La Question romaine (Edmond About)/1

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 1-9).
I
LA ROYAUTÉ DU PAPE

L’Église catholique romaine, que je respecte sincèrement, se compose de 139 millions d’individus, sans compter le petit Mortara.

Elle est gouvernée par soixante-dix cardinaux ou princes de l’Église, en mémoire des douze apôtres.

Le cardinal évêque de Rome, qu’on désigne aussi sous le nom de vicaire de Jésus-Christ, de saint-père ou de pape, est investi d’une autorité sans bornes sur l’esprit des 139 millions de catholiques.

Les cardinaux sont nommés par le pape ; le pape est nommé par les cardinaux. Dès le jour de son élection, il devient infaillible, au moins dans l’opinion de M. de Maistre et des meilleurs catholiques de notre temps.

Cette discipline des intelligences honore infiniment le XIXe siècle. La postérité nous en saura gré, si elle est juste. Elle verra qu’au lieu de nous entr’égorger pour des questions théologiques, nous avons tracé des chemins de fer, posé des télégraphes, construit des machines à vapeur, lancé des vaisseaux, percé des isthmes, créé des sciences, corrigé des lois, réprimé des factions, nourri des pauvres, civilisé des barbares, assaini des marais, défriché des landes, sans disputer une seule fois sur l’infaillibilité d’un homme.

Mais le siècle le plus occupé, et qui sait le mieux le prix du temps, peut être contraint de négliger un instant ses affaires. Si, par exemple, il remarque autour de Rome et de son évêque une agitation violente que ni les malices de la diplomatie, ni la pression des armées ne peuvent étouffer ; s’il voit dans un petit coin d’une péninsule un incendie sans flammes qui n’est ni allumé ni éteint, mais qui peut en vingt-quatre heures embraser toute l’Europe ; ce siècle prudent par devoir, attendu qu’il a de grandes choses à faire, s’émeut de la situation de Rome et veut savoir ce qu’il y a.

Il y a que les princes naïfs du moyen âge, Pépin le Bref, Charlemagne, la comtesse Mathilde, ont fait au pape de grandes libéralités. Ils lui ont donné des terres et des hommes, suivant l’usage de ce temps-là, où l’homme, étant le mobilier vivant de la terre, se donnait par-dessus le marché. S’ils ont été si généreux, ce n’est point parce qu’ils pensaient, comme M. Thiers, que le pape ne saurait être indépendant sans être roi ; ils l’avaient vu dans sa pauvreté plus indépendant et plus maître que presque tous les rois de la terre. Ils l’enrichirent par amitié, par calcul, par reconnaissance, ou même pour déshériter leur famille, comme cela se fait encore de notre temps. Depuis la comtesse Mathilde, le pape, mis en goût de propriété, s’est arrondi. Il a obtenu des villes par capitulation, comme Bologne ; il en a gagné à coups de canon, comme Rimini ; il en a dérobé quelques-unes par trahison furtive, comme Ancône. Si bien qu’en 1859, l’évêque de Rome est le souverain temporel de quatre millions d’hectares et règne sur trois millions cent vingt-quatre mille six cent soixante-huit hommes qui poussent les hauts cris.

De quoi se plaignent-ils ? Écoutez-les seulement ; vous le saurez bientôt :

« Ils disent que l’autorité à laquelle ils sont soumis, sans l’avoir ni demandée ni acceptée, est la plus foncièrement absolue qui ait jamais été définie par Aristote ; que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont réunis, confondus et brouillés dans la même main, contrairement à l’usage des États civilisés et à la théorie de Montesquieu ; qu’ils reconnaissent volontiers l’infaillibilité du pape dans toutes les questions religieuses, mais qu’en matière civile elle leur paraît plus difficile à supporter ; qu’ils ne refusent pas d’obéir, puisqu’à tout prendre l’homme n’est pas ici-bas pour suivre sa fantaisie, mais qu’ils seraient bien aises d’obéir à des lois ; que le bon plaisir, si bon qu’il puisse être, ne vaut pas le Code Napoléon ; que le pape régnant n’est pas un méchant homme, mais que le gouvernement arbitraire d’un prêtre, fût-il infaillible, ne sera jamais qu’un mauvais gouvernement.

