La Question turque/02

La bibliothèque libre.
Maurice Pernot
La Question turque
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 549-579).
LA QUESTION TURQUE

II [1]
ANGORA
LES TURCS ENTRE L’OCCIDENT ET L’ORIENT

Le 16 mars 1920, à l’aube, le général anglais Milne, commandant la place de Constantinople, faisait occuper militairement les points les plus importants de la capitale ottomane : le ministère de la Guerre et celui de la Marine, la préfecture de la Ville, l’hôtel des Postes et Télégraphes, le Grand-Pont de Galata, la Douane, l’Arsenal et les portes principales. Le même jour, le général faisait arrêter à leur domicile un certain nombre d’anciens ministres, de députés et de sénateurs, suspects d’hostilité à l’égard des autorités d’occupation. L’état de siège était proclamé. Toutes ces mesures avaient été approuvées par les trois hauts-commissaires français, anglais et italien, bien que l’initiative en revint exclusivement aux agents anglais, et correspondit aux seuls desseins de la politique britannique : par exemple, les personnes arrêtées étaient presque toutes connues pour leurs sentiments favorables à la France.

Deux jours après, la Chambre ottomane des Députés votait à l’unanimité une motion protestant contre l’occupation militaire de Constantinople et les arrestations dont des membres du Parlement avaient été victimes. Après quoi, elle s’ajournait sine die. Le Sénat en fit autant.

Le 5 avril, les Anglais renvoyaient le Grand-Vizir, maréchal Salih Pacha, pour ramener une fois de plus au pouvoir Damad Férid, leur créature. Celui-ci, d’accord avec le Cheik-ul-islam, Durri-Zadé-Abdullah, faisait signer par le Sultan-Calife le fetva du 13 avril, par lequel les Nationalistes étaient déclarés rebelles et solennellement exclus de la communion religieuse. Dès lors, l’Asie turque était séparée de l’Europe, le plan conçu par quelques Anglais, et adopté par leur gouvernement, était réalisé.

Je ne veux point dire par là que le mouvement nationaliste turc fût une conséquence du coup de force anglais du 16 mars 1920 : cette opinion, qu’ont soutenue et répandue quelques écrivains, a contre elle la vérité et les propres déclarations de Moustapha Kemal. Les pages qui suivent le montreront, en rappelant l’origine et les premières manifestations du nationalisme en Anatolie. Mais ce qui me parait hors de doute, c’est que les initiatives prises par les Anglais et docilement suivies par leurs Alliés, entre le 15 mars et le 13 avril 1920, ont rompu les derniers fils qui rattachaient l’Anatolie à Constantinople. Le 18 mars, le jour même où cessaient de siéger dans la capitale de l’Empire les deux Chambres du Parlement ottoman, Moustapha Kemal invitait les députés à se réunir en Assemblée Nationale à Angora. Puis, comme les Alliés s’opposaient à cet exode, le chef nationaliste ordonnait qu’il fût procédé à de nouvelles élections. Légitime ou non, la représentation nationale turque, la seule, allait siéger en Asie. En réponse à l’excommunication du 13 avril, une assemblée de muftis et de théologiens, présidée par le mufti d’Angora, promulguait dans les formes traditionnelles le fetva-chérif destiné à justifier l’attitude des nationalistes turcs devant tous les croyants de l’univers et à transformer l’insurrection en guerre sainte.


1° L’obligation incombe-t-elle à tous les musulmans de combattre de toutes leurs forces pour délivrer le calife des musulmans des atteintes ennemies et de l’esclavage ? Daignez répondre.

Réponse. — Dieu est omniscient. Oui !

2° Les peuples musulmans qui luttent et proclament le Djihad (guerre sainte) pour sauvegarder la puissance du Calife et ses droits légitimes et nettoyer le pays de ses ennemis peuvent-Ils être considérés comme rebelles ? Daignez répondre.

Réponse. — Dieu est omniscient. Non !

3° Ceux qui périront dans cette lutte seront-ils chehids (martyrs), et ceux qui resteront en vie seront-ils ghazis (croyants ayant bien mérité de la foi) ? Daignez répondre.

Réponse. — Dieu est omniscient. Oui !

Bien entendu, le fetva nationaliste débutait par la formule consacrée : « Que Dieu garde toujours le Calife des Musulmans, garant de l’ordre dans le monde. » Ainsi, en quelques jours, une situation nouvelle était créée ; ainsi se trouvait réalisé un état de choses que les Alliés auraient dû prévenir à tout prix : les insurgés d’Asie devenaient, aux yeux de leurs compatriotes, les seuls représentants d’un Etat ottoman indépendant et souverain, et, pour l’Islam tout entier, les défenseurs du Calife et de la Foi.


LES ORIGINES DU MOUVEMENT ANATOLIEN

Mais, pour bien comprendre l’évolution du mouvement nationaliste en Anatolie, il faut revenir à ses origines. A la fin de janvier 1919, les Anglais refoulèrent sur Trébizonde les 15 000 Turcs qui tenaient encore au Caucase. Cette petite armée, au cours de sa retraite, souleva et organisa les musulmans de Transcaucasie et d’Azerbaïdjan. Le but semblait être tout à la fois de résister aux Anglais et de s’opposer à la réalisation des projets que les Arméniens, soutenus par les Anglais, poursuivaient alors parallèlement à Erivan et à Constantinople. C’est dans cette dernière ville que, vers la fin de 1918, les Arméniens et les Grecs avaient conclu entre eux l’alliance politique, aux termes de laquelle les territoires situés le long de la Mer-Noire devaient être partagés entre les deux peuples et former à l’Est l’Etat arménien, à l’Ouest l’État grec du Pont. Les Turcs, dans leur effort pour reconquérir ou pour conserver cette partie de leur domaine, luttaient donc en même temps contre les Alliés, — en l’espèce, les Anglais, — et contre les chrétiens ottomans d’Asie.

Dès ce moment, l’Union et Progrès joue un rôle important dans l’organisation de la résistance turque : c’est Nouri Pacha, le frère d’Enver, qui dirige à Bakou le mouvement azerbaïdjanais ; c’est Chevfik Pacha, l’ancien commandant de la IXe armée, qui soulève et enrôle les Lazes et les Kurdes ; le Comité a son propre délégué en Arménie : c’est Naïl Dey. Mais le Comité a changé de nom : l’Union et Progrès s’appelle maintenant Tédjeddoud, Rénovation.

Cependant tous les chefs du mouvement n’étaient pas des Unionistes : on trouvait parmi eux des officiers qui n’avaient jamais été mêlés à la politique, ou même qui étaient ouvertement hostiles aux doctrines et à l’action de l’ancien Comité. Tel était Moustapha Kemal Pacha, qui, après avoir commandé une armée aux Dardanelles, s’était trouvé en butte à certaines hostilités, et qu’une intrigue de palais, disent les uns, une instance formelle des Alliés, prétendent les autres, avait fait reléguer en Asie, peu de temps après l’armistice, avec le titre d’inspecteur général de la IIIe armée. Moustapha Kemal se trouvait à Erzeroum lorsque, au mois de mai 1919, les Grecs débarquèrent à Smyrne, sous la protection des Alliés, et occupèrent une partie du Vilayet. La nouvelle de l’occupation de Smyrne suscita parmi les musulmans d’Asie une effervescence considérable. Moustapha Kemal en profita pour convoquer en un congrès les chefs civils et religieux, ainsi que les notables des provinces orientales, et les inviter à délibérer sur la situation. Le Congrès d’Erzeroum fut le véritable point de départ du mouvement de la défense nationale.

Il se réunit le 10 juillet et siégea, avec des interruptions, pendant près de deux mois. C’est le Congrès d’Erzeroum qui donna à Moustapha Kemal pleins pouvoirs pour organiser la résistance du pays ; c’est son Comité qui lança la fameuse proclamation du 7 août et élabora le programme dont s’est constamment inspirée, par la suite, la politique nationaliste. La proclamation du 7 août faisait ressortir que toute occupation de territoires ottomans en Asie devait être considérée comme tendant à y établir une organisation grecque ou arménienne, et que la nécessité où pouvait se trouver le gouvernement central « d’abandonner ou de négliger quelques-uns de ces territoires sous la pression de certaines influences, » rendait légitime toute mesure prise en vue de garantir l’existence et les droits de la Nation, » sans que fût en rien diminuée la fidélité au trône impérial du Sultan-Calife. » Enfin, le Comité, qui prenait le nom de « Comité pour la défense des droits de l’Anatolie orientale, » déclarait reconnaître pour ses membres et affiliés « tous les compatriotes musulmans. »

Le programme d’Erzeroum est un document long et prolixe, dont les articles essentiels auraient pu tenir en quelques lignes. Le Congrès décide : de défendre l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ; de résister aux exigences des minorités chrétiennes, particulièrement à celles de l’Arménie ; de repousser tout mandat étranger impliquant tutelle, mais, en revanche, d’accepter « l’aide technique et matérielle de toute puissance étrangère qui s’engagera à respecter l’indépendance de la Turquie. » II décide, en outre, de suppléer, par tous les moyens en son pouvoir, au gouvernement de Constantinople, considéré comme défaillant.

