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La Question turque/03

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La Question turque
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 181-214).
LA QUESTION TURQUE

III [1]
LES TURCS ET L’ISLAM

LA TURQUIE ET LES RÉFORMES

Comment les Turcs envisagent-ils l’avenir de leur pays ? Quelles réformes estiment-ils les plus efficaces, de celles qui furent importées de l’Occident, ou de celles qui auraient puisé leur inspiration aux sources mêmes de l’âme, de la tradition, de la religion nationales ? De quelle manière et par qui ces réformes pourraient-elles être appliquées ? J’ai posé ces questions à un certain nombre d’hommes réputés, soit pour leur doctrine, soit pour leur expérience, soit pour leur talent, et je ne saurais mieux faire que de rapporter ici, en les classant dans un ordre commode, les entretiens que j’ai eus avec eux.

Hussein Kiazim Bey était ministre de l’Evkaf (Fondations pieuses) dans le cabinet de Tevfik Pacha, lorsque des amis communs lui firent part de mon projet d’enquête et lui demandèrent de s’y intéresser : il m’invita aussitôt à le venir voir. La taille courte et trapue, la tête forte et bien construite, des yeux noirs extraordinairement vifs derrière les lunettes d’or, des mains fines et toujours en mouvement, tels sont, au physique, les traits qui m’ont frappé dans cet homme d’Etat. Son accueil révèle une grande courtoisie, d’ailleurs commune à presque tous les Turcs ; sa conversation, des connaissances variées et étendues, un esprit très prompt, souple, même un peu mobile, enfin une manière de scepticisme indulgent, qui m’a paru déguiser imparfaitement une volonté assez forte et le goût de l’action. Au cours d’une carrière administrative qui l’a conduit de Trébizonde à Constantinople, en passant par Salonique, Hussein Kiazim a étudié plus particulièrement le droit public et l’agriculture ; sur cette dernière matière, il a écrit des ouvrages appréciés.

Pour arriver jusqu’au ministre, je traverse une cour, monte un escalier, passe par une antichambre : cour, escalier, antichambre sont pareillement peuplés d’hommes en robe longue et en turban blanc, prêtres, imans, muftis : l’Evkaf est le centre administratif de la vie religieuse. Les fenêtres du cabinet où l’on m’introduit s’ouvrent sur l’un des plus merveilleux décors qui soient au monde : les cyprès de Stamboul, la nappe bleue de la mer entre la rive d’Asie et la pointe du Sérail, et, à la limite de l’horizon, les îles des Princes. Hussein Kiazim me fait asseoir, choisit une cigarette pour me l’offrir, et attend mes questions.

Celle que je lui pose d’abord est la plus générale et la plus directe : « Croyez-vous, monsieur le ministre, que la Turquie puisse se relever, vivre et se développer dans les cadres d’une organisation moderne, conforme aux principes et aux exigences de l’humanité civilisée ? »

— Votre question, — répond le ministre, — peut se décomposer en une série de sous-questions. Pour quelques-unes, je suis compétent, pour d’autres moins ; cependant, j’essaierai de répondre. Au point de vue matériel, l’Empire est riche, mais ses richesses sont inexploitées et, pour un certain temps, inexploitables. Le paysan turc travaille, à sa façon, qui est mauvaise. Il n’est point paresseux ; on ne peut même pas dire qu’il soit routinier par nature ; mais il est ignorant, dépourvu de moyens techniques et financiers, enfin accablé par l’impôt. « Si je produis davantage, on me prendra davantage, » voilà ce qu’il pense. Ajoutez qu’on ne lui construit pas de routes, qu’on ne lui facilite en aucune manière le transport et la vente de ses produits. Le paysan d’Anatolie cultive encore aujourd’hui comme aux temps primitifs : mêmes instruments, mêmes méthodes. Il ne connaît ni l’assolement, ni les engrais chimiques. La terre est ensemencée une année sur deux ; l’année suivante, elle se repose. Les grands domaines, qui auraient pu servir de modèles, ont toujours été exploités par des intendants faméliques, malhonnêtes et incompétents. D’ailleurs, nous n’en disposons plus aujourd’hui ; car ils se trouvaient presque tous en Palestine, en Syrie et en Mésopotamie. Notre paysan, qui est un élément social excellent, pourrait devenir un bon facteur économique : mais, pour cela, il faudrait que la Turquie fût gouvernée et administrée.

« Pour l’industrie, pour le commerce, c’est exactement la même chose. Alors, voyez-vous, il est bien inutile que je vous écrase sous le détail des réformes qui ont été proposées, ou même entreprises dans chacun de ces domaines : toutes sont condamnées d’avance à l’insuccès. Rien d’efficace ne peut être tenté dans ce pays, tant qu’on ne lui aura pas donné, d’abord la paix, ensuite un gouvernement. Retenez seulement que le Turc n’est ni paresseux, ni rebelle au progrès, mais qu’il ne travaillera utilement et ne progressera que s’il se sent protégé, assisté, gouverné.

« Cela revient à dire que le relèvement économique de la Turquie est subordonné à sa réorganisation politique. On a fort déclamé contre Abdul-Hamid, et certes il y avait matière : ce souverain était cruel, fourbe, despote ; mais il gouvernait, et il gouvernait par la seule méthode qui fût alors applicable à la Turquie, par l’autorité. Après lui, nous avons eu la Révolution et les prétendues réformes. Des gens qui n’avaient ni expérience personnelle, ni tradition, mais qui croyaient avoir la science infuse, s’en vinrent déclarer au peuple : « Ne vivez plus comme vous avez vécu jusqu’ici ; tout ce que vous faisiez était mal fait. Nous allons vous réformer. » Le résultat ? Il existait en Turquie quelque chose, certains usages, certaines méthodes ; usages surannés, méthodes médiocres : mais tout cela était vivant, naturel, issu de notre nation et de notre race. Les révolutionnaires de 1908 ont démoli ce qui existait, et n’ont rien reconstruit. Ils ont créé à grand fracas dans les chefs-lieux de vilayet des écoles techniques, oubliant seulement que, faute d’écoles primaires, nos gens ne savaient pas lire.

« Nous n’eûmes donc pas de réforme, mais, en revanche, nous eûmes de la politique, et beaucoup. « Je m’étais couché Kurde et je me réveille Arabe, » dit un de nos proverbes. Nous nous sommes réveillés successivement nationalistes, turquistes, pantouraniens et panislamistes. Chaque formule aboutissant rapidement à un échec, il fallait en inventer une autre. Le malheur est que toutes celles qu’on inventait laissaient la Turquie comme elles l’avaient trouvée, mais indisposaient plus ou moins gravement contre elle les étrangers, sans qui elle ne peut pas vivre.

« En un mot, la Turquie a été ruinée par des réformes livresques, logiques, importées brutalement du dehors et imposées par des sots fanatiques à un peuple dont ils ignoraient ou méconnaissaient les tendances naturelles et les caractères originaux. Autant de réformes, autant de maladies, qui, étant donné notre nature passive, notre médiocre faculté de réaction, ne se sont pas traduites par des crises aiguës, mais sont devenues tout de suite des maladies chroniques. Nous avons été empoisonnés, exténués par les fausses réformes. Pour guérir, pour revivre, la Turquie devra recourir à un traitement très différent de celui que lui appliquèrent ces mauvais médecins. Ceux qui entreprennent de réorganiser le pays, après avoir étudié les systèmes pratiqués à l’étranger, devront les transformer, les accommoder au caractère de notre peuple, à ses traditions religieuses et sociales, aux conditions particulières de son existence.

« Soyez bien persuadé que le peuple turc sent confusément, mais profondément cette nécessité. Il aspire à être gouverné, il aime l’autorité et abhorre l’anarchie ; mais il ne se soumettra qu’à une autorité conçue et exercée suivant les mœurs et les traditions de sa race. Au temps où j’étais vali de Salonique, des troubles éclatèrent en Albanie. On envoya de Constantinople une commission pour étudier sur place les causes du malaise et aviser aux remèdes qu’il convenait d’y apporter. Les commissaires, en passant, vinrent me rendre visite. Un vieux cadi, qui ne savait pas lire, mais que j’estimais pour son bon jugement, s’approcha de l’un d’eux et lui dit doucement : « Où vas-tu ? — En Albanie. — Pour quoi faire ? retourne à Constantinople : ce n’est point là-haut, c’est là-bas qu’il y a quelque chose à changer. » Voilà leur sagesse.

— Mais, demandai-je, ces réformes, accommodées au caractère et aux besoins particuliers du peuple turc, voyez-vous ici des hommes capables de les élaborer ?

— Non, répondit le ministre.

— En voyez-vous du moins qui soient aptes à guider des spécialistes étrangers dans cette tâche difficile, qui consiste à transformer un système logique en organisme vivant et durable ?

— Oui, il y en a, qui tout ensemble connaissent assez bien les méthodes, étrangères et sont assez imbus des traditions nationales, pour aider vos spécialistes à accorder les unes aux autres. Ce qui me parait certain, c’est que la restauration de la Turquie ne saurait résulter que d’une collaboration entre ces deux éléments : la technique étrangère et l’esprit indigène. Vous nous apporterez votre science, votre expérience ; nous mettrons à votre disposition la connaissance que nous avons de notre pays, de notre race, de ses qualités et de ses défauts, et de l’effort commun sortira un système vivant, une organisation naturelle, par conséquent efficace.

— Mais ne craignez-vous pas, monsieur le ministre, que les événements de ces dernières années, en exaspérant le sentiment national, n’aient développé dans le pays une xénophobie redoutable ?