« Qu’en vertu d’un ancien usage que rien n’a pu déraciner, le pape s’adjoint, dans le gouvernement temporel de ses États, les chefs, sous-chefs et employés spirituels de son Église ; que les cardinaux, les évêques, les chanoines, les prêtres, fourragent pêle-mêle à travers champs ; qu’une seule et même caste est en possession d’administrer les sacrements et les provinces, de confirmer les petits garçons et les jugements de première instance, d’ordonner les sous-diacres et les arrestations, d’expédier les agonisants et les brevets de capitaine. Que cette confusion du spirituel et du temporel implante dans tous les hauts emplois une multitude d’hommes excellents sans doute aux yeux de Dieu, mais insupportables à la vue du peuple ; étrangers souvent au pays, quelquefois aux affaires, toujours à la vie de famille, qui est la base des sociétés ; sans connaissances spéciales, si ce n’est dans les choses du ciel ; sans enfants, ce qui les rend indifférents à l’avenir de la nation ; sans femmes, ce qui les rend dangereux dans le présent ; enfin sans aucune aptitude à entendre raison, parce qu’ils croient participer de l’infaillibilité pontificale.

« Que ces serviteurs d’un Dieu très-doux, et quelquefois très-sévère, abusent simultanément de la douceur et de la sévérité ; que pleins d’indulgence pour les indifférents, pour leurs amis et pour eux-mêmes, ils traitent avec la dernière rigueur quiconque a eu le malheur d’offenser le pouvoir ; qu’ils pardonnent plus facilement au misérable qui égorge un homme qu’à l’imprudent qui blâme un abus.

« Que le pape et les prêtres qui l’assistent, n’ayant pas appris la comptabilité, gouvernent mal les finances ; que la gestion maladroite ou malhonnête des richesses publiques pouvait se tolérer il y a deux cents ans, lorsque les frais du culte et de la cour étaient payés par 139 millions de catholiques, mais qu’il faut y regarder d’un peu plus près, maintenant que 3 124 668 hommes sont obligés de fournir à tout.

« Qu’ils ne se plaignent pas de payer des impôts, puisque c’est un usage établi partout, mais qu’ils voudraient voir leur argent employé aux choses de la terre. Que les basiliques, les églises et les couvents construits ou entretenus à leurs frais les réjouissent comme catholiques et les attristent comme citoyens ; car enfin ces édifices ne remplacent qu’imparfaitement les chemins de fer, les chemins vicinaux, la canalisation des fleuves et les digues contre les inondations ; que la foi, l’espérance et la charité reçoivent plus d’encouragements que l’agriculture, le commerce et l’industrie ; que la naïveté publique est développée au détriment de l’instruction publique.

« Que la justice et la police se préoccupent trop du salut des âmes, et trop peu du salut des corps ; qu’on empêche les honnêtes gens de se damner par les blasphèmes, par les mauvaises lectures ou par la fréquentation des libéraux, mais qu’on n’empêche pas assez les coquins d’assassiner les honnêtes gens ; que les propriétés sont protégées comme les personnes, c’est-à-dire mal, et qu’il est dur de ne pouvoir compter sur rien, que sur une stalle en paradis.

« Qu’on leur fait payer plus de 10 millions par an pour l’entretien d’une armée sans instruction et sans discipline, d’un courage et d’un honneur problématiques, et destinée à ne jamais faire la guerre, si ce n’est contre les citoyens ; qu’il est pénible, lorsqu’on doit absolument être battu, de payer le bâton. Qu’on les force de plus à loger des armées étrangères, et particulièrement des Autrichiens qui ont la main lourde, en leur qualité d’Allemands.

