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La Question romaine (Eugène Forcade)/Texte entier

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La Question romaine (Eugène Forcade)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 769-795).
LA
QUESTION ROMAINE

PREMIERE PARTIE.

I.

Nous espérons que personne ne sera surpris de notre aveu si nous disons que ce n’est point sans une sorte de tremblement que nous approchons d’une question aussi grande que la question romaine. Toutes les révolutions sont une cause d’angoisse pour ceux qui sont appelés à s’y associer par un acte de leur pensée. Il y a quelque chose de douloureux et de redoutable à vouloir arracher leur secret à ces sphinx que les vicissitudes humaines font sans cesse renaître. Combien le doute, l’hésitation, les scrupules, ne sont-ils point plus naturels au milieu d’une révolution qui, bien que suivant notre conviction profonde elle ne doive que modifier la forme temporelle de la papauté, s’attaque pourtant à une des formes les plus anciennes, les plus achevées du christianisme, et renverse l’œuvre des siècles en portant l’alarme dans les consciences !

Il faut surmonter sans doute cette timidité, qu’on pourrait dire religieuse : il faut la vaincre dans l’intérêt des consciences troublées par la nouveauté et par la grandeur du problème. Ce problème, les événemens l’ont mis à l’étude et en pressent la solution en dépit des volontés humaines. Croirait-on qu’il fût habile, sage, honnête même, oserais-je dire, de laisser écouler le torrent des faits en s’entêtant dans une immobilité fataliste ? De quoi ont servi les protestations chagrines à ceux qui depuis trois années se sont mis à la queue des événemens ? Les esprits éclairés qui croient défendre les vrais intérêts du catholicisme en donnant la réplique aux faits par ces éloquentes, mais impuissantes protestations, pensent-ils qu’ils n’eussent pas mieux agi, si, plus alertes, ils eussent devancé les événemens pour les regarder en face, en saisir le caractère, en déterminer les conséquences ? Ce n’est en effet qu’à cette condition que l’on peut avoir quelque influence sur la direction des affaires humaines. Le moment est venu de renoncer, pour la question romaine, à une aveugle et stérile tactique qui consiste à attendre que le fait soit accompli pour le maudire en le subissant. La continuation de l’occupation de Rome par nos troupes laisse encore un court intervalle à l’emploi des moyens moraux par lesquels peut se préparer la solution équitable de la question. C’est ce répit que, pour notre compte, nous allons essayer de mettre à profit. Nous le ferons en nous aidant des idées qu’a bien voulu nous communiquer un Romain des plus distingués, qui a longtemps réfléchi sur ces graves matières. Notre correspondant a eu l’honneur de faire partager ses opinions à M. de Cavour ; il les a même essayées sur l’esprit des membres les plus éclairés et les plus pieux de la cour de Rome, et il voudrait qu’elles fussent exposées en France, où tant de choses ont été dites sur la question romaine, « une question, nous écrit-il, qui, après tout, me concerne un peu plus que ceux qui s’en sont occupés chez vous. »

Les Romains sont à coup sur plus intéressés que nous à la solution de la question romaine ; cette solution est pourtant entre les mains de la France. En attribuant à la France une si grande influence sur le maintien ou la cessation du pouvoir temporel de la papauté, nous n’entendons point faire allusion à la forme matérielle et brutale de cette influence, à celle qui s’exerce par la présence de notre drapeau à Rome, ou qui pourrait se manifester par la retraite de nos troupes, à celle en un mot qui dépend des résolutions du gouvernement français. Nous voulons parler uniquement de notre influence morale. C’est dans l’opinion publique de la France, nous irons plus loin, c’est dans l’opinion des catholiques français qu’il importe que la question du pouvoir temporel de la papauté soit résolue. L’opinion des catholiques français a certainement été sans efficacité pour prévenir ou arrêter le mouvement national italien, qui n’a plus aujourd’hui à réclamer que la sécularisation de Rome ; mais cette opinion a jusqu’à présent pesé d’un grand poids dans les conseils de la cour romaine. Elle a encouragé le gouvernement pontifical dans sa funeste politique de résistance, elle n’a que trop malheureusement contribué à le détourner de toute pensée de transaction avec le gouvernement nouveau de l’Italie. C’est à cette opinion que nous voulons loyalement nous adresser.

Nous nous souvenons des paroles que Bossuet écrivait au cardinal d’Estrées au temps des disputes de 1682 : « Les tendres oreilles de Rome veulent être ménagées. » Alors pourtant Rome était encore puissante. Malgré le conflit qu’elle engageait avec Louis XIV dans le domaine du temporel, elle pouvait espérer de voir le protestantisme expulsé de France : elle allait assister à la révocation de l’édit de Nantes ; elle avait quelque raison de croire qu’un souverain catholique étoufferait bientôt le protestantisme au cœur de l’Angleterre. Si à cette époque la bienséance et la politique conseillaient pourtant les ménagemens envers la cour romaine, les circonstances actuelles, nous le savons et nous le sentons, circonstances si fâcheuses pour l’antique papauté temporelle, commandent des attentions plus respectueuses, des précautions plus tendres encore, dans le langage que l’on se croit autorisé à lui tenir. Il n’est qu’équitable, suivant nous, d’étendre ces ménagemens aux catholiques français, qui ont si vivement épousé la cause du pouvoir temporel. Nous le pouvons d’autant mieux, qu’il nous est facile de nous rendre compte des sentimens, des intérêts, des griefs particuliers qui ont agi sur les catholiques français, et les ont en quelque sorte conduits au point de vue d’où ils envisagent maintenant la question romaine.

Il est bon en toute controverse, et dans celle-ci plus qu’en aucune autre, d’entrer dans les raisons de ses adversaires. Les opinions en politique sont toujours complexes ; plusieurs causes d’inégale importance concourent à les former : les circonstances diverses en varient le caractère ; les accidens leur impriment des impulsions qui souvent ne correspondent point aux intérêts sur lesquels elles sont fondées ; les passions naturellement excitées s’y mêlent à la raison et lui viennent faire violence. Les esprits de bonne foi ne peuvent ni s’indigner ni s’étonner à la vue de l’alliage qui s’introduit ainsi dans les opinions. C’est par l’analyse de cette diversité d’élémens qui agissent sur la formation et la conduite des opinions qu’on s’explique un des phénomènes les plus singuliers et pourtant les plus fréquens de l’histoire : je veux dire la contradiction qui se manifeste si souvent entre les résultats que les opinions actives produisent et les fins qu’elles s’étaient proposées. La position de l’église et des catholiques de France dans la question romaine doit être ainsi expliquée. »

Tout le monde sait que, depuis la révolution française, l’ultramontanisme a gagné chez nous à peu près l’universalité du clergé et des laïques qui dans nos luttes politiques se sont efforcés de représenter et de défendre les intérêts de l’église. L’ultramontanisme du clergé et du parti catholique français a souvent excité la surprise des clergés étrangers et même des églises italiennes. Cet entraînement ultramontain de la France a eu pourtant une raison dont on ne saurait méconnaître la légitimité. C’est pour défendre la liberté du spirituel contre les empiétemens du pouvoir temporel que l’église de France est devenue ultramontaine. Avant 1789, l’église avait en France dans sa constitution des garanties d’indépendance envers le pouvoir qui lui font aujourd’hui défaut : les immunités dont elle jouissait vis-à-vis du pouvoir lui permettaient de garder vis-à-vis de Rome cette attitude indépendante et respectueuse que l’on définissait par le nom de gallicanisme. La révolution et surtout les gouvernemens qui en sont sortis ont profondément altéré cette situation. L’église a cessé d’avoir les conditions matérielles de l’indépendance ; elle a même perdu quelques-unes des conditions morales de sa liberté, en se trouvant annexée à la centralisation administrative exagérée qu’ont organisée la république et l’empire. Par une réaction naturelle, l’église de France, jalouse de son indépendance, en a cherché la revendication en s’unissant de plus en plus à une centralisation d’une autre nature, qui absorbe dans l’autorité de la cour de Rome l’ancienne autonomie des églises particulières : elle s’est faite ultramontaine. L’excès a appelé l’excès ; mais si l’on veut être juste, si l’on veut sincèrement se rendre compte du mouvement qui a fini par s’emparer du clergé et des apologistes laïques du catholicisme en France, il faut en voir où nous les signalons la cause et l’origine. L’ultramontanisme français a eu pour cause véritable le souci de l’indépendance de l’église : en exaltant à outrance l’autorité de Rome, en exagérant toutes les prétentions de la papauté, l’ultramontanisme au fond poursuivait à sa manière, suivant le tour de la circonstance et l’impulsion du moment, l’accomplissement de la convention sur laquelle repose le christianisme, convention qui sépare le spirituel du temporel et réclame l’indépendance de l’église, convention divine et sainte suivant les uns, mais auguste pour tous, car elle a introduit dans la civilisation moderne un souffle impérissable de liberté.

Nous nous exposons à être accusé de soutenir un paradoxe en attribuant au désir généreux d’assurer l’indépendance du spirituel les progrès que l’ultramontanisme a faits dans ce siècle au sein du clergé français. Nous avons pourtant le sentiment que nous sommes dans l’exacte vérité. On ne perd rien, quand on recherche soi-même avec désintéressement la vérité dans la discussion, à reconnaître les nobles mobiles qui seuls peuvent entraîner des multitudes d’esprits et susciter de grands mouvemens d’idées. Si l’on tient à comprendre la position des catholiques français dans la question romaine, la justice veut que l’on aille encore plus loin.

Cherchant dans la papauté la garantie de leur indépendance religieuse et de ce qui est leur véritable liberté de conscience, les catholiques français ont été logiquement conduits à attacher une importance singulière au pouvoir temporel de la papauté. Dans la sphère des choses humaines, la forme suprême de l’indépendance est la souveraineté. Le pape, chef de l’église catholique, étant en même temps souverain temporel, possédait aux yeux des catholiques cette garantie formelle de l’indépendance humaine. L’autorité que les catholiques reconnaissent dans le pape et l’indépendance religieuse que cette autorité suppose sont, il est vrai, placées par eux bien au-dessus des fragiles conditions auxquelles s’attache l’indépendance humaine. C’est en effet une autorité surhumaine que les catholiques reconnaissent dans le souverain pontife ; d’après la croyance catholique, ce sont des promesses divines qui assurent l’autorité et par conséquent la liberté pontificales. Et qu’est-ce auprès de telles promesses que la condition essentiellement contingente de ces expédions variables qui s’appellent en ce monde des souverainetés ? Cependant la souveraineté temporelle du pape était un fait. Ce fait, quelque contestable qu’en fût l’importance réelle, était aux yeux des catholiques un surcroît de garantie humaine ajouté aux garanties surhumaines d’indépendance qu’ils attribuent à la papauté. Ce n’était pas d’eux évidemment qu’il fallait attendre la suppression spontanée de ce fait ; ce n’étaient pas eux qui pouvaient en contester la légitimité. L’émotion dont ils ont été saisis en le voyant mis en péril était au contraire naturelle.

Il faut faire encore la part des causes immédiates de l’ébranlement de la papauté temporelle, des circonstances au milieu desquelles cet ébranlement s’est opéré, et des dispositions dans lesquelles ces causes et ces circonstances sont venues surprendre les catholiques français. Nous entrons ici sur le terrain politique. Les événemens qui, depuis 1859, ont changé la face de l’Italie ont été pour les catholiques de France une surprise, c’est le mot, un vrai coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce serait, on en conviendra, exiger l’impossible de la nature humaine que de vouloir que les catholiques français eussent jugé les questions soulevées par la guerre de 1859 avec une impartialité philosophique, en se plaçant exclusivement au point de vue des besoins, des intérêts et des vœux de l’Italie, et qu’avec un désintéressement angélique ils eussent condamné ce qu’ils étaient habitués à regarder comme leur cause même. Il ne faut pas attendre de tels miracles d’abnégation de la part des corps ou des hommes réunis en partis pour la défense d’une cause. Il ne faut pas leur demander avec sévérité la prévoyance et les condescendances que la prévoyance inspire. La prévoyance en politique est le don de quelques personnes ; les corps, les partis, les masses, ne l’ont jamais. Leur obstination se justifie même par des motifs respectables. Les associations d’idées et d’intérêts qui forment les opinions collectives entrelacent les âmes par mille liens enchantés ; couper soi-même ces racines invisibles où l’on a puisé la vie morale est un suicide qui surpasse la force ordinaire de l’homme. Les associations militantes, religieuses ou politiques, ne se laissent dompter que par la nécessité, lorsque la nécessité s’impose à elles avec l’inexorable puissance du fait consommé. Ainsi au commencement des révolutions d’Italie les catholiques de France, à peu d’exceptions près, ne pouvaient guère les apprécier que du point de vue auquel l’église de France s’était accoutumée à juger ses propres intérêts.

Ce point de vue fondamental, devenu, pour les motifs que nous avons dits, ultramontain, était naturellement le maintien du pouvoir temporel du pape ; mais l’opinion des catholiques français sur l’importance du pouvoir temporel a été aigrie, exaspérée, pourrait-on dire, par des circonstances particulières. Ces circonstances sont les promesses que le clergé français avait reçues au commencement de la guerre de 1859, et la position que la masse du parti clérical avait prise dans notre politique intérieure avant cette époque. Les déclarations du gouvernement français au début de la campagne avaient donné à croire aux catholiques que le pouvoir temporel du saint-père n’aurait rien à souffrir de cette guerre. La suite a prouvé que dans cette révolution les événemens ont été ou plus francs ou plus forts que les hommes, et la déception dont ils sont victimes a redoublé l’irritation des catholiques contre les hommes et contre les événemens. La masse du parti clérical se plaint d’une déception d’une autre sorte, et pour celle-là c’est lui-même, à notre avis, qu’il devrait surtout accuser. Cette méprise, douloureusement ressentie par le parti clérical français, provient en effet de l’illusion qu’il avait nourrie sur sa position vis-à-vis du pouvoir. Nous pensons avoir le droit de le dire au parti catholique sans l’offenser : sa conduite politique en France a été de notre temps bien pauvrement inspirée. Nous avons vu l’ultramontanisme aller en politique aux plus contraires excès. Il y a eu une époque, qui n’est point éloignée de nous de la mesure d’une vie d’homme, où l’on tentait d’appuyer l’autel sur le trône. Dans la première phase de son ultramontanisme, qui a laissé au sein du clergé des traces si profondes, M. de Lamennais prêchait l’absolutisme théocratique. Dans la seconde phase de sa carrière, cet orageux esprit invoqua la liberté illimitée et s’emporta jusqu’à l’extrême démocratie. Ce brusque revirement, promptement désavoué par Rome, n’eut point la même force de prosélytisme que le premier ultramontanisme lamennaisien. Il ne resta dans le catholicisme politique et militant qu’un petit nombre d’esprits, nous allions dire de tempéramens, enclins au libéralisme. Cependant le prosélytisme religieux n’eut rien à perdre à la pratique des institutions libres. Ce qu’il put gagner en force morale sous le régime de 1830 est dans toutes les mémoires ; ce qu’il obtint sous la république frappe encore les yeux. La majorité du clergé et le gros du parti catholique eurent-ils la clairvoyance de leurs véritables intérêts ? comprirent-ils ce que leur rapportait la liberté politique ? Non, ils pourchassèrent jusqu’à la mort le gouvernement de 1830 et la république. Les institutions libérales avaient été surtout fécondes pour eux ; ils les virent briser avec une insultante joie. Tombant, à l’égard de la vérité politique, dans un scepticisme brutal, oubliant même le lien sacré qui unit la politique à la morale, ils affectèrent de ne chercher dans les diverses formes d’institutions que des expédiens à leur usage, et parmi ces expédiens ils eurent le triste courage de préférer avec ostentation ceux qui, dans leur espérance, paraissaient devoir leur assurer un facile triomphe en les affranchissant des labeurs qu’il faut soutenir et des blessures que l’on est exposé à recevoir dans les luttes à armes égales. Il y eut sans doute parmi les catholiques une petite élite qui ne se laissa point tenter aux séductions de la fortune : nous admettons qu’à mesure que l’expérience marchait et que les désenchantemens se sont succédé, ce groupe a dû progressivement s’accroître ; nous ne pensons point pourtant que cette épreuve ait ramené la masse du parti clérical à des sentimens plus justes envers la liberté. Nous ne serions pas surpris que le plus grand nombre dans ce parti n’en fût encore à compter pour relever ses affaires sur un évêque quelconque du dehors. Quoi qu’il en soit, il est aisé de comprendre le trouble et l’amertume que des erreurs de cette sorte ont dû jeter dans les jugemens portés par le parti clérical français sur la question italienne et sur la question romaine.

