La Question turque/04

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Maurice Pernot
La Question turque
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 897-925).
LA QUESTION TURQUE

IV [1]
LES MINORITÉS NON-MUSULMANES
EN TURQUIE

Le grand malheur de la Turquie est d’être un pays peuplé de races très nombreuses et très différentes : la population turque s’y trouve mélangée à peu près partout, dans des proportions variables, à des éléments hétérogènes, qu’elle n’assimilera jamais, pas plus qu’elle ne se laissera assimiler par eux. Si l’on observe la façon dont vivent côte à côte dans l’Empire ottoman, les Turcs, les Juifs, les Grecs et les Arméniens, on constate que tout les divise et que rien ne les unit ; depuis la religion et la langue, jusqu’aux mœurs et au costume. Chaque nation, comme on dit en Orient, garde jalousement son caractère singulier et ses traditions ethniques ; et, ce qui est plus grave, chaque nation est parvenue, fort aisément, grâce à la tolérance ou à l’indifférence des Turcs, à se constituer pratiquement en État, avec son organisation particulière, sa juridiction spéciale, son clergé, ses écoles, on pourrait même dire ses finances.

Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer en détail comment cet état de choses a pu naître et subsister. On rappellera simplement, pour mieux faire comprendre les termes dans lesquels se pose aujourd’hui en Turquie la question des minorités, le grand principe à l’abri duquel les éléments non-turcs se sont ménagé une autonomie de fait. La forme du gouvernement turc est essentiellement une théocratie, ayant à sa tête un souverain, qui en est à la fois le chef temporel et le chef religieux. Dans une telle organisation, non seulement l’Eglise et l’Etat ne sont point séparés, mais ils sont unis au point de se confondre. Les Turcs reconnurent volontiers chez les peuples qu’ils avaient vaincus une constitution analogue à celle qu’ils s’étaient eux-mêmes donnée. Ils n’auraient point toléré que les Grecs, devenus sujets de l’Empire, eussent un chef laïque, mais ils trouvèrent tout naturel qu’ils obéissent, en tant que chrétiens, à un chef religieux. Il n’est pas inutile d’observer, en passant, que le principe de la liberté des cultes était déjà reconnu et généralement appliqué par les Turcs au XVe siècle, c’est-à-dire à une époque où l’Europe occidentale, en proie aux guerres et aux persécutions religieuses, ne le soupçonnait pas encore ; il est vrai qu’aux siècles suivants, et jusqu’à ces derniers jours, l’Europe, devenue tolérante, a souvent frémi d’indignation et d’horreur devant les terribles excès du fanatisme musulman en Turquie. Les Grecs comprirent immédiatement le parti qu’ils pouvaient tirer des dispositions où ils trouvaient leurs vainqueurs. Ils se rallièrent autour de leur Patriarcat. Cette institution qui, déjà sous l’Empire byzantin, exerçait un certain pouvoir temporel, ne manqua point de le retenir. Le Gouvernement turc laissa au Patriarcat le soin de dresser l’état civil de ses sujets grecs, de régler les actes de leur vie qui présentaient un caractère à la fois civil et religieux : mariage, divorce, succession, tutelle, et de trancher, selon sa loi particulière, ainsi que le faisaient pour les Turcs les tribunaux du Cheik-ul-Islamat, tous les différends auxquels ces actes pouvaient donner lieu.

Ainsi naquirent les privilèges du Patriarcat grec, ou, en d’autres mots, les garanties de la nation grecque en territoire ottoman. Assisté de deux conseils élus par le peuple, l’un ecclésiastique, l’autre laïque, le Patriarche avait sous son autorité exclusive, outre les organisations religieuses, les tribunaux, les écoles, les hôpitaux. De plus, étant reconnu et officiellement nommé par un firman impérial, il avait le droit d’intervenir auprès des pouvoirs politiques turcs, chaque fois que l’exigeaient les intérêts de la nation dont il était le chef. De même furent constitués, par la suite, un patriarcat pour les Arméniens et un Grand-Rabbinat pour les Juifs. A l’heure qu’il est, le Patriarche-œcuménique, le Patriarche des Arméniens et le Grand-Rabbin sont encore considérés par le Gouvernement de Constantinople tout à la fois comme les suprêmes magistrats des nations qu’ils représentent et comme des fonctionnaires de l’Empire : en effet, l’autorité qu’ils exercent leur est conférée par l’élection et reconnue par la volonté du Sultan.

Mais cette autonomie relative ne répond plus aux exigences des minorités non musulmanes ; elles aspirent tantôt à une complète indépendance et à une pleine souveraineté, tantôt à une autonomie de droit, reconnue et garantie par les grandes Puissances du monde. Quant au Gouvernement turc, il maintient son point de vue, se déclare prêt à conserver aux diverses nations qui vivent dans l’Empire leurs privilèges séculaires, mais se refuse à admettre que la protection des minorités soit assurée en Turquie par des mesures plus rigoureuses et plus restrictives de la souveraineté de l’Etat, que celles qui ont été imposées par les récents traités à d’autres nations vaincues, comme la Bulgarie et la Hongrie.


LES JUIFS

En Turquie comme partout ailleurs, les événements de ces dernières années ont réveillé chez les Juifs l’esprit national. Le mouvement sioniste, favorisé depuis l’origine par l’Allemagne et plus récemment par l’Angleterre, s’est manifesté à Constantinople sous une forme particulière. Une propagande habile s’est exercée par les journaux, par les conférences, par le cinéma. On a fait valoir aux yeux des Juifs ottomans l’exemple des Arméniens et des Grecs, qui, pour garantir le maintien de leurs privilèges, n’hésitaient pas à invoquer l’intervention des Puissances étrangères. On leur a rappelé que pour la première fois, dans le traité de Sèvres, leur existence en tant que nation avait été officiellement reconnue. Ce n’était là qu’un commencement : il appartenait aux Juifs de Turquie de saisir l’occasion favorable, et d’en profiler pour se faire reconnaître un statut organique et nettement défini.

Quelques hommes de valeur et d’autorité prirent la tête du mouvement. Le 1er mai 1921, les délégués juifs de Constantinople se réunirent au Grand-Rabbinat en Assemblée Constituante. Les partisans de la réforme proposèrent aussitôt l’élaboration d’une Charte, qui consacrerait solennellement tous les privilèges accordés par les Sultans aux communautés Israélites de leur Empire, transformerait ces privilèges en droits permanents et irrévocables, et leur assurerait enfin une garantie internationale. La discussion fut très vive entre les promoteurs du nouveau statut organique et les défenseurs de l’ancien ordre de choses. Elle n’aboutit à aucune conclusion formelle, et, au mois d’octobre, lorsque j’ai quitté Constantinople, la question, toujours à l’étude, n’était point résolue.

De fait, la communauté juive de Turquie a représenté jusqu’à ces derniers temps un élément docile et loyal à l’égard de l’Empire. Les mauvais traitements infligés aux Israélites par les Grecs dans les territoires nouvellement occupés semblaient avoir encore renforcé ces sentiments. De la Thrace, de Smyrne et d’autres villes de l’Asie-Mineure, on avait vu refluer sur Constantinople un grand nombre de Juifs de toute classe, mais surtout de petite condition : ils fuyaient devant les tracasseries et les exactions que les Hellènes, à peine installés dans ces contrées, s’étaient empressés de leur faire subir. Entre l’arrogance et l’avidité des Grecs et l’indifférence tolérante des Turcs, la comparaison ne pouvait s’établir, dans l’esprit des Juifs, qu’à l’avantage des seconds. Aussi vit-on, à Constantinople, des Israélites de toute condition prendre fait et cause pour l’Empire et témoigner, à l’occasion, de leur attachement aux institutions ottomanes, et même de leur amitié pour la nation turque.

Néanmoins, même en Turquie d’Europe, les nationalistes, les sionistes, les palestiniens continuent de s’agiter en faveur de l’indépendance. Ils reçoivent de l’étranger des encouragements et des subsides. Le Congrès sioniste mondial, tenu à Carslbad dans les premiers jours de septembre, ne pouvait manquer d’intensifier en Turquie le mouvement séparatiste. J’ai voulu connaître, touchant ce mouvement, ses origines et son avenir, l’opinion d’un juif de Constantinople que sa haute situation à l’intérieur et en dehors de la communauté, ses relations étendues et sa longue expérience des choses de l’Orient mettaient particulièrement en mesure de m’éclairer.

