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La Question tchèque

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La question tchèque
Pierre Dareste

Revue des Deux Mondes tome 130, 1895


LA QUESTION TCHEQUE

Il y a vingt-six ans déjà que M. Saint-René Taillandier publiait ici même, sur la situation politique de la Bohème, un article qui était un cri d’alarme[1]. L’écho s’en perdit vite dans l’indifférence du public mal préparé à le comprendre, dont l’attention ne fut que trop distraite par les événemens. Depuis 1869, la « question tchèque » n’a cessé de devenir plus grave et plus aiguë d’année en année. Elle est aujourd’hui la question vitale de la politique autrichienne. Elle est, surtout, le principal obstacle air progrès du germanisme. À ce double titre, elle a pour la France un intérêt de premier ordre. « Il s’agit de nous ! » disait déjà M. Saint-René Taillandier à une époque où notre territoire était intact et où nos prochains désastres n’étaient même pas soupçonnés. Il s’agit de nous, aujourd’hui, plus que jamais. Combien de Français le savent-ils ? Notre souhait et notre but seraient qu’il y en eût quelques-uns de plus.


I

Si on jette les yeux sur une carte ethnographique de l’Europe, on remarquera que la frontière de la race et de la langue allemandes dessine, à l’Est, un grand angle rentrant. Tandis que l’Allemand du Nord s’avance jusqu’à Breslau et l’Allemand du Midi jusqu’à Vienne, au centre même de l’Allemagne, la race germanique ne dépasse pas la frontière de Bavière. Le chemin de fer de Nuremberg à Prague n’a pas plutôt franchi la forêt de Bohême que le paysage, les costumes, la langue, tout change comme un décor. Un plateau un peu triste, et des vallées sans grandes lignes succèdent aux plaines bavaroises : et les champs sont peuplés de paysans aux vêtemens de couleurs voyantes, dont l’aspect n’a rien d’allemand. C’est le pays slave. Le grand losange dessiné par les montagnes de Bohême, flanqué à l’Est par la Moravie, qui le relie aux nations de la même race, est la patrie des Tchèques, cette avant-garde du monde slave, qui a survécu à la disparition de ses congénères du Nord et du Sud, les Slaves de la Baltique et ceux du Danube. Au Sud comme au Nord, la germanisation a fait son œuvre. Les Tchèques de Bohème restent seuls debout, entourés de trois côtés par les Allemands, mais luttant pour leur race et pour leur langue avec une énergie sans égale. Epieu enfoncé dans la chair allemande, comme on dit en Allemagne. Rocher battu par la mer germanique, disent les Slaves avec plus de justesse. L’histoire de l’assaut furieux qui lui est livré depuis plusieurs siècles est intéressante comme un drame.

Déjà la vague allemande en a emporté plus d’un morceau. La couronne de saint Venceslas, ceinte depuis 1526 par les princes de la maison d’Autriche, réunissait les trois pays de Bohème, Moravie et Silésie. La paix de 1742 a fait passer aux mains de la Prusse la plus grande partie de la Silésie, et la province prussienne qui porte aujourd’hui ce nom ne compte plus que des Allemands et quelques Polonais. En Bohème même et en Moravie, la race allemande s’est emparée de districts entiers. A la suite de la terrible défaite de la Montagne-Blanche en 1619, qui a été pour la Bohême ce que la déroute de Mohacs avait été, un siècle plus tôt, pour la Hongrie, le pays a été mis en coupe réglée au profit des Allemands. Conquête plus terrible que celle des Turcs, car la domination turque, une fois disparue, ne laisse pas de traces, tandis que la domination allemande marque partout son empreinte, et poursuit une œuvre systématique. La noblesse tchèque périt sur l’échafaud, et des Allemands se partagèrent ses dépouilles. Les colons allemands, les marchands allemands, les jésuites allemands, l’administration allemande, purent accomplir sans obstacle, pendant cent cinquante ans, leur œuvre de dénationalisation. La géographie même du pays fut germanisée, et tous les noms de lieux reçurent des formes allemandes qui ont passé dans les habitudes européennes, et qui ont fait trop souvent prendre le change sur la véritable nationalité du pays. A la fin du XVIIIe siècle, la langue tchèque n’était plus parlée que par des paysans, et on pouvait déjà se permettre de calculer le petit nombre de générations qu’il lui faudrait pour disparaître tout à fait, comme avaient autrefois disparu les Slaves de la Saxe et du Brandebourg.

Le réveil, ou, comme on dit en Bohême, la résurrection du peuple tchèque, est un des faits les plus extraordinaires de l’histoire des nationalités. La Grèce elle-même et la Hongrie n’ont pas eu à vaincre des difficultés de même ordre. Pour tirer de l’oubli la langue nationale réfugiée dans les campagnes, pour renouer les traditions interrompues, faire revivre l’ancienne littérature, rajeunir et enrichir une langue qui ne suffisait plus aux idées et aux besoins modernes, composer jusqu’à un alphabet et une orthographe. créer des œuvres nouvelles, reconquérir les villes, l’administration, les écoles, vaincre la résistance et souvent la persécution d’un gouvernement hostile, il a fallu des prodiges de volonté et de ténacité. Les Tchèques ont accompli ces prodiges. Ils ont voulu avoir, et ils ont eu, des historiens, des littérateurs, des poètes, des philologues, des hommes d’État. Les noms de Kollar, de Celakovsky, de Jungmann, de Safarik, de Tomek, de Palacky surtout, pour ne citer que les plus célèbres, sont intimement liés à l’histoire de la Bohême, et ont acquis un éclat et une réputation européennes. Grâce à eux, et après un siècle d’efforts soutenus et de luttes persistantes, la Bohème a repris son rang de peuple civilisé, de kulturland, à la grande déception de ses voisins allemands, et replacé la vieille langue des hussites parmi les plus belles et les plus riches de l’Europe.

Le mouvement national avait déjà un demi-siècle de durée, et le peuple tchèque avait repris possession de lui-même, lorsque éclatèrent les événemens de 1848. Ce fut partout, en Europe et surtout en Autriche, l’année des illusions démesurées. Les Tchèques purent croire un instant que les droits historiques de la couronne de saint Venceslas allaient être reconnus et consacrés par une constitution fédérative de la monarchie autrichienne. Ils purent même se leurrer de l’espoir d’une entente fraternelle avec leurs compatriotes de race allemande, séduits, eux aussi, par le libéralisme indécis de l’époque qui prêtait si commodément à tous les malentendus. La désillusion fut prompte. L’échauffourée encore mal expliquée de juin 1848 ramena le régime militaire et autoritaire, et après la défaite des Hongrois insurgés, ce fut la Bohême, restée fidèle à la monarchie, qui paya pour eux. Quant aux Allemands, on ne tarda guère à comprendre que leurs aspirations avant tout pangermanistes et impériales n’avaient rien de commun avec les droits de la Bohème. La célèbre réponse de Palacky au Congrès de Francfort : « Je ne suis pas Allemand », souleva dans toute l’Allemagne un cri de colère contre le peuple qui refusait d’élire des députés à la diète germanique, et qui convoquait, à Prague, un congrès slave. Les douze années qui suivirent furent des plus dures pour la Bohême. Les derniers vestiges de l’ancienne constitution avaient disparu. La Diète, depuis 1848, n’était plus convoquée. Le régime de centralisation allemande et d’autoritarisme militaire se montra dans toute sa rigueur. Ce fut le temps des procès de presse, des persécutions et des tracasseries administratives, le temps du « système autrichien » dans le sens le plus déplaisant du mot. Pour que le découragement n’ait pas envahi les Tchèques, il n’a fallu rien moins que leur extraordinaire énergie et leur foi enracinée dans leur droit et dans leur avenir.