On voit assez que nous ne sommes point disposé à diminuer ou à travestir les mobiles qui dirigent le parti catholique dans la controverse où s’agite le sort du pouvoir temporel de la papauté. Nous reconnaissons la légitimité de ce qu’il y a d’essentiel dans cette opinion, à savoir le principe de l’indépendance du pouvoir spirituel. Nous ne méconnaissons pas ce qu’il y avait de plausible dans la garantie prêtée à l’indépendance du pouvoir spirituel par les attributs de la souveraineté temporelle tant que cette souveraineté était incontestée, et n’était point répudiée par ceux sur lesquels elle s’exerçait. Nous accordons que la question italienne et la question romaine, qui en est le suprême élément, ont été engagées d’une façon qui a pu mécontenter justement les catholiques français. Nous ne nous posons point en apologiste de tous les procédés qui ont été employés dans la question italienne ; nous abandonnons les hommes aux rancunes, aux ressentimens, à la colère même, si l’on veut, des catholiques. La hauteur des intérêts principaux engagés dans ce problème nous permet de faire bon marché des points secondaires. Mais, après leur avoir fait toutes ces concessions, nous pensons avoir le droit de rappeler les catholiques eux-mêmes à la considération de ces intérêts primordiaux au nom desquels ils prétendent agir. Les tenant pour sincères, nous nous croyons autorisé à leur dire : « Prenez garde de sacrifier dans votre cause le principal à l’accessoire. Certains acteurs dans les récens événemens d’Italie ont manqué, dites-vous, aux paroles qu’ils vous avaient données, ont trompé la confiance que vous aviez placée en eux : dénoncez leur duplicité, retirez-leur votre confiance, soit ; mais, dans une question où il va des plus vitaux intérêts de votre foi, n’allez pas jusqu’à vous laisser distraire du fond des choses par la diversion des questions personnelles. De mauvais moyens, à votre gré, ont été mis en usage : condamnez-les ; mais n’allez pas vous laisser offusquer sur le caractère peut-être providentiel des résultats par le vice des procédés, vous surtout dont les théologiens sont si ingénieux à expliquer par quel art mystérieux et sûr Dieu sait faire servir le mal à la production du bien. Revenez à la grande et véritable question, à celle qui vous est posée par des événemens pressans, par une nécessité irrésistible ; appliquez-vous à l’examen des conditions essentielles de l’indépendance du pouvoir spirituel. La souveraineté temporelle était à vos yeux une des garanties de cette indépendance ; la suppression de cette souveraineté vous choque comme une innovation dangereuse. Nous ne disons point que votre opinion ait été jusqu’à ce jour déraisonnable, et nous comprenons la défiance et la répugnance que les innovations vous inspirent ; mais la nécessité parle, la puissance temporelle est déjà démembrée : ce qu’il en reste ne peut plus satisfaire votre théorie et ne saurait durer qu’en prolongeant, pour une nation en révolution, pour l’Europe, pour le catholicisme lui-même, une situation pleine de périls et de maux. Pour relever la papauté temporelle, n’est-il pas dès à présent visible qu’il faudrait un miracle ? Est-ce un miracle que vous attendez ? Vous professez que l’église, incorruptible dans sa doctrine, s’est toujours prêtée avec une souplesse merveilleuse dans ses élémens variables aux nécessités diverses des temps et des lieux. Le pouvoir temporel a été précisément un des appendices variables de l’église, puisqu’il n’a point toujours existé et qu’il a éprouvé dans le cours de son existence des modifications nombreuses. Il y a plus : le pouvoir temporel, avec ses accidens, a réagi à son tour sur les formes de l’église et a introduit dans sa constitution des modifications dont la sanction du temps n’a point toujours justifié la valeur. Là où il a été innové dans le cours des siècles, est-il interdit d’innover encore ? S’il est démontré que les nécessités du gouvernement temporel ont altéré défavorablement l’économie du gouvernement spirituel, n’est-il point permis de rechercher ce que le spirituel pourrait gagner à être affranchi des nécessités du temporel ? Voilà la question dans sa vérité et dans sa grandeur ; c’est en ces termes que, dans leur sollicitude pour les intérêts permanens de leur foi, les catholiques éclairés doivent commencer dès à présent à l’envisager. L’église n’a pas le droit de compter sur des miracles dans l’ordre de ses conditions temporelles, accidentelles, changeantes, qui est régi par les lois générales de l’humanité et de l’histoire. En acceptant les changemens que ces lois lui imposent, les épreuves peuvent devenir pour elle des crises salutaires de régénération et de rajeunissement ; voilà le seul miracle auquel elle doive aspirer. »

C’est ce que, pour notre compte, nous croyons pouvoir démontrer en examinant rapidement la condition générale de la hiérarchie romaine dans les pays catholiques, les changemens que la possession du temporel a introduits et dans cette hiérarchie et dans l’économie du pouvoir spirituel, la situation faite aujourd’hui à la papauté par l’association du temporel au spirituel, enfin la solution qui répond le mieux à la fois aux intérêts du catholicisme et à l’esprit des sociétés modernes.

II.

Un caractère extérieur a plus fortement distingué l’église romaine des religions de l’antiquité et des autres églises chrétiennes. Dans celles-ci, le sacerdoce a été ou est toujours national ; de là les relations intimes qui l’unissent ordinairement au gouvernement qui représente le pays. Là le sacerdoce ressent les mêmes influences que la nation, a les mêmes besoins, obéit aux mêmes instincts, suit les mêmes inspirations. Telle était la condition des sacerdoces antiques ; telle est celle de la plupart des églises chrétiennes, de l’église orientale, des églises protestantes. La condition même des clergés de ces églises les empêche de s’éloigner jamais beaucoup des voies dans lesquelles marche la nation à laquelle ils appartiennent.

Telle n’est point la situation du clergé catholique romain. Ce clergé, répandu sur différens pays, dominant religieusement diverses nations qui ne sont même pas toutes de race latine, se reconnaît à ce trait, qu’il forme un seul corps, ayant partout, malgré la diversité des contrées, mêmes principes, mêmes doctrines, mêmes tendances, et jusqu’à un certain point des intérêts identiques. En tout pays, il a du moins cette uniformité, qu’il relève d’un chef étranger, vivant au dehors, placé ainsi hors du cercle des besoins, des instincts et des tendances de la nation particulière dont le clergé fait partie, chef étranger, qui a pour règle de ses appréciations, de ses jugemens et de sa conduite des principes, des intérêts ou des nécessités qui, on l’admettra du moins pour l’ordre temporel, peuvent être fort éloignés des pensées et des mobiles d’action de tel ou tel des peuples dont il dirige le gouvernement spirituel. Voilà le fait dans sa simplicité. Nous nous bornons à le rappeler sans arrière-pensée et sans prévention défavorable à l’église catholique romaine. Ce fait s’explique au contraire par les plus nobles origines du christianisme.

Dès le commencement, le christianisme eut la haute et vaste ambition qui était pour ainsi dire inhérente à ses doctrines. Il n’était pas, comme les religions antiques, un amas de rites et de superstitions ayant perdu, s’ils l’avaient jamais eue, la vertu d’améliorer les hommes et les sociétés. Avec son spiritualisme élevé et sa sublime morale, le christianisme parlait à l’homme tout entier, s’emparait de lui et devait pénétrer dans la vie civile et sociale des peuples. Cette vertu civile et sociale du christianisme fut aperçue instinctivement dès l’origine par le gouvernement de l’empire romain, et, au sein de la société polythéiste la plus tolérante qui ait jamais existé, provoqua contre la religion nouvelle ces persécutions féroces qui, au lieu d’abattre la foi chrétienne, ne servirent qu’à en démontrer la valeur morale, à en exciter l’énergie, à en hâter le triomphe. L’influence civile et sociale qui appartenait à l’esprit du christianisme dut dès le principe assurer au sacerdoce chrétien une importance, une prépondérance extraordinaires. Les circonstances politiques que le monde traversait alors contribuèrent encore à grandir le rôle de la hiérarchie chrétienne.

L’empire romain se décomposait sous l’étreinte de l’absolutisme et de la centralisation, deux causes de mort auxquelles ne résistent pas les sociétés les mieux douées. Constantin, ne trouvant plus de ressources suffisantes pour s’opposer aux irruptions des Barbares dans l’Occident, où la centralisation plus forte avait plus promptement usé les ressorts de la vie, eut la pensée d’aller demander ces ressources à l’Orient, où la civilisation grecque n’avait jamais admis dans toute leur étendue les principes de la centralisation latine. Ce fut sans doute la préoccupation politique qui le décida à porter à Byzance le siège de l’empire. On veut, dans certaines publications récentes, qu’il ait fui Rome de peur d’y être éclipsé par la grandeur du pape : explication puérile, où l’on oublie que la pensée politique qui dirigea Constantin n’était point neuve dans l’empire, et avait été conçue par Dioclétien, peu suspect assurément de tendresse pour les chrétiens et de vénération pour les papes, lequel avait eu le projet de désigner une nouvelle capitale et de la fixer à Andrinople ou à Césarée. Or, tandis que la liberté périssait dans l’empire, elle se réfugiait ou, pour mieux dire, elle naissait au sein de l’église. Pour la première fois, les principes de la spontanéité humaine et de la liberté morale s’y allumaient au foyer d’une religion. Le principe de l’égalité des hommes devant Dieu, qui devait un jour s’emparer de la société civile et y introduire l’égalité devant la loi, était vivant dans l’église chrétienne. L’église nourrissait aussi dès lors cet autre principe de l’égalité et de la fraternité des nations qui devait enfanter plus tard les droits des peuples, que la tâche de notre siècle est de faire prévaloir. L’église en outre avait un autre principe de vie, elle vivait du principe d’élection. Les évèques puisaient dans l’élection cette force vivace qui s’était éteinte dans la société civile sous le poids de la centralisation et du despotisme. Ce furent les véritables sources de la puissance et de la grandeur du sacerdoce chrétien. Les Barbares arrivent, la puissance centrale tombe, l’empire est effacé de l’Occident. La puissance des évêques demeure seule debout, car c’était dans l’empire la seule force qui procédât de la spontanéité humaine, qui vécût par la liberté, qui se retrempât sans cesse par l’élection dans le peuple. Aussi l’évèque nous apparaît partout durant l’invasion des Barbares comme le représentant, le patron, en même temps que le pasteur des populations conquises, et comme un médiateur entre les villes subjuguées et les conquérans.

Ainsi s’exerça l’influence et s’agrandit le rôle vivace de la hiérarchie catholique et de la papauté jusqu’au moyen âge ; ainsi, par la médiation du sacerdoce et de l’épiscopat chrétiens, les gouvernemens des successeurs des Barbares, représentans de la conquête, s’imprégnèrent progressivement de la civilisation des vaincus. La conquête avait été accomplie par des tribus diverses : l’Europe s’était de la sorte trouvée partagée en plusieurs nationalités et constituée sous des gouvernemens différens ; mais les vaincus, fils de l’empire unique, reconnaissaient toujours avec un sentiment de consolation et de fierté l’ancienne unité survivant dans l’unité de l’église, dans cette organisation sacerdotale et épiscopale reliée à un pouvoir unique et central, celui du pape. C’était aussi pour les clergés locaux un grand avantage de pouvoir au besoin recourir au patronage d’un chef vénéré, dont l’éloignement augmentait le prestige. Au milieu des luttes où les engageaient fréquemment leurs intérêts et ceux des populations qu’ils représentaient, ils trouvaient une grande force dans ce recours extérieur, et ils concouraient naturellement à soutenir et accroître un pouvoir lointain, qui fortifiait leur propre puissance.

Il faut se garder de confondre cette organisation de l’église après l’invasion et aux débuts du moyen âge avec le mécanisme ecclésiastique que nous avons sous les yeux. Dans les luttes où s’organisa l’église pendant la première partie du moyen âge, l’intérêt politique était le plus souvent le mobile principal sous l’apparence religieuse : au fond, c’était la grande lutte de la race conquise et de la race conquérante. Les intérêts généraux, qui prenaient la papauté pour organe, couvraient les intérêts locaux, défendus par les évêques. Quelquefois la papauté se servait de ces intérêts locaux pour s’agrandir ; le plus souvent c’était l’élément romain, survivant et se débattant çà et là sur la surface de l’Europe, qui cherchait dans la papauté un moyen de résistance ou d’ascendant et un surcroît de force morale. L’organisme de l’église dans ces temps de barbarie se prêtait admirablement aux efforts de vie qui de la circonférence venaient retentir au centre. Les conciles étaient alors pour l’église le grand moyen de concert et de gouvernement. Or, si les conciles étaient formés par les évêques, ceux-ci étaient élus par les peuples ; ils étaient par conséquent les représentans et les mandataires des idées et des intérêts des populations. La papauté, elle aussi, était élective. L’obéissance à l’église n’était donc alors que le triomphe même des idées et des intérêts populaires, dont l’autorité de l’église, au moyen des divers degrés d’élection et de représentation, était une émanation véritable. Il faut bien s’entendre quand on dépeint le moyen âge comme l’époque de la soumission absolue de l’univers à Rome. C’est le contraire qui serait plutôt la vérité : le moyen âge a été l’époque, à proprement parler, de la soumission ou, si l’on veut un mot plus respectueux, de l’acquiescement de Rome aux idées de l’univers, manifestées par une série de représentations : les conciles, l’épiscopat électif, les clergés locaux.

Mais depuis ce temps une immense révolution s’est accomplie lentement dans l’église et dans la papauté. La civilisation renaissante rendit peu à peu les relations de peuple à peuple plus délicates et plus compliquées. Les nationalités prirent une assiette plus définie, et la réunion des conciles universels devint chaque jour plus difficile. À mesure que les diverses sociétés politiques et civiles se délimitaient avec une netteté plus grande et accusaient davantage les traits qui les distinguaient les unes des autres, une tendance correspondante se prononça dans l’église et dans la papauté. L’action de la circonférence sur le centre alla en diminuant ; l’action du centre sur la circonférence alla en augmentant au sein de la société chrétienne. Il se fit un mouvement de centralisation où l’initiative du pontificat romain dut gagner tout ce que perdait l’initiative locale et populaire. Au système des premiers temps de l’église, système que dans le langage politique de nos jours on appellerait libéral, puisqu’il entretenait la spontanéité et la vie universelle dans la chrétienté, puisqu’il était le catholicisme dans le vrai sens du mot, se substitua peu à peu au profit de Rome un système de centralisation. Ce mouvement fut secondé par la diffusion des ordres religieux démocratiques, indépendans de l’épiscopat. À mesure qu’il se développa, on vit s’altérer dans l’église le principe électif, on vit l’élection des évêques passer successivement des peuples aux clergés, puis aux chapitres, enfin aux rois et aux papes. L’église devint elle-même une monarchie, et la papauté finit par être une sorte de royauté absolue. Le romanisme, ou ce que l’on appelle chez nous l’ultramontanisme, prit la place du catholicisme primitif. Nous ne voulons pas traiter ici une question d’histoire ecclésiastique : nous n’essaierons donc pas d’indiquer par quelle succession de faits, par quelle dégradation de nuances s’opéra cette grande et lente altération du gouvernement de l’église, qui d’ailleurs concordait avec les changemens analogues qui s’accomplirent dans la société civile et politique européenne. Nous nous contentons de signaler cette révolution, œuvre du temps. On n’en peut nier le caractère et le résultat général. Pour en démontrer la réalité, il n’est point nécessaire de faire appel aux lumières des écoles historiques et critiques de ce siècle : il suffirait de confronter avec ce qui existe ce qui est rapporté sur les commencemens de l’église par l’Histoire ecclésiastique de Fleury.

III.

La révolution que nous venons de signaler et qui s’est accomplie à travers le cours des siècles au sein du gouvernement de l’église et dans la papauté est assurément d’une grande conséquence. Elle prend un aspect plus grave encore si on la rapproche d’une autre altération qui s’opéra simultanément, sinon dans le principe, du moins dans le caractère et dans l’action de la papauté.

Nous venons de voir le pouvoir se déplacer dans le gouvernement de l’église, et, de l’épiscopat élu uni au pape, élu également, passer au pape seul, l’élément populaire demeurant éliminé de l’élection des évêques et du pape. C’est là sans doute un changement considérable. Si du moins il n’y eût eu que celui-là, le pouvoir ne sortait point des mains ecclésiastiques, et son action ne s’exerçait que pour les intérêts de l’église ; mais, par une révolution qui ne fut pas moins lente que la première à se consommer, et qui se produisit par un mouvement parallèle, un autre caractère vint s’ajouter dans le pape au caractère pontifical. Il ne fut plus seulement le chef de l’église, à la fois évêque de Rome et pontife de la catholicité ; il devint prince laïque, souverain territorial, monarque régnant sur une petite population, soumis dès lors non-seulement à tous les devoirs qui lient un prince laïque envers ses sujets, mais à toutes les obligations fondées sur le droit public qui lient entre eux les souverains, — les souverains dont plusieurs, par les croyances qu’ils professent, sont en même temps les sujets du pape au point de vue religieux.

Nous ne nous appesantirons point sur l’histoire du pouvoir temporel des papes. On veut en voir les premiers germes au VIIIe siècle, sous le pontificat de Grégoire II, dans une juridiction accordée volontairement par les populations à l’évêque de Rome, juridiction qui d’ailleurs ressemble à celle qui en ce temps-là était partout attribuée aux évêques. On ne voit un véritable pouvoir exercé sur Rome par les papes, d’accord au surplus avec le patrice, le sénat ou toute autre magistrature, que dans le Xe et le XIe siècle, au milieu de criminels désordres et de la corruption la plus honteuse et la plus révoltante. Ce n’est qu’après les conquêtes de Riario et de César Borgia que vers la fin du XVe siècle la cour de Rome, héritant de ce butin de trahisons et de crimes, s’empare des Romagnes, des Marches et de l’Ombrie, et y exerce une vraie souveraineté, souveraineté limitée toutefois par des institutions plus ou moins libérales, qui allaient par exemple, à Bologne, jusqu’au partage du pouvoir entre le pape et les magistrats municipaux. Depuis la restauration de 1814, la papauté a repris les états de l’église sans tenir compte des institutions antérieures à la révolution française, en les regardant comme des pays conquis et assujettis sans condition, en les gouvernant à son bon plaisir, avec l’autorité la plus arbitraire et la plus absolue.

Le gouvernement de l’église devait inévitablement être affecté par l’adjonction d’un principat temporel à l’institution primitivement toute religieuse de la papauté. Il n’est point nécessaire de chercher pas à pas dans l’histoire les diverses traces de l’influence que les intérêts du pouvoir temporel ont exercée sur le gouvernement religieux de l’église : nous nous contenterons de mettre en lumière les deux résultats les plus généraux et les plus apparens de cette influence, ceux qui sont aujourd’hui visibles et dans l’institution de la papauté et dans la constitution du corps qui fournit à l’église des papes et à la papauté son conseil permanent, nous voulons parler du cardinalat. Il est évident que les intérêts du prince temporel, que les nécessités auxquelles est assujetti le pouvoir politique, ont dû constamment agir sur le pontife. Il a fallu trouver des combinaisons, des compromis, pour concilier tant bien que mal deux vocations d’un ordre si différent et deux natures d’intérêts qui peuvent être si divergentes. Il est malheureusement certain que dans ces compromis l’intérêt véritablement religieux est celui auquel ont été imposés les plus grands sacrifices.

Parmi ces sacrifices, le plus important est celui qui a resserré dans les bornes de l’Italie le personnel où la papauté se recrute. Quoi de plus contraire qu’un tel fait au génie cosmopolite du catholicisme ? Quoi de plus antipathique à la nature d’un pontificat alimenté par l’inspiration divine que de tracer à cette inspiration des limites et de la contraindre à ne trouver ses élus qu’au sein d’une seule nation, la nation italienne ? Ainsi l’a voulu pourtant la nécessité politique, et telle est la condition que l’intérêt du pouvoir temporel a imposée au génie et à l’intérêt catholiques. Le chef d’une principauté italienne ne pouvait décemment être un étranger : il a fallu en conséquence que le chef de l’église universelle fût un Italien. Nous savons bien que l’exclusion qui ferme la papauté aux candidats étrangers à l’Italie n’est point formulée en loi. Elle n’est pas une loi, mais elle est un fait : c’est la pratique des trois derniers siècles. Cette pratique est née au moment où le pouvoir temporel a été véritablement constitué, et ce qui prouve qu’elle est une des charges que les nécessités du pouvoir temporel font porter à l’église, c’est qu’on ne s’en est pas départi une seule fois depuis trois cents ans, et qu’elle a régné jusqu’à ce jour. On a imaginé un correctif à cette pratique ; mais ce correctif n’est qu’une nouvelle servitude infligée à l’intérêt religieux, et c’est encore la liberté de l’église qui en a fait les frais. Le pape était Italien, le pape était souverain d’un état ; la raison politique a dit que ce prince, investi d’une double autorité, enclavé dans le système politique d’une région particulière, pourrait bien avoir des vues et des desseins capables de troubler la paix des autres états et des autres princes. L’on a donc trouvé naturel et légitime que les autres princes et les autres états catholiques intervinssent dans l’élection des papes en exerçant une fois par conclave le droit de veto ou d’exclusion. Ainsi les élus du Saint-Esprit, par cela seul qu’ils sont devenus chefs d’un pouvoir temporel, ont été obligés de soumettre au contrôle des autres pouvoirs temporels la liberté du Saint-Esprit dans l’élection des papes. Conçoit-on une concession plus répugnante à l’indépendance de l’église, plus humiliante pour la liberté religieuse, plus sacrilège, dirait-on, si l’on se croyait autorisé à parler au nom de la foi catholique ?

