de nouvelles, à la condition que ce fût dans les localités ou dans les quartiers exclusivement habités par des personnes de leur religion. Peu à peu, on en autorisa la construction dans les quartiers de population mixte, mais ce ne fut que d’une manière exceptionnelle. En thèse générale, les prescriptions du hatti-humayoum demeurèrent, elles aussi, à l’état de lettre morte. Ce qui causa surtout de grandes difficultés, ce fut l’autorisation de sonner les cloches. On ne put jamais l’obtenir qu’au prix des plus grands efforts et dans des circonstances particulières. Les chrétiens de Bosnie s’en montraient d’autant plus affectés qu’ils regardaient ce refus de laisser sonner les cloches comme un signe visible de leur dépendance.

Ainsi les confessions en Bosnie, au moment de l’occupation, étaient les unes vis-à-vis des autres dans une situation d’inégalité évidente. Il nous reste à exposer leur organisation respective. L’organisation religieuse de l’islam est absolument différente de celle des cultes chrétiens. Ce que nous appelons, à proprement parler, une organisation est même inconnu à l’islamisme : l’état ecclésiastique n’y existe pas. La consécration des prêtres est chose entièrement étrangère aux mahométans, qui n’ont ni sacremens, ni sacrifice religieux. Il n’y a, pour ainsi dire, qu’un prêtre en Turquie : c’est le sultan, en sa qualité de calife. Comme successeur du Prophète, il est l’intermédiaire entre Dieu et les croyans et reçoit seul une sorte de consécration. Le corps ecclésiastique se compose des ulémas, qui ne sont pas prêtres, mais docteurs et chargés, comme savans, de maintenir les traditions de la religion et du droit, inscrites dans le Koran. Ils remplissent les fonctions de juges (cadis, mollahs), d’instituteurs, de prédicateurs. Ils sont aussi les muftis, c’est-à-dire les gardiens de la loi musulmane et les rédacteurs des décisions du droit théologique (fetwa). Il faut comprendre encore dans le corps ecclésiastique les employés et les serviteurs les plus infimes des mosquées, parmi lesquels les imans qui récitent les prières. Quant aux derviches, ce sont en quelque sorte des religieux laïques ; ils forment une sorte de congrégation libre et ne font pas partie de l’église officielle. Le cheik-ul-islam, à Constantinople, n’est pas autre chose, comme on sait, que le mufti suprême ; il est le chef des juges ecclésiastiques ; c’est lui qui confère les grades supérieurs en théologie, notamment le titre de docteur. Les ecclésiastiques mahométans, dans l’empire turc, sont appelés à juger toutes les affaires de famille, de mariage ou d’héritage concernant les musulmans. Quelquefois même ils se prononcent également sur les héritages échus aux chrétiens ou sur certaines questions immobilières ; mais surtout ils ont une juridiction pleine et entière sur les vakouf ou evkaf, c’est-à-dire sur les biens consacrés à des fondations mahométanes. Le vakouf n’est pas exclusivement, comme on est souvent porté à le croire, un fond religieux. Le mot s’applique à toute fondation répondant aux vues du Koran, qu’elle soit destinée à une mosquée, à une école, à une fontaine ou à un hôpital. Dès que l’objet de la donation est prévu par le Koran, c’est un vakouf. Les ecclésiastiques vivent et entretiennent leurs temples à l’aide de ces fonds ainsi qu’à l’aide de la dîme que le gouvernement les autorise à percevoir à sa place sur certains biens (Gedik-Timar). Le clergé musulman dépend donc, quant à sa nomination et à ses appointemens, des communes musulmanes et de l’administration des vakoufs qui lui sont attribués. Les comptes des vakoufs sont envoyés, de toutes les provinces de l’empire, au ministère spécial institué à Constantinople (Evkaf ministerium), qui les examine avec soin. Mais, comme nous l’avons dit, les ecclésiastiques n’ont pas de supérieur direct, à part le cheik-ul-islam. Les muftis, qu’on a parfois considérés comme des évêques musulmans, n’ont pas d’attributions définies ; ils ne donnent leur avis que lorsqu’on le leur demande. Il n’y a, dans les états mahométans, ni diocèses, ni rien qui ressemble à une hiérarchie épiscopale.

C’est de cette façon si simple, si peu compliquée, qu’était organisé le culte mahométan en Herzégovine et en Bosnie, où il était répandu sur toute la surface du pays, et où il embrasse encore aujourd’hui environ 4 pour 100 de la population. Les communes ecclésiastiques mahométanes, dans les provinces occupées, n’avaient aucun chef ecclésiastique ; elles dépendaient toutes de Constantinople. C’est dans la capitale de l’empire qu’étaient prises les décisions relatives à l’emploi des fonds des vakoufs ; c’est là qu’étaient examinés les candidats à la dignité d’ulémas et que ces élus recevaient leurs grades ; c’est là aussi qu’étaient nommés les juges ecclésiastiques pour tous les cantons du pays. Au fond, cette dépendance de Constantinople ne répondait nullement aux désirs des musulmans bosniaques. Ils avaient depuis longtemps, comme nous l’avons dit, manifesté des aspirations à l’indépendance, aussi bien en matière religieuse qu’en matière politique. Nous avons vu avec quelle ténacité ils ont combattu, dans la première moitié de ce siècle, pour le maintien de leurs privilèges. Lorsqu’ils eurent été complètement soumis par Omer-Pacha, leurs sentimens à l’égard du gouvernement turc n’en devinrent pas meilleurs. Ils continuèrent à témoigner la plus grande méfiance, non-seulement aux fonctionnaires civils qui leur venaient de tous les points de l’empire, mais aussi aux fonctionnaires ecclésiastiques, muftis, cadis et autres, qui avaient la même origine.

L’organisation des deux cultes chrétiens en Herzégovine et en Bosnie était à peu près la même que partout ailleurs ; pourtant elle présentait, dans ce pays, quelques particularités qu’il faut signaler. L’église orthodoxe orientale compte, dans les provinces occupées, environ un demi-million d’habitans, c’est-à-dire un peu plus de 40 pour 100 de la population. Depuis l’année 1737, c’est-à-dire depuis que le patriarche résidant autrefois à Ipek, dans la vieille Serbie, s’est définitivement transporté à Carlovitz, en Slavonie, elle relève, on l’a vu, sinon en droit au moins en fait, de la juridiction du patriarche grec de Constantinople (le patriarche œcuménique). Pendant longtemps, elle n’a compris que le seul évêché de Dabar (dans la vallée du Lim) qui a été transporté, après la conquête turque, à Serajewo. Plus tard, elle s’est divisée en trois éparchies qui subsistent encore aujourd’hui, et qui sont administrées chacune par un évêque spécial (vladika). Ce sont les éparchies ou diocèses de Bosna (ou Serajewo), de Mostar et de Zwornik, ce dernier ayant son siège à Tuzla. Les évêques prenaient aussi parfois le titre d’archevêques ou métropolitains. Le Phanar de Constantinople, en effet, suivant l’exemple de la Porte elle-même, avait contracté l’habitude de distribuer des dignités ecclésiastiques contre le paiement d’une somme d’argent. Il est arrivé souvent qu’il en a distribué à des gens qui n’y avaient aucun droit, et c’est également de cette façon que les évêques de Bosnie, bien qu’ils ne résidassent nullement dans des métropoles, ont pu s’arroger le nom de métropolitains. Le diocèse le plus considérable était et est encore celui de Serajewo. Il comprend deux cent soixante-huit cures, tandis que le vladika (évêque) de Zwornik n’a que quarante-deux cures sous ses ordres, et celui de Mostar soixante-quinze. Auprès de chacun de ces évêques siégeait, en guise de consistoire, un synode diocésain, composé des principaux habitans du diocèse. Le synode avait pour mission d’administrer les domaines ecclésiastiques et de surveiller l’enseignement dans les écoles. Le haut clergé orthodoxe se recrutait rarement parmi les indigènes. C’étaient les Grecs qui lui fournissaient son contingent principal de prêtres, — ce qui répondait aux intérêts du gouvernement turc aussi bien qu’à ceux du Phanar et du patriarche, leur docile instrument, — mais ce qui ne convenait pas du tout aux habitans de la Bosnie. C’est même là ce qui les a conduits, par esprit d’opposition, à se nommer Serbes et non Grecs, bien que cette dernière désignation soit appliquée dans tout l’Orient aux adeptes de leur rite, sans distinction de nationalité.

Les prêtres orthodoxes ont fourni à leurs coreligionnaires en Bosnie et en Herzégovine bien des sujets de plaintes, et souvent leurs réclamations sont parvenues jusqu’à la Sublime-Porte. Les vladikas n’étaient pas seulement obligés, ainsi que nous l’avons dit, de demander leur investiture au patriarche et de l’obtenir à l’aide de grosses sommes d’argent, ils devaient encore lui payer chaque année un tribut de 58,000 piastres en or (environ 6,000 florins) ; et, pour rentrer dans leurs déboursés, ils vendaient à leur tour les charges ecclésiastiques, et prélevaient avec un soin jaloux les redevances imposées à la population orthodoxe (les vladikarina), sans se préoccuper aucunement du bien-être et des souffrances de leurs ouailles. Les popes (curés), placés sous leurs ordres, devaient eux-mêmes pressurer effrontément les populations, sous peine de rester dans une misère indigne de leur situation. Ces pauvres popes étaient souvent ouvriers ou paysans en même temps que prêtres. Ils ne se distinguaient du peuple, même sous le rapport du costume, que par leur coiffure et aussi par la longue barbe qu’ils portaient, conformément aux rites consacrés. Il n’existait dans le pays aucun établissement pour l’instruction du clergé, de sorte que les candidats aux fonctions ecclésiastiques, appartenant aux deux provinces, en étaient réduits à aider les popes ou, dans le cas le plus avantageux, à entrer dans les cloîtres pour y accomplir divers services. Ceux-là seuls pouvaient aspirer plus haut qui avaient les moyens de faire leurs études à Belgrade. Au reste, bien que les popes fussent élus, on reconnaissait généralement à leurs fils une sorte de droit naturel à leur succession. C’est ainsi que peu à peu, le bas clergé se trouva dénué de toute instruction, sachant à peine lire et écrire. Cet état de choses était d’autant plus frappant que les habitans orthodoxes des villes s’efforçaient, au contraire, d’arriver à un haut degré de culture intellectuelle.