Cependant le Comité d’Erzeroum recevait chaque jour des adhésions nouvelles : Sivas, Trébizonde, Van, Diarbékir, Samsoun demandaient à prendre part au mouvement de défense nationale. Des soulèvements locaux éclataient, soit dans les vilayets de l’Est, à Erzindjan et à Bitlis, soit même aux environs de Smyrne. Moustapha Kemal partit pour Sivas, où il réunit un nouveau congrès. Cette fois les délégués étaient beaucoup plus nombreux, représentant un ensemble de territoires beaucoup plus considérable. L’Assemblée de Sivas (septembre-octobre 1919) confirma les décisions déjà approuvées par celles d’Erzeroum et réclama l’élection immédiate d’un Parlement national. On saisit ici sur le vif la lutte engagée dès ce moment entre les deux tendances : les anciens Unionistes, ceux qu’on appellera bientôt les Orientalistes, s’efforcent de couper les ponts derrière l’Anatolie soulevée ; les patriotes, avec Moustapha Kemal, voudraient éviter la rupture. C’est évidemment sous l’inspiration de ces derniers que fut rédigé le télégramme adressé au Sultan par le Congrès de Sivas. En voici les parties essentielles :


Nous prenons la liberté de déposer au pied du trône de Votre Impériale Majesté l’assurance formelle que le mouvement national qui commence à se développer dans ces régions n’a rien de commun avec les vils intérêts des partis politiques. C’est pourquoi, d’un commun accord, nous avons la témérité d’exposer à Votre Majesté ce qui suit :

1° Les Turcs ne consentent point et ne consentiront jamais à ce que leur indépendance soit limitée en quoi que ce soit, ni à ce que leur échappe la moindre parcelle des vilayets peuplés par des Turcs ;

2° Nous sommes prêts à accorder à nos compatriotes non musulmans le maximum d’égalité de droits et à leur assurer tout le bien-être possible : les préceptes mêmes de notre Coran nous y obligent ;

3° Il est impossible qu’un seul pouce de terrain de nos vilayets soit attribué à l’Arménie ou à quelque autre État. Nous nous sommes engagés par serment, et nous sommes fermement résolus à ne point mettre bas les armes, tant que durera l’occupation ou l’administration étrangère d’une région, — fût-ce la plus reculée du territoire de nos ancêtres, — située au Nord de la ligne idéale qui rejoindrait la partie méridionale de Mossoul au golfe d’Alexandrette ;

4o Les puissances européennes doivent retirer immédiatement leurs contingents des territoires qui nous appartiennent, comme Adana, Smyrne, etc. ;

5o Si Votre Majesté désire mettre l’Empire à l’abri de toute division et de toute décomposition, il faut qu’un gouvernement constitué par des personnalités honorables, expérimentées et dignes de la confiance de toute la nation ottomane, soit appelé à prendre le pouvoir, et que les élections soient hâtées, de façon que le Parlement puisse être réuni dans le plus bref délai possible ;

6o Les présentes résolutions devront être soumises également aux puissances de l’Entente, aux sentiments humanitaires desquelles on devra faire appel, avant de prendre une résolution définitive ;

7o Nous attendons impatiemment devant le récepteur télégraphique une réponse favorable à nos sollicitations, laissant à Votre Majesté Impériale le soin d’apprécier les graves conséquences qui pourraient résulter d’un refus. Dès lors, en effet, nous serions obligés de nous considérer comme abandonnés, et contraints de nous défendre par nos propres moyens, et nous laisserions toute responsabilité de ce chef à la charge du gouvernement actuel.


Selon la version accréditée dans les milieux nationalistes, le Congrès tout entier, après l’expédition de ce télégramme, aurait attendu, les yeux fixés sur l’horloge, que le délai fixé pour la réponse fût expiré. Au bout de ce temps, l’appareil télégraphique restant muet, les communications auraient été coupées entre l’Asie-Mineure orientale et Constantinople. La rapidité avec laquelle les légendes se sont formées autour de la geste anatolienne est vraiment prodigieuse. Les documents les plus officiels, dont j’ai pu me procurer un grand nombre, portent des dates incertaines, déforment certains faits, en bouleversent la chronologie, et même se contredisent entre eux. Évidemment, il est encore trop tôt pour écrire l’histoire méthodique et rigoureusement scientifique des événements qui se sont succédé dans le proche Orient entre 1918 et 1921. Je m’excuse ici, une fois pour toutes, des imprécisions, — je crois avoir évité les précisions inexactes, — qui pourront apparaître au cours de cette étude : combien de fois ai-je dû me résigner, et reconnaître qu’il est difficile d’atteindre la vérité dans un pays où nul n’a jamais pris grand souci de la fixer !

Il paraît certain qu’après le télégramme de Sivas, qui porte la date du 1er septembre 1335 (1919), il y eut encore des échanges de vues entre les chefs du mouvement anatolien et le gouvernement de l’Empire. Mais le fait à retenir, c’est qu’à cette date, le Congrès national des provinces d’Asie soumet au Sultan ses résolutions, s’en remet à lui du soin de constituer un gouvernement digne de la confiance du peuple, et reconnaît à ce gouvernement la prérogative de réunir les comices électoraux dans tout l’Empire ottoman. A vrai dire, les Unionistes ne se préoccupaient alors que de faire les élections en Asie, et ils étaient seuls à savoir comment on les fait. Moustapha Kemal s’en rendait compte, et différait autant qu’il pouvait un acte qui eût, du même coup, signifié la rupture complète avec Constantinople et probablement assuré l’avantage à une tendance politique contre laquelle il avait toujours lutté.

Mais Damad Ferid songeait bien à faire des élections ! Le silence et l’inaction de Stamboul rendaient chaque jour plus difficile la situation de Moustapha Kemal. Force lui fut de se rendre au désir expressément formulé par le Congrès de Sivas, et d’inviter les provinces de l’Asie-Mineure orientale à choisir leurs députés. Les élections se poursuivirent lentement, irrégulièrement, pendant plusieurs mois. Entre temps (20 octobre 1919), Damad Férid avait dû céder le pouvoir au maréchal Ali Riza Pacha : mais ce changement n’eut aucune conséquence, touchant la situation respective de l’Anatolie et de Constantinople. De leur côté, les Anglais, qui avaient de nombreux agents en Asie-Mineure, s’efforçaient d’arrêter les progrès du mouvement nationaliste, en suscitant des révoltes à Sivas, à Malatia et parmi les Kurdes du Dersim. Le seul résultat de cette politique fut de fortifier les Unionistes, qui prirent prétexte des troubles pour justifier des mesures de surveillance rigoureuse, et presque de terreur. Les opérations électorales furent placées sous le contrôle des militaires ; la plupart des chrétiens renoncèrent à voter, ou en furent empêchés ; beaucoup de Kurdes s’abstinrent. La plupart des élus étaient, comme par hasard, des unionistes intransigeants et fanatiques. Le fameux comité de Salonique, irresponsable et tout-puissant, allait-il ressusciter en Asie ? C’est précisément ce que Moustapha Kemal ne voulait point.

Le coup de force du 16 mars 1920 semble avoir produit en Asie un double résultat : il amena, comme nous l’avons vu, Kemal Pacha et les patriotes à protester contre la double excommunication, civile et religieuse, lancée par le Sultan-Calife contre les « rebelles » d’Anatolie, et à refuser eux-mêmes au Gouvernement de Constantinople toute autorité légitime ; mais il inspira aux Unionistes encore plus de peur que d’indignation. Les Anglais n’étaient-ils pas désormais les maîtres absolus de la situation ? ne fallait-il pas songer à se rapprocher d’eux ? Il y eut un moment d’hésitation, de confusion, dont Moustapha Kemal sut profiter. Le 25 mars, il donnait lui-même l’ordre d’arrêter les officiers anglais de la mission de contrôle ; le 29, sous prétexte qu’un certain nombre de députés ne pouvaient pas rejoindre, il ordonnait de procéder à de nouvelles élections. La Grande Assemblée Nationale qui en serait issue devait se réunir à Angora, où siégeait désormais le gouvernement nationaliste.


LE GOUVERNEMENT D’ANGORA. — ORIENTALISTES ET OCCIDENTALISTES

Le 23 avril 1920, l’Assemblée nationale turque inaugurait ses travaux par des prières solennelles, et choisissait aussitôt dans son sein les membres d’un « Grand conseil de Gouvernement, » chargé d’exécuter ses décisions souveraines. Entrèrent dans le Conseil, avec Moustapha Kemal, Djelaleddine Arif, le Grand-Chélébi de Konia, chef religieux des Derviches, le Cheik des Alévis, Djomaleddine Bey, etc.. Le premier acte politique de l’Assemblée fut de déclarer la guerre aux Anglais. Il semble que, pour justifier cette décision, les dirigeants d’Angora aient fait état d’une prétendue convention, qui aurait été passée à Constantinople le 12 septembre 1919 entre les représentants du Sultan et ceux du gouvernement britannique, et aux termes de laquelle l’Angleterre, pourvue d’un mandat général sur l’Empire ottoman, exclusivement chargée de la garde et du contrôle des Détroits, investie enfin de droits souverains sur la Syrie et sur la Mésopotamie, s’engageait à garantir l’indépendance de la Turquie et à prêter au Sultan son appui contre les entreprises des nationalistes rebelles. J’ai eu sous les yeux le texte de ce document : il est très probablement apocryphe. Un journal parisien l’ayant publié plus ou moins exactement au lendemain des incidents suscités par l’accord franco-kemaliste du 20 octobre 1921, le gouvernement de Londres en a nié l’authenticité.

