La Quittance de minuit/01/01/02

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Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 33-66).


II

La torche.


Depuis quelque temps le vieux Mill’s avait gagné sa retraite. Ellen et Peggy reposaient dans la maisonnette collée au bâtiment principal.

On avait éteint les chandelles de jonc ; hommes et animaux dormaient dans la demeure de Mac-Diarmid.

On n’entendait dans la salle commune que les bruits sourds qui accompagnent le sommeil. Des murmures confus partant de l’étable et les vigoureux ronflements de Joyce empêchaient d’entendre les respirations des huit frères.

Il était dix heures du soir environ, et il y avait plus d’une heure que la prière finie avait marqué l’heure du repos.

Dans l’un des courts intervalles où le ronflement de Joyce ne venait point renforcer les murmures de l’étable, on eût pu entendre un imperceptible bruit partir de l’endroit où étaient couchés les fils de Mac-Diarmid.

L’obscurité qui régnait maintenant dans la salle était si grande qu’il n’eût point été possible de reconnaître la nature de ce bruit.

C’était quelque chose de timide, qui se taisait par intervalles, pour reprendre bientôt après.

La paille des couches bruissait, légèrement frôlée. On devinait dans la nuit un mouvement lent et comprimé par des précautions minutieuses.

Au bout de quelques secondes, le son changea de place et parut s’avancer vers l’intérieur de la chambre.

L’un des chiens de montagne hurla sourdement sous la table.

— La paix, Wolf ! murmura une voix contenue.

Le chien entama un nouveau hurlement, qui se termina brusquement, comme si une main familière eût étreint son museau dans l’ombre.

Quelques secondes encore, et la porte de sortie, donnant sur la montagne, s’entr’ouvrit doucement.

Une forme noire qui rampait se glissa dehors, et la porte se referma.

L’ombre noire se redressa.

On eut pu reconnaître, à la faible clarté de la lune cachée sous les nuages, la riche taille de Morris Mac-Diarmid.

Il commença à descendre rapidement le sentier qui conduit au bas de la montagne.

Les rayons de la lune, réfractés par les nuages, dispersaient au loin des lueurs blanchâtres et indécises. Morris avait sous ses pieds la grande vallée où s’assied le village de Knockderry. À sa gauche les cimes noires des Mamturks découpaient le ciel gris ; à sa droite se dressaient les pics énormes du Mogher, qui regardent le comté de Clare,

Le lac Corrib étendait au loin ses eaux tranquilles que recouvrait une brume laiteuse. Le reste du paysage mêlait ses lignes confuses et prolongeait jusqu’à l’horizon des alternatives de lumière grisâtre et d’ombres épaisses.

Morris n’était pas encore à la moitié du sentier qui devait le conduire au bord du lac, lorsqu’il crut entendre des pas dans la direction de la ferme. Il s’arrêta pour écouter. Le silence était autour de lui sur la montagne.

Il reprit sa course. Aux premiers pas qu’il fit, son oreille crut saisir de nouveau des sons indistincts, dans la partie du sentier qu’il venait de parcourir.

Mais Morris était pressé sans doute, et il s’était arrêté une fois en vain.

— C’est l’écho…, se dit-il.

En quelques enjambées, il atteignit les premières cabanes du pauvre hameau qui s’adosse à la base de la montagne, et qui a pris le nom du lac son voisin.

Tout dormait depuis longtemps dans le village ; nulle lueur n’apparaissait aux portes closes des chancelantes masures.

Le pas de Morris, résonnant sur les cailloux de la voie, éveillait à demi quelque chien qui se plaignait en bâillant auprès de la couche de son maître.

Les dernières maisons n’étaient séparées du lac que par une étroite bande de terrains cultivés. Morris traversa rapidement ces champs et toucha le bord de l’eau.

Tout le long de la rive il y avait, dans les glaïeuls, de petits bateaux de pêche appartenant aux paysans du village. Morris s’arrêta pour faire un choix parmi ces barques et en chercher une qui fût à peu près en bon état.

Tandis qu’il fouillait dans les roseaux, éprouvant du pied les frêles embarcations, la voix des chiens du village s’éleva de nouveau, comme si un second pas, heurtant les cailloux de la route, troublait de nouveau leur sommeil.

Morris prêta l’oreille à ces hurlements sourds.

Il remonta la berge du lac, et attendit durant quelques secondes, essayant d’entendre ou de voir. Mais, bien que la lune n’eût en ce moment qu’un léger voile de vapeurs, il n’aperçut rien, sinon les chaumières du village qui sortaient de l’ombre et la grande masse de la montagne élevant son sommet jusqu’au ciel.

Il détacha un bateau et fit force de rames vers l’autre rive du lac Corrib.

Le temps était lourd et aucun souffle de vent ne remuait le brouillard étendu sur la surface de l’eau.

À peine entré dans cette brume épaisse, Morris perdit de vue le rivage, et dut continuer sa route, sans autre guide que son instinct et sa connaissance parfaite des eaux du lac

La brume étendait autour de lui et au-dessus de lui une sorte de voûte arrondie et blanchâtre. Ce n’était pas l’obscurité, car le brouillard rayonnait une lueur propre, assez forte pour éclairer vivement les objets les plus voisins ; mais c’était pire que l’obscurité. À une toise, tout autour du bateau, tombait la muraille circulaire ; la vue ne pouvait point franchir cet obstacle au delà duquel tout se voilait.