Voilà le pontificat suprême du catholicisme affaibli et restreint dans son origine et son essence par les exigences du pouvoir temporel. Après la papauté, il n’y a pas dans l’église d’institution plus haute que le sacré collége, pépinière des papes et leur conseil permanent dans l’administration des affaires ecclésiastiques. La nature et la composition du sacré collége n’ont pas été moins gravement altérées par les nécessités du temporel. Le gouvernement politique d’un état est une œuvre laïque de sa nature ; à faire des œuvres laïques, on devient nécessairement laïque en dépit de la dénomination et du costume. Le gouvernement temporel devait donc introduire dans la cour de Rome un élément essentiellement laïque, et à la faveur de la confusion des deux pouvoirs, cet élément laïque devait fatalement s’insinuer dans le gouvernement même de l’église. C’est ce qui est arrivé par la carrière de la prélature et par le recrutement du sacré collége au sein des prélats. Ceux-ci sont les fonctionnaires du pouvoir temporel : ils n’ont d’ecclésiastique que la robe et le célibat ; ils peuvent n’être pas dans les ordres. Ce sont des préfets, des gouverneurs de province (légats ou délégats) ; ils deviennent des ministres de la police (governatore di Roma), de la guerre (prefetto delle armi) ; ils sont magistrats (auditore di Rota), préfets des eaux et forêts ou des archives, administrateurs d’hôpitaux (prefetto delle acque, degli arcivi, commendatore di San Spirito, etc.). Le cardinalat est le couronnement obligé de ces carrières toutes laïques. Au bout d’un certain temps passé dans ces emplois, ces fonctionnaires, qui n’ont jamais rempli de missions ecclésiastiques, doivent entrer dans le sacré collége. Le degré le plus élevé de l’apostolat, la charge la plus auguste sur laquelle s’appuie l’infaillibilité de l’église, sont ainsi marqués comme le dernier terme d’avancement et le bâton de maréchal des petits fonctionnaires administratifs ou politiques d’un petit état. Et qu’on ne veuille point atténuer la gravité de cette intrusion de l’élément laïque dans le gouvernement de l’église, qui a été la conséquence du pouvoir temporel. Depuis Sixte-Quint, l’église, dont la papauté a concentré en elle tous les pouvoirs, est gouvernée surtout par l’intermédiaire des congrégations de cardinaux, la plupart fondées par ce pape, et que les papes consultent toujours lorsqu’ils ont à prendre de graves décisions. En droit, sans doute le pape n’est point lié par l’avis des congrégations ; mais en fait il n’y a pas d’exemple qu’un pape se soit écarté de la décision d’une congrégation, lorsque celle-ci, y a persisté. Or les congrégations ne peuvent être formées que de cardinaux in curia, comme on dit à Rome, et parmi les cardinaux in curia sont en majorité ceux qui sont parvenus par les fonctions laïques au sacré collége. Il y a maintenant vingt-neuf cardinaux in curia ; sur ce nombre, dix-sept ont eu une carrière exclusivement laïque ; six ont parcouru une carrière mixte et ont rempli des fonctions laïques et ecclésiastiques ; six seulement n’ont occupé que des emplois ecclésiastiques. On le voit donc, la majorité du sacré collége, qui, réparti en congrégations, décide des affaires ecclésiastiques, est l’émanation réelle du temporel ; elle est formée de ces personnages étranges, à la fois faux laïques et faux ecclésiastiques, qui, avant d’être cardinaux, portaient le nom de prélats. On pourra équivoquer sur le mot, il est impossible de contester le fait : à coup sûr, cet élément qui domine parmi les cardinaux in curia est un élément étranger à l’église, à l’épiscopat, à la charge des âmes, à l’apostolat dont le sacré collége doit être la plus haute expression.

Montrons un autre effet de la confusion des deux pouvoirs, où les intérêts de l’église sont encore subordonnés à ceux du temporel. Comme chef de l’église et comme prince temporel, le pape, dans ses rapports avec l’étranger, se sert du même ministre, qui est en même temps le principal, sinon le seul ministre réel des affaires de l’état dont le pape est souverain. Le dualisme des fonctions qui se réunissent sur un pape prince temporel, dualisme aussi radical que celui qui sépare l’église de l’état, la révélation de la raison, la foi de la science, les choses de Dieu des choses du monde, vient ainsi s’incarner en un seul homme, dans la personne du secrétaire d’état. Le cardinal secrétaire d’état correspond avec tous les nonces et les ministres de la cour de Rome à l’étranger, et par là avec l’universalité des évêques. C’est lui qui, de l’univers catholique au pape et aux congrégations, rapporte les affaires, et c’est lui qui transmet les décisions des congrégations et du pape aux nonces et aux évêques. On saisit l’importance d’une pareille fonction au point de vue religieux, puisqu’elle est l’intermédiaire obligé du gouvernement de l’église. Le caractère de celui qui la remplit ne saurait être indifférent, et il semble que c’est surtout aux qualités et à la direction religieuses de sa vie que l’on devrait demander le signe de son aptitude. Depuis 1815, sauf de très courts intervalles, dans un espace de près d’un demi-siècle, la secrétairerie d’état a été gérée par des cardinaux. Cinq cardinaux ont occupé ce ministère, Consalvi, Bernetti, Albani, Lambruschini, Antonelli. Sur les cinq, un seul, Lambruschini, avait suivi tous les degrés de la carrière ecclésiastique : prêtre, théologien, évêque, nonce, archevêque, cardinal. Les quatre autres sortaient de la carrière civile et étaient parvenus au pouvoir et au cardinalat par les emplois laïques et la prélature. Quatre fois sur cinq, durant le dernier demi-siècle, c’est donc du pouvoir temporel qu’est sortie la direction suprême qui s’est étendue au gouvernement des affaires ecclésiastiques ; quatre fois sur cinq, c’est le faux laïque ou le faux ecclésiastique, quelque définition qu’on en veuille donner, qui a eu dans les mains les relations de la papauté avec l’église. Aujourd’hui même, dans la crise que traverse le pouvoir de la papauté, c’est l’élément fourni par le temporel qui domine le gouvernement de l’église, puisque le cardinal secrétaire d’état et la majorité des cardinaux qui forment les congrégations, au lieu de représenter la vocation sacerdotale et apostolique, sont sortis des carrières politiques et civiles.

Dans l’ordre de son organisation temporelle, variable, soumise à la mobilité des circonstances, — nous croyons avoir le droit d’exiger des plus orthodoxes qu’ils nous l’accordent, — l’église a subi la double et lente transformation dont nous avons indiqué les traits. Au lieu de se gouverner, comme à l’origine, par l’épanouissement universel de la foi au sein des peuples, au lieu de se développer dans cette unité dont le consentement de tous fait la vivace énergie, et dont le système électif est la forme, l’église peu à peu, en traversant le milieu politique où s’élaborait l’Europe moderne, s’est rangée autour du siége de Rome, autour du pape, devenu presque, par les progrès de son autorité centralisatrice, la personnification de l’église elle-même, du pape procédant de l’élection d’un corps très restreint de cardinaux. C’est la première révolution. La seconde est l’acquisition du pouvoir temporel. Les nécessités du temporel réagissent et sur la papauté et sur la composition du collége où elle se recrute. Il n’y a plus pour papes que des Italiens. Le cardinalat accueille un élément laïque, lequel lui est fourni par les emplois civils et politiques que comporte et rend nécessaires l’administration du petit état gouverné par le saint-père. Malgré la subalternité de son origine et de sa destination naturelle, cet élément laïque prend une part prépondérante à l’élection des papes, peut fournir des papes lui-même, et en tout cas a imposé et impose, à l’heure qu’il est, à l’église catholique les instrumens les plus nombreux, les plus actifs et les plus influens de son gouvernement central et suprême. Tels sont les faits, considérons-en les résultats.

IV.

Lorsque l’on réfléchit sur l’histoire de la papauté, on est bientôt frappé de ces deux faits qui ont caractérisé sa destinée : aux temps où l’influence même politique de la papauté a été le plus éclatante et le plus bienfaisante, les papes n’avaient pas de pouvoir temporel, ou bien leur pouvoir était placé dans les conditions les plus précaires ; à mesure, au contraire, que le pouvoir temporel s’est assis et consolidé, à mesure que la papauté, investie d’une souveraineté mondaine, a été entraînée à se faire exclusivement italienne, le prestige moral de la papauté s’est affaibli, et le cercle de son ascendant spirituel s’est rétréci. Chose curieuse, la papauté a nui de deux façons contraires aux intérêts du catholicisme par le caractère exclusivement italien que le pouvoir temporel lui a donné. Elle a nui au catholicisme au XVIe siècle, parce que, s’étant placée à la tête de la civilisation italienne, elle en avait contracté tous les vices ; elle nuit aujourd’hui à sa mission religieuse, parce qu’elle veut survivre à cette forme condamnée de la civilisation italienne, parce qu’en s’obstinant à la possession d’une souveraineté temporelle, qui n’est plus que le dernier débris d’une organisation politique de la péninsule usée par le temps, elle s’oppose intempestivement à la reconstitution de l’Italie, que veulent le présent et l’avenir. Son malheur est d’avoir été trop italienne autrefois et de ne pas l’être assez aujourd’hui.

On sait de quelle immense puissance morale les papes ont joui au moyen âge et comment ils ont souvent exercé cette puissance dans le domaine politique d’une façon élevée et profitable aux peuples. Le moyen âge n’a mérité ni tout le bien ni tout le mal que l’on a dit de lui. Le moyen âge, quoi qu’en pensent quelques-uns de ses apologistes, ne connut jamais cette liberté savante et douce dont notre siècle a eu la conception, mais qu’il a tant de peine à réaliser. Ce fut pourtant, dans sa belle période, une époque de liberté naïve, instinctive sous ses formes grossières et brutales. C’était une barbarie en travail d’une civilisation ; tout y était en lutte, tout y était effort, et rarement dans l’histoire les énergies naturelles des sociétés et des individus se sont si vigoureusement déployées. Féodalité, royauté, bourgeoisie, tout se débrouillait à peu près partout de la même façon, suivant un plan dont les acteurs n’avaient guère conscience, mais qui était commun à presque toutes les populations européennes. La religion surtout étendait un principe dominant d’unité sur cette confusion vivace. Ses représentans et l’expression la plus haute de l’organisation catholique, la papauté, y apportaient en général l’idée de la justice : ils défendaient les faibles, ils résistaient aux puissans. Leur force était surtout une force d’opinion : c’était l’opinion des masses qui les plaçait au-dessus des dominations de la terre, qui leur déférait la suprématie sur les empereurs et sur les rois. Le propre des forces morales, des forces d’opinion, est de n’être jamais plus grandes et plus irrésistibles que lorsqu’elles ont le moins de force matérielle à leur disposition. Voyez les grands papes du moyen âge, les Grégoire VII, les Innocent III. Au moment où ils ébranlaient des nations, où ils déposaient des souverains, ils n’avaient chez eux, sous leur main, aucun des attributs et des instrumens de la force matérielle ; ils étaient à la merci d’une émeute de la populace ou des insultes de quelque baron féodal. Les humiliations, les oppressions qu’ils subissaient dans leur situation personnelle n’affaiblissaient point le pouvoir moral qu’ils exerçaient jusqu’aux dernières limites de la chrétienté. L’affection, le respect des peuples redoublaient plutôt pour ces apôtres persécutés de la justice et de la vertu, et, en traversant la foi et la reconnaissance des masses, leur faiblesse matérielle était un ressort ajouté à leur puissance morale. Un trait éminent de la papauté dans ces temps orageux et féconds, c’est qu’elle ne portait l’attache d’aucune nationalité distincte, qu’elle ne pouvait avoir de prédilection intéressée pour aucun peuple et pour aucune forme de gouvernement, qu’elle participait elle-même à cette unité qu’elle contribuait à donner à la civilisation du moyen âge, qu’elle était essentiellement cosmopolite. Elle s’appuyait d’ailleurs sur les conciles ; ceux-ci, formés d’élémens pris chez tous les peuples, ne donnaient pas seulement à l’église une représentation unitaire : par leur composition, ils mettaient l’église à l’abri de la prédominance d’une nation sur les autres et la préservaient d’une grande cause de corruption et de ruine. Une nation, en effet, a une civilisation et des destinées déterminées ; après des périodes de vie et de splendeur, elle a des périodes de décadence et de dissolution. La papauté n’étant point enfermée dans le cadre d’un système politique national, les conciles étant la représentation de tous les peuples chrétiens, l’église échappait à la contagion des maux qui pouvaient atteindre telle ou telle société particulière. La corruption ne peut gagner à la fois toutes les civilisations et tous les peuples ; avec la représentation catholique de l’église au moyen cage, les élémens vicieux fournis par une nation démoralisée venaient donc s’atténuer et se fondre dans la sève vivace des nations saines. Les institutions chrétiennes ainsi pratiquées assuraient à l’église, même au point de vue humain, le caractère d’indéfectibilité que son dogme lui attribue. Voilà où furent, aux beaux jours du moyen âge, les conditions de vitalité de la papauté et de l’église.

Si imparfaite, si grossière qu’elle eût été, la civilisation du moyen âge eut sa décadence. La liberté barbare des temps féodaux avait donné une sorte de civilisation uniforme aux divers peuples de l’Europe. Cette uniformité disparut. Chaque peuple, à travers une nouvelle barbarie qui dura du XIVe siècle jusqu’à la renaissance, tendit non-seulement à se constituer dans ses limites, mais à développer isolément sa civilisation propre et originale. Après l’épanouissement, après l’unité mobile et variée du moyen âge, ce fut une nouvelle ère de confusion, de souffrances et de tristesse que ce mouvement où chaque peuple s’efforça péniblement et obscurément de trouver et de creuser sa voie séparée. L’église subit, elle aussi, l’influence de cette malheureuse époque. Déjà, sur la fin du moyen âge, la papauté avait en quelque sorte codifié, en les exagérant, les attributions que la force de l’opinion lui avait prêtées. Après avoir pratiqué une puissance morale illimitée, dont la légitimité dépend des circonstances et n’a pour sanction que l’adhésion de ceux sur qui cette puissance est exercée, les papes avaient voulu la formuler en droits écrits. De là ces constitutions, ces canons, ces décrétales, telles que les fausses décrétales d’Isidore, la collection du moine Gratien, celle de Saint-Raymond de Pennafort, les décrétales de Clément V, publiées en 1317 par Jean XXII, qui érigeaient la catholicité en une théocratie dont le pape était le chef. Une fois écrites, ces prétentions exorbitantes ne pouvaient plus être oubliées ni tout à fait abdiquées, et devaient devenir une cause incessante de conflits entre les papes et les souverains et les peuples ; mais cette théocratie s’affirmait au moment où les nouvelles conditions politiques de l’Europe allaient lui enlever sa puissance. En même temps que l’unité du moyen âge se brisait, la papauté elle-même se déchirait. Les nouveaux gouvernemens qui s’élevaient, les nations qui s’isolaient en se constituant, favorisaient les schismes. Ce fut l’époque des anti-papes. Quand, après de grands efforts et après le travail du dernier des conciles du moyen âge, la papauté recouvra l’unité, elle suivit le mouvement des autres souverainetés européennes : elle se créa une souveraineté temporelle, elle se fixa dans le cadre politique exclusif d’un système national, elle se fit italienne.

En devenant, au XVIe siècle, par l’intérêt de son principat politique, exclusivement italienne, la papauté perdait, au point de vue religieux, ce caractère d’universalité et de cosmopolitisme qui, au moyen âge, avait fait sa grandeur. Souveraineté temporelle, elle se soumettait aux chances des vicissitudes politiques, et c’était déjà un grand péril pour son autorité religieuse ; souveraineté temporelle fixée au sein des intérêts italiens, au cœur de la civilisation italienne, elle se liait aux destinées de l’Italie et s’exposait à un double péril, soit qu’elle s’abandonnât aux tendances d’une civilisation si originale et si exclusive, soit qu’un jour elle s’exposât à les contrarier et à soulever contre elle l’antipathie du peuple au milieu duquel elle occupait une si grande place. Et dans les deux cas c’était son autorité religieuse, son apostolat sacré, sa mission la plus haute, qu’elle compromettrait inévitablement dans les accidens de son pouvoir politique.

Les maux que cette nouvelle forme de la papauté devaient causer au catholicisme et à l’église éclatèrent tout de suite. L’époque où la papauté devint exclusivement italienne fut justement celle où la corruption morale avait empoisonné la magnifique et séduisante civilisation de l’Italie. Jamais la floraison de l’art n’avait été plus exquise, rarement littérature fut plus polie et plus raffinée ; la science était profonde, l’industrie et le commerce versaient leurs richesses sur ce beau pays, et cette société, au milieu de ses splendeurs, était rongée par l’immoralité la plus effrénée et par l’incrédulité religieuse la plus cynique. L’attrait du plaisir était sa seule loi ; les passions n’y connaissaient plus de frein. C’était le temps des crimes subtils et féroces, des débauches ardentes et sanguinaires, des savantes perfidies, des empoisonnemens sournois, des meurtres sacrilèges. Les hommes, mélange des plus belles facultés qui aient été données au génie humain et des âmes les plus perverses, s’appelaient Raphaël, Michel-Ange, Bembo, Castiglione, Guichardin, Machiavel, Riario, Sixte IV, Alexandre VI, César Borgia, Jules II, Léon X. C’est aux destinées de cette société que la papauté devenue italienne, que le pape devenu un de ces princes suivant l’idéal rêvé par Machiavel liait son sort et celui de l’église. C’est au sommet de cette civilisation, et pour en reproduire dans leur éclat le plus grandiose les beautés et les vices, que se plaçait le gouvernement spirituel du catholicisme. La papauté devint le foyer de tous les enchantemens, de toutes les ambitions, de toutes les corruptions de l’Italie. La réaction contre cette ivresse d’ambition et de culture italienne où s’étourdit la papauté produisit la réforme, et la moitié de l’Europe fut perdue pour le catholicisme.

