La Question turque/01

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Maurice Pernot
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 276-314).
LA QUESTION TURQUE

I
CONSTANTINOPLE
SOUS LE CONTROLE INTERALLIÉ

Aux derniers jours de février 1920, la Conférence de la Paix, siégeant à Paris, décida que les Turcs resteraient à Constantinople. Cette nouvelle, succédant d’une manière assez inattendue aux rumeurs persistantes, d’après lesquelles le peuple turc et son gouvernement devaient être expulsés de l’Europe, produisit en Turquie une impression de soulagement et de confiance. Le grand-vizir, Ali Riza Pacha, voulut l’annoncer lui-même aux principaux fonctionnaires de l’Empire. » Je suis heureux de vous faire savoir. — ce sont les termes de son message, — que Constantinople, siège du califat et capitale de l’Empire ottoman, demeure en notre possession ; ainsi en a décidé la Conférence de la Paix. Grâces soient rendues à Dieu. »

Cependant, quelques jours après, une escadre britannique venait mouiller à l’entrée du Bosphore ; le 29 février, les marins anglais défilaient, baïonnette au canon, dans la grande rue de Péra ; le 1er mars, même parade à Stamboul, et le 3 mars à Scutari. Les Turcs, étonnés et inquiets, se demandèrent quel était exactement le sens de la décision que les Alliés avaient prise et quel sort cette décision leur réservait. lisse le demandent encore aujourd’hui.

Une promenade de quelques heures à travers Constantinople occupée révèle à l’esprit le moins averti les signes évidents du désordre et du malaise qui résultent d’une situation paradoxale. Un séjour de six mois m’a donné tout loisir d’analyser, d’approfondir cette première impression et n’a fait que la confirmer. En interrogeant tour à tour les représentants des diverses « nations «  qui, tant bien que mal, depuis des siècles, vivent côte à côte dans la capitale comme dans les provinces de l’Empire ottoman, en étudiant sur place les divers aspects de la « question turque, » telle qu’elle se pose aujourd’hui, j’en suis venu parfois à me demander si n’importe quelle solution n’eût pas mieux valu que cette absence de toute solution, cette confusion systématique et compliquée qu’entretient depuis trois ans en Turquie l’indécision des Alliés, ou leur désaccord. Pourtant, à la réflexion, on reconnaît que certaines des solutions proposées auraient entraîné des conséquences peut-être irréparables, et que ce chaos prolongé, quelques dommages qu’il cause, a du moins l’avantage de réserver l’avenir. Encore ne saurait-il plus le réserver très longtemps.

Qu’il s’agisse de Constantinople ou des Détroits, de l’Asie-Mineure ou de la Thrace, ces questions ne peuvent plus être réglées selon la pure convenance de l’Etat ou du groupe d’Etats qui se trouvera assez fort pour imposer sa volonté. Un problème les domine, qu’il faut d’abord étudier et essayer de résoudre : « Les Turcs musulmans forment une nation et ont, par des conquêtes successives, constitué un Etat. Cet Etat doit-il et peut-il subsister, dans quelles limites et à quelles conditions ? Cette nation, qui possède un caractère spécifique, une histoire, des institutions politiques et militaires, religieuses et juridiques, en un mot une certaine organisation, peut-elle être admise dans le concert, comme on disait autrefois, ou comme on dit aujourd’hui, dans la société des nations civilisées, ou bien doit-elle en être rejetée ? La religion islamique et la législation qui en découle condamnent-elles le peuple turc à l’immobilité, ou, au contraire, lui laissent-elles la faculté de s’accommoder progressivement aux exigences et aux obligations que comporte la vie régulière d’un Etat moderne ? « A ces questions difficiles, des réponses sommaires et catégoriques ont été faites récemment par des hommes politiques considérables. Peut-être n’en est-il que plus nécessaire de les soumettre à un examen sérieux et objectif.

Mon dessein n’est pas de procéder méthodiquement à cet examen, qui, pour être complet et définitif, exigerait les compétences réunies d’un historien, d’un économiste, d’un statisticien, d’un juriste et même d’un théologien. Je voudrais seulement en faire ressortir l’opportunité, et, s’il se peut, le préparer, en apportant ici, avec des témoignages recueillis et le plus souvent critiques les uns par les autres, le résultat de mes propres observations. J’ai demandé aux Turcs de m’éclairer sur les choses de leur pays, m’adressant tour à tour aux hommes politiques et aux journalistes de tous les partis, aux professeurs et aux religieux, aux fonctionnaires de l’Etat et aux hommes privés ; j’ai interrogé sur la question turque des Grecs, des Arméniens et des Juifs, choisissant, parmi les ecclésiastiques et parmi les laïques, les personnes les plus qualifiées. Quelquefois, pour éclairer et compléter cette enquête, que les circonstances ont bornée à la seule capitale et à ses proches environs, j’ai fait appel aux souvenirs d’un voyage antérieur, qui m’avait conduit, de Jérusalem à Smyrne et de Diarbékir à Bagdad, à travers toutes les provinces de l’ancien Empire, et mis en contact avec les éléments les plus divers de leur population.


POLICE ET POLITIQUE

Je n’avais pas revu Constantinople depuis l’automne de 1912. Je m’attendais à y trouver des changements profonds, au dehors comme à l’intérieur, dans les choses comme dans les esprits. Mais ni la physionomie actuelle de la capitale ottomane, ni l’atmosphère mêlée d’aspirations confuses et de sourdes haines où s’agitent ses habitants, ne se peuvent imaginer ni pressentir. J’essaierai de montrer ce qui m’en est apparu et ce que j’en ai cru deviner.

De loin, rien n’est changé à la silhouette fameuse de Stamboul : coupoles et minarets découpent dans un ciel vaporeux et nacré leur ligne immuable. Le premier signe qui révèle au voyageur arrivant par mer la dernière aventure de ce coin de terre où tant d’histoire est inscrite, c’est, à la Pointe du Sérail, un amoncellement de charbon et de vieille ferraille. Pourquoi l’administration militaire française, qui n’avait que l’embarras du choix, a-t-elle jeté son dévolu sur ce lieu célèbre, gâtant comme h. plaisir par cette masse noire et informe la claire harmonie d’un décor merveilleux ? Je n’ai pas réussi à le savoir. Le bateau s’engage dans la Corne d’Or ; on débarque. De Galata, toujours encombré et grouillant, la rue étroite et tortueuse qui monte vers Péra livre malaisément passage aux automobiles et aux camions militaires qui montent et descendent en file ininterrompue. La foule qui se presse aux abords du Grand Pont est pittoresque et variée ; mais ce n’est plus la même bigarrure : la note disparate et vive, autrefois donnée par les costumes éclatants, brodes d’or et d’argent, dont les couleurs et la forme différaient selon les provinces, n’est plus guère constituée aujourd’hui que par les uniformes des militaires alliés, les houppelandes des Russes et les haillons des mohardjirs (réfugiés turcs). Les trompes et les sirènes des autos mêlent leur vacarme aux cris des marchands ambulants et aux roulements de sifflet des agents de police. Dans la rue de Péra, des patrouilles circulent : ce sont tantôt des marins anglais, tantôt des Américains, tantôt même des Grecs qui, en vertu d’un accord assez mal conçu, participent au maintien de l’ordre. Dans les locaux de leur ancien consulat, en plein Péra, les Hellènes ont installé une mission militaire : c’est là qu’est affiché le communiqué de Papoulas, et que le drapeau du roi Constantin est hissé chaque matin, amené chaque soir en grande cérémonie. A quatre pas de la mission hellénique, en tournant dans une petite rue, on trouve un Karakol, ou poste de police turc. Ce triangle dangereux est soigneusement surveillé, et l’on voit passer et repasser sur le trottoir, tantôt deux gendarmes français, tantôt deux carabiniers italiens, puis deux hommes de la police britannique..

Dans une ville immense et surpeuplée, où les éléments les plus hostiles vivent côte à côte, sans parler des réfugiés de tous les pays, le maintien de l’ordre est une opération terriblement difficile. La fiction en vertu de laquelle les Hellènes ne sont en état de guerre déclarée qu’avec les nationalistes d’Anatolie, et entretiennent par ailleurs avec le gouvernement de Constantinople les mêmes relations que les Anglais, les Français ou les Italiens, vient encore compliquer la situation. J’ai vu des recruteurs hellènes en uniforme arrêter dans les rues de Constantinople des Grecs réfractaires et les emmener, parmi les protestations d’une foule menaçante ; les policiers turcs se retiraient à l’écart ou regardaient ailleurs. Lorsque les bateaux de la flotte de guerre hellénique rentraient à leur base, c’est-à-dire à l’entrée du Bosphore, après avoir bombardé quelque village turc des bords de la Marmara, les matelots du roi Constantin descendaient à terre, envahissaient les caboulots de Galata et y vantaient bruyamment leurs exploits. A la fin de juillet et au début d’août, lorsque les Hellènes étaient victorieux en Anatolie, sous-officiers et soldats grecs parcouraient la ville, montés sur des camions, en agitant des drapeaux et en hurlant des chansons patriotiques, qu’accompagnaient des gramophones, et ce vacarme se prolongeait pendant une partie de la nuit. A la même époque, sur les murs des établissements grecs s’étalaient d’énormes portraits du roi Constantin à cheval avec la légende : « Erchetai ! « (Il arrive !) Si ces provocations n’ont pas abouti à des émeutes sanglantes, c’est que les Turcs, d’ailleurs indifférents et tolérants par tempérament, sentaient peser sur eux la terrible menace d’une répression militaire interalliée.

En dépit de ces difficultés, qu’ils semblent avoir créées eux-mêmes, les Alliés maintiennent tant bien que mal l’ordre public à Constantinople ; mais ils n’y font pas régner la sécurité. Jamais les assassinats, les vols, les enlèvements n’y ont été aussi fréquents et n’y sont demeurés aussi généralement impunis que depuis l’occupation. Et cela s’explique aisément. A la police turque, on a substitué, ou plus exactement superposé une police interalliée, dont le chef suprême est un Anglais et dont les agents sont, en proportion à peu près égale, des Anglais, des Italiens et des Français. Ainsi le soin de découvrir, de surveiller et de poursuivre les malfaiteurs est confié à de braves gens qui savent peut-être très bien leur métier, mais qui ignorent tout du pays où ils ont mission de l’exercer : la topographie de la ville et de ses environs, les langues et les mœurs des habitants. Lorsque, le 12 mai, deux agents de la police britannique emmenèrent à la fourrière, pour excès de vitesse, l’automobile du Grand-Vizir et le Grand-Vizir lui-même, qui l’occupait, les bonnes langues de Péra racontèrent que c’était un coup monté, en vue de mettre la main sur certains papiers qui se trouvaient dans la voiture, et vantèrent l’habileté diabolique de M. Maxwell ! Je crois, plus simplement, que les policemen qui arrêtèrent Tewfik Pacha ne le connaissaient pas, et que s’ils l’avaient connu, ils l’auraient laissé passer, comme, dans les mêmes circonstances, ils auraient laissé passer M. Lloyd George.