Morris ramait avec courage et dirigeait sa barque sans hésiter.

De temps à autre, un objet noir sortait de la brume : c’était une des îles nombreuses et inhabitées qui parsèment le lac Corrib, et dont la principale garde, au centre d’un nid de verdure, les ruines vénérables de l’antique abbaye de Ballylough.

Morris tournait autour de ces îlots, et, après avoir doublé leurs petits caps, il reprenait sa route vers l’est.

Il y avait un quart d’heure environ qu’il était engagé dans le brouillard.

Pour la troisième fois depuis son départ de la montagne, des bruits mystérieux vinrent frapper son oreille.

Il lui sembla que des coups d’aviron retentissaient derrière lui sur la surface du lac.

Il cessa d’agiter ses rames. Les coups d’aviron retentirent aussitôt plus distincts.

Et tandis que Morris étonné demeurait stationnaire, le bruit s’approchait rapidement ; en se rapprochant, il se divisait ; de telle sorte qu’au bout de deux ou trois minutes Morris entendit les avirons battre l’eau derrière lui, à sa droite et à sa gauche.

Il ne voyait rien. Les barques mystérieuses devaient être bien près de la sienne, mais le brouillard épaississait autour de lui son impénétrable voile.

Quels que fussent ces nocturnes passagers qui traversaient le lac à cette heure, Morris Mac-Diarmid n’était pas homme à s’arrêter pour si peu ; il enfonça ses rames dans l’eau, et reprit sa route silencieuse.

Si bien habitué qu’il fût à la traversée du lac Corrib, l’épaisseur du brouillard le trompa plus d’une fois en chemin, et plus d’une fois une île, aperçue à propos au moment où il allait égarer sa route, le fit virer de bord.

Il y avait une chose étrange : chaque fois que Morris tournait ainsi l’avant de sa barque à droite ou à gauche, il entendait toujours à quelques brasses de lui cet inexplicable bruit de rames…

On eût dit que tous les bateaux du village dansaient cette nuit-là sur le lac.

Morris croyait presque rêver. Il avait vogué dans toutes les directions ; une ou deux fois même il était revenu sur ses pas pour retrouver sa voie perdue ; et toujours ces coups de rames voisins avaient frappé son oreille.

Évidemment il était entouré de bateaux cachés par la brume…

Il mit plus d’une heure à franchir le lac dans la direction de Headford. À mesure qu’il approchait de la rive, les barques de ses fantastiques compagnons de voyage semblaient s’éloigner et se disperser.

Lorsqu’il toucha enfin le bord et que la brume déchira autour de lui son voile gris, ses yeux avides parcoururent la rive.

Il ne vit rien, si ce n’est au loin, si loin qu’il ne pouvait guère s’en fier au témoignage de ses yeux, une forme sombre qui remontait comme lui la berge et qui se perdit aussitôt parmi les petits arbres disséminés sur le rivage.

C’en était à peine assez pour être bien sûr que tous ces bruits, entendus sur le lac, n’étaient point une vaine fantasmagorie ; mais Morris Mac-Diarmid avait au cœur en ce moment de graves pensées. Il n’avait point le loisir de donner son esprit à des rêves. Il attacha sa barque entre les roseaux, et s’engagea au pas de course dans les terres cultivées qui séparent le lac Corrib des grands bogs[1] du Galway.

Tout en traversant ces champs fertiles qu’une culture éclairée eût aisément couverts d’opulentes moissons, Morris ne suivait point une ligne directe ; il courait à droite, il courait à gauche, comme s’il eût cherché quelque chose dans la nuit.

Ce quelque chose, il ne fut pas longtemps à le trouver. Au détour d’un chemin, sur la lisière d’une de ces belles prairies naturelles si communes en Irlande, un troupeau de poneys était couché dans l’herbe.

Morris saisit par la crinière un de ces chevaux nains dont la race est bien connue chez nous, et sauta sur son dos.

Morris était de grande taille, les reins du poney fléchirent un instant sous ce lourd fardeau ; mais le petit cheval secoua sa crinière, roidit ses muscles vigoureux, et montra qu’il était de force à porter son cavalier, dont les jambes pendaient et touchaient presque le sol.

Morris lui chatouilla le cou doucement, en murmurant quelques paroles caressantes ; le poney bondit en avant, laissant là ses compagnons endormis, et partit au galop.

La ligne des terres cultivées fut franchie en quelques minutes. Le poney allait comme le vent. Malgré la disproportion énorme qui existait entre lui et son cavalier, il redressait sa tête avec la fierté d’un cheval de race, et ne s’arrêtait devant aucun obstacle.

Mais ce fut dans les bogs qui commencent entre Headford et Carndulla que se déploya tout son admirable instinct.