Ceux qui soutiennent que le pouvoir temporel est indispensable au pontificat suprême peuvent-ils oublier une coïncidence si cruelle ? L’époque dont nous parlons est la grande époque du pouvoir temporel des papes, et c’est celle où s’est accompli l’irréparable divorce du protestantisme ! Que l’aveugle égoïsme du pouvoir temporel ait provoqué cette immense révolution et l’ait sans cesse aggravée, cela se lit à toutes les pages de l’histoire des papes qui ont précédé et suivi immédiatement la réforme. Depuis un siècle, les esprits les plus élevés, les âmes les plus saintes, demandaient un concile et la réforme de l’église. Comment les papes dont nous parlons, ces papes qui au point de vue politique ont possédé une puissance plus étendue et ont joué un rôle plus actif et plus prépondérant que les pontifes romains d’aucune autre époque, répondaient-ils aux vœux de la chrétienté ? Sixte IV voulait constituer une principauté à l’un de ses neveux : pour y réussir, il trempait dans la conspiration des Pazzi, il se faisait complice de l’assassinat de Julien et de Laurent de Médicis, consommé dans une église, à l’élévation de l’hostie, par des prêtres payés eux-mêmes par le pape, l’archevêque Salviati et le cardinal Riario. Alexandre VI, ne travaillant qu’à la grandeur de sa maison, tramait les trahisons et osait les crimes qui ont rendu exécrable le nom de Borgia. Jules II ne pensait qu’à conquérir des territoires et des cités ; il abandonnait le soin du spirituel ou n’y cherchait qu’un instrument pour son ambition et ses vengeances. La papauté, pour acquérir ce temporel que l’on représente aujourd’hui comme nécessaire à la prospérité de la foi, l’achetait par la perte du spirituel dans la moitié de l’Europe. Ce fut surtout en effet pour subvenir aux guerres dans lesquelles la possession et l’agrandissement de cette souveraineté politique avaient jeté ses prédécesseurs, ce fut pour payer les dettes léguées par ces guerres autant que pour défrayer ses somptuosités et les embellissemens de Rome, que Léon X fit prêcher la vente des indulgences et fournit le prétexte au schisme. Comment Clément VII travailla-t-il à en arrêter les progrès ? Pour défendre ses états contre les convoitises de Charles-Quint, il combattit les décrets de Spire, et contribua ainsi à donner au protestantisme une existence légale et politique. Plus tard, par haine contre Ferdinand d’Autriche, il s’allie aux protestans, qui forcent ce prince à signer la paix de Kaschau, et par sa faute la révolution protestante gagne le Palatinat, le Wurtemberg, la Poméranie et le Danemark. Charles-Quint précipite sur Rome Bourbon et ses lansquenets. Clément VII s’enferme au château Saint-Ange, puis se sauve à Orvieto. Il se ravise : il conclut à Bologne une alliance avec Charles-Quint. Cette alliance, dictée par la politique, coûte au catholicisme de nouveaux sacrifices. Quand il avait voulu entraîner Henri VIII dans la guerre contre l’empereur, Clément lui avait laissé espérer l’annulation de son mariage. Devenu l’allié de Charles-Quint, il la lui refuse, et jette dans l’hérésie, dont ce roi avait été un si ardent adversaire, Henri VIII et avec lui l’Angleterre. Voilà les avantages que le temporel a procurés au catholicisme, voilà les services que lui doit l’indépendance de l’église, voilà, aux débuts même de sa constitution moderne, les faits qui ont mérité de le rendre respectable et cher aux âmes pieuses !

On dira qu’il y a longtemps que les orages du XVIe siècle sont calmés, et que l’astuce et les violences de l’ambition politique ont déserté la tête et le cœur des papes. Pourtant dans les siècles qui ont suivi, à travers la médiocrité politique où les papes étaient tombés, il ne serait pas difficile de relever des actes de leur gouvernement qui sont en contradiction flagrante avec les principes de vérité morale que leur prétention, comme leur devoir, en qualité de chefs du catholicisme, est de représenter sur la terre. Au XVIIe siècle, par exemple, on sait la querelle qui s’engagea entre Louis XIV et Alexandre VII à propos de l’affaire des gardes corses et du duc de Créqui. Dans le traité de Pise, qu’il signa avec la France en 1664, Alexandre déclara lui-même atroce et détestable l’attentat dont se plaignait Louis XIV. Il chargea son neveu, le cardinal Chigi, de présenter au roi, avec ses excuses et son désaveu de cet acte, les professions « les plus humbles et les plus sincères de vénération, de révérence et de dévotion. » Aux paroles il ajouta des actes, des cessions de territoire : il abandonna les duchés de Castro et de Ronciglione. De telles déclarations, venant d’un pontife, devaient, ce semble, être tenues pour sincères. Cependant, dans le mois où il avait signé ce traité, le même pape déposait dans les archives du château Saint-Ange une longue protestation qui en était le désaveu. Le pape y alléguait les menaces dirigées contre son pouvoir temporel, ses efforts infructueux pour résister à ces menaces par ses ressources et celles de ses alliés ; placé sous cette contrainte, il s’était cru délié, et c’était l’avis de ses cardinaux, des obligations que lui imposaient les constitutions et les décrets de Pie V, d’Innocent IX et de Clément VIII, ainsi que les sermens conformes prêtés par lui à son avènement. Il déclarait en conséquence non valables les déclarations et les cessions consignées au traité ; il protestait devant Dieu et les glorieux apôtres Pierre et Paul de la nullité de tout ce qu’il avait accordé, stipulé, signé ! — C’est la fourberie de la faiblesse, dira-t-on devant l’hypocrisie de cette restriction mentale, de ce démenti porté en secret à une parole publiquement et solennellement donnée. Soit, et nous conviendrons que c’est là une peccadille de la papauté temporelle ; mais qu’est-ce qui imposait à celui qui occupait alors « la chaire de vérité » un mensonge aussi répugnant à l’esprit chrétien, si ce n’est la possession d’une souveraineté politique ?

C’est que le pouvoir temporel dans sa faiblesse ne fait pas moins de tort à la papauté religieuse et aux intérêts spirituels de l’église qu’il ne lui a fait de mal dans sa force. La faiblesse, en politique surtout, n’est pas toujours inoffensive. Les faibles ont des séductions particulières qui leur attirent les âmes généreuses, et nous ne nous dissimulons point le nombre et la qualité des sympathies que sa faiblesse présente attire à la papauté ; mais il faut se défendre contre cette illusion dangereuse, il faut savoir distinguer la débilité d’une institution, devenue une cause de malaise moral et de désordre politique, de l’infortune personnelle, digne de tout intérêt, des hommes sous lesquels l’institution condamnée tombe en ruine. C’est donc sans amertume et, nous l’espérons, sans injustice contre des personnes vénérables que nous oserons indiquer le mal moral que, par sa faiblesse même, la papauté politique a été amenée de nos jours à commettre, mal moral qui rejaillit partout contre les intérêts de l’église.

La papauté temporelle a été, dans sa force, trop italienne ; dans sa faiblesse, elle est devenue, par la nécessité de son intérêt politique, anti-italienne. Elle a fait comme toutes les institutions politiques qui n’ont point la puissance de se transformer : voyant dans les transformations qui se préparaient et s’accomplissaient autour d’elle une menace pour son existence, elle y a résisté par tous les moyens, elle a ainsi augmenté et envenimé les antagonismes qui la cernaient et la pressaient de toutes parts. Elle s’est placée dans un état d’hostilité irréconciliable vis-à-vis de l’organisation politique et de la forme de civilisation auxquelles aspire l’Italie. Cette hostilité l’a condamnée en fait à ne se maintenir depuis quarante ans que par le secours de forces étrangères, par une sorte de vicariat militaire que l’Autriche et la France ont été, tour à tour ou simultanément, appelées à exercer auprès d’elle. Nous ne nous arrêterons point à répéter ce qui a été tant de fois démontré à propos de ces occupations étrangères qui frappent réellement d’inanité la fiction du pouvoir temporel. Il nous suffira de prouver, par un petit nombre de faits, comment la papauté, devenue besoigneuse de secours étrangers, a pu être amenée à subordonner l’intérêt religieux du catholicisme à l’intérêt politique de sa précaire conservation.

Un exemple remarquable de cette subordination d’un véritable intérêt religieux à un douteux intérêt politique se rencontre au début du pontificat de Grégoire XVI. En 1831, des mouvemens insurrectionnels avaient éclaté dans les Romagnes et dans les Marches. À la même époque, la Pologne s’était soulevée contre la Russie, et la lutte était encore douteuse. L’Autriche désirait intervenir dans les états de l’église pour y comprimer l’insurrection ; mais retenue par le principe de non-intervention que la France de 1830 avait proclamé, elle voulait, avant de rien entreprendre de décisif et de s’exposer à une guerre contre la France, s’assurer du concours actif de la Russie. Le tsar Nicolas donna en effet cette garantie à l’Autriche ; mais qui paya le prix d’une alliance qui permettait à l’Autriche d’intervenir au profit du pape, souverain politique ? Ce fut le pape, chef de la religion. On se rappelle la fameuse allocution de Grégoire XVI contre toutes les libertés modernes et sa triste encyclique aux évêques polonais, où la nationalité d’un peuple catholique, son patriotisme, son courage, son héroïque infortune, étaient sacrifiés au tsar Nicolas, au chef du schisme oriental, à l’acharné persécuteur des catholiques. Cette fatale complaisance enleva bientôt au catholicisme des millions de Grecs-unis, de Ruthènes, qui, sous la pression de l’empereur Nicolas, passèrent au schisme.

Un tel fait suffit pour montrer quelles cruelles blessures l’obstination du pouvoir temporel jointe à sa faiblesse peut faire aux plus manifestes intérêts religieux du catholicisme. Nous voudrions nous arrêter là : il nous en coûterait de chercher des faits analogues dans le règne de Pie IX, de ce pontife doux et malheureux sur lequel vient se résoudre la crise de l’antagonisme de la papauté temporelle et de l’Italie ; il nous serait pénible de récriminer contre les blessures qui ont été faites au libéralisme français par les complaisances du gouvernement romain et du parti catholique pour les réactions de 1852. La situation même de Pie IX en face de la nation italienne, celle qui résulte de la fatale position que lui a faite sa souveraineté temporelle domine tout. La prédilection si marquée depuis 1849 de Pie IX pour le roi Ferdinand de Naples, tandis que depuis la même époque le roi Victor-Emmanuel et son gouvernement étaient traités avec tant de colère par la cour de Rome ; toutes les faveurs, tous les témoignages d’affection prodigués à un prince violateur de ses sermens et tyran de ses sujets, que son règne corrupteur a laissés dans un état de démoralisation qui excite le dégoût du monde ; toutes les remontrances amères, toutes les condamnations injurieuses réservées au roi patriote qui a épousé les sentimens de son pays et qui deux fois a tiré l’épée pour l’Italie : sont-ce les exemples de discernement moral et d’équité qui devaient être donnés du haut de la chaire de saint Pierre ? Deux fois en onze années l’Italie a rencontré son ennemi, l’étranger, l’Autriche, sur les bords du Mincio, et deux fois à ce moment critique de sa destinée une parole de découragement ou d’anathème a été lancée du Vatican sur des soldats qui allaient se battre pour une cause nationale. Était-ce la voix de la charité qui se faisait entendre ? Non, c’était celle d’une politique funeste. Jamais devant un autre peuple placé dans des circonstances semblables, soutenant une cause pareille et tentant les mêmes efforts, le cœur de Pie IX n’eût laissé voir des sentimens tels que ceux dont il n’a pas retenu l’expression douloureuse contre l’Italie nationale et libérale. Et quel est le peuple qui eût éprouvé un pareil traitement de la part du chef de sa religion sans en être, comme l’Italie, ébranlé dans sa foi ? Hélas ! nous ne cesserons de le répéter, ce n’est point Pie IX qu’il faut accuser, c’est la fatalité du pouvoir temporel : c’est l’aveugle pouvoir temporel qui, aux abois, ne recule pas même devant une extrémité aussi terrible que la ruine de la foi catholique en Italie !

Nous n’appuierons pas sur cette plaie vive ; nous ne voulons point passionner la controverse élevée autour du pouvoir temporel de la papauté en la compliquant des griefs particuliers et des querelles secondaires qui s’y rapportent : notre objet est au contraire de ramener des esprits ulcérés à la calme appréciation des inconvéniens que présente, au point de vue des intérêts religieux, le mélange des deux autorités dans le pontificat apostolique. Nous serions aussi maladroit qu’injuste si nous nous abandonnions nous-même à des récriminations subsidiaires analogues à celles dont nous demandons le sacrifice. Il nous suffit d’avoir montré les effets généraux de la souveraineté politique de la papauté, tels que l’histoire les révèle et qu’ils apparaissent dans le présent. L’alliage que les nécessités de la souveraineté politique des papes introduisent dans la vie, l’organisation et le gouvernement de l’église, n’est point d’une nature telle que les catholiques, en s’élevant au-dessus des passions et des malentendus de l’heure présente, doivent le regarder comme inhérent à l’essence du catholicisme ou conforme à ses intérêts. Voilà notre conclusion, et nous pensons avoir le droit de l’exprimer sans encourir de la part des plus orthodoxes un reproche de témérité, une accusation d’injustice. Il nous reste, pour arriver à l’esquisse d’une solution de la question romaine, à examiner de plus près l’état présent des choses en Italie. Les catholiques convaincus refuseront-ils de nous accompagner dans cette recherche ? En discutant une question politique qui ne touche à la sphère religieuse que par la superficie, auraient-ils peur de se laisser égarer par le leurre des utopies ? Les esprits auxquels nous faisons allusion sont peut-être à leur façon plus utopistes qu’ils ne pensent ; nous ne les en blâmons pas. Dégoûtés d’un présent qui a si peu de quoi satisfaire les âmes délicates et les grands cœurs, ils s’y dérobent et l’oublient en de pieuses évocations du passé. N’est-on pas frappé des œuvres auxquelles ce sentiment a donné naissance de nos jours parmi les apologistes les plus distingués du catholicisme ? Que font-ils, ces ardens catholiques, fuyant un présent dont les réalités leur répugnent, lorsqu’ils vont fouiller avec une sollicitude rêveuse les ruines du christianisme le plus lointain ? Les formules extérieures qu’ils en rapportent, les reliques qu’ils ressuscitent et qu’ils raniment d’une vie éphémère par leur vénération, leur amour et leur talent, — comparées aux choses présentes auxquelles elles ont cessé d’être applicables, — ne sont-elles point de véritables utopies rétrospectives ? Il y a un tour d’esprit chimérique à contempler sans cesse un passé pour toujours évanoui. Chimère pour chimère, nous préférerions, nous, les utopies qui regardent l’avenir en face : celles-ci du moins ont la chance d’être fécondes. Pourquoi les âmes religieuses en seraient-elles effrayées ? pourquoi s’interdiraient-elles d’interroger l’avenir en consultant avec vigilance les vœux et les nécessités du présent ? Les grands pressentimens des transformations futures ont toujours été un des plus nobles dons de l’esprit religieux : toujours la foi a inspiré des prophètes.

E. Forcade.
LA
QUESTION ROMAINE

SECONDE PARTIE.

I.

Nous avons, dans les considérations précédemment exposées sur la question romaine[1], indiqué les altérations profondes, à notre avis contraires au génie et à l’intérêt religieux, que le principat politique possédé par la papauté a nécessairement introduites dans les conditions du gouvernement spirituel de l’église. Nous allons maintenant aborder un ordre d’idées plus pratique : le pouvoir temporel des papes, les principes dont ce pouvoir entraîne l’application, sont incompatibles avec les principes sur lesquels est assis désormais le gouvernement des sociétés européennes.

Nous n’emploierons pas pour désigner les principes des gouvernemens modernes ces mots vagues et pompeux qui perdent si vite dans la polémique déclamatoire des partis leur saveur et leur fraîcheur : nous ne parlerons pas des principes de 1789, nous n’invoquerons pas le droit nouveau. Nous nous bornerons à indiquer d’abord de grands faits, qui sont les traits caractéristiques des sociétés contemporaines ; nous dégagerons de ces faits la signification générale qui les ramène à un principe commun, et, comparant ce principe avec le pouvoir temporel de la papauté, nous verrons, sans nous laisser aller à aucune injustice envers les personnes, à aucune irritation contre les choses, les raisons qui rendent la souveraineté politique des papes incompatible avec les sociétés modernes.

Nous ne serons pas démenti, si nous avançons que les peuples catholiques de nos jours ont adopté un ensemble d’institutions civiles et politiques qui favorisent dans toutes les branches de l’activité humaine les diverses applications de la liberté. Tous assurément n’apportent point la même ardeur, la même intelligence, la même logique et le même bonheur dans l’application des principes libéraux ; tous cependant, poussés par le même souffle, plus ou moins avancés sur la même voie, marchent au même but. L’égalité devant la loi, la liberté de conscience, la liberté de discussion, la liberté de la presse, la liberté d’enseignement, la participation des peuples au gouvernement par le système représentatif, sont les lois politiques de la civilisation moderne. Nous le répétons, ces diverses applications de la liberté n’ont pas toutes et partout obtenu le même succès et les mêmes garanties de solidité. Il est des pays catholiques où telle forme de liberté est encore exclue ou combattue, tandis que d’autres garanties libérales y sont indestructiblement fondées. Ces différences accidentelles ne sont que des questions de temps et de lieu. À considérer les choses de haut et en masse, il est visible que le monde moderne appartient à la liberté, que la liberté est la condition uniforme de son organisation et de son développement ; voilà un fait incontestable. Un autre fait n’est pas moins certain, c’est que ces conditions de la civilisation moderne sont repoussées, niées, condamnées par la papauté investie de la souveraineté temporelle.

L’allocution du souverain pontife du 18 mars 1861 ne laisse subsister aucun doute sur l’existence de cet antagonisme radical, et dispense d’en rechercher la démonstration détaillée. La liberté de conscience a été condamnée par Grégoire XVI, dans l’encyclique tristement célèbre de 1832, en des termes qui ne laissent aucune place à l’équivoque. Le pape Pie IX l’a condamnée aussi à plusieurs reprises, et notamment en 1857. La liberté de penser est aux yeux des papes l’essence même de l’hérésie. La liberté de la presse et la liberté de discussion ont été dans les mêmes encycliques frappées des mêmes foudres. L’égalité devant la loi est repoussée par les lois mêmes de l’église : les canons prononcent que les prêtres ne peuvent être jugés que par des prêtres et revendiquent pour les simples tonsurés la juridiction ecclésiastique. Dans le fameux concordat conclu par le pape Pie IX avec l’Autriche, ce n’est qu’à titre de privilège que l’empereur François-Joseph et ses successeurs obtiennent, et encore sous certaines conditions, la faculté d’appliquer aux ecclésiastiques la loi commune du pays. La liberté d’ense3gnement est niée par la papauté, qui, en vertu de l’ite et docete de l’Évangile, ne reconnaît l’autorité d’enseigner qu’aux évêques et à leurs délégués. Les principes de Rome sont donc la contre-partie des idées qui président aux sociétés modernes, ou suivant lesquelles ces sociétés aspirent et travaillent à s’organiser. Quand le pape, dans sa dernière allocution, a lancé contre la civilisation contemporaine des condamnations qui retentissent encore, ce n’est pas une déclaration de guerre qu’il a jetée à l’esprit moderne : il a surtout constaté un fait. Cet antagonisme serait déjà très grave, s’il était renfermé dans la sphère de la spéculation pure ; mais il n’en est point ainsi : l’antagonisme qui existe entre la papauté et la constitution actuelle des sociétés catholiques éclate dans la pratique, le pape ayant un royaume dans ce monde et ne pouvant se dispenser de faire au gouvernement de son royaume de ce monde l’application des principes qu’il professe devant la chrétienté. Ou plutôt ne seraient-ce point les tristes nécessités de ce gouvernement temporel qui inspirent fatalement des proclamations si discordantes avec l’esprit du siècle ?