Mais cette même police, qui menait le Grand Vizir au poste, laissait généralement courir les cambrioleurs et les brigands. Les rues les plus fréquentées de Stamboul et de Péra devenaient peu sûres dès que la nuit était tombée. Quant à se promener le soir hors de la ville, il n’y fallait pas songer. C’est à peine si l’on osait rentrer de Thérapia en voiture. Lorsqu’un ambassadeur voulait régaler ses invités d’une promenade au clair de lune à travers le célèbre cimetière de Scutari, il en avisait préalablement la police turque, qui prenait des mesures pour protéger l’expédition : et sous les cyprès vénérables, les coups de sifflet se répondaient sans relâche, jetant l’émoi parmi les tourterelles endormies. Pas de semaine que l’on n’apprit l’enlèvement de quelque riche bourgeois, surpris par des brigands dans sa villa du Bosphore et emmené par eux dans la montagne. La famille du disparu, avisée qu’il ne serait rendu que contre rançon, s’empressait de faire porter l’argent au lieu indiqué.

Que faisait donc la police interalliée ? Pendant le temps que j’ai passé à Constantinople, elle était surtout occupée à découvrir des complots, ou à suivre la trace de ceux que venaient lui dénoncer d’innombrables indicateurs. L’industrie de la délation florissait, comme aux plus tristes jours d’Abdul-Hamid. Et comment n’en eût-il pas été ainsi ? Au mois d’avril 1921, il n’y avait pas à Constantinople moins de quatre services de renseignements français, indépendants l’un de l’autre, qui tous, bien entendu, faisaient ou prétendaient faire du renseignement politique [1]. J’imagine, sans en être certain, que chacun des Alliés en entretenait tout autant. Les « collaborateurs » de la police n’avaient vraiment que l’embarras du choix. Il n’y avait pas dans Péra un aigrefin, un courtier véreux, un entremetteur ou un chanteur de cabaret de nuit, qui n’émergeât au budget de quelque S. R. allié. Aux agents subventionnés s’ajoutaient les indicateurs bénévoles, soucieux d’obtenir une faveur ou d’assouvir une rancune. Les lettres de dénonciation affluaient aux ambassades, aux divers offices de l’armée, de la marine et de la gendarmerie. Le plus souvent, elles allaient tout droit aux archives, ou au panier. Il arriva pourtant que les renseignements qu’elles apportaient fussent pris au sérieux.

Bien qu’elle fût placée sous les ordres d’un Anglais, la police interalliée de Constantinople était soumise à l’autorité collective des trois hauts commissaires, britannique, italien et français. Le jour où le général Harington prit le commandement suprême des forces alliées d’occupation, il revendiqua du même coup le contrôle unique de la police ; n’était-ce pas à lui seul qu’il appartenait désormais de veiller à la sécurité des troupes et de leurs chefs ? On pouvait objecter que la police est un instrument du pouvoir politique et administratif, plutôt que de l’autorité militaire. Riais le général Harington insistait sur les graves responsabilités qu’impliquait sa fonction. Si sa prétention ne fut pas admise, il fit comme si elle l’avait été. Quelques jours après, le 29 mai, la police anglaise procédait à l’arrestation d’une trentaine d’individus, plus ou moins suspects de propagande bolchéviste. Quelques-uns furent relâchés, les autres furent embarqués sur un voilier et déposés à Sébastopol, après avoir été dépouillés de toutes leurs pièces d’identité. L’impression, à Péra, fut très vive, mais, dans l’ensemble, favorable aux auteurs responsables de cette procédure sommaire ; le bruit s’était répandu d’un complot terroriste, de bombes et d’engins explosibles découverts dans une chambre d’hôtel ; heureusement, la police veillait, on se sentait protégé. Celte première expérience démontra qu’en prenant les gens par la peur, on leur ferait aisément accepter les actes les plus arbitraires.

Six semaines après, le 11 septembre, éclatait le coup de théâtre du « grand complot. » Le commandant en chef des forces alliées d’occupation, prévenu qu’une vaste conspiration s’était formée en vue de susciter une révolution h, Constantinople et de l’assassiner lui-même, avec quelques autres officiers, remettait aux autorités turques la liste des présumés coupables et en exigeait l’arrestation dans un délai de sept jours, faute de quoi il serait obligé de prendre contre la population des mesures de rigueur. La liste remise par le général Harington au ministre de la guerre ottoman comprenait vingt-huit noms, dont onze appartenaient à des hommes politiques turcs résidant alors à Angora, tandis que les dix-sept autres désignaient d’une manière insuffisante des personnages parfaitement inconnus. Un prénom et un lieu d’origine, voilà par quoi la police anglaise désignait les autours d’une conspiration redoutable. D’arrêter les gens d’Angora, il n’était pas question ; mais comment découvrir dans Constantinople Ali de Yalova ou Mehmed de Trébizonde ?

Les Turcs ne furent pas embarrassés pour si peu. Ils félicitèrent le général Harington d’avoir heureusement échappé à un grand danger, se félicitèrent eux-mêmes de ce que la honte d’un forfait épouvantable eût été épargnés à leur capitale, et promirent de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour assurer l’arrestation des coupables. Les quelques noms d’hommes politiques inscrits sur la fameuse liste jetaient une lumière suffisante sur son origine : le commandant des forces alliées était certainement de bonne foi, mais ceux qui lui avaient dénoncé le complot se proposaient simplement de mettre dans l’embarras les hommes qui détenaient alors le pouvoir et de s’installer à leur place. Cependant, plutôt que de mettre en doute la réalité du complot ou même l’existence des inculpés, les autorités ottomanes se dirent qu’il y avait bien dans Constantinople une douzaine d’Ali et de Mehmed qui ne valaient pas la corde pour les pendre. Le 17 septembre, on en avait déjà trouvé huit ; le général Harington rendit publiquement hommage à la loyauté du gouvernement turc et retira ses menaces.

L’aventure est simplement ridicule ; mais elle pouvait facilement tourner au tragique. Les mesures de rigueur annoncées, si elles avaient été prises, n’auraient pas manqué de susciter des protestations et des troubles. A qui eût incombé la tâche pénible et dangereuse de rétablir l’ordre ? aux Anglais, qui l’avaient imprudemment compromis ? oui, mais tout autant aux Italiens et aux Français.


LA JUSTICE A CONSTANTINOPLE

Trop de polices, et trop peu de justice : deux conditions également favorables aux entreprises malhonnêtes ou criminelles, et qui m’ont paru être assez bien réalisées à Constantinople. On peut dire que, du jour où les Alliés s’y sont installés, la justice a cessé d’y être rendue.

Dès notre arrivée, nous avons protesté, comme il convenait, contre l’abolition des privilèges capitulaires, que les Turcs, en 1916, avaient solennellement décrétée. Protestation de pure forme, le Gouvernement ottoman n’ayant pas consenti, en ce qui le concerne, à rétablir les capitulations : pour lui, elles n’existent plus, alors que pour nous elles n’ont pas cessé d’exister. Les Puissances jouissant du régime capitulaire en Turquie n’en ont pas moins rétabli leurs tribunaux consulaires ; mais ceux-ci n’ont guère à juger que les litiges entre sujets de ces Puissances.

Si un Français veut citer un Ottoman en justice, il ne peut le faire que devant un tribunal ottoman, et il s’abstient ; si un Ottoman croit avoir à se plaindre d’un Français, il ne peut porter sa plainte devant aucune juridiction. Je laisse de côté, pour ne pas compliquer la question, le cas des Puissances qui, comme la Pologne, la Yougoslavie et la Tchéco-Slovaquie, n’ont même pas de tribunaux consulaires, et celui de la Russie, dont les citoyens, n’étant plus protégés, comme pendant la guerre, par le Gouvernement des Pays-Bas, n’ont aucun moyen régulier de se faire rendre justice. Pour ne parler ici que de la situation qui est faite aux sujets des Puissances alliées vis-à-vis des sujets ottomans, et aux sujets ottomans vis-à-vis de ceux des Puissances alliées, on peut la définir d’un mot : déni de justice universel et prolongé au delà de toute limite raisonnable. Depuis trois ans, les délits s’accumulent, impunis. Contrats non exécutés, faillites frauduleuses, escroqueries, vols : le coupable n’a rien à craindre, et la victime n’a rien à dire ; l’un et l’autre sont priés d’attendre la ratification du traité de paix.

Il existe, il est vrai, pour les crimes et les flagrants délits, des tribunaux de police alliés. Plusieurs de ceux-ci se sont même arrogé une compétence étendue et arbitrairement fixée : ils distribuent généreusement les fortes amendes et les mois de prison. En vertu de quelle loi, de quel décret ? Personne n’en sait rien. Selon quelle procédure ? On l’ignore. Je dirai seulement que les Turcs en viennent à regretter la sévérité régulière et méthodique des tribunaux militaires allemands et que, pour le bon renom des Puissances alliées, mieux vaudrait encore dénier toute justice, que de laisser fonctionner ces tribunaux singuliers.

Par trois fois, la Sublime-Porte s’est émue des inconvénients d’une pareille situation et a demandé aux hauts-commissaires des trois Puissances occupantes de bien vouloir y remédier : la première démarche remonte au mois d’avril 1919. Nos Chambres de commerce ont fait entendre à Paris de justes doléances. A Constantinople, nos commerçants, nos hommes d’affaires renouvellent à chaque instant leurs réclamations. Tous obtiennent la même réponse : « Attendez la ratification du traité de paix. » Or l’attente menace d’être longue, les affaires souffrent, et la morale encore davantage.

J’ai connu à Péra un affréteur, pour le compte de qui un Grec avait touché indûment à Londres une prime d’assurance de 20.000 livres sterling. L’escroquerie n’était pas douteuse ; mais le Grec refusa de rendre l’argent, sachant fort bien qu’il n’existait aucune juridiction devant laquelle il put être cité. Mon homme est ruiné, et le Grec mène tranquillement, avec l’argent volé, une existence fastueuse.

Le premier soin des Gouvernements alliés devrait être de réorganiser les tribunaux de police, en leur donnant un statut légal et une compétence définie. Si l’on pense qu’en raison de l’occupation ces tribunaux doivent être militaires, qu’on laisse juger les militaires. Mais qu’il soit bien entendu, d’abord, qu’ils appliqueront strictement une législation déterminée d’après une procédure certaine, ensuite qu’aucune des trois Puissances occupantes ne sera subordonnée aux autres, mais que toutes seront également représentées.

Si l’on peut, à la rigueur, confier aux militaires l’administration de la justice pénale, il ne saurait être question d’étendre leur compétence aux affaires civiles et commerciales : il faut ici des juges professionnels, des magistrats ou des consuls. La solution la plus équitable consisterait assurément à associer l’élément ottoman à l’élément interallié. Avant la guerre, il existait à Constantinople une institution spécialement destinée à régler les différends d’ordre commercial entre Ottomans et étrangers, le Tidjaret ; il comprenait une Chambre maritime et une Chambre commerciale ordinaire. Les juges ottomans y étaient assistés de deux assesseurs, de la même nationalité que la partie étrangère ; de plus, le jugement n’était valable que si le drogman de l’ambassade intéressée y avait apposé sa signature. On pourrait inviter la Sublime-Porte à remettre le Tidjaret en fonction.

On peut encore envisager, et je crois qu’on l’a fait en France, la création, à titre provisoire, de tribunaux mixtes, où siégeraient des représentants des trois Puissances occupantes et un délégué du Gouvernement ottoman, ils connaîtraient de tous les cas dont l’urgence serait manifeste et jugeraient suivant la loi ottomane et la coutume du lieu. Si la Porte refusait aux Alliés sa collaboration, elle porterait, vis-à vis des ressortissants ottomans, la responsabilité de ce refus, et les tribunaux mixtes seraient constitués exclusivement par des magistrats alliés, qui appliqueraient les lois du pays où ils siègent [2].