Les revers de la guerre d’Italie marquèrent la fin du système. Le gouvernement autrichien sentit que le régime d’autorité avait fait son temps et que le moment était venu de constituer des représentations nationales.

Trois fois, en 1861, en 1865, en 1870, les Tchèques purent croire que cette volte-face du gouvernement tournerait à la reconnaissance de leurs droits. Trois fois cet espoir fut déjoué par les efforts combinés des Allemands et des Magyars.

Le diplôme du 10 octobre 1860 avait tracé les grandes lignes d’une constitution fédérative de la monarchie autrichienne, avec un parlement central composé de députés élus par les diètes de chaque État. La joie fut immense en Bohême : et la déception n’en fut que plus sentie lorsque la constitution du 24 février 1861, doublée de lois électorales qui sont encore en vigueur aujourd’hui, établit à Vienne un Reichsrath, doté de l’essentiel des attributions législatives, en réduisant singulièrement le rôle des diètes locales, et en réglant les élections de façon à assurer partout, à ces diètes comme au parlement de Vienne, la majorité aux Allemands.

Le Reichsrath institué en 1861 put à peine siéger. Les Hongrois, les Croates, les Tchèques et les Moraves avaient refusé d’y envoyer des députés. Le gouvernement dut céder. En 1865, le ministère Schmerling fut remplacé par un ministère Belcredi, qui reçut la mission de rédiger une constitution plus en harmonie avec les aspirations des diverses nationalités. La Diète de Bohême vota aussitôt une adresse de remerciemens. à laquelle l’empereur répondit par la promesse de se faire couronner roi : promesse dont il faut saisir toute l’importance, en se rappelant que la vieille constitution de Bohême n’admet l’autorité que du roi couronné, et que de tous les souverains de la Bohême, le roi François-Joseph était le seul et le premier qui n’eût pas ceint solennellement, à Prague, la couronne historique.

Les événemens de 1866 se chargèrent de renverser encore cette fois les espérances des Tchèques. Sous l’influence du comte de Beust, qui avait succédé à Belcredi, une seule des nationalités de la monarchie, la seule qui ne portât point ombrage aux aspirations pangermaniques grandissantes, les Magyars, se firent la part du lion. La Hongrie obtint une quasi indépendance. Le reste de la monarchie, sorte de demi-cercle composé des élémens les plus disparates, fut constitué en État distinct, désigné, faute de mieux, sous le nom d’État « cisleithan », avec parlement central à Vienne, pourvu des attributions les plus larges.

Les Tchèques refusèrent de siéger. Le 22 août 1868, les députés tchèques signèrent une déclaration expliquant qu’il n’y avait pas de place pour les représentans de la Bohême dans une assemblée dont l’existence même était la négation des droits de leur patrie.

Cette abstention était un grave péril pour les nouvelles institutions. Depuis que le dualisme avait séparé la Hongrie du reste de la monarchie, la Bohême et ses annexes étaient devenues le plus important des « royaumes et pays représentés au Reichsrath », pour parler le style officiel. Que devenait le Reichsrath sans les députés de ce royaume ? Dès 1869, des efforts furent tentés pour amener un compromis, et le 12 septembre 1870, sous la pression des événemens, sentant la nécessité de résister à la puissance croissante de l’Allemagne par la coalition de toutes les forces non allemandes de l’empire, le gouvernement autrichien, par décret, reconnaissait, plus officiellement que jamais, les droits historiques de la Bohême, et renouvelait la promesse solennelle du couronnement.

L’illusion, cette fois, ne dura que six semaines. La velléité de résistance à l’Allemagne avait fait place à la crainte de la nouvelle et formidable puissance qui allait être l’empire allemand. La Diète de Bohème avait à peine élaboré des articles fondamentaux, en harmonie avec le décret du 12 septembre, que, le 30 octobre, l’ordre fut donné de procéder « aux élections comme par le passé.

Les députés tchèques persévérèrent dans leur abstention : mais elle ne tarda pas à leur être reprochée en Bohême même. Leur absence au Reichsrath permettait le vote des lois les plus funestes, notamment celui des lois électorales de 1873, conçues de manière à favoriser partout l’élément allemand. D’autre part, le système des élections directes ayant été substitué à celui des élections par les diètes, la raison de l’abstention n’était plus la même. La Bohême ne pouvait envoyer de représentans au Reichsrath : mais les électeurs de chaque circonscription le pouvaient d’autant mieux que les députés des circonscriptions de langue allemande ne se faisaient pas faute de siéger. La question fut l’objet de longs débats, et donna naissance à la scission entre les Vieux-Tchèques, qui voulaient continuer le système d’abstention, et les Jeunes-Tchèques, décidés à siéger. Ceux-ci l’emportèrent en 1879. Les Tchèques parurent à la Chambre des députés de Vienne, non sans faire entendre une déclaration solennelle, portant qu’ils n’entendaient renoncer à aucun des droits de la Bohème.

Depuis cette époque, la question du droit public de la Bohême n’a pas fait un pas. Le ministère conciliant du comte Taaffe a été, pour les Tchèques, une période de calme relatif. A sa chute, les tendances centralistes ont repris de plus fort. Le procès de l’Omladina, la proclamation du petit état de siège à Prague, en sont de tristes symptômes. La question tchèque reste pendante, et, après tant de déceptions, la solution en semble aujourd’hui plus éloignée que jamais.


II

La lutte continue, néanmoins, toujours plus âpre et plus ardente, contre les Allemands et la germanisation d’abord, contre l’administration autrichienne et les tendances centralistes ensuite. Double guerre qui, au fond, n’en fait qu’une ; pour tenir tête à tant d’ennemis, ce n’est pas trop de la vigilance et de l’énergie de tout un peuple.

Contre l’envahissement allemand, c’est la guerre de langues, et son application directe, la guerre d’écoles. Il n’est pas aisé à des Français de se rendre un compte exact de ces luttes de races qui sont le fond de la politique de toute l’Europe centrale et orientale. Le sentiment de la patrie est chez nous indépendant de la race, et il n’est nulle part plus vif que dans ceux de nos départemens qui ne parlent pas français. Il en est tout autrement entre Allemands et Slaves. La langue, la race, la patrie ne font qu’un. Tout Slave qui cesse de parler slave pour s’exprimer en allemand pense en allemand, a le cœur allemand et est perdu pour les Slaves. Le jour où la Bohême parlerait allemand, il n’y aurait plus de Bohême, mais une province allemande.