Bien différente était la situation du clergé catholique romain. Les deux cent mille adhérens de cette confession n’étaient pas répartis, — il faut le dire immédiatement, — comme les sectateurs des autres rites, sur toute la surface du pays. Ils se trouvaient principalement dans l’ouest de l’Herzégovine et dans les districts bosniaques avoisinans, au nord et au centre de la province. A peu d’exceptions près, le clergé était indigène et plus instruit que la masse de la population qu’il avait à éclairer. Ce clergé se composait surtout de franciscains, de frères de l’ordre mineur de Saint-François d’Assise, qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, avaient en main, depuis 1517, la direction de l’église catholique de Bosnie, par l’intermédiaire de leur ministre provincial. Pourtant, à côté de ce provincial, siégeait depuis 1735, un vicaire apostolique, d’ailleurs presque toujours franciscain lui-même, mais dont la mission était de représenter dans le pays l’autorité spirituelle du pape. En 1847, ce vicaire apostolique sépara l’Herzégovine de la Bosnie, en tant du moins qu’elle dépendait de son diocèse et non de celui de Trébinje. A la suite de conflits avec les franciscains, il avait transporté d’abord sa résidence en Albanie, puis finalement en Herzégovine, tandis que la Bosnie recevait un nouveau vicaire apostolique. Quolques années plus tard, en 1852, le diocèse d’Herzégovine fut ainsi constitué comme une custodie spéciale de l’ordre des franciscains, de sorte qu’il fut complètement indépendant du provincial de Bosnie. Néanmoins, le nombre des prêtres, dans le seul diocèse de Bosnie, s’éleva, de 1852 à 1867, de quarante et un à soixante-neuf, et au moment de l’occupation, il avait grossi jusqu’à quatre-vingt-trois. Toutes les cures étaient administrées par les couvens de franciscains, dont les plus anciens étaient ceux de Satiska, Foinitza et Kreschewo. À ces trois maisons mères, toutes situées dans les environs de Serajewo, vinrent se joindre, vers le milieu du siècle actuel, les couvens (en partie construits à neuf, en partie restaurés et agrandis) de Gutschjagora, près de Trawnik, de Goricza, près de Livno, et de Schirokibricz en Herzégovine, puis, plus tard encore, ceux de Plehan, Tolissa et Petricevac dans le nord de la Bosnie. Ces couvens vivent des revenus, à la vérité assez modiques, de propriétés, ainsi que des produits de leurs cures. Les supérieurs (guardiané) des cloîtres sont en même temps curés de la localité où ils résident. Ils sont, au point de vue administratif, comme au point de vue personnel, les chefs des autres curés dépendant de la communauté. Ils administrent le patrimoine des couvens, dans lequel on range aussi les revenus attribués aux diverses cures. Les curés disséminés dans les localités rurales vivent de leurs honoraires (stola), des présens des fidèles et des produits des terres attachées à la cure. Mais, en ce qui concerne ce dernier point, ils doivent verser une certaine redevance au couvent, qui est le véritable propriétaire. Les curés, appartenant tous à l’ordre de Saint-François et dépendant des couvens situés dans le pays, étaient soumis tous les trois ans à la réélection. Le chapitre de l’ordre leur donnait des successeurs ou les maintenait en fonctions avec l’approbation de l’évêque (vicaire général). Celui-ci avait le droit de refuser deux fois son approbation au choix du chapitre ; mais la troisième fois il devait l’approuver. Les curés non maintenus en fonctions rentraient au couvent. Au surplus, le chapitre de l’ordre était, lui aussi, soumis tous les trois ans à la réélection. Le chapitre provincial comprend en Bosnie : le provincial proprement dit, un gardien et quatre définiteurs. En Herzégovine, il comprend le gardien provincial et quatre discreti, fonction équivalant à celle des définiteurs. Le provincial est élu par les définiteurs réunis en conseil capitulaire ; l’évêque n’a que voix consultative.

Les vicaires apostoliques, qui étaient en même temps d’habitude évêques in partibus, n’avaient ni synode ni consistoire ; ils avaient une curie, composée du vicaire-général et des vicaires délégués. Ils possédaient très peu de propriétés foncières. Leurs revenus ordinaires consistaient dans les taxes prélevées pour accorder les dispenses, ou dans le produit de collectes qu’ils touchaient surtout à l’époque des confirmations. En outre, ils recevaient des subventions du dehors, notamment de l’Autriche et de la France. Il y avait ainsi une double direction hiérarchique. Les curés franciscains, soumis, par rapport au temporel, au provincial de l’ordre, dépendaient, au point de vue spirituel, du vicaire apostolique. Ce dualisme suffisait déjà, à lui seul, pour amener de nombreux conflits de compétence entre les deux autorités : il en fit même naître plusieurs fois entre l’ordre des franciscains et la curie romaine. Ce fut précisément un conflit de ce genre qui motiva, en 1847, la séparation entre l’Herzégovine et le diocèse de Bosnie. Sans doute, en tout ce qui touche au dogme, les franciscains n’ont jamais tenté de se séparer de l’église de Rome ; mais ils furent parfois un sujet de grands ennuis pour le saint-siège. Souvent, en effet, ils manifestèrent certaines tendances à constituer en Bosnie, comme l’avaient fait autrefois les patariens, une église bosniaque autonome, abstraction faite, nous le répétons, de toute croyance hérétique. Depuis des siècles, ils se recrutaient presque exclusivement parmi les Bosniaques indigènes. Même dans les cérémonies extérieures du culte, ils affectaient de conserver fidèlement certaines particularités spéciales à la Bosnie, et cela était surtout remarquable pour leurs costumes, qui ne concordaient pas entièrement avec les prescriptions de l’ordre. Il semblait surtout qu’ils ne pussent se séparer du fez et de la barbe. Lorsqu’on rencontrait un franciscain à cheval, avec sa longue barbe, le fez rouge sur la tête, les pistolets à la ceinture, il ne venait guère à l’idée que l’on eût affaire à un prêtre catholique. C’est ainsi pourtant que se présentaient presque tous les franciscains au moment de l’occupation. Ils veillaient également avec un soin jaloux sur ce qu’ils appelaient leurs privilèges. Ils firent, par exemple, il y a deux siècles, une opposition ardente aux trappistes lorsque ceux-ci vinrent fonder un couvent en Bosnie.

En dehors du diocèse de Trebinje-Raguse, dont nous avons parlé plus haut, il n’y avait en Herzégovine et en Bosnie aucun prêtre catholique séculier. L’influence des franciscains sur la population catholique, dont ils émanaient et qu’ils étaient appelés à représenter devant les tribunaux ou dans les conseils administratifs, était pour le moins aussi grande que colle des ulémas sur les mahométans. Même aux yeux des Turcs, ils jouissaient d’un certain prestige, plus considérable à coup sûr que celui du clergé grec. Lorsqu’ils étaient malades, les musulmans réclamaient le secours des franciscains et prenaient volontiers des amulettes bénies par eux. Bien qu’ils fussent vraiment à l’échelon le plus bas de la culture sociale, les franciscains de Bosnie n’en étaient pas moins fort supérieurs à leurs coreligionnaires et aux prêtres orthodoxes. Ils avaient de réelles connaissances théologiques et même scientifiques, car s’ils recevaient l’instruction première dans leurs couvens, ils allaient achever leurs études dans les établissemens scolaires de Hongrie et de Croatie, à Diakovar (Slavonie), et plus tard à Gran (Hongrie). Ajoutons à cela les subventions que leur accordait l’étranger, car l’église catholique dans ces provinces, par suite des traités conclus entre l’Autriche et la Turquie, avait toujours été placée sous la protection spéciale de l’Autriche : elle recevait, comme nous l’avons dit, aussi bien de la monarchie des Habsbourg que de la France des secours importans. Non seulement on aidait les franciscains à construire leurs églises, mais on veillait à leurs intérêts ; et le gouvernement autrichien les défendit plusieurs fois auprès de la Sublime-Porte. C’est ainsi que, lorsqu’il fut question un moment de porter atteinte au privilège qui leur était accordé de ne pas payer d’impôts, une transaction intervint pour terminer le conflit. Il fut convenu que l’ordre des franciscains en Bosnie ne paierait d’impôts qu’autant que la dîme à prélever sur les revenus annuels dépasserait 5,000 florins, ce qui équivalait à une exemption d’impôts pour les propriétés qu’il possédait alors. Leur situation était donc à tous les points de vue favorable. Ainsi comprend-on aisément que ces religieux se soient montrés de tous temps disposés à tourner leurs regards vers l’Autriche, dont les souverains, en raison de la communauté de croyance, leur apparaissaient comme des protecteurs naturels. Au contraire, même quand ils étaient d’accord avec les autorités musulmanes, ce qui n’était pas toujours le cas, à beaucoup près, ils ne pouvaient voir dans le sultan qu’un ennemi de leur foi et un oppresseur étranger. Dans les guerres qui précédèrent l’occupation, les catholiques n’en gardèrent pas moins, pour la plupart, la neutralité. Non-seulement leur situation était meilleure que celle des orthodoxes et les poussait moins à la révolte ; mais ils craignaient surtout une victoire du parti serbe sur la domination turque, attendu que cette victoire pouvait être fort nuisible au catholicisme, visiblement en minorité dans le pays ; car le désaccord entre les Latins et les Serbes n’était pas moindre que la haine des deux partis contre les Turcs.


III

Telle était la situation respective des trois confessions au moment de l’occupation. Lorsque le gouvernement austro-hongrois prit en main l’administration de la Bosnie et de l’Herzégovine, il se trouva dans la nécessité absolue de mettre ordre aux questions religieuses. D’une part, en effet, cette situation, telle que nous venons de la décrire, était insupportable à la nation elle-même et à ses chefs spirituels, et, d’autre part, il était indispensable de modifier l’organisation des cultes de manière à la mettre en harmonie avec l’administration nouvelle qu’on introduisait dans le pays. Toutefois, lorsqu’on voulut aborder cette tâche, on se trouva en présence de difficultés fort graves. Comme nous l’avons dit, le problème des croyances n’avait pas seulement, en Bosnie aussi bien que dans le reste de l’empire ottoman, une portée religieuse ; il avait encore une portée politique considérable. La suprématie sociale dépendait, en quelque sorte, pour chacun, de la solution qui serait donnée à ce problème. Aussi l’occupation fut-elle accueillie par les divers cuites avec des sentimens bien différens. Les musulmans, appartenant à la religion dominante, étaient de plus, au point de vue politique, la classe privilégiée. Ils craignirent, à la première heure, que les fonctionnaires austro-hongrois ne les reléguassent au dernier plan, portant ainsi atteinte et à leur religion et à leur état social. C’est pourquoi ils mirent tout en œuvre, chaque fois que l’occasion s’en présenta, pour maintenir et affirmer leur position dominante vis-à-vis des chrétiens. On les vit, notamment à Dervend et à Kosarac, tenter de s’opposer à la construction des églises, et plus tard, à Tessanj, ils essayèrent d’empêcher les processions catholiques. De leur côté, les chrétiens des deux provinces espéraient que les nouveaux maîtres du pays n’auraient rien de plus pressé que de bouleverser toutes les relations sociales antérieures. Ils songeaient déjà à se dédommager de leur longue oppression en exerçant vis-à-vis des mahométans la suprématie que ceux-ci avaient l’habitude d’exercer vis-à-vis d’eux. C’étaient surtout les orthodoxes de l’église orientale qui rêvaient de voir leur église, comme étant celle de la majorité, devenir la première de la contrée, bien qu’à vrai dire ils n’eussent pas grand’chose à espérer d’une puissance catholique comme l’Autriche. Quant aux catholiques, il semblait naturel qu’ils conçussent de grandes espérances en Bosnie comme en Herzégovine. Quoi qu’ils fussent en minorité, ils étaient de la même religion que les nouveaux occupans et avaient, en conséquence, la ferme conviction que le rôle prépondérant leur était réservé.