Le Grand Conseil fut bientôt (10 mai 1920) transformé en un cabinet régulier, mais qualifié « provisoire ; » on craignait toujours à Angora que les étrangers ne prêtassent aux nationalistes l’intention de renoncer définitivement à Constantinople. Le ministère des Affaires étrangères fut confié à Békir Sami Bey, qui est originaire du Daghestan, et dont la famille joua un rôle important dans la guerre de résistance du Caucase contre les Russes.

Dès la fin de juin 1920, on connaissait en Anatolie les conditions générales de la paix qui devait, bientôt après, être signée à Sèvres : on devine l’impression qu’elles y produisirent. Constantinople chercha alors à se rapprocher d’Angora ; mais Angora regardait de plus en plus du côté de l’Asie. La politique des nationalistes devint plus violente et plus ouvertement xénophobe. Au cours du mois d’août, les derniers agents français étaient obligés de quitter Trébizonde. Quant à nos écoles, elles devaient rester ouvertes encore quelque temps : ce n’est qu’au mois de janvier 1921 que celles de Samsoun et de Sivas furent réquisitionnées et occupées par les troupes nationalistes. Les Italiens semblent avoir été un peu moins maltraités que nous : il est vrai que, depuis le jour où les Grecs étaient débarqués à Smyrne, ils n’avaient point cessé de faire passer en Anatolie des armes et des munitions.

Il n’entre pas dans mon dessein de relater jour par jour la chronique des événements qui se déroulèrent en Anatolie. Les plus importants sont encore dans toutes les mémoires. On sait comment Moustapha Kemal organisa la défense du territoire, laissant agir d’abord des bandes irrégulières, à l’abri desquelles il formait peu à peu une armée solide et disciplinée. Tout en forgeant l’instrument militaire, il ne négligeait point l’action diplomatique. Au mois de février 1921, il chargeait Békir Sami Bey de défendre à la Conférence de Londres la thèse du gouvernement nationaliste. Le ministre des Affaires étrangères d’Angora assumait, conjointement avec les délégués du Sultan, la mission de représenter la Turquie devant les puissances occidentales, et finalement signait avec les gouvernements de la France et de l’Italie deux accords que l’Assemblée nationale ne devait point ratifier.

Puis, les Grecs ayant refusé l’envoi en Asie-Mineure d’une commission d’enquête, que les Turcs avaient accepté, c’est aux armes que l’on a recours pour résoudre le conflit. La première offensive hellénique vient se briser à Inn-Eunu contre la résistance des nationalistes. La seconde, entreprise trois mois et demi plus tard avec des moyens beaucoup plus puissants, et conduite par le roi Constantin lui-même, débute par une série de victoires : les Grecs occupent Kutahia, Eski-Chehir, Afioum-Karahissar, et s’avancent jusque sur la ligne du Sakaria. Mais les efforts qu’ils font pour passer ce fleuve et poursuivre leur marche vers Angora aboutissent à un échec complet. Les contre-attaques des nationalistes obligent les Hellènes à abandonner le terrain conquis, pour se retirer sur leur ligne de départ du mois de juillet. Les Anglais, qui avaient largement pourvu l’armée grecque de moyens financiers, matériels et techniques, sont les premiers à reconnaître que l’affaire est manquée ; pour ce qui est de la reprendre, ni l’état des troupes hellènes, ni les dispositions de l’esprit public en Grèce ne permettent d’y songer. Le gouvernement d’Athènes envoie M. Gounaris à Rome, à Paris et à Londres, pour s’enquérir des conditions auxquelles les puissances alliées offriraient leur médiation. Cependant Moustapha Kemal, fortifié par le prestige d’une résistance victorieuse, maintient énergiquement les prétentions inscrites aux programmes d’Erzeroum et de Sivas, recrute de nouvelles troupes, augmente et perfectionne son matériel de guerre, proclame enfin qu’il ne déposera les armes qu’après que le dernier soldat hellène aura évacué l’Asie-Mineure et la Thrace, et que l’indépendance et l’intégrité de la Turquie auront été reconnues sans restriction ni réserve.

Je voudrais mettre en lumière une autre face de cette histoire, et marquer les phases principales de la lutte intérieure qui mettait aux prises, à Angora, les partisans de deux systèmes politiques opposés. Dès l’origine du mouvement, au Congrès d’Erzeroum, l’antagonisme se révèle, entre Moustapha Kemal et ses amis, qui ne se soucient pas de rompre complètement ni avec Constantinople, ni avec les puissances occidentales, et les intransigeants qui, au contraire, sont tout prêts à sacrifier la Turquie d’Europe, déclarent que l’avenir de leur pays est en Asie, et, décidés à lutter contre l’Occident, cherchent un appui à l’Est : en Perse et en Afghanistan, au Caucase et en Russie. La question demeure ouverte encore aujourd’hui, et il s’agit de savoir si ce sont les « Orientalistes » ou les « Occidentalistes » qui feront triompher en Turquie leurs aspirations et leur politique.

En observant les péripéties de cette dispute, qui ne se rappellerait comment le même problème s’était posé devant l’Empire byzantin ? Lorsque les rescrits souverains qualifiaient officiellement l’Asie de « force de l’Empire, » ils ne faisaient pas seulement allusion à la fertilité des provinces situées au delà des mers, mais ils consacraient l’importance essentielle des territoires asiatiques, au point de vue politique et militaire. Dans la hiérarchie byzantine, les gouverneurs d’Asie occupaient un rang bien plus élevé que ceux des provinces européennes et leur traitement était beaucoup plus considérable. Du jour où l’Empire byzantin a perdu l’Asie-Mineure, sa décadence commence et sa ruine apparaît inévitable. Constantinople, sans l’Asie, ne se défend point. Mais que deviendrait, pour les Turcs, l’Asie sans Constantinople ? La première fois que je rencontrai Izzet Pacha, qui revenait alors d’une mission à Angora, je lui dis que j’avais naguère traversé l’Anatolie et que j’avais gardé le souvenir d’un pays merveilleusement riche. » Oh ! — reprit vivement le maréchal, — c’est une belle province, mais nous en avions de meilleures : l’Anatolie toute seule ne fait pas la Turquie » ; et une tristesse grave passait dans son regard et dans sa voix. Telle était, évidemment, l’opinion de Moustapha Kemal ; mais, en 1919, elle n’était point partagée par tous les dirigeants du mouvement nationaliste.

Certains documents, relatifs au Congrès d’Erzeroum, font connaître une série de résolutions, qui devaient rester secrètes. Elles ont trait à la préparation d’une alliance avec les Géorgiens et les Tatares de l’Azerbaïdjan, à l’organisation de soulèvements locaux en Mésopotamie et en Arabie, enfin à la réoccupation des territoires abandonnés par les Russes au traité de Brest-Litovsk. Les mêmes questions sont portées au Congrès de Sivas, et on y reconnaît la double nécessité d’un rapprochement avec les trois républiques unies du Caucase, et d’un contact permanent avec les éléments musulmans de la Perse, de l’Afghanistan et des Indes. Durant toute l’année 1920 et jusqu’aux derniers jours de mars 1921, Angora hésite entre deux politiques : porter secours à la Géorgie et empêcher les Russes bolchévistes de s’installer en vainqueurs dans les républiques caucasiennes ; ou bien aider les Russes à conquérir le Caucase et partager avec eux les fruits de la conquête. Quand les relations avec l’Entente s’améliorent et quand l’occidentalisme triomphe, c’est le premier système qui prévaut ; et c’est le second, lorsque les relations sont plus tendues avec Paris et avec Londres, et que, par suite, l’orientalisme gagne du terrain.

On peut apercevoir les fluctuations de cette politique à travers les journaux unionistes d’Angora. Dès que surgit à l’horizon la menace de quelque arrangement, de quelque négociation avec l’Italie, l’Angleterre ou la France, les organes du parti intransigeant redoublent la violence de leurs attaques contre l’Occident Leur acharnement atteint au paroxysme lorsque Békir Sami Bey part pour Londres, et la campagne se poursuit durant toute la conférence et jusqu’au retour des délégués nationalistes à Angora. C’est le moment où le Hakimiet-i-Milié, qui avait affecté jusqu’alors une certaine modération, publie, sous le titre de Ruse latine, un article féroce, dont voici la conclusion : « Il n’y a pas d’entente possible entre nous et les Français. La France fera bien de songer qu’à côté du péril allemand, il existe aussi un péril turc. »

Le résultat de cette campagne, c’est le rejet des accords de Londres par l’Assemblée d’Angora, la démission de Békir Sami et le remaniement du cabinet nationaliste (mai 1921). L’autorité de Moustapha Kemal est mise en échec ; lui et ses amis sont traités en suspects, pour avoir voulu conclure la paix avec l’Occident. Ceux qui triomphent sont les Unionistes, et plus particulièrement les Unionistes demeurés fidèles aux principes radicaux et xénophobes de Talaat, d’Enver et de Djemal. Ils révèlent alors hardiment leurs desseins : la Turquie doit être reconstruite sur des bases nouvelles, former un grand empire exclusivement asiatique ; elle n’admet aucun contrôle et se refuse même à toute collaboration avec les grandes Puissances d’Occident. C’est le moment où le gouvernement d’Angora négocie des accords avec l’Afghanistan et avec la Perse, où Djemal Pacha, l’ancien ministre de la marine, est officiellement chargé de réorganiser l’armée afghane, tandis qu’Enver, l’ancien ministre de la guerre, envoie de Bakou des émissaires à Trébizonde, avec mission de préparer son retour en Anatolie.