— Non, le peuple turc n’a pas de haine contre l’étranger : il est impressionnable, mais plus sensible au bien qu’au mal, et sa reconnaissance est longue comme sa mémoire. Pensez à l’Angleterre : il fut un temps où elle nous protégeait : les Turcs ne l’ont pas encore oublié. L’Angleterre peut être aujourd’hui pour nous la cause de grands malheurs : n’est-ce pas elle qui nous livre au nationalisme radical, au panislamisme, et peut-être au bolchévisme ? N’importe. Le souvenir de ses bienfaits antérieurs est encore vivant parmi nous. La grande majorité des Turcs est sympathique aux étrangers et favorable à leur intervention, pourvu que les étrangers respectent les traditions de la race, l’honneur et l’indépendance de la nation, tout ce que cette terre a fait naître et doit continuer de faire vivre. »

Tandis que Hussein Kiazim parlait, un murmure mélodieux s’était élevé du jardin proche ; puis il était devenu vocalise franche et hardie ; la voix, — sans doute celle d’un jeune garçon, — entrait par les fenêtres ouvertes dans le cabinet où nous causions, elle s’imposait, s’installait familièrement dans notre conversation. Tout en discourant, le ministre l’écoutait. Ce chapelet de notes claires, égrené fidèlement par combien de voix ! depuis des siècles, ne lui causait ni trouble ni embarras : c’était à ses paroles comme un accompagnement souhaité. Je suis sûr qu’à aucun moment l’idée ne vint au ministre d’imposer silence au chanteur : tous deux, chacun à sa mode, m’avaient rendu sensible et vivante l’âme de la vieille Turquie.


LE CARACTÈRE DU PEUPLE TURC

Je retrouvais à chaque pas, dans mes promenades à travers Stamboul, comme dans mes conversations et dans mes lectures, ce mélange singulier de mort et de vie, de résignation passive et d’énergie ardente. « Le Turc vit dans un rêve, — me disait un jour R... Bey ; — malheureusement pour nous, le monde marche, et notre rêve est immobile. » Etait-ce bien vrai ? J’inclinais à le croire, lorsque, sous les vieux platanes qui entourent la Chah-Zadé-Djami, ou dans l’ombre silencieuse d’un petit café, je regardais ces fantômes, absorbés par la contemplation d’on ne sait quel néant, et que j’attendais vainement un geste, un regard, un son qui révélât en eux l’être vivant. L’observation naïve d’un voyageur français du XVIIe siècle me revenait alors en mémoire. Après avoir minutieusement décrit les curiosités du fameux Kiosque de Bostangis-Bachy, le sieur Grelot ajoutait : « Ces Kiosques sont fort propres à entretenir l’humeur rêveuse des Turcs. Ils se mettent là-dedans sur un sopha ou estrade, avec une pipe de tabac et quelques flingeons ou tasses de café, et y demeurent des deux ou trois heures en compagnie, sans tenir de grands discours les uns aux autres, et y dire autre chose que quelques mots entrecoupés de gorgées de café, qu’ils boivent extrêmement chaud et à plusieurs reprises [2]. »

Pourtant ces Turcs d’autrefois, que Grelot avait aperçus dans leurs kiosques, fumant leur chibouk et sirotant leur tasse de moka, avaient été des gens terriblement actifs. Pourquoi ceux d’aujourd’hui ne le seraient-ils plus ? Des apparences semblables ne pouvaient-elles pas dissimuler une réalité identique et permanente ? Je demandai au docteur Chehabeddin de m’ aider à débrouiller cette énigme, en analysant pour moi le caractère turc, tel qu’il le connaissait, tel qu’il l’éprouvait lui-même. Djenab Chehabeddin Bey, vice-président du Conseil supérieur de Santé, médecin, psychologue et écrivain, est l’un des esprits les plus pénétrants et les plus réfléchis de la Turquie contemporaine. Je l’avais rencontré à San Stefano, chez l’excellent romancier Halid Zia, et quelques phrases, qu’il avait jetées assez négligemment dans la conversation, m’avaient donné à penser. Il voulut bien venir me voir à Constantinople et résumer, dans un entretien de quelques heures, les méditations et les expériences de toute une vie d’observateur et de savant.

« Tout d’abord, — me dit-il, — je crois que le peuple turc est fait, non pour la spéculation, mais pour l’action. Il n’a jamais rien inventé, ni une religion, ni une philosophie, ni un art, ni une science. On compte dans l’Islam soixante-douze sectes différentes ; aucune n’a été fondée par un Turc : nos théologiens n’ont fait que broder autour des dogmes essentiels, leur œuvre est toute scolastique. Notre littérature est imitative ; pendant quatre siècles, elle a été persane et arabe ; puis, tout d’un coup, elle est devenue occidentale et surtout française. Peut-être découvrirait-on dans nos chansons populaires quelque élément spontané et original : mais cela ne compte guère.

« Les qualités essentielles du peuple turc apparaissent dans le domaine de l’action. Mais notre malheur a voulu qu’elles fussent constamment orientées vers un seul but : la guerre. Notre histoire n’est qu’une longue suite de victoires et de défaites, de guerres heureuses ou funestes. Ce goût de l’action, cette opiniâtreté dans l’effort, cette courageuse résistance à la fatigue et à la douleur, qui caractérisent les hommes de notre race, auraient-ils pu être dirigés vers d’autres objets, exploités à d’autres fins ? Oui, en théorie. En pratique, les événements ne l’ont pas permis,

« Dans les territoires conquis par les Turcs musulmans, vivaient des chrétiens et des juifs. Ceux-ci s’adonnaient à l’industrie et au commerce : les Turcs ne les voulurent ni dans l’armée, ni au gouvernement. « C’est nous, — dirent-ils, — qui avons conquis le pays, c’est à nous de le défendre militairement, comme c’est à nous de le gouverner. » Le peuple turc se réserva la supériorité politique, et par mépris, abandonna les autres aux non-musulmans. Les non-musulmans s’enrichirent, et les Turcs tombèrent dans la pauvreté.

« Ainsi naquit un double sentiment, une réciproque hostilité : le Turc envia la richesse, qu’il avait dédaigné d’acquérir ; le chrétien et le juif envièrent le pouvoir, qu’on leur refusait, et auquel leur richesse leur permettait désormais d’aspirer. Telle est l’origine d’un conflit, que l’intervention des Puissances européennes a constamment entretenu et envenimé. Les Grecs, les Arméniens, les Juifs exploitaient à leur profit exclusif un pays dont nous entendions rester les seuls maitres. Notre pauvreté, notre ruine, qu’ils avaient causée, nous les faisaient haïr. De leur côté, ils trouvaient injuste l’ostracisme politique dont ils étaient frappés, et odieux les efforts que nous faisions pour conserver une autorité, un contrôle, sans lesquels nous n’aurions plus existé. Ces efforts ont pu se traduire par des actes inhumains : notre excuse est qu’ils étaient dictés par la nécessité, presque par le désespoir. Pour juger équitablement la conduite des populations turques envers les Arméniens et les Grecs, il faut savoir ce que ces populations ont eu à souffrir, comment leur naïveté, leur bonne foi ont été dupées par l’habileté dénuée de scrupules et par l’avidité cynique des chrétiens d’Orient. Quoi qu’il en soit, entre l’élément chrétien et l’élément musulman, condamnés à vivre côte à côte sur tout le territoire de l’Empire, la haine est profonde : les Puissances occidentales auraient pu, en s’inspirant des intérêts supérieurs de l’humanité, essayer de faire l’accord ; elles ont préféré maintenir la discorde, sous prétexte de ménager quelques intérêts politiques assez misérables. Réfléchissez bien ! c’est toute la question d’Orient.

« Maintenant, que faire ? La puissance militaire et politique nous reste : avant de nous l’enlever, il faudra qu’on nous détruise. Le problème qui se pose pour nous, — et, croyez-moi, aussi pour le monde civilisé, — est donc celui-ci : comment peut-on mettre les Turcs en mesure de ressaisir la puissance économique, sociale, internationale, qu’ils ont imprudemment abandonnée aux éléments allogènes de l’Empire, et, par suite, d’exercer l’autorité dans leur pays, non par des moyens arbitraires et violents, mais simplement en vertu de cette influence économique, sociale et internationale heureusement retrouvée ?

« J’ai proposé l’exemple du Japon, dont le peuple n’est pas sans analogie avec le nôtre ; comme le Turc, le Japonais est incapable de créer ; il n’a aucun goût pour la spéculation, l’action l’absorbe tout entier. Qu’a fait le Japon pour devenir un État civilisé et moderne ? Il s’est efforcé de créer une élite ; cette élite une fois créée, il lui a confié l’administration et l’organisation du pays. Je crois que nous pourrions en faire autant. On commencerait, bien entendu, par recourir aux spécialistes européens pour les réformes urgentes : car la vie d’un Etat ne souffre pas d’interruption. Entre temps, on aurait envoyé en Europe un millier de jeunes gens intelligents, instruits, et aptes à s’assimiler les meilleures méthodes économiques et administratives. Je suppose un déchet de 50 pour 100. Cinq cents hommes actifs, ardents et réfléchis tout ensemble, suffiraient, après un tel apprentissage, à réorganiser la Turquie.

« Réorganiser la Turquie, cela veut dire, à mon avis, assigner à chaque élément social sa place naturelle et son rôle utile. Voilà la base de toute réforme. Comment déterminer ces places et distribuer ces rôles ? La loi religieuse doit être prise en considération ; mais elle est trop immobile, trop immuable, pour qu’on puisse ne s’inspirer que d’elle. N’oubliez pas que le peuple turc n’a pas créé sa religion : il a pris celle qu’on lui a donnée ; il s’y est attaché, plus encore par esprit traditionnel que par esprit mystique. Encore un coup, il n’est pas spéculatif : il n’a jamais fait d’hérésie ou de schisme ; il n’a pas l’imagination assez créatrice, le jugement assez critique pour éprouver le besoin de changer de croyance. Depuis deux siècles, il n’y a pas eu un Turc renégat. Cela, pour situer exactement l’importance de l’élément religieux dans le caractère et dans la vie de la nation.

« On essaiera donc de répartir les efforts, de diviser la tâche. L’activité de notre peuple devra être dirigée dans le sens de ses vertus. Je suis convaincu que les Turcs peuvent faire de bons agriculteurs, de bons industriels et de bons commerçants. Les qualités strictement nationales peuvent être améliorées, diversifiées par des croisements qu’autorise notre religion. N’oubliez pas que le Coran permet aux musulmans, hommes et femmes, l’union avec les fidèles de toutes les religions bibliques, c’est-à-dire avec les chrétiens et les juifs. Une interprétation restrictive a enlevé aux femmes cette faculté, mais les hommes continuent d’en jouir et d’en user.