Ainsi chaque confession attendait une situation à part : les mahométans par le maintien de leurs privilèges, les chrétiens par l’extension de leurs droits, tous par l’octroi de certaines faveurs au détriment des autres. Mais tel n’était pas le programme de l’Autriche-Hongrie. Favoriser une partie de la population en mécontentant le reste, donner à ces graves et délicates questions une solution contraire au bon sens et à la justice, ce ne pouvait être la tâche d’un gouvernement qui voulait, avant tout, rétablir le calme et la paix dans les provinces occupées. Il ne songeait qu’à proclamer l’égalité des cultes et à les seconder tous impartialement. « L’empereur-roi veut que tous les enfans de ce pays jouissent des mêmes droits conformément aux lois fondamentales. Il veut que la même protection leur soit accordée à tous pour leur vie, leurs propriétés et leurs croyances. » Ainsi s’exprimait la proclamation adressée aux habitans de l’Herzégovine et de la Bosnie lors de l’entrée des troupes. Et, conformant sa conduite à ces nobles idées, M. de Kallay, ministre commun des finances, chargé de l’administration des provinces, prononçait devant la délégation hongroise, le 6 novembre 1883, les paroles suivantes : « Alors même que la proclamation impériale n’eût pas formellement reconnu les mêmes droits et promis la même protection à tous les cultes dans les provinces occupées, ce serait néanmoins le premier devoir du gouvernement non-seulement de placer tous les cultes sur le même pied, mais de témoigner à tous les mêmes égards et le même intérêt… J’attache une grande importance à insister sur les mots : appui et protection, lorsqu’il s’agit des cultes dans ces pays. Il leur serait, en effet, à peu près impossible de vivre de leurs propres forces. Le gouvernement doit intervenir pour les aider. » Dans la séance du 9 novembre, devant la délégation cisleithane, le même ministre, répondant à une interpellation, faisait à dessein la déclaration que voici : « Ce n’est pas seulement un vœu théorique de la part du gouvernement, c’est la tâche à laquelle il s’adonne le plus soigneusement, que de veiller à ce qu’aucune confession ne soit gênée dans l’exercice de son culte. Le gouvernement s’efforce de les soutenir toutes d’égale façon, sachant très bien que, dans l’état où se trouve actuellement la population, il lui serait difficile de subvenir, à l’aide de simples subsides particuliers, à l’entretien des ministres du culte et aux besoins du culte lui-même. »

Tels sont les principes d’après lesquels, depuis le début de l’occupation jusqu’à ce jour, le gouvernement austro-hongrois a dirigé tous ses actes : égalité de droit et protection égale pour tous. Au surplus, l’occupation était à peine achevée que les divers cultes s’empressaient de faire connaître leurs vœux. Ce furent d’abord les mahométans. Ils ne sollicitèrent du gouvernement impérial aucun secours pécuniaire, mais ils lui demandèrent une réforme complète de leur hiérarchie. Dès le mois de novembre 1878, les notables musulmans de Serajewo adressèrent au général en chef, qui était alors chargé de l’administration civile, une pétition destinée à être mise sous les yeux de l’empereur François-Joseph. Ils réclamaient pour l’église musulmane de Bosnie, qui continuait d’ailleurs à reconnaître le sultan comme calife, un chef indépendant résidant dans le pays. Ils ne voulaient pas, à vrai dire, un cheik-uleman', mais un reis-el-ulema, c’est-à-dire un président des ulémas, pour l’Herzégovine et la Bosnie, chargé de la nomination et du contrôle des juges du chériat. Ce projet d’autonomie, en raison des sentimens d’indépendance professés, comme nous l’avons vu, par les Bosniaques à l’égard de la domination turque, n’avait rien de bien surprenant. Il n’était pas non plus en désaccord avec les principes de l’islamisme. Dans tous les états mahométans, le souverain est aussi le chef du clergé, selon le principe du Koran : « Obéissez à Dieu, obéissez au Prophète, obéissez à votre prince. » Ceci s’applique même à la domination étrangère, ainsi que nous le voyons dans l’Algérie et dans l’Inde, ainsi que cela s’était vu auparavant sous les Mongols : quoique les khans mongols fussent païens, on laissa nommer par eux les muftis et les cadis. L’administration austro-hongroise accueillit donc avec une extrême bienveillance la demande des musulmans bosniaques. Mais, comme elle avait alors à compter avec les difficultés extraordinaires qu’offrait l’organisation nouvelle à créer dans les provinces occupées, et surtout comme elle ne connaissait pas d’une manière assez précise les personnes capables d’occuper le poste de reis-el-uléma, elle crut devoir ajourner à une époque plus tardive la réforme sollicitée. Ce vœu formulé par les musulmans était tellement enraciné dans la population qu’il fut reproduit de nouveau à diverses reprises. Présenté encore une fois à l’empereur lui-même en 1880, lors de l’envoi d’une députation à Vienne, il demeura aussi sans résultat, ce qui ne l’empêcha pas de reparaître, en 1881, dans une supplique adressée au gouvernement. Il était réservé à l’année 1882, comme nous le verrons bientôt, de résoudre définitivement cette question.

Après les mahométans vint le tour des chrétiens orthodoxes orientaux, au printemps de 1879. Ceux-là ne soulevèrent pas de grands projets de réorganisation, mais ils demandèrent d’importantes réformes intérieures. Les notables orthodoxes réclamèrent notamment la fondation d’écoles et de séminaires théologiques, afin de former peu à peu un clergé instruit et éclairé ; puis la nomination d’un gardien éparchial, chargé de diriger et de surveiller le bas clergé, et enfin la création de consistoires épiscopaux. En ce qui concerne leur dépendance envers le patriarche œcuménique de Constantinople, ils se bornèrent à remarquer que le patriarcat favorisait la simonie et faisait exploiter le peuple bosniaque par des évêques de nationalité grecque. Les vœux des orthodoxes de Bosnie fuient ensuite portés au pied du trône, à Vienne même, par l’archimandrite de Serajewo, Sava Kasanovitz. Présentant les désirs de ses compatriotes dans la forme la plus adoucie, l’archimandrite, originaire lui-même d’Herzégovine, demanda un collège, un séminaire et un consistoire à Serajewo. Il insista d’ailleurs, comme on l’avait fait précédemment, sur l’insuffisance évidente du clergé orthodoxe et sur la nécessité d’obvier à ce vice radical. Parmi les prêtres orientaux du pays, un certain nombre, on le sait, étaient incapables de lire couramment et, par suite, de surveiller les établissemens d’instruction. D’autre part, les deux métropolitains de Serajewo et de Zwornik, voyant que leurs honoraires pouvaient difficilement leur être payés par la population, demandèrent que la dîme qui leur était allouée fût prélevée directement par les autorités impériales. On ne satisfit pas alors à cette demande. Mais on en tint compte en ce sens que les populations orthodoxes furent invitées à payer régulièrement les taxes pour les vladikas. En général, les vues des orthodoxes parurent acceptables. On crut devoir néanmoins les soumettre à un mûr examen. Cela prit naturellement du temps, et il en résulta qu’aucun changement ne fut, au début, apporté au statu quo. On modifia seulement, dès l’année 1880, la désignation officielle du culte orthodoxe : les adeptes de ce culte, manifestant leur aversion pour le nom de grecs ou de grecs orthodoxes et voulant être appelés tout simplement serbes ou pravoslani (orthodoxes), il fut décidé qu’on les nommerait officiellement orientaux-orthodoxes ou simplement orthodoxes. Cette expression indique, en effet, la religion sans qu’on y mêle aucune dénomination nationale.

Ceux qui firent le moins de bruit, ce furent encore les catholiques. Ils n’avaient d’autres représentans autorisés à parler pour eux que les franciscains. Ceux-ci bornèrent provisoirement leurs vœux à la construction de nouvelles églises avec des subventions de l’état, à la reconnaissance de leurs privilèges, et spécialement à l’affranchissement des impôts, qui leur fut, en effet, accordée en 1880 pour les biens qu’ils possédaient avant l’occupation. Mais une réforme fondamentale de la hiérarchie, pour l’église catholique, fut réclamée d’un autre côté. C’est à Rome qu’on y pensa ; la curie romaine en fit formellement la proposition. Depuis longtemps, la congrégation de la Propagande, à Rome, était mécontente de la façon d’être du catholicisme en Bosnie. Sans doute, elle ne méconnaissait pas les grands services qu’avaient rendus les franciscains pour le maintien du catholicisme dans ces contrées ; mais elle désirait que le clergé bosniaque et herzégovinien parvint à un degré d’instruction plus en rapport avec celui des ecclésiastiques dans tout le reste de l’Europe. Elle trouvait aussi que les relations entre l’ordre des franciscains et le saint-siège avaient besoin d’être quelque peu resserrées, afin d’éviter à l’avenir les conflits contre lesquels le vicaire apostolique avait eu à lutter dans le passé. Pour y parvenir, la Propagande ne croyait pas qu’il y eût de meilleur remède que de séculariser la hiérarchie catholique en Herzégovine et Bosnie. L’occupation du pays par l’Autriche-Hongrie lui paraissait offrir une occasion favorable à cette entreprise. Le gouvernement impérial ne tarda pas à examiner la question. Mais cet examen même le convainquit que l’administration catholique dans les provinces occupées ne présentait pas des inconvéniens assez graves pour justifier la pleine et entière sécularisation de la hiérarchie catholique. Il désirait ne pas porter atteinte à l’ordre des franciscains, car il attachait un grand prix à la coopération de ces religieux, si influens sur la population et si franchement sympathiques à la monarchie austro-hongroise. Quelques-uns d’entre eux s’étaient bien, il est vrai, dans les premiers jours de l’occupation, permis certains excès de parole ; ils avaient critiqué hautement des mesures administratives et exercé une action fâcheuse sur leurs paroissiens ; mais ce n’avaient été là que des cas tout à fait isolés, et encore ne s’étaient-ils produits que de la part de ces franciscains qui étaient encore imbus des traditions de la résistance contre l’arbitraire turc et ne comprenaient pas la nécessité de se soumettre à une administration régulière, honnête, civilisée. En général, au contraire, ce nouvel état de choses avait rencontré une franche adhésion de la part des franciscains : il y avait donc lieu de s’arranger de façon à ne pas les mécontenter. Toutefois, le gouvernement lui-même, dans l’intérêt de l’église, aussi bien que dans l’intérêt des franciscains, comprenait qu’il était nécessaire d’introduire parmi eux une discipline plus sévère. Il ne se dissimulait pas non plus que l’établissement d’un lien plus intime entre le clergé bosniaque et le chef de l’église romaine ne pourrait que rehausser le prestige du catholicisme dans le pays. Ainsi, le gouvernement et la curie désiraient une solution analogue ; mais, durant les premières années de l’occupation, il ne fut pas possible de donner à ce désir commun une réalisation immédiate. Ce fut seulement en 1881 que les négociations furent entreprises à ce sujet. En résumé, jusqu’en 1880, aucune modification importante ne put être opérée dans l’organisation des trois confessions religieuses de Bosnie et d’Herzégovine. Mais, de 1880 à 1884, la réorganisation hiérarchique des trois églises fut accomplie d’une façon complète. En même temps, on réorganisa l’enseignement théologique, l’administration des vakoufs et la juridiction du chériat.