L’Unioniste radical Yonous Nadi, qui fut chargé par le Comité d’accompagner et de surveiller Békir Sami à la Conférence de Londres, et qui, de retour à Angora, a fourni aux accusateurs du ministre leurs meilleurs arguments, consacre le triomphe de son parti dans un article-programme publié le 11 mai par le Yéni-Guné, sous ce titre caractéristique : Orient ou Occident ? Les ambitions et les convoitises de l’Europe occidentale, — déclare Yonous Nadi, — sont incompatibles avec le but que poursuit la Turquie. Malgré l’état de misère où il est réduit, l’Occident refuse de reconnaître l’indépendance des Turcs : tant qu’il ne sera pas acculé à une impasse, il s’obstinera à nier la réalité. Tout autre est la politique orientale, celle qui a pris naissance au lendemain de la grande révolution russe. Celle-là est une politique mondiale qui vise à renverser en même temps le capitalisme et l’impérialisme. Elle pénètre lentement jusqu’aux nations musulmanes, qui sont les plus misérables victimes de l’impérialisme européen. Le journaliste d’Angora réfute en passant l’objection tirée de l’antagonisme traditionnel entre la Russie et la Turquie et de la confusion que le gouvernement de Moscou cherche à établir, avec une arrière-pensée d’intérêt et de conquête entre les principes sociaux et la politique. « Mais tranquillisons-nous, — répond Yonous Nadi, — les Russes ont fait des progrès, et actuellement nos relations avec eux sont fondées sur le respect mutuel de l’indépendance et de la vie nationale. » Entre l’Occident et l’Orient, la Turquie peut-elle hésiter ? L’Occident méconnaît ses droits et s’efforce de l’écraser ; l’Orient lui tend la main et s’offre à combattre avec elle l’ennemi commun. » L’Europe est un édifice dont les fondements sont ébranlés. Elle ne peut plus faire un mouvement sans qu’apparaissent, sous ses ambitions, les faiblesses et les misères qui la rongent. L’énergie persévérante de notre nation, la force irrésistible de la politique orientale contraindront tôt ou tard à l’obéissance ce vieux monde occidental, affaibli et prêt à s’effondrer. »


L’INFLUENCE BOLCHÉVISTE. — ANGORA ET MOSCOU

Il n’est pas difficile de reconnaître, dans les idées et jusque dans le style de ce morceau, une inspiration étrangère : ne dirait-on pas que Yonous Nadi écrit sous la dictée de Tchitchérine ? La politique à laquelle il prétend associer les nationalistes turcs, c’est évidemment la politique des Soviets. Comment deux nations que séparent, plus encore peut-être qu’une rivalité séculaire, leur race, leur religion, leur civilisation, leur état social, en sont-elles venues à admettre l’éventualité d’une collaboration ? Il faut l’expliquer.

Dès le printemps de 1919, c’est-à-dire dès l’origine du mouvement national turc, les bolchévistes regardent du côté de l’Anatolie et observent avec attention tout ce qui s’y passe. On a prétendu, sans preuves certaines, qu’ils avaient des agents aux Congrès d’Erzeroum et de Sivas. Ce qui est bien démontré, c’est qu’ils s’installent à Trébizonde et y fondent deux journaux : l’un de langue turque, le Selamet, l’autre de langue grecque, l’Epokhi. Les résultats de cette première entreprise sont à peu près nuls. Les agents de Moscou font un nouvel essai à Eski-Chékir, où vivent de nombreux Tartares émigrés de Russie : ils y achètent un petit journal, le Kouroultaï, et commencent à exposer les doctrines communistes. Cette propagande agit sur les émigrés, mais laisse les Turcs indigènes parfaitement indifférents. Il faut recourir à d’autres moyens : dès que le mouvement insurrectionnel a pris une forme régulière, et que la Grande Assemblée s’est installée à Angora, le gouvernement de Moscou décide de lui envoyer des délégués. A Bakou, au Congrès des Peuples d’Orient, Zinoview avait affecté le plus grand dédain pour le concours que pouvaient offrir au bolchévisme les populations orientales prêtes à se soulever au nom du principe nationaliste. Mais Lénine ne partageait point là-dessus l’opinion de Zinoview. Il avait clairement aperçu le parti qu’on pouvait tirer, contre les puissances de l’Entente, de l’exaspération du sentiment national, en Asie comme en Europe. Dans un document daté de Moscou, qui semble remonter aux derniers mois de 1920 et qui prédit avec une étrange clairvoyance les événements qui se produisirent un peu plus tard en Haute-Silésie, on lit ce qui suit :


Nous devons utiliser l’état d’esprit des sphères dirigeantes allemandes. Les informations relatives à l’Allemagne montrent à l’évidence que la diplomatie des Soviets devra sortir de la sphère étroite des intérêts de parti, et, au lieu de prendre pour base le principe des intérêts de classe, adapter son action aux principes de l’État national. Si nous savons nous en rendre compte, notre succès est assuré, aussi bien là qu’en Turquie, où, sous le couvert de la lutte nationale, nous travaillons pour la Troisième Internationale, et où le mot d’ordre : A bas le Traité de Sèvres ! à bas l’Entente ! a transformé le pacha turc en ardent défenseur des intérêts bolchévistes.


On estimait donc à Moscou, vers la fin de 1920, que l’expérience tentée en Anatolie avait parfaitement réussi : la nécessité la plus urgente, pour le gouvernement des Soviets, était de se procurer des alliés, qui fussent en situation de menacer et d’atteindre ses propres ennemis. Les Turcs d’Anatolie n’avaient-ils point une frontière commune avec la France en Syrie, avec l’Angleterre en Mésopotamie ? Mais, pour s’assurer la collaboration des Turcs, il fallait encourager et soutenir leurs revendications nationales, et non pas tenter de les convertir au communisme.

C’est pour avoir ignoré ou méconnu la tactique du gouvernement de Moscou, que l’opinion occidentale traita si légèrement de « bluff » et de chantage les avis alarmants qui venaient de Constantinople. Certes, l’Anatolie était un médiocre terrain pour la semence bolchéviste. Tout paysan turc est un petit propriétaire. Le droit de propriété individuelle, imprescriptible, on pourrait dire éternel, est à la base de la législation et de l’organisation sociale islamiques. Le Turc musulman, rebelle au socialisme pour des raisons historiques et économiques, est hostile au communisme pour des raisons traditionnelles et religieuses. Tout cela est vrai, mais les agents de Moscou le savaient, ils s’en étaient rendu compte : aussi ne parlaient-ils plus de communisme aux Turcs d’Anatolie ; ils se contentaient d’entretenir, et au besoin d’exaspérer leur ressentiment et leur haine contre les puissances d’Occident.

A Angora, leur tâche fut assez facile. Les Unionistes intransigeants, les amis d’Enver et de Talaat s’y trouvaient en grand nombre, tandis que les plus modérés, ceux qui passaient pour francophiles, étaient enfermés à Malte, par les soins des Anglais. On retrouvait dans la capitale nationaliste la plupart des journalistes marrons qui naguère, à Constantinople, s’étaient vendus aux Allemands, et qui ne demandaient à présent qu’à se faire acheter par les Russes. Le « Comité d’Action et de propagande pour l’Orient » n’eut que la peine de choisir. Le mot d’ordre fut d’empêcher tout rapprochement entre le gouvernement d’Angora et les puissances de l’Entente. L’Angleterre étant suffisamment compromise par sa propre politique, c’est contre l’Italie et surtout contre la France que la presse devait s’acharner.

En même temps qu’ils manœuvraient l’opinion, les délégués bolchévistes agissaient sur l’Assemblée et sur le gouvernement. La défiance de Moustapha Kemal était difficile à endormir ; sa résistance fut longue, et se traduisit quelquefois par des actes violents : emprisonnements, expulsions. Mais lorsque le chef du mouvement nationaliste eut rompu avec Constantinople, il sentit le besoin de s’appuyer sur quelque chose : à partir de ce moment, l’évolution devint rapide. L’aide offerte par le gouvernement de Moscou fut acceptée, les ministres d’Angora prirent officiellement le titre de commissaires du Peuple ; le vendredi, quand la musique militaire jouait l’Internationale sur la grand’place, les Turcs assis dans les cafés se levaient et les officiers faisaient le geste du salut.