L’état d’anarchie juridique dans lequel vit à Constantinople une agglomération composite d’un million et demi d’habitants ne peut être prolongé indéfiniment. Les aventuriers et les aigrefins de toute provenance sont seuls à bénéficier de cette situation paradoxale ; tous les autres en souffrent, et beaucoup très gravement. Quant à l’autorité morale et au prestige des trois Puissances qui ont assumé la charge d’occuper Constantinople et d’y maintenir le bon ordre, je laisse à penser ce qu’ils peuvent y gagner.


L’ADMINISTRATION, LES FINANCES

La capitale ottomane, qui ne fut jamais administrée à la façon d’une grande ville moderne, était pourtant, avant la guerre, à peu près habitable : elle ne l’est plus guère aujourd’hui. Les progrès accomplis peuvent se résumer ainsi : construction d’un énorme abattoir en face d’Eyoub, au fond de la Corne d’Or, et d’une usine d’électricité entre Eyoub et les Eaux Douces d’Europe ; réservoirs à pétrole alignés sur la rive asiatique du Bosphore ; exploitation de la forêt de Belgrade à la manière anglaise, c’est-à-dire destruction sans retour d’une partie des admirables futaies qui s’étendaient des environs de Thérapia jusque vers Rouméli-Kavak.

Quant aux dommages causés soit par la guerre, soit par l’occupation, la liste en serait trop longue : signalons les principaux. D’immenses quartiers ont été dévastés par l’incendie et ne sont point reconstruits. Les grands aqueducs, faute d’avoir été réparés, ou du fait des prises d’eau arbitrairement pratiquées sur leur parcours, ne suffisent plus à alimenter la ville d’innombrables fontaines sont taries, des quartiers populeux sont privés d’eau. Les rues défoncées par la circulation intense des voitures et des camions militaires, sont devenues impraticables dans la plus belle saison : que peuvent-elles devenir en hiver ? Le nombre des habitations, déjà considérablement réduit par les incendies, est encore diminué, presque chaque jour, du fait de réquisitions nouvelles. Chaque service, utile ou inutile, est établi en triple, aucun des Alliés ne voulant, du moins sur ce point, paraître le céder aux autres. Des offices restreints s’étalent dans des immeubles énormes. Dans certains quartiers, dans certains faubourgs, les lycées, les écoles ont été réquisitionnes par l’autorité militaire. Tandis que les logements sont devenus plus rares, la population s’est accrue de tous les émigrés turcs, venus de Thrace ou d’Asie-Mineure, et des innombrables réfugies russes.

Le prix énorme des matières premières, plus encore que celui de la main-d’œuvre, empêché de reconstruire. La détresse financière ne permet ni de réparer les aqueducs et les fontaines, ni d’entretenir les voies publiques. Un jour que je me trouvais au ministère de l’Evkaf, dont dépend le service des eaux, le ministre m’avoua qu’il avait cent quarante livres dans sa caisse : cela faisait alors un peu moins de treize cents francs. Les taxes municipales ne sont payées que par une infime portion des habitants : les étrangers en sont exempts, les Grecs et les Arméniens, quoique sujets ottomans, s’en dispensent d’eux-mêmes ; les Syriens en font autant, comme aussi les innombrables indigènes, qui peuvent se réclamer de quelque protection étrangère. Les impôts d’Etat rentrent aussi difficilement et aussi peu que les taxes municipales.

Les Alliés disent au Gouvernement de Constantinople : « Nous allons renforcer la gendarmerie et les services de sûreté. Coût : tant de centaines de mille livres par mois. » Le Gouvernement répond : « Bien ! Alors, laissez-moi élever les droits de douane ; permettez que la patente commerciale soit perçue sur les étrangers comme sur les Ottomans, et ne mettez pas cet épicier turc, qui paie patente, dans la cruelle nécessité de vendre ses denrées plus cher que cet épicier grec, qui tient boutique trois maisons plus loin et ne paie rien. » La requête parait juste ; les hauts commissaires français, anglais et italien se mettent d’accord pour consentir à ce que les droits de douane soient relevés de 11 à 15 p. 100, et que la temettu (patente) soit étendue à tous les commerçants. Mais le haut-commissaire amé- ricain, qu’on n’avait point consulté, s’y oppose, et voilà, le projet dans l’eau.

Le Gouvernement de Constantinople, dont l’autorité ne s’étend guère au delà des murs de la capitale, doit assurer l’existence d’autant de fonctionnaires que s’il administrait tout le territoire de l’ancien Empire ; car les fonctionnaires provinciaux se sont repliés en bon ordre sur les ministères dont ils dépendent, et où ils viennent faire, à tour de rôle, quelques heures de présence. L’usage est depuis longtemps établi de ne pas les payer régulièrement. Mais enfin un jour arrive où il faut leur donner tout de même un à-compte sur leurs appointements arriérés. Les fêtes du Baïram approchent : peut-on manquer à la tradition immémoriale qui oblige l’État à entr’ouvrir ses guichets à l’occasion de cette solennité ? On décide que chaque fonctionnaire touchera un mois de traitement. Cela coûtera au Trésor un million deux cent mille livres, dont il n’a pas le premier sou. Toute tentative d’élever des impôts nouveaux ou d’élever le taux des anciens a échoué devant l’opposition de quelqu’une des Puissances alliées. Alors on demande des avances à la Dette, à la Banque ottomane, à la Régie des Tabacs. Pour les obtenir, l’État donne en gage ses dernières sources de revenu et fait un pas de plus, non point seulement vers la banqueroute, mais vers la ruine et l’impuissance. Lorsqu’il y sera parvenu, il ne restera plus aux États occupants que de se substituer à l’État ottoman et d’assumer eux-mêmes, directement et souverainement, l’administration de l’Empire. À en juger par les procédés qu’ils mettent en œuvre, on dirait vraiment que les Alliés ont hâte d’en venir là : de fait, la faillite totale de l’État ottoman pourrait favoriser les desseins d’une certaine politique anglaise ; en revanche, elle léserait très gravement nos intérêts. Aussi, n’arrive-t-on pas à comprendre que nous consentions parfois si facilement à des mesures, dont nous serons les premiers à souffrir.

Un Français, qui a longtemps exercé à Constantinople des fonctions importantes, me faisait observer que, durant toute la guerre, l’Administration de la Dette publique avait effectué ses rentrées très exactement : il est vrai que les sommes recouvrées étaient envoyées à Berlin, où elles furent converties en marks ; mais enfin, cet argent existe et permettrait de payer aux porteurs leurs coupons. De même la Régie des Tabacs, les Chemins de fer n’avaient été que très légèrement atteints dans leurs intérêts. La situation a changé rapidement depuis l’armistice ; la prolongation de la guerre gréco-turque la rend chaque jour plus critique. Désormais toutes les recettes sont en Anatolie, où nul ne peut les atteindre, et toutes les dépenses à Constantinople, sur qui pèsent, outre les charges financières et administratives de l’ancien Empire, les frais énormes de l’occupation interalliée.

L’économie et les finances privées ne se ressentent pas moins que les finances publiques de cette situation exceptionnelle. Constantinople, privée de la Thrace, coupée de l’Anatolie, ne vit que d’importations, pour la plupart anglaises et américaines ; il lui faut donc payer en livres sterling et en dollars. D’autre part, la Turquie n’exporte pour ainsi dire plus rien : le cours de sa devise, qu’elle n’a aucun moyen de soutenir, est à la merci des spéculateurs, qui opèrent en grand et en petit à l’étranger et à l’intérieur. Les banques, même les plus importantes, s’étaient résignées, faute de mieux, à travailler avec les commerçants et à consentir des prêts sur marchandises. On a vu s’accumuler des stocks invendables ; puis la baisse est survenue. Les maisons de commerce ont fait faillite, entraînant dans leur ruine les petites banques et infligeant aux plus grandes des pertes sensibles. Une seule faillite, celle de la maison arménienne Dilsizian et Cie, survenue au mois de juillet dernier, atteignait huit banques de premier ordre, pour une somme totale de deux millions et demi de livres turques. Aujourd’hui Galata ne vit plus guère que sur les opérations de change. La spéculation n’a d’autres limites que celles que s’imposent entre eux les spéculateurs, celui-ci s’engageant, par exemple, à ne pas opérer sur l’or monnayé, ou sur l’or en lingot, et exigeant une redevance mensuelle des concurrents qui se sont réservé cette partie du marché.

Dans cette ville improductive et privée de ressources, envahie par des étrangers, — fonctionnaires civils, militaires et leurs familles, — dont la monnaie fait prime, et de combien ! sur celle du pays, le prix de la vie a atteint des hauteurs fabuleuses. Constantinople est probablement aujourd’hui la résidence la plus coûteuse de l’Europe. Et les difficultés, presque insurmontables, du problème économique, sont encore accrues par l’afflux des émigrés chassés de Thrace ou d’Asie-Mineure et par la présence des réfugiés russes.


ÉMIGRÉS ET RÉFUGIÉS. — LES RUSSES A CONSTANTINOPLE

Les mohadjirs, les émigrés, on les rencontre partout, le long des rues de Stamboul, dans les cours des mosquées, aux abords des casernes. Mais c’est surtout à Galata, aux environs du port, que leur nombre et leur misère attirent l’attention : vieillards chancelants, conduits par des enfants en guenilles, troupeaux de femmes, au corps serré dans un châle, au visage strictement voilé, qu’affole le brusque passage d’une automobile ou d’un tramway, paysans au regard résigné et fier, assis le long d’un trottoir comme sur le bord d’un chemin. On compte ainsi dans la ville cent mille abandonnés, qui n’ont ni l’espoir d’un gite, ni la certitude d’un morceau de pain ; mais ils sont à Constantinople, où réside leur chef et leur père, le Sultan-Calife, et, de sentir voisine cette protection, si impuissante, ils éprouvent une vague sécurité, qui adoucit leur détresse.

Le Sultan et son gouvernement ont fait ce qu’ils ont pu : vingt mille mohdjirs ont été recueillis dans des baraques ou sous des lentes, dans les écoles et dans les mosquées. On leur distribue du pain et, trois fois par semaine, une soupe chaude. J’ai voulu voir ces privilégiés. Accompagne par le directeur de l’office des Émigrés, Hamdi Bey, un jeune fonctionnaire actif, intelligent, organisateur, j’ai fait le tour des camps et des abris. Le hangar, la baraque ont pour plancher la terre nue. Des toiles à sac, retenues par des cordes, séparent les familles entre elles, suivant les exigences de la loi musulmane. Si telle baraque n’est pas divisée en compartiments, c’est qu’elle n’abrite que des veuves avec leurs enfants encore petits.

La plupart des réfugiés, fuyant aux approches de l’invasion et du massacre, n’ont sauvé que leur vie. Ceux qui ont pu emporter quelques hardes, une cruche, un tapis, s’efforcent de donner à leur « carré » l’aspect d’une de ces chambres de paysans identiques dans tout l’Orient. On admire tant de propreté et de décence parmi tant de misère, et l’on s’étonne qu’aucune mauvaise odeur ne se dégage de ce troupeau humain si étroitement parqué. Quelquefois devant la baraque on rencontre un âne, une vache, une couple de poules, que quelque mohadjir a sauvés du village et dont il n’a pas voulu se séparer. Il est rare qu’on entende le bruit d’une dispute, ou même les pleurs d’un enfant : tout ce monde est morne, silencieux et attend.