IV

Lorsqu’il commença à s’occuper activement de l’église orthodoxe orientale, le gouvernement austro-hongrois eut immédiatement à résoudre un problème des plus délicats. Nous avons vu que, pour réaliser les vœux des populations, il fallait avant tout relever la situation intellectuelle et morale du clergé de cette confession et faire cesser certains abus qui pesaient lourdement sur les fidèles. Il était à craindre que la réforme ne devint très difficile par suite de ce fait que l’église orthodoxe orientale était régie, non-seulement quant aux dogmes de la foi, mais aussi quant à l’organisation hiérarchique et à la nomination des évêques, par le patriarche de Constantinople, résidant hors du pays et ayant des intérêts opposés à ceux du pays. Il fallait donc tout d’abord régler les relations de cette église avec le patriarcat de Constantinople. Nous avons raconté plus haut que les orthodoxes de Bosnie et d’Herzégovine étaient restés jusqu’au XVIIIe siècle sous la direction de l’ancien patriarcat d’Ipek, presque indépendant de celui de Constantinople, que ce patriarcat avait été transporté alors à Carlovitz, en Hongrie, et remplacé par un métropolitain immédiatement dépendant de Constantinople, et nous avons ajouté que, depuis lors, l’église de Bosnie pouvait être regardée de jure comme placée sous l’autorité du patriarcat de Carlovitz. Mais soulever une pareille question eût été sans doute, de la part du gouvernement austro-hongrois, une entreprise malencontreuse. Peut-être aussi le désir de conserver de bons rapports avec Constantinople, en vue de faciliter sa politique ultérieure en Orient, contribua-t-il à le décider à n’en rien faire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, sans s’arrêter aux principes, toujours discutables, l’Autriche-Hongrie préféra s’adresser directement au patriarcat de Constantinople pour réorganiser l’église orthodoxe orientale de manière à respecter à la fois ses dogmes et à assurer les droits de l’état. Au commencement de l’année 1880, des négociations furent entreprises à cet effet. L’église orthodoxe n’a jamais eu la stricte autonomie de l’église catholique. En Orient, l’église et l’état ont toujours vécu dans une liaison et une subordination inconnues à l’Occident. Sous les empereurs byzantins, dont le pouvoir était absolu, l’église orthodoxe prit une telle habitude de la soumission que ces souverains, bien que n’étant pas ses chefs, avaient une action directe sur les affaires ecclésiastiques et exerçaient même une influence considérable sur les questions de dogme et de discipline. Plus tard et partout, elle s’accommoda sans trop de peine de l’autorité civile, quelle qu’elle fût. Ainsi se formèrent, dans tous les états où le rite orthodoxe existait, des églises autonomes ayant une organisation propre, bien que l’unité générale continuât à subsister quant aux dogmes. La domination de l’Autriche-Hongrie ne pouvait donc pas rencontrer d’opposition de principe ; mais, de plus, le patriarche de Constantinople avait tout intérêt à s’assurer l’assistance bienveillante des nouveaux maîtres de l’Herzégovine et de la Bosnie, sans lesquels il ne pouvait pas révoquer les évêques qui lui déplaisaient, ni obtenir le maintien du tribut que le haut clergé avait coutume de lui payer. Aussi accepta-t-il avec empressement les ouvertures du gouvernement austro-hongrois, et, après une discussion qui dura peu de mois et qui roula presque exclusivement sur des détails, une convention fut conclue sous forme de double déclaration. En vertu de cette convention, acceptée au mois de mars 1880, à Constantinople, par le patriarche œcuménique, avec le consentement du saint-synode, deux questions ont été principalement résolues : celle de la nomination des évêques et celle de leur traitement. La nomination des évêques orientaux orthodoxes (métropolitains), en Bosnie et Herzégovine, est réservée exclusivement à l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie. Le gouvernement austro-hongrois se borne à communiquer au patriarche œcuménique le nom de chaque candidat choisi, pour que les formalités canoniques soient remplies ; et c’est uniquement dans le cas où ce candidat serait inconnu du patriarche que le gouvernement devrait donner la preuve de ses aptitudes aux fonctions épiscopales. La consécration se fait alors, conformément aux rites, par trois évêques. Quant au traitement des évêques, il n’est plus à la charge des populations, mais à celle du gouvernement, qui le leur paie directement, et qui verso en outre au patriarche œcuménique à peu près 6,000 florins, comme équivalent de l’ancien tribut. Pour marquer que le lien avec le patriarcat de Constantinople n’est pas rompu, outre la continuation de ce tribut, les évêques doivent placer le nom du patriarche dans les prières de l’église et prendre chez lui les saintes huiles. Enfin, la convention porte que les évêques en fonctions en 1880 restent à leur poste, mais qu’ils peuvent être révoqués dans une forme analogue à celle de leur nomination, c’est-à-dire par la seule autorité de l’empereur-roi, lorsqu’ils violent leurs devoirs envers l’église ou leurs diocésains, ainsi que lorsqu’ils méconnaissent les droits de l’état. L’on va voir que le gouvernement austro-hongrois n’a pas tardé à se servir de cette faculté de révocation.

Tel est l’accord établi entre l’Autriche-Hongrie et le patriarche œcuménique au sujet de l’église orthodoxe. Le point le plus important de cet accord est, sans contredit, celui qui donne à l’empereur la nomination et la révocation des évêques ; il fait entrer complètement l’église orthodoxe dans la sphère d’action de la monarchie ; car la condition que l’aptitude canonique d’un candidat inconnu au patriarche soit démontrée par le gouvernement, et les stipulations qui se rapportent aux saintes huiles et au nom du patriarche à prononcer dans les prières, ne sont que de pures formalités. C’est pourtant là tout ce qui rattache dogmatiquement les orthodoxes des provinces acquises au patriarche et au saint-synode de Constantinople, et ce lien fragile existe aussi pour toutes les autres églises orthodoxes indépendantes de l’Orient. Que d’ailleurs le patriarche continue à recevoir un tribut, rien de plus juste, puisque le gouvernement qui le lui verse s’est mis à la place de l’église de Bosnie. Il est donc évident que les rapports entre les orthodoxes et l’état austro-hongrois sont réglés d’une manière qui laisse à ce dernier l’entière direction de leur confession et ne lui impose d’autre devoir que le respect de ses dogmes et de ses canons. Six mois après la conclusion du traité avec le patriarche, une première occasion de nommer un métropolitain se présenta. Anthimos, qui avait été jusque-là métropolitain de Serajewo, fut invité à demander sa retraite, qui lui fut immédiatement accordée. On nomma à sa place, le 20 décembre 1880, l’archimandrite Sava Kasanovitz, dont nous avons déjà parlé, homme du pays, zélé et ami du progrès. En mars 1880, il prêta serment à Vienne entre les mains de l’empereur, et le 10 avril de la même année, il fut consacré solennellement à Serajewo, selon le rite de l’église, par les trois métropolitains de Pristina, de Mostar et de Cattaro, puis installé dans sa nouvelle dignité par le chef du pays, au bruit du canon et après lecture du diplôme d’intronisation signé par François-Joseph en caractères cyrilliques. Jamais les populations n’avaient vu pareille fêle. Les chrétiens orthodoxes reconnaissaient plus évidemment que jamais qu’une grande révolution s’était accomplie en leur faveur. Aussi manifestèrent-ils leur reconnaissance envers l’Autriche-Hongrie et leur enthousiasme pour elle par des signes éclatans. Les autres confessions unirent leur voix à celle des orthodoxes. Un des mahométans les plus estimés de la contrée remercia, au nom de ses coreligionnaires, dans un langage solennel, le gouvernement austro-hongrois de la nomination de leur compatriote Sava, « ce dont, comme fils du même pays, il ne se réjouissait pas moins, dit-il, que les orthodoxes eux-mêmes. » Le nouveau métropolitain fut salué avec la même cordialité par les catholiques et les israélites, et la fête se termina par des démonstrations fraternelles aussi nouvelles que consolantes.

En exécution de la convention passée avec le patriarche œcuménique, le gouvernement s’occupa sans retard de régler les traitemens des évêques orthodoxes. En 1881, la vladikarina (taxe religieuse) fut perçue, comme les autres impôts, par le bureau des contributions, et les traitemens des évêques, produits jadis par cette taxe, furent fixés à 8,300 florins pour le métropolitain de Tuzlor (Zvornik), 5,800 pour celui de Serajewo et 4,500 pour celui de Mostar. Pour répondre aux souhaits des notables et aux vrais besoins de l’église, il fut entendu qu’un consistoire serait fondé à la métropole de Serajewo ; mais le ministre, M. de Kallay, n’en rédigea les statuts et ne présida à son installation que dans l’automne de 1882. Le consistoire éparchial, établi par décret de l’empereur, se compose d’un archimandrite consistorial, de trois conseillers consistoriaux, recevant des traitemens, et de trois autres gratuits, tous nommés par l’empereur. La première nomination eut lieu le 17 octobre 1882. L’archimandrite consistorial et les conseillers consistoriaux touchent par an chacun 2,000 florins. De même, le secrétaire du métropolitain touche 1,000 florins, et les officiers de sa chancellerie 1,500 florins. En 1883, ce consistoire fut définitivement organisé. Dans son premier voyage en Bosnie, à la fin de l’été de 1882, M. de Kallay s’occupa aussi de la question du séminaire des prêtres orthodoxes. L’établissement de ce séminaire, dont l’actution s’étend à trois diocèses, était un des points les plus importans de la réorganisation de l’église orthodoxe, soit parce qu’il devait assurer le règlement intellectuel du clergé de cette confession, soit parce qu’il devait enlever tout prétexte aux candidats à la cléricature d’aller chercher leur éducation à Belgrade ou dans un autre pays étranger. Mais il ne fallait pas compter que la population orthodoxe pût créer, avec ses propres ressources, une institution de ce genre, qui demandait d’assez grosses dépenses. Le gouvernement était donc forcé de la prendre à sa charge et d’y pourvoir avec les ressources générales du pays. On avait installé, en décembre 1882, un séminaire provisoire dans une maison louée à Serajewo. Pour l’établissement du séminaire définitif, l’archevêque Sava Kasanovitz donna sa propre propriété à Keljevo, et les constructions, aussitôt commencées, furent rapidement terminées en 1884. Elles coûtèrent, avec les installations nécessaires, près de 60,000 florins. On disposa d’abord dans ce séminaire quatre classes, composées chacune de douze élèves, de manière à ce qu’il pût fournir, quatre ans après sa création, douze candidats à la prêtrise par année, et à ce que toutes les paroisses de la Bosnie et de l’Herzégovine pussent être occupées par de bons prêtres en vingt années. L’entretien du séminaire, qui est dirigé jusqu’à présent par un recteur et par quatre maîtres, trois classes ayant été ouvertes et trente-six élèves nourris, a couteau gouvernement austro-hongrois 15,125 florins en 1883 et 27,057 en 1884.