Il se passe en effet sous nos yeux dans les pays catholiques un phénomène qui à première vue autoriserait à penser que les anathèmes prononcés par les papes contre la civilisation moderne ne sont pas une impérieuse inspiration de la doctrine catholique et ne sont que la conséquence de la situation particulière de la papauté. Ne voyons-nous pas dans les pays catholiques les épiscopats et les clergés ou adopter et pratiquer avec une grande franchise les conditions de la civilisation moderne réprouvée par Rome, ou du moins s’y rallier tacitement ? Le clergé belge, quelles que soient d’ailleurs les prétentions qu’il cherche à faire prévaloir en usant des moyens que lui offre la constitution de son pays, ne peut-il pas être considéré comme ayant pleinement accepté ces institutions de la Belgique, qui sont sur notre continent le plus complet exemplaire de la liberté moderne ? Le clergé irlandais ne pousse-t-il point parfois jusqu’au radicalisme les exigences que les libertés anglaises lui permettent d’exprimer ? Le clergé piémontais n’était-il pas à peu près unanime dans sa fidélité au statut ? L’église de France n’a-t-elle pas, en se servant d’une presse libre, en obtenant le concours de la libre tribune, poursuivi avec une persévérance passionnée et définitivement conquis cette liberté d’enseignement dont les églises protestantes ont aujourd’hui chez nous le droit incontestable de réclamer le bénéfice ? Si la fibre libérale venait à s’émouvoir de nouveau en France, n’aurions-nous pas des auxiliaires au sein de l’épiscopat et parmi les catholiques dans les luttes qu’il faudrait soutenir pour conquérir l’entière liberté des élections, la liberté de la presse et la liberté d’association ? Les nobles et patriotes clergés de Pologne et de Hongrie, animés d’un saint zèle national, ne proclament-ils pas et n’acceptent-ils pas, dans une émulation généreuse et dans un esprit de concorde qui fait l’admiration du monde, la tolérance des cultes dissidens et la liberté de conscience ? N’est-il pas permis d’affirmer que c’est là où le catholicisme manifeste le plus de vitalité qu’il se montre le plus libéral ? Quand on a entendu sortir de la bouche brûlante d’un dominicain français le plus magnifique éloge qui ait été jamais prononcé de la constitution libérale et démocratique des États-Unis, peut-on accepter comme le dernier mot du catholicisme sur la liberté moderne les imprécations de la récente allocution pontificale ? Qui nous expliquera donc ce contraste ?

L’explication est simple ; mais cette question romaine a été si encombrée de lieux-communs, de vieilles métaphores, d’argumens diplomatiques routiniers, les surprises et les passions excitées depuis quelques mois ont brouillé tellement sur ce point les idées et le langage, que l’on craint de paraître paradoxal en énonçant les vérités les plus élémentaires. Je cède volontiers au sentiment de défiance de moi-même que m’inspire la confusion présente. Intimidé par le spectacle de ces ultramontains qui se défendent avec les argumens du gallicanisme, de ces libéraux devenus théocrates, de ces âmes religieuses qui adoptent bravement les raisons subalternes des matérialistes politiques pour lesquels la religion n’est qu’un moyen de gouvernement, j’emprunterai pour rendre ma pensée le secours et l’autorité de M. Royer-Collard. Du temps de ce vigoureux esprit, les idées n’étaient pas plus nettes sur les rapports de la religion et de la politique. Il s’en plaignait lui-même en ces termes dans une discussion qui touchait à ces grands intérêts : « Un des caractères de ce temps, disait-il, c’est l’oubli des notions les plus simples, suite naturelle de l’une des plus grandes corruptions qui aient été exercées sur la raison humaine, je veux dire le gouvernement impérial, qui a tout envahi et tout confondu, les idées et les vérités comme les territoires. » Or M. Royer-Collard, un de nos rares orateurs qui aient porté dans l’analyse des questions politiques la netteté et la rigueur d’un esprit philosophique, mesurait dans cette circonstance, comme nous le faisons ici, les degrés de l’indépendance du clergé à la part de pouvoir temporel qui lui était faite. « Faut-il donc rappeler, disait-il, que la religion, ses dogmes, ses préceptes, sa hiérarchie, en un mot tout ce qu’elle a de saint et de divin ne tombe point, ne peut jamais tomber sous l’action des pouvoirs politiques ? La religion est le commerce de la terre avec le ciel : son royaume, ainsi que l’a dit son divin fondateur, n’est pas de ce monde ; ses promesses et ses menaces ne s’accomplissent point ici-bas. Elle est en elle-même et par elle-même ; elle est la vérité sur laquelle les lois ne décident point. La religion n’a d’humain que ses ministres, faibles hommes comme nous, soumis aux mêmes besoins, sujets aux mêmes passions, organes mortels et corruptibles de la vérité incorruptible et immortelle… Est-ce avec la religion que l’état s’allie ? Cela est impossible ; elle est invisible ; elle ne se produit, ne parle et n’agit que par ses ministres… Le prix de l’alliance, qu’on excuse cette expression nécessaire, est la protection… Par la seule force des choses, et sans préméditation réciproque, quand les ministres de la religion entrent dans l’état, tout ce qu’ils gagnent en protection et en dignités, ils le perdent en indépendance. »

Les fortes définitions et l’imposant vocabulaire de M. Royer-Collard m’aideront, j’espère, à me faire comprendre. Non, il n’est pas difficile d’expliquer, si on interroge sérieusement la nature des choses, pourquoi la liberté est pratiquée et invoquée par plusieurs clergés catholiques, et pourquoi elle est maudite à Rome. Partout où vous rencontrerez des clergés vivans, des clergés qui ne sont point sourds aux paroles de vie de notre siècle, soyez sùrs que dans les pays auxquels ces clergés appartiennent la séparation du spirituel et du temporel aura été partiellement ou entièrement consommée, que l’église y sera en train de sortir de l’état, ou en sera tout à fait sortie. Dans la notion moderne de l’état, le pouvoir, essentiellement laïque, reconnaît son incapacité à saisir et à fixer dans la loi politique la vérité religieuse. L’ensemble des garanties et des libertés sur lesquelles l’état moderne est établi suppose deux choses : en matière religieuse, l’incompétence de l’état ; en matière politique, la participation, au moyen de ces garanties et de ces libertés, de tous les intérêts au gouvernement de l’état. Cette distinction est la racine même de la liberté moderne. Nous sommes assurément loin de prétendre que cette conception ait été également réalisée dans toutes les sociétés européennes ; nous sommes loin même de croire qu’elle soit nulle part encore entrée complètement dans la pratique. Elle a pourtant assez pénétré dans les institutions des diverses sociétés européennes, dans la conduite des gouvernemens, dans la conscience des peuples, pour qu’il soit permis d’affirmer que le principe est posé, que ce qui manque encore à l’application n’est plus qu’une affaire de développemens et de conséquences, qu’en somme la cause de la liberté civile et religieuse est gagnée dans l’humanité. Ce qui le prouve, c’est que ce principe de la liberté civile et religieuse est invoqué avec le plus d’ardeur en certains pays et en certaines circonstances par ceux qui, à certains égards, pouvaient passer pour en être les adversaires naturels et irréconciliables. C’est ainsi que, tandis que Rome anathématise encore la liberté civile et religieuse, cette liberté est, ou revendiquée, ou passivement acceptée, ou activement pratiquée par les clergés catholiques de plusieurs nations européennes. Exclus de la domination politique, de l’état, du pouvoir temporel, ces clergés ne peuvent rentrer et ne rentrent dans la société pour y exercer leur mission religieuse que par le droit commun et la liberté civile. Leurs plus intelligens apologistes le proclament. Dans les pages véhémentes et généreuses que M. de Montalembert vient d’écrire sur la Pologne, nous avons remarqué le passage suivant : « Je défie qu’on trouve un catholique polonais qui ne tienne pour la liberté de tous, comme l’unique ressource des honnêtes gens et l’unique sauvegarde de l’avenir. Et en effet, si jamais elle ne fut plus nécessaire à l’humanité, jamais non plus elle ne fut plus indispensable à l’église. Les deux causes, les deux intérêts sont connexes et indivisibles. Point de liberté civile sans la distinction du spirituel et du temporel, dont l’église catholique est l’unique gardienne ; point de tolérance à espérer pour l’église catholique dans une société comme celle du XIXe siècle sans le dogme politique de la tolérance universelle ; point de liberté pour nous, si ce n’est en vertu des principes de la liberté universelle. » Ces éloquentes paroles n’expliquent-elles pas suffisamment l’un des côtés du contraste qui a depuis longtemps éclaté entre la conduite et le langage des clergés catholiques d’Europe et les anathèmes de Rome ?

En ce qui nous touche, nous ne nous servirons pas de ce contraste pour porter contre la cour de Rome des accusations perfides ou violentes. Nous en tirerons en passant cette induction : c’est que les libertés modernes, bien que condamnées à Rome, ne sont point contraires aux intérêts religieux, puisque ces libertés sont réclamées, professées, pratiquées par les clergés catholiques de la plupart des états européens. Si le langage de Rome est en contradiction sur ce point avec celui des églises particulières, les plus ferventes et les plus zélées, nous nous croirons autorisé à rechercher dans la position particulière de la papauté la cause de ce dissentiment. Il faut avoir le courage de remonter à l’origine d’une contradiction qui deviendrait, en se prolongeant, un désolant scandale pour la conscience humaine. Cette origine est dans le pouvoir temporel. L’état romain est la dernière parcelle de territoire habité par des populations catholiques où survive encore la théocratie. De même que nous trouvons naturel et légitime que, dans les pays où l’état est devenu laïque, les ministres de l’église acceptent la liberté, s’en servent, aillent même jusqu’à l’aimer, de même nous trouvons naturel et logique que le chef de l’église catholique, étant en même temps souverain temporel, ferme ses états à la liberté civile et religieuse et repousse comme l’assaut d’un ennemi les efforts que fait cette liberté pour pénétrer chez lui. Pourquoi l’état laïque donne-t-il ou doit-il à la société qu’il régit la liberté civile et religieuse ? C’est, au point de vue politique, parce que l’état laïque n’est que la représentation des intérêts qui forment la société, et qu’il ne peut refuser la liberté civile, mettre obstacle à la manifestation de ces intérêts et à leur influence sur le gouvernement, sans aller à l’encontre de son principe et détruire sa raison d’être. C’est, au point de vue religieux, parce que l’état ignore la vérité dogmatique et morale en matière religieuse, que cette vérité, qui a sa sanction au-delà de ce monde et de cette existence, est invisible pour lui, et ne tombe point sous l’action de ses responsabilités naturelles et de ses attributions légitimes. L’état, qui n’a pas de mission religieuse, qui n’a pas la certitude de la foi, qui n’a pas d’âme identique et immortelle, pour lequel il n’y a pas d’autre vie que celle de l’histoire, commettrait, en refusant la liberté religieuse, l’acte le plus abominable d’imposture, d’usurpation et de tyrannie. Combien la situation du pape est différente ! L’hypothèse sur laquelle réside le principe de sa souveraineté temporelle n’a pas d’analogue dans les constitutions politiques des autres souverainetés. Celles-ci sont considérées comme l’émanation même des sociétés particulières qu’elles régissent : elles sont créées par ces sociétés et exclusivement pour ces sociétés ; elles ont dans les peuples par qui et pour qui elles sont faites leur principe et leur fin. L’état en France est constitué par les Français et pour l’intérêt des Français, en Angleterre par les Anglais et pour l’intérêt des Anglais : ainsi des autres. La base et la raison d’être du pouvoir temporel des papes ne diffèrent pas seulement de la constitution des autres états ; elles lui sont contraires. Ce n’est point par ses sujets et pour ses sujets que ce pouvoir existe ; il est supposé que ce pouvoir a été conféré à la papauté par le monde catholique, et que c’est avant tout dans l’intérêt du monde catholique qu’il doit être exercé. C’est pour une raison indépendante du consentement des Romains et supérieure à leurs intérêts que le pape a été chargé de les gouverner. L’état pontifical n’a pas en lui-même sa raison d’être ; il la tient d’un mandat extérieur, et ce mandat, dont l’obligation serait déjà si puissante, s’il n’émanait que des peuples catholiques, devient plus impérieux, si l’on en considère la fin, qui se confond avec les intérêts surhumains de la vérité religieuse. On voit combien l’hypothèse sur laquelle repose le pouvoir temporel des papes est éloignée de la convention avouée ou tacite sur laquelle les autres états sont constitués. Le contraste n’est pas moins saisissant lorsqu’on compare les données d’après lesquelles doit s’exercer le pouvoir d’un pape et celles qui doivent régler la conduite des autres gouvernemens. Qu’est-ce que la liberté en matière religieuse, philosophique, morale et politique ? C’est la faculté donnée, sous certaines conditions stipulées dans l’intérêt général, à ce qui peut être la vérité ou l’erreur, le bien ou le mal, de se produire. L’état laïque, qui ne connaît point la vérité, est bien obligé de laisser la carrière ouverte aux contradictions de la liberté ; mais le pape n’est point désarmé par cette ignorance radicale dont l’état laïque est affecté. Il connaît, lui, la vérité religieuse. Pour lui, la vérité est une : la théologie ne lui permet pas de perdre un seul des fils qui unissent la vérité du dogme à la vérité morale, à la vérité politique. La vérité possède en lui tout l’homme, le souverain politique aussi bien que le pasteur des âmes : elle ne l’abandonne jamais, elle l’accompagne dans toutes ses pensées, dans tous ses actes, dans toutes ses responsabilités. En lui n’est point accomplie cette scission du spirituel et du temporel d’où sort la liberté civile et religieuse ; en lui n’a pas accès ce doute ou plutôt cette incapacité à l’égard de la vérité religieuse qui a fait jaillir de la constitution des états laïques la liberté moderne. Dominé par ce qu’il croit être la vérité, il est contraint de bannir la liberté de son gouvernement ; il ne peut exercer son pouvoir qu’avec l’autorité par laquelle il est lui-même le premier subjugué.

C’est sans doute un grand mal moral que ce désaccord profond qui existe entre la condition du pouvoir temporel et les principes qui président à la constitution des sociétés modernes, et par suite entre le langage de la papauté s’élevant contre ces principes et le langage et la conduite des clergés et des catholiques des divers pays de l’Europe, qui les adoptent et sont même obligés de les revendiquer au nom et dans l’intérêt de leur foi. Nous nous adressons aux catholiques qui sont capables de se soustraire à la tyrannie des accidens et des passions du moment ; nous les prions de vouloir bien oublier ces noms qui les irritent, et qui après tout, malgré leur valeur, ne tiendront qu’une bien petite place dans une question si élevée et si grave. Qu’ils s’élèvent un instant au-dessus de la fumée du combat, pour échapper à l’obsession des figures de la révolution italienne et des actes de ses initiateurs, Cavour, Garibaldi, Victor-Emmanuel, et le reste. Nous leur demandons : « Ce trouble porté dans les âmes par le dissentiment que le pouvoir temporel des papes a fait naître et entretient entre la papauté et la civilisation moderne peut-il servir la religion ? Vous dites par routine que la conservation du pouvoir temporel est une force de votre foi ; mais vous avez besoin, pour exercer sur les âmes la puissance de votre prosélytisme, des formes et des libertés de la société moderne, dont le pouvoir temporel est le flagrant démenti. Pensez-vous que l’on aura dans votre consistance et votre bonne foi la confiance qu’elles méritent, tant qu’à vos professions libérales on aura le droit d’opposer le spectacle de ce dernier monument de théocratie auquel vous vous cramponnez ? Vous vous plaignez constamment, souvent même avec raison, de n’avoir point encore les libertés légitimes qui vous sont nécessaires ; vous vous plaignez des servitudes que vous imposent encore les institutions politiques et les gouvernemens. Comment ne voyez-vous pas qu’à vos réclamations et à vos remontrances on répondra toujours par un mot victorieux : Rome ! jusqu’à ce que la papauté ait été ramenée, comme vous l’avez été vous-mêmes, dans le cadre de la société moderne, et que, délivrée d’un pouvoir qui l’écrase et la brouille avec l’esprit de notre siècle, ce soit pour elle aussi, comme pour vous, un devoir et un honneur d’accomplir sa mission en défendant et en invoquant la liberté, au lieu de la maudire ? »

L’antagonisme que le pouvoir temporel entretient au sein du catholicisme entre la papauté et les conditions de la société moderne est le côté le plus général et le plus grave de la question romaine dans les circonstances présentes ; il est plus digne encore de considération que l’antagonisme politique qui a éclaté entre la papauté temporelle et l’Italie sur la question nationale. Cependant on ne peut négliger le rapport de la question romaine avec la question italienne, puisque c’est la révolution d’Italie qui provoque d’urgence la solution de la question romaine.