« La condition et l’organisation des Juifs, — me dit-il, — diffèrent profondément selon qu’ils se sont établis dans des pays d’une civilisation supérieure, égale ou inférieure à la leur. En Hollande, en Angleterre, en France, les Juifs devaient tendre à s’assimiler au milieu dans lequel ils vivaient ; en Pologne, en Russie, dans les Balkans, ils furent au contraire, tantôt amenés, tantôt contraints à s’isoler de ce milieu, et par conséquent à s’organiser, soit pour s’assurer une existence meilleure, soit en vue de résister aux mesures d’ostracisme ou aux actes de persécution. Lorsque nous sommes venus en Turquie, nous y avons trouvé, comme élément dominant, un peuple moins civilisé que nous, fier de ses succès militaires, jaloux de son hégémonie politique, mais par ailleurs affable, juste et tolérant. La vie nous fut, dans ce pays, relativement facile : nous eûmes des privilèges, des garanties suffisamment larges pour assurer le maintien de nos traditions religieuses et ethniques ; garanties et privilèges furent généralement respectés. Jamais nous n’avons eu à nous plaindre des Turcs, comme ont eu à s’en plaindre les Arméniens. Quand nous avons souffert, nous avons souffert avec les Turcs, ni plus ni moins qu’eux-mêmes. Cela vous explique pourquoi, aujourd’hui, beaucoup d’entre nous refusent d’adhérer au mouvement qui se dessine en faveur de la séparation.

« Mais les Juifs de Turquie proviennent de deux origines et appartiennent, pourrait-on dire, à deux civilisations différentes. Les Séphardim, qui sont venus du Portugal, de l’Espagne et du midi de la France, se rattachent à l’Occident, à la civilisation latine ; ils parlent pour la plupart le jargon espagnol. Les Askénazim sont originaires de l’Europe centrale ou orientale ; ils parlent le jargon allemand et c’est vers la culture germanique qu’ils se sentent attirés.

« Pour ne parler que de Constantinople, la communauté juive de la capitale comptait, avant la guerre, 80 000 individus, dont 8 000 Askénazim. L’émigration survenue depuis l’armistice a porté la population juive de la capitale à 100 000, mais n’a pas modifié sensiblement la proportion entre les deux éléments qui la composent : les Askénazim ne représentent pas plus de 10 pour 100 du total. Cette minorité fut naturellement très favorisée par les autorités allemandes, tant que dura l’occupation. Maintenant encore, elle reçoit de Berlin des appuis officiels et des subsides importants. D’autre part, elle est active, remuante, réclamière et pourrait donner au dehors l’impression, d’être plus importante et plus puissante qu’elle ne l’est en réalité. Enfin, en raison même de leur origine et des luttes qu’ils ont eu à soutenir dans le passé, les Askénazim sont combatifs, tandis que les Séphardim cherchent sur tous les terrains la conciliation et la paix.

« Malgré tout, ce sont les Séphardim, les Juifs latins, comme ils se désignent eux-mêmes, qui forment dans la communauté israélite de Constantinople l’élément le plus important, par la qualité comme par la quantité. Ils ont la majorité dans le Conseil mixte qui assiste le Grand-Rabbin ; à plus forte raison l’ont-ils dans le Comité régional de l’Alliance israélite universelle, qui, sur vingt membres, ne compte que trois Askénazim. Les Juifs latins appartiennent aux classes sociales les plus élevées : beaucoup occupent des situations considérables dans la banque, le commerce et l’administration. Les Askénazim sont pour la plupart des petits commerçants, des courtiers et des employés.

« Les Juifs latins sont tous partisans de l’assimilation et ont adopté pour programme la formule connue : « émancipation des Juifs dans les pays où ils sont fixés. » Je ne veux point dire par là qu’ils ne soient pas sionistes. Tous les Juifs sont sionistes, du moins en ce sens que tous désirent qu’un foyer juif soit créé dans le monde, et de préférence dans la contrée qui fut le berceau de leur race. Vous avez vu qu’à Carlsbad, les organisateurs du Congrès ont déclaré qu’ils ne faisaient aucune différence entre Séphardim et Askénazim. Cependant la différence existe et elle consiste en ceci, que les Séphardim, tout en faisant des vœux pour la création du home juif en Palestine, ne reconnaissent ni l’opportunité d’un État juif, ni l’avantage que trouveraient les Israélites du monde entier à renoncer aux diverses nationalité qu’ils ont adoptées, pour devenir citoyens de ce nouvel État.

« S’ils rejetaient en bloc le sionisme, les Juifs latins donneraient évidemment beau jeu aux Askénazim, qui sont nettement séparatistes et voudraient que la question « sionisme ou antisionisme » servît de plate-forme pour les prochaines élections au Conseil. Déjà, grâce à une tactique analogue, la bataille engagée autour de l’éligibilité au Conseil des Juifs non ottomans avait abouti, il y a quelques années, à la démission du grand-rabbin Nahoum Effendi, défenseur énergique de la tendance latine, et, plus particulièrement de l’influence française parmi les communautés juives de Turquie. Cette expérience a rendu les Juifs latins plus réservés et, si l’on peut dire, plus opportunistes. Se sentant assurés de la majorité, ils s’abstiennent de toute provocation, sont toujours prêts à faire les quelques concessions nécessaires au maintien de la bonne entente et, en un mot, se contentent de défendre une position qui, malgré l’insistance de quelques interventions étrangères, ne semble pas jusqu’à présent sérieusement menacée.

« C’est assez vous dire que ni le sionisme intégral, ni même le nationalisme intransigeant n’ont grande chance de prévaloir au sein de notre communauté. Nous n’avons pas les mêmes raisons que les Grecs et les Arméniens pour désirer l’indépendance totale et la séparation absolue d’avec les Turcs ; nos aspirations nationales ne sont point dirigées dans le même sens que celle des chrétiens et ne tendent point au même but. Tout au plus demanderons-nous, à l’occasion, que notre situation particulière et nos privilèges traditionnels soient garantis formellement par celles des grandes Puissances qui décideront du sort de l’Orient. »

J’ai recueilli d’autres témoignages, qui ne font guère que confirmer celui-là. Il m’a paru que les Juifs de Constantinople, et en général ceux du Levant, attendaient, en observateurs patients et nullement passionnés, les résultats de l’entreprise poursuivie d’un commun effort en Palestine par les chefs du mouvement sioniste et par les agents officiels du Gouvernement anglais. L’accord entre les uns et les autres n’est pas un mystère : à Carlsbad, Mr Clerk, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté britannique près la République tchéco-slovaque, inaugurait lui-même les travaux du congrès sioniste, en prononçant un discours chaleureux et en donnant lecture de la déclaration du 2 novembre 1917 (déclaration Balfour), que les sionistes considèrent comme leur charte ; au même congrès, le docteur Weizmann faisait un éloge enthousiaste de l’œuvre accomplie parle gouverneur anglais, sir Herbert Samuel, qui, ajoutait-il, « est notre ami. »

En dépit d’une si puissante protection, les sionistes n’obtenaient en Palestine qu’un succès médiocre. Les chrétiens et les musulmans, qui forment ensemble la très grande majorité de la population, s’insurgeaient contre l’hégémonie juive, que les autorités britanniques essayaient d’imposer. Les financiers anglais qui, au début, avaient paru s’intéresser à la mise en valeur de la Palestine, reculaient devant l’énormité des dépenses nécessaires et l’incertitude des résultats. Un désaccord éclatait entre les Anglais de la Jewish Colonisation Association, du National Found et de l’Anglo-Palestinian Bank, et les sionistes américains que dirige M. Brandeis : ces derniers prétendant disposer librement des sommes recueillies en Amérique pour le Kerem Ayessod (Restauration Found), tandis que les Anglais en exigeaient le contrôle par l’executive de sept membres, qui siège à Londres en permanence. Enfin l’émigration juive elle-même ne trouvait guère son compte à l’organisation nouvelle. A la fin de mai 1921, le docteur Caleb, représentant officiel du sionisme en Turquie, déclarait que, depuis le début de l’année, on n’avait pu envoyer en Palestine que 8 ou 9 000 émigrés. « Des centaines de milliers d’autres Juifs, — ajoutait-il, — attendent avec impatience que leur tour vienne de consacrer à la mère-patrie toute l’énergie farouche dont ils sont animés. » Mais précisément ceux qui attendaient leur tour, sans le voir jamais arriver, créaient autour d’eux le mécontentement et le doute. Avant de triompher à Constantinople, le sionisme devra obtenir à Jérusalem un succès qui réponde aux espoirs qu’il a fait naître.