Les bogs sont d’immenses marais où les turfcutters (coupeurs de tourbe) taillent la tourbe, qui est en Irlande le chauffage commun. Ces marais sont composés de terrains solides entremêlés de terres meubles et de flaques d’eau croupissantes. On n’y peut faire un pas sans risquer de s’embourber ; et les habitants du pays eux-mêmes ne réussissent pas toujours à surmonter les dangers d’un voyage à travers les bogs en plein jour.

La nuit, ces dangers augmentent naturellement dans une proportion effrayante. Les longs bâtons ne suffisent plus à tâter les terrains mouvants et à parer les fondrières.

Il faut s’arrêter ou donner son âme à Dieu et risquer sa vie à l’aveugle, dans un jeu où l’on a mille chances contre soi…

Le poney allait d’un trot ferme et rapide parmi ces dangers sans cesse renaissants. Son merveilleux instinct lui faisait deviner l’étroite langue de terre solide qui courait en zigzag entre les fangeux précipices.

Il tournait les larges flaques d’eau ; il doublait ces gazons perfides qui recouvrent des lacs de boue ; il s’enfonçait intrépidement au milieu des forêts de joncs et de pins de marais. Et il allait, il allait toujours, sans jamais ralentir sa marche…

La lune était sous un énorme nuage noir, et la vaste étendue des bogs se perdait dans une obscurité presque complète.

Morris flattait de la main son poney ; il lui parlait pour soutenir son ardeur. Tout en parlant, il avait la tête penchée dans l’attitude de la méditation.

Il était en ce moment à quatre ou cinq milles déjà de la lisière des terrains cultivés qui avoisinent Carndulla.

À un mille en avant de lui coulait la petite rivière de Moyne.

— Hardi, ma bouchal ! murmurait-il, employant le patois familier des campagnes. Ferme ! mon bijou ! Arrah ! arrah !

Tout à coup il se tut, et sa tête se redressa vivement.

Encore une fois des bruits sortaient de l’ombre et arrivaient jusqu’à son oreille.

Et, chose bizarre, ce bruit était encore une sorte d’écho.

Quand il avait descendu la montagne en quittant la ferme, ses pas avaient éveillé d’autres pas dans la nuit ; les chiens du village de Corrib avaient hurlé deux fois ; dans la brume du lac, des avirons mystérieux avaient battu l’eau, répondant au son de ses rames ; et maintenant qu’il était à cheval, la terre humide du bog résonnait sourdement au loin sous les pas d’autres chevaux.

Car il ne se trompait point, c’était le trot de plusieurs chevaux qu’il avait entendu et qu’il entendait encore…

Il y en avait plusieurs, il y en avait beaucoup…

À droite, à gauche, par derrière, leur trot sonnait sur le gazon flasque.

La nuit noire arrêtait l’œil de Morris ; il ne voyait rien, mais les nocturnes voyageurs se rapprochaient de lui insensiblement, comme s’ils eussent tendu à un but commun.

Le moment arrivait où ils devaient entrer dans la voie de Morris, et alors une rencontre était inévitable, car, entre le mont Corbally et la rivière de Moyne, le bog aboutit à un passage étroit et unique.

Morris ouvrit le carrick qui sert de manteau à tout fermier irlandais, et tira de sa poche un carré de toile noire qu’il fixa sous son chapeau à bords étroits.

Les plis de la toile retombèrent de manière à masquer entièrement son visage.

D’une main il soulevait ce voile pour garder sa vue libre, de l’autre il continuait à flatter son poney, qui redoublait d’ardeur et allait comme le vent.

Un demi-mille se fit encore de cette sorte.

La lune arrivait au rebord du grand nuage noir aux extrémités duquel ses rayons mettaient une frange argentée ; une lumière confuse et grise se répandait lentement par les bogs.

Morris regardait de tous ses yeux, voulant profiter de cette éclaircie ; il aperçut d’abord une forme fugitive, aussi noire que l’ombre et qui tranchait à peine dans l’obscurité.

Cette sorte de fantôme était à cheval comme lui, et comme lui courait en zigzag dans la tourbière.

La lune montra un coin de son disque au delà du grand nuage.

Le bog sortit de l’ombre ; une autre forme noire apparut, puis deux, puis trois ; les sombres cavaliers semblaient surgir comme autant de spectres dans la nuit.

Morris en compta sept qui suivaient les sinuosités capricieuses du terrain, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant, et toujours courant de toute la vitesse de leurs chevaux.

À la lueur pleine de la lune qui voguait maintenant dans le ciel bleu vers un autre nuage, les objets apparaissaient vivement ; Morris distinguait parfaitement les cavaliers qui semblaient être une exacte reproduction de lui-même.

C’étaient tous les sept des hommes de grande taille, vêtus de carricks sombres, voilés de noir, et montés sur de très-petits chevaux.

Sans doute ils apercevaient Morris comme Morris les apercevait, mais nul d’entre eux ne ralentissait sa course.

Ils arrivèrent presque en même temps au défilé situé entre la rivière de Moyne et le mont Corbally.

Morris, qui s’y engagea le premier, entendait sur ses talons le pas du second poney. Il pressa le galop de son cheval, et disparut en un clin d’œil derrière les saules qui