Le 16 mars 1921, était signé à Moscou le traité formel d’alliance, qui couronnait les longs efforts de la diplomatie bolchéviste en Anatolie. Le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie et la République fédérative et socialiste des Soviets russes décidaient la conclusion d’un accord, destiné à assurer entre les deux pays des relations amicales et fraternelles. Les parties contractantes s’engageaient mutuellement à ne pas reconnaître les conventions internationales qui leur seraient imposées contre leur volonté. La Russie reconnaissait l’intégrité du territoire turc, dans les limites définies par le Pacte national du 28 janvier 1920. La Turquie cédait à la Géorgie, devenue bolchéviste, la ville et le port de Batoum. La Russie déclarait nuls et non avenus le régime des capitulations et les obligations qui en résultent. Les deux parties convenaient d’ouvrir les Détroits à la navigation de toutes les nations et de confier l’élaboration d’un règlement international sur cette matière à une conférence composée des délégués des Etats riverains. Le gouvernement des Soviets déclarait la Turquie libérée de tous les engagements financiers et de toutes les conventions conclues avec l’ex-gouvernement des Tsars. Les parties contractantes s’engageaient à ne pas tolérer sur leurs territoires respectifs le séjour d’organisations constituées en vue de s’arroger un droit de gouvernement sur le pays d’origine de ses membres ou de lutter contre ce pays. Elles convenaient enfin de compléter au plus tôt ce traité par des accords consulaires, économiques et financiers.

On voit de quel esprit s’étaient inspirés les négociateurs : c’est contre l’Europe occidentale, ses privilèges et ses contrôles qu’étaient évidemment dirigées les stipulations les plus importantes de la convention turco-bolchéviste. Il est assez piquant de rapprocher ce texte de celui des deux accords signés à Londres par Bekir Sami avec la France et avec l’Italie, surtout si l’on songe que l’une et les autres ont été conclus par le même gouvernement à un intervalle de quelques jours. L’aversion et la défiance que le bolchévisme inspirait aux patriotes turcs n’apparaissent guère que dans la clause relative aux organisations étrangères. Quant aux concessions faites par la Turquie, dont la plus importante concerne la ville et le port de Batoum, il y a tout lieu de croire qu’elles avaient leur contre-partie dans l’engagement secret, pris par les Soviets, de fournir aux nationalistes des moyens financiers et du matériel de guerre. C’est à ce moment, en effet, que commencent à affluer, dans les ports turcs de la mer Noire, les cargaisons d’or, d’armes et de munitions.

Il n’était plus que de hâter la ratification du traité signé à Moscou et d’empêcher celle des accords passés à Londres. La mission soviétique d’Angora s’y employa de toutes ses forces, et trouva des auxiliaires efficaces dans les Unionistes intransigeants, adversaires de Moustapha Kemal et de Békir Sami. Ce dernier fut contraint de donner sa démission, et l’Assemblée choisit pour le remplacer Youssouf Kemal Bey, celui-là même qui avait préparé et signé le traité de Moscou. Avec le remaniement ministériel, le rejet des accords de Londres et la ratification du traité russo-turc, le mois de mai 1921 marque l’apogée de la fraction intransigeante et xénophobe, le triomphe des influences unioniste et soviétique à Angora.


LA CAPITALE NATIONALISTE. — MOUSTAPHA KEMAL

La capitale nationaliste devait offrir alors un spéciale singulier. D’une part, le petit groupe formé par Moustapha Kemal et par ses amis : Kiazim Kara Békir, Fevzi Pacha, Ismet Bey, Réfet, généraux patriotes, qui n’entrent pas dans le détail de la politique et ne songent qu’à sauver la Turquie : Békir Sami, Zékiaï Bey, Réouf, Férid, plus directement mêlés aux luttes de parti, le dernier, adversaire acharné de l’Union et Progrès. D’autre part, le groupe plus nombreux et surtout mieux organisé des Unionistes : Kutchuk Talaat, Nouri Nahil, le docteur Nazim représentant l’ancien comité secret de la direction du parti à Constantinople ; à côté d’eux, la bande des journalistes germanophiles, devenus révolutionnaires et alliés des Soviets : Yonous Nadi Bey, qui, pendant la guerre, écrivait au Tasviri-Efkiar et dirige maintenant le Yéni-Guné ; Monheddine Bey, l’ancien rédacteur du Tanine, devenu directeur du Bureau de Presse d’Angora : Hussein Raghib, qui le remplacera bientôt dans cette fonction : Nébi-Zadé-Hamdi, naguère sous-directeur de l’Agence Milli, aujourd’hui agent officieux de la mission moscovite.

Puis les délégations étrangères : représentants des principaux Etats de l’Asie centrale, envoyés de l’Émir Faïçal et du Grand Senoussi, délégués de Syrie, d’Arabie, d’Egypte et de Tripolitaine ; parmi les soi-disant Syriens, quelques-uns semblent bien provenir de Tunisie et d’Algérie. Ambassadeurs des grandes confréries religieuses, venus de la Perse, de l’Afghanistan et des Indes : derviches, muftis, théologiens et prédicateurs.

Les services civils sont dirigés en grande partie par les anciens fonctionnaires locaux qui se sont rangés volontiers au nationalisme, et auxquels on a adjoint des volontaires, venus de Constantinople. L’administration, relativement régulière, utilise les cadres des grandes organisations européennes : dette publique, banque ottomane, régie des tabacs, chemins de fer d’Anatolie. Les recettes perçues par les agents de la Dette sont versées au Trésor d’Angora, qui, pour chaque somme encaissée, fait parvenir un reçu à l’administration centrale, à Stamboul. On procède de même pour les prélèvements opérés sur les réserves ou les revenus de la Banque, et sur les stocks de la Régie. De temps en temps, pour l’exemple, on expulse ou l’on pend quelque agent grec de la Régie, de la Banque ou de la Dette, suspect d’intelligence avec l’ennemi.

L’esprit qui règne à l’Assemblée et autour d’elle rappelle, en quelque mesure, celui qui soufflait sur la Convention : patriotisme ardent et emphatique, haine et mépris de l’étranger, manie de l’égalité, maladie du soupçon. Dans les rues, les longs cortèges de recrues alternent avec des bataillons nouvellement formés, qui vont à la manœuvre : les recrues sont silencieuses et résignées, les soldats ont bon air et sont bien vêtus. Une foule enthousiaste acclame les troupes qui, rappelées de la frontière orientale, traversent Angora pour se rendre au front d’Occident. Sur la route d’Ineboli, c’est un va-et-vient ininterrompu d’arabas et de charrettes, qui apportent du matériel de guerre ou vont en chercher : les attelages de buffles sont le plus souvent conduits par des femmes. Presque toujours, la réquisition a été inutile. Les paysans l’ont prévenue en offrant gratuitement leur travail, leurs voitures et leurs bêtes. Quelques femmes même se sont enrôlées : on en a formé un bataillon.

A Angora comme dans les provinces, les tribunaux exceptionnels siègent en permanence. Les espions, qui pullulent, sont traqués avec soin et punis avec rigueur. Les suspects sont jetés en prison et parfois y demeurent longtemps avant d’être jugés. Le procès de Moustapha Saguir, agent hindou à la solde des Anglais, a passionné pendant un mois, non seulement l’Anatolie, mais tout l’Orient. Saguir savait beaucoup de choses : il fit des aveux complets et n’en fut pas moins pendu.

A l’Assemblée, les séances sont souvent passionnées et tumultueuses. Les adversaires de Moustapha Kemal lui reprochent avec violence sa politique trop modérée à l’égard des puissances occidentales, ses tendances réactionnaires, ses allures de dictateur. Les attaques se font plus violentes, lorsque le jeune général n’est pas présent. Pour peu qu’elles se prolongent et prennent une tournure inquiétante, on va le chercher. Au moment où il parait, les clameurs redoublent : « Il faut que tu t’expliques devant nous, que tu justifies tes actes. Après tout, tu n’es qu’un homme comme les autres, un député comme nous : la Constitution n’établit aucune différence entre les élus de la nation. » Moustapha Kemal a quarante ans à peine ; la peau brune, le visage régulier, les pommettes saillantes révèlent, autant que la minceur de la taille, des origines circassiennes ; il porte la moustache coupée au ras des lèvres et des cheveux châtains rejetés en arrière. Qu’il soit en tenue civile ou en uniforme militaire, il est toujours extrêmement soigné. Il commence à répondre, d’une voix calme, assez basse, qui commande le silence, parce que tous veulent l’entendre. Peu à peu il s’anime, le ton s’élève, le débit devient plus chaleureux et plus rapide. Lorsqu’il descend de la tribune, l’auditoire reconquis acclame le héros national.

Si le général compte dans l’Assemblée et dans les clubs des ennemis nombreux, on ne lui en connaît guère dans l’armée. Ses prétendus dissentiments avec Fevzi Pacha, puis avec Kiazim Kara Bekir semblent bien n’avoir existé que dans l’imagination de ceux qui avaient intérêt à y faire croire. Moustapha Kemal, adoré par les soldats, est estimé par les chefs, même par ceux dont la valeur technique est peut-être supérieure à la sienne. Il écoule leurs conseils, ils subissent son ascendant, et admirent en lui le grand patriote, l’entraineur d’hommes et l’organisateur.

Cependant on retrouve dans l’état-major-général la même bigarrure que partout ailleurs dans Angora. Kemal a accepté tous les concours, et surtout les concours techniques qui, au début, lui étaient indispensables. Les bureaux de la guerre comptent un certain nombre de collaborateurs étrangers : officiers russes de l’armée rouge, officiers bulgares, officiers allemands. Ces derniers sont les plus nombreux. Vers la fin de 1920, un rapport séreux en signale nommément dix-sept à Angora : plusieurs sont installés avec leurs femmes, qui travaillent elles-mêmes dans les organisations d’assistance ou enseignent dans les écoles publiques. Ce sont les épaves de la mission von Kroess. De même on rencontre à Batoum, à Tiflis, à Bakou, des agents de propagande germano-bolchéviste, qui ne sont autres que les officiers allemands attachés aux armées turques durant la campagne contre les Arméniens, ou accourus au secours de la Géorgie, lorsque celle-ci, au mois de mai 1918, se déclara indépendante sous la protection de l’Allemagne.