Les écoles constituent une des grandes forces de la nation juive en Orient. Celles de l’Alliance Israélite universelle, où le français est enseigné avec le plus grand soin et la dernière perfection, s’étaient multipliées dans tout l’ancien Empire et y avaient merveilleusement servi notre cause et répandu notre influence. En 1912, j’ai trouvé dans les écoles de l’Alliance à Mossoul 350 enfants, à Bagdad 2 400, parlant et écrivant le français ; en Palestine, l’Alliance était établie, non seulement à Jérusalem, à Jaffa et Caïffa, mais dans des villages comme Tibériade. Elle y est restée, mais nous n’y sommes pas restés avec elle ; en Palestine et en Mésopotamie, dans les écoles Israélites, l’anglais a pris à peu près la place du français.

Lorsque j’ai visité, au mois de juin dernier, la belle école de Galata, j’ai eu le plaisir de constater que notre langue, notre littérature et même notre histoire y étaient enseignées avec le même zèle, apprises avec la même ardeur qu’il y a dix ans.

De leur côté, les Askénazim et leurs protecteurs allemands ont fait quelques efforts. La Fondation Goldschmidt et le Hilfsverein entretiennent à Constantinople un certain nombre d’écoles ; le groupe connu sous le nom de Beneberit y a créé en 1915 un Lycée Juif, dont le caractère est à la fois confessionnel et maçonnique. Il convient d’observer que même dans les établissements où domine l’influence askénazim, la langue française est souvent enseignée.

Les anciens élèves des écoles de l’Alliance ont fondé une Association amicale, qui est un ardent foyer de vie spirituelle et d’influence française. L’« Amicale » organise des conférences faites en français, patronne un cours de sténo-dactylographie pour les jeunes filles israélites, à qui elle procure ensuite des emplois, exerce enfin à l’intérieur de la communauté une action morale efficace et étendue par le moyen d’une « Commission d’intérêts intellectuels. » Tandis que l’Amicale s’occupe des œuvres d’instruction, d’autres associations administrent les orphelinats, les asiles et les hôpitaux institués pour les besoins de la communauté. Ainsi les Juifs ont su réaliser à leur profit, dans les cadres de l’Empire ottoman, une organisation nationale qui répond assez complètement à leurs besoins religieux et intellectuels, sociaux et économiques. Des nombreuses clientèles que la France possède dans le Levant, et qu’elle a le devoir de conserver, la clientèle juive est l’une de celles qui nous rendent le plus de services, et certainement celle qui en exige le moins de nous.


LES GRECS OTTOMANS

Avec les minorités chrétiennes, nous abordons le côté le plus scabreux de la question turque. Le problème grec et le problème arménien ont été exposés à plusieurs reprises en Angleterre, en France, en Amérique, avec le plus grand détail, par des spécialistes très autorisés. Je ne puis qu’en rappeler les termes essentiels et en marquer, pour ainsi dire, le dernier état. A l’époque où je me trouvais en Turquie, tout contribuait à entretenir chez les Grecs de Turquie une confiance que les événements n’ont pas justifiée et des ambitions qu’ils ne pourront jamais, à ce qu’il semble, réaliser complètement. Les armées helléniques triomphaient en Asie ; l’Angleterre ne mesurait ni son aide technique, ni son concours financier, ni son appui moral à ceux qu’elle avait élus pour ses soldats, pour les instruments de sa politique dans le Levant ; on annonçait la formation, tantôt à Midia, tantôt à Rodosto, d’une légion portant le nom glorieux de Constantin le Grand et destinée à marcher sur la capitale de l’Empire ; dans l’esprit de beaucoup de Grecs, l’entrée triomphale du roi des Hellènes à Constantinople n’était plus qu’une question de jours. On trouvera sans doute un reflet de cet état d’esprit dans quelques-unes des conversations que je vais rapporter ; cependant le soin que j’ai pris de ne consulter que des hommes d’esprit assez large et de vues assez nettes pour dominer les circonstances, assure un certain caractère de généralité aux témoignages dont je fais état : ils traduisent moins encore l’impression d’un moment, que le sentiment profond et réfléchi d’une situation définie depuis longtemps.

Un Grec très parisien, fils d’un ancien ambassadeur de Turquie, et qui fut lui-même ministre du sultan, avait bien voulu me faire rencontrer chez lui avec quelques-uns de ses compatriotes, choisis parmi les plus notables et les plus représentatifs de la nation. Notre hôte avait eu soin, sur ma prière, de définir lui-même l’objet de l’entretien : la question était de savoir si les Grecs pouvaient, oui ou non, continuer à vivre avec les Turcs, et à faire partie de l’Empire ottoman.

« Nous avons fait ce que nous avons pu, commença M. K..., pour vivre en bon accord avec les Turcs. La génération qui a précédé la nôtre préconisait la collaboration et la pratiquait très loyalement, non seulement dans les grandes affaires de l’Etat, mais dans la vie de chaque jour. Je dois reconnaître que les Turcs s’y prêtaient volontiers ; car, quelque étrange que la chose puisse vous paraître, la seule nation qui leur inspire confiance, c’est la nation grecque. Ils confient au Juif, à l’Arménien certaines besognes inférieures ; mais c’est chez les Grecs qu’ils choisissent leur avocat, leur médecin, leur homme d’affaires : ils savent que nous ne les avons jamais trompés.

« Cependant nos bons offices, privés ou publics, n’ont jamais été reconnus par la garantie formelle d’une condition telle que des hommes libres et des chrétiens puissent l’accepter. Dans cet Etat, dans cette ville où nous sommes tout, les Turcs nous traitent en sujets et en intrus. Car les Grecs sont ici chez eux ; Constantinople est leur héritage et doit leur appartenir.

« Il n’y a qu’une question en Orient, c’est la question de Constantinople. Laisser cette ville aux Turcs ? c’est impossible ; aux Russes ? ce serait dangereux. Nous-mêmes avons dit souvent aux Turcs : « Nous aimons encore mieux vous voir ici que d’y voir les Russes. » Rendre Byzance aux Grecs, c’est résoudre la question d’Orient. Le califat musulman doit le peu de force et d’éclat qui lui reste au seul fait d’être établi dans la ville où siégeait autrefois l’Empereur romain. Chassés de Constantinople, les Turcs et leur Sultan ne compteront plus pour rien, ni dans le monde, ni même dans l’Islam. »

J’observai que, lorsqu’on aurait chassé les Turcs de l’Europe, encore faudrait-il les mettre quelque part.

— Ils retourneront en Asie, d’où ils sont venus, répondit M... Bey. J’étais ministre dans le cabinet ottoman à l’époque de la guerre balkanique. Après Tchataldja, le Grand-Vizir réunit le conseil et l’on délibéra sur l’opportunité de transporter le siège du gouvernement en Asie, à Koniah, par exemple. Tous approuvèrent cette résolution : je fus seul à la combattre et à déclarer qu’étant ministre européen, j’entendais rester en Europe. Vous voyez bien que si l’on montre aux Turcs le chemin de l’Asie, ils le prendront sans difficulté. Quant à la question du califat, je ne comprends pas pourquoi les chrétiens d’Occident s’en montrent si préoccupés. Ils comparent toujours le calife au Pape : ils ont tort. Le Sultan des Osmanlis n’est calife que par hasard et depuis quelques siècles ; encore sa suprématie religieuse n’est-elle reconnue ni par les musulmans du Maroc et des Indes, ni par ceux de la Perse et de l’Afghanistan, ni même, à le bien considérer, par les Arabes.

« Reste la question des Détroits : elle est indépendante de celle de Constantinople. La Grèce, une fois installée ici, admettra fort bien que les Détroits soient soumis à un contrôle international, par exemple à celui de la Société des Nations. Vous êtes bien obligés de reconnaître que la solution de 1878 était mauvaise : personne n’a pu empêcher les Turcs d’ouvrir aux Allemands les Dardanelles et le Bosphore. En cas de guerre, il n’y a plus de neutralité qui tienne. Voyez ce qu’il est advenu du canal de Suez, théoriquement neutre : les Alliés en ont disposé en maîtres. Le but que vous devez atteindre, c’est d’éloigner des Détroits l’Allemagne et la Russie : avisez aux moyens les plus efficaces, la Grèce n’y fera pas d’objection. Mais si la France et l’Angleterre n’accordent pas leurs politiques sur ce point, nous verrons l’Angleterre toute seule, étant la Puissance la plus forte sur mer, ouvrir et fermer les Détroits à sa convenance et au gré de ses desseins. Nous souhaitons d’autant plus vivement cet accord entre nos deux grandes protectrices, que la Grèce se sent attachée à la France par un sentiment profond et une longue tradition. Cette tradition nous semble aujourd’hui compromise, et non par notre faute. L’attitude que la France a prise à notre égard nous étonne : comment l’expliquez-vous ?