Dès que nous entrons, un murmure s’élève, les yeux et les lèvres posent la même question anxieuse : « Quand nous renverrez-vous ? quand pourrons-nous rentrer ? « Le directeur répond par quelques mots d’encouragement et d’espoir. « Inchallah ! plaise à Dieu ! « répètent invariablement les malheureux, et nous passons. Voici les émigrés arrivés hier du golfe d’Ismid : tous sont du même village, que les Grecs ont incendié. Une femme, tenant un jeune enfant par la main, s’approche de mon guide, le salue et lui raconte sa lamentable histoire : les soldats hellènes ont brûlé vif, devant elle, son fils aîné, un garçon de treize ans. D’autres femmes se lèvent et témoignent d’autres horreurs, dont leurs yeux égarés sont encore remplis. Rien que des femmes et des enfants dans ce dernier convoi : aucun homme n’a échappé à la captivité ou au massacre.

La caserne Dahoud Pacha, dont l’énorme bâtisse domine les mosquées de Stamboul et les tours à demi ruinées de la muraille byzantine, abrite cinq mille émigrés, dont quinze cents enfants. .l’ai demandé qu’on réunit dans la grande salle, où des maîtres volontaires leur apprennent à lire, quelques centaines de ces petits, pour une distribution de bonbons. Il n’y a ni cris de joie ni bousculade : chacun reçoit son carnet gravement, sans rien dire. Tandis que la tournée s’achève, une voix d’enfant, très chaude, très pure, s’élève du fond de la salle ; bientôt d’autres voix, à l’unisson, se joignent à la première : leur chant, simple et monotone, exprime une tristesse infinie. J’interroge mon compagnon.

— C’est, me dit-il, une chanson de berger : tous les pâtres d’Anatolie la redisent depuis longtemps. On l’appelle la Flûte désespérée, et voici les paroles du refrain :


L’eau coule toujours dans la rivière d’argent,
La verdure des arbres est toujours brillante ;
Mais mon cœur n’en ressent plus de joie.
Depuis que les étrangers ont tué mon père et ma mère.


Des hauteurs de Dahoud Pacha, nous descendons sur Eyoub. Dans la petite ville sainte, chaque mosquée, chaque médressé (école) sert de refuge à quelques familles d’émigrés. Des cloîtres abandonnés abritent les cuisines ; entre les colonnes, les femmes ont suspendu des hamacs, où dorment les enfants. Je vois sortir d’une cellule un grand vieillard, qui courbe sa taille pour passer sous la porte basse : dans l’hiver de 19)12, il quitta Janina, pour se réfugier en Thrace ; au printemps dernier, chassé de Kirk-Kilissé, il est venu à Constantinople ; demain, s’il le faut, il ira plus loin, vers l’Orient, où Dieu voudra ; et sa main, d’un geste las, montre la direction des lieux saints.

A l’étage supérieur du couvent, une salle assez vaste, où par hasard il y a un plancher, sert d’infirmerie ; trois larges fenêtres s’ouvrent sur la Corne d’Or. Nous approchons du lit où repose, plutôt accroupie que couchée, une vieille femme à la peau très brune, d’une extraordinaire maigreur. C’est une Arabe de l’Yémen, échouée ici, qui sait comment ? « Laisse-moi partir, dit-elle au directeur en lui prenant les mains. Tu vois bien que je ne puis pas vivre ici. » Et, relevant d’un geste brusque la manche de sa robe noire, elle découvre un bras de squelette. Le directeur lui répond doucement, dans sa langue, qu’il a demandé aux Anglais de la rapatrier, et que les Anglais n’ont pas voulu. Alors la vieille Arabe se laisse retomber sur son lit ; ses yeux se tournent pleins de colère vers la fenêtre, vers l’admirable spectacle qu’offrent la colline et la mer baignées dans l’or du soleil couchant. Puis les yeux se ferment comme pour revoir le désert infini où elle est née, et où elle désespère de mourir.

Tandis que nous roulons vers Galata, mon compagnon résume en quelques chiffres toutes ces misères, celles que j’ai vues et celles que je ne soupçonne pas encore. 65 000 réfugiés sont venus de Thrace, de Smyrne et d’Aïdin ; 410 000, des autres vilayets d’Anatolie, ont fui vers l’intérieur : 870 000 ont été chassés par l’invasion russe entre 1914 et 1917. Depuis le début de la guerre balkanique jusqu’au 10 juin 1921, le nombre des mohadjirs, des malheureux qui ont abandonné leurs foyers et qui ne les retrouveront peut-être jamais, s’est élevé en Turquie à 1 772 822. Cependant, en Asie, on continuel brûler les villages, à massacrer et à déporter les populations, et l’on continuera « jusqu’à ce qu’une décision obtenue par les armes ait nettement tranché le différend. » Ainsi en ont décidé les grandes Puissances d’Occident, ou du moins ceux qui parlent en leur nom.

Dieu sait si, dans ce coin de terre surpeuplé et privé de ressources qu’occupent Constantinople et son énorme banlieue, la présence de 150 000 Russes était désirable. C’est pourtant là qu’ils débarquèrent, après que la victoire bolchéviste les eut chassés de Sébastopol. Les débris de l’armée Wrangel furent rassemblés dans des camps militaires à Gallipoli et dans l’ile de Lemnos ; la population civile se dispersa dans la capitale, dans les faubourgs, le long du Bosphore, dans les villages et dans les couvents des Iles des Princes. Jusqu’à l’automne dernier, le Gouvernement français a pourvu à l’entretien des soldats et des officiers russes vivant dans les camps. Heureusement, de mois en mois, leur nombre allait décroissant : les uns, sur leur demande, étaient renvoyés en Russie ; d’autres émigraient, comme ouvriers agricoles, dans les Etats de l’Amérique du Sud ; la Yougoslavie, la Bulgarie, la Tchéco-Slovaquie en recueillaient sur leur territoire quelques dizaines de mille. Le général Wrangel et son état-major sont demeurés sur le Bosphore, à bord d’un yacht transformé en petit navire de guerre ; et il reste à Constantinople, outre les civils, les nombreux officiers et soldats qu’on a autorisés à y habiter, sur l’assurance qu’ils possédaient ou qu’ils étaient aptes à se procurer des moyens d’existence : assurance souvent illusoire.

Les rues de Péra sont pleines de Russes, de toute provenance et de toute condition : officiers de la Garde, portant sur leur tunique ou sur leur blouse, à côté des décorations, les insignes du corps où ils servaient ; Cosaques du Don à la taille élégante et mince, bien prise dans la longue redingote ajustée ; Kalmouks aux yeux bridés et au nez aplati, princes du Caucase, paysans de Crimée. Les émigrés russes qui disposaient de quelques ressources ont ouvert dans le quartier européen des restaurants et des pâtisseries, des boucheries et des épiceries, des maisons de tailleur et des boutiques de modes. Leurs magasins sont bien fournis et on y est moins volé qu’ailleurs ; leurs restaurants, où, dans les premiers temps, le service était fait par de grandes dames authentiques, dont les noms et les titres étaient soigneusement affichés sur les tables, ont attiré tout de suite la clientèle riche et vaniteuse de Péra. D’autres établissements du même genre se sont ouverts avec le même succès, à Prinkipo et à Halki, à Arnaut-Keui et dans les stations les plus mondaines du Bosphore. Un plus grand nombre de réfugiés, moins fortunés ou moins ingénieux, se sont faits marchands ambulants et offrent au passant, sans dire un mot, des crayons et du papier à lettres, des bas de soie et des bourses da cuir, des livres dépareillés et des pièces d’argenterie. D’autres travaillent dans les fermes et dans les ateliers. D’autres, et ils sont nombreux, mendient ou meurent de faim.

Il y a quelque chose de tragique dans la destinée de ces Russes qui, après avoir si longtemps caressé le rêve d’entrer en vainqueurs à Constantinople, y vivent aujourd’hui en vagabonds et en mendiants. Et il y a quelque chose d’émouvant dans l’attitude sympathique et respectueuse que gardent les Turcs envers leurs ennemis de toujours, aujourd’hui misérables et désarmés. Désirables ou non, ces hôtes ont été bien accueillis, parce qu’ils étaient des hôtes, et parce qu’ils étaient malheureux. Les camelots de la rue de Péra et ceux du Grand-Pont ont laissé les meilleures places à ces confrères inattendus, dont ils admirent le silence et la haute taille. La plupart des émigrés civils portent la casquette et la blouse de soldat ; s’ils grimpent dans un tramway et murmurent timidement : Asker (militaire), le receveur hausse les épaules et se contente de la moitié du prix.

Il a fallu, pour indisposer les Turcs et réveiller leur inquiétude, la turbulence d’une partie de l’entourage du général Wrangel. On sait comment celui-ci s’avisa de constituer à Constantinople une sorte de Gouvernement, qu’il appela le « Conseil Russe. » Le jour où ce Conseil fut inauguré (9 avril 1921), quelques-uns de ses membres prononcèrent des discours fort imprudents : M. Alexinski parla de la « nouvelle conscience russe » qui se formait sur les rives du Bosphore, au lieu même où la première avait pris naissance ; le Métropolite développa un thème analogue, insistant sur le lien religieux qui rattache tous les Russes à Constantinople, berceau et trône de l’orthodoxie. Les journaux de Stamboul s’émurent ; le 24 avril et les jours suivants, l’Alemdar publia une série d’articles sur le « péril russe ; » on y énumérait les diverses organisations, politiques, économiques, sociales, scientifiques et religieuses que les Russes avaient fondées dans la capitale ottomane : n’y avait-il point là l’indice d’une installation définitive ? Abusant d’une hospitalité confiante et largement offerte, les Russes étaient en train de faire, tranquillement et sans risques, la conquête de Constantinople. Enfin le journal turc s’élevait contre l’abus des loteries, bazars et bals de bienfaisance, patronnes par des dames russes, dont les parures coûteuses, exhibées dans des lieux publics, insultaient à cette misère qu’elles prétendaient soulager.

Certes le « péril russe » n’a pas cessé d’exister pour la Turquie ; mais il n’est pas encore près de se réaliser sous la forme que rêvent quelques Slaves mystiques. Quant aux organisations russes de Constantinople, elles sont si nombreuses, si éphémères, si anarchiques, qu’elles ne semblent pas constituer une menace bien sérieuse. Ce qui a directement atteint le peuple turc, c’est la concurrence économique. Il a dû partager avec les émigrés russes le ravitaillement, le logement, le travail, tout ce dont il n’avait même pas assez pour lui ; encore le partage fut-il souvent inégal, le Russe étant aussi patient que le Turc, aussi résistant à la fatigue, mais plus entreprenant et plus ingénieux. Accoutumés à voir leur ville encombrée d’étrangers, les Turcs s’étonnaient pourtant que tant de malheureux y cherchassent un refuge, alors qu’elle offrait si peu de ressources et abritait déjà tant de misère.


MISÈRE ET CORRUPTION

On imagine l’état pitoyable auquel trois années d’occupation, succédant à trois années de guerre, et aggravées de circonstances telles que le double exode des musulmans de Thrace et d’Anatolie et l’émigration russe, ont réduit la population de Constantinople : je ne veux pas y insister davantage. Mais je ne puis me tenir d’observer à quel point la bienfaisance des pays d’Occident, à moins d’un long apprentissage, est impuissante et maladroite à secourir la misère orientale. Les Allies ont fondé à Constantinople plusieurs organisations de secours ayant un caractère officiel ; l’initiative privée y a adjoint des comités innombrables. Les fêtes de charité, les bals, les ventes, les loteries se succédaient sans interruption. Le résultat de tant d’efforts, ou de tant d’agitation, n’apparaissait guère.