ANGORA ET BERLIN. — L’INTRIGUE ALLEMANDE EN ASIE

Pour Moustapha Kemal et ses amis, les nationalistes modérés, le but suprême, c’est la libération du territoire, c’est l’indépendance de la Turquie. Afin d’atteindre ce but, ils ont accepté la collaboration des Unionistes les plus intransigeants, et même l’alliance des bolchévistes russes. De leur côté, les Unionistes veulent bien, eux aussi, chasser les Grecs de l’Asie et libérer la Turquie du contrôle de l’Occident ; mais, dans leur dessein, l’alliance avec la Russie des Soviets n’est pas seulement un moyen, elle est à la base de toute politique turque, à l’intérieur et au dehors. Quant aux bolchévistes russes, sans abandonner leur projet de révolution sociale universelle, ils le dissimulent pour mieux adapter leur action aux milieux orientaux et la rendre plus immédiatement efficace.

Est-ce tout ? Non, pas encore : au-dessus du plan bolchéviste, il y a le plan allemand. Angora est manœuvré par Moscou, mais Moscou est de connivence avec Berlin. Revenons de quelques années en arrière. En mai 1917, la prise de Bagdad par les Anglais arrête la poussée allemande dans sa marche vers l’Asie Centrale par la Mésopotamie. Cette voie étant coupée, Ludendorff en choisit aussitôt une autre : celle qui passe par l’Anatolie, l’Arménie, la Géorgie, le Nord de la Perse et le Turkestan. Cette voie n’a pas été choisie au hasard : elle parcourt, en sens inverse, la ligne jadis suivie par l’invasion turque qui, venant du plateau de Pamir, envahit d’abord les plaines du Turkestan, puis traversa la Perse septentrionale, remonta par l’Azerbaïdjan sur la rive occidentale de la Caspienne, pour se répandre finalement à travers l’Anatolie. Les Allemands n’ignoraient point que partout sur leur passage les Turcs avaient laissé des colonies de leur race, qui n’ont jamais abandonné ces régions, pas plus qu’elles n’ont oublié leurs origines. Le plan de l’Etat-major allemand est simple et bien conçu : s’appuyer, pour la marche vers l’Est, sur tous ces éléments de race turque qui, unis entre eux, constitueront une force redoutable. Si l’Allemagne réussit à armer, puis à organiser les populations échelonnées entre l’Anatolie et la Caspienne, rien n’arrêtera plus ses progrès vers l’Asie Centrale. » C’est de l’expérience que les Turcs feront avec nous, — écrivait Paul Rohrbach en 1915, — que dépendront dans la suite notre prestige et notre succès auprès des autres peuples orientaux : les Persans, les Afghans, les Hindous musulmans, et même les Arabes et les Egyptiens [2]. »

Ludendorff a exposé lui-même dans ses Souvenirs de Guerre l’effort politique et administratif accompli, sur son ordre, par les officiers allemands dans les pays du Caucase. Après l’armistice de 1918, le plan de l’Etat-major garde toute sa valeur, et la réalisation s’en poursuit d’autant plus aisément que personne n’a songé à expulser de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie et du Transcaucase les agents allemands chargés de l’exécuter. A la fin de 1918, nous trouvons à Batoum, aux côtés de Nouri Pacha, frère d’Enver, et de Chevfik, commandant de la IXe armée turque, des officiers de la division allemande qui avait débarqué à Poli au mois de mai pour protéger la Géorgie [3]. En 1919, ces mêmes officiers travaillent en étroit accord avec les comités du Tedjeddoud, succédané de l’Union et Progrès, surveillent les délibérations des deux Congrès d’Erzeroum et de Sivas, contrôlent enfin les relations de l’Anatolie avec les républiques du Caucase : dès qu’ils se seront rendu compte de la situation, leur principal et constant effort tendra à préparer, puis à maintenir l’accord entre Angora et Moscou, entre la Turquie nationaliste et la Russie bolchéviste.

La tâche n’est point aisée, car, au contact de cette terre d’Orient, l’ancien impérialisme russe se réveille, même chez les représentants des Soviets ; et, parallèlement, on voit renaître chez les Turcs l’antagonisme traditionnel et les vieilles rancunes contre l’ennemi héréditaire. Russes et Turcs sont également pénétrés de l’importance du Caucase, qui peut servir de base, soit au bolchévisme pour ses opérations en Asie, soit à ses adversaires pour arrêter l’invasion russe. L’ancienne idée allemande, reprise par les Soviets, d’unir en confédération l’Azerbaïdjan, la Géorgie, le Daghestan et l’Arménie, est retournée contre eux par Moustapha Kemal, au moment où, craignant d’être débordé par les Russes, il cherche à élever une barrière entre eux et l’Anatolie (février 1920). Ainsi s’explique cette curieuse lutte autour de la Géorgie, que les Kémalistes commencent par soutenir, puis trahissent au bénéfice de l’armée rouge. Les Allemands employèrent alors tous leurs efforts à rétablir l’union entre Turcs et Bolchévistes, que la marche sur Batoum avait fort compromise. Ils devaient avoir le dernier mot. Le 18 mars 1921, lorsque toutes les missions étrangères quittèrent Batoum, cédée par les Turcs à la Géorgie bolchévisée, le consul allemand Raucher, conformément aux ordres reçus de Berlin, alla rejoindre le nouveau gouvernement géorgien à Tiflis. Il y représente encore aujourd’hui le Reich, en qualité de ministre plénipotentiaire, tandis que les intérêts français, considérables en Géorgie, sont confiés à un Oriental, le consul général de Perse.

Il a fallu qu’un Arménien assassinât Talaat à Berlin, pour que la diplomatie française voulût bien s’apercevoir et se préoccuper de l’action que l’ancien grand-vizir avait entreprise, des bureaux qu’il avait fondés, des sommes importantes qu’il avait dépensées pour mettre sur pied toute une organisation de combat. Malheureusement, c’était un peu tard : la liaison était désormais établie entre Berlin, Tiflis et Angora, et elle passait par Moscou. Tant qu’ils seront, directement ou indirectement, les maîtres au Caucase, les Russo-Allemands n’auront pas grand’peine à contrôler toute la politique de l’Asie Centrale ; c’est eux qui tiendront les fils des divers nationalismes, comme aussi des différents mouvements politico-religieux, grâce auxquels le panislamisme est en train de devenir une dangereuse réalité. Le plateau arménien et le massif du Caucase, quel admirable observatoire et quelle position avantageuse, commandant à la fois l’Anatolie et la Mésopotamie, l’Afghanistan et la Perse ! Pour les conquérir et les conserver, les Romains soutinrent des luttes coûteuses contre les Perses et contre les Parthes ; pour s’y maintenir, les Byzantins employèrent tour à tour les efforts de leurs armes et de leur politique. On sait quel prix la Russie des Tsars attachait à la possession de cette contrée et comment elle s’y heurta aux convoitises et aux défiances de l’Angleterre. Il y a un fond immuable à la politique : c’est la géographie. De même que nos Conventionnels rentrèrent, dès qu’ils le purent, dans les voies tracées par Henri IV et par Richelieu, ainsi Lénine et Tchitchérine, bon gré mal gré, reprennent à leur compte les desseins de la Grande Catherine et de ses successeurs. Mais aujourd’hui la Russie bolchéviste, ignorante et dépourvue de moyens techniques, est guidée par l’Allemagne instruite, méthodique, et forte de l’expérience acquise et des influences établies au cours de la guerre.

Il y a en Allemagne des généraux, des banquiers qui connaissent le bolchévisme comme s’ils l’avaient fait, et il y au Caucase et en Anatolie des Allemands qui ont appris à manœuvrer les peuples de l’Orient. Entre eux et ces peuples, quel intermédiaire plus efficace que l’organisation bolchéviste, avec ses multiples agents, unionistes, juifs, persans, afghans, hindous et arabes ? Nationalisme turc en Anatolie, nationalisme arabe en Syrie, en Mésopotamie et jusque sur les bords de la mer Rouge, agitations politico-religieuses en Perse, en Afghanistan et aux Indes : c’est un mouvement considérable, quoique jusqu’à présent mal coordonné, qui secoue depuis trois ans l’Asie Centrale et Occidentale. Il serait aussi imprudent d’en méconnaître la gravité, que de le considérer isolément. C’est en Russie, et c’est en Allemagne qu’il faut chercher l’explication de ce qui se passe à Téhéran et à Caboul, à Médine et à Bagdad, à Diarbékir et à Angora.