— Mon Dieu ! — répondis-je un peu gêné, — l’attitude du roi Constantin avait eu de quoi étonner la France.

— L’épisode auquel vous faites allusion fut très douloureux pour nous, — reprit vivement mon interlocuteur. — Mais enfin ce n’est qu’un épisode, et vous ne pouvez, en bonne justice, faire porter la faute d’un homme à tout un peuple. Nous-mêmes, ici, avons pendant longtemps tenu rigueur à Constantin de sa conduite envers les Alliés. Lorsqu’il fut question d’adresser au Roi des félicitations pour sa victoire, il y eut au Phanar de longues hésitations, et même des résistances assez vives. Voilà des faits qu’on devrait connaître en France. ,

— On ne les ignore point, — dis-je. Mais on sait aussi que l’Angleterre a déployé de grands efforts pour pousser les Grecs en Asie, puis pour y assurer le triomphe de leurs armes. Et l’on se demande avec quelque inquiétude si, en installant la Grèce à Smyrne et à Constantinople, l’Angleterre n’aurait pas la pensée de s’y installer elle-même.

— Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, observa M. P... qui jusqu’alors n’était pas intervenu dans la discussion. L’Angleterre possède en Orient des intérêts considérables, prépondérants. Mais la France n’a-t-elle pas tout intérêt à s’entendre avec elle, plutôt que de donner l’impression que sa résistance est impuissante et que c’est la volonté de l’Angleterre qui triomphe ? »

Il y eut un silence et je poursuivis : « Enfin notre attitude s’explique peut-être par une troisième considération. Le Saint-Siège, qui, tout en déplorant la révolution russe, s’était félicité de la ruine du césaro-papisme en Russie, parce qu’elle entraînait l’échec des entreprises orthodoxes en Orient, voit aujourd’hui la Grèce reprendre à son compte les anciens projets de l’orthodoxie russe et menacer par sa propagande les positions que l’Eglise catholique maintient si laborieusement en Asie occidentale. Or, dans le Levant, les destinées de la France et celles du catholicisme, sans nullement se confondre, sont pourtant liées par une tradition séculaire. Toute entreprise dirigée contre la religion catholique en Orient a l’apparence d’être dirigée du même coup contre la France. A Constantinople et à Ismid, comme à Smyrne, à Eski-Chéhir et à Angora, les écoles catholiques sont, en grande majorité, des écoles françaises. Et, si mes informations sont exactes, nos missionnaires n’ont pas à se louer de la façon dont les Hellènes se sont comportés vis-à-vis d’eux en Asie-Mineure, en Macédoine et en Thrace.

« A Andrinople, nous avions cinq écoles avec 1 200 élèves ; aujourd’hui les trois que nous avons pu rouvrir comptent ensemble 180 enfants, dont les parents sont soumis par les autorités helléniques à toute sorte de vexations. A Enidgé-Vardar, les Filles de la Charité, religieuses françaises, avaient ouvert une petite école, où les enfants accoururent en grand nombre : le maire grec de la localité, s’armant d’une loi inconnue, obligea les familles de ces enfants à les envoyer à l’école orthodoxe ou à payer une amende. A Salonique, les journaux grecs officieux dénoncent à grand fracas une mensongère « conspiration de prêtres catholiques » : les prêtres incriminés sont tous des Français. A Eski-Chéhir, les troupes de Papoulas occupent sans réquisition régulière l’église et l’école françaises. A Brousse, il y a quelques jours (le 6 août), le père Claudien, supérieur des Assomptionnistes et directeur du Collège français, est arrêté sans motif par des gendarmes grecs et conduit comme un criminel, entre quatre baïonnettes, jusqu’au poste de police, pour être relâché quelques heures après. Un nationalisme exaspéré, les passions ordinairement déchaînées par la guerre expliquent peut-être ces incidents ; mais vous ne serez pas étonnés qu’ils aient produit en France, et non seulement dans les milieux catholiques, une fâcheuse impression. Comment ne pas nous émouvoir, en voyant que partout où les Grecs avancent en Orient, notre influence est mise en échec et nos œuvres sont compromises ?

— Voilà bien l’erreur de la France, de croire qu’elle doit son immense influence dans le Levant à ses œuvres religieuses ! Mais il n’en est rien ; c’est un tout petit côté de la question, — et M. K... mettait dans ses paroles une animation extraordinaire. Tous, tant que nous sommes ici, nous pensons en français, nous parlons le français comme notre langue naturelle. Croyez-vous que nous l’ayons appris dans vos écoles religieuses ? nullement, mais dans nos écoles grecques, puis, quelquefois, à Paris. Que sort-il des établissements de vos congréganistes ? de petits employés de banque ou de commerce, des commis pour les administrations étrangères, comme la Régie, la Dette ou la Banque ottomane. Mais les grandes affaires du pays, c’est nous qui les tenons ; nous, les avocats et les hommes d’affaires, les banquiers, les grands commerçants et les industriels. C’est nous qui répandons la langue et l’influence françaises en Orient, et c’est nous qui serons demain les meilleurs agents de l’industrie et du commerce français dans ce pays, pourvu que la France produise, exporte et... adopte ici la seule politique conforme à ses intérêts. »

Dans les milieux ecclésiastiques, j’ai trouvé un état d’esprit assez analogue à celui que révélaient les propos de M... Bey et de ses amis. Mgr Joachim, archevêque d’Enos, réside à Constinople depuis 1913, date à laquelle les Bulgares ont occupé son diocèse. Il a grand air dans sa simple robe noire, dont les manches très amples transforment en mouvement presque harmonieux le rythme un peu saccadé du geste. Une barbe fine et longue encadre des traits réguliers ; les cheveux tressés sont ramenés en chignon sous le haut bonnet. Le ton de sa voix est calme, mais énergique ; sa parole est mesurée et précise. Tout marque en lui le politique et l’homme d’action. Mgr Joachim appartient au Conseil ecclésiastique du Patriarcat. Comme je le remercie d’avoir bien voulu soustraire à ses occupations quelques instants pour me les consacrer : « Ah ! — répond-il, — notre tâche est lourde : 300 000 réfugiés, la plupart dénués de tout, attendent du Patriarcat les moyens de surmonter la dure épreuve. Les Turcs commettent partout des excès abominables. Aujourd’hui même, nous avons reçu la nouvelle qu’après avoir déporté dans l’intérieur du pays tous les hommes de seize à cinquante ans, ils viennent d’appliquer la même mesure aux femmes, aux vieillards et aux enfants. Nous savons, hélas ! ce que signifie déportation en Turquie : le plus grand nombre de ceux qui partent n’arrivent pas, ils sont massacrés en route.

« Il est temps que l’on comprenne en Europe que l’Empire ottoman est la plus absolue et la plus arbitraire des théocraties, qu’on ne le changera point et qu’il faut le prendre pour ce qu’il est. Tant que Constantinople ne sera pas redevenu une ville grecque, il n’y a pas ici de vie possible pour les chrétiens. »

La déclaration était si nette, qu’elle ne donnait vraiment pas lieu à discussion. Je pris sur moi de changer d’argument, et demandai à Mgr Joachim s’il pouvait m’indiquer les raisons du rapprochement qui s’était opéré entre l’Eglise grecque et l’Eglise anglicane.

« L’épiscopat anglican, — me répondit-il, — s’est depuis longtemps intéressé à nous. Vous savez qu’il existe des analogies, des affinités entre nos deux Eglises, et qu’elles sont probablement celles qui tendent le plus à se rapprocher de l’Église romaine. A notre sentiment, il n’y a pas autre chose, dans la sympathie que nous témoignent les évêques anglais, que le désir de créer une atmosphère propre à rendre possible et à accélérer la réunion de toutes les Eglises chrétiennes.

— Cependant, — repris-je, — quelques démarches récentes semblaient indiquer un but plus précis et plus immédiat. » Et je rappelai à l’archevêque d’Enos un certain nombre de faits qu’il connaissait bien mieux que moi. Dès le début de la crise orientale, on avait vu le haut clergé d’Angleterre prendre fait et cause pour la Grèce et soutenir ses revendications. Au début de 1921, Mgr Dorotheos, locum tenens du Patriarcat œcuménique, faisait le voyage de Londres et nouait des relations avec les grands dignitaires de l’Eglise anglicane, qui l’accueillaient avec une prévenance marquée. Le chef provisoire de l’Eglise grecque étant mort dans la capitale britannique, son corps était ramené solennellement au Phanar sur un bâtiment de guerre anglais.