La situation géographique des Tchèques, au milieu des Allemands qui les entourent, est heureusement favorable. Ils occupent le centre du pays. Les Allemands, qui ont débordé de toutes parts la frontière de Bohême, se répandent en bande allongée le long de cette frontière, et ne forment une masse compacte qu’au Nord, surtout au Nord-Ouest, dans la région connue par les bains de Teplitz, de Carlsbad et de Marienbad. Les Tchèques ont, de plus, la majorité. Ils sont 3 millions trois quarts en Bohème, contre 2 millions d’Allemands ; 1 million trois quarts en Moravie, contre 500 000 Allemands ; 140 000 en Silésie, contre 280 000 Allemands et 180 000 Polonais ; en tout 5 650 000 Tchèques contre 180 000 Polonais et 3 millions d’Allemands.

En revanche, ils sont isolés du reste des Slaves. Au Nord, au Sud et à l’Ouest, ils sont entourés par les Allemands. A l’Est, ils touchent aux Polonais, qui, pour des raisons politiques, tiennent dans le monde slave une place à part et ne leur prêtent aucun appui, et aux 2 millions de Slovaques de Hongrie, qui sont des Tchèques, mais tellement persécutés par les Magyars qu’ils ont trop à faire à se défendre pour songer à porter secours à d’autres. Les Tchèques ne peuvent compter que sur eux-mêmes.

C’est donc avec leurs propres forces qu’ils ont lutté et luttent encore pour obtenir l’usage de leur langue dans les administrations, dans les tribunaux, dans les assemblées politiques, dans les écoles. Non pas qu’ils entendent, — ils s’en sont toujours défendus, — imposer leur langue à ceux qui ne la parlent pas, comme font les Magyars en Hongrie. Ce qu’ils demandent, c’est l’égalité de traitement (rovnopravnost) et l’abolition définitive du système unitaire et allemand de Joseph II, que le gouvernement autrichien ne peut se décider à répudier tout à fait.

La loi constitutionnelle du 21 décembre 1867 a pourtant proclamé le principe de ce traitement égal, en décidant que les langues autres que l’allemand, dans tous les pays cisleithans, seraient usitées concurremment avec l’allemand dans l’école, dans les administrations et dans la vie publique (c’est-à-dire la préparation, la discussion et la publication des lois et ordonnances). La fameuse ordonnance sur les langues du ministère Taafîe, en 1880 (Sprachenverordnung), a consacré cette égalité dans les détails, en décidant que les fonctionnaires seraient tenus de répondre au public, oralement et par écrit, dans la langue de leur interlocuteur : que les publications officielles seraient faites dans les diverses langues usitées dans chaque pays ; que les dires des témoins seraient consignés dans leur langue ; que les inscriptions sur les registres publics seraient faites dans la langue des requérans ; et que les jugemens seraient rendus, en matière pénale. dans la langue de l’accusé, et en matière civile, dans celle de l’assignation. Malgré les efforts désespérés des Allemands pour empêcher l’effet de cette ordonnance et faire prévaloir le principe d’une langue allemande officielle, elle est demeurée en vigueur, au grand avantage des Tchèques dont les plus instruits savent l’allemand, tandis que les Allemands répugnent à apprendre-le tchèque, ce qui les écarte des fonctions publiques. Une loi du 28 février 1882 a créé l’Université tchèque, en dédoublant l’Université de Prague ; et presque aussitôt, les étudians tchèques se sont trouvés d’un tiers plus nombreux que les étudians allemands. Les deux Universités, tchèque et allemande, occupent encore (sauf pour la médecine), le même bâtiment ; mais toute communication est murée, et la grande salle, qui a deux portes d’entrée, sert alternativement à l’une et à l’autre, suivant un règlement rigoureux.

Enfin, le même principe d’égalité a été appliqué aux écoles. Partout où la population est tchèque, l’école doit être tchèque ; et dans les localités ou districts où les deux langues sont parlées, dès que Je nombre des enfans tchèques atteint le minimum légal, leurs parens ont le droit de réclamer une école tchèque.

Tel est le principe ; mais l’application en laisse singulièrement à désirer. Les recensemens, qui doivent servir à attribuer telle ou telle localité à la langue tchèque ou à la langue allemande, sont conduits de manière à fausser continuellement la vérité. Un Allemand est-il installé dans une ville tchèque ? Il réclamera sa qualité d’Allemand qui lui sera reconnue sans difficulté. Un Tchèque habite-t-il un pays allemand ? On lui expliquera que comme il est entouré d’Allemands, la langue qu’il emploie le plus habituellement (Umgangssprache) est nécessairement l’allemand, et qu’il convient, par suite, de le classer comme Allemand. Comme ce Tchèque est le plus souvent un ouvrier sans ressources et sans défense, il n’ose protester. Pour achever, les patrons et chefs d’industrie, qui sont presque tous Allemands, obligent leurs ouvriers tchèques, sous peine de congé immédiat, à envoyer leurs enfans à l’école allemande. Il va de soi, enfin, que partout où il est question de fonder une école tchèque, l’administration ne manque pas d’y trouver mille difficultés ; et les municipalités allemandes épuisent, avant de s’y résigner, tous les recours administratifs et tous les degrés de juridiction.

Les Tchèques ont compris que la loi ainsi appliquée ne suffisait pas. Elle suffisait d’autant moins qu’elle laissait la porte toute grande ouverte à l’envahissement germanique, en donnant aux Allemands la faculté de créer, même en pays tchèque, des écoles allemandes où les parens tchèques, par nécessité ou par faiblesse, envoient leurs enfans. Cette œuvre de germanisation est merveilleusement secondée par le Schulverein allemand, qui dispose de ressources considérables, et qui ne néglige rien pour façonner à l’allemande les jeunes générations, en leur donnant une éducation allemande qui influe sur toute leur existence. Les plus puissans auxiliaires du Schulverein sont les juifs, au nombre de près de 100 000 en Bohême, et, là, comme partout, des prosélytes infatigables de germanisation. Bien qu’établis presque tous en pays tchèque, 52 pour 100 se sont, au recensement, déclarés de langue allemande. Toute école israélite — et les écoles israélites sont ouvertes aux enfans de toutes les confessions — est une école allemande ; et dans bien des localités, sans l’école israélite, il ne pourrait y avoir d’autre école qu’une école tchèque.

Le danger que le Schulverein fait courir à la nationalité tchèque est des plus menaçans. Depuis un demi-siècle, depuis l’instruction obligatoire et la poussée irrésistible qui entraîne les classes inférieures à élever le niveau de leur culture intellectuelle, l’école est devenue une arme terrible entre les mains des gouvernemens et des partis. Nous en savons quelque chose en France par les luttes religieuses qui sont nées des lois scolaires. En Autriche, et surtout en Bohême, où toutes les questions s’effacent devant les questions de nationalité, l’école est le grand instrument de la guerre des langues. C’est à coup d’écoles que le Schulverein prétend germaniser la Bohême, et s’il avait toute liberté de le faire, il lui suffirait sans doute de deux ou trois générations pour y parvenir.