« Enfin, disent-ils, ce n’est pas là ce que le pape nous avait promis dans son motu proprio du 12 septembre ; et il est bien triste de voir des personnes infaillibles faillir à leurs engagements les plus sacrés. »

Je ne doute pas que ces doléances ne soient exagérées et il m’est impossible de supposer qu’une nation ait si terriblement raison contre ses maîtres. Nous examinerons les faits en détail et nous prononcerons après avoir vu. Nous n’en sommes pas là pour le moment.

Vous venez d’entendre le langage sinon de 3 124 668 hommes, au moins de la partie la plus intelligente, la plus vivante et la plus intéressante de la nation. Défalquez le parti conservateur, c’est-à-dire les hommes qui ont un intérêt dans le gouvernement et les malheureux qu’il a tout à fait abrutis ; il ne reste que des mécontents.

Tous les mécontents ne sont pas de la même complexion. Les uns supplient poliment et inutilement le saint-père de réformer les abus : c’est le parti modéré. Les autres se proposent de mettre le gouvernement tout entier à la réforme ; on les appelle radicaux, révolutionnaires ou démagogues, ce qui est une injure assez grave. Cette dernière catégorie n’est pas précisément difficile sur le choix des mesures à prendre. Elle pense, comme les casuistes de la compagnie de Jésus, que la fin justifie les moyens. Elle dit que si l’Europe la laisse en tête à tête avec le pape elle commencera par lui couper le cou.

Les modérés s’expriment clairement ; les mazzinistes crient fort : il faudrait que l’Europe fût bien sotte pour ne pas comprendre les uns, et bien sourde pour ne pas entendre les autres.

Qu’arrive-t-il ? Tous les États qui se soucient de la paix, de l’ordre public, de la civilisation, supplient le pape de corriger quelque chose. « Ayez pitié, lui dit-on, sinon de vos sujets, au moins de vos voisins, et sauvez-nous de l’incendie ! »

Toutes les fois que cette intervention se renouvelle, le pape fait appeler son secrétaire d’État. C’est un cardinal qui règne sur le saint-père dans les affaires temporelles comme le saint-père règne sur 139 millions de catholiques dans les affaires spirituelles. Il lui confie son embarras et lui demande ce qu’il faut faire.

Le secrétaire d’État, ministre de tous les ministères du pape, répond au vieux souverain sans hésiter : « D’abord, il n’y a pas d’abus ; ensuite, s’il y en avait, nous ne devrions pas y toucher. Réformer quelque chose, c’est faire une concession aux mécontents. Céder, c’est prouver qu’on a peur. Avouer qu’on a peur, c’est doubler la force de l’ennemi, ouvrir les portes à la révolution, et prendre le chemin de Gaëte où l’on est très-mal logé. Ne bougeons pas de chez nous. Je connais la maison ; elle n’est pas neuve, mais elle durera plus que Votre Sainteté, pourvu qu’on n’y fasse aucune réparation. Après nous le déluge : nous n’avons pas d’enfants.

— Il est vrai, dit le pape. Mais le souverain qui me supplie de faire quelque chose est un fils aîné de l’Église. Il nous a rendu de grands services ; il nous protège encore tous les jours, et je ne sais pas ce que nous deviendrions s’il nous abandonnait.

— Soyez tranquille, répond le cardinal, j’arrangerai diplomatiquement l’affaire. » Et il écrit en style entortillé une note invariable qui peut se résumer ainsi :

« Nous avons besoin de vos soldats et non de vos conseils, attendu que nous sommes infaillibles. Si vous faisiez mine d’en douter, et si vous essayiez de nous imposer quelque chose, même notre salut, nous nous voilerions la face de nos ailes, nous arborerions les palmes du martyre et nous deviendrions un objet de pitié pour tous les catholiques de l’univers. Or, nous avons chez vous 40 000 hommes qui ont le droit de tout dire et que vous payez de votre argent pour qu’ils parlent en notre faveur. Ils prêcheront à vos sujets que vous tyrannisez le saint-père, et nous mettrons votre pays en feu sans avoir l’air d’y toucher. »