A plusieurs reprises, durant ces derniers mois, le haut clergé anglican avait fait tenir au Patriarcat des adresses de sympathie et des témoignages de solidarité : le Patriarcat y répondait par des remerciements chaleureux. A la fin de juillet, l’épiscopat d’Angleterre remettait au ministre de Grèce à Londres un mémorandum qui se terminait ainsi : « Seules les troupes grecques, en battant les Turcs, pourront délivrer les peuples chrétiens. Nous ne pouvons pas ne point nous étonner que les grandes Puissances aient tenté de mettre obstacle à l’offensive grecque en Anatolie. Nous assurons Votre Excellence que la Grèce, au cours de la lutte libératrice qu’elle a entreprise, trouvera toujours un soutien moral auprès de l’Eglise anglicane. »

Tandis que je lui résumais brièvement des circonstances qui n’avaient passé inaperçues ni en France ni au Vatican, Mgr Joachim, très calme, semblait réfléchir. J’arrivai au dernier incident. Le bruit avait couru à Constantinople, bien que les censeurs anglais eussent interdit aux journaux de s’en faire l’écho, que sir David Davis, membre de la Chambre des Communes et ami personnel de M. Lloyd George, avait adressé au Patriarcat œcuménique une lettre et un mémoire. Dans ces documents, il annonçait son intention d’engager une campagne pour que le siège de la Société des Nations fût transféré de Genève à Constantinople.

— Tout cela est parfaitement exact, — déclara l’archevêque ; — nous avons reçu la lettre et la très élégante brochure qui l’accompagnait.

— Puis-je demander à Votre Grandeur quelle réponse a faite le Patriarcat ?

— Ce message ne comportait point de réponse. Le Patriarcat s’est borné à accuser réception. »

L’archevêque poursuivit : « Dans ces derniers temps, les rapports sont devenus bien meilleurs entre catholiques et orthodoxes en Orient. Le Patriarcat avait même autorisé les mariages mixtes, à la condition que les enfants suivissent la religion du père, sauf disposition contraire des époux ; le mariage pouvait être célébré indifféremment dans les églises des deux rites. Mais le délégué apostolique s’opposa à cette mesure, et le Patriarcat dut lui-même la rapporter.

« A vous dire vrai, nous ne comprenons ni l’intolérance de l’Eglise romaine, ni l’insistance de sa propagande. Pour notre part, nous ne cherchons point à convertir les catholiques, et nous souhaiterions que les catholiques en agissent de même avec nous. N’y a-t-il point place pour tout le monde au Paradis ?

« Nous reconnaissons la suprématie du Pape de Rome, mais dans ce sens seulement : que, s’il y avait un Synode universel des Eglises chrétiennes, le pape romain en aurait la présidence, que personne ne chercherait à lui contester ; mais les seules décisions valables seraient celles qu’aurait approuvées la majorité de l’Assemblée. De même, au Conseil œcuménique, le Patriarche, qui préside, a une voix égale à celle de tous les autres membres ; en aucun cas l’avis du Patriarche ne peut, comme tel, entraîner la décision.

« Mais, en dépit de nos vœux, l’union des Eglises est encore lointaine. Les préoccupations d’ordre purement religieux passent au second plan, en un moment où les intérêts politiques vitaux et les nécessités matérielles absorbent notre attention et notre activité. Si du moins, en attendant l’union des Eglises, nous voyions se réaliser l’union des peuples chrétiens, et se reconstituer cette « Chrétienté » qui fut durant tant de siècles le facteur essentiel et bienfaisant de la politique européenne ! Alors la question d’Orient serait résolue aisément, et selon nos désirs. »

Les archevêques grecs de Trébizonde et de Séleucie se sont établis dans l’ile de Halki : le premier habite le vieux monastère de Saint-Georges, le second réside au couvent de la Sainte-Trinité, où il dirige une sorte d’Académie ecclésiastique. Tous deux m’ont fait un jour l’honneur de me recevoir et de s’entretenir avec moi de la situation politique et religieuse. Mgr Germanos, archevêque de Séleucie, est surtout un savant : il me fait volontiers les honneurs d’une importante bibliothèque, où figure, à côté de plusieurs autres périodiques français, la collection complète de la Revue des Deux Mondes ; puis il me conduit à une admirable chapelle, dont le gros œuvre a été plusieurs fois construit, mais où toute une décoration en bois peint et doré du XVe siècle demeure intacte : l’iconostase, la chaire, le trône patriarcal et le baldaquin qui abrite les saintes images sont autant de merveilles. Le couvent de la Sainte-Trinité passe pour avoir été fondé par Photius : plusieurs fois détruit, il fut toujours restauré par quelque patriote généreux ; sa dernière réfection remonte à 1840, et c’est à cette date que l’Académie ecclésiastique, d’où sortent les hauts dignitaires de l’Église grecque de Constantinople, y fut installée. En ce moment, les élèves sont en vacance et le couvent est occupé presque entièrement par des réfugiés russes, dont l’archevêque de Séleucie s’est constitué généreusement le père spirituel et, je crois bien aussi, le provéditeur général.

Mgr Germanos me dit les grandes difficultés qu’éprouve le clergé orthodoxe à se recruter et le chagrin qu’il ressent à constater la diminution de la foi et de l’esprit religieux dans les hautes classes de la société.

Avec l’archevêque de Trébizonde, la conversation s’engage tout de suite sur le terrain politique. Mgr Chrysanthos faisait partie de la délégation envoyée par le Phanar à Londres et à Paris au lendemain de l’armistice. Il connaît admirablement l’histoire ancienne et les conditions présentes de la nation grecque en Asie, et sa compétence s’étend, au delà des limites de son diocèse, jusqu’aux régions du Caucase. « Je pense, — me dit-il, — qu’on est bien persuadé en Europe que les Turcs sont en pleine décomposition et qu’il n’y a plus rien à en attendre. Certes nous ne demandons pas qu’on les supprime, mais seulement qu’on les mette hors d’état de nuire.

« Pour ce qui est de l’organisation future, je m’en tiens toujours au projet que j’ai présenté à Paris et à Londres : une fédération d’Etats, dont feraient partie l’Arménie, le Pont, et, si l’on veut, la Turquie. Mais, au centre, un gouvernement chrétien. J’estime même qu’en Turquie propre, il faudra établir un contrôle européen, car les Turcs sont incapables de se gouverner et de s’administrer. Le long des côtes de la Mer Noire, l’élément grec domine évidemment, et, si l’on ne veut pas créer un Etat du Pont, on peut annexer simplement ces territoires au royaume de Grèce. Mais j’insiste sur le point essentiel : il ne faut pas laisser subsister un Empire ottoman et il faut rendre Constantinople aux Grecs. Voilà l’œuvre indispensable.

« Nous n’ignorons pas qu’en France on oppose volontiers la tolérance des Turcs au prosélytisme violent de notre nation. On se trompe. Et l’on se trompe encore davantage si l’on croit que l’expansion de l’influence française en Orient est liée à celle de la religion catholique. Je dirais presque que dans le Levant, la France est influente malgré le caractère catholique qu’elle conserve obstinément à son action. La France n’a rien à craindre de notre prétendue xénophobie : les Grecs savent qu’ils ont besoin de vous, de vos capitaux, de vos techniciens, et ils seront les premiers à vous appeler à leur aide. »

Je ne jugeai point à propos d’engager une discussion avec l’archevêque sur des jugements qu’il exprimait en termes si catégoriques, et que je savais très contestables. Mais je lui demandai de m’éclairer sur une question qui passionnait alors les milieux grecs de Constantinople : celle des relations entre le Patriarcat œcuménique et le Gouvernement d’Athènes. Le siège de Constantinople était vacant depuis 1917 ; au Phanar, on avait hâte d’y pourvoir, et le 22 avril 1921, les deux corps du Patriarcat, réunis en séance extraordinaire, avaient fixé l’élection au 13 juin suivant. D’autre part, on prétendait à Athènes que le siège patriarcal, étant demeuré quatre ans inoccupé. pouvait bien le rester encore quelques mois, et qu’il était impolitique de procéder aux élections avant que les problèmes territoriaux laissés en suspens n’eussent été définitivement résolus. Pour gagner du temps, le Gouvernement hellénique avait mis en avant une réforme du système électoral ; le Saint-Synode insista pour que le patriarche fût élu selon la procédure traditionnelle. Alors le Cabinet d’Athènes convoqua lui-même à Andrinople un synode national, en vue d’étudier les modalités de la future élection. Le Patriarcat protesta contre cette réunion illicite et maintint sa décision. On envisageait dans certains milieux l’éventualité d’un schisme.