LE PANISLAMISME ET LA POLITIQUE DES ALLIÉS

Il semble que, dès le début, Moustapha Kemal ait vu très clair dans le jeu des Unionistes extrémistes et de leurs alliés ou de leurs inspirateurs russo-allemands. Mais, menacé sur deux fronts, à l’Ouest par les Hellènes, à l’Est par les Russes, il ne pouvait pas plus refuser l’aide que lui proposaient les Bolchévistes, qu’il n’avait pu décliner les offres de service des anciens membres de l’Union et Progrès. A un Fiançais qui lui demandait pourquoi il s’appuyait sur Moscou et sur Berlin, Kemal répondit : « C’est un peu la faute des Alliés : je prends mon point d’appui où je le trouve. » Lorsqu’on lui représentait le péril auquel il exposait son pays en ouvrant la porte aux Russes, il en convenait volontiers, mais il ajoutait : « Nous sommes entre deux dangers : l’un, le danger bolchéviste, est futur et hypothétique, car le Turc est réfractaire aux idées de communisme et de révolution sociale ; l’autre, le danger grec, est présent, pressant. Pour parer au danger grec, nous sommes obligés de risquer le danger russe : voilà tout. »

Les succès obtenus par l’armée d’Anatolie au printemps de 1921 produisirent, au point de vue politique, des résultats contradictoires : d’une part, ils augmentèrent le prestige et l’autorité du jeune dictateur ; de l’autre, ils enflammèrent davantage le nationalisme turc, le rendirent plus intransigeant et préparèrent ainsi un terrain favorable à cette action panislamique, dont Moustapha Kemal s’efforçait par ailleurs d’enrayer les progrès. Ce fut un jeu pour les agitateurs d’exalter l’enthousiasme patriotique et religieux de ce peuple qui, par un effort désespéré et héroïque, venait de repousser l’étranger, d’écraser l’infidèle. L’Anatolie devenait le noyau d’un vaste empire oriental, qui défierait l’Europe et la ferait trembler, Angora, rempart de l’Islam, rassemblait sous son drapeau glorieux toutes les tribus de la grande communauté musulmane : la Perse et l’Afghanistan, l’Inde et l’Egypte, la Tunisie et le Maroc dirigeaient vers la ville héroïque des regards chargés de gratitude et d’espérance. Ce n’était plus le dessein précis et limité de Kemal et de ses amis qui triomphait, c’était le vaste plan de révolution mondiale qu’avaient élaboré les Soviets, et au profit duquel ils canalisaient les forces, éparses à travers l’Asie, des grands courants nationaux et religieux.

Moustapha Kemal usa en même temps d’énergie et de patience. Le sentiment religieux, l’influence du clergé et des grandes confréries étaient des facteurs trop puissants pour qu’il lui fut permis de les négliger. Les ulémas, les prédicateurs, les aumôniers militaires ont joué dans le mouvement nationaliste un rôle considérable, mais soigneusement inspiré, défini, contrôlé par le dictateur. On prêchait la guerre sainte en Anatolie, on y levait des armées pour la défense de la foi ; mais on les levait au nom du Sultan Calife et, si le but lointain était le triomphe de l’Islam, le but prochain, immédiat, était le salut de l’Empire. Kemal ne perdait pas une occasion de dénoncer lui-même, ou de faire dénoncer par ses amis le caractère utopique et dangereux du panislamisme. Certes, il souhaitait ardemment que toutes les nations musulmanes du monde devinssent indépendantes et prospères ; mais l’union politique de tous les Etats de l’Islam sous un régime unique, dans le cadre d’un seul Empire, lui semblait une chimère. Sachant que tel était le but poursuivi, ou du moins proclamé par Enver et par Djemal, il se demandait avec raison si leur dessein ne servait" point à déguiser un autre dessein plus vaste, et dans lequel l’Islam n’apparaissait plus que comme un instrument.

L’idée d’opposer à la politique « chrétienne « de la France et de l’Angleterre en Orient une politique musulmane et même panislamique, a hanté, dès avant la guerre, de nombreux cerveaux allemands ; elle était même devenue assez forte pour que M. Albert Wirth prit la peine de la combattre. Dans une brochure publiée en 1912 sous le titre Turquie-Autriche-Allemagne, il se demande si la diplomatie allemande a raison de fonder de si grands espoirs sur un mouvement panislamique, et il conclut qu’elle a tort : « D’une part, nous nous abusons sur la force actuelle de l’Islam ; d’autre part, l’Islam, qui n’est rien moins que favorable au christianisme, et qui n’a fait avec nous que des expériences mauvaises, voudra-t-il mettre délibérément à notre disposition cette force qui n’existe pas [4] ? »

Tel n’était pas l’avis de M. Frédéric Naumann, qui soutenait que, la protection des chrétiens étant assumée en Orient par des puissances qui y étaient venues avant l’Allemagne, celle-ci était obligée de chercher pour sa politique un autre point d’appui. « En tant que chrétiens, nous désirons tous les progrès de la foi qui assure notre salut ; mais notre politique n’a point pour tâche de faire œuvre de mission chrétienne. Les deux choses se trouvent mieux de ne pas s’engager dans une voie commune... Ce fut, croyons-nous, une bonne fortune, que la volonté de l’Allemagne de servir le christianisme en Orient se soit heurtée à de graves obstacles, à Rome comme à Paris. » Et ce pasteur évangélique déclarait sans détour : « L’Allemagne doit se désintéresser des massacres des chrétiens en Orient [5]. »

Encore si l’Allemagne s’était simplement désintéressée des massacres ! mais on sait qu’elle n’hésita point à les provoquer, et que même elle prit soin d’en régler méthodiquement l’ordonnance. Pendant la guerre, la déportation et l’extermination des chrétiens de la Turquie d’Asie forment une partie essentielle du plan de campagne dressé par l’Etat-major allemand : le rapport présenté au Ministère français des Affaires étrangères par le R. P. Berré, missionnaire dominicain, aujourd’hui archevêque de Bagdad, sur les massacres de Mardin, qui coûtèrent la vie à 127 700 chrétiens des deux sexes (juin 1915), conclut formellement, tout au moins à la complicité du gouvernement de Berlin : « Les Turcs, — écrit Mgr Berré, — étaient incapables d’organiser, à eux seuls, d’une manière aussi savante, aussi habile, aussi méthodique, une entreprise de cette envergure. » Ce témoignage est celui d’un homme qui a vécu et travaillé en Turquie pendant trente-quatre ans.

Les chefs de l’Union et Progrès, qui gouvernaient alors l’Empire, et les agents civils et militaires de la politique allemande se trouvèrent complètement d’accord sur la nécessité de détruire l’élément chrétien. Le fanatisme religieux et révolutionnaire qui inspirait les premiers devint un instrument commode aux mains des seconds, qui voulaient faire place nette et se débarrasser de populations riches, intelligentes, relativement organisées, qu’ils savaient fort attachées à la tradition française et d’autant plus réfractaires à leurs projets. « Je n’ai pas oublié, — écrit encore Mgr Berré, — la parole d’un officier supérieur de l’armée allemande qui disait, en tendant le poing vers les montagnes du Liban où les maisons des chrétiens étaient partout pavoisées à l’occasion de la présence, en rade de Beyrouth, d’une escadre française : « Si j’étais le maître de ce pays seulement pendant huit jours, les Maronites paieraient cher leurs démonstrations d’amitié pour la France ! »

La victoire des Alliés interrompit l’exécrable entreprise et sembla, pour un temps, réduire à l’impuissance l’effort des Allemands en Asie. Cependant le plan conçu par les pangermanistes et remis au point par Ludendorff ne fut jamais complètement abandonné. A aucun moment, les Allemands n’ont perdu pied au Caucase. L’insurrection nationaliste devait bientôt leur rouvrir l’Anatolie ; et, un peu plus tard, le mouvement d’indignation et de révolte soulevé dans l’Islam asiatique par certaines clauses du traité de Sèvres leur offrait l’occasion d’élargir leur dessein et d’étendre leur action de propagande à toute l’Asie occidentale. Le but général, bien que les résultats de la guerre l’eussent éloigné, demeurait le même pour les Allemands : fonder sur la race turque et sur l’Islam leur domination en Asie ; mais ils y superposaient désormais un but plus immédiat : rendre intenables la position de la France en Syrie, celle de l’Angleterre en Mésopotamie ; unir entre elles les nations de l’Islam et les dresser contre les deux puissances qui avaient vaincu l’Allemagne.

Pour y parvenir, le concours apporté par les nationalistes turcs était insuffisant ; il fallait décupler cette force : la Russie en offrait les moyens. Le système fut bientôt monté : Talaat à Berlin ; à Moscou, le « Comité d’action pour l’Orient ; » au Caucase, Enver et les officiers allemands : Djemal en Afghanistan ; en Anatolie, les organes unionistes, secondés ou dirigés par la mission des Soviets.

Un ami de Moustapha Kemal, grand patriote et bon musulman, m’a fait un jour cet aveu : « Le panislamisme, par lui-même, est impuissant : il n’est pas armé, il n’a même pas un canif. Il ne devient dangereux que s’il est organisé, équipé, mené par le bolchévisme. » C’est exactement ce qu’avaient compris les Allemands. Le plus tragique de l’affaire, c’est que la politique des Alliés, loin de contrecarrer les efforts de la propagande germano-russe, semblait s’ingénier à lui préparer le terrain. En soulevant imprudemment la question de Constantinople, on avait posé du même coup celle du Califat : la cause des Turcs devenait celle de l’Islam tout entier. Pour la première fois, on vit les musulmans de l’Inde arborer l’étendard vert et s’armer pour défendre les droits du Calife de Constantinople. En Afghanistan et en Perse, des révoltes éclatèrent, où le zèle religieux exaspérait la violence du sentiment national. Un Anglais, qui connaît bien l’Asie, a pu dire avec raison que, par l’erreur persévérante et opiniâtre de quelques hommes, — les « Indiens » de Londres et de Constantinople, — le panislamisme, qui n’était qu’un idéal, devenait une réalité.