Comment ne s’cst-on pas avisé de confier l’organisation et la direction des œuvres d’assistance aux spécialistes, aux hommes et aux femmes qui, recueillant et perpétuant une tradition de plusieurs siècles, ont consacré leur vie à soulager toutes les misères physiques et morales de l’Orient, je veux dire aux congréganistes français ? Pour assurer le fonctionnement de cette œuvre admirable, qu’on appelle Near East Relief, les Américains ont largement utilisé l’expérience de leurs missionnaires de Syrie, de Mésopotamie et d’Arménie ; on s’étonne que nous n’ayons pas eu l’idée d’en faire autant. Le premier soin de nos religieux, lorsqu’ils rentrèrent à Constantinople après l’armistice, fut d’y réorganiser leurs œuvres d’assistance : asiles, hôpitaux, dispensaires. Quelques-unes d’entre elles avaient fonctionné clandestinement pendant toute la guerre : j’ai retrouvé au couvent de Saint-Benoît un vieux lazariste qui, ayant échappé aux mesures d’expulsion, avait ouvert dans une échoppe de Galata une « cuisine populaire « et contribua pendant trois ans, par des moyens de fortune, trouvés au jour le jour, à soulager la misère de tout un quartier. Quels résultats n’auraient pas obtenus ces professionnels de la charité en Orient, Lazaristes, Jésuites, Filles de la Charité, Petites Sœurs des Pauvres, et tant d’autres encore, si l’on avait mis à leur disposition les ressources éparpillées entre tant de comités tapageurs et malhabiles !

A un diplomate étranger, qui lui demandait à quoi il occupait ses loisirs, le prince héritier de Turquie, Abdul-Medjid Effendi, dont le palais reflète sa longue façade blanche dans les eaux du Bosphore, répondit en souriant : « Quand je m’ennuie, je braque ma lunette à une fenêtre et j’observe ce qui se passe sur vos bateaux de guerre. Le spectacle est peu varié, mais agréable : on y danse toujours. » Le diplomate s’empressa d’observer qu’on y dansait le plus souvent par charité. L’impression produite sur un simple curieux, comme j’étais, par cette succession ininterrompue de réjouissances diplomatiques, militaires et navales, étalées aux yeux d’un peuple malheureux et souvent affamé, était franchement déplaisante. La meilleure excuse de tous ces organisateurs de fêtes, c’est qu’ils ne soupçonnaient que très vaguement la misère qui les environnait.

En quelques années, l’alcoolisme a fait, parmi la population indigène, des progrès dont j’ai pu constater l’effrayant résultat en visitant les hôpitaux et les asiles d’aliénés. L’alcool américain arrivait à Constantinople en quantité si énorme, que les exportateurs des Etats-Unis se sont avisés d’en faire transiter une partie par Rotterdam : le poison est vendu comme marchandise hollandaise et, si l’effet produit est le même, les chiffres qui figurent aux statistiques des douanes sont moins scandaleux. Les maisons de jeu sont devenues innombrables, également fréquentées par les Européens et par les indigènes, et protégées par la complaisance, souvent intéressée, de la police britannique.

Péra n’a jamais été l’asile de toutes les vertus ; mais il est devenu, depuis l’occupation, un mauvais lieu si flagrant, si caractérisé, que les musulmans de Stamboul en interdisent l’accès à leurs familles, et que la police ottomane a reçu l’ordre d’expulser les femmes turques non accompagnées qui seraient rencontrées, de jour ou de nuit, dans un café ou dans un restaurant pérote. Tout cela n’est pas fait pour rehausser, dans l’opinion des Turcs, le prestige de la civilisation occidentale. On objectera que de tels inconvénients accompagnent nécessairement la présence, dans une ville occupée, de forces militaires considérables et le plus souvent inactives. Rien n’est plus exact, et toute la question est de savoir s’il était vraiment indispensable de prolonger aussi longtemps l’occupation de Constantinople.

Voilà comment m’est apparue la capitale ottomane sous le régime de l’occupation interalliée. Une agglomération d’un million et demi d’habitants, dont un quart environ est sans logement et plus d’un dixième sans moyens d’existence. L’ordre public maintenu à grand fracas et à grands frais par des étrangers qui généralement ignorent tout du pays. Des fonctionnaires alliés innombrables qui, se gênant les uns les autres, n’administrent point, et empêchent les autorités indigènes d’administrer. La justice absente, ou si l’on veut, suspendue ; la police absorbée par des besognes politiques, et laissant les criminels exercer librement leurs multiples industries. Le grand commerce arrêté, la spéculation florissante, le vol et la corruption sous toutes les formes et à tous les degrés. Une misère effrayante, et une démoralisation qui dépasse tout ce que j’ai pu observer en deux ans de voyage à travers une Europe que la guerre a bouleversée.


L’ESPRIT PUBLIC, SENTIMENT NATIONAL ET ZÈLE RELIGIEUX

Qu’en pensent les Turcs ? C’est ce que j’ai d’abord essayé de savoir. L’entreprise était malaisée. La lecture assidue des journaux ne m’apportait pas grande lumière, la presse étant soumise au double contrôle d’une censure ottomane et d’une censure interalliée. Je demandai et j’obtins communication des « comptes rendus de censure, » c’est-à-dire des articles ou des fragments d’articles dont les censeurs avaient exigé la suppression : je n’en fus pas beaucoup mieux édifié. Respectivement, le censeur français, ou l’anglais, ou l’italien, coupait une information ou une appréciation qu’il jugeait devoir nuire au prestige de son pays ou gêner l’action de son Gouvernement. Au surplus, peu d’indications sur les dispositions, sur les sentiments, sur les « réactions « du peuple turc. Une presse qui est sous le coup de la censure se censure elle-même, préalablement, et ne dit pas ce qu’elle pense : à plus forte raison, une presse orientale.

Il ne me restait donc qu’à interroger les Turcs, à leur demander de me faire connaître eux-mêmes leurs impressions, leurs craintes et leurs griefs, leurs regrets et leurs espérances. Que de choses j’aurais voulu savoir, et sur combien de points ma curiosité ne put-elle être satisfaite ! Comment les Turcs étaient-ils entrés dans la guerre ? quels souvenirs avaient-ils gardés de leurs alliés allemands ? de quelle manière envisageaient-ils à présent la réorganisation de leur pays et l’avenir de leur race ? que restait-il des anciens partis et dans quelles directions évoluaient les nouveaux ? quels sentiments enfin les animaient à l’égard de ces nations étrangères, dont les Gouvernements ne savaient pas encore s’ils démembreraient la Turquie jusqu’à l’anéantir, s’ils la prendraient en tutelle, ou si, tout en l’aidant à se relever, ils lui laisseraient son indépendance ?

A voir les Turcs de Constantinople chez eux ou dans la rue, à causer superficiellement avec eux, on eût pu croire qu’un sentiment dominait en eux tous les autres : l’acceptation résignée, du fait accompli, la passivité engendrée par le fatalisme, ou même l’indifférence. Là-bas, en Anatolie, d’autres Turcs se battaient, mouraient pour leur pays et pour leur foi ; mais le sultan-calife, conseillé ou contraint par des étrangers, les avait solennellement déclarés rebelles et excommuniés. Des hauteurs de Stamboul, quand le temps était clair, on pouvait voir sur la côte d’Asie les fumées des incendies allumés par les Grecs ; les musulmans, assis dans les cafés en plein vent qui dominent la Marmara, contemplaient ce spectacle sans s’émouvoir. Dans les rues ils coudoyaient des soldats hellènes, tout pareils à ceux qui, de l’autre côté de l’eau, massacraient leurs frères, brûlaient leurs villages et ravageaient leurs provinces ; ils passaient à côte d’eux sans frémir. C’en était donc fait de l’orgueil de ce peuple, dont l’esprit national et le sentiment religieux, blesses profondément, ne s’exprimaient même point par un geste de haine ou par un sursaut d’instinctive révolte ?

il n’était que de mieux regarder. Les nuits de Ramazan m’en donnèrent une première occasion. Pendant un mois, suivant la coutume, Stamboul ne commença de vivre qu’après le coucher du soleil. Au coup de canon qui marque la fin du jeune, rues et places s’animaient brusquement, cafés et boutiques s’emplissaient de clients : les marchands d’eau fraîche et de limonade s’empressaient, faisant sonner deux verres l’un contre l’autre d’un mouvement rapide et continu ; les balcons des minarets jetaient dans le ciel leurs couronnes de lumière.

Accompagné d’un guide musulman, j’allais de mosquée en mosquée. Dans les plus humbles, comme dans les plus célèbres, prières et prédications s’étaient succédé sans interruption durant toute la journée. Des groupes de fidèles, attardés devant les portes illuminées, discutaient les derniers événements. Non content de contribuer, avec toute sa maison, à la souscription ouverte en faveur des blessés d’Anatolie et de leurs familles, le Sultan-Calife avait ordonné des prières solennelles, pour demander au Tout-Puissant la victoire des armes nationales et pour honorer les « martyrs de la foi. » A cette occasion, il avait fait les frais d’une distribution de bonbons et d’eau de rose, faite en son nom dans toutes les mosquées de la capitale. Hier, à la Yéni-Djami, un orateur, qui osait critiquer les dirigeants d’Angora, avait été contraint de quitter la chaire, hué par la foule, et remis par elle aux mains des agents de police. Dans d’autres églises, quelques prédicateurs, jugés par le public trop malhabiles, ou trop peu instruits, avaient dû être remplacés immédiatement par des théologiens en renom ; plusieurs d’entre eux étaient venus exprès d’Anatolie pour prêcher le Ramazan à Stamboul.

Nous nous dirigeons, par les petites rues qui longent le haut mur du Seraskiérat, vers la mosquée de Bayazid. Aux vitrines des boutiques, sur de petites estrades au milieu des places, est exposée l’image du héros national, le portrait de Moustapha Kemal, entouré de fleurs et de lumières. Aux portes des mosquées et des turbés, s’étalent, en lettres arabes ou turques, de larges inscriptions lumineuses. Ici on lit : « Au bout de la patience est la victoire, » et là ce seul mot : « Patience. » Un artiste plus traditionnel a reproduit la maxime fameuse qui se déroule sous la coupole de la vieille mosquée d’Eyoub : « Celui qui l’a fait du bien, bénis-le ; celui qui t’a fait du mal, laisse-le à Dieu. » Et mon guide d’ajouter : « Nous répétons cela matin et soir, en pensant aux Grecs. »

Soudain un mouvement se produit, et l’on voit déboucher en trombe les vendeurs de journaux, criant à tue-tête l’lkdam et le Peyam-Sabat. Il est minuit et demi. L’édition que ces deux journaux font paraître pendant le mois de Ramazan à cette heure insolite est enlevée en quelques minutes. Tout ce monde, qui passe la nuit dans les cafés, dans les cours de mosquées, autour des turbés, est avide de nouvelles, ne se préoccupe et ne parle que de la guerre. On se rassemble autour de celui qui a acheté le journal et a commencé de le lire tout haut. On commente, on discute. Rarement le ton des voix s’élève ; curiosité, enthousiasme ou indignation ne s’expriment pas ici en éclats bruyants ; un même murmure les traduit, si singulier, si émouvant, que les voyageurs qui reviennent de l’Orient l’entendent longtemps encore bourdonner dans leurs oreilles.