« Rien n’est moins probable, — me déclara Mgr Chrysanthos. — Il n’est même pas sérieusement question de modifier le système électoral. Toute la controverse porte sur le point de savoir si les titulaires des sièges dont dépendent les territoires que le royaume de Grèce a l’espoir d’annexer, doivent prendre part au vote et en quelle qualité. Peut-être se mêle-t-il à cela quelque rivalité personnelle entre les candidats présumés. Vous aurez entendu dire à Constantinople que le Phanar tient pour Venizélos et combat sourdement la politique du roi Constantin. Le Patriarcat, en effet, a d’abord marqué une certaine défiance à l’égard du Gouvernement qui a succédé à celui de M. Venizélos, il craignait que le programme conçu par le grand Crétois en faveur des Grecs irrédimés et défendu par lui en Europe avec tant de talent et de succès, ne fut abandonné par ses successeurs. Le jour où l’on a vu Constantin et Gounaris reprendre à leur compte la grande idée venizéliste et en poursuivre résolument l’exécution, l’hostilité et la défiance du Phanar envers Athènes n’avaient plus raison d’être, et elles ont complètement disparu. » Cette explication ne concordait pas absolument avec les renseignements que j’avais recueillis d’autre part. En réalité, la lutte était ouverte entre le Patriarcat œcuménique, qui entendait faire prévaloir ses vues, elle Gouvernement d’Athènes, qui voulait imposer son candidat et s’efforçait de renvoyer l’élection jusqu’au jour où des remaniements territoriaux, qu’il espérait conformes à ses désirs, lui auraient assuré la majorité. Constantinople tenait toujours pour Venizélos et c’était la candidature d’un archevêque venizéliste que soutenait le Phanar ; Athènes lui opposait un homme dévoué à Constantin et à ses ministres. Les transactions intervenues au mois de juin aboutirent à une simple remise de la date antérieurement fixée pour l’élection. On sait que celle-ci finit par avoir lieu en décembre, sans que rien eût été changé à l’ancienne procédure. Le candidat du Phanar, proclamé sous le nom de Meletios IV, se trouvait aux Etats-Unis lors de l’élection ; il n’était pas encore débarqué à Constantinople, que les évêques grecs du royaume et des territoires occupés décidaient de se réunir en synode extraordinaire à Salonique pour le déposer.

Quelques jours avant de quitter la Turquie, je recevais la visite d’un Grec ottoman, qui fut le collaborateur et qui est resté l’ami de M. Venizélos. « En réalité, — me dit-il, — Venizélos, bien que le Patriarcat ait toujours soutenu ses idées, n’aime pas le Patriarcat. Il reconnaît les services que le Phanar a rendus à la cause grecque ; mais, s’il était un jour en mesure de réaliser le plan qu’il a conçu, je crois qu’il prierait respectueusement le Patriarcat de Constantinople de ne plus se mêler de politique. Le royaume de Grèce est un état laïque ; ses évêques sont de petits fonctionnaires sans influence, des gens de rien, à côté des archevêques grecs de l’Empire ottoman, qui font figure de chefs nationaux et tiennent état de grands seigneurs. C’est même pour cette raison que je doute quelquefois de la sincérité avec laquelle quelques-uns de ces derniers souhaitent l’annexion à la Grèce des territoires grecs de l’Asie-Mineure. Il me semble qu’au fond de leur cœur, ils désirent bien plutôt la constitution d’États autonomes, au sein desquels leur rôle et leur influence, loin de se trouver réduits, grandiraient. »

Le même personnage, au cours de notre entretien, insista comme avaient fait les ecclésiastiques, ses compatriotes, sur le grand tort que se faisait la France en poursuivant une politique catholique dans le Levant. « J’admets encore, — observait-il, — que vous vous appuyiez sur le catholicisme dans un pays comme le Liban, où l’élément catholique est prépondérant. Mais partout ailleurs, en Europe et en Asie, vous auriez tout avantage à faire une politique purement laïque et simplement française. » Comme je lui objectais qu’en Orient les catholiques étaient placés sous notre protection, et que nous avions le devoir de les défendre contre le fanatisme des Grecs orthodoxes, il répartit : « Le fanatisme des Grecs rayas (ottomans) est un résultat de la politique pratiquée par le Gouvernement de Constantinople, qui divisait pour régner. Mais les Grecs du royaume se montrent en général tolérants, ou même indifférents. Voyez ce qui s’est passé à Salonique : la lutte était permanente et parfois très violente entre Grecs et Juifs ; elle a cessé du jour où la majorité grecque s’est trouvée composée d’Hellènes immigrés. Le même apaisement ne manquera pas de se produire ailleurs. De la part de l’élément grec, vous n’avez à craindre, ni fanatisme religieux, ni nationalisme xénophobe.

— Alors, — demandai-je — comment se fait-il qu’à Smyrne, les autorités helléniques se sont acharnées contre toutes les entreprises françaises ? On nous a laissé réparer à nos frais le chemin de fer de Smyrne-Cassaba et prolongements : après quoi, on nous a fait savoir qu’il allait être réquisitionné, sans indemnité, pour les besoins de l’armée hellénique ; on a prétendu s’emparer pareillement de nos mines de lignite à Soma... et je pourrais multiplier les exemples.

— Oh ! répondit mon interlocuteur, cela, c’est autre chose. Il n’y a pas de régime plus étatiste que le régime grec. Il fait une guerre si impitoyable aux initiatives et aux entreprises privées, que tous les Grecs actifs, entreprenants, quittent un pays où ils savent qu’il n’y a rien à faire, et s’en vont exercer leurs talents à l’étranger, où ils s’enrichissent. Les faits que vous invoquez ne trahissent aucune hostilité à l’égard de la France : ils prouvent seulement que les fonctionnaires venus d’Athènes appliquent, partout où on les envoie, les méthodes traditionnelles de leur Gouvernement. »

De mes conversations avec les Grecs ottomans, ecclésiastiques ou laïques, ce qui me semblait ressortir avec le plus d’évidence, c’était l’hostilité contre les missions françaises, les œuvres religieuses françaises, c’est-à-dire en somme contre les meilleurs et les plus efficaces des instruments dont la France s’est servie jusqu’ici pour établir et développer son influence dans le Levant. Longtemps encore, influence française et influence catholique iront de pair dans les pays du Levant, et l’on ne pourra ni les favoriser, ni les combattre l’une sans l’autre. Aussi souscrirais-je volontiers à ce jugement d’un religieux français : « Chaque fois que les Grecs font un pas en avant dans une région de l’ancien Empire turc, la France y fait un pas en arrière. »


LES ARMÉNIENS

Comme les Grecs, les Arméniens constituent dans l’Empire ottoman une nation, organisée autour de chefs religieux qui se sont fait reconnaître certaines attributions politiques et administratives. Ainsi la nation arménienne a trois têtes d’importance inégale : le patriarche grégorien, le patriarche catholique, et le chef des Arméniens protestants. Les malheurs épouvantables qui se sont abattus sur ce peuple au cours des années de guerre ont eu pour effet de resserrer les liens de solidarité entre les trois confessions : lors de mon dernier séjour à Constantinople, le patriarche grégorien, le vicaire-général du patriarche catholique et le chef protestant se réunissaient une fois par semaine et prenaient ensemble toutes les décisions relatives aux intérêts de la nation. Avant 1914, sur deux millions et demi d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman, il y avait un peu plus de cent mille catholiques. L’occupation de quelques-uns des vilayets orientaux par les forces anglaises a sensiblement augmenté le nombre des protestants. Néanmoins, le gros de la nation arménienne continue d’être formé par les grégoriens.

Le patriarche arménien grégorien de Constantinople a sous sa juridiction religieuse, administrative et politique tous les grégoriens de l’Empire ; de plus, sa juridiction purement religieuse s’étend aux Arméniens de Bulgarie, de Roumanie et d’Egypte. Quarante-cinq diocèses ressortissent au siège patriarcal. Une Assemblée nationale de 140 députés élus choisit le patriarche elles membres des deux conseils chargés de l’assister. Le Conseil ecclésiastique et le Conseil laïque comprennent chacun 14 membres ; ils ont été renouvelés, le premier au mois de mai, le second au mois d’avril 1921. Quant au patriarche, Mgr Zaven, il occupe le siège de Constantinople depuis la fin de 1913.