Une réforme de grande importance accomplie en 1884 a été la suppression de cette taxe religieuse, de cette vladikarina dont nous avons déjà parlé plusieurs fois. Comme les autres confessions du pays, catholique et mahométane, ne payaient pas d’impôt de ce genre, il était juste et conforme aux maximes de l’égalité entre les cultes, de faire disparaître cette sorte de capitation religieuse à laquelle étaient soumis les seuls orthodoxes. La mesure n’avait qu’une médiocre importance financière, la vladikarina ne rapportant qu’environ 30,000 florins, mais elle avait l’avantage politique de supprimer une institution humiliante pour l’église orthodoxe. Cette dernière ombre d’inégalité est effacée, et le gouvernement autrichien, qui était accusé de propagande catholique, a montré que la tolérance absolue n’était pas pour lui une simple théorie, mais une conviction pratique à laquelle il savait même faire des sacrifices d’argent, les plus difficiles de tous. Aussi la population orthodoxe accueillit-elle avec joie la suppression de la vladikarina et la salua-t-elle par des marques de sincère reconnaissance lorsqu’elle fut publiée à la pâque grecque.

Enfin le gouvernement austro-hongrois s’occupe tout particulièrement des communes d’écoles. Ces communes d’écoles sont, on le sait, propres à l’Orient. Ce ne sont pas de simples paroisses, puisqu’elles ont à administrer à la fois des fonds d’église et des fonds d’école, et éventuellement aussi des aumônes, puisqu’elles remplissent une sorte d’emploi de juge de paix dans les affaires de famille et d’héritage ; mais c’est surtout à l’entretien et à l’administration des écoles de la confession qu’elles se consacrent. Au début de l’occupation, rien ne fut changé à l’organisation ; mais il y manquait une sanction légale : rien n’était réglé, ni les relations des communes avec l’état ni le contrôle de ce dernier sur leurs actes. Tant qu’elles se bornaient à leur mission, bien qu’elles s’en acquittassent fort irrégulièrement, le gouvernement n’avait aucun motif d’intervenir dans leur fonctionnement ; il n’en était plus de même lorsqu’elles sortaient de la sphère de leur activité propre. Ainsi, en 1882, les communes d’écoles de Mostar durent être dissoutes et suspendues, parce qu’elles s’étaient livrées à des menées politiques. Toutefois, en 1884, le gouvernement austro-hongrois a jugé qu’il pouvait les rétablir sans danger, à la seule condition de modifier leurs statuts, de manière à les enfermer dans leur rôle légitime et à établir sur elles la surveillance de l’état. Elles furent donc reconstituées à Mustelar, lors de la fête du nouvel an grec en 1885, à la grande joie de la population orthodoxe. Outre tout ce que nous venons de dire, le gouvernement austro-hongrois a largement contribué à la construction des églises orientales. Plus de 80,000 florins ont été dépensés à cet effet de 1880 à 1883. Des secours ont été distribués, de nouvelles églises ont été bâties, des couvens, des cures restaurés, des objets de culte donnés. Le nombre de ces constructions du culte orthodoxe s’élève à 48 par an. Il faut ajouter aux subventions en argent, les matériaux, bois, pierre, laissés gratuitement aux orthodoxes et plusieurs millions de florins accordés à leurs écoles. On voit avec quel soin l’Autriche-Hongrie s’est appliquée à assurer les intérêts des orthodoxes ; il faut reconnaître qu’elle a placé leur église dans les conditions les plus favorables à son développement régulier.

Le tour de la réorganisation de la hiérarchie de l’église catholique vint presque en même temps que celui de l’église orthodoxe orientale. Nous avons déjà parlé des négociations entreprises vers la fin de l’année 1880 entre Vienne et la cour pontificale. Elles aboutirent en juillet 1881, et leur résultat fut enregistré dans une bulle dont voici les points principaux : 1° la Bosnie et l’Herzégovine seront constituées comme une nouvelle province ecclésiastique indépendante ; 2° les vicariats pontificaux de Bosnie et Herzégovine seront supprimés et la nouvelle province recevra une hiérarchie épiscopale régulière ; 3° elle sera divisée en quatre diocèses, à savoir : le diocèse de Serajewo avec un archevêque exerçant les fonctions de métropolitain sur tous les autres évêques de Bosnie et Herzégovine et possédant dans son ressort 66 paroisses ; le diocèse de Banjaluka avec 21 paroisses ; les diocèses de Mostar et de Trebinje avec 7 paroisses ; 4° un grand chapitre sera établi simultanément dans le diocèse métropolitain et plus tard dans les autres ; 5° dans l’espoir du concours financier du gouvernement, la création d’un séminaire pour le perfectionnement des clercs sera ordonné à Serajewo. Les privilèges, droits et coutumes de l’église de Bosnie et d’Herzégovine seront abrogés et annulés pour toujours par le pape autant qu’ils pourraient être contraires à la nouvelle organisation.

D’autres stipulations, également importantes, étaient arrêtées entre le gouvernement austro-hongrois et la cour pontificale : 1° à Banjaluka, au lieu du suffragant, on installait provisoirement un administrateur revêtu du caractère épiscopal ; 2° le diocèse de Trebinje restait jusqu’à nouvel ordre sous la juridiction de l’évêque de Raguse ; 3° le clergé séculier élevé dans le nouveau séminaire était chargé des devoirs épiscopaux en collaboration avec le clergé régulier, pour lequel il devait avoir les plus grands égards ; 4° la majesté impériale, royale et apostolique recevait du pape le droit de nommer l’archevêque et les évêques de Bosnie et Herzégovine dans la même forme que ceux de la monarchie ; elle recevait également la nomination des chanoines, sauf du premier de tous, l’archidiacre du chapitre cathédral. Il semble tout d’abord que cette convention soit en contradiction avec la bulle pontificale ; celle-ci, en effet, avait pour but de supprimer les privilèges et coutumes de l’église de Bosnie, c’est-à-dire en réalité les privilèges et coutumes de l’ordre des franciscains, et d’introduire une hiérarchie épiscopale régulière, conformément aux désirs de la congrégation de la propagation de la foi, tandis que la convention établit que le clergé séculier devra collaborer avec le clergé régulier, c’est-à-dire avec les franciscains, pour lesquels on lui ordonne d’avoir les plus grands égards. C’est une concession faite par la cour pontificale à la politique du gouvernement austro-hongrois, qui avait, nous l’avons dit, le plus grand intérêt à ménager des religieux populaires et influens. Ce n’est pas la première fois qu’en Orient surtout, le Vatican a su faire fléchir dans la pratique le principe de l’unité de l’église ; ajoutons que le pape actuel sait mieux que personne ménager les traditions locales, tout en maintenant intacts les dogmes de la foi et ce qu’il y a d’essentiel dans la discipline. Il ne faut donc pas s’étonner qu’après avoir proclamé ses droits et assuré sa liberté d’action pour l’avenir, en annulant théoriquement tous les privilèges de l’église de Bosnie, la curie romaine les ait laissés néanmoins subsister, pour satisfaire l’Autriche-Hongrie et éviter de graves difficultés, du moins en tout ce qui ne s’opposait pas à la sécularisation successive de cette église. Ainsi, on s’est contenté de créer d’abord l’archevêché avec un grand chapitre occupé par des prêtres séculiers et de fonder les institutions nécessaires à l’éducation de ces prêtres, en abandonnant aux franciscains l’œuvre pastorale, et en tenant même un grand compte d’eux dans l’installation des évêchés.

En automne 1881, la cour de Vienne s’entendit avec Rome pour la nomination d’un prêtre séculier et professeur de théologie à Agram, le docteur Joseph Adler, comme archevêque de Serajewo, et d’un franciscain de Bosnie, fra Paschal Bucoujié, qui avait déjà exercé les fonctions de vicaire apostolique de Mostar, comme évêque de cette ville. Tous deux furent préconisés à Rome à la fin de l’année et les chanoines de Serajewo furent choisis à la même époque. Le traitement de l’archevêque est de 8,000 florins, avec 1,500 florins pour son logement et 1,000 florins pour son secrétaire ; celui des chanoines, de 2,000 florins ; celui de l’évêque de Mostar, de 0,000 florins, et celui de l’administrateur épiscopal de Banjaluka (nommé en 1884), de 3,000 florins. En novembre 1881 fut également décidée l’installation, à Travnik, d’un séminaire catholique. Il dut être confié aux jésuites de la province d’Autriche-Hongrie, car on ne trouvait ni en Bosnie, ni en Herzégovine, ni dans les pays sud-slaves avoisinans des hommes capables de remplir cette mission, et on ne pouvait s’adresser ailleurs à cause de la nécessité de connaître la langue nationale. Les jésuites seuls avaient des maîtres au courant de cette langue et habitués à la pédagogie ; de plus, leur richesse leur permettait de fournir eux-mêmes les sommes nécessaires à la fondation du séminaire. On s’adressa donc à eux, et jusqu’ici aucune des confessions de Bosnie ne s’est plainte de leur action. Au séminaire a été annexée une école de garçons qui est organisée comme un gymnase complet de huit classes et où les élèves de tous les cultes sans distinction sont admis en qualité d’externes. Quant aux séminaristes proprement dits, leur nombre a été fixé de façon qu’il sorte du séminaire cinq ou six prêtres chaque année, afin qu’en vingt ans toutes les paroisses de Bosnie et Herzégovine puissent être confiées à un clergé séculier indigène et instruit. En 1882, l’école était organisée dans une maison provisoire et les constructions du grand séminaire avançaient rapidement. A l’heure actuelle, une aile de deux étages est achevée, ce qui suffit aux besoins présens. Le gouvernement n’a pas eu à venir financièrement en aide aux jésuites ; il s’est borné à leur livrer gratuitement le bois et les pierres nécessaires à la construction. Il leur paie 19,240 florins pour l’entretien du séminaire. Déjà trois classes de l’école sont ouvertes et comprennent soixante-quatre élèves ; chaque année, une nouvelle classe sera ajoutée. Cette grande institution scolaire, située au centre de la partie de la Bosnie qu’occupent les catholiques, semble avoir pour mission principale de faire pénétrer l’instruction et les connaissances littéraires dans cette population trop arriérée.