Ainsi, à quelques pas de Péra mal endormi, des ambassades où l’on danse, des cabarets où des princesses russes plus ou moins contestables versent aux clients un Champagne problématique, une autre ville veille et s’agite passionnément, du crépuscule jusqu’à l’aube. Pendant trente nuits, les Turcs de Stamboul, assis dans les cafés, où une ordonnance de la police interalliée n’autorise la présence que des seuls musulmans, rassemblés sur les places ou autour des églises, poursuivent leurs conciliabules, leurs méditations et leurs rêves. Méditations mélancoliques sur un passé glorieux et évanoui, rêves de violence et de vengeance ? qui peut savoir ?

Le Ramazan, avec ses jeûnes, ses prédications, ses cérémonies, semblait avoir réveillé tout ensemble, dans la vieille ville musulmane occupée par l’étranger infidèle, la force du sentiment national et l’ardeur de la foi religieuse. Le vingt-cinquième jour du mois de pénitence, la solennité de la « Grande Prière « me ramena à Stamboul, quelques heures après le coucher du soleil. Quand je pénétrai dans Sainte-Sophie, l’immense basilique était déjà pleine : le parvis était réservé aux fidèles, on avait abandonné aux curieux la galerie circulaire du premier étage. Des officiers, des diplomates et leurs invités causaient bruyamment et faisaient les cent pas en attendant la cérémonie. En bas, c’était le recueillement, l’immobilité et le silence. Régulièrement alignés dans le sens des longues nattes étendues sur le parvis, assis sur leurs talons ou prosternés la face contre terre, les croyants priaient déjà. Sur le même rang, on voyait coude à coude des hommes et des enfants revêtus de la longue robe traditionnelle, d’autres en veston ou en bras de chemise, des officiers, des soldats et des marins en uniforme. Au premier rang de la tribune qui s’élève face au member, deux vieillards à longue barbe, enveloppés l’un d’un manteau pourpre, l’autre d’une soie verte brochée d’argent, semblaient être des figures de roi ou de prophète, détachées de quelque mosaïque. Jamais Sainte-Sophie ne m’était apparue si belle. La demi-obscurité rendait presque invisibles les affreux boucliers verts accrochés aux piliers ; tous les détails fastidieux, tous les ornements choquants étaient noyés dans l’ombre. Seules les grandes lignes d’architecture se révélaient, soulignées par des rampes de veilleuses blanches, en une composition grandiose et comme simplifiée.

Une voix s’éleva, grêle et aiguë, mais prodigieusement agile et souple. Par intervalles, cinq mille voix lui répondaient. Un seul rythme, commandé par l’oraison, courbait toutes ces échines et toutes ces têtes, puis brusquement les relevait. Parfois, surgie d’on ne savait où, une prière isolée, criarde, venait contrarier, dominer même la prière officielle. Personne, en bas, ne semblait y prendre garde, et les galeries seules s’en étonnaient : libre à chaque fidèle d’invoquer le Très-Haut à sa guise et suivant le propre élan de son cœur. Quelqu’un, près de moi, relève le contraste que forme avec le cadre classique, parfait, savamment raisonné de la basilique justinienne, cette liturgie primitive, directement importée du désert. Il me semble que le contraste existe surtout dans notre esprit, entre ce qu’il comprend d’instinct, sans hésitation, et ce qu’il devine mal et interprète confusément. L’impression que j’emporte est celle d’une foule ordonnée, recueillie, si complètement absorbée dans sa prière, que, durant toute la cérémonie, pas un regard ne s’est élevé du parvis vers la galerie curieuse et bruyante. Si indiscrète, si gênante que put leur paraître la présence d’un public doublement étranger à leur race et à leur religion, tous ces hommes agenouilles ou prosternes ne daignaient même pas s’en apercevoir et ne souffraient pas un instant qu’elle vint distraire ou diminuer l’ardeur avec laquelle, sans doute, ils suppliaient Allah de balayer ces infidèles, de rendre à son calife une indépendance souveraine et à son peuple une tranquille liberté.


LE NATIONALISME TURC

Quelques jours plus tard, je confiais à un homme politique, membre naguère important de l’Entente libérale, les réflexions que m’avaient suggérées mes promenades nocturnes à travers Stamboul, pendant le mois de Ramazan. « Il me semble, lui disais-je, que tous les Turcs de Constantinople sont nationalistes. » Il me répondit : « Comment en serait-il autrement ? Nous pouvons ne point partager les idées politiques de Moustapha Kemal et de ses amis ; les accointances du gouvernement d’Angora avec l’Union et Progrès, avec les Juifs et avec les Bolchévistes peuvent nous déplaire et même nous inquiéter. Mais il nous est impossible de ne pas être de cœur avec ceux qui défendent le territoire de l’Empire contre les envahisseurs et qui, pour le moment, incarnent en eux la défense nationale. Entre les nationalistes et les Grecs, notre choix n’est pas libre : nous sommes nécessairement pour les nationalistes. »

Voilà le sentiment d’un adversaire irréductible de l’ancien Unionisme. Mais la majorité des Turcs de Constantinople me semble aller beaucoup plus loin. Si, par attachement à la tradition, ils déplorent que la capitale de la Turquie, le cœur de l’Empire aient été transportés d’Europe en Asie, ils reconnaissent que, dans les circonstances actuelles, ce changement a bien des avantages.

— Constantinople n’est plus à nous, me disait un Turc. Les Alliés l’occupant en maîtres et nous obligent à y tolérer la présence des Grecs, nos ennemis. Les officiers hellènes, leurs camions, leurs patrouilles, leurs recruteurs encombrent nos rues. Matin et soir, les honneurs sont rendus solennellement, chez nous, sous nos yeux, au pavillon du roi Constantin ; un croiseur grec est à l’ancre devant le palais du Sultan. Dites vous-même si cette ville peut être la capitale d’un État en guerre. Entre Stamboul et Angora, il pouvait y avoir un certain antagonisme, tant que l’exécution du traité de Sèvres était en question. Aujourd’hui que l’impossibilité d’appliquer le traité sans modification est reconnue de tous, cet antagonisme n’a plus de raison d’exister. Il reste, si vous voulez, un certain dualisme dont nous avons intérêt à maintenir l’apparence, mais qui disparaîtra à son tour au moment que nous jugerons opportun, c’est-à-dire lorsqu’aura sonné l’heure de la paix.

En dépit de ces explications, je pouvais difficilement admettre que le danger grec eût suffi à établir l’union sacrée entre des partis que divisaient profondément entre eux leurs doctrines politiques, les ambitions de leurs chefs, et jusqu’à leur manière d’envisager l’avenir de la Turquie. Je n’apercevais pas non plus très clairement l’évolution qu’avait subie l’ancien parti de l’Union el Progrès, et le rôle qu’il jouait actuellement dans le mouvement dirigé par Moustapha Kemal. Le jeune rédacteur en chef de l’Ikdam, Yacoub Cadri Boy, avait séjourné récemment à Angora : il était à la veille d’y retourner ; je lui demandai de vouloir bien m’éclairer sur ces deux points.

— Lorsqu’on parle en Occident de l’Union et Progrès, — me dit Yacoub Cadri, — on se figure volontiers un parti homogène, composé d’hommes qui professent la même doctrine et poursuivent le même idéal. Jamais le parti unioniste n’a présenté cette cohésion. Il y a toujours eu, il y a encore aujourd’hui, dans l’Union, des musulmans et des juifs, des hodjas, des francs-maçons el des libres-penseurs, des libéraux et des radicaux. Quelques-uns d’entre les Unionistes portant la responsabilité d’avoir entraîné la Turquie dans la guerre, les résultats de la guerre ont naturellement affaibli l’autorité et diminué le prestige du parti tout entier. La grande majorité des Unionistes a renié, après coup, Enver, Djemal et leurs amis. Il n’en restait pas moins que c’était l’Union et Progrès qui avait fourni à l’Allemagne l’occasion et les moyens d’asservir, et par la suite de ruiner l’Empire ottoman.

« Les événements qui suivirent l’armistice : occupation de Constantinople par les Alliés, arrivée au pouvoir de Damad Férid, coup de force des Anglais, rendirent la position des Unionistes de plus en plus intenable. La Chambre dissoute et le mouvement nationaliste déclenche par Moustapha Kemal, ceux qui le purent passèrent en Anatolie : ils y furent diversement accueillis, suivant leurs précédents et leurs tendances. Moustapha Kemal avait toujours été l’adversaire de l’Union et Progrès. Toutefois, il ne pouvait refuser le concours de ces officiers, de ces hommes qui accouraient sous ses drapeaux, se proclamaient nationalistes et demandaient à le prouver. De nombreux Unionistes se battent dans l’armée de Kemal ; quelques-uns, — une dizaine environ, — ont été envoyés à la Grande Assemblée, où, jusqu’à présent, ils semblent exercer peu d’influence ; enfin, on en trouve dans les « à côté « de la politique, dans les organisations de propagande, dans les journaux d’Angora. Mais je suis convaincu, pour ma part, que si Djemal, Enver, ou tel autre des anciens chefs du parti voulait entrer demain en Anatolie, il trouverait porte close.

« La plupart des Unionistes sont aujourd’hui nationalistes. Mais, dans le mouvement d’Anatolie, ils constituent un élément de médiocre importance. D’autre part, cette diversité d’origine et de tendances que je vous rappelais tout à l’heure, et que les événements n’ont pas atténuée, est pour eux une cause de faiblesse et une occasion de malentendus. Ainsi vous entendrez soutenir ici, dans certains milieux, que l’Union et Progrès fait à Angora le jeu des bolchévistes russes, à qui les juifs servent d’intermédiaires. Cela est vrai de quelques fanatiques et de quelques aventuriers qui, ayant trouvé refuge en Anatolie, y vivent des subsides de Moscou comme ils vivaient naguère à Constantinople des subsides de Berlin, mais on ne saurait sans injustice impliquer tout le parti de l’Union dans la folie du bolchévisme ou dans l’ignominie de la trahison.

« La vérité est que, entre les directions préconisées par les Unionistes et celles dont s’inspirent les chefs du gouvernement d’Angora, il y a des différences profondes. Les Unionistes se sont faits les apôtres d’une politique d’action. » Si la Turquie reste passive, — ainsi raisonnent-ils, — elle sera dévorée. Or, elle n’a que deux moyens d’agir : ou marcher carrément avec les Anglais, ou marcher carrément avec les bolchévistes. » Au fond de leur cœur, ils ne souhaitent point que la Turquie s’engage dans la première voie, qui ne les ramènerait certainement pas au pouvoir. La seconde semble ouvrir des perspectives plus favorables à leurs desseins politiques et à leur ambition.

« Moustapha Kemal et les hommes qui l’entourent n’envisagent pas la situation de la même manière. Pour eux, tout est subordonné à un but unique, exclusif : la défense du sol national, le salut de l’Empire ottoman. S’ils ont traité avec le gouvernement de Moscou, c’est d’abord parce qu’ils étaient dans la nécessité absolue d’assurer un de leurs fronts, pour consacrer toutes leurs forces à défendre l’autre ; c’est ensuite parce qu’ils avaient besoin d’un matériel de guerre, que seuls les Russes étaient en état de leur fournir sans retard. Le gouvernement d’Angora a conclu un accord formel avec celui de Moscou ; mais il n’en interdit pas moins l’accès de son territoire aux agents de propagande que Lénine essaye d’introduire en Anatolie ; il n’en relient pas moins en prison les directeurs des deux journaux que le « Comité d’action pour l’Orient « avait fondés à Trébizonde et à Eski-Chéhir, et qui ont dû, l’un et l’autre, cesser leur publication.