« Toute réforme, pour être mise en pratique, suppose une instruction populaire plus méthodique et plus largement répandue. Nous avons encore en Turquie au moins 80 pour 100 d’illettrés. Il nous faut donc tout un enseignement primaire approprié à l’intelligence de notre peuple. Le Turc ne sait naturellement ni abstraire ni généraliser. Sa mémoire est pénétrante, mais détaillée, jusqu’à la minutie. Un paysan anatolien, devant qui vous aurez démonté et remonté deux ou trois fois un moteur d’automobile, est capable d’exécuter ensuite lui-même, très exactement, toute l’opération, et de devenir, au bout de quelques mois d’apprentissage, un excellent mécanicien. La mémoire visuelle, en particulier, est si développée chez les Turcs des classes populaires, que l’instruction par le cinéma peut donner ici des résultats merveilleux.

« Ce que je recommande surtout, c’est la décentralisation de l’enseignement, même primaire. Qu’on ne donne pas la même instruction aux enfants d’ouvriers, à Constantinople, et aux enfants de cultivateurs en Anatolie. Que l’enseignement devienne une fonction variée et vivante. Malheureusement, notre personnel enseignant est mal préparé à son métier : les maîtres d’école, mal payés, routiniers, sans contact avec les gens parmi lesquels ils vivent, sont incapables d’exercer sur eux une bonne influence. La direction même de notre enseignement s’est ressentie des variations de notre politique. Nous nous étions inspirés d’abord des méthodes françaises ; puis les Allemands nous ont imposé les leurs ; aujourd’hui nous revenons aux vôtres. Je sais qu’on nous reproche quelquefois notre manque de constance, notre « dispersion : » ce n’est pas un défaut du caractère turc, mais bien plutôt une conséquence des vicissitudes par lesquelles a passé la Turquie.

« Quant à l’enseignement secondaire, sous sa forme classique, il répond mal aux dispositions et aux besoins de notre peuple. Les lycées créés en Asie par l’Union et Progrès n’ont eu aucun succès. On les remplacerait avec avantage par des écoles techniques et professionnelles. Je ne parle pas de l’enseignement supérieur, dont le développement est beaucoup moins urgent : cela viendra plus tard, après que seront venues beaucoup d’autres choses... »

Je me gardai bien de dire à Chehabeddin que plusieurs des observations qu’il venait de formuler sur les qualités et les défauts de l’esprit turc et sur la nécessité d’y accommoder les méthodes d’enseignement, je les avais déjà entendues, il y a dix ans, à Smyrne, à Koniah, à Ouchak, dans la bouche d’humbles religieux français qui, sans être philosophes de métier, avaient pourtant cru nécessaire d’étudier la mentalité et de reconnaître les aptitudes des enfants que les populations musulmanes d’Asie-Mineure leur confiaient si volontiers. J’admirais cependant comme l’expérience de mon savant interlocuteur concordait avec celle de nos Lazaristes et nos Frères des écoles chrétiennes.

Mais je demandai au docteur : « Des maîtres, qui seraient animés de l’esprit nouveau que vous préconisez, ne se heurteraient-ils point à l’opposition du clergé ?

— Je ne le pense pas, répondit Chehabeddin. Nos prêtres, à ce point de vue, ont déjà fait quelque progrès. Je me rappelle le temps où, dans nos écoles, le même professeur distribuait aux élèves la science tout entière, depuis les lettres de l’alphabet jusqu’aux dernières subtilités de la scolastique. Aujourd’hui, même dans les écoles religieuses, on pratique la spécialisation et la division du travail. Néanmoins, il faut s’attendre à la résistance de quelques hodjas, plus redoutables par leur ignorance que par leur zèle pour la foi. La situation de hodja était autrefois très recherchée, parce qu’elle comportait de nombreux avantages : les religieux étaient exempts du service militaire et, sans être riches, vivaient à leur aise. Le Tanzimat, puis la Révolution ont changé tout cela : désormais les hodjas vont à l’armée et vivent dans une condition assez misérable. Aussi ne se recrutent-ils plus que dans la basse classe, dont ils partagent l’ignorance et les préjugés. Tout compte fait, je crois que, dans l’accomplissement des réformes que nous envisageons, le clergé musulman ne constituera ni un obstacle, ni non plus un adjuvant. Les réformes se feront en dehors de lui, plutôt encore que malgré lui.

Chehabeddin Bey m’avait-il livré toute sa pensée ? ou se faisait-il lui-même illusion sur les dispositions du clergé ? D’une part, il me semblait difficile qu’une grande œuvre de réforme, dans un pays comme la Turquie, pût être accomplie sans le concours de l’autorité religieuse, à plus forte raison en dehors d’elle ; d’autre part, j’avais quelques doutes sur l’aptitude des prêtres et des théologiens à comprendre les exigences de la vie moderne et sur leur disposition à favoriser les mesures propres à concilier avec elles les préceptes et les traditions de l’Islam.

Ainsi, avais-je grande envie d’approcher quelques-uns des membres les plus éminents du haut clergé et de causer avec eux. Plusieurs fois, on m’avait vanté l’érudition et l’originalité de Fatim Effendi, hodja, théologien et astronome. Il était professeur à l’Université de Stamboul et directeur de l’Observatoire. Un jeune romancier turc, qui manie sa langue et la nôtre avec une aisance égale et possède un talent reconnu à Paris comme à Stamboul, Izzet Mélyh Bey, s’offrit à me le faire rencontrer et à me servir d’interprète.


L’ISLAM ET LA CIVILISATION EN TURQUIE

Lorsqu’on annonça Fatim Effendi, je vis entrer un homme de belle taille, vêtu d’une longue houppelande noire et coiffé d’un large turban blanc. Il s’assit, puis échangea avec nous, selon la mode turque, plusieurs saints fort cérémonieux. Un silence de quelques minutes est de rigueur avant d’entamer la conversation, et j’eus tout loisir d’observer mon théologien : un nez fortement aquilin, des yeux noirs très brillants, des traits réguliers encadrés par une courts barbe noire ; des mains fines et soignées sortaient des larges manches de la robe et s’appuyaient posément aux bras du fauteuil. Lorsqu’il commença à parler, je fus frappé tout ensemble de l’extrême vivacité avec laquelle il s’exprimait et de la douceur que pourtant sa voix conservait toujours ; parfois le geste soulignait l’importance d’un mot, mais le ton demeurait le même, très bas, sans éclat, presque sans accent.

En quelques phrases Izzet Mélyh exposa au professeur mon désir d’apprendre de lui comment, dans les milieux religieux intelligents et cultivés, on envisageait l’avenir de la Turquie, et dans quelle mesure l’Islam, ses dogmes, ses préceptes moraux et ses institutions sociales lui semblaient, à lui-même et à ceux de sa caste, compatibles avec les progrès de la vie moderne.

— Notre religion, répondit Fatim Effendi, diffère de toutes les autres, en ce que les autres sont fondées sur la seule morale, tandis que l’Islam considère l’individu dans toutes ses relations avec le monde qui l’environne : il règle son hygiène et sa vie quotidienne, son mariage et sa succession, et généralement tous les détails de son organisation en société. La religion musulmane est en elle-même toute une civilisation.

« La rapide expansion de l’Islam, qui reste inexplicable, si l’on y voit seulement un dogme et une morale, redevient historiquement vraisemblable, presque naturelle, si on l’envisage comme une révolution sociale. Rappelez-vous que cent cinquante ans suffirent au Prophète et à ses premiers successeurs pour établir leur empire sur une vaste partie du monde, trente ans pour s’imposer à l’Egypte.

« Si les Turcs sont demeurés jusqu’aujourd’hui en dehors des grands courants européens, s’ils ne se sont point assimilé la civilisation occidentale, comme l’ont fait, par exemple, les Bulgares, c’est précisément parce que cette civilisation et la civilisation islamique découlent de principes tout différents. Un phénomène analogue a maintenu très longtemps, dans l’antiquité, une division profonde entre les Chaldéens et les Perses. Cependant entre l’Islam et l’Occident, il y a un point de contact : ce sont les sciences positives. Les sciences et leurs applications, les arts et les industries forment un domaine commun. Si les Turcs, au lieu d’importer du dehors, pêle-mêle et sans égard à la tradition nationale, des idées philosophiques, des habitudes morales et des institutions politiques, avaient commencé par emprunter à la civilisation européenne ses méthodes scientifiques et son outillage économique, le terrain serait aujourd’hui tout préparé pour une évolution salutaire, pour un heureux développement des énergies et des vertus de notre race. Au lieu qu’à présent il faudrait, avant tout, déblayer le terrain de toutes les constructions artificielles, de tous les ouvrages fragiles qui l’ont encombré et bouleversé... »

Le théologien s’arrêta. Lorsqu’on m’eut expliqué ses paroles, je demandai à poser la question sous une autre forme : « Estimez-vous, — dis-je, — qu’en restant à l’écart de la vie occidentale moderne et dans le cadre de leur religion et de la civilisation qu’elle implique, les Turcs soient susceptibles de progrès, au sens où nous entendons ce mot ?

— Beaucoup de savants musulmans pensent, comme moi-même, que notre religion, tout en restant ce qu’elle est, s’élèvera un jour jusqu’à former un ensemble aussi parfait que la plus parfaite civilisation. Ce progrès s’accomplira, non par des importations étrangères mais par une évolution intérieure. Et un temps viendra où la civilisation musulmane, en vertu de son propre effort, se retrouvera de plain-pied, en contact direct avec les autres. Certaines divergences subsisteront plus ou moins longtemps, mais finiront par disparaître.

« Notre droit familial, notre législation touchant la condition des femmes me semblent des questions secondaires, qui se trouveront résolues en fonction d’un progrès général. N’en a-t-il pas été de même en Europe, où les changements survenus dans le domaine économique, politique et social ont entraîné naturellement des changements correspondants dans la constitution de la famille, l’éducation des enfants et la situation des femmes ?

