La Question romaine (Edmond About)/3

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 17-24).
III
PATRIMOINE DU TEMPOREL

Les États du pape ne sont pas limités par la nature : ils se découpent sur la carte comme le hasard des événements les a faits et comme la bonhomie de l’Europe les a laissés. Une ligne imaginaire les sépare de la Toscane et de Modène ; la pointe méridionale entre dans le royaume de Naples ; la province de Bénévent est enclavée dans les États du roi Ferdinand, comme autrefois le Comtat-Venaissin dans le territoire français. Le pape enclave à son tour la république de Saint-Marin, ce Ghetto de la démocratie.

Je n’ai jamais jeté les yeux sur cette pauvre carte d’Italie, déchirée capricieusement en fractions inégales, sans faire une réflexion consolante.

La nature, qui a tout fait pour les Italiens, a pris soin d’enclore leur nation par des barrières magnifiques ; les Alpes et la mer la protègent de tous côtés, l’isolent, la réunissent en un corps distinct et semblent la destiner à une existence personnelle. Pour comble de bonheur, aucune clôture intérieure ne condamne les Italiens à former plusieurs peuples ; l’Apennin lui-même, obstacle facile à franchir, leur permet de se donner la main. Toutes les divisions existantes sont arbitraires, tracées par la brutalité du moyen âge ou par la main tremblotante de la diplomatie, qui défait chaque jour ce qu’elle a fait la veille. Une seule race couvre le sol ; la même langue se parle du nord au midi ; tous les habitants sont unis par la gloire de leurs ancêtres et les souvenirs de la conquête romaine, plus jeunes et plus vivaces que les rancunes du XIVe siècle.

Ce spectacle me donne à penser que les peuples italiens seront un jour indépendants des autres et unis entre eux par la force de la géographie et de l’histoire, deux puissances plus invincibles que l’Autriche.

Mais je reviens à mes moutons, qui ont le pape pour berger.

Le royaume de quelques prêtres s’étend sur une surface de 4 129 476 hectares, selon la statistique publiée en 1857 par Mgr Milesi, aujourd’hui cardinal. En chiffres ronds, nous pouvons dire que les chefs de l’Église administrent temporairement 4 millions d’hectares ou 40 000 kilomètres carrés.

Aucun pays de l’Europe n’est doué plus richement, mieux fait pour l’agriculture, l’industrie et le commerce.

Traversé par les Apennins qui le divisent en deux parties à peu près égales, le domaine des papes descend en pente douce, d’un côté vers l’Adriatique, de l’autre vers la Méditerranée. Sur chacune de ces mers, il possède un port excellent : à l’est, Ancône ; à l’ouest, Civita-Vecchia. Si Panurge avait eu Ancône et Civita-Vecchia dans son royaume Salmigondinois, il n’aurait pas manqué de créer une marine. Les Phéniciens et les Carthaginois n’en possédaient pas tant.

Un fleuve, assez connu sous le nom de Tibre, arrose le versant occidental dans presque toute son étendue. Il se prêtait jadis aux besoins du commerce intérieur : les historiens romains l’ont vu navigable jusqu’à Pérouse. C’est à grand’peine aujourd’hui qu’on le remonte jusqu’à Rome ; mais si l’on canalisait son lit et si l’on défendait au peuple d’y jeter des ordures, il rendrait plus de services et déborderait moins souvent. Le versant de l’Adriatique est traversé par de petits cours d’eau qui seraient très-utiles, si l’administration les aidait un peu.

La plaine est d’une fertilité prodigieuse. Plus d’un quart du pays peut être cultivé en blé. Le froment rend 15 pour 1 dans les bonnes terres, 13 dans les moyennes, 9 dans les plus médiocres. Les champs incultes se transforment spontanément en pâturages exquis. Le chanvre est admirable, lorsqu’on le cultive avec soin. La vigne et le mûrier prospèrent partout où on les plante. Les montagnes nourrissent les plus beaux oliviers et les meilleures olives de l’Europe. Un climat varié, mais généralement très-doux, fait mûrir les produits des latitudes les plus diverses. Le palmier et l’oranger réussissent dans une moitié du pays. Les plus riches troupeaux du monde encombrent la plaine en hiver, la montagne en été. Telle est la clémence du ciel que les chevaux, les vaches, les brebis vivent et se multiplient au grand air, sans connaître l’étable. Les buffles de l’Inde fourmillent dans les marais. Toutes les denrées nécessaires à la nourriture et à l’habillement de l’homme croissent facilement et comme avec joie sur cette terre privilégiée. Si les hommes y manquent de pain ou de chemises, la nature n’a pas de reproches à se faire, et la Providence s’en lave les mains.

Les trois règnes fournissent à l’industrie une abondance incroyable de matières premières. Voici du chanvre pour les cordiers, les filateurs et les tisserands ; du vin pour les distillateurs ; des olives pour les fabricants d’huile et de savon ; de la laine pour les ouvriers en drap et en tapis ; des cuirs et des peaux pour les tanneurs, les cordonniers et les gantiers, et de la soie à discrétion pour les industries de luxe. Le minerai de fer est médiocre dans le pays, mais l’île d’Elbe, qui en fournit d’excellent, est à deux pas. Les mines de cuivre et de plomb, que les anciens exploitaient avec profit, ne sont peut-être pas épuisées. Le combustible abonde dans 700 000 ou 800 000 hectares de forêts ; et d’ailleurs la mer n’a rien de mieux à faire que de transporter la houille de Newcastle. Le sol volcanique de plusieurs provinces fournit des quantités énormes de soufre, et l’alun de la Tolfa est le premier alun du monde. Le quartz de Civita-Vecchia nous donnera du kaolin dont nous ferons de la porcelaine. Les carrières nous fourniront tous les matériaux de la construction, y compris le marbre et la pouzzolane, qui est du ciment romain presque tout fait.