À ce péril évident, les Tchèques cherchent à parer en se servant de la même arme. Au Schulverein ils ont opposé la Matice skolska. Fondée en 1880, la Matice, ou fonds tchèque, a déjà fondé 2 gymnases, 56 écoles publiques et 48 écoles maternelles. Kl le entretient actuellement 1 gymnase, 42 écoles primaires et 40 écoles maternelles sur ses seules ressources. Tantôt elle crée des écoles, en pays mixte, dès que le nombre d’enfans parlant le tchèque est suffisant ; tantôt elle se substitue à l’administration et fonde elle-même l’école tchèque privée là où une école publique devrait exister, aux termes de la loi. Déjà elle a forcé la main à l’administration en l’obligeant à prendre à son compte 1 gymnase et 15 écoles primaires, fondés par elle. 9 328 enfans fréquentaient, en 1894, les écoles de la Matice, et 4 000 les écoles fondées par la Matice et devenues publiques. Ce sont, en tout, 13 330 enfans sauvés de la germanisation, qui, sans elle, les aurait sûrement atteints.

Pour subvenir aux frais considérables de ces écoles, et entretenir partout un mouvement d’opinion en faveur de l’éducation nationale, la Matice a, sur tout le territoire, des comités locaux : elle en compte 221 en Bohême, 43 en Moravie, 3 en Silésie ; chiffres bien insuffisans encore, si on les compare à ceux du Schulverein, plus puissant, il est vrai, et plus ancien de date, qui n’a pas moins de 500 comités en Bohême, 152 en Moravie et 51 en Silésie, sans compter 244 en haute et basse Autriche. La même inégalité se retrouve dans les ressources. Les recettes de la Matice se sont élevées, en 1893, à 221 943 florins, et ses dépenses à 197 346 florins, alors que le Schulverein, soutenu par les banquiers allemands et israélites, alignait 284 547 florins de recettes et 231 242 florins de dépenses.

La difficulté d’action est, aussi, bien plus grande pour la Matice. L’école allemande germanise les enfans qu’elle instruit. L’école tchèque ne slavise personne, par la raison décisive que les enfans allemands ne la fréquentent pas, tandis que nombre de Tchèques, par faiblesse ou par crainte, ou par désir de donner à leurs enfans une éducation qu’ils croient plus avantageuse, les envoient à l’école allemande : on en compte près de 17 000, aujourd’hui encore.

Ce n’est pas tout, et la fondation des écoles tchèques est semée d’obstacles de tout genre. Non seulement l’administration suscite toutes les difficultés imaginables, mais les propriétaires, qui, en pays de frontière ethnographique, sont généralement tous allemands, refusent de vendre leurs terrains pour la construction des bâtimens scolaires. Il faut, pour déjouer leurs efforts, se livrer à des ruses de toute espèce. Au mois de mai dernier, un avocat de Prague a réussi, avec la complicité d’une vieille paysanne dévouée à la cause nationale, à arracher à un propriétaire allemand la vente d’un emplacement destiné à une future école, en lui donnant à entendre qu’il s’agissait, pour l’acquéreur, d’établir une boulangerie dont il montrait les plans.

Un autre désavantage des Tchèques, c’est qu’ils ne peuvent pas, ou n’ont pu jusqu’à présent, suivre hors de Bohême ceux de leurs compatriotes qui s’y établissent, et leur fournir les écoles dont ils auraient besoin pour leurs enfans. À Vienne seulement, la colonie tchèque compte 250 000 personnes ; et jusqu’ici, malgré les efforts réitérés des députés et de la presse, il n’a pas été possible d’ouvrir à Vienne une seule école ni même une église tchèque. Tous les enfans tchèques sont obligés d’aller à l’école allemande, et de recevoir l’enseignement religieux en allemand.

Aussi l’objet de la Matice est-il avant tout défensif. Le Schulverein poursuit une œuvre de conquête ; la Matice fait œuvre de préservation nationale. Son emblème, une femme qui défend des orphelins, est d’une parfaite justesse. Son principe est le droit, proclamé par Komensky au début de ce siècle, qui appartient à tous les parens tchèques de faire donner l’éducation à leurs enfans dans leur langue nationale. Malgré ses ressources insuffisantes, la Matice est soutenue par un sentiment public tellement puissant qu’elle réussit à arrêter la marche en avant de la race germanique. L’honneur en revient à l’infatigable dévouement des hommes qu’elle a placés à sa tête, au premier rang desquels il convient de placer un savant doublé d’un patriote, M. Çelakovsky, et aux efforts continus de toutes les classes de la population. Tout est mis en œuvre pour la propagande : comptes rendus, brochures de toute espèce, traités dans le genre de ceux que distribuent les sociétés bibliques, fondations de bibliothèques, jusqu’à la création de jeux de cartes nationaux, dont les figures représentent des personnages de l’histoire de Bohême, et qui sont vendus au profit de la Matice. Aussi les souscriptions affluent-elles jusque dans les plus petits villages, et si le total en est encore bien insuffisant, c’est que les contributions des paysans sont nécessairement très réduites. Les générosités considérables restent encore à l’état d’exception ; elles existent pourtant : telle, par exemple, celle de M. Jean Neif, qui donnait, l’année dernière, 10 000 florins à l’école réale de Lipnik, en Moravie, et autant à l’école commerciale de Brno (Brünn).

La résistance de la nationalité tchèque s’accentue si bien que les Allemands paraissent renoncer à l’attaquer de front. Dans ces derniers temps, une sorte de mouvement stratégique se dessine dans leurs procédés d’investissement. C’est sur la Silésie et sur la Moravie qu’ils portent désormais tous leurs efforts. Les Tchèques, dans ces deux pays, sont beaucoup moins bien organisés qu’en Bohème : les villes sont en grande partie allemandes. La race slave y occupe une bande beaucoup moins large, et comme étranglée entre la Silésie allemande et l’Autriche allemande. Si le Schulverein parvenait à germaniser la Moravie et la Silésie autrichienne, la Bohême serait coupée du monde slave, et resterait à l’état d’épave ou d’îlot perdu dans la mer allemande. La Matice a compris le danger, et en ce moment même, c’est en Moravie et en Silésie qu’elle accumule ses moyens de défense.

Par contre, en Bohême même, les écoles tchèques suivent une marche progressive qui menace de couper en deux les populations allemandes. Non pas que la Matice poursuive en cela le moindre calcul : elle ne peut songer, et serait impuissante, à slaviser les Allemands. Mais elle suit naturellement le mouvement de la population, et ce mouvement se porte, par la force des choses, du côté des régions industrielles, où l’ouvrier tchèque est particulièrement apprécié par les chefs d’usines. Aussi le nord de la Bohême, sur la frontière de Saxe, est-il le théâtre d’une immigration constante de Tchèques en pays allemand. Les écoles de la Matice, déjà très nombreuses sur ce point, les empêchent de se germaniser au contact des populations de la région, et il est permis d’espérer que plus d’un district purement allemand sera ainsi transformé, par lente infiltration, tout au moins en pays bilingue.