« En ce qui concerne le progrès social, je ne vois pas en quoi notre religion pourrait y faire obstacle. Le socialisme, dans sa forme occidentale, n’existe pour ainsi dire pas en Turquie, parce que nous n’avons pas de grande industrie et que notre agriculture n’est pas organisée de manière à opposer une classe d’ouvriers à une classe de propriétaires : la terre est presque partout cultivée directement par celui qui la possède. Mais l’Islam contient tous les principes de ce que vous appelleriez chez vous un « socialisme modéré. » Il ne reconnaît pas au capital-argent le droit de porter des fruits ; notre loi n’autorise ni les sociétés anonymes, ni les actions au porteur : les actions nominatives sont seules admises. Elle ne reconnaît pas d’autre monnaie que l’or et l’argent. Elle impose à tout croyant l’obligation de disposer d’une partie de ses biens, soit en faveur des malheureux qui sont incapables de gagner leur vie, soit au bénéfice de ceux qui, ayant travaillé, n’ont pas réussi à assurer leur subsistance. Le Zékiat est pour tout musulman un devoir strict : le quarantième de chaque fortune doit être distribué en aumônes.

« Vous voyez que ces principes n’ont rien d’incompatible avec les directions modernes de la vie sociale. Quant aux détails de notre législation, ils peuvent, ils doivent même se modifier suivant les circonstances. Notre tradition religieuse est formelle : « Tout verset du Coran qui semble contraire à l’esprit, — que l’esprit ne peut pas concevoir, — doit être interprété dans un sens conforme à l’esprit. » Les divers changements qui seront la conséquence d’une assimilation plus complète, par le peuple turc, des sciences, des arts et des industries modernes, auront donc sur nos lois leur répercussion légitime. »

— Mais les prêtres, dans l’ensemble, jugent-ils une telle évolution conforme à l’institution religieuse, à l’esprit de l’Islam ?

— Entendons-nous bien, — répondit vivement Fatim Effendi. L’Islam a une base morale intangible, immuable : c’est la distinction du bien et du mal. Il comporte en outre des obligations rituelles : la principale est celle de la prière et du culte rendu à Dieu ; sur ce point, rien ne peut être changé au fond ; mais, dans la forme, on se montre de plus en plus libéral. Et ce libéralisme est d’autant plus inévitable que ni le gouvernement, ou, si vous voulez, l’autorité politico-religieuse, ni le clergé ne constituent chez nous des intermédiaires entre le fidèle et Dieu. Dans la religion musulmane, le prêtre n’est pas un organe strictement nécessaire ; aussi n’avons-nous pas de caste sacerdotale, ni même, à proprement parler, de hiérarchie ecclésiastique. Le prêtre, dans l’Islam, est celui qui connaît la loi, l’enseigne, et, en certaines occasions, dirige les cérémonies du culte.

« Le rôle des prêtres étant ainsi défini, vous devinez quelle peut être leur influence. Elle est considérable sur le bas peuple, en particulier dans les campagnes ; elle est beaucoup moindre sur les habitants des villes, plus faible encore à Constantinople. Je ne prétends pas qu’en Turquie, à l’heure actuelle, la majorité des prêtres musulmans soit assez éclairée pour approuver l’évolution que je prévoyais tout à l’heure ; mais il y a, dès à présent, un certain nombre de prêtres intelligents qui la comprennent et la désirent ; et ceux-là, loin d’encourir le blâme ou de provoquer la défiance, sont généralement très respectés. »

« Fatim Effendi, — observa Izzet, — en est lui-même un exemple. » Je demandai encore au professeur comment se recrutait le clergé musulman de Turquie, et selon quelles disciplines il était formé. Fatim Effendi me l’expliqua volontiers :

— La carrière n’est pas lucrative et elle ne jouit plus d’autant de prestige qu’autrefois : aussi notre clergé ne se recrute-t-il guère que dans les classes populaires. Les futurs prêtres sont instruits dans les médressés ou écoles religieuses. Dans ces derniers temps, le niveau des études s’était abaissé : on négligeait la philosophie et la vraie théologie, pour s’enfermer dans une scolastique assez vide. Mais le Gouvernement vient d’entreprendre une réforme sérieuse des médressés. Aujourd’hui les connaissances générales d’un étudiant en théologie s’étendent un peu au delà du programme de votre brevet supérieur. L’enseignement spécial porte sur les langues turque et arabe, la lecture et l’interprétation du Coran, la législation coranique, l’histoire des religions et celle des philosophies, considérées dans leurs rapports avec la religion musulmane.

— La jeunesse intellectuelle de Turquie a-t-elle du goût pour les études philosophiques et religieuses ?

— II est difficile de s’en rendre compte en ce moment. Cependant on peut observer que la pure spéculation philosophique semble avoir peu d’attrait pour nos jeunes gens. Spencer fut longtemps leur auteur préféré, et la dernière génération a choisi pour maître votre Durkheim, dont la doctrine sociologique les satisfait mieux que tous les systèmes idéalistes ou criticistes de l’Allemagne. En ce qui concerne la religion, la jeunesse, — et, en général, la classe éclairée, — tend de plus en plus à séparer le dogme de la législation et de la morale sociale. Elle attache au dogme moins d’importance, et retient au contraire très soigneusement le contenu moral, juridique et social de la doctrine coranique. Mais l’institution religieuse est universellement respectée. Le mouvement qui tendait à séparer l’Eglise de l’Etat ne s’est point développé ; même les anciens partisans de cette réforme en sont devenus aujourd’hui les adversaires. Le problème qui s’est posé dans les sociétés européennes n’existe pas chez nous. Parmi les nations chrétiennes, il a pu se faire qu’une classe, — le clergé, — usât de son influence pour s’arroger des privilèges temporels, dont les autres classes voulurent ensuite la dépouiller. Dans l’Islam, au contraire, les prêtres ne forment pas une classe et n’ont jamais eu de privilèges. La doctrine du Coran est tout ensemble religieuse et sociale : si l’on mettait d’un côté les préceptes qui règlent les rapports de l’homme avec Dieu, de l’autre ceux qui règlent ses rapports avec le monde extérieur, cette seconde partie serait beaucoup plus importante que la première. La séparation de l’élément religieux d’avec l’élément juridique, social, politique, ôterait la vie à l’un et à l’autre : elle est pratiquement impossible.

« En résumé, je ne doute pas que le peuple turc ne parvienne au degré de civilisation et de progrès des nations modernes sans se détacher de l’Islam, et même qu’il y parvienne par l’Islam ; d’abord, parce qu’une interprétation de plus en plus large et intelligente permet d’accommoder nos préceptes religieux au nouvel ordre social ; ensuite, parce que notre peuple reste attaché profondément aux croyances et aux traditions des ancêtres, et que c’est sur ces croyances et ces traditions qu’il fondera sa grandeur. La guerre, qui nous a fait tant de mal, nous a pourtant procuré un bien : elle a ouvert les yeux et détruit l’illusion de ceux qui, parmi nous, s’étaient forgé de la civilisation européenne une conception idéale et paradisiaque. Loin de concentrer obstinément ses regards sur l’Occident, notre jeunesse d’aujourd’hui cherche ses raisons de vivre en elle-même, dans les vertus de sa race ; c’est vers l’Islam qu’elle se tourne, et vers la solidarité musulmane. »


A PROPOS DE DROIT MUSULMAN

L’union intime, indissoluble, entre religion et législation était un des caractères sur lesquels Fatim Effendi avait insisté avec le plus de force. Il semblait y voir, pour sa part, une garantie d’ordre, une raison d’harmonie et même un ferment de progrès. Beaucoup d’Occidentaux soutiennent au contraire que le lien qui attache étroitement, dans l’Islam, l’ordre juridique et l’ordre social à la doctrine religieuse du Coran, condamne les nations musulmanes, et en particulier la nation turque, à une éternelle immobilité. Quel était, là-dessus, l’avis des juristes musulmans ? J’en ai interrogé deux : Ebul-UIa Bey, professeur de droit civil et agraire à l’Université de Stamboul, ancien député au Parlement, et Chevket Effendi, professeur de droit familial. Ces deux maîtres appartiennent à l’ordre des hodjas ; le second remplit même les fonctions de premier iman à la Mosquée du Conquérant. Le sénateur Naïm Bey, professeur de philosophie à la Faculté des Lettres, Youssouf Behdjet, secrétaire général, et Raagheb Hulussi, bibliothécaire de l’Université, avaient bien voulu assister à nos conférences, qui eurent lieu dans l’un des salons de l’Université de Stamboul.

J’écris salon à dessein, car la maison où les étudiants de Constantinople reçoivent l’enseignement supérieur fut jadis la résidence somptueuse et charmante d’une princesse égyptienne. Deux escaliers majestueux conduisent à un immense vestibule, dont le plafond bleu étoile d’or est supporté par de frêles colonnes de bois peint. La bibliothèque, avec ses armoires de palissandre incrusté de nacre, les meubles massifs et ses inscriptions arabes, est une merveille. La princesse était savante et aimait la politique, au point de subventionner elle-même un journal. Il faut croire qu’elle avait aussi d’autres goûts, plus féminins : un jour, le directeur envoya son secrétaire quérir les subsides ; c’était un jeune homme beau et bien fait ; se trompa-t-il de porte ? les esclaves noires de la princesse se firent-elles un jeu de l’égarer dans les dédales du palais ? Toujours est-il que le beau secrétaire jamais ne reparut au journal. La princesse, en mourant, légua sa maison et ses livres au Sultan, qui en fit don à l’Université.