Tandis que le Conseil ecclésiastique reste confiné dans l’administration religieuse, le Conseil laïque dirige et contrôle la vie politique et sociale de la nation, par l’intermédiaire d’un certain nombre de commissions, dont il nomme lui-même les membres : commissions économique, financière, judiciaire, de l’Instruction publique, des Legs et Testaments, des couvents, des hôpitaux. La forme actuelle de cette organisation très complète date de l’époque la plus tranquille et la plus prospère qu’aient connue les Arméniens depuis la conquête turque : la période comprise entre 1830 et 1870, qui eut son apogée en 1860, vit les Arméniens de la capitale occuper les plus hautes fonctions publiques et ceux des provinces jouir d’une justice et d’une sécurité relatives. Une bourgeoisie arménienne riche, instruite, active, acquit une importance de plus en plus grande dans les affaires municipales des villes, comme dans la vie politique et économique de l’Empire. C’est alors que se produit le grand mouvement de réveil national, dont la Constitution de 1860 définit assez bien les tendances. Partout les notables ouvrent des écoles, et le peuple y accourt. On revient à la langue nationale, que beaucoup d’Arméniens avaient abandonnée pour adopter la langue turque. On crée des journaux, des revues. La renaissance littéraire se traduit par des romans, par des drames, et surtout par des chansons [2].

Les Turcs parurent d’abord indifférents à ce réveil national. « Un peuple qui chante, — disaient-ils, — ne songe pas à se révolter » , et Ali Pacha définissait la constitution de 1860 « une roue quadrangulaire impossible à mouvoir. » Ils commencèrent à s’inquiéter lorsqu’ils virent les Arméniens faire appel à l’Europe et invoquer son intervention dans les affaires intérieures de l’Empire ottoman. Une première démarche fut faite en 1878 auprès du grand-duc Nicolas, presque sous les murs de Constantinople, et aboutit à l’insertion de l’article 16 dans le traité de San Stefano. Quelques mois plus tard, une délégation arménienne se rendait à Berlin : ses efforts eurent pour seul résultat le fameux article 61 du traité de Berlin, aux termes duquel les Puissances promettaient à l’Arménie un certain nombre de réformes, dont elles confiaient l’exécution au Gouvernement de Constantinople.

La promesse était illusoire et la confiance bien mal placée. Il est vrai que les Anglais, dans les années qui suivirent l’occupation de l’Egypte, intervinrent fréquemment et dans une forme très énergique, pour recommander la prompte réalisation des réformes annoncées : l’article 61 était devenu le pivot de la politique anglaise dans le Levant. Abdul-Hamid donnait de bonnes paroles à l’ambassadeur britannique à Constantinople et, dans le même temps, provoquait lui-même en Asie l’extermination des Arméniens par les Kurdes. Le Gouvernement allemand appuyait de toute sa force la cruelle politique du Sultan, si même il n’en fut pas l’instigateur. Faut-il rappeler l’horreur des massacres exécutés en 1894 à Sassoun, en 1895-96 à Van, à Erzeroum, à Kharpout et à Diarbékir ? L’Europe et l’Amérique en frémirent d’indignation. Le livre bleu anglais de 1896 et le livre jaune français de la même année ont porté à la connaissance du monde civilisé le bilan officiel de ces opérations abominables. Il resterait à montrer quelle part de responsabilité indirecte, mais réelle, eurent dans ces massacres et dans ceux qui suivirent quelques grandes Puissances européennes, et comment leurs rivalités et leurs intrigues ont seules rendu possibles la conception et l’application prolongée d’un système que l’Europe unanime pouvait condamner et abolir en trois jours. Mais l’Angleterre voulait faire échec à la Russie, et la Russie à l’Angleterre ; puis l’Allemagne entra dans le jeu et, au moment où le sang chrétien coulait à flots en Asie-Mineure, on entendit un prince chrétien, l’Empereur allemand, assurer publiquement de son amitié le Sultan rouge, ordonnateur des massacres. Le peuple arménien était systématiquement décimé et son mouvement national prenait, par la force des choses, une nouvelle forme : celle des comités et des complots révolutionnaires, dont il n’est pas encore sorti.

Les deux patriarcats arméniens de Constantinople ont bien voulu mettre à ma disposition des documents et des statistiques d’où il ressort qu’une nation chrétienne qui comptait en 1914 plus de deux millions d’individus n’en compte plus aujourd’hui que 592 000 : tout le reste a été détruit, ou déporté, ou contraint à s’expatrier. J’ai demandé à Mgr Nazlian, vicaire général et gérant du patriarcat arménien catholique, comment il envisageait l’avenir de son peuple. A ce moment, la Cilicie n’avait pas encore été évacuée par les troupes françaises, et Mgr Nazlian se flattait de l’espoir qu’un home arménien pourrait être constitué dans cette région, sous la protection de la France. Il ne doutait point que les Arméniens de l’Est ne vinssent rejoindre en masse leurs frères de Cilicie : ainsi la population se fût trouvée assez nombreuse pour assurer la mise en valeur d’un pays exceptionnellement fertile. Le territoires de la Mésopotamie septentrionale, que nous n’avions pas encore cédés aux Turcs, semblaient devoir se prêter à cette migration, puisque, par Diarbékir, Orfa et Marache, ils formaient comme un large couloir de communication entre les vilayets orientaux et la Cilicie.

Cette conception du home arménien avait, parmi les catholiques, des partisans d’autant plus nombreux, que la population arménienne de Cilicie était en grande majorité catholique. Je la retrouvai chez un laïque fort intelligent, qui me fit un jour le tableau des avantages économiques, politiques et militaires que la France retirerait d’une telle création. Le tableau était séduisant. J’objectai pourtant à l’Arménien que notre pays avait reçu le mandat pour la Syrie et ne pouvait guère en postuler un autre. Il s’écria : « Pourquoi la France accepte-t-elle le mandat sur les Syriens, qui ne veulent pas d’elle, et refuse-t-elle le mandat sur les Arméniens, qui l’appellent à grands cris et n’attendent que d’elle leur salut ? » Je ne rapporte cette boutade que pour caractériser un état d’esprit, où il entrait plus d’exaspération que de conviction réfléchie. Los événements survenus depuis lors ont d’ailleurs rendu superflue toute discussion au sujet du « home arménien » de Cilicie.

Dans les milieux grégoriens, on ne se désintéressait point de la région qui comprend Césarée, Tarsous, Mersine et Adana, mais on se préoccupait encore davantage du sort réservé aux vilayets orientaux. Voici en quels termes un Arménien grégorien, très clairvoyant et très informé, m’exposa l’opinion de ses compatriotes touchant ces deux problèmes :

« Vous avez vu, — me dit-il, — comment les Arméniens du Sud, — ceux de la Cilicie et de la Petite Arménie, — ont accueilli les Français, et avec quel enthousiasme ils se sont rangés sous leur autorité. La constitution d’une légion arménienne, commandée par des officiers français, leur parut répondre à leurs propres aspirations nationales et à celles d’une grande politique française en Orient. Mais les Anglais prirent peur et commencèrent à intriguer : bientôt se produisirent des soulèvements, des conflits avec la population. La France consentit à retirer les officiers de la légion étrangère, que les Arméniens adoraient, et à les remplacer par d’autres. Les nouveaux venus firent en Cilicie une politique musulmane. Nos compatriotes se crurent trahis et se retournèrent du côté des Anglais. Cette volte-face leur a réussi médiocrement : aujourd’hui ils sont indécis, inquiets, et comprennent seulement ceci : que leur nation est victime de la rivalité franco-anglaise en Orient.

« Dans l’Arménie du Nord, ou, si vous voulez, dans les vilayets orientaux, le principal souci de l’Angleterre a toujours été d’arrêter les progrès de la Russie. La possession du plateau arménien, c’est la porte grande ouverte, d’un côté sur la Mésopotamie et l’Anatolie, de l’autre sur le Caucase et la Perse. Il était donc inévitable qu’entre Russes et Anglais la lutte s’engageât autour de cette région.