Avait-on assez souvent répété depuis dix ans, à Londres et à Paris que le Califat turc ne possédait plus dans l’Islam ni autorité ni prestige ! A force de l’entendre dire par les Grecs, on avait fini par le croire. Et voilà que les événements démontraient le contraire. L’établissement du Califat à Constantinople a évidemment contre lui quelques textes des livres sacrés musulmans. Mais il a pour lui six siècles d’histoire et d’acceptation, formelle ou tacite, de la plus grande partie du monde islamique. Les Musulmans de l’Inde et de l’Arabie distinguaient, il est vrai, le centre personnel de l’Islam, constitué par le Calife, du centre local, qu’ils placent dans les villes saintes et dans la région environnante. Plusieurs fois, ils ont envisagé la séparation du pouvoir spirituel du Calife d’avec la possession temporelle des saints lieux : ce système eût présenté l’avantage de diviser les responsabilités, au cas d’une guerre sainte ou d’une vaste agitation panislamique. Mais jamais l’idée anglaise, de transférer à la Mecque le siège du Calife, n’a été acceptée par le monde musulman. Tout cela avait été exposé très clairement d’abord à M. Lloyd George, puis au Conseil suprême, par le président de la délégation musulmane des Indes, Mohamed Ali, au mois de mars 1920. De l’enquête que je faisais un an plus tard à Constantinople, dans les milieux politiques, intellectuels et religieux, un fait se dégageait nettement : le Califat n’était peut-être plus une puissance positive ; mais il demeurait à coup sûr une puissance négative, en ce sens que toute attaque dirigée contre son autorité, ses droits, son indépendance, soulèverait aussitôt la protestation violente du monde musulman tout entier.

En menaçant l’indépendance du Calife, les Alliés avaient commis une faute, que Berlin et Moscou ne pouvaient manquer d’exploiter contre eux. Ils n’avaient qu’un moyen de la réparer, c’était d’offrir aux Turcs des conditions de paix raisonnables, et de s’entendre avec eux, simultanément à Constantinople et à Angora : l’accord avec les Turcs, c’était un coup décisif porté à la politique germano-russe en Asie, c’était l’effondrement de toute la machine habilement montée contre nous par Berlin et par Moscou. La diplomatie française eut le sentiment très net de cette opportunité ; les Italiens de Constantinople en furent bientôt persuadés, et même quelques Anglais, qui malheureusement n’avaient pas grand crédit.

Une médiation était possible au lendemain de la victoire d’Inn Eunu : Londres n’en voulut pas entendre parler. L’armée grecque, au sentiment des Anglais, n’avait été battue que faute d’un matériel suffisant : on lui fournirait du matériel, de l’argent, du personnel technique, et le succès était certain. Les Turcs eussent compris, à la rigueur, que l’Europe les laissât vider leur querelle avec les Hellènes sur les champs de bataille d’Anatolie et donnât raison aux vainqueurs. Leur sentiment de la justice se révolta, lorsqu’ils virent les Alliés assurer à leurs ennemis, soit un matériel de guerre perfectionné, auquel eux-mêmes ne pouvaient opposer que des armes moins efficaces, soit des facilités de ravitaillement et de transport, dues à l’occupation de leur capitale, de leurs territoires et de leurs mers par les forces européennes.

Cependant l’accord avec Moscou commençait à produire ses effets. Les gros canons qui défendaient Kars contre l’armée rouge étaient transportés sur le front occidental ; Kiazim Karabékir, qui gardait la frontière russe, ramenait ses troupes contre les Grecs. Rien n’empêchait plus les bolchévistes d’entrer en Anatolie ; s’ils y entraient, s’y arrêteraient-ils ? Les Anglais furent les premiers à s’inquiéter : l’idée que désormais les routes de l’Asie s’ouvraient devant les Russes leur était insupportable. Ils prièrent le gouvernement de Constantinople d’intervenir auprès de celui d’Angora, pour que l’entrée du territoire turc fût interdite aux bolchévistes ; en même temps, ils prenaient, d’accord avec les Alliés, une série de mesures destinées à défendre éventuellement la capitale occupée. Fort heureusement, Moustapha Kemal ne se souciait pas beaucoup plus que les Alliés de voir les armées rouges envahir l’Anatolie. Il accepta le matériel de guerre et l’argent envoyés par Moscou, mais refusa les renforts ; il s’opposa à ce que Broussiloff, — dont le nom fut alors prononcé avec insistance, — ou tout autre général russe assumât le commandement sur une partie du front turc, enfin il obtint du gouvernement des Soviets l’engagement, de valeur assez douteuse, qu’aucune troupe russe ne passerait la frontière anatolienne. En fait, malgré les efforts d’Enver, de Nouri et de Djemal, cet engagement fut respecté et, même durant la période la plus menaçante de l’avance grecque, les renforts bolchévistes ne s’avancèrent point au delà des limites de la Géorgie : les bruits qui coururent au mois d’août, touchant la présence de contingents russes en Anatolie, ont été reconnus faux.

Les deux victoires par lesquelles débuta la seconde offensive hellénique (juillet-août 1921) ne brisèrent point la résistance des Turcs d’Asie et exaspérèrent le ressentiment de ceux de Constantinople contre les Alliés. Toute possibilité d’intervention s’évanouit. » Nous ne demandons pas aux puissances — écrivait un journal de Stamboul, le Tevhid-i-Efkiar — de proposer ou d’imposer leur médiation ; car, même après la chute d’Afioum-Karahissar, de Kutahia et d’Eski-Chéhir, nous nous sentons de force à nous mesurer avec les Grecs. Mais du moins qu’on les laisse seuls avec nous ! Que la Grèce ne puisse plus fonder d’espoir sur une assistance étrangère. Car tout le monde sait que si les Grecs sont entrés dans la Marmara, et s’ils ont même poussé jusqu’au littoral de la Mer-Noire, c’est parce que nous avons ouvert de nos propres mains les portes de notre capitale aux grandes puissances. Tout le monde constate aujourd’hui les conséquences déplorables au point de vue de l’humanité, d’un système qui a permis aux Grecs de profiter des avantages obtenus, non par leur propre force, mais par la force des autres. »

Ce système, contraire à la plus élémentaire justice, n’eut même pas le mérite de procurer la décision attendue : arrêtés net sur le Sakaria aux premiers jours de septembre, les Grecs durent rebrousser chemin et revenir à leur ligne de départ. La solution militaire du conflit étant désormais reconnue impossible, force fut bien d’envisager à nouveau la négociation diplomatique, dont le gouvernement d’Athènes se déclarait lui-même partisan. Mais, pour les Alliés, la difficulté restait entière : les Turcs de Constantinople les renvoyaient à ceux d’Angora ; ces derniers ne consentaient à traiter, qu’à la condition que les pourparlers fussent étendus à tous les problèmes concernant la Turquie. Sur les questions purement anatoliennes, comme l’échange des prisonniers et la définition des frontières, l’accord était relativement facile. Mais avant de conclure la paix, les gens d’Angora voulaient savoir quel sort les Alliés réservaient à Smyrne, à la Thrace, à Constantinople, et comment serait réglée la question des Détroits. Tandis que la diplomatie française, soucieuse de rendre possible, au moment voulu, une conversation décisive entre les Alliés et la Turquie, s’employait à favoriser le rapprochement entre Angora et Constantinople, une certaine diplomatie anglaise s’appliquait au contraire à renverser le cabinet Tewfik, pour le remplacer par un ministère hostile aux nationalistes.

Enfin, le 30 octobre 1921, M. Franklin-Bouillon, délégué à cet effet par le Gouvernement français, concluait avec Moustapha Kémal à Angora un accord franco-turc. Les Anglais, qui avaient tenté plusieurs fois d’aboutir à un résultat analogue, ont reproché à la France de s’être séparée de ses alliés et d’avoir conclu avec la Turquie une « paix séparée ». Nous n’avons pas eu de peine à justifier notre attitude et je ne crois pas utile de revenir sur une discussion qui s’est close à notre avantage. Je n’insiste pas, d’autre part, sur les imperfections de l’arrangement signé à Angora. L’accord du 20 octobre, c’est l’application médiocre d’un principe excellent. A l’heure où les nationalistes anatoliens, qui tout de même représentent l’élément le plus vivant, le plus agissant de toute la nation turque, hésitaient entre l’Europe et l’Asie, et où leur adhésion au système asiatique organisé par Berlin et Moscou eût exposé plusieurs puissances européennes à de très graves dangers, le devoir de ces puissances était d’user de modération envers les Turcs et de les détourner ainsi des résolutions extrêmes que suggèrent le ressentiment et le désespoir. En prenant la première ce parti raisonnable, la France ne s’est pas inspirée seulement de ses intérêts particuliers, elle a servi la cause de l’Europe et celle de la paix.


MAURICE PERNOT.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Voyez un article très intéressant du commandant Poidebard, dans la Revue des Études maritimes, 1920.
  3. P. Rohrbach, Unsere Koloniale Zukunflurbeit, p. 62.
  4. Albert Wirth, Turkei, Oesterreich, Deutschland, p. 23.
  5. Frédéric Naumann, Asia (1913) p. 148.