N’étant pas juriste, bien que j’eusse, comme tout le monde, étudié en droit, je me sentais fort intimidé devant l’aréopage réuni à mon intention. Les grandes robes et les turbans des hodjas évoquaient à mon esprit l’image lointaine d’autres robes et d’autres bonnets, devant lesquels j’avais un peu tremblé. Bref, j’avais comme le pressentiment qu’on allait, encore une fois, me faire passer un examen, et que je n’y brillerais point. J’avais deviné juste. Curieux de marquer d’abord par un exemple la différence de principe qui distingue la législation islamique des législations européennes, Ebul-Ula Bey me demanda : « Quels sont, selon le code civil français, les divers modes d’acquisition de la propriété ? » J’énumérai ceux que je me rappelais, et j’en oubliai un. « Il y a aussi la prescription, — compléta le professeur. Vous admettez en effet qu’un droit puisse cesser d’appartenir à quelqu’un qui, pendant un certain temps, ne l’exerce pas, et passe à un nouveau titulaire, qui l’a exercé d’une manière continue sans le posséder. Vous reconnaissez une prescription extinctive et une prescription acquisitive. Nous admettons, à l’extrême rigueur, la première, mais nous ne pouvons concevoir la seconde. Il nous paraît difficile qu’un droit de propriété puisse jamais s’éteindre, et impossible qu’il naisse de la prescription. C’est que le droit européen envisage, à côté du juste, l’utile, l’intérêt de l’individu et celui de la société ; tandis que le droit musulman se fonde exclusivement sur le juste et ne voit que l’intention morale de l’acte qu’il s’agit de qualifier.

« Le principe fondamental de notre droit pourrait s’énoncer ainsi : mieux vaut éviter le nuisible que de procurer l’utile, prévenir un dommage que de faire naître un profit. Peut-être y perdons-nous en prospérité, mais nous y gagnons en moralité. Ce principe a créé et maintient parmi les peuples musulmans un certain état d’esprit : la conviction que la justice règne par le Chériat (loi religieuse) et que, tant qu’on applique la loi, le mal est toujours évité.

« De plus en plus, nous voyons triompher en Occident la conception selon laquelle chaque droit est limité par une obligation correspondante : le droit de propriété implique, pour celui qui en est investi, l’obligation d’exploiter ce qu’il possède, d’en tirer un profit, d’en faire naître quelque chose d’utile. Chez nous, rien de semblable : la propriété, selon le droit coranique, est éternelle et ne peut jamais être abolie. Qu’elle demeure infructueuse, inutile, elle n’en existe pas moins. Ici ce n’est pas l’intérêt qui importe, c’est le droit.

« Ce principe entraine des conséquences : nos lois n’autorisent l’expropriation que dans des cas extrêmement rares ; nous estimons que toute colonisation est fondée sur l’injustice, et même proprement sur le vol. La conception européenne de l’hinterland et celle de la liberté des mers nous semblent monstrueuses. Le droit que vous reconnaissez à un peuple qui n’a pas de frontière maritime, de traverser le territoire d’un autre peuple pour accéder à un port, ne représente pour nous que la négation arbitraire du droit qu’a cet autre peuple, de ne pas laisser traverser par des étrangers le sol dont il est propriétaire. Colonisation, hinterland, libre accès à la mer, autant de concepts qui reposent, non sur le droit, mais sur l’intérêt, — intérêt collectif, je vous l’accorde : néanmoins, ils nous paraissent antijuridiques.

— Ne craignez-vous pas, monsieur le professeur, qu’en bornant ses efforts à éviter le nuisible, sans chercher l’utile, un peuple se réduise à l’inaction, et bientôt à l’impuissance ?

— Selon le Coran, —répliqua Ebul-Ula Bey, — il est permis à chacun de chercher l’utile, mais, pour ainsi dire, par surcroît : le premier soin de chacun doit être d’éviter tout ce qui peut nuire à autrui. Nous croyons que, le jour où ces principes cesseraient d’être appliqués, notre peuple cesserait d’avoir cette absolue confiance en la justice, qui est chez nous la base la plus solide de l’ordre social. Si les sociétés européennes avaient, comme la nôtre, fondé leur droit sur la pure justice, et non pas sur l’intérêt, pensez-vous qu’elles auraient jamais eu rien à redouter de cette maladie nouvelle, le bolchévisme, qui les menace si gravement, tandis qu’elle ne peut avoir aucune prise sur les nations musulmanes ?

« Plus j’étudie l’histoire, et plus je constate que c’est dans le Coran qu’est la vérité. Depuis le Tanzimat, nous avons subi l’influence des législations occidentales : elle ne nous a pas été salutaire. Que des hommes de science, d’expérience et de talent s’appliquent à développer les principes du droit musulman dans le sens de l’évolution du monde, mais aussi, dans leur direction logique et naturelle : ils y trouveront les meilleures solutions des problèmes qui se posent aujourd’hui et tous les moyens de faire face aux exigences compliquées et aux obligations mal définies de la vie moderne la plus civilisée. »

En sortant de l’Université, je traversai la place du Séraskiérat et j’allai flâner au Grand-Bazar. Dans l’obscurité délicieusement fraîche des longues galeries, Grecs, Arméniens et Israélites, postés au seuil des boutiques, guettaient le client rare. Offres alléchantes et mensongères, mystérieux trafics entre courtiers et marchands, serments éhontés, feintes indignations : dans les discours, dans les gestes, dans les actes, la « recherche de l’utile, » déconseillée par le Coran, triomphait insolemment et le plus souvent, sans doute, au mépris de la justice et de la vérité. Les bons musulmans, silencieux, regardaient faire. J’entrai chez un marchand grec, qui m’avait vendu la semaine précédente des tissus brodés d’Anatolie. Il fit apporter deux tasses de café et nous parlâmes politique. « Vos armées remportent de grands succès en Asie, — lui dis-je, et l’on annonce que le roi Constantin va marcher sur Constantinople. Qu’en pensez-vous ? » L’homme répondit simplement : « Si les Grecs viennent ici, je m’en irai ailleurs. » N’était-ce point là, en raccourci, toute la question d’Orient ?


LA CONDITION DES FEMMES

Notre second entretien eut pour objet la condition des femmes dans la société musulmane. Sur ce point aussi, les professeurs de Stamboul s’appliquèrent à écarter les critiques et à combattre les préjugés qu’entretient en Occident une ignorance à peu près complète de l’Islam, de ses coutumes et de ses lois.

« En principe, — expliqua le professeur de droit familial, — le Coran reconnaît entre les deux sexes une égalité presque absolue ; notre législation attribue cependant à la femme une certaine supériorité, en ce qu’elle dispose librement de ses biens avant, pendant et après son mariage. La dot n’est chez nous qu’un usage, non une obligation : le mari doit assurer l’entretien de toute la famille : aucune charge n’incombe à la femme. Si sa femme l’exige, le mari doit même lui fournir une servante, pour vaguer aux soins du ménage. Au cas où, en vertu de la loi religieuse, une femme est obligée de subvenir à l’entretien d’un membre de sa famille, orphelin ou indigent, la charge qui pèse sur elle est deux fois moindre que celle qui pèserait sur un homme. Ainsi l’homme assume la plus grande part des devoirs économiques. L’équilibre entre les deux sexes se rétablit par l’héritage : la femme, venant en concurrence avec des cohéritiers mâles, n’a droit qu’à une demi-part.

« Un des grands griefs que fait l’Occident à notre législation, c’est l’inégalité qu’elle établit entre l’homme et la femme, touchant la dissolution du mariage. Le mari a le droit de répudier sa femme ; la femme n’a pas celui de quitter son mari. Cela n’est pas tout à fait exact. D’abord, la femme peut toujours recourir aux tribunaux pour faire déclarer nul son mariage, si elle a des motifs suffisants. Les motifs prévus par la loi sont : le fait, par le mari, d’avoir commis un crime de nature infamante, d’être atteint d’aliénation mentale ou d’une maladie contagieuse incurable, d’infliger à sa femme de mauvais traitements. Mais la « déclaration de nullité » est un acte public, elle résulte d’une décision des magistrats ; tandis que la « dissolution » est un acte privé, et résulte du seul fait que vient à manquer le consentement réciproque des deux époux. Or il est vrai que le mari peut à tout moment, même sans motif, retirer son consentement et renvoyer sa femme. Mais il n’est pas moins vrai que notre loi reconnaît à la femme un droit identique, pourvu qu’elle se le réserve par une déclaration formelle au moment de contracter mariage. Le règlement de la famille impériale prescrit cette déclaration aux sultanes. L’usage s’en est fort répandu, depuis dix ans, parmi les femmes des classes cultivées, et il tend à se généraliser.

« Au point de vue de l’autorité paternelle, l’avantage est d’abord à la femme, puis il passe à l’homme : l’autorité de la mère est prépondérante sur les fils jusqu’à sept ans, sur les filles jusqu’à neuf ans ; passé cet âge, c’est celle du père qui prévaut. La tutelle sur les enfants mineurs est exercée conjointement par les deux parents : cependant la coutume attribue au père un droit de priorité. Devenus majeurs, les enfants se marient librement : en un seul cas, les parents peuvent exercer le « droit d’objection. » Un jeune homme, en effet, épouse qui il veut, même une fille de condition inférieure à la sienne ; si une jeune fille choisit pour mari un homme qui lui est socialement inférieur, les parents ont la faculté de s’y opposer : au Cadi de juger si l’ « objection » est, ou non, légitime.

« La femme doit obéissance à son mari. Cependant la loi prévoit quelques exceptions. Une femme désireuse de s’instruire peut en prendre les moyens sans que son mari l’y autorise ou même malgré sa défense. Le mari doit permettre à sa femme de rendre visite à ses parents, une fois par semaine, s’ils habitent le même lieu. Avec ou sans la permission du mari, la femme a le droit de se rendre auprès de son père malade et de le soigner jusqu’à sa mort. La loi n’oblige pas la femme à allaiter elle-même son enfant, sauf dans le cas où l’enfant refuserait de prendre le sein d’une autre nourrice.

« Voilà pour le droit familial. Pour le reste, la législation musulmane traite l’homme et la femme sur un pied de parfaite égalité, si ce n’est qu’en certains cas elle est plus indulgente à la femme, en raison de sa faiblesse physique. La peine capitale, prévue pour les hommes comme châtiment de certains crimes politiques, n’est point applicable aux femmes. Il en va de même de la déportation. Pour la tutelle, le mandat, l’action en justice, la capacité de la femme est entière. Dans quelques cas spéciaux, le témoignage d’une femme ne vaut que la moitié de celui d’un homme ; mais la règle générale est que les deux témoignages ont une valeur égale.