« Ce n’est pas à dire que le bolchévisme ne joue aucun rôle dans les desseins de Moustapha Kemal. Pour le chef du mouvement national turc, le bolchévisme constitue la réserve suprême, l’extrême ligne de repli. La pensée de Kemal pourrait, à ce qu’il semble, s’exprimer par ce dilemme : « Ou les Grecs sont vaincus, notre but est atteint et nous redevenons maîtres chez nous ; ou les Grecs sont vainqueurs : alors, nous ouvrons les écluses et nous laissons le flot bolchéviste déferler sur l’Anatolie, au plus grand dommage des États européens. » Et croyez bien que les gens d’Angora sont en situation d’évaluer la gravité de la menace qu’ils tiennent ainsi suspendue : témoins des efforts inouïs que fait le gouvernement de Moscou pour étendre son influence au delà du Caucase, ils ont parfaitement compris que les grandes Puissances occidentales, à peu près invulnérables chez elles, peuvent au contraire être facilement et sensiblement atteintes en Asie.

« Pour le moment, Moustapha Kemal fait la guerre, il accepte tous les concours, il met en œuvre toutes les forces. Les préoccupations politiques, les distinctions de parti passent au second plan. Elles reprendront leur importance, quand le but sera atteint. Qu’on aperçoive mieux alors la distance qui sépare l’idéal du chef nationaliste et celui des Unionistes, cela est assez probable. Mais l’espoir de tous les Turcs est qu’à l’heure décisive, le patriotisme et le sentiment de l’intérêt national l’emporteront sur les préférences de doctrine, comme sur les ambitions de parti. »

Je demandai à Yacoub Cadri de quels moyens ses amis et lui disposaient pour se maintenir en contact avec le Gouvernement et l’Assemblée d’Angora, et dans quelle direction, en fonction de quel programme ils orientaient leur action commune.

— Entre nous et nos amis d’Angora, me répondit le rédacteur de l’Ikdam, l’accord s’établit plus souvent encore par intuition que par correspondance. Toutefois les agents de liaison ne manquent pas, entre l’Europe et l’Asie ; enfin nous recevons assez régulièrement les journaux anatoliens. Il est vrai qu’à Constantinople la vente en est interdite ; mais il n’est pas de club et presque pas de café où on ne les trouve.

« Quant à notre programme, je n’ai pas qualité pour le définir dans tous ses détails, et les circonstances peuvent le modifier. Néanmoins, je puis vous indiquer les idées directrices du groupe auquel j’appartiens, et qui travaille en union étroite avec les nationalistes d’Asie. Le groupe se compose essentiellement d’intellectuels, de professeurs d’université, d’étudiants et de journalistes. Nos principes sont, du moins dans la forme, ceux du Tanzimat : nous voulons réformer la Turquie, en faire un pays moderne et civilisé, tout en réservant expressément l’institution monarchique et la foi religieuse. Nous voulons développer ou introduire dans notre pays le parlementarisme, la liberté de conscience, l’émancipation de la femme. Mais, pour le fond, nous différons d’avec les anciens réformateurs, et plus encore d’avec les Jeunes-Turcs de 1908. Ceux-ci étaient des idéalistes, ou même des idéologues : nous sommes des réalistes. Ils s’exaltaient aux idées de liberté et d’égalité, nous nous inspirons surtout de l’idée nationale.

« Le malheur nous a conduits à prendre mieux conscience de nous-mêmes. A l’Empire Ottoman, entité métaphysique, nous voulons substituer l’Empire Turc, réalité ethnique et politique. Nous limitons notre domaine aux seuls territoires où les Turcs musulmans forment la majorité de la population, c’est-à-dire à la Thrace, avec Constantinople, et à l’Anatolie. Le sacrifice des provinces arabes, syriennes, et même arméniennes, sous réserve d’une équitable délimitation, est considéré par nous comme nécessaire ; il est d’ailleurs consenti désormais par la plus grande partie de la nation. Nous admettons que les minorités doivent être protégées, comme elles l’ont toujours été, par un statut spécial ; mais nous nous révoltons à l’idée que ces minorités, déclarant insuffisants les privilèges et les garanties attribués à leurs patriarcats, prétendent recourir à l’appui des Puissances étrangères pour nous imposer, à nous Turcs musulmans, qui sommes chez nous, leurs propres conditions.

« Enfin nous sommes démocrates, tout en restant attachés à la monarchie, comme à la seule forme de gouvernement qui convienne à ce pays. Quelques-uns d’entre nous sont libres penseurs ; mais nous avons tous le respect profond des croyances et des institutions religieuses. Vous savez d’ailleurs qu’il ne peut y avoir en Turquie ni anticléricalisme, ni cléricalisme, puisqu’il n’y existe pas de cléricature. Je puis me faire hedjà demain et redevenir laïque huit jours après. Nous reconnaissons, pour notre part, la double autorité, temporelle et spirituelle, du Sultan-Calife. Si vous me demandez quelle est, sur ce dernier point, l’attitude de nos amis d’Angora, je vous répondrai qu’ils considèrent le Sultan comme étant effectivement prisonnier des Alliés et privé de l’indépendance qui lui est nécessaire pour exercer son pouvoir temporel ; quant à sa dignité et à son autorité religieuses, elles demeurent intactes, en Asie comme en Europe, et c’est au nom du Calife que Moustapha Kemal enrôle les paysans anatoliens pour la défense de la patrie et de la foi. »


LE TURQUISME. — STATUT TERRITORIAL ET STATUT POLITIQUE

Le rédacteur en chef de l’Ikdam, tout en insistant peut-être avec quelque complaisance sur la modération du programme nationaliste, avait fort bien marqué les différences qui le séparent de celui de l’Union. Entre l’un et l’autre, il y a la grande guerre et l’échec désastreux du système politique conçu par Talaat. Enver, Djemal et leurs amis. Sans doute, on peut rattacher le mouvement kémaliste de 1919 au mouvement jeune-turc de 1900 : mais c’est méconnaître une partie de la réalité que de vouloir les confondre. Le Kurde Loufti Fikri Dey, ancien député du Dersim et l’un des leaders de l’Entente Libérale, au temps où ce parti groupait autour des Turcs modérés les allogènes : Arabes, Arméniens, Kurdes et Albanais, avait formulé un jour devant moi ce jugement frappant, mais sommaire : « La révolution d’Angleterre fut inspirée par un principe religieux, la révolution française par des idées philosophiques ; celle qui se prépare en Anatolie s’accomplira par la force et au nom d’une idée nationale. »

Encore faut-il définir exactement cette idée : Est-ce l’idée ottomane ? Nous avons vu que les nationalistes de Constantinople, par nécessité ou par conviction, semblent l’avoir abandonnée. La conception dont ils se réclament aujourd’hui m’a paru se rapprocher sensiblement de celle que, déjà il y a dix ans, j’avais trouvée très répandue, soit à Constantinople, soit en Asie-Mineure, et qu’on désignait alors sous le nom de Turquisme. Curieux de savoir jusqu’à quel point ce rapprochement était justifié, je posai la question à un professeur de l’Université de Stamboul, qui est en même temps un poète original et un écrivain politique de talent, Yahya Kémal Bey.

— Lorsque se forma, m’expliqua-t-il, le courant d’idées qu’on a appelé turquisme, son caractère essentiel fut généralement méconnu, soit à l’étranger, soit même dans notre pays. Les Turquistes raisonnaient ainsi. Les réformateurs de l’époque du Tanzimat ont inventé le mot ottoman. A les en croire, il ne devait plus y avoir en Turquie ni Turcs, ni Grecs, ni Arméniens, ni Arabes, mais seulement des Ottomans. Qu’est-il arrivé ? Les Turcs ont fait le sacrifice de leur nationalité ; mais tous les autres ont soigneusement conservé la leur. L’Ottomanisme ne pouvait donc être réalisé qu’aux dépens des Turcs. Il n’a pas fait l’unité dans notre pays, et il y a maintenu, au contraire, une diversité qui constitue la principale faiblesse de l’Empire. Mieux vaut un empire moins étendu et plus fort. Seuls en feront partie les territoires peuplés, en majorité, par des Turcs musulmans.

(c Dans les milieux officiels ottomans, le turquisme fut mal accueilli : on y vit une doctrine de renonciation. Bientôt éclata la guerre balkanique, dont les leçons justifièrent en partie le système qu’on avait si dédaigneusement écarté. Puis ce fut la grande guerre, et le traité de Sèvres. Je vous assure que si les Puissances s’étaient bornées à détacher de l’Empire les territoires peuplés en majorité d’allogènes, la Syrie, la Palestine et la Mésopotamie, le plus grand nombre eut accepté sans grand regret cette décision, et plusieurs même s’en seraient félicités. C’était, en somme, à quelques différences près, la réalisation du programme turquiste. Mais les Puissances nous retiraient en outre la plus grande partie de la Thrace, qui est à nous et sans laquelle nous ne pouvons pas vivre ; enfin le 15 mai 1919, nous voyions les Grecs débarquer à Smyrne, sous la protection de l’Angleterre et de la France. Alors nous n’y avons plus rien compris. Au lieu de s’appuyer sur le turquisme, dont les conceptions s’accordaient sensiblement avec leurs propres desseins, — j’entends avec leurs desseins raisonnables, — les Alliés ont suscité eux-mêmes le nationalisme, et, ce qui est plus dangereux, ils ont précipité dans ce mouvement tous les éléments révolutionnaires : Unionistes germanophiles, panislamistes, et jusqu’aux Bolchévistes.

« Heureusement pour nous, et pour l’Europe, Moustapha Kemal est homme à canaliser et à dominer tous ces courants désordonnés et excessifs. Parmi ses conseillers, plusieurs connaissent assez bien l’Occident pour comprendre que la Turquie ne peut vivre sans son agrément et sans son concours. Les Alliés ont commis la grande faute de reléguer en Asie les éléments les plus actifs, les plus efficaces de la nation turque. Ceux-ci ne commettront pas à leur tour la faute lourde d’y rester définitivement. Mais les nationalistes, quand bien même ils le pourraient, ne rentreront pas à Constantinople avant que les Alliés n’en soient sortis. Ils préfèrent mille fois l’indépendance en Asie à l’esclavage en Europe. Ils ne professent ni hostilité contre le souverain, ni mépris pour son grand-vizir ; mais ils savent que ce n’est ni le sultan qui règne à Constantinople, ni Tewfik Pacha qui gouverne. L’autorité suprême, unique, est celle d’un Anglais, le chef de la police, et ils se refusent à la reconnaître.