Les résultats acquis, depuis le commencement du siècle, sont de nature à justifier cet espoir et à donner aux Tchèques confiance dans leur avenir. Il y a soixante ans, Prague pouvait encore passer pour une ville allemande. Il y a quinze ans encore, elle semblait disputée entre les deux langues. Quel changement depuis ! A part le quartier des étrangers, où l’allemand se montre aux enseignes et s’entend dans les conversations à peu près comme l’anglais dans quelques rues de Paris, la ville est redevenue tchèque. Les quartiers de Vinohrady, de Novémiesto, de Smichov, sont entièrement tchèques, au point qu’il est souvent difficile, à celui qui ne parle que l’allemand, de s’y faire comprendre. A vrai dire, la ville n’avait jamais cessé d’être slave : elle avait pris seulement un vernis allemand qui faisait illusion, et qui a disparu, grâce aux efforts du patriotisme tchèque.

Ce patriotisme a véritablement fait des merveilles. Il n’est pas un paysan, un ouvrier en Bohême qui ne se considère comme un champion de sa nationalité et comme obligé de la défendre. C’est à l’aide de milliers de souscriptions recueillies obole par obole, que les Tchèques ont édifié leur musée national, qui est aujourd’hui une des gloires de Prague, et que les gens de province viennent, enfouie invraisemblable, visiter les dimanches, par manifestation de patriotisme. C’est de la même manière que, sans subvention d’aucune sorte, a été construit le théâtre national, élégant monument dans un site admirable, sur le quai de la Vltava, en vue des hauteurs du Hradçany. A peine construit ; depuis quelques semaines, en 1881, ce théâtre a brûlé de fond en comble. Le dévouement à la cause nationale ne s’est pas découragé : les souscriptions ont recommencé à affluer, et deux ans après, un nouveau théâtre plus beau que l’ancien s’élevait à la même place.

En ce moment même, une exposition tchéquo-slave, où tout ce qui touche à la nation tchèque et aux Slovaques de Hongrie a été historiquement et artistement groupé, attire à Prague tous les Tchèques du fond de toute la province. La visite de l’exposition est un devoir patriotique, une sorte de pèlerinage auquel chacun consacre ses économies. Ce patriotisme se manifeste même dans les petites choses et dans les détails de la vie de tous les jours. Lorsque le gouvernement autrichien, à l’instigation des Hongrois, a cessé d’imprimer les billets de banque dans toutes les langues de la monarchie, et a mis en circulation de nouveaux billets en deux langues seulement, allemand d’un côté, magyar de l’autre, les Tchèques ont protesté à leur manière en écrivant à la main, sur tous les billets qui passaient par la Bohême, les mentions tchèques au-dessous des inscriptions officielles. C’était une besogne nationale : dans chaque maison, on y travaillait le soir à la table de famille. Il a fallu, pour y mettre un terme, décréter que les billets ainsi surchargés n’auraient plus cours.

Un « catéchisme national », publié cette année même et répandu à milliers d’exemplaires, contient, outre des renseignemens ethnographiques très précis, des prescriptions minutieuses sur les devoirs des Tchèques envers leur pays. Il faut qu’ils donnent à leurs enfans des noms tchèques, qu’ils emploient constamment la langue tchèque, sauf le cas de nécessité absolue, qu’ils disposent leur intérieur à la mode nationale, qu’ils ne laissent passer aucune occasion de se défendre pied à pied contre l’envahissement allemand, et de le manifester. Ces exhortations sont suivies à la lettre. Les journaux sont remplis d’annonces comme celle-ci : « Moulin à vendre, dans telles conditions. Ne sera vendu qu’à un Tchèque de patriotisme éprouvé. » Le moulin est en pays de frontière ethnographique : il ne faut pas y perdre un pouce de terrain, et le meunier est une sentinelle postée en face de l’ennemi qui ne saurait être relevée par le premier venu.


III

Un semblable effort témoigne, chez un petit peuple, d’une singulière vitalité. Pourtant il ne représente que la moitié de sa tâche : et il a eu à dépenser une énergie au moins égale dans une autre lutte, la défense des droits historiques de la Bohême contre la centralisation autrichienne.

Sur ce terrain, toutes les forces du pays devraient, semble-t-il, être unies. Tchèques et Allemands devraient lutter de concert pour la reconnaissance des droits et de l’autonomie de leur patrie commune. De fait, il en a été ainsi autrefois, au temps des illusions de 18t8. Mais les Allemands n’ont pas tardé à se séparer des Tchèques. Bien plus Allemands que Bohémiens, ce qu’ils désirent et appellent de tous leurs vœux, c’est le régime de centralisation allemande, qui réduirait la Bohême à l’état de province. Il a été sérieusement question, il y a quinze ans, pour leur donner salis-faction, de couper la Bohème en deux, et de séparer le pays allemand du pays tchèque, ce qui aurait été la négation de tous les traités et la violation du droit la plus ouverte. A vrai dire, les Allemands de Bohême sont des descendans d’immigrés qui n’ont jamais cessé de se rattacher à leur patrie d’origine. Les vrais et les seuls Bohémiens, ce sont les Tchèques.

Par malheur, les Allemands comptent parmi eux à peu près toute la noblesse. C’est là un avantage capital, dans un pays où la noblesse a encore des privilèges politiques considérables et une fortune territoriale immense. La noblesse de Bohême possède environ le cinquième du territoire. Une influence de cette importance, employée au service de la cause nationale, en aurait vraisemblablement déterminé le succès. C’est ce qui est arrivé en Hongrie, où la noblesse, restée magyare, a toujours marché à la tête du mouvement national. Mais la noblesse de Bohême a péri presque tout entière lors des sanglantes exécutions qui ont suivi le désastre de la Montagne-Blanche. On peut voir à Prague, malgré les remaniemens que le monument a subis, la place de l’échafaud de 1621, où le gouvernement autrichien infligea à la Bohême vaincue une blessure qu’elle ressent encore. La noblesse allemande implantée dans le pays, et enrichie des dépouilles de l’ancienne, lui est restée étrangère. Ce qui restait de la noblesse tchèque, ou, comme on dit, de la noblesse historique, s’est à moitié germanisé, et, sauf rares exceptions, ses membres n’ont pas su inspirer confiance à la nation qui les accuse de ne l’avoir soutenue que dans la stricte limite de leurs intérêts particuliers. La langue allemande, signe caractéristique, est restée sa langue de prédilection. Elle est parlée dans les intérieurs, et sert à l’éducation des enfans.