Le cadastre de 1847 évaluait à plus de 870 millions les propriétés rurales soumises au pape. Encore la province de Bénévent est-elle restée en dehors de l’estimation. Et le ministre du commerce et des travaux publics nous avertissait que les biens n’étaient peut-être cotés qu’au tiers de leur valeur. C’est donc à deux milliards six cent dix millions qu’il faudrait porter la richesse agricole du pays. Si ce capital rendait tous les ans ce qu’il doit rendre, si le commerce et l’industrie multipliaient le revenu, comme il convient, par le mouvement et le travail, c’est M. de Rothschild qui emprunterait l’argent du pape à 6 pour 100 d’intérêt.

Attendez ! Je n’ai pas fini le dénombrement des richesses. Aux libéralités de la nature, il faut ajouter l’héritage du passé. Les pauvres païens de la grande Rome ont légué tout leur avoir au pape qui les damne. Ils lui ont légué des aqueducs gigantesques, des égouts prodigieux et des routes qui servent encore en plus d’un endroit, après vingt siècles d’usage. Ils lui ont légué le Colisée, pour qu’il y fît prêcher des capucins. Ils lui ont légué l’exemple d’une administration sans égale dans l’histoire. Mais la succession fut adoptée sous bénéfice d’inventaire.

Je ne vous dissimulerai pas plus longtemps que cet admirable territoire m’a semblé d’abord indignement cultivé. De Civita-Vecchia jusqu’à Rome, sur un parcours d’environ 16 lieues, la culture m’apparaissait comme un accident très-rare, auquel le sol n’était point accoutumé. Des prairies, des terres en friche, quelques broussailles, et à de longs intervalles un champ labouré par des bœufs ; voilà le spectacle que je promets à tous ceux qui feront le voyage en avril. Ils ne rencontreront pas même ce qu’on trouve dans les déserts les plus incultes de la Turquie : une forêt. On dirait que l’homme a passé par là pour tout détruire, et que les troupeaux ont pris possession du sol après lui.

Les environs de Rome ressemblent à la route de Civita-Vecchia. Une ceinture de terrains incultes, mais non stériles, enveloppe cette capitale. Je me promenais dans tous les sens et quelquefois assez loin ; la ceinture, me parut bien large. Cependant, à mesure que je m’éloignais de la ville, je trouvais les champs mieux cultivés. On aurait dit que les paysans travaillaient avec plus de goût, à certaine distance de Saint-Pierre. Les routes, qui sont désastreuses autour de Rome, s’amélioraient peu à peu : on y rencontrait aussi plus de monde, et des visages plus riants. Les auberges devenaient plus habitables ; au point que j’en fus étonné. Cependant, tant que je me tins sur le versant de la Méditerranée qui a Rome pour centre et qui subit plus directement son influence, l’aspect de la terre laissa toujours quelque chose à désirer. Je me figurais quelquefois que ces honnêtes cultivateurs craignaient de faire trop de bruit et de réveiller les moines à coups de pioche.

Mais quand une bonne fois j’eus franchi l’Apennin, quand je ne fus plus sous le vent de la capitale, je respirai comme une atmosphère de travail et de bon vouloir qui me ragaillardit le cœur. Les champs étaient non-seulement piochés, mais fumés, et, qui plus est, plantés. L’odeur des engrais me surprit beaucoup : j’en avais perdu l’habitude, car on ne fume pas la terre, sur le versant opposé. La vue des arbres et leur emploi me fit grand plaisir. Dans un champ semé de chanvre, ou de blé, ou de trèfle, de beaux ormes plantés en ligne se couronnaient d’une riche vendange. Quelquefois les ormes étaient remplacés par des mûriers. Que de biens à la fois, et que la terre est bonne fille ! Voilà du pain, du vin, des chemises, et des robes de soie pour madame, et du fourrage pour les bœufs ; l’orme aussi donne du fourrage. Saint-Pierre est une belle église, mais un champ bien cultivé est une admirable chose !

Je poussai jusqu’à Bologne à petits pas, toujours heureux, toujours souriant à la fécondité de la terre et à la vaillance de l’homme. Puis il fallut reprendre le chemin de Saint-Pierre et rentrer insensiblement dans la désolation des campagnes.

J’en eus pour longtemps à réfléchir sur ce que j’avais vu, et une idée inquiétante se glissa dans mon esprit sous forme géométrique. Il me sembla que l’activité et la prospérité des sujets du pape étaient en raison directe du carré des distances, qui les séparent de la capitale ; ou, pour parler plus humainement, que l’ombre des monuments de Rome nuisait à la culture du pays. Rabelais dit que l’ombre des monastères est féconde, mais c’est dans un autre sens.

Je soumis mon doute à un vénérable ecclésiastique qui s’empressa de me détromper. « Le pays n’est pas inculte, me dit-il, et s’il l’est, c’est par la faute des sujets du pape. Ce peuple est fainéant par nature, quoique 21 415 moines lui prêchent le travail. »