Ici peu de mots suffiront. Nous n’avons pas à rechercher les services que la papauté a rendus à l’Italie dans le passé ; nous n’irons pas davantage demander aux gibelins du moyen âge, aux plus grands hommes de ce pays, depuis Dante jusqu’à Machiavel, les motifs de leurs griefs contre les papes. Il n’est pas besoin de sortir des souvenirs de notre génération pour comprendre pourquoi le pouvoir temporel est devenu odieux aux Italiens et impossible en Italie. Les incompatibilités générales que nous avons signalées entre les formes de la société moderne et le pouvoir pontifical devaient être aussi sensibles en Italie que dans les autres pays, et y devaient produire les mêmes effets dans les âmes, l’élite de cette nation s’étant ralliée aux principes libéraux de notre temps. Mais c’est principalement sur la question nationale que s’est opéré le divorce entre l’Italie et la papauté temporelle. Quelle démonstration plus persistante de cette rupture que ce fait : pendant les trente dernières années, l’occupation étrangère a été la condition incessante de l’existence du gouvernement du saint-siège ? Depuis 1815, la papauté a été l’alliée de l’Autriche, et n’a vécu que par les secours militaires de cette puissance. Nous ne parlons que du concoure militaire prêté aux papes par l’Autriche. On objectera que la France, elle aussi, a fourni aux papes le secours de ses soldats, que nous avons occupé Ancône après 1830, et que depuis douze ans nous tenons garnison à Rome. Sans doute, en fait, les armes françaises ont protégé le pouvoir pontifical ; mais si les Autrichiens n’étaient pas entrés dans les Romagnes, Casimir Perier n’aurait pas fait débarquer à Ancône un régiment français, et si en 1849 les Autrichiens ne fussent pas entrés à Bologne en menaçant d’occuper tous les états pontificaux, il nous semble douteux que la France eut fait l’expédition de Rome. Que l’on relise les discussions soulevées dans notre assemblée législative par l’expédition romaine de 1849, l’on y verra que l’argument politique le plus pertinent mis en avant par les partisans de cette mesure fut la nécessité de faire contre-poids à l’intervention autrichienne. On alléguait un argument de la vieille diplomatie, qui cette fois n’était pas dénué de raison : la nécessité de maintenir l’influence française en Italie en face de l’influence militaire énorme que la victoire de Novare et l’occupation des duchés donnaient à l’Autriche au nord et au centre de la péninsule. Restés à Rome bien longtemps après la cessation des occupations autrichiennes, il est peut-être heureux pour notre amour-propre libéral que nous ayons oublié la cause principale qui nous y avait amenés, et que nous ne nous apercevions pas que les Autrichiens, aujourd’hui absens, nous ont en quelque sorte repassé leur ancien rôle. Les Autrichiens avaient de bonnes raisons pour aider le pouvoir pontifical de leurs armes. Dans le système politique qu’ils suivaient depuis 1815, ils ne croyaient pas pouvoir respecter le droit populaire et céder aux aspirations des nationalités sans exposer leur empire à une décomposition générale. Occupant une partie de l’Italie et toujours gênés dans leurs finances, ils trouvaient leur compte à faire vivre leurs troupes aux frais des autres régions de la péninsule dont ils assuraient l’asservissement. S’imagine-t-on que l’Italie actuelle se pût accommoder du retour d’un semblable état de choses ? L’Autriche elle-même pourrait-elle le recommencer ? N’est-il pas visible, pour que les transformations par lesquelles elle essaie de se régénérer puissent réussir, qu’elle doit renoncer à son ancienne politique envers l’Italie ? Par quelles mains et dans quelles conditions rêverait-on ou le rétablissement complet ou le maintien partiel de la souveraineté temporelle du pape ? La question est pressante pour nous, elle intéresse la France au premier chef, puisque, sans démentir nos principes, sans renier les prétextes que nous avons mis d’abord en avant, nous ne pouvons, après avoir écarté de l’Italie l’influence de l’Autriche, changer en une protection permanente l’appui provisoire, et en grande partie au moins dirigé contre l’influence autrichienne, que nous avons prêté au gouvernement pontifical.

La situation que prolonge la durée du provisoire n’est pas moins grave au point de vue de l’état religieux qu’au point de vue de l’état politique de l’Italie. Pense-t-on qu’une fois délivrés des difficultés d’ordre secondaire qu’ils rencontrent dans l’administration des provinces napolitaines, les Italiens, avec leur ardeur et la vivacité de leurs passions politiques, puissent longtemps endurer que l’opposition du chef de l’église empêche l’achèvement de leur nationalité, demeure l’unique et dernier obstacle à l’accomplissement d’une œuvre qui a été le rêve de plusieurs générations, et à laquelle, parmi eux, les esprits les plus élevés et les caractères les plus résolus de la génération présente ont consacré tous leurs efforts ? Est-il prudent, est-il conforme aux intérêts du catholicisme d’alléguer non une vérité dogmatique de la religion, mais un intérêt religieux contestable, comme la fin de non-recevoir contre laquelle doit échouer l’élan d’une nation vers l’indépendance et vers l’unité ? Une piété scrupuleuse ne devrait-elle pas redouter que le sentiment national désespéré ne se retournât contre cette foi religieuse même qu’on lui oppose sans justice et sans raison ? Il ne faut pas prononcer le mot de schisme ; mais ne craint-on pas de faire éclater et d’entretenir au sein du clergé italien des divisions douloureuses et scandaleuses ? Le haut clergé suit en général l’impulsion de Rome ; la grande majorité du clergé secondaire demeure avec la masse de la nation. L’esprit d’indépendance est bien plus développé dans les églises italiennes qu’on ne le suppose en France. Il s’y trouve quelques évêques qui, accompagnés du plus grand nombre des prêtres, refuseront de suivre la cour de Rome dans la guerre qu’elle a déclarée à la constitution de la nationalité italienne et à la liberté. Pourquoi s’exposer à donner au monde le spectacle d’un tel déchirement ? La désunion, l’anarchie dans l’église, et cela au foyer même du catholicisme, au sein de la nation qui a pris toujours la première part, la part la plus active, à la direction des affaires de la religion catholique, est-ce une extrémité que l’on puisse braver en conscience ? N’est-ce pas au contraire une complication qu’il serait prudent de conjurer ? De toutes façons, la question est urgente. Peut-on la résoudre ?

II.

La question romaine ne comporte pas un bien grand nombre de solutions. Il y a en sens contraires deux solutions extrêmes et chimériques : celle qui avoue la théocratie, et qui, ne tenant pas compte de l’état du monde, montre dans la constitution ébauchée de l’église au moyen âge le type que doit à jamais poursuivre le catholicisme, et celle qui poursuit dans la suppression du pouvoir temporel l’anéantissement du pontificat religieux lui-même, et qui, non moins ignorante des faits et plus grossière dans ses conceptions, ne craint pas de parler d’églises nationales. Il y a ensuite deux solutions intermédiaires : l’une qui en réalité ne résout rien, ne prévoit rien, ne prépare rien, qui se contente niaisement du statu quo et attend passivement le dénoùment de hasard que les événemens pourront apporter : l’autre qui voudrait ramener son point de départ au début du pontificat de Pie IX, et qui, prenant ses regrets pour une espérance, croit que la papauté temporelle pourrait vivre en se réformant. Il y a enfin la solution indiquée par M. de Cavour peu de mois avant sa mort : l’abolition du pouvoir temporel compensée par l’affranchissement de l’église, l’église libre dans l’état libre.

Il serait oiseux de s’occuper de la solution théocratique. Elle fut au moyen âge même une prétention presque toujours combattue de la papauté bien plus qu’une forme définitivement arrêtée et communément acceptée du monde catholique. Ce plan de domination universelle de Rome est plus aisé à reconstruire dans une théorie posthume qu’à saisir dans la réalité historique. Cet idéal était la suzeraineté des papes s’étendant au-dessus de tous les états, l’arbitrage du saint-siège planant sur tous les princes ; c’était la théocratie au sommet du gouvernement des nations chrétiennes. Des organes fougueux et excentriques du romanisme, l’ancien Univers, le Monde d’aujourd’hui, la Civiltà cattolica, ont patroné implicitement cette idée. La politique de ces journaux tend à l’utopie d’une restauration de la domination de la papauté sur le temporel aussi bien que sur le spirituel, sans qu’ils osent eux-mêmes toutefois la proclamer hautement ; mais cette impossible théorie tient si peu de place dans les faits actuels, les publications insensées qui ont tenté avec tant d’arrogance et de maladresse d’en rassembler les lambeaux ont si mal servi leur cause, que cette solution, exhumée du moyen âge, n’est pas digne de la discussion. De quoi est-il maintenant question ? N’est-ce pas de savoir comment on en finira avec ce dernier débris du moyen âge théocratique, avec ce pouvoir temporel qui ne veut pas mourir et qui ne peut plus vivre ?

A l’extrême opposé est la solution brutale qui veut tout renverser, le pontificat comme le gouvernement temporel, le pape et le prince, se propose d’atteindre d’un seul coup ce double but, et parle d’églises nationales où l’état serait le régulateur de la foi. Cette solution a le même vice que la solution cléricale, en ce sens qu’elle ne tient pas plus de compte des faits présens : elle est plus repoussante en ce sens qu’elle ne saurait avoir l’excuse de la sincérité, qu’elle n’est qu’une basse spéculation sur les plus viles passions que puisse remuer la lutte actuelle. A vouloir faire le pontife monarque suprême ou l’empereur pontife, il y a même anachronisme. C’est toujours la confusion du spirituel et du temporel, moins l’excuse de la foi trompée, plus l’odieux du gouvernement des âmes attribué à la tyrannie matérielle. Ce serait une pire anomalie que celle qu’il s’agit d’effacer à Rome. La pensée de conférer la suprématie spirituelle à chaque état est condamnable, même lorsqu’on ne considère que la sinistre influence intérieure qu’elle exercerait sur la nation où serait essayée cette monstrueuse et rétrograde contrefaçon du passé : elle est anti-civilisatrice, si l’on en considère l’effet au point de vue des rapports des nations entre elles. Pourquoi chercher à rompre ce beau lien moral qui réunit les nations, et surtout les nations latines, dans l’unité de la foi catholique ? Est-ce le progrès qui exige que les peuples condensent davantage leur égoïsme et élèvent entre eux de nouvelles barrières ? Même à ne prendre la chose que par le côté humain et politique, pense-t-on qu’il ne soit pas encore possible de tirer un parti magnifique de l’unité et du cosmopolitisme catholique le jour où la contradiction qu’entretient le pouvoir temporel aura disparu, où toutes les forces vives du catholicisme pourront affluer au gouvernement de l’église comme vers un centre commun, où les églises, partout libres ou obligées de conquérir la liberté, pourront sans inconséquence concourir partout aux progrès de la liberté politique ?

Nous mentionnons le système du statu quo sans lui accorder le titre de solution. C’est le système qui a été présenté par les orateurs du gouvernement au corps législatif dans la dernière session ; c’est celui que notre gouvernement n’a pas l’air jusqu’à présent de vouloir abandonner encore. Il consiste à laisser nos troupes à Rome. Et après ? À attendre la marche des choses. Tant que l’on persévérera dans ce système, ne semblera-t-on point avouer que l’on n’aperçoit pas de solution possible, et que l’on n’entrevoit pas la fin d’une perturbation que l’on a soi-même excitée sans le savoir ? En fait, n’aggrave-t-on point par une telle attitude une situation qui est déjà par elle-même si pénible et pour l’église et pour l’Italie ?

Je sais bien que la prolongation du statu quo se couvre toujours de l’espoir ou du prétexte d’une transaction possible entre la papauté temporelle et l’esprit et la nécessité du temps. Voilà la solution sur laquelle on s’appuie. On sait que, suivant l’expression de M. Royer-Collard, « les rapports entre l’église et l’état n’ont jamais été réglés par la prévoyance. En cette matière comme en tant d’autres, c’est la force des situations qui décide bien plus que la raison et l’opinion. Les gouvernemens, ajoutait ce dédaigneux esprit, subissent les choses alors même qu’ils luttent contre elles, et les plus puissans ne sont guère que les serviteurs du temps et des circonstances. » On ne manque pas, pour soutenir cette espérance passive et s’aider à gagner du temps, d’une argumentation plausible dans sa vulgarité. N’est-il pas naturel, se dit-on, que Rome et la papauté, frappées à la longue des embarras de leur situation, se lassent enfin de leur résistance, entrent dans les voies libérales, se réconcilient avec la civilisation, se rallient aux tendances manifestées ou aux principes avoués par les peuples catholiques sur lesquels elles règnent, et mettent un terme au déchirement qui fait nos difficultés présentes ? N’est-il pas évident que la papauté devra finir par comprendre sa position et apprécier ses intérêts véritables ? Alors elle reviendra à la politique généreuse que Pie IX avait inaugurée dans la première période de son pontificat, politique qui le couvrit de popularité et de gloire, et fit entrevoir dans une courte lueur le retour des plus beaux jours de la papauté. Sans doute l’église est lente à se décider. C’est une institution éternelle. Il faut donc comprendre ses tergiversations et ses hésitations. Elle est tenue de se défier des innovations, et c’est par ses lenteurs mêmes qu’elle en éprouve la sûreté et la justice. Voilà comment les catholiques libéraux et certains esprits conservateurs amusent les angoisses de la situation, et s’encouragent à trouver un motif d’espérance dans la durée indéfinie du provisoire.

Nous respectons à coup sûr le sentiment qui inspire cette espérance naïvement infatigable ; mais deux raisons péremptoires nous empêchent d’y céder : l’une est une raison pratique, l’autre est une raison de principe. Même si l’on n’envisage la question romaine qu’au point de vue de la politique ordinaire, les événemens accomplis et les positions prises ne comportent plus les compromis qui à une autre époque étaient désirables plus encore que possibles : cette heure qui ne se présente qu’une fois pour les transactions politiques, l’heure de l’opportunité, est depuis longtemps passée pour une demi-solution de la question romaine ; mais on conserve peu de regrets pour l’occasion perdue, lorsque, s’élevant à l’examen des nécessités fondamentales qui sont aux prises dans cette question, on acquiert la conviction sincère qu’elle ne saurait souffrir une demi-solution.

On pouvait se bercer de l’illusion d’une réconciliation possible de la papauté avec le libéralisme et avec l’Italie il y a douze ans, lorsque notre armée rendit Rome à Pie IX. Il y avait encore à Rome alors des élémens qui auraient pu se prêter à une combinaison libérale de gouvernement, si le pape avait cru pouvoir de son côté accepter une telle combinaison. Les constitutionnels de Rome avaient franchement accepté le statut, la charte parlementaire donnée par Pie IX. Ils le considéraient comme constituant, même après le retour du pape, l’état légal du pays. Leur vœu pendant la révolution mazzinienne eût été de pouvoir opérer eux-mêmes la restauration du pape, de suivre l’exemple que donnaient en ce moment leurs amis de Toscane, qui, par leurs seules forces, étaient venus à bout de l’anarchie et avaient rappelé à Florence leur souverain : belle conduite dont ils furent récompensés, on le sait, par une invasion autrichienne sans prétexte. Si l’on avait eu alors un peu plus de cette patience que l’on pousse aujourd’hui jusqu’au miracle, si, nous rappelant ce que notre propre histoire nous a enseigné, à savoir que toute invasion étrangère laisse dans la restauration qu’elle accomplit un poison mortel, nous eussions laissé s’user à Rome le gouvernement mazzinien, peut-être eussions-nous vu Pie IX restauré par ses propres sujets et la liberté couronner le nouveau pacte scellé entre la papauté et les Romains ; mais il n’existe plus à Rome un constitutionnel qui ait persévéré dans les illusions de cette époque. Depuis ce temps, tout a changé, le pape non moins que ses sujets. Le Pie IX de 1849 (je parle du prince, non du pontife) n’a pas voulu continuer le Pie IX de 1847. Le ministre qui gouverne sous lui a envenimé à outrance toutes les causes de division qui existent entre le pape et ses sujets, entre Rome et l’esprit moderne. Les événemens ont soulevé sous la forme la plus grave et la plus irritante les questions qui sont l’objet même du dissentiment. Le pape, par ses actes et par ses déclarations, a contracté des engagemens plus inflexibles encore que ceux de ses prédécesseurs ; les Romains, sauf ceux qui sont contenus par la présence de nos troupes, se sont séparés du gouvernement pontifical et sont entrés dans la formation d’un nouveau royaume. Quel recours a-t-on contre la marche décisive des faits ? On compte sur les lenteurs de la procédure pour user le procès ! En attendant, le gage sur lequel devrait porter la transaction espérée est déjà ou dénaturé, ou transformé, ou détruit ; les parties elles-mêmes manquent à la transaction : le pape n’y peut souscrire, car ce qu’on lui demande, c’est de se désavouer ; les populations de ses anciens états se sont mises dans l’impossibilité d’y consentir, puisqu’elles se sont données à un nouveau royaume. On comprend qu’une transaction soit possible entre deux politiques qui, en conservant leur intégrité, gardent leur libre arbitre, entre deux situations demeurées également expectantes ; mais dans la position du pape et dans la position prise par les populations romaines et le royaume d’Italie, les élémens d’une conciliation basée sur la restauration du pouvoir temporel ont cessé d’exister. Pour rendre possible le compromis dont on affecte de ne pas désespérer, il faudrait ramener en Italie les choses au point où elles étaient il y a trois ans. Alors, prenez-y garde, ce n’est pas au nom de l’esprit de paix que vous parlez. Il ne vous est pas permis de dissimuler à vous-mêmes ni aux autres que le préliminaire obligé de votre transaction, c’est le renversement des résultats de la guerre de 1859, des annexions et des révolutions qui en ont été la suite, c’est le renversement d’une œuvre de trois années. Pour vous procurer l’occasion de faire un tardif et hypothétique appel à la conciliation, vous vous condamnez à commencer par faire un appel immédiat et certain à la violence. Voilà pratiquement la signification nécessaire de ces pensées vagues de restauration conciliatrice du pouvoir temporel auxquelles d’honnêtes esprits n’ont pas encore le courage de renoncer.

Mais il faut pousser à bout la confusion d’idées sur laquelle s’établit la décevante espérance d’une réconciliation de la papauté temporelle avec le libéralisme moderne. La réconciliation est impossible, parce qu’il n’est ni au pouvoir du libéralisme ni au pouvoir de la papauté de faire les concessions qu’on leur demande.