« La loi, qui interdit aux hommes de porter des vêtements de soie et des bijoux d’or en trop grande quantité, n’impose aucune limite à la coquetterie des femmes. L’usage de se voiler le visage, où l’Occident veut voir une marque de barbarie, ne correspond à aucune prescription formelle du Coran. Il est écrit seulement : « que la femme couvre les parties de son corps dont la vue pourrait exciter chez l’homme des désirs brutaux. » S’inspirant de ce précepte, les femmes musulmanes ont pris l’habitude de n’exposer aux regards des hommes aucune partie de leur corps qui ne soit dissimulée sous quelque vêtement, de se voiler le visage et de se couvrir les mains et les pieds. Les convenances obligent les femmes honnêtes à se conformer à cet usage, mais la loi religieuse ne les y a jamais contraintes.

« Dans la vie publique, religieuse ou civile, l’Islam n’établit aucune différence entre les deux sexes. Toutes les magistratures peuvent être exercées par les femmes : rien n’empêche une femme d’être cadi (juge) ou imam (prêtre) : toutefois, dans ce dernier cas, les femmes ne sauraient diriger le rite religieux que pour leur sexe. L’Islam ne réserve expressément à l’homme qu’une dignité : celle de Calife. En revanche, une femme peut être prophète... »

A ces mots, l’auditoire, qui jusqu’alors était demeuré fort calme, manifesta subitement une extrême agitation. Il paraît que la dernière affirmation du professeur était hardie, peut-être hérétique. Une vive discussion s’engagea. D’un côté, l’on tenait que la dignité de prophète était réservée aux hommes ; de l’autre, on invoquait l’exemple de « Marie, mère de Jésus, » qui est vénérée comme prophète par les croyants. Finalement, on se mit d’accord sur cette-formule, il que la femme peut être prophète, mais non prophète envoyé de Dieu. »

Nous étions désormais, du moins à mon avis, bien loin de notre argument. J’essayai pourtant d’y revenir en demandant si la femme musulmane semblait destinée à jouer un rôle dans la politique. « Nos lois, — me fut-il répondu, — ne donnent là- dessus aucune indication, car elles ne sont en cette matière qu’une imitation de celles de l’Occident. Mais rien, dans la doctrine islamique, ne s’oppose à ce qu’une femme soit électeur ou éligible. Cela est d’ailleurs sans importance. L’essentiel est que les femmes sortent de l’ignorance où elles furent trop longtemps maintenues : or elles s’instruisent de plus en plus, dans toutes les classes ; de plus en plus elles veillent à l’éducation des enfants, et tendent ainsi à devenir un excellent élément de conservation sociale et religieuse. »

Je m’abstins de toute question sur la polygamie, sachant qu’il déplaît aux Turcs de discuter cette question avec les Occidentaux, et que d’ailleurs, pour des raisons morales et surtout économiques, la coutume d’avoir plusieurs femmes tend à disparaître. Mais je voulus savoir s’il était vrai, comme je l’avais lu dans le récit d’un voyageur, que les femmes, en pays musulman, fussent enterrées plus profondément que les hommes, et qu’on entendît marquer ainsi qu’elles auront plus de peine à gagner le paradis. A cette demande, les docteurs, tout à l’heure si graves, éclatèrent de rire, et l’un d’eux répondit : « Non, ce n’est pas vrai. Mais, alors que l’homme est enseveli dans trois pièces de toile, il en faut cinq, selon le rite, pour ensevelir une femme. »


MŒURS, TRADITIONS, CULTURE

Le lecteur n’aura que trop aperçu, à travers ces conversations, dont j’ai voulu reproduire fidèlement, sinon la teneur intégrale, du moins la physionomie et l’ordonnance, combien il est difficile d’accorder deux dialectiques aussi différentes que celles d’un chrétien d’Europe et d’un musulman d’Orient. Chacun d’eux a sa méthode de pensée et de discussion, qui n’est pas celle de l’autre : mais il ne faut pas que cette difficulté à se comprendre soit érigée, par malveillance ou paresse d’esprit, en obstacle absolu. Nous n’en devons pas moins essayer mutuellement de nous comprendre.

Un jour que je me plaignais à Hakil Mouktar Bay, doyen de la Faculté de médecine de Constantinople, de la difficulté que j’éprouvais à comprendre les Turcs et à me faire comprendre d’eux, il me répondit : « Les deux difficultés ne sont pas égales, car nous connaissons mieux l’Occident que nous ne sommes connus de lui, et nous entrons plus aisément dans vos habitudes d’esprit que vous n’entrez dans les nôtres. » Cependant, pour qu’il y ait rapprochement, pénétration réciproque, il faut que l’effort de l’un pour comprendre l’autre soit égal des deux côtés. Or la mentalité d’un peuple est fondée en grande partie sur sa religion ; la religion, quelle qu’elle soit, constitue et constituera longtemps encore un élément essentiel du caractère intellectuel et moral d’une nation.

« Le malheur est que, jusqu’à présent, historiens, savants et critiques ont toujours recherché et mis en relief ce qui distingue, ce qui oppose les religions entre elles. Les conclusions des savants ne pouvaient manquer d’être exploitées par les politiciens, pour des fins qui n’ont rien à voir avec le progrès ou le bonheur de l’humanité. Le jour où nos travaux tendraient au contraire à dégager le fond commun de toutes les religions, à mettre en lumière les caractères qui les rapprochent et les unissent, je crois que la civilisation du monde aurait fait un grand pas en avant. »

Combien de fois n’ai-je pas entendu des Turcs cultivés, relever sur un ton sévère ou ironique notre extraordinaire ignorance des choses de l’Islam ! « Expliquez-moi, — me disait l’un d’eux, — pourquoi, des trois nations d’Occident qui possèdent le plus grand nombre de sujets musulmans, une seule, la Hollande, a pris à tâche d’étudier méthodiquement notre religion, nos lois, nos mœurs et nos traditions ; » et il me rappela les chaires instituées à l’Université de Leyde et les admirables travaux de Snouck Hurgronje. Je ne sus que répondre à une question, que je m’étais bien souvent posée moi-même.

Que nous puissions, en leur apportant le secours de nos méthodes techniques, aider les Turcs à voir clair dans les origines et dans l’histoire de leur race, à mettre plus d’ordre dans leurs archives, à mieux classer leurs musées et leurs bibliothèques, cela est certain : nous l’avons déjà fait, et j’espère que nous le ferons encore. Mais n’oublions pas qu’il existe en Turquie depuis fort longtemps des chercheurs, des historiens et des savants, des bibliothèques, des musées et des archives, et ne nous donnons pas le ridicule de prétendre découvrir à lui-même un pays qui ne s’ignore point, qui possède en propre une littérature, un art, une civilisation, et où le culte de la tradition est poussé plus loin que chez bien des peuples d’Occident.

J’ai fait, sous la conduite alternée de deux guides érudits et obligeants, M. Zia Bey, directeur des Antiquités au Ministère de l’Instruction publique, et Mehmed Ali Bey, attaché à la Dette publique ottomane, le tour des bibliothèques de l’Evkaf. A Constantinople il y en a trente-quatre. Elles contiennent les manuscrits, les livres, les miniatures et les autographes recueillis par des particuliers, et généreusement offerts par eux à l’Evkaf. Evkaf, en turc, est le pluriel de Vakif, et Vakif, qui veut dire proprement « arrêter » ou « s’arrêter, » a pris peu à peu le sens de « consacrer définitivement un bien à une œuvre pieuse. » Parce qu’il n’a pas d’héritier, ou parce que ses héritiers ne lui inspirent pas confiance, ou simplement pour se conformer au Chéri, qui considère l’assistance mutuelle comme une des bases fondamentales de la morale et de la société, un musulman transfère de son vivant ou lègue après sa mort à l’Evkaf ses terres, ses maisons, ses meubles, sa bibliothèque. Avec les revenus des biens acquis de la sorte, l’Evkaf construit ou entretient des mosquées, des écoles et des fontaines : ainsi la piété de quelques fidèles procure à tous les autres les moyens de prier, de s’instruire, d’étancher leur soif et de faire leurs ablutions, comme le prescrit la loi, avec une eau préservée de toute souillure ; ainsi, d’autre part, ont été sauvés de la dispersion, ou de la destruction, une quantité d’objets précieux, au double point de vue de l’art et de l’histoire, et se sont constitués d’admirables collections de bijoux, de vêtements, de meubles, de reliures, de livres imprimés et manuscrits.

La « Bibliothèque Nationale » installée dans une jolie médressé, à quelques pas de la Mosquée du Conquérant, est actuellement conservée par son fondateur et ancien propriétaire. Pendant plus de trente ans, Ali Emiri Effendi, ancien fonctionnaire du Palais, a parcouru toutes les provinces de l’Empire, consacrant son talent et sa grande fortune à la recherche et à l’acquisition de tous les documents concernant l’histoire, les mœurs, les traditions de son pays. Il a réuni ainsi quinze mille volumes, rares ou uniques, et une importante collection d’autographes, où figurent, à côté des plus belles calligraphies persanes et arabes, des versets du Coran tracés par des mains impériales, un manuscrit de Jean-Jacques Rousseau et une lettre d’Emile Zola. Dans les vitrines sont exposés les livres enluminés, les miniatures, et ces curieux atlas où des géographes ont décrit et figuré, avec une minutie naïve, tous les ports de la Méditerranée, de Constantinople à Gibraltar, et d’Alexandrie à Mazaghan ; monuments où éclatent tantôt la gloire et tantôt l’ambition des Grands Seigneurs.

A côté de la grande salle qui renferme toutes ces richesses, Ali Emiri a aménagé une petite salle de lecture, ouverte tous les jours aux étudiants. Il rédige à lui tout seul une Revue d’histoire et de littérature ottomanes, dont chaque numéro relate quelque trouvaille, pour ne pas dire quelque découverte. Cet homme de bien et ce grand travailleur vient d’être chargé par le Sultan d’inventorier et de classer les nombreux documents, — quelques centaines de mille, à l’estimation d’Ali Emiri, — relatifs à l’histoire de la maison impériale et entassés jusqu’à présent dans des caisses à Sainte-Irène. Le bon archiviste s’est aussitôt mis au travail et se plaint seulement que l’ordre souverain lui ait été donné trop tard pour qu’il puisse l’exécuter entièrement avant de mourir.