« Je vais un peu plus loin : le jour où la capitale de l’Empire sera revenue à des conditions de vie normales, je ne pense pas que les nationalistes s’y précipitent. Ils attendront quelque temps. Non seulement parce qu’ils se défient des Alliés, mais parce qu’ils n’ont une entière confiance, ni dans le souverain qui s’est résigné à une demi-déchéance, ni dans les hommes actuellement au pouvoir, qui se sont soumis à un contrôle et à des restrictions incompatibles avec l’exercice du gouvernement. Il se peut que les Anatoliens demandent certaines garanties, exigent même certaines exécutions : on leur attribue le dessein de remplacer le Sultan actuel par un autre membre de la famille impériale. Cependant il n’est pas probable qu’à ce moment-là les questions de personnes jouent un rôle prépondérant : c’est l’intérêt suprême du pays qui dictera leur conduite aux hommes de Constantinople comme à ceux d’Angora et qui, en dépit des différences de programme et des querelles de parti, imposera l’union nationale. Cette union est nécessaire aux Alliés aussi bien qu’à nous : il leur appartient de la rendre possible et d’en hâter l’événement. »

Presque tous les Turcs que j’ai interrogés à Constantinople, qu’ils fussent professeurs, journalistes, parlementaires, ou membres du gouvernement, se sont rencontrés sur ces trois points : la Turquie doit renoncer aux territoires non turcs ; elle doit conserver la Thrace et le vilayet de Smyrne, qui sont des territoires turcs ; elle ne peut souffrir aucune restriction, aucune atteinte à ses droits souverains, à son indépendance politique et économique. Les Turcs me semblaient faire assez bon marché de la Syrie, de la Palestine et de la Mésopotamie ; au fond, leur pensée était à peu près celle-ci : « Vous avez voulu ces provinces ; prenez-les. Vous ne les gouvernerez ni mieux ni plus que nous. » Ils faisaient toutes réserves sur le Kurdistan, dont ils ne reconnaissent pas l’autonomie, et sur l’Arménie dont ils contestent les limites. Enfin ils revendiquaient avec la dernière fermeté la Thrace et l’Anatolie tout entière. Voilà pour le statut territorial. Mais, sur le statut politique, je les trouvais beaucoup plus intransigeants ; tous les raisonnements qu’ils tenaient à ce propos traduisaient, en même temps que l’exaspération causée par un contrôle provisoire dont on ne voyait pas la fin, l’impérieuse volonté d’être enfin maîtres chez eux. Même chez les plus raisonnables, je constatais cette résistance, cette révolte du sentiment national contre toute limitation apportée à l’indépendance de leur pays, à la souveraineté de la Turquie. L’esprit nationaliste a soufflé partout, même dans les milieux réactionnaires : et voilà où apparaît l’erreur de ceux qui ne voient dans le mouvement actuel qu’une phase nouvelle de la révolution de 1908.

Je n’irai pas jusqu’à prononcer, en parlant des Turcs de Constantinople, le mot de xénophobie. On ne hait pas les étrangers, mais on est las de les voir tout diriger, tout contrôler et... tout embrouiller. Un ministre du cabinet Tewfik, reprenant à son compte le mot célèbre, me dit : « L’homme malade n’était que malade ; mais il meurt de tous les médecins qui encombrent son chevet. » Le directeur d’un grand journal de Stamboul me supplie de dénoncer le « régime asiatique « imposé à Constantinople par les Puissances occidentales, Abdullah Bey, alors ministre des finances, me démontre, — ce n’était pas difficile, — l’impossibilité où il est de faire face aux dépenses du budget, si on ne l’autorise pas à créer des recettes, et il conclut : « Vous administrez peut-être mieux que nous, c’est-à-dire selon des méthodes plus perfectionnées ; mais vous administrez ici dans votre intérêt et non pas dans le nôtre. » La prétention de « fare da se » a envahi la Turquie officielle : c’est, pour une part, la conséquence du mouvement d’opinion soulevé par la guerre, par la proclamation des principes wilsoniens, par l’émancipation des peuples de l’Europe centrale, et, pour le reste, la réaction contre les exigences, tantôt légitimes et nécessaires, tantôt excessives et inutiles, de l’occupation étrangère.

Tout ce qui ressemble à un empiétement sur les « droits souverains « de l’Etat ottoman est devenu insupportable aux Turcs : ils oublient que les contrôles dont ils réclament l’abolition constituent simplement la garantie du créancier envers son débiteur ; ils oublient que le maintien de certains soi-disant privilèges représente le minimum de ce qui est nécessaire pour assurer la protection des minorités non turques et non musulmanes ; ils oublient même, assez souvent, qu’ils ont déclaré la guerre aux Alliés, qu’ils ont soutenu contre eux la mauvaise querelle des Empires centraux, et qu’ils ont été vaincus.


CONSTANTINOPLE ET ANGORA

Enfin Constantinople subit l’influence d’Angora. Les Turcs de la capitale songent avec mélancolie que, de l’autre côté de la Marmara, il y a des gens de leur race, de leur religion, de leur nation, qui vivent dans une indépendance complète, en dehors de tout contrôle européen. La grande Assemblée nationale administre les provinces d’Asie comme il lui plaît, vole les impôts et les perçoit librement, décrète des tarifs douaniers. L’Anatolie se passe de l’Europe, et elle vit : le pain coûte moins cher à Angora qu’à Constantinople. On néglige, il est vrai, celle circonstance, que le Gouvernement de Moustapha Kemal ne fait qu’exploiter à son profit une organisation toute montée, et montée par des Européens ; qu’il utilise les services de la Banque ottomane, encaisse les recettes de la Dette publique et réquisitionne les stocks de la Régie des tabacs. Mais, le public n’entre pas dans ces détails.

Il y a plus : Constantinople a peur d’Angora. Au lendemain de la victoire d’Inn-Eunu, combien de fois ai-je entendu des Turcs souhaiter que le triomphe des nationalistes ne fût ni trop complet, ni trop éclatant. Et cela se comprend. A côté des défenseurs de la foi, des champions de l’indépendance nationale, de ceux qui ont versé leur sang pour délivrer la patrie de l’invasion étrangère, quelle figure feraient les Turcs d’Europe, qui ont assisté en spectateurs à cette lutte désespérée, dont l’enjeu semblait être l’existence même de la Turquie ? Aucune surveillance ne peut empêcher les officiers turcs de passer en Anatolie, pour prendre du service dans l’armée de Moustapha Kemal : le nombre de ces volontaires, d’après des statistiques officielles, atteignit au printemps dernier près de mille par mois. Il faudrait y ajouter les quelques milliers d’étudiants qui ont rejoint le front d’Asie comme simples soldats. Ceux qui restent ont, malgré tout, le sentiment de ne pas faire leur devoir, d’être des Turcs de deuxième catégorie.

Les hommes politiques, craignant d’encourir une déchéance analogue, faisaient au gouvernement d’Angora des offres de service. » Vous avez assumé la tâche militaire, — disaient-ils à Moustapha Kemal et à ses amis : confiez-nous la tâche diplomatique, pour laquelle nous sommes mieux placés, mieux outillés, mieux préparés que vous. » Mais Angora repoussait l’idée d’une collaboration avec des hommes qui vivaient en pays occupé, soumis à tous les contrôles et à toutes les influences. Il était souvent pénible, presque humiliant pour les ministres du Sultan, délaisser deviner à des étrangers leur ignorance de ce qui se passait en Anatolie ; le gouvernement d’Angora ne les tenait directement au courant, ni des événements militaires et politiques, ni de ses propres intentions. On s’explique l’embarras des hommes d’Etat de Constantinople, obligés de traiter les affaires turques avec les représentants des Puissances, et obsédés par la crainte de se mettre en désaccord avec les Anatoliens, de se compromettre à leurs yeux, alors que bientôt peut-être, c’était aux Anatoliens qu’il leur faudrait rendre des comptes.

Lorsque, le 12 juin 1921, Tewfik Pacha modifia la composition de son cabinet, en y faisant rentrer deux anciens grands- vizirs, le maréchal Izzet Pacha, ministre des Affaires étrangères, et Salih Pacha, ministre de la marine, qui passaient l’un et l’autre pour avoir quelque crédit à Angora, on crut que le moment approchait où, l’accord étant réalisé entre l’Europe et l’Asie, il deviendrait possible aux gouvernements alliés d’intervenir utilement, pour mettre fin au conflit gréco-turc et rétablir enfin la paix en Orient. Nul homme ne semblait plus propre à ce rôle de conciliateur, que le maréchal Izet, dont les nationalistes admiraient les talents militaires et les vertus civiques, et qui comptait parmi les dirigeants d’Angora des amis nombreux et dévoués : Ismet Pacha, le commandant en chef des armées de l’Ouest, avait été pendant la grande guerre son chef d’état-major.

La situation fut aussi difficile pour le nouveau cabinet que pour les précédents ; s’il faisait mine de se rapprocher du gouvernement nationaliste, il éveillait les soupçons des Alliés ; s’il paraissait marcher d’accord avec les Alliés, c’est aux défiances d’Angora qu’il était en butte. La double réserve qu’il était obligé de s’imposer lui rendait précisément impossible la tâche pour laquelle il semblait avoir été choisi. Voici assez exactement les conditions auxquelles le cabinet de Constantinople, à cette date, estimait que la paix pourrait être rétablie entre les grandes Puissances et l’Empire ottoman ;

Restitution de l’Asie-Mineure à la Turquie ;

Rectification de la frontière d’Europe, laissant à la Turquie la partie de la Thrace qu’elle est en droit de revendiquer pour des raisons ethnographiques, ou dont elle a besoin pour assurer la défense de Constantinople ;

Garde des détroits confiée à la Société des Nations, qui en autorisera ou en interdira souverainement le passage, après les avoir mis, par des fortifications appropriées, en état d’être défendus ;

Suppression des zones d’influence économique prévues par l’accord tripartite ;

Réformes judiciaires ayant un caractère temporaire et compatible avec la souveraineté de la Turquie ;

Droits des minorités définis et garantis, à l’égard de la Turquie, comme ils l’ont été à l’égard de l’Autriche, de la Hongrie et de la Bulgarie ;

Autorisation de recruter par conscription la totalité de l’armée et une partie de la gendarmerie, aussi longtemps que la Grèce et la Russie menaceront l’intégrité du territoire turc.

On aperçoit aisément, à travers ces formules, la préoccupation de ménager les exigences et les susceptibilités du gouvernement d’Anatolie. On voit aussi, en se reportant au traité de Sèvres et à l’accord tripartite, que les conditions économiques énumérées sont autant de concessions, que la Turquie demandait aux Puissances alliées de lui octroyer. Invités à faire connaître celles que, de son côté, la Turquie était prête à offrir aux Puissances alliées, les hommes d’Etat de Constantinople gardaient le silence ou répondaient en termes très vagues : ou bien ils n’osaient pas s’engager sans l’aveu d’Angora, ou bien ils avaient la simple honnêteté de reconnaître que les engagements pris par eux seuls ne vaudraient rien.

Entre les représentants des Puissances et le Gouvernement de Constantinople subsistait une équivoque, ou un malentendu, que d’une part et de l’autre on se gardait bien de définir, et qui peut se traduire ainsi. Les Alliés disaient aux ministres du Sultan : « Mettez-vous d’accord avec Angora ; après quoi, nous ferons la paix avec la Turquie. » Les ministres du Sultan pensaient : « Jamais les Nationalistes d’Angora ne reviendront à Constantinople, avant de savoir ce qu’ils y trouveront ; et jamais nous ne pourrons exécuter les conditions d’une paix qu’ils n’auraient pas consentie. Ce sont les Alliés qui ont creusé le fossé entre l’Europe et l’Asie ; c’est à eux qu’il appartient de le combler : eux seuls en ont les moyens. »


MAURICE PERNOT.

  1. Au mois de juillet 1921, ces quatre services ont été enfin réunis en un seul qui fonctionne sous le contrôle du Haut-Commissaire.
  2. C’est la pire solution qui a prévalu. Un arrêté, publié à Constantinople au début de novembre 1921, décide que la justice interalliée sera rendue respectivement dans chacun des secteurs attribués aux trois Puissances occupantes, par des tribunaux militaires français, anglais et italiens.