Le peuple tchèque en est donc réduit à ne compter que sur lui-même pour défendre les droits historiques de sa patrie. La reconnaissance de ces droits a été la condition de l’union personnelle de la Bohême et de l’Autriche lors du mariage de Ferdinand avec l’héritière de Bohême en 1521, et de son élection par les délégués des États en 1526. La Bohême, comme la Hongrie, n’a jamais cessé, en droit, d’être un royaume distinct, ayant sa constitution, sa Diète, ses lois, et n’obéissant qu’à son roi couronné. Mais la Hongrie, dont l’union remonte à la même date et aux mêmes actes, a vu reconnaître et consacrer ses droits par le compromis de 1867. La Bohême, moins heureuse, attend encore. Le roi n’est pas couronné ; la constitution historique n’est pas observée ; l’existence même, à Vienne, d’un parlement commun à toute la Cisleithanie, où siègent des députés tchèques, en est la négation directe et la violation de tous les jours.

Assurément, il ne saurait être question de se séparer de l’Autriche. L’union avec la monarchie de Habsbourg est une nécessité pour les pays de la couronne de saint Venceslas. C’est leur seule sauvegarde contre l’absorption et l’engloutissement par l’Allemagne. Mais cette union peut revêtir bien des formes, et elle se concilierait admirablement avec le respect des points essentiels de la constitution du pays et de son autonomie traditionnelle. L’Autriche, disait, il y a cinquante ans déjà, un des plus éminens parmi les Tchèques, sera fédérative ou elle ne sera pas. Entre toutes les formes de fédération que la fertilité du droit public moderne a su inventer, le choix serait à faire et la formule à trouver ; mais en réclamant le système fédératif sous une forme quelconque, les Tchèques, il est impossible de ne pas le reconnaître, ne réclament que le minimum de leurs droits.

Ce n’est pas qu’ils soient, eux-mêmes, tous d’accord dans leurs revendications, et surtout dans la conduite politique à tenir pour les faire triompher. La division des partis, vieux-tchèque et jeune-tchèque, qui a éclaté vers 1879, à propos de la présence des députés au Reichsrath, est une des calamités de la Bohême, et le serait surtout si elle devait durer. A vrai dire, pourtant, elle s’explique par l’extrême difficulté de la situation. Sans alliés solides, en face de ministères autrichiens qui ne diffèrent le plus souvent que par le degré de leur mauvaise volonté, et d’un Reichsrath où la majorité est allemande, ayant de plus à tenir tête à l’hostilité des Hongrois et au danger qui vient d’Allemagne, le peuple tchèque peut-il nourrir des espérances sérieuses ? Les Vieux-Tchèques sont d’avis de les borner, et de ne réclamer que l’absolue égalité de traitement des deux nationalités tchèque et allemande. Les Jeunes-Tchèques, qui ont obtenu aux dernières élections une majorité écrasante, sont d’avis contraire. Pour eux, l’égalité de traitement viendra nécessairement ; on y marche tous les jours. Ce qu’ils entendent réclamer de toute leur énergie, c’est la reconnaissance de tous les droits de la Bohême, c’est la constitution d’un État analogue à celui de la Hongrie, depuis 1867. Le dualisme, pour les Jeunes-Tchèques, n’est qu’une étape. L’injustice serait souveraine de ne pas étendre au moins à la Bohême le bienfait de l’autonomie dont la Hongrie jouit depuis près de trente ans.

Il est difficile de n’être pas frappé de ce que ces aspirations ont d’équitable. Un certain degré d’autonomie est la condition de la vie d’une nation, et si la Bohême ne l’obtenait pas, le résultat de l’effort séculaire qu’elle a fait pour se reprendre et se reconstituer serait tous les jours remis en question. Nous autres, dont l’unité et l’indépendance remontent plus haut que celles de tous les autres peuples, nous avons peine à nous figurer ce qu’elles représentent. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer la Bohème à la Hongrie, Prague à Budapest. Les progrès accomplis par la Hongrie, depuis trente ans, tiennent presque du merveilleux. Les finances ont été restaurées, l’industrie encouragée, l’agriculture a pris un développement énorme, la capitale a quadruplé, le réseau des chemins de fer s’est accru de nouvelles lignes d’importance européenne, le travail législatif a été poussé avec énergie ; à dix ans de distance, les changemens accomplis frappent l’observateur le plus superficiel. La Bohême, qui ne dispose ni de sa législation, ni de ses finances, ni de ses voies ferrées, ni de ses écoles, qui alimente par ses impôts le budget autrichien, ne peut pas se permettre de semblables visées. Ce sont les moyens d’action qui lui manquent. Ce sont eux qu’elle demande à une organisation politique où ses droits seront reconnus et respectés.

Quelle espérance lui est exactement permise ? Le terrain est brûlant, et on comprendra que nous nous tenions ici dans des généralités. La dislocation de la coalition, l’effondrement du parti libéral allemand, la démission de M. de Plener, sont d’hier, et peut-être tous ces événemens marquent-ils un tournant dans la politique autrichienne. Quoi qu’il en soit, une des questions qui ont contribué à la chute du ministère, celle de la réforme électorale, est de celles qu’on n’évite plus quand elles ont été une fois mises à l’ordre du jour ; et cette question est capitale pour les Tchèques. Ira-t-on jusqu’au suffrage universel, comme le proposait le comte Taffe ? C’est assez improbable ; mais alors même que la réforme s’arrêterait à moitié chemin, les Slaves en général, et les Tchèques en particulier ne peuvent qu’en tirer des avantages signalés. Par toute l’Autriche, à l’heure actuelle, la législation électorale est combinée de telle sorte que la majorité des habitans est en minorité dans la Diète locale aussi bien qu’au Reichsrath ; et cette injustice tourne constamment au détriment des Slaves et au profit des Allemands, voire des Italiens. Si le suffrage universel existait en Cisleithanie, et s’il était sincèrement appliqué, la majorité des députés au Reichsrath de Vienne serait slave.

L’extrême enchevêtrement des nationalités et des partis politiques complique, il est vrai, singulièrement la question. Parmi les Slaves, les Polonais forment un groupe à part, dont les sympathies paraissent bien plutôt acquises aux Allemands qu’à leurs congénères tchèques, ruthènes, slovènes et dalmates. Par contre, les Allemands sont eux-mêmes fort-divisés ; et s’il y en a beaucoup, à Vienne et ailleurs, qui rêvent de la grande Allemagne, il en est aussi qui ont conscience d’être avant tout Autrichiens. Les cléricaux du Tyrol et les antisémites seraient, le cas échéant, un appoint tout trouvé pour assurer la majorité aux Tchèques et à leurs alliés. Des combinaisons ont déjà été tentées et des coalitions peuvent se former ou sont même déjà formées à l’heure actuelle. Si les Tchèques sont assez politiques pour rester unis et ne pas commettre de fautes, ils auront, sous peu, une partie sérieuse à engager, et qui sait ce qui peut en sortir ?