Réunies en un seul dépôt, les collections de l’Evkaf formeraient une des belles bibliothèques du monde ; les érudits y trouveraient le bénéfice d’un classement général et d’une plus grande commodité de recherche ; les artistes et les flâneurs y perdraient le délicat et rare plaisir de feuilleter quelques beaux livres dans le silence et la fraîcheur d’une petite chapelle, qu’isolent du reste du monde tantôt les arceaux d’un cloitre, tantôt les cyprès d’un vieux jardin.

On lit beaucoup à Stamboul et, fort heureusement, on n’y lit pas seulement des journaux. Un petit libraire-éditeur, très modestement installé, m’a montré dans sa bibliothèque six cents volumes écrits en langue turque ; quatre cents ouvrages de littérature et d’histoire publiés par lui en l’espace de quinze années. J’ai trouvé là, parmi des manuels à l’usage des écoles, une histoire universelle, plusieurs histoires de l’empire ottoman, une histoire des littératures de l’Orient, des anthologies de prosateurs et de poètes, la traduction des meilleurs livres de Faguet, celles de l’ouvrage de Sorel : la Question d’Orient au XVIIIe siècle, et du traité de Payot sur l’Education ; des récits de voyage, des romans, etc.. » A combien d’exemplaires tirez-vous ? ai-je demandé à l’éditeur. — Le plus souvent à trois mille, m’a-t-il répondu. Je ne parle pas des ouvrages scolaires, dont le tirage est beaucoup plus important. J’ai eu aussi quelques ouvrages à succès : une petite Encyclopédie, à l’usage des peuples des campagnes, est allée jusqu’à trente mille. »

Le rédacteur en chef d’un grand quotidien m’a raconté, que, pendant la guerre, Stamboul ne lisait presque plus de journaux ; il y voyait une preuve du peu d’intérêt qu’accordait le peuple turc aux péripéties de la lutte dans laquelle quelques politiciens l’avaient entraîné et dont le caractère national ne lui apparaissait point. Les lettrés profitèrent de cette disposition du public, pour essayer de l’intéresser aux problèmes généraux de la sociologie et de l’économie politique, aux questions d’art et d’histoire. On publia des revues, on fit des conférences : les unes et les autres furent très goûtées. Après l’armistice, l’intérêt pour la politique est redevenu général et même passionné ; le mouvement intellectuel s’est ralenti ; on compte sur la paix pour le ranimer et lui donner une intensité nouvelle.

J’ai trouvé l’Université de Stamboul assez déserte ; la plupart des jeunes gens valides sont aux armées, beaucoup sont allés se battre en Anatolie. L’Université ottomane comprend, comme les nôtres, quatre facultés : lettres, sciences, droit et médecine. Les écoles de théologie sont rattachées au Cheik-Ul-Islamat. Un décret du 11 octobre 1919 a conféré à l’Université de Stamboul l’autonomie scientifique : le ministre de l’Instruction publique est recteur honoraire, le recteur effectif est élu pour deux ans par les professeurs des quatre Facultés ; actuellement, cette charge est remplie par Bessim Orner Pacha, professeur de gynécologie, qui a bien voulu me faire lui-même les honneurs de l’établissement qu’il administre. Je ne puis entrer ici dans le détail des programmes, qui présentent de nombreuses analogies avec les nôtres. Je donnerai seulement le chiffre des auditeurs pour l’année universitaire 1920-1921 :

Faculté des Lettres, 151 hommes, 38 femmes, total 189 ;

Faculté des Sciences, 62 hommes, 61 femmes, total 123 ;

Faculté de Droit, 316 hommes, 8 femmes, total 324 ;

Faculté de Médecine, 654 hommes, 0 femme, total 654 ;

Total général, 1290.

La Faculté de médecine, installée hors de la ville, à Haïdar Pacha, sur la côte d’Asie, réunit les étudiants civils et les élèves internes de l’Ecole militaire. Sur les 368 civils qui suivent les cours de cette faculté, on compte 8 Grecs, 17 Arméniens et 12 Israélites. Comme on le voit, les cours de médecine sont les seuls qui ne soient pas fréquentés par des femmes. Depuis deux ans des démarches étaient faites en vue d’obtenir l’admission des jeunes musulmanes à la Faculté de médecine. Elles se heurtaient à une seule opposition, celle du doyen, qui a fini par se laisser vaincre, sinon convaincre : le 16 septembre 1921, le sénat de l’Université s’est prononcé en faveur de l’admission des femmes. « Je ne suis pas encore persuadé, — m’a déclaré le doyen, professeur Hakil Muktar Bey, — de l’opportunité de cette mesure, bien que j’aie moi-même épousé une femme médecin. Dans nos plus lointaines campagnes, les femmes musulmanes n’hésitent plus à se laisser visiter, soigner, accoucher par des hommes. Notre Coran ne leur dit-il pas : « Le médecin qui t’assiste n’est pas un homme, et sa vue n’a rien qui puisse blesser ta pudeur ? » N’allons pas trop vite. À quoi bon faire des déclassées ? Libre à celles de nos jeunes filles qui se sentent invinciblement attirées vers la médecine, d’aller étudier à l’étranger ; les autres trouveront chez nous tant d’autres emplois pour leur activité ! Je n’approuve pas que, pour un résultat très douteux, on expose notre faculté de médecine, déjà suspecte d’hétérodoxie, aux attaques des intransigeants. »

J’ai visité avec beaucoup d’intérêt les écoles normales de filles et de garçons, qui m’ont paru dotées d’installations et de programmes très modernes. Je n’ai plus à faire l’éloge du lycée impérial de Galata-Seraï, admirable fondation de Victor Duruy et de Fuad Pacha (1868). On sait que l’enseignement y est donné en turc et en français à un millier d’élèves, et que depuis cinquante ans il n’est guère de hauts fonctionnaires ottomans, diplomates, militaires ou administrateurs, qui ne s’honorent d’en être sortis. Pendant les années de leur occupation, les Allemands s’acharnèrent contre cette maison, qu’ils considéraient à bon droit comme une des bases de l’influence française en Turquie : leurs efforts se heurtèrent à la résistance habile et énergique du directeur, Salih Arif Bey, qui transporta les classes dans les dortoirs, lorsque l’autorité militaire allemande eut réquisitionné les deux tiers de l’immeuble, coupa les arbres du parc pour alimenter les fourneaux de cuisine, lorsqu’on lui supprima sa ration de charbon, et, durant toute la guerre, avec le concours ordinaire de ses collaborateurs ottomans et français, continua son œuvre, sans permettre que rien fut changé aux programmes du vieux lycée.

J’ai gardé aussi la meilleure impression de quelques visites aux lycées turcs de garçons et de filles, où, le plus souvent, une part, plus ou moins importante, est faite à l’enseignement de la langue française. Le détail de leur organisation ne rentre pas dans le cadre de cette étude. Je me borne à noter, en passant, la tenue parfaite de ces établissements, le maintien digne, presque grave, de tous ces enfants turcs, des plus âgés jusqu’aux plus petits. J’avais déjà fait une remarque analogue en me promenant dans les vieux quartiers de Stamboul : on y entend rarement un cri, ou le bruit d’une dispute ; si je m’approchais d’un groupe de gamins animés et joueurs, je les voyais aussitôt suspendre leur jeu et prendre, en face de l’étranger que j’étais, une attitude convenable et silencieuse. « Ainsi le veulent nos usages, — m’expliqua R. H... Bey. — Ce n’est pas seulement devant un étranger, mais devant toute grande personne, qu’un enfant turc doit, par respect, se tenir immobile et garder le silence. Jamais je n’aurais osé fumer une cigarette en présence de mon père. Riches ou pauvres, nous étions, jusqu’à ces derniers temps, des gens très bien élevés. Les plus modestes familles de Stamboul ne permettaient à leurs enfants aucun contact avec les enfants juifs, grecs ou arméniens. Puis les Turcs de Salonique sont arrivés ici, ceux de Thrace ; ils avaient perdu beaucoup de nos anciennes traditions, et ils ont contribué à nous les faire perdre et nous-mêmes... »

Les traditions et les mœurs, établies en grande partie sur la religion, empêcheront peut-être encore longtemps les Turcs de s’occidentaliser ; mais occidentalisme est-il exactement synonyme de civilisation et de culture, et ne pouvons-nous pas concevoir qu’un peuple oriental progresse, se civilise, élargisse son horizon, sans adopter des coutumes, ou même des idées, contraires à son tempérament, à ses croyances, au génie propre de sa race ? Je crois, pour ma part, que les prescriptions de l’Islam, et surtout l’interprétation un peu étroite et rigide que continuent d’en faire, à l’usage du peuple turc, les personnages religieux les plus influents, rendra certains progrès plus difficiles et plus lents. Mais le nombre des esprits qui, sans nullement renier la foi des ancêtres, cherchent à l’accorder avec les tendances de la vie moderne, augmente chaque jour ; et en réfléchissant sur cette prétendue antinomie entre l’Islam et le progrès, que l’Occident semble avoir subitement découverte, je me suis quelquefois rappelé l’explication qu’Hakil Muktar Bey, bon savant et bon musulman, m’avait donné de ce verset du Coran : « Toute vérité scientifique est aussi une vérité religieuse. » On peut attendre beaucoup d’une religion qui reconnaît et proclame cette identité.


SOLIDARITÉ ET CHARITÉ MUSULMANES

En dressant naguère la liste des œuvres créées et multipliées à travers tout l’Orient par le merveilleux effort de la France, j’observais que, si nos universités, nos collèges et nos écoles avaient vivement frappé l’esprit des Orientaux, nos hôpitaux, nos dispensaires, nos asiles d’enfants et de vieillards avaient plus directement encore touché et gagné leur cœur [3]. Les musulmans, en particulier, m’avaient paru mesurer le degré de civilisation d’un peuple étranger, moins encore à la perfection de ses méthodes scientifiques qu’à la constance et à la générosité de ses efforts pour soulager, sous toutes ses formes, la misère humaine. La science les remplit d’admiration, mais ils éprouvent pour la charité et pour ceux qui l’exercent, comme un respect religieux.