Peu après l’arrivée de l’archevêque à Serajewo, il se produisit entre lui et les franciscains des froissemens presque inévitables. L’archevêque croyait devoir interpréter la bulle pontificale de telle sorte qu’elle fût le prélude d’une sécularisation générale de l’église de Bosnie. C’est du moins ainsi qu’il tâchait de l’appliquer dans son propre diocèse ainsi que dans le diocèse de Banjaluka, alors vacant. Les franciscains redoutaient la perte subite des paroisses appartenant à leurs couvons ; ils craignaient aussi, non sans quelque raison, que ces paroisses restassent dépourvues de pasteurs, car le séminaire, à peine fondé, ne pouvait, de plusieurs années, fournir des prêtres, et il n’était pas aisé d’en faire venir de l’étranger qui fussent en état de remplir leur mission. C’est pourquoi les franciscains manifestaient une certaine aversion contre la sécularisation ; ils se plaignaient de ne pas occuper dans le chapitre de l’archevêché la place qui leur était réservée. Leurs griefs amenèrent, en 1882, le général de leur ordre à entreprendre le voyage de Rome en Bosnie afin d’intervenir auprès de l’archevêque. Les franciscains proposaient de livrer un certain nombre de paroisses à celui-ci pour qu’il en disposât en faveur des prêtres séculiers ; mais l’archevêque, qui avait en vue la sécularisation de toutes les paroisses, bien qu’il ne fût pas en mesure de trouver des titulaires même pour celles qu’on lui abandonnait, ne croyait pas pouvoir accepter leurs offres. Les choses en étaient là lorsque le conflit fut porté à la connaissance du gouvernement austro-hongrois. Des deux côtés on l’invita avec une égale insistance à mettre fin aux difficultés en se prononçant entre les prétentions rivales. Mais comme il avait pris pour principe de procéder avec une extrême réserve dans les questions religieuses, il était bien décidé à ne se mêler à des querelles de ce genre qu’autant qu’il lui serait impossible de faire autrement. Dans l’intérêt même du catholicisme, il devait souhaiter qu’une paix durable fût conclue par les franciscains et l’archevêque. Aussi s’arrangea-t-il de façon à ce que les deux parties soumissent directement ce litige au seul tribunal compétent, c’est-à-dire à la curie romaine. Il était sûr en effet que, par suite des explications loyales qu’il fournirait lui-même au Vatican, le bon sens de la curie découvrirait aisément la solution la plus satisfaisante et la ferait prévaloir. C’est ce qui ne manqua pas de se produire. Le décret du saint-siège, en date du 14 mars 1883, mit fin au différend de la façon la plus simple : ce décret ordonnent aux franciscains de céder à l’archevêque trente-cinq cures faisant partie du diocèse de Serajewo et de Banjaluka en leur abandonnant les autres. Les cures ainsi cédées devaient être sécularisées ; mais il était décidé que, dans le cas où il conviendrait à l’archevêque d’en confier quelques-unes à un franciscain, celui-ci demeurerait quand même soumis au provincial de son ordre et que, par conséquent, il pourrait être révoqué par lui aussi bien sur la demande de l’ordre que sur celle de l’archevêque. De cette façon, le démêlé prit fin, et les deux parties se montrèrent satisfaites. L’archevêque recevait, il est vrai, un certain nombre de cures dont il lui était loisible de disposer à son gré en y plaçant, au besoin, des prêtres séculiers ; mais il était évident que ce serait là, pendant longtemps, un droit purement théorique, les prêtres séculiers faisant totalement défaut. Et, en effet, à l’exception de la cure de Serajewo, toutes sont demeurées, comme auparavant, entre les mains des franciscains. Non-seulement le gouvernement austro-hongrois s’est employé de son mieux à amener cette solution équitable, mais il a fait en sorte que l’administration du diocèse de Banjaluka, demeurée vacante, fût confiée, au début de l’année 1884, à un franciscain bosniaque, Marian Markovics. Il a montré ainsi l’intérêt qu’il attachait au maintien et à la prospérité des franciscains de Bosnie, qui ont répondu à sa bienveillance par une altitude des plus loyales.

En somme, à part le diocèse de Trébinje, qui ne leur a jamais appartenu, les franciscains exercent ainsi les fonctions ecclésiastiques dans toute l’étendue des provinces occupées. Mais ils ont cessé d’être le seul ordre religieux existant en Bosnie. Sans parler des jésuites, qui se bornent jusqu’ici à diriger le séminaire de Trawnik, les trappistes étaient déjà venus s’installer dans le pays avant l’occupation, et leur couvent de Maria-Stern, près de Banjaluka, peut servir de modèle pour les exploitations agricoles. A côté de ces deux ordres, des congrégations de femmes ont depuis longtemps étendu leur activité à la Bosnie et l’Herzégovine. Les sœurs de charité étaient déjà, du temps de la domination turque, établies à Serajewo, sous le protectorat de l’Autriche, et y avaient fondé une école de filles. Actuellement plusieurs écoles du même genre ont été établies à Dervend, Livno, Zepû. Depuis l’occupation, est venue d’abord, en 1880, la congrégation du Précieux-Sang, qui a créé un établissement, le cloître de Nazareth, à Popavlica, près de Banjaluka ; elle ne se livre pas seulement à l’éducation des jeunes filles, elle organise encore un orphelinat. En 1882, la congrégation des Filles de l’Amour-Divin arriva à Serajewo, où elle a déjà deux établissemens d’éducation sous les vocables de Saint-Joseph et Sainte-Marie. Cette congrégation s’occupe de l’instruction des pauvres orphelins, et principalement de l’enseignement des filles. En 1884, elle a créé deux maisons d’éducation, à quatre classes chacune, pour les filles, à Dolnja-Tuzla et à Breske, canton de Tuzla. À cette dernière maison est jointe une ferme modèle, pour laquelle le gouvernement a fourni le terrain. Ces fondations catholiques, consacrées à l’instruction du sexe féminin, auront une grande influence sur le développement intellectuel du peuple. Ce ne sont pas seulement des écoles ouvertes aux catholiques, elles accueillent également les filles appartenant aux autres religions ; leur direction s’est sévèrement interdit toute espèce de propagande ; elle se borne à donner aux élèves les connaissances nécessaires et à leur apprendre les travaux du ménage. Au reste, le gouvernement austro-hongrois, qui entretient, comme nous l’avons dit, aux frais de la province, le séminaire de Travnik, consacre aussi une partie des revenus du pays aux écoles populaires fondées par les catholiques. De plus, il a donné, de 1880 à 1884, près de 50,000 florins pour aider à la construction d’églises. Grâce à ces libéralités, les catholiques ont pu, dans ces cinq dernières années, restaurer dix-sept églises et en construire dix-huit nouvelles, dont onze sont à peu près terminées. Une cathédrale commence déjà à s’élever à Serajewo, la capitale de la Bosnie. Les dépenses nécessaires à sa construction sont couvertes à l’aide de souscriptions qui ont été faites dans toutes les parties de la monarchie.

En l’année 1882, le moment parut enfin venu de mettre également ordre aux affaires de la religion musulmane. Le gouvernement austro-hongrois ne voulut entreprendre cette œuvre qu’après de sérieuses réflexions ; il procéda avec une extrême prudence, comprenant que, pour une puissance non musulmane, la tâche était des plus délicates et des plus difficiles. Nous avons montré plus haut les différences fondamentales qui existent entre l’organisation religieuse de l’islam et celle des cultes chrétiens ; nous avons montré aussi la corrélation intime qui existe entre cette organisation religieuse et l’administration de l’empire turc ; mais nous avons ajouté que le Koran recommande aux fidèles de respecter le chef du territoire où ils vivent, et que les maximes admises par le clergé mahométan reconnaissent à un prince, fût-il chrétien, le droit de nommer les principaux dignitaires du culte. L’islam va même plus loin. Il favorise l’établissement d’une église d’état autonome, de la même façon et au même degré que les chrétiens orthodoxes de confession orientale. D’autre part, l’islam, — nous voulons dire l’islam sunnitique, le seul qui soit ici en cause, — a un point de ralliement invariable : le calife est pour lui ce que le pape est pour les catholiques, à savoir le chef suprême de la religion, et son pouvoir est universellement reconnu, tout au moins en principe. Le sultan de Constantinople n’est point, en effet, pour tous les musulmans sunnites, le véritable calife : le sultan du Maroc, par exemple, est aussi un calife aux yeux de ses sujets et de quelques Arabes des pays voisins ; mais ce n’est là qu’une question de personne, ainsi qu’il s’en est parfois produit dans l’église catholique, au temps des antipapes, sans que cela ait eu pour effet de nuire à la doctrine même de l’unité. Il existe d’ailleurs un autre lieu, plus puissant encore que le califat, entre les sectateurs de la religion musulmane ; c’est le pèlerinage à La Mecque, que les musulmans de toutes les sectes considèrent comme obligatoire. Le tombeau du Prophète, non la résidence du calife, est la véritable capitale de l’islamisme. Le califat s’est amoindri d’ailleurs jusqu’à n’être plus que l’ombre de lui-même. La seule marque de respect accordée au calife dans les pays dont il n’est pas le souverain territorial consiste à placer son nom dans les prières. Il n’exerce même pas, dans les contrées étrangères, une prérogative du genre de celle du patriarche œcuménique, qui peut seul fournir l’huile sainte pour la célébration des mystères. Si, dans certaines régions, on lui reconnaît des droits plus considérables, c’est en vertu ou d’une soumission volontaire, ou d’un traité spécial. Ainsi, lorsque la Russie l’a contraint, il y a un siècle, de rendre la liberté aux Tartares de Crimée, le sultan s’est réservé certaines attributions particulières vis-à-vis de ces peuplades. Il a agi de même lorsque la Bosnie et l’Herzégovine sont passées sous l’administration austro-hongroise. Mais en dehors des privilèges qui ont été expressément indiqués par les traités, tous les autres droits de souveraineté ont été transmis d’après le dogme mahométan lui-même, au gouvernement austro-hongrois, par le fait seul qu’il est entré en possession du territoire ; et, par conséquent, la hiérarchie ecclésiastique dépend uniquement de lui, sans que cela puisse nuire en rien aux honneurs religieux dus au sultan-calife. Il serait d’ailleurs difficile que le chef politique du pays ne fût pas également le chef du clergé ; car ce clergé ne se borne pas, comme celui des autres cultes, à des fonctions sacrées, il a aussi dans ses mains la justice, ou du moins une partie importante des fonctions judiciaires.