L’intérêt bien entendu de la monarchie ne serait-il pas, d’ailleurs, de les soutenir ? L’hégémonie allemande et hongroise, résultant du système du dualisme, est pour elle un danger permanent. L’élément allemand n’a que trop de tendance à chercher son point d’appui à l’étranger, et la fidélité des Magyars ne résisterait peut-être pas à une épreuve sérieuse. Les nationalités slaves, au contraire, sont, par la force même des choses, les soutiens de l’Autriche sans laquelle elles ne peuvent subsister, et qui, sans elles, n’aurait plus cette raison d’être qui faisait dire à Palacky que si elle n’existait pas il faudrait l’inventer. Le jour où l’empereur laissera seulement entrevoir aux Tchèques qu’il est prêt à entrer dans la voie des concessions, le sentiment de reconnaissance et d’attachement pour sa personne fera explosion dans tous les pays de la couronne de saint Venceslas. Beaucoup d’entre eux ne sont pas éloignés de croire que cette attitude est possible ou même prochaine. Le réseau de questions nationales et internationales qui enveloppe toute l’Autriche y rend les solutions particulièrement lentes et difficiles, et exige du monarque une prudence et une dextérité singulières. Ne serait-il pas prématuré de perdre patience, et ceux qui ont raison ne seraient-ils pas ceux qui espèrent ?

En terminant son recueil de poésies allégoriques : les Chants de l’esclave, qui a fait sensation à Prague, cette année même, et qui a donné quelque alarme à la police, le poète Svatopluk Çech, qui a malheureusement le tort de mêler la cause socialiste aux revendications nationales, semble entrevoir l’aurore de temps nouveaux : « Je sais qu’elle brillera, cette aurore, et que ce n’est pas une pure illusion de mes rêves et de mes souhaits ardens. Pour moi, il ne me sera pas donné de secouer le joug de mon vieux front… des mains d’esclaves jetteront sur mes chaînes, dans la tombe, des poignées d’argile ; mais vous, ô chers jeunes gens, avant que s’accomplisse le cours de vos années, vous foulerez d’un pied heureux le rivage ensoleillé de la liberté. Aussi laissez la dure main du maître brandir son fouet dans l’ombre, et que chacun garde fidèlement en son cœur la loi dans l’avenir ; que le lien d’un même effort unisse fortement toutes vos pensées ; que toutes vos forces soient concentrées pour le jour de l’action : l’humanité fraternisera, les chaînes des esclaves tomberont, et alors notre drapeau, ô mes frères, flottera haut et étincelant. »


IV

Si ce souhait d’un poète, que nous ne voulons prendre, bien entendu, qu’au sens national et patriotique, venait à se réaliser, saurions-nous, en France, à quel danger nous aurions échappé ? Il n’est que temps de le signaler pendant qu’il menace encore, que la lutte dure, et que l’issue en est toujours cruellement incertaine.

L’ennemi que combattent les Tchèques, quelle que soit la forme de leur lutte, politique ou ethnographique, c’est le vieil ennemi héréditaire de la race slave, c’est l’Allemand. Or cet ennemi est aussi le nôtre. Il l’a été hier, il peut l’être demain encore, sur les champs de bataille. Il l’est aujourd’hui, sous des allures plus dissimulées, mais plus dangereux encore que dans la guerre, et poursuivant avec ténacité un plan de conquête pacifique qui menace toute l’Europe.

L’Autriche n’est-elle sortie de la Confédération germanique, en 1866, que pour graviter dans l’orbite du nouvel empire allemand, et pour devenir par son gouvernement, son administration, sa politique économique et douanière, un instrument de germanisation ? C’est bien ainsi qu’on l’entend en Allemagne : la poussée vers l’Est, le Drang nach Osten, qui a été assigné pour objet aux visées autrichiennes, n’a pas d’autre sens. Le dualisme a été créé en 1867 tout exprès pour diriger l’Autriche dans cette voie en attribuant une prépondérance décisive à deux minorités dans l’empire, les Allemands et les Magyars.

Or cette germanisation menace directement et uniquement les Slaves. Les sept millions ou sept millions et demi de Magyars, entourés de peuples slaves de tous les côtés, tout à fait en dehors des frontières ethnographiques de l’Allemand, et ne se rattachant a aucun peuple congénère, ne portent au germanisme aucun ombrage. Bien au contraire, ils l’aident puissamment dans sa lutte contre les Slaves, que nul ne s’entend à poursuivre avec autant d’âpreté. Mais les Tchèques, les Slovaques, les Polonais, les Ruthènes, les Slovènes, les Croates, les Serbes, Slaves du Nord et Slaves du Sud, sont les victimes désignées de la politique allemande et de l’envahissement du germanisme. Il n’est pas d’objet qui tienne plus à cœur à tout bon Allemand. L’existence du Slave, à ses côtés et sur le sol autrichien, lui apparaît comme une anomalie qu’il faut faire disparaître, comme un obstacle au développement et au progrès de la civilisation allemande, presque comme une honte. Lorsque les Styriens d’Autriche, au printemps dernier, ont délégué une députation pour féliciter le prince de Bismarck à l’occasion de son anniversaire, il n’a pas dédaigné, en répondant à leurs souhaits, de traiter avec eux ce problème. Il leur a expliqué qu’il s’était demandé souvent pourquoi la providence n’avait pas voulu que la terre entière fût habitée par une seule race : il est aisé de supposer laquelle. Après réflexion, la solution lui était apparue. Il avait compris que la condition de la vie, c’est la lutte. Pour développer la vitalité de la race germanique, il lui fallait donc des adversaires, et c’est là, évidemment, le rôle providentiel que les autres races sont appelées à jouer.

Ce n’est pas seulement le cerveau du prince de Bismarck que cette idée hante et obsède. Elle est universelle en Allemagne, et se traduit de toutes les manières. Sans vouloir attacher plus d’importance que de raison à une fantaisie, n’est-ce pas une sorte de thermomètre de l’opinion allemande que ce récit d’imagination, paru il y a quelques mois sous le titre de Germania triomphans, qui se propose de décrire l’état de l’Europe et du monde dans un quart de siècle, et qui nous montre une Allemagne démesurément étendue à l’Est aux dépens des pays slaves, comme le dernier mot des aspirations et des ambitions germaniques ? L’auteur de cette singulière brochure a son plan tout tracé, qui n’est peut-être pas si chimérique : amuser la France en l’occupant dans les quatre parties du monde ; lui tailler même aux antipodes de larges compensations pour lui faire oublier et accepter sa mutilation ; et soumettre les Slaves conquis à. une germanisation rationnelle, scientifique et progressive, par les moyens d’ailleurs les plus vexatoires : voilà le rêve. Et au bout de ce rêve, cent cinquante millions d’hommes parlant allemand, répandus de Hambourg à Constantinople.