La dernière occasion qui se soit offerte de conclure un accord entre la papauté temporelle et le libéralisme moderne fut celle que présenta en 1849 notre expédition de Rome. Les principaux organes des partis libéraux dans l’assemblée législative firent alors à la cour de Rome des avances et des concessions que le libéralisme ne pourrait pas avouer, si l’on devait prendre au sens littéral le langage des orateurs de cette époque. La nécessité du pouvoir temporel fut proclamée par eux de la façon la plus formelle. Nous citerons parmi les discours qui furent prononcés en cette circonstance un passage du rapport célèbre de M. Thiers et un mot de M. Odilon Barrot qu’on n’a point oublié. M. Thiers établissait en ces termes la nécessité du pouvoir temporel : « Sans l’autorité du souverain pontife, l’unité catholique se dissoudrait ; sans cette unité, le catholicisme périrait au milieu des sectes, et le monde moral, déjà si fortement ébranlé, serait bouleversé de fond en comble. Mais l’unité catholique, qui exige une certaine soumission religieuse de la part des nations chrétiennes, serait inacceptable, si le pontife qui en est le dépositaire n’était complètement indépendant, si au milieu des territoires que les siècles lui ont assignés, que toutes les nations lui ont maintenus, un autre souverain, prince ou peuple, s’élevait pour lui dicter des lois. Pour le pontificat, il n’y a d’indépendance que la souveraineté même. C’est là un intérêt du premier ordre, qui doit faire taire les intérêts particuliers des nations, comme dans un état l’intérêt public fait taire les intérêts individuels, et il autorisait suffisamment les puissances catholiques à rétablir Pie IX sur son siège pontifical. » M. Odilon Barrot résuma l’argumentation de M. Thiers dans cette formule fameuse : « il faut que les deux pouvoirs soient réunis à Rome pour qu’ils puissent être séparés ailleurs. » Nous le répétons, on doit faire dans un tel langage la part des circonstances. On espérait alors que Pie IX, en rentrant à Rome, rattacherait la suite de son règne aux beaux momens de 1847 ; aucune prévenance, aucune assurance ne coûtait pour l’y encourager. Aujourd’hui que cette illusion s’est à jamais évanouie, aujourd’hui que le terrain sur lequel le libéralisme conservateur appelait alors le pontife souverain a subi des altérations si profondes, aujourd’hui que toute probabilité pratique d’arrangement a disparu, nous n’hésitons pas à déclarer qu’on transformerait en sophismes insoutenables les assertions de M. Thiers et Odilon Barrot, si on les voulait prendre au sens absolu. Il y a dans le rapport de M. Thiers des expressions qui peuvent à bon droit blesser des hommes religieux. Des politiques qui n’attachent pas une suprême importance aux questions qui intéressent la foi pourront dire que l’unité de l’église et l’autorité religieuse du pape seraient inacceptables, si le pape n’était pas souverain, si telle ou telle condition politique faisait défaut à la constitution de la papauté ; des catholiques ne le penseront jamais. De même des libéraux ne sauraient admettre que la notion du droit et de la justice, telle que l’ont posée les libertés modernes, puisse être assimilée à un intérêt particulier qui doit céder à l’intérêt public : la liberté de conscience, le sentiment du patriotisme sont quelque chose de plus élevé que des intérêts. La réunion des pouvoirs temporel et spirituel, qu’elle ait lieu à Rome ou ailleurs, viole partout au même degré la justice et le droit ; osera-t-on dire qu’il faut que la justice soit blessée quelque part pour qu’elle soit pratiquée ailleurs ? Quelle négation de la justice ! L’intérêt public peut imposer des sacrifices aux intérêts particuliers ; l’humanité tout entière n’a aucun droit contre le droit d’un seul homme. Si c’est votre honneur, comme ce fut la gloire de vos prédécesseurs dans la vie publique, de repousser de votre pays le gouvernement théocratique comme une atteinte au droit humain, ne couvrez pas à Rome par l’autorité de votre parole la même atteinte portée au droit. Reconnaissez qu’entre vos principes et ceux du gouvernement théocratique la transaction n’est possible nulle part.

Non, je le sais, des hommes comme M. Thiers et M. Barrot n’entendaient point prêter à la théocratie, même à Rome, la sanction de leurs opinions justement populaires. Ils n’étaient, suivant le mot de Royer-Collard, que les serviteurs du temps et des circonstances. Ils en étaient les serviteurs consciencieux. L’occasion se présentait à eux de tenter une suprême expérience : leur responsabilité leur permettait-elle de substituer leurs prévisions aux chances et à l’enseignement des faits ? Ils aimaient à croire que la papauté répondrait par de libérales concessions à leurs avances. Lors même qu’ils auraient eu des doutes sur la durée de la transaction à laquelle ils travaillaient, quand il leur eût été difficile de croire que la théocratie et la liberté pussent entrer en partage et vivre longtemps ensemble, ils préparaient en tout cas une transition qui pouvait amener un jour avec moins de violence la séparation des deux pouvoirs. Il nous paraît du moins que telle dut être en ce temps la pensée d’un homme éminent qui, ministre des affaires étrangères, prit naturellement une grande part à la direction des choses dans cette phase de la question romaine. Nous voulons parler de M. de Tocqueville, le seul peut-être des hommes d’état de notre temps qui ait apporté dans l’appréciation et la discussion des affaires publiques l’attention, la sagacité, la prévoyance et la conscience d’un esprit philosophique. M. de Tocqueville ne s’abusait évidemment ni sur la vitalité du pouvoir temporel ni sur le succès de la tentative à laquelle il travaillait lui-même. Il donna à l’expression de ses prophétiques défiances la forme et le ton du conseil : « Je suis convaincu pour mon compte, disait-il, et je ne crains pas d’apporter cette prédiction à la tribune, je suis convaincu que si le saint-siège n’apporte pas dans la condition des États-Romains, dans leurs lois, dans leurs habitudes judiciaires, administratives, des réformes considérables ; s’il n’y joint pas des institutions libérales compatibles avec la condition actuelle des peuples, je suis convaincu, dis-je, que quelle que soit la force qui s’attache à cette vieille institution du pouvoir temporel des papes, quelle que soit la puissance des mains qui s’étendront d’un bout à l’autre de l’Europe pour le soutenir, ce pouvoir sera bientôt en grand péril. J’en suis, quant à moi, profondément convaincu. »

Le succès du raccommodement essayé dépendait donc de l’accueil que ferait le saint-père à ces demandes de réformes et d’institutions libérales qui lui étaient adressées par ses protecteurs. Négligeons les circonstances dans lesquelles de semblables avertissemens ont été donnés au pape, et les formes sous lesquelles ces avis ont été répétés à diverses reprises. Il y a eu certainement dans la publicité des censures qui ont été ainsi prononcées sur le gouvernement pontifical bien des torts de procédés. On humiliait dans le pape le souverain, on lui enlevait d’avance la bonne grâce, le mérite et le profit des améliorations dont on aurait dû au moins lui laisser l’initiative apparente : il eût été un prince ordinaire, qu’on lui eût ôté par une telle conduite le goût et même le pouvoir d’accomplir ce que l’on avait l’air d’attendre de lui. Nous ne voulons pas justifier ces procédés, bien au contraire. Si nous nous laissions aller à récriminer contre ceux qui se sont mêlés des affaires romaines, nous accuserions d’une injustice plus cruelle encore pour la personne du pape ceux qui, soit parmi les hommes politiques, soit parmi les hommes religieux, lui ont demandé des réformes, en ne se croyant animés que par une bienveillance incontestable et un dévouement qui ne peut être soupçonné. Deux hommes seuls dans cette controverse ont vu la vérité et l’ont dite avec autant de bonne foi que de clairvoyance : ces deux hommes sont M. de Cavour et M. de Rayneval. M. de Cavour a dit publiquement dès l’origine, et il le rappelait dans un des derniers discours qu’il ait prononcés, qu’il n’y avait pas de réformes à demander au gouvernement pontifical. M. de Cavour voyait juste : le vice du gouvernement pontifical, c’est sa constitution théocratique ; comment réformer la théocratie sans la détruire, et comment des esprits sérieux et sincères ont-ils pu demander à la théocratie son suicide ? M. de Rayneval n’avait certes pas le courage d’esprit de M. de Cavour : mais il avait le courage de la conscience. Il avouait franchement dans le fameux mémoire qu’il adressa au ministre des affaires étrangères qu’à ses yeux il n’existait pas de solution pour la question romaine. « Si le gouvernement de sa majesté, ajoutait-il, par des motifs aisés à comprendre, désirait mettre un terme à l’occupation des États-Romains, mieux vaudrait livrer les écluses à l’impulsion du torrent que de préparer, soit par des avertissemens publiquement donnés, soit par des combinaisons forcées, le coup de grâce du pouvoir temporel des papes. »

Quant à moi, j’ai toujours admiré le sans-façon de ces hommes d’état qui ont pressé sans relâche le saint-père d’accorder des libertés politiques à ses sujets, ou la naïveté des catholiques bien intentionnés qui ne se fatiguaient point de nous promettre ces généreuses concessions. Les uns et les autres en parlaient bien à leur aise et avaient une bien petite idée de la conscience d’un pape. Les hommes d’état qui vivent dans une région morale où l’on se contente de vérités approximatives, et de laquelle un grand penseur politique, Burke, a pu dire que la ligne droite n’y est pas le plus court chemin d’un point à un autre, les catholiques appartenant à des nations libérales où ils ne peuvent défendre et faire avancer les vérités qu’ils ont à cœur que par la vertu des libertés publiques ne pouvaient-ils donc comprendre les soucis qui torturaient la conscience d’un pieux pontife quand ils lui parlaient de libertés et d’institutions représentatives, quand ils le déchiraient sans pitié entre ses penchans humains et les inflexibles décrets de sa foi ? Plus saint était le pontife et plus douloureuse devait être son angoisse. Nous ne savons rien de plus tragique que ce combat que l’on prolonge depuis douze ans dans l’âme de Pie IX. Il est impossible d’y penser sans émotion et sans attendrissement. Nous avons là sous les yeux un de ces hommes en qui deux courans de l’histoire viennent s’entrechoquer et qui sont les martyrs de la victoire de la nouvelle loi sur l’ancienne. Les victimes que le destin ou la Providence a ainsi touchées de son sceau sont sacrées. Ceux qui comprennent le sens des révolutions inévitables ne sauraient épuiser le respect et la sympathie qu’ils leur doivent. Vous voudriez que le saint vieillard à qui les clés ont été données, et qui est le dépositaire et l’interprète de la vérité, que ce prêtre à qui vous avez en même temps confié le pouvoir politique livrât sa souveraineté à la dispute, au doute, à la contradiction, et de ses propres mains distribuât les armes dont, suivant sa foi, ce qui est le mal et l’erreur pourrait se servir contre la vérité ! Soyez justes : épargnez son âme, ne l’exhortez pas au sacrilège, ne le tentez pas ; cessez enfin de mettre sa conscience au supplice. Il serait plus franc et plus humain de lui retirer tout de suite ce pouvoir qui vous sert de prétexte pour le torturer et l’humilier sans relâche. Du moins il ne serait plus sollicité à faire de son autorité un usage qu’il juge incompatible avec ses devoirs. Soyez sûrs qu’il préférerait mille fois sa chute au péril d’une prévarication. Dépouillé pour avoir été le plus faible, cédant dans l’ordre purement temporel à une force supérieure, il aurait après tout la consolation de ne se sentir responsable d’une révolution irrésistible ni devant Dieu, ni devant sa conscience, ni devant les hommes. Lui aussi alors, il n’aurait, comme nous tous, de recours qu’en la liberté. Il y retremperait son prestige religieux, son autorité spirituelle, et quant à la liberté elle-même, elle puiserait dans cette conquête une solidité et une force de développement jusqu’à ce jour inconnues dans la plupart des pays catholiques.

III.

Il n’y a donc qu’une solution : il faut que le seul vestige de théocratie qui subsiste encore soit effacé, il faut que la papauté se dépouille de la souveraineté temporelle, et qu’au prix de son renoncement à un pouvoir précaire, nominal, qui n’est plus qu’un fantôme, l’église catholique reconquière en droit et en fait la plénitude de sa liberté.

M. de Cavour a eu sans doute l’honneur d’être le premier homme d’état qui ait proclamé cette solution ; il a eu la gloire d’attacher définitivement les destinées nouvelles de l’Italie au plan d’une émancipation complète et radicale de l’église catholique. On se tromperait cependant, si on lui attribuait l’initiative de cette idée. Son mérite, et il est assez grand, est d’être le premier organe des gouvernemens contemporains qui ait donné à ce dessein un acquiescement cordial et sans réserve ; mais l’idée de reconquérir la liberté de l’église en faisant le sacrifice de la souveraineté temporelle de la papauté n’est point un expédient trouvé par un homme d’état aux abois, n’est pas une inspiration récente suscitée par les changemens politiques qui viennent de s’opérer en Italie, Elle est née spontanément et depuis longtemps au sein des catholiques italiens, parmi les membres les plus éminens du clergé national. L’idée était confuse d’abord ; les dernières révolutions, en créant des nécessités pressantes, n’ont contribué qu’à la rendre plus nette et à la mieux définir. Il n’est guère d’hommes qui aient fait plus d’honneur au clergé catholique, autant par son humble et charitable piété que par la portée philosophique de son esprit, que l’abbé Rosmini. Il y a un livre de lui : Delle cinque piaghe della santa Chiesa, où palpitent avec une sainte ardeur et la douleur des maux que l’immixtion et les servitudes du temporel ont fait peser sur le catholicisme et l’aspiration d’une âme pieuse à la liberté de l’église. Ce livre parut aux premiers jours du pontificat de Pie IX ; mais Rosmini l’avait écrit dès 1832, et avait gardé ses effusions captives jusqu’à l’avènement du nouveau pape. « Comment l’église sera-t-elle sauvée ? s’écriait Rosmini dans sa plainte mystique. Un seul regard jeté sur la terre, et l’on a la réponse. Les desseins redoutables de la Providence ne sont plus enveloppés de mystère ; on n’a plus à les deviner. La réalisation en est commencée et se poursuit sur divers points de l’Europe et de l’univers. L’Angleterre, l’Irlande, les États-Unis et la Belgique ont la liberté d’élire leurs évêques : à aucun prix, la Providence ne renoncera à restituer cette liberté à toutes les nations de la terre, que les monarques en soient bien sûrs. Les peuples, oui, les peuples, sont la verge dont elle se servira. La rébellion est détestable, et qui la déteste plus que l’église ? qui la condamne davantage ? Mais ce que ne peut l’église, Jésus-Christ a la puissance de le faire, lui qui est le maître des rois et des peuples, qui tient tout sous sa volonté, et qui a coutume de faire sortir le bien du mal. Il emploiera encore le bras des méchans pour exécuter ses plans. L’explosion de l’Europe est irréparable ; il n’y a plus qu’un moyen de salut : rendre l’église de Dieu à la complète liberté. » N’y a-t-il pas quelque chose de prophétique dans ces épanchemens d’une âme religieuse ? On doit comprendre qu’au sein d’un pays catholique où les membres les plus distingués du sacerdoce, comme les hommes les plus éminens de la société laïque, se sont depuis si longtemps familiarisés avec de telles pensées, la proposition si franche et si libérale portée par M. de Cavour à la tribune italienne n’ait point été reçue comme une nouveauté soudaine et choquante.

Cette solution, considérée au point de vue catholique, a un mérite intrinsèque qui à première vue aurait dû lui obtenir un accueil favorable de la part des catholiques étrangers à l’Italie, qui d’ordinaire ne sont pas les moins ardens à réclamer la liberté de l’église. Avant de la repousser comme on l’a fait avec une violence passionnée, on aurait dû au moins s’informer de ce qu’en pensaient en Italie des catholiques qui ne sont ni moins pieux ni moins instruits en droit canonique qu’on ne peut l’être en France. La liberté avec laquelle le pouvoir temporel est traité par les théologiens les plus éminens de l’Italie ne devrait être ni ignorée ni méprisée par les catholiques français. Même à Rome, dans les rangs les plus élevés des ordres religieux, on est loin d’attacher tant d’importance au maintien du pouvoir temporel. Nous trouvons dans le dernier numéro de l’Edinburgh Review une note écrite par un moine du Mont-Cassin, qui est un curieux renseignement touchant les dispositions réelles de la partie la plus intelligente et la plus respectable du clergé italien. On sait que les bénédictins sont demeurés en Italie les représentans de la plus haute culture intellectuelle de l’église, que le monastère du Mont-Cassin est le foyer des lumières de l’ordre, que plusieurs de ses membres les plus distingués avaient même mérité par le libéralisme élevé de leurs idées les disgrâces et les persécutions de l’ancien roi de Naples, Ferdinand II. Le bénédictin que l’auteur de l’article de l’Edinburgh Review paraît avoir consulté sur la question du pouvoir temporel répond avec un mélange de rigueur logique et de déférence pour l’autorité spirituelle du saint-siége qui met hors de doute la réalité et la sincérité de son orthodoxie. Sur le fond des choses, il est catégorique : « Le catholique, dit-il, est libre dans l’examen des raisons qui peuvent lui faire juger de l’opportunité d’une forme qui n’est point immortelle et qui n’est pas inhérente au dogme de l’autorité pontificale. Il pourra dire : Il me semble que ce pouvoir temporel des papes, qui n’est pas dogmatique parce qu’il n’a pas été accordé par le Christ, peut tomber sous l’influence des rapports historiques des peuples, de même qu’il a été fondé par une influence de même nature ; il me semble que la raison des temps, que l’âge auquel les peuples sont parvenus tendent à cette chute ; il me semble que ce pouvoir n’étant plus utile à la paix et à la liberté de l’église doit tomber par l’explicite volonté du Christ. » Le docte et orthodoxe bénédictin établit ainsi sa liberté de jugement, mais il pose de décentes et prudentes réserves sur sa liberté d’action. Ne pouvant croire, dit-il, à l’infaillibilité de son propre jugement, il ne peut pas travailler lui-même à la dépossession temporelle du pontife. Tout en affirmant que le domaine politique n’est pas nécessaire à l’église, tout en ayant le droit de conjecturer la forme et la date de la déchéance de cette souveraineté, il ne se croit pas autorisé à devancer dans l’action le jugement que pourra porter sur ces questions le chef de l’église, « Je pourrai aux pieds du pontife lui parler, lui dire mes raisons, lui donner même des conseils ; mais je ne lui demanderai pas : quando hæc erunt parce que les heures, les jours, les années de la vie de 1 église ne se trouvent pas dans les almanachs… Nous ne sommes ni de ceux qui voudraient introduire dans le dogme ce qui n’est que temporel, ni de ceux qui, ne pouvant faire déposer le temporel au pape, le poussent je ne sais où. Nous sommes trop éloignés du monde pour nous laisser entraîner par les passions politiques sous l’influence desquelles des voltairiens français sont par enchantement devenus les défenseurs de la papauté, à laquelle ils ne croient point, et d’autres se feraient voltairiens par amour du temporel. E basta ! » La déclaration de ce bon moine du Mont-Cassin nous a paru piquante à recueillir ; mais des autorités plus imposantes auraient du prévenir l’emportement des catholiques français contre la solution de M. de Cavour. Les idées que le père Passaglia était allé porter à Turin au commencement de cette année étaient évidemment conformes à cette solution, et l’ont en grande partie inspirée. Or personne à Rome ne conteste ni l’orthodoxie ni les vertus de ce professeur de l’université de Rome. On sait que ses opinions sur le temporel sont accréditées au sein du clergé romain, on sait qu’elles avaient obtenu l’assentiment de huit ou neuf des cardinaux les plus pieux de la curia ; on sait qu’avant de partir pour Turin, le père Passaglia en avait entretenu le saint-père lui-même, qui aurait pu d’un mot de désapprobation empêcher ce voyage ; on sait aussi, il est vrai, que ce n’est pas à Turin, mais à Rome que la négociation a échoué. Peu importe le revirement qui a pu s’opérer dans l’esprit du pontife : il suffisait que les idées qui ont inspiré la solution indiquée par M. de Cavour soient professées par de dignes membres de l’église italienne, qu’elles aient eu de l’écho, ne fût-ce qu’un jour, dans le sacré collège, que le pape, ne fut-ce qu’un instant, ne les ait pas jugées indignes d’être prises en considération, pour que ces idées méritassent les égards des catholiques français. Les hommes qui se sont chargés en France de la défense des intérêts de l’église ont en cette circonstance commis une faute grave : ils ont retardé la réconciliation du pape avec l’Italie. Dieu fasse qu’ils n’aient pas à regretter un jour de l’avoir rendue impossible par les funestes encouragemens qu’ils ont donnés à la cour de Rome en combattant la seule transaction honorable et praticable qui ait encore été proposée !