Il était donc conforme aux traditions de l’islamisme qu’au moment où la Bosnie et l’Herzégovine se séparaient de l’empire, une sorte d’église autonome se formât, pour le culte musulman, dans les provinces occupées. Elles ne restaient plus en relations avec le sultan-calife qu’au point de vue purement dogmatique, en tant qu’elles le reconnaissaient comme la plus haute personnalité religieuse et que son nom figurait dans les prières ; mais, en réalité, la nomination des juges ecclésiastiques, comme de tous les autres dignitaires du clergé, devait avoir lieu désormais en dehors de lui, de même qu’en dehors du cheik-ul-islam, son représentant pour l’empire turc. Nous avons déjà dit qu’au début de l’occupation, les musulmans avaient adopté spontanément cette manière de voir, puisque leur vœu le plus cher était d’obtenir une hiérarchie religieuse spéciale, appropriée au pays et ayant à sa tête un des leurs, nommé par l’empereur d’Autriche, lis demandaient spécialement que ce haut dignitaire exerçât une influence réelle sur l’éducation et le recrutement des juges ecclésiastiques, cadis et naïbs. Ce vœu des musulmans bosniaques était d’autant plus significatif qu’au temps de la domination turque, ils étaient, à la vérité, des sujets fort insoumis, mais néanmoins d’ardens défenseurs de l’islamisme. Il était bien clair qu’ils n’avaient pas brusquement changé d’opinions ; et pourtant on les voyait soumettre à un gouvernement chrétien leurs souhaits et leurs demandes. Mais aussi ce gouvernement était tenu d’agir avec la plus grande circonspection, de procéder à la réorganisation ecclésiastique avec la plus extrême prudence. Lorsque le ministre chargé des deux provinces, M. de Kallay, les visita pour la première fois à la fin de l’été de 1882, les musulmans lui réclamèrent de nouveau la nomination d’un reis-el-uléma, à côté duquel serait placé un conseil délibérant, une sorte de consistoire composé de théologiens et de juristes musulmans sous le nom de medjliss-i-uléma. Rien ne s’opposait, d’après la doctrine mahométane, à la réalisation de ce désir. Toute la question était de trouver parmi les musulmans indigènes une personne remplissant les conditions nécessaires pour être élevée à un poste aussi important que celui de reis-el-uléma, et surtout ayant assez d’autorité pour se faire reconnaître de tout ce pays. Si le choix du titulaire, en effet, avait dû provoquer des réclamations ou produire des conflits, tout l’effet de la mesure eût été absolument compromis. Mais, par bonheur, on apprit bientôt que le mufti de Serajewo, Hilmy-Effendi, jouissait, parmi ses coreligionnaires d’un prestige mérité. Son âge avancé, sa science éprouvée, sa profonde connaissance du droit musulman, l’honorabilité de sa vie religieuse en faisaient un personnage vénéré dans toute la Bosnie et l’Herzégovine. Il était visiblement désigné pour le poste à créer. Aussi, lorsque le gouvernement austro-hongrois s’aperçut que ce mufti avait une grande réputation, non-seulement dans les provinces occupées, mais dans le monde musulman tout entier et même à Constantinople, il ne crut pas devoir hésiter plus longtemps. Il s’empressa donc de combler les espérances de la population, en plaçant Hilmy-Effendi à la tête de la hiérarchie religieuse en Herzégovine et Bosnie, et en lui donnant le titre proposé par ses coreligionnaires, le reis-el-uléma. Un décret impérial en date du 17 octobre 1882 lui accorda ce titre et ces fonctions, avec 8,000 florins d’appointemens, c’est-à-dire un traitement égal à celui de l’archevêque catholique. En même temps, quatre ulémas furent nommés membres du collège des ulémas aux appointemens de 2,000 florins. Une des principales attributions de ce collège devait être l’examen des candidate au poste de juges du chériat, candidats que le reis-el-uléma présentait ensuite au choix du gouvernement. Le 15 décembre 1882, eut lieu l’installation solennelle du nouveau chef de la religion musulmane. La cérémonie fut célébrée au palais du gouvernement à Serajewo. Le décret impérial fut lu à haute voix au milieu d’une assemblée nombreuse de notables et de hauts fonctionnaires. Puis le reis-el-uléma le prit entre ses mains pour lui rendre des honneurs conformes au rite musulman ; il le porta à sa bouche et à son front. L’iman de la mosquée principale récita une prière, dans laquelle étaient appréciées en termes émus la grande justice et la profonde bienveillance de l’empereur François-Joseph. Finalement, la population musulmane de Serajewo fut admise à baiser la main du reis-el-uléma, qui se rendit peu de jours après, à Pesth, pour prêter serment à l’empereur-roi. A son retour en Bosnie, Hilmy-Efi’endi fut salué de la façon la plus sympathique par une députât ion de ses coreligionnaires, ce qui démontrait combien ils étaient satisfaits de la création du nouveau poste, et surtout du choix de la personne désignée pour l’occuper. L’organisation ainsi mise en vigueur donnait aux musulmans l’assurance que leurs croyances seraient respectées à l’égal de toutes les autres et leur fournissait les meilleures garanties de justice. C’était la première fois qu’une église mahométane était installée par un gouvernement chrétien dans la pleine possession de tous ses droits et de toutes ses attributions.

L’Autriche-Hongrie ne se borna pas d’ailleurs à instituer ce reis-el-uléma et ce medjliss-i-uléma, elle prit en même temps toutes les mesures qui pouvaient assurer les intérêts matériels du culte musulman. L’un des premiers pas que l’on fit dans cette voie fut notamment la régularisation des vakoufs. Le gouvernement austro-hongrois partit de ce principe que le caractère primordial des vakoufs ne devait pas être modifié ; il n’eut pas un instant la pensée de séculariser leurs immenses possessions ou de les employer à un autre objet que celui auquel ils étaient consacrés ; il s’appliqua, au contraire, à ce qu’ils restassent affectés à leur destination première ; mais il dut veiller à ce que leurs revenus fussent employés dans le pays même, à ce que les excédens ne fussent pas envoyés au dehors, à ce que l’administration des vakoufs de Bosnie et de l’Herzégovine fût absolument indigène. Il dut veiller surtout, pour répondre aux vœux de la population, à la perception des fonds des vakoufs. Elle avait été faite jusque-là de la manière la moins régulière, avec une négligence extrême ; il fallut mettre un terme à cet abus. A cet effet, un décret impérial du 25 mars 1883 institua une commission régionale des vakoufs avec mission de contrôler tout ce qui concernait ces biens dans les deux provinces. A la tête de cette commission fut placé le bourgmestre de Serajewo, Mustapha-bey Fazilparic, qui appartient à la classe des ulémas. A côté de lui siègent plusieurs notables musulmans ayant les connaissances requises, un employé du gouvernement initié à la législation turque, et deux employés musulmans payés sur les fonds des vakoufs, savoir l’inspecteur des propriétés ecclésiastiques et un caissier comptable qui est lui-même assisté du personnel nécessaire. Cette administration spéciale, qui a été complétée en 1884 par l’adjonction de diverses commissions locales, s’occupe avant tout de dresser la liste complète de tous les biens vakoufs existant dans le pays, de vérifier les comptes de gestion, ainsi que de choisir et de contrôler les gérans des propriétés. En l’année 1884, on a inscrit sur le tableau général 368 vakoufs avant ensemble un revenu de 167,000 florins.

Grâce à ce contrôle soigneusement exercé, on a reconnu que les revenus des vakoufs se soldaient avec un excédent d’une certaine importance, excédent qui peut servir à créer un fonds pour subventionner les édifices religieux et les écoles musulmanes. Jusqu’ici, le gouvernement austro-hongrois a accordé à ces écoles et à ces églises des secours analogues à ceux qu’il donne aux églises et aux écoles chrétiennes, et, si ces subventions ont atteint un chiffre un peu moins élevé que celles des établissemens chrétiens, cela tient uniquement à ce que les ressources des cultes musulmans et des vakoufs étaient déjà bien mieux organisées au moment de l’occupa-que celles des autres confessions. Il était donc à peu près inutile de leur venir en aide, sauf dans certaines contrées que la guerre civile avait désolées. En raison des liens qui unissent si étroitement les lois religieuses de l’islamisme et l’organisation de la justice, le gouvernement austro-hongrois a dû prendre également en main la régularisation de la juridiction du chériat. Pour bien comprendre la manière dont il s’est acquitté de sa mission, il faut définir tout d’abord avec plus de précision la nature et les fondemens de cette juridiction. Personne n’ignore que le Koran était, à l’origine, le seul code civil et religieux des musulmans. Peu à peu il a été complété par la tradition, qui avait recueilli soigneusement les paroles et les actes du Prophète (Sunna ou Hadis), puis par les commentaires des premiers disciples de Mahomet (Idjima), et enfin par les décisions des califes et ulémas, fondées sur l’analogie (Kias). Ces quatre sources fondamentales, Koran, Sunna, Idjima, Kias sont la base du chery-cherif ou de la loi du chériat, qui se divise en deux parties principales : 1° les dogmes ou principes théologiques ; 2° les décisions pratiques, qui ont trait aux cérémonies, au culte, au droit pénal, au droit civil et aux institutions politiques. C’est ainsi que la théologie et la justice sont unies dans l’islamisme de façon presque indissoluble et qu’il devient impossible de séparer chez les mahométans les fonctions judiciaires des fonctions ecclésiastiques. La loi du chériat a été réunie par la suite dans une sorte de Corpus juris de grande étendue, et cette codification a été faite systématiquement par de savans juristes musulmans. Cette loi religieuse et judiciaire ne pouvait cependant pas suffire aux besoins des nations modernes ; déjà, même dans les états musulmans, elle paraissait incapable de satisfaire à toutes les exigences du progrès. Aussi a-t-elle accordé elle-même à l’iman-calife, comme chef et souverain suprême du territoire, le droit d’organiser et de réglementer toutes les institutions civiles ou politiques réclamées par l’expérience et jugées utiles au bien-être du peuple. Ce droit de légiférer, les sultans l’ont exercé dès qu’ils ont joui d’une certaine indépendance, avant même que le califat fût décerné à un sultan de la race des Osmanlis, et les décisions qu’ils ont prises ont développé la législation civile des musulmans, désignée, de façon générale, sous le nom de kanun, du mot grec kanon. En principe, le kanun devait se borner à compléter le chériat en évitant soigneusement de se mettre en contradiction avec lui ; mais dans la pratique, le chériat a été de plus en plus refoulé à l’arrière-plan. Ainsi, par exemple, sans parler des nombreuses lois politiques promulguées aux XIVe et XVe siècles, un code pénal musulman a été édicté au XVIe, et, de nos jours, depuis le hatti-chérif de Güllhané (1839), ont été promulgués un code de commerce, un code de procédure commerciale, et enfin un code civil et un code d’instruction criminelle. Tout cela fait partie de l’ensemble connu sous le nom de kanun. En fait, le chériat n’est resté en vigueur que pour les intétérêts matériels, dans les questions purement civiles et les points controversés. Mais les juges ecclésiastiques (mollah, naïb, cadi n’avaient même pas entièrement conservé la juridiction civile : à côté d’eux s’étaient élevés des tribunaux laïques, et les juges ecclésiastiques, qui partout en général, mais surtout en Bosnie et en Herzégovine, étaient désignés sous le nom de cadis, n’avaient gardé la pleine juridiction que dans les affaires de famille, de mariage ou d’héritage, dans les questions de tutelle et dans certaines questions immobilières, notamment à propos des vakoufs.