Ce qui est plus sérieux, c’est le régime administratif et politique de l’Autriche et de la Hongrie, c’est le Schulverein, c’est l’envahissement germanique par le commerce, par l’industrie, par les lignes de chemins de fer, par les traités et par la combinaison des tarifs de douanes. Ce qui se passe en Bohême se répète, sous des formes variées, en Galicie, en Carniole, en Istrie, en Croatie, en Bosnie, en pays slovaque. Partout l’élément slave est combattu à outrance, pourchassé et traqué, voire, ce qui est presque inconcevable, au profit des irrédentistes italiens ! Si, dans cette lutte de vie ou de mort, l’élément allemand venait à l’emporter définitivement, si la germanisation de l’Autriche entière venait à ne plus être qu’une question d’années, si le torrent rompait toutes ses digues, le résultat serait bien quelque chose d’analogue aux songes de l’auteur fantaisiste qui signe : Ein grösstdeutscher. La nation compacte et gigantesque que pourrait être l’Allemagne de demain serait, ethnographiquement, politiquement et économiquement, l’arbitre de l’Europe et du monde. Ce jour-là, nous serions définitivement un très petit peuple, tenu à discrétion par un voisin démesuré.

L’Allemagne s’entend à cette guerre de races autant et plus qu’à celle des armes. Elle s’y prépare de longue main ; elle y procède méthodiquement et scientifiquement : elle y fait servir et contribuer toutes ses forces et toutes ses ressources. Ce n’est point à de nouveaux combats qu’elle prétend demander sa grandeur future ; l’œuvre qu’elle poursuit en pleine paix est autrement féconde, et d’autant mieux conçue que notre sécurité n’en prend pas d’alarme.

Quelle en sera l’issue ? Tout repose sur la force de résistance, sur la vitalité et sur l’énergie des Slaves d’Autriche, et avant tout des Tchèques, qui sont leur avant-garde. La Bohême emportée, il est peu vraisemblable que le reste puisse tenir. La marche en avant ou le recul de la langue tchèque ou de la langue allemande, dans les villages de Bohème, marque une étape d’un mouvement formidable qui doit entraîner l’Autriche et l’Europe avec elle.

C’est là ce qui nous semble donner quelque intérêt à ce que nous avons appelé la « question tchèque ». Cette question est à peu près ignorée en France, et la raison en est assez claire. La langue des Tchèques n’est pas connue, et tout ce qui nous arrive de Bohème parvient par l’intermédiaire des journaux allemands et des correspondans allemands qui s’entendent à merveille à propager leur version particulière, ou même à organiser, sur les points qui les gênent, la conspiration du silence. Il est à peine croyable que la presse française ail accepté, et accepte encore docilement, sur ce point, les leçons toutes faites qui lui sont servies de Vienne ou de Budapest. Tel de nos grands journaux a, sans se douter de ce qu’il faisait, des années durant, combattu la cause tchèque et soutenu celle du germanisme. N’est-ce pas aussi notre presse qui, à la veille de Sadowa, prodiguait ses encouragemens à la Prusse ? Notre ignorance, en cette matière, va jusqu’à l’incroyable. Nulle part, dans les écoles françaises, l’ethnographie n’est enseignée ou même soupçonnée. Beaucoup de nos hommes politiques n’ont jamais voulu se rendre compte que les « provinces allemandes de l’Autriche » ne comprennent pas tout ce qui faisait partie de la Confédération germanique. La grande majorité des Français n’est pas plus avancée que Chateaubriand, qui, rendant visite, à Prague, à Charles X, exilé, voyait d’une fenêtre du Hradçany un passant en écouter un autre avec une extrême attention, et disait à son voisin : « Savez-vous à quoi pense cet homme ? Il attend le verbe. » Il eût été bien surpris d’apprendre que, selon toute probabilité, le trait portait à faux et que ces deux hommes parlaient une langue slave où le verbe ne « s’attend » pas. Des hommes d’État comme M. Thiers, comme Jules Ferry, n’ont jamais connu ni compris la question slave. Le grand public sait à peine distinguer la Bohême de la Hongrie, et n’a su montrer qu’une bienveillante surprise chaque fois que les Tchèques ont tenté de manifester leurs sympathies à notre endroit en nous envoyant une députation de leurs Sokols.

Il serait temps d’en finir avec cette routine. Depuis un siècle, les Français n’ont cessé de gaspiller leurs sympathies. L’Italie, la Pologne, la Hongrie, la Prusse elle-même, ont tour à tour excité notre enthousiasme. C’est hier seulement que nous avons renoncé à la légende du péril russe, si soigneusement entretenue par les Polonais et les Allemands, si docilement acceptée. M. Saint-René Taillandier lui-même, dans l’article que nous avons cité, ne faisait-il pas, en 1869, un crime impardonnable à Palacky d’être allé au congrès slave de Moscou ?

L’heure du désenchantement a sonné pour presque toutes nos illusions. C’est un commencement ; mais il ne suffit pas de reconnaître que notre amitié s’est égarée, il faudrait encore savoir la reporter sur ceux qui la méritent en effet. Et s’il est vrai que la communauté d’intérêts est le meilleur ciment de l’amitié des peuples, où est-elle plus évidente qu’entre Français et Slaves ? La poussée germanique les menace, les uns et les autres, de la même manière. A l’Ouest comme à l’Est, elle vise à les rejeter hors des grands courans européens, à reculer leur frontière politique et ethnographique, à faire prendre à l’Allemagne, sur l’axe central de l’Europe, une position dominatrice et inexpugnable. Voilà pourquoi la question est vitale, pour les Slaves comme pour nous. C’est là qu’est le fond de F « alliance russe », si mal comprise par tant de Français.

En tendant la main aux Tchèques, les Français feraient preuve du patriotisme le plus intelligent. Cette héroïque petite nation est habituée à se passer d’alliés et à ne compter que sur elle-même. « Narod sobé » (populus sibï), porte la fière inscription du théâtre tchèque, qui pont servir de devise à tout ce qui s’est fait en Bohême. Mais qui pourrait dire ce que lui apporterait d’encouragement un peu de sympathie française ? L’avantage que nous y trouverions serait même très direct. Le grand obstacle à l’action commune des Slaves est la multiplicité de leurs langages. S’il n’est pas vrai de dire, comme on le répète en Allemagne, que deux Slaves qui ne parlent pas la même langue sont obligés, pour se comprendre, de s’exprimer en allemand, il est certain que le besoin d’une langue internationale est vivement senti par tous les Slaves. Ne serait-il pas d’une importance énorme pour nous que ce fût la langue française ? Déjà il s’est formé, à Prague, une « alliance française » qui propage de toutes ses forces l’étude de notre langue. Mais combien ce mouvement n’aurait-il pas plus d’efficacité si, de France, il recevait encouragement et appui ? La cause des Tchèques est la nôtre. De l’issue de la lutte qu’ils soutiennent, comme les Français du Canada, et par des moyens tout à fait analogues, contre un ennemi dix fois supérieur en nombre, dépend le sort de l’Autriche, et peut-être celui de l’Europe, où les questions autrichiennes sont appelées, d’un jour à l’autre, à passer au premier plan. — Pour peu que nous soyons soucieux de l’avenir, notre intérêt national est de considérer et de suivre avec attention ce qui se passe à Prague.


PIERRE DARESTE.


  1. L’Autriche et la Bohême en 1869. La question tchèque et l’intérêt français, 1er août 1869.