Les peuples musulmans ne font ainsi qu’honorer plus particulièrement chez les autres les vertus qu’ils tiennent eux-mêmes pour les plus hautes et que leur religion exalte entre toutes. On sait que le Coran a introduit le principe de la charité jusque dans la loi. Les nombreuses visites que j’ai faites aux orphelinats, aux hôpitaux et aux asiles musulmans de Constantinople m’ont fait comprendre à quel point cette loi de l’assistance mutuelle est demeurée pour les Turcs impérative, vivante et sacrée.

Dans huit villas impériales, échelonnées sur le bord de la Marmara et sur les deux rives du Bosphore, on a recueilli trois mille cinq cents orphelins musulmans des deux sexes. Ce nombre ne représente guère plus d’un pour cent du total des enfants turcs que la guerre a rendus orphelins : on en compte plus de trois cent mille. J’ai visité, entre Béchiktache et Ortakeui, un de ces orphelinats. Les petits, groupés par familles de quarante, sont confiés aux soins d’un père et d’une mère, qui gouvernent leur vie, président à leurs repas et à leurs jeux, leur font la classe, les mènent à la promenade, à l’atelier, à la prière. Chaque famille est installée dans un pavillon indépendant. La villa donnée par le Sultan aux orphelins en comprend un assez grand nombre : les uns s’alignent au bord de la mer : ce sont les Yalis ; les autres, perchés sur le coteau, se cachent parmi les cèdres et les pins maritimes, ce sont les Kiosques. Kiosques et Yalis gardent quelques restes de leur splendeur ancienne : majestueux escaliers à deux rampes, lambris de faïence et plafonds dorés. Dans les trois .salons du bord de l’eau, quarante petits lits se serrent l’un contre l’autre ; les armoires à linge et à vêtements encombrent les paliers. Les communs ont été transformés en ateliers de menuiserie et de forge. Au flanc de la colline, entre les bosquets, toujours respectés, on a ménagé de petits enclos, où les enfants s’essayent à la culture : chaque famille a son jardin. Ainsi, grâce à ses vieux arbres, aux balustrades de ses terrasses, à l’élégance extérieure de ses maisons de bois, le domaine, à peine transformé. conserverait intact son aspect luxueux d’autrefois, si l’on ne voyait s’agiter dans les cours et se poursuivre par les allées montantes des enfants vêtus sommairement d’une bure uniforme, jambes et pieds nus, et répandant en une heure, dans ces jardins créés pour la contemplation silencieuse, plus de cris joyeux qu’ils n’en entendirent en un siècle.

La plupart des orphelins viennent d’Anatolie : tantôt les habitants des villages occupés, fuyant devant l’invasion hellène, les ont emmenés avec eux ; tantôt ils ont été recueillis par les missions du Croissant-Rouge. Ce sont de petits paysans nés robustes, mais souvent affaiblis par la faim, tourmentés par la peur et les mauvais traitements. Celui-là, récemment arrivé de Brousse, cache sous sa peau brune une pauvreté de sang que révèlent des paupières toutes blanches ; celui-ci vient d’Ismid et porte sur son front la large cicatrice d’un coup de bâton. Tous sont propres et polis. Les pères et les mères qui les élèvent ont le droit de les réprimander, non de les punir. Je demande : « Sont-ils dociles ? — Les malheureux sout toujours dociles, » répond une jeune mère, en ramenant vivement son voile blanc sur son visage.

L’entretien de chaque orphelin coûte annuellement deux cent dix livres turques. Une surtaxe de vingt paras, perçue à leur profit sur chaque boite de cigarettes vendue dans l’Empire, procure environ quatre cent mille livres ; le reste est demandé à la charité privée, qui fournit aussi du linge et des vêtements. Les enfants des deux sexes sont élevés dans l’orphelinat jusqu’à dix-neuf ans ; à chacun d’eux, on enseigne un métier manuel. Les garçons, lorsqu’ils ont acquis l’instruction primaire, sont envoyés en apprentissage dans les ateliers de la ville ; leur journée de travail accomplie, ils rentrent chaque soir dans leur famille.

Et après ? ces fils de paysans retourneront-ils d’où ils sont venus ? On m’explique que rien n’est moins probable. Tous ces orphelins sont désormais non seulement sans famille, mais sans foyer. Leurs villages ont été détruits par l’incendie ou par le canon de l’ennemi. Partout où les Grecs ont passé, ce n’est que ruine ; les contrées d’où ils se retireront ne seront plus qu’un désert. Et ces provinces d’Anatolie, qui comptent parmi les plus riches de l’Empire, n’avaient plus connu l’invasion depuis six siècles ! Aujourd’hui elles sont, non seulement ravagées, mais dépeuplées, et, le jour où l’on voudra remettre ce pays en valeur, il faudra commencer par y amener des habitants. Non, les petits Anatoliens ne retourneront pas à leurs champs : beaucoup feront des ouvriers, quelques-uns pensent à devenir commerçants, d’autres veulent être soldats, et ces derniers m’entraînent devant un portrait de Moustapha Kemal, — une simple carte postale, — qu’ils ont entouré d’une guirlande de fleurs. Les filles, qui auront appris le métier de lingère, de blanchisseuse, de tricoteuse, se marieront ; plusieurs orphelines ont épousé des orphelins de la colonie, et quelques-uns de ces ménages, plutôt que de quitter la maison qui les abrita, y gouvernent aujourd’hui une famille de ces petits, dont ils sauront, mieux que d’autres, plaindre et adoucir l’infortune, l’ayant eux-mêmes éprouvée.

L’Hôpital Général de Stamboul situé non loin de Koum Kapou, est installé dans une belle maison bâtie à la mode ancienne : quatre corps de logis entourent un beau jardin. L’hôpital fut construit et doté par la mère d’Abdul-Aziz ; chaque semaine, la sultane y venait elle-même soigner les malades et servir les pauvres. Les services d’hommes, de femmes, d’enfants, sont installés aussi bien que le permettent la disposition des lieux, qui n’est pas entièrement conforme aux exigences de l’hygiène moderne, et des ressources financières très diminuées. Il n’y manque pourtant rien d’essentiel : salles d’opération et de pansement, bains, installation radiographique ; partout de l’air, de la lumière, et une propreté fort édifiante. Les infirmières turques ne portent pas le voile, mais un bonnet qui couvre entièrement leurs cheveux ; elle sont avenantes, douces et adorées de leurs malades. Deux d’entre elles nous accompagnent à la bibliothèque, où elles nous servent le thé. Nous causons avec elles et avec les médecins ; ce qui leur cause le plus de joie, c’est notre étonnement, que nous ne cachons point, de trouver en plein Stamboul un hôpital turc aussi bien tenu et tellement moins morose que la plupart des hôpitaux européens.

C’est encore une sultane, la mère d’Achmed III, qui construisit pour les pauvres de Scutari la majestueuse maison où l’on recueille aujourd’hui les aliénés. Un porche monumental, une gigantesque cuisine, où le jour ne pénètre que par l’ouverture de la haute cheminée en pyramide, de vieux jardins à l’abandon, de petites cours à colonnades séparant des corps de logis sans symétrie, des escaliers grandioses attestent l’unique et noble origine de cette demeure.

Mais ce qui fait notre admiration fait précisément le désespoir du jeune médecin qui nous sert de guide. « Rien, dit-il, n’était moins propre que cette maison à accueillir nos malades : heureusement, ils ont l’air, le soleil, et la vue si reposante de la mer. »

Dans la cour centrale, qu’entoure un large cloître, les fous les moins gravement atteints se promènent en liberté, d’autres sont assis ou étendus au soleil ; tous portent la même robe blanche, ample, commode et propre. On nous montre trois jeunes gens, des officiers, revenus des prisons anglaises de l’Egypte et de l’Inde. « Il y en a d’autres, plus malades, dit le docteur. Je crois qu’ils sont victimes des mauvais traitements qu’ils ont subis. »

Nous faisons le tour des services : malades organiques, nerveux, agités, malades atteints de folie religieuse. J’ai visité quelquefois en Europe des maisons analogues. Ce qui me frappe ici, c’est encore, toujours, comme partout en pays musulman, une certaine résignation empreinte de douceur et de calme. Au cours de ma triste promenade, j’observe de mornes contemplations, de profonds avilissements ; je ne rencontre pas d’affreux désespoirs.

Les femmes, moins silencieuses que les hommes à notre passage, s’approchent, interpellent le médecin, qui parle avec elles et semble les consoler. Le fatidique « Inchallah ! » (plaise à Dieu ! ) répond le plus souvent à ses paroles de réconfort. Rien de plus émouvant que le soin affectueux, presque pieux avec lequel ce jeune homme au regard fier, aux traits énergiques et même un peu durs, ramène une robe sur l’épaule nue d’une pauvre malade, touche en passant la main que cette autre lui tend, arrête d’un mot sur les lèvres d’une troisième l’éternelle chanson qu’elle s’épuise à redire. Il nous parle longuement, avec simplicité, des cas singuliers qu’il étudie, des méthodes qu’il expérimente, des améliorations qu’il voudrait introduire, de l’argent qui manque...

La visite se prolongea, et l’or du soleil couchant baignait les kiosques et les jardins du Vieux Sérail, lorsque nous redescendîmes vers la mer. Comme nous restions là, en silence, à attendre le bateau : « Eh bien ! me dit mon compagnon, qu’en pensez-vous ? — Je pense, ai-je répondu, qu’on n’a pas le droit de traiter de barbare, et moins encore d’exclure de la société civilisée, un peuple qui entoure d’une telle sollicitude ses orphelins, ses pauvres et ses déshérités. »


MAURICE PERNOT.

  1. Voyez la Revue des 15 janvier et 1er février.
  2. Relation nouvelle d’un voyage de Constantinople... par le sieur Grelot, Pao-is, 1681, p. 103-104.
  3. M. Pernot, Rapport sur un voyage d’étude à Constantinople. en Egypte et en Turquie d’Asie (Paris, Firmin-Didot, 1913), p. 280 et suiv.