Les choses en étaient là avant l’occupation austro-hongroise. Or, comme les chrétiens avaient aussi l’habitude de porter les affaires de famille et d’héritage devant les conseils ecclésiastiques, les cadis n’avaient à s’occuper de ces questions, par rapport à la population chrétienne, qu’autant que l’une des parties manifestait la volonté formelle d’en appeler à la justice. Il faut ajouter toutefois que, dans certaines provinces, même en Bosnie, cet appel à la justice, c’est-à-dire à l’ingérence des cadis, était devenue peu à peu la règle générale pour les chrétiens. En revanche, les musulmans ne pouvaient se résoudre à admettre la juridiction des cadis pour leurs affaires de famille, attendu que, chez eux, le droit matrimonial et le droit héréditaire sont liés de façon absolue aux lois religieuses et qu’au surplus le Koran a réglé toutes ces matières avec la plus grande précision. Très au courant de cette situation, le gouvernement austro-hongrois ne voulait et ne pouvait pas faire table rase pour introduire de nouvelles institutions qui auraient été mal comprises et qui auraient mal fonctionne. Décidé, au contraire, à respecter les sentimens religieux des Bosniaques, il était tout disposé à laisser aux cadis leur sphère d’attributions. Il le désirait d’autant plus qu’il lui était impossible de demander à ses propres fonctionnaires judiciaires, déjà surchargés de travail et arrivant dans un pays inconnu, de se mettre à étudier la loi religieuse musulmane. Il était trop évident, d’ailleurs, que les musulmans les auraient accueillis avec la plus grande défiance. Les cadis (on peut même dire les naïbs) demeurèrent donc en fonctions, comme juges de première instance, dans toutes les affaires de chériat. Quant à la seconde instance, elle appartenait précédemment au kadiask-jerat du cheik-ul-islam à Constantinople. Pour y suppléer, tout en maintenant l’autonomie des provinces occupées, on a installé près de la haute cour de justice à Serajewo une section du chériat composée de juges musulmans. Au début, on a laissé les cadis connaître des affaires d’héritage pour les chrétiens, on ne la leur a enlevée que dans les cas spéciaux où les parties avaient quelque motif sincère pour s’en méfier. C’était d’ailleurs une tâche bien difficile que d’apprécier la capacité des cadis en fonctions et de ceux qu’il fallait nommer. Il n’est pas douteux que, dans les premiers momens de l’occupation, il ait été commis des fautes et des maladresses qui étaient absolument inévitables, vu la situation difficile dans laquelle se trouvait le gouvernement. Mais lorsque l’on posséda dans le reis-el-uléma un intermédiaire naturel entre l’autorité centrale et la population musulmane, il devint possible d’apprécier sérieusement la valeur des cadis et de vérifier jusqu’à quel point ils étaient à même de satisfaire aux exigences de leur religion et du gouvernement. Dès l’année 1883, la réorganisation de la justice du chériat put être effectuée en pleine connaissance de cause. Tout en respectant en ce qu’elles avaient d’essentiel leurs anciennes attributions, on prit garde qu’elles fussent en harmonie avec le nouvel état de choses. D’après l’ordonnance de 1883, la juridiction de ces tribunaux spéciaux du chériat s’étend aux matières que voici : les questions matrimoniales entre musulmans, lorsque les époux appartiennent au même culte ; les contestations entre parens et enfans, y compris les questions de partage et d’héritage, bien entendu pour les musulmans seuls ; le règlement des conflits qui peuvent être soulevés par les questions de succession, notamment lorsqu’il s’agit de partages d’immeubles à la suite d’un décès ; enfin, les questions de tutelle et de curatelle pour les musulmans, les affaires de vakoufs, etc. En revanche, toute contestation soulevée à propos d’une succession, par les créanciers par exemple, ou par quiconque n’est pas héritier, est enlevée à la juridiction du chériat et confiée aux tribunaux ordinaires. Il est même permis aux héritiers, lorsqu’ils trouvent la succession trop embrouillée, de demander que les questions qui la concernent soient réglées par ces derniers.

On a obtenu par ces dispositions les trois résultats suivans : 1° les musulmans conservent, pour tout ce qui concerne leurs droits personnels ou de famille, une justice conforme à leur religion ; 2° les chrétiens ont obtenu, ce qu’ils désiraient depuis longtemps, d’être délivrés du cadi ; 3° enfin, les tribunaux du chériat ont, pour les musulmans eux-mêmes, plutôt le caractère d’une justice volontairement acceptée, et les conflits quelque peu compliqués dont la solution exige des connaissances juridiques étendues sont portés par eux devant les juges autrichiens ordinaires, ce qui constitue un progrès important et le premier pas vers l’unité judiciaire, à laquelle on tendra peu à peu et on arrivera ainsi insensiblement, sans faire violence à personne. Les juges du chériat sont nommés par le gouvernement, sur la proposition du reis-el-uléma ; ils sont payés par lui et sont conséquemment des fonctionnaires de l’état. Il y a un juge du chériat de première instance dans chaque district administratif, et l’exécution de ses jugemens est confiée aux autorités du district. La cour d’appel, constituant la deuxième instance, siège à Serajewo. Elle est la même pour toutes les espèces de juridiction ; seulement, pour les affaires du chériat, une chambre spéciale a été instituée, nous l’avons dit, sous la présidence personnelle du président de la cour, et deux de ses membres doivent être des juges du chériat. Les choses ainsi réglées, le gouvernement austro-hongrois avait conscience d’avoir concilié, dans la mesure du possible, les traditions invétérées de la religion musulmane avec les exigences de la civilisation moderne. Il avait ménagé la transition qui amènera un jour la fusion graduelle de toutes les races et de tous les cultes des provinces annexées.

Telles sont, en résumé, les dispositions spéciales qui ont été adoptées pour régler, en Herzégovine et en Bosnie, la situation des trois principales confessions. Ajoutons que les frais du culte pour ces trois confessions sont inscrits au budget de 1885 pour environ 200,000 florins, et mentionnons encore quelques proscriptions imposées aux trois cultes. Tout d’abord l’usage turc de célébrer les jours de fêtes musulmanes par des salves d’artillerie a été étendu aux fêtes chrétiennes ; secondement, les autorités ont été invitées, sinon à s’opposer formellement à toutes conversions religieuses, au moins à ne pas les favoriser ; elles doivent agir avec tact et prudence pour que, le cas échéant, aucune des religions reconnues ne puisse se considérer comme blessée dans son prestige et sa dignité. Le gouvernement n’a pas cru devoir prendre, pour des conversions de ce genre, des dispositions spéciales ; il a pensé que ce seraient des faits extrêmement rares et que, dès lors, il n’y avait lieu d’agiter des questions aussi délicates. De tout ce qui précède on peut aisément déduire les principes qui ont dirigé sa conduite ; ce sont les suivans : respect absolu des croyances et des pratiques religieuses ; liberté absolue, égalité absolue pour l’exercice de tous les cultes ; et, dans la mesure nécessaire, protection accordée à chacun d’eux contre les attaques dont il pourrait être l’objet de la part des autres ; secours matériels aussi larges que possible pour l’exercice des cultes ; subventions pour l’entretien des édifices religieux, des écoles et des établissemens ecclésiastiques ; paiement de tous les hauts dignitaires de chaque culte aux frais de l’état ; contrôle de l’état sur toutes les corporations religieuses, sans que ce contrôle puisse porter la moindre atteinte à leur indépendance, mais de façon à éviter strictement tous les abus et à empêcher qu’une institution religieuse ne tourne en institution politique.

Nous avons cru devoir mettre ces principes en évidence et montrer de quelle manière ils sont appliqués par l’Autriche-Hongrie dans les provinces dont l’Europe lui a confié l’administration ; et si nous nous y sommes arrêtés complaisamment, c’est, qu’il nous paraît, nous le répétons en finissant, que nous devrions en tirer une leçon. Nous sommes malheureusement gouvernés aujourd’hui en France par des chambres qui semblent regarder comme leur première fonction, comme leur principal devoir, de combattre avec acharnement l’idée religieuse sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Qu’elles se livrent à cette propagande antilibérale dans l’intérieur de nos frontières, c’est déjà une faute dont nous risquons d’être un jour sévèrement punis. Mais elles ne s’en tiennent pas là. Elles vont combattre une religion qui leur déplaît jusque dans nos colonies, et elles croient avoir remporté un succès considérable lorsqu’elles ont rogné le traitement de quelque évêque ou détruit, dans ces contrées à peine françaises, des écoles ecclésiastiques qui répandaient notre langue, notre esprit, nos mœurs, plus encore qu’une foi particulière. Elles ne s’aperçoivent pas qu’elles blessent ainsi, dans le seul sentiment qui pourrait les rattacher à nous, ces populations italiennes et espagnoles de l’Algérie qui menacent de nous submerger sur un territoire conquis au prix de notre sang. D’autre part, c’est avec une indifférence profonde que nos pouvoirs publics passent à côté des plus graves problèmes que soulève la question musulmane. Nous nous vantons d’être le peuple le plus assimilateur de la terre, le plus propre à se plier aux mœurs étrangères, celui qui comprend le mieux les idées du dehors, et nous transportons parmi des peuples nouveaux et dans des contrées barbares les passions étroites et les vues mesquines de nos chefs-lieux d’arrondissement ! La politique des cafés de province dirige nos entreprises coloniales ! L’Autriche-Hongrie est mieux inspirée : elle sait que la religion est une force dont il faut tenir compte, et l’on vient de voir qu’elle agit avec une largeur d’esprit que nous n’avons plus. Sommes-nous donc destinés à ne profiter ni de notre propre expérience, ni de l’exemple des autres ? La puissance d’expansion de notre pays, jadis si grande, doit-elle être arrêtée par les petites barrières des préjugés de village, qui deviendraient la borne sur laquelle le génie de la France se brisera ?


GABRIEL CHARMES.

  1. Mot turc qui signifie grec.
  2. Du mot Hrist : Chrétien.
  3. Du mot Krst : la Croix.