« A Londres, on pouvait distinguer à ce sujet deux courants d’opinion. Les anciens fonctionnaires des Indes et de l’Orient, les hommes de l’India Office, recommandaient la bonne entente avec les Turcs, soit afin de maintenir plus aisément dans l’obéissance, grâce à l’appui du sultan-calife, les populations musulmanes de l’Empire britannique, soit pour pouvoir, le cas échéant, opposer les armées turques à quelque entreprise des Russes en Asie. Au contraire, Gladstone et les libéraux exigeaient qu’on affranchît les chrétiens d’Orient de la servitude que faisaient peser sur eux les musulmans.

« La première tendance fut longtemps la plus forte. C’est pourquoi, au congrès de 1878, l’Angleterre, docilement suivie par la France, fit remplacer l’article 16 du Traité de San-Stefano par l’article 61 du Traité de Berlin. Aux réformes obligatoires, exigées pour les huit vilayets orientaux, on substituait ainsi des réformes facultatives, que l’Empire ottoman réaliserait selon ses possibilités, ou selon son bon plaisir. L’Angleterre avait craint que la Russie, en se chargeant d’exécuter elle-même les réformes en Arménie, ou d’en surveiller l’application, ne finit par rester maîtresse du pays. Elle préféra confier cette mission aux Turcs, quitte à prendre en gage l’île de Chypre et à la conserver jusqu’à ce que les réformes fussent accomplies. L’intérêt de l’Angleterre était donc qu’elles ne le fussent jamais.

« Cependant le Gouvernement britannique envoya en Arménie des Consuls militaires, dont les rapports dénonçaient régulièrement le retard apporté à l’exécution des réformes et les excès commis par les Turcs. On ne voulut point entendre ces consuls, et on finit par les rappeler. Mais, entre temps, le courant libéral faisait du chemin en Angleterre ; les efforts de la Russie pour pénétrer plus profondément en Asie échouaient l’un après l’autre. L’Angleterre cessa de s’appuyer sur les Turcs et, d’accord avec les Etats-Unis, prit en main la cause des chrétiens d’Orient. C’est alors que, pour notre malheur, intervient l’Allemagne.

« Sans hésiter, l’Allemagne se range du côté de nos persécuteurs et recommande, comme la meilleure solution du problème arménien, l’extermination systématique des populations chrétiennes d’Asie-Mineure par la déportation et par le massacre. Le massacre, vous savez ce que c’est... Pour comprendre ce que signifie la déportation dans une contrée où il n’y a pas de route, où il n’existe ni stocks de denrées ni ravitaillement régulier, chaque habitant faisant au cours de l’été ses provisions pour le prochain hiver, il faut, je crois, se reporter aux Récits mérovingiens de votre Augustin Thierry : en Turquie d’Asie, la déportation, c’est la mort.

« Les succès de la politique allemande en Orient auraient peut-être fini par rapprocher, sur ce terrain, l’Angleterre et la Russie. La puissance de l’Allemagne atteint son apogée, le jour où elle réussit à lancer la Turquie dans la guerre mondiale, avec la double mission de battre la Russie dans la Mer Noire et au Caucase, et de faire échec à l’hégémonie orientale de l’Angleterre en menaçant l’Egypte et peut-être les Indes. Mais l’Empire russe s’écroule, et tout change de face encore une fois. En toute hâte, l’Angleterre s’installe au Caucase et en Arménie. Malheureusement, les Anglais, qui savent admirablement profiter d’une occasion, ne se soucient point de la prévoir : leurs entreprises sont toujours de longues et coûteuses improvisations. Lorsqu’ils s’établissent dans un pays, ils commencent par y commettre faute sur faute. Peu à peu, l’expérience les fait réfléchir, et ils s’amendent ; mais le résultat des erreurs premières n’est pas aboli. Entre les Anglais et les Arméniens, des malentendus surgirent, que rien ne put dissiper.

« Survint l’armistice et, bientôt après, le mouvement anatolien. Au même moment, les Bolchévistes russes envahissent le Caucase et l’Arménie. Nous avons eu alors l’impression très nette que les Anglais allaient s’entendre avec Moustapha Kemal sur notre dos. Ce qui nous a sauvés de cette catastrophe, c’est uniquement la maladresse du dictateur turc, et l’intransigeance d’une partie de son entourage. Lorsqu’ils virent que l’entente avec les nationalistes était impossible, les Anglais se reprirent à nous protéger ; et ils suscitèrent les Grecs. En Occident, on estime que les Grecs ont échoué lamentablement ; mais nous, qui les connaissons, nous pensons qu’ils ont réussi bien au delà de nos espérances. Cela ne nous empêche pas de trouver la manœuvre anglaise fort imprudente. Comment ! voilà la politique, le prestige, tous les intérêts de l’Occident remis à 150 000 Hellènes ! S’ils sont battus, il n’y a plus de barrière, plus d’obstacle aux violences des Turcs et peut-être à l’invasion des Russes. Pouvait-on pousser plus loin l’imprévoyance et la légèreté ?

« Malgré tout, nous mettons encore notre confiance dans l’Angleterre. Les dix années de tranquillité dont nous avons absolument besoin pour nous organiser, seule l’Angleterre, si elle le veut, peut nous les ménager et nous les garantir. Tant que l’Angleterre et les Etats-Unis marcheront d’accord, sur le terrain de la politique orientale, la France ne pourra pas opposer une volonté contraire à leur commune volonté. Comment vous traduire notre sentiment exact ? Je dirai que, par tradition, nous souhaiterions le mandat français sur l’Arménie, mais que, par intérêt bien entendu, par nécessité, puisque le mandat américain est impossible, nous aspirons au mandat britannique.

« La politique actuelle de la France nous a déçus et nous afflige ; mais nous la jugeons moins sévèrement, parce que nous en considérons la réalité, et non pas l’apparence. La politique que vous faites aujourd’hui en Cilicie, et généralement en Turquie, n’est en substance ni favorable aux Turcs, ni hostile aux Arméniens : c’est une politique de défense contre l’Angleterre. Celle que font les Anglais en Grèce, en Palestine et en Mésopotamie n’est pas inspirée par un amour déraisonnable pour les Grecs, les Juifs ou les Arabes, mais par le désir, par le besoin de tenir la France en échec.

« La France et l’Angleterre crurent-elles, tout de bon, avoir accordé leurs politiques orientales en concluant le pacte de 1916 ? Je ne le pense pas. Les deux Gouvernements étaient alors obsédés par une seule préoccupation : maintenir à tout prix l’alliance nécessaire. Quant aux deux négociateurs, ils poursuivaient, chacun de son côté, des objectifs inconciliables. Sir Mark Sykes et M. Picot signèrent sans conviction un arrangement qui ne les satisfaisait ni l’un ni l’autre et qu’ils prévoyaient à peu près irréalisable. En fait, les hommes qui dirigent à Londres la politique orientale ne veulent à aucun prix, ni que la France occupe à Constantinople une situation prépondérante, ni qu’un établissement trop voisin de l’Egypte lui permette d’exercer un protectorat plus ou moins déguisé sur certaines populations orientales, et d’organiser dans les régions ainsi administrées des forces militaires qui seraient une menace pour la puissance anglaise. N’oubliez pas que la dernière guerre a mis en évidence, aux yeux de vos alliés comme à ceux de vos ennemis, la supériorité des armes françaises sur terre.

« Ainsi la solution du problème oriental nous paraît complètement et exclusivement subordonnée à la composition du conflit qui met aux prises la France et l’Angleterre en Orient. Tant que la France et l’Angleterre ne se seront pas mises d’accord, aucune réforme, aucune organisation n’est possible, ni pour l’Arménie, ni pour toute autre région de l’Asie occidentale. Faute de cet accord, les peuples chrétiens d’Orient qui aspirent à l’indépendance, ou pour le moins à la tranquillité, les attendront vainement pendant cinquante ou pendant cent ans. Les Turcs sont désormais trop faibles, en nombre et on valeur, pour nous maintenir sous leur joug : tout seuls, ils sont impuissants ; mais ils savent, et nous savons comme eux, que, tant que durera cette rivalité entre deux quelconques des grandes Puissances, il s’en trouvera toujours une pour les soutenir à nos dépens. Tel est le sort tragique des nations orientales, qui, livrées à elles-mêmes, se seraient querellées, battues, mais auraient sans doute fini par s’entendre. Tout espoir de vivre en paix les unes avec les autres a disparu de leur horizon, le jour où elles ont vu venir à leur secours, auxiliaires impérieux et formidables, les Grands Protecteurs d’Occident. »


MAURICE PERNOT.

  1. Voyez la Revue des 15 janvier, 1er février et 1er mars 1922.
  2. Voir dans la Revue des Deux Mondes, du 15 avril 1854, l’article de Dulaurier.