Mais c’est à la question pratique que l’on nous attend. Le grand reproche adressé à la proposition de M. de Cavour par les esprits superficiels, c’est d’être irréalisable. L’église libre dans l’état libre ! mais on n’a jamais rien vu de pareil ! La papauté sans pouvoir temporel ! mais il y a mille ans qu’on n’a entendu parler d’un tel phénomène ! Vous nous devez l’indépendance de l’autorité spirituelle : il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’autre garantie de cette indépendance que celle qu’avait établie Charlemagne. Vous vous moquez de nous ou vous voulez nous tromper.

S’il était permis à ceux qui recherchent laborieusement le vrai d’imiter la légèreté et l’étourderie dont on leur donne l’exemple, il serait facile de faire à une fin de non-recevoir si routinière dans la pensée et si peu mesurée dans l’expression une réponse digne d’elle. Deux points sont établis et ne peuvent être contestés : d’une part le pouvoir temporel ne vit pas et ne peut plus vivre par lui-même ; de l’autre l’indépendance, la liberté sont nécessaires à l’église. Nous n’aurions qu’à dire aux adversaires superficiels de la solution proposée par M. de Cavour et par ses successeurs : « Vous avez eu l’adresse de vous placer en face de deux nécessités qui, suivant vous, sont en contradiction absolue. Au fait, la chose vous regarde encore plus que nous. A votre aise donc, messieurs, vous êtes de loisir à la condition que le drapeau français ne quitte pas Rome un seul jour. Tirez-vous de là comme vous pourrez. » Mais il nous est aisé de démontrer que la solution de M. de Cavour est praticable. Nous ne pouvons décemment nous laisser effrayer par cette raison futile, que cette solution créerait un ordre de choses qui n’a point été vu encore dans la politique et dans l’église. Aristote et Cicéron, malgré leur science politique, n’avaient jamais rien vu de semblable à la féodalité ; Guillaume III et lord Chatham n’avaient rien vu de semblable à la république des États-Unis ; Grégoire VII et Innocent III n’ont jamais rien vu de semblable à l’église de nos jours, réglée par des concordats, avec des évêques assimilés aux fonctionnaires et émargeant au budget ! Bien d’autres nouveautés seront vues encore dans le monde, et toujours, comme celle de l’église libre dans l’état libre, elles deviendront possibles dès qu’elles seront nécessaires.

La solution proposée par le gouvernement italien est honnête parce qu’elle s’inspire des véritables intérêts de la religion ; elle n’est pas moins pratique qu’honnête. Mon Dieu ! quand on a guéri l’imagination de la frayeur et de la répugnance que lui inspire l’issue d’une tentative qui va être pour la première fois essayée, les difficultés que l’on avait rêvées s’évanouissent bientôt devant l’action : c’est toujours un peu l’histoire de l’œuf de Christophe Colomb. La solution italienne est réalisable parce qu’elle peut en effet assurer à la papauté les deux garanties d’indépendance que l’on a jusqu’ici demandées au pouvoir temporel, et qu’il n’est plus possible d’obtenir de ce pouvoir. Les deux garanties qu’on cherchait dans la souveraineté temporelle étaient celles-ci. On voulait d’une part que le pape et ses coadjuteurs nécessaires dans l’exercice de leur ministère spirituel fussent indépendans ; on voulait d’autre part qu’ils fussent assurés d’un revenu suffisant pour fournir à toutes les exigences du culte et du ministère spirituel.

Commençons par la moins importante de ces garanties, celle du revenu. Elle ne saurait présenter de difficultés dans la solution italienne. L’Italie a offert et offre à la cour de Rome la valeur en propriété qu’elle voudra, sous la forme qu’elle préférera. Elle mettra à la disposition du saint-père ou des terres ou des valeurs mobilières. La cour de Rome constituera suivant sa volonté le fonds dont elle estimera le revenu nécessaire au gouvernement de l’église. Ce fonds sera sa propriété, elle l’administrera, elle en usera comme elle jugera convenable. Si le pape acceptait des terres en Italie, elles seraient affranchies de tout impôt, de toute servitude qui pourrait lui faire sentir la charge d’une souveraineté étrangère. S’il veut des possessions hors de l’Italie, il sera maître de les acquérir. Il n’est plus ici question de ce tribut des pays catholiques qui aurait constamment soumis l’existence matérielle du saint-siège aux discussions et peut-être aux caprices de divers gouvernemens et des assemblées délibérantes de plusieurs peuples. A combiner un tel arrangement, il ne saurait y avoir de difficultés pratiques. Il est clair qu’à de telles conditions les ressources nécessaires à la papauté seraient assises d’une façon plus sûre et plus avantageuse que ses ressources actuelles, formées d’impôts qu’il faut lever sur des pays mécontens et ne payant qu’à regret, d’impôts dont les révolutions tarissent le revenu ou rendent le recouvrement impossible.

Mais ce n’est pas sur ce côté subalterne de la question et les arrangemens qui s’y rattachent que portent les objections. On ne comprend pas que, l’Italie formant un royaume uni, le pape y puisse conserver son indépendance. On se représente le souverain pontife sujet d’un roi ou d’un empereur. — Comment, demande-t-on victorieusement, serait-il indépendant le jour où il serait en lutte dans sa conscience avec les lois ou la politique de l’état au milieu duquel il vivrait ? — L’objection est fondée assurément : il fallait en conclure que le pape, en aucun temps, ne doit être sujet d’un prince ou d’un état ; mais cette conclusion naturelle, on l’a forcée. Le pape ne pouvant être sujet, on a dit : Il faut qu’il soit souverain, il faut qu’il ait une possession territoriale et un nombre de sujets assez considérable pour être à l’abri d’un coup de main. Ce raisormement était plausible dans un temps de barbarie où la force n’était pas contenue encore dans ses caprices par la puissance moderne de l’opinion publique ; mais aujourd’hui qu’un petit territoire, avec trois millions de sujets rebelles et toujours prêts à renverser le gouvernement et le souverain, soit pour celui-ci une garantie d’indépendance, c’est ce que l’évidence persistante des faits ne permet plus de soutenir. Non-seulement de nos jours cette souveraineté territoriale n’ajoute rien à la sécurité et à l’indépendance du saint-siège, elle ne suffit même plus à protéger la personne du pape, comme on l’a vu en 1849, par la nécessité où fut Pie IX de se réfugier à Gaëte.

Au lieu de cette garantie illusoire, l’Italie, revenant à la conclusion première que l’on tire du danger du conflit des deux autorités et de l’asservissement possible du pontificat et de la religion à l’état, offre au pape une situation exceptionnelle. Elle ne veut point que le pape, vivant chez elle, soit à aucun titre, à aucun degré, sous aucune forme, sujet italien. Elle veut qu’il conserve tous les droits et tous les attributs de la souveraineté personnelle. Sa personne sera inviolable. Il ne sera pas assujetti aux lois du pays. Il ne relèvera d’aucune autorité italienne. En un mot, il conservera tous les droits de la souveraineté qu’il possède aujourd’hui. Ces immunités ne s’arrêteront pas à la personne du pape ; ses ministres, ses coadjuteurs ecclésiastiques, ses nonces, les cardinaux, le conclave, tous ceux qui concourront au gouvernement central de l’église seront couverts de la même inviolabilité. Dans le territoire italien, tout le monde pourra communiquer avec le pape, le pape pourra communiquer avec tout le monde. Aux relations du saint-siège avec le dehors, l’Italie ne mettra aucun obstacle ; il ne subsistera de restrictions à cet égard que celles que les gouvernemens étrangers continueraient chez eux à imposer aux rapports de leurs sujets avec le chef de l’église. Il est incontestable que le pontificat catholique gagnerait beaucoup à ce système au point de vue de son indépendance et de sa sécurité. La plupart des points par lesquels l’indépendance de la papauté peut être aujourd’hui atteinte seraient supprimés : la papauté n’aurait plus à compter avec les intérêts ou les exigences de sujets qui se dérobent à elle ; elle ne serait plus menacée par la violence de populations révoltées, par la convoitise des ambitieux qui ont si souvent tenté de lui ravir ses états. Affranchie des soucis et des servitudes du temporel, elle n’aurait à vaquer qu’à ses vrais devoirs, aux soins que réclame le gouvernement de l’église. N’étant plus un gouvernement italien, la papauté reprendrait son véritable caractère catholique et cosmopolite ; elle pourrait écarter du sacré collège l’élément pseudo-ecclésiastique qui l’a si longtemps dénaturé, et le recruter exclusivement dans l’épiscopat. La défiance jalouse que nourrissaient envers la cour romaine la plupart des états catholiques, les obstacles que ces gouvernemens opposaient aux relations de leurs sujets avec Rome, n’auraient plus d’objet. La défiance cesserait, les obstacles tomberaient. Tout serait ainsi réglé au profit de l’église, de l’Italie et des autres peuples catholiques.

C’est une utopie, dira-t-on encore. Qui nous garantira vos garanties ? Qui nous assure que l’Italie ne les violera jamais ? Qui peut donner la certitude que jamais souverain ou gouvernement italien ne mettra la main sur la situation du saint-siège, qu’aucun politique ultramontain ne se laissera séduire par l’idée de dominer l’Europe au moyen de la papauté, qu’aucun roi d’Italie ne voudra faire du pape son chapelain ?

Il n’y a certes pas de convention ni de constitution humaine où l’on se puisse promettre d’avoir prévu toutes les difficultés et paré à tous les périls que l’avenir pourra faire naître. Aucun arrangement, sans contredit, ne saurait dispenser ceux qui l’ont conclu, ceux qui devront en exécuter les clauses, de la bonne foi, du bon sens, de la modération, de la clairvoyance, et ne peut leur assurer qu’ils seront à jamais affranchis des labeurs et des soucis de la lutte. Pas plus que les constitutions des sociétés politiques, les institutions qui concernent l’église ne sont des tentes dressées pour le sommeil. Ceux surtout qui voient aujourd’hui l’inanité des précautions qu’on était allé chercher pour la papauté dans le gouvernement temporel n’ont guère le droit de se montrer exigeans ou défians à l’égard du nouveau système de garanties qui leur est offert. Il faut ajouter pourtant que toutes les chances qui naissent de la nature des choses et toutes les vraisemblances plausibles s’élèvent contre l’incrédulité qu’ils témoignent touchant l’efficacité de la solution italienne. D’abord il ne sera pas de l’intérêt des Italiens de chercher un instrument d’influence politique dans la papauté ; ensuite l’indépendance et l’inviolabilité du saint-père pourront et devront être placées sous la garantie du droit européen ; enfin les Italiens, par les institutions politiques qu’ils se sont données, ont pris vis-à-vis d’eux-mêmes les garanties les plus sérieuses contre toute tentation qui pourrait leur venir d’attenter à l’indépendance de l’église.

Il n’est pas de l’intérêt des Italiens de chercher à faire du pape un instrument de leur politique. Le jour où ils l’essaieraient, ils ruineraient de leurs propres mains le crédit de la papauté ; ils briseraient, rien qu’en y portant la main, l’arme politique dont ils auraient la folie de vouloir se servir. Fussent-ils cependant assez peu raisonnables pour caresser un pareil dessein, leur serait-il possible de l’exécuter ? La papauté, ce n’est pas un homme seul, c’est le pontife entouré du sacré collège et de toutes les congrégations. Or, dans l’hypothèse où nous sommes placés, la majorité du sacré collège n’appartiendrait plus aux Italiens, elle serait formée de cardinaux étrangers à l’Italie. Comment le gouvernement italien entreprendrait-il de violenter ou de séduire le pape au milieu des grands corps représentatifs de l’univers catholique ? D’ailleurs, si les Italiens ne reconnaissent pas aux étrangers le droit de disposer de leur territoire et à ce titre de Rome, une fois leur arrangement conclu avec le pape sur la base de la souveraineté personnelle du pontife, ils reconnaîtraient au monde catholique le droit d’intervenir pour veiller à l’exécution du contrat, pour défendre l’inviolabilité du saint-père et de ses ministres, s’il arrivait qu’elle fût menacée. On avouera qu’il n’y a pas de garantie plus forte de l’indépendance du saint-siège, et que le pouvoir temporel, qui n’existe depuis quarante ans que par cette intervention, n’en présente pas de plus efficace. Il semble donc que, loin d’être enclin à troubler l’indépendance de la papauté, le gouvernement de l’Italie serait celui du monde qui aurait l’intérêt le plus direct à respecter cette indépendance et à en prouver constamment la réalité aux autres puissances catholiques. Ce n’est pas tout. La nouvelle Italie est un état constitutionnel et ne peut pas être autre chose. Or il n’y a que des catholiques en Italie. Un parlement italien, composé de catholiques, est la dernière des assemblées politiques de l’Europe où l’on puisse songer à violenter et à dénaturer le catholicisme en opprimant la papauté. La foi catholique domine sur le peuple italien sans distinction d’opinions politiques. Si le gouvernement osait jamais attaquer le catholicisme dans les conditions nécessaires à l’exercice de l’autorité spirituelle du saint-siège, le parlement tout entier, la gauche aussi bien que la droite, se soulèverait contre une telle témérité. Enfin les Italiens poussent plus loin encore les garanties qu’ils entendent donner au monde catholique. L’indépendance du saint-siège ne leur suffit pas. Ils veulent l’entière liberté de l’église à tous les degrés de la hiérarchie. Ils se proposent de délivrer l’église de toutes ces restrictions par lesquelles le pouvoir civil, chez eux comme dans toute l’Europe, avait cru devoir se protéger contre les empiétemens du clergé et de la cour de Rome, lorsque le pape était, pour eux comme pour les autres gouvernemens, un souverain temporel et étranger. Sous le régime qu’ils appellent de leurs vœux, ils renonceront à ces restrictions. L’état renoncera à la nomination des évêques. Ils désirent revenir au système d’élection établi par les canons, c’est-à-dire à l’élection par le clergé et une représentation des laïques. Ce système d’élection donnerait en Italie à l’épiscopat et à l’église un ressort et une vigueur qu’un gouvernement libre pourrait seul endurer. Le corps des évêques deviendrait en effet ainsi la représentation des intérêts et des sentimens religieux des croyans, et en Italie les croyans sont tout le monde. Contre une telle puissance, toujours enracinée et se retrempant sans cesse dans le sentiment populaire, quel gouvernement oserait prendre un rôle d’agression et d’oppression  ? Certes, quand on évoque ainsi la perspective de l’église libre dans l’état libre, la résistance à laquelle on pourrait s’attendre ne devrait pas, ce semble, venir des catholiques. On comprendrait que les jurisconsultes et les politiques qui ont vieilli dans la crainte routinière des empiétemens de l’église, qui ont blanchi dans les luttes chicanières contre les empiétemens réels ou prétendus du clergé, qui dans cette antique tradition de défiance ont contracté des préjugés invétérés contre l’autorité spirituelle du saint-siège, se révoltassent à la pensée d’une pareille perturbation jetée dans les rapports de l’état avec l’église. On comprendrait que les gouvernemens catholiques dont les peuples ne jouissent point encore d’une liberté politique aussi avancée que celle du nouveau royaume italien vinssent élever la voix contre un ordre de choses qui les contraindrait à se désarmer de leurs pouvoirs excessifs et à marcher plus rapidement qu’ils ne le voudraient dans la voie des libertés politiques et religieuses. Faudra-t-il donc que les catholiques, aux dépens des intérêts qui doivent leur être le plus chers, prêtent un aveugle concours à l’alliance ancienne, mais aujourd’hui aussi fragile qu’odieuse, des deux tyrannies ?

Nous ne cherchons point à nous bercer d’illusions ; mais nous aimons à espérer que les catholiques de notre pays qui sont animés d’un vrai zèle religieux et d’un libéralisme sincère ne s’obstineront point dans des erremens funestes. Nous n’attendons point d’eux un changement soudain d’opinion à l’égard de la question romaine. Ce serait beaucoup, s’ils consentaient à considérer de sang-froid des perspectives de cette question qu’ils ont jusqu’à présent négligées. Nous souhaitons que les aspects nouveaux que les Italiens ont ouverts sur cette question leur deviennent familiers, car ils sont trop favorables à leurs aspirations vers la liberté de l’église pour qu’ils ne finissent point à la longue par leur devenir attrayans. C’est en grande partie l’objet que nous nous sommes proposé en groupant ici les faits qui démontrent que le gouvernement temporel a vicié la constitution et le gouvernement de l’église, ceux qui prouvent que le gouvernement temporel est incompatible avec l’ordre de la civilisation moderne, ceux qui établissent qu’il est possible de terminer la révolution italienne par la suppression du gouvernement temporel, non pas seulement à l’avantage de l’Italie, mais au profit de l’église catholique et des progrès de la liberté dans le monde. Quand la solution que nous avons signalée, ou plutôt dont nous avons exposé la nécessité, s’accomplira-t-elle ? Nous répondrons, comme le bon moine du Mont-Cassin, que ce jour-là n’est point marqué sur notre almanach. Ce jour-là pourtant, nous en avons la certitude, arrivera. La France seule le retarde par cette occupation de Rome, dont il ne nous est pas plus possible qu’aux Italiens de prévoir la capricieuse durée ou les accidens hasardeux. Quoique nous n’ayons point donné aux Italiens la première place dans cette étude sur la question romaine, bien que l’intérêt qui nous a guidés avant tout soit celui de la consistance de la France libérale, notre dernier mot sera pour l’Italie. Qu’elle soit ferme et patiente dans le système de patriotisme et de libéralisme qu’elle suit dans cette question. En débutant dans les nouvelles destinées qui s’ouvrent à elle, elle a le singulier honneur d’attacher à son propre sort un intérêt qui dépasse ses propres limites, un intérêt vital de la civilisation moderne, celui qui exige la consommation finale de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. L’Italie ne défend donc pas seulement ici sa propre cause : qu’elle n’oublie pas qu’elle porte aussi le poids d’une cause qui est celle de l’humanité. C’est pourquoi nous lui recommandons de ne point s’exposer à compromettre son succès par des mouvemens d’impatience. Elle doit être certaine d’ailleurs d’être accompagnée et soutenue dans ses efforts et dans ses épreuves par l’opinion de tous ceux, dans le monde, qui ont l’intelligence de la liberté, qui ont le scrupule de la constance dans les opinions, et un jour aussi par les hommes vraiment religieux, qui lui devront l’émancipation de l’église.

E. Forcade.
  1. Revue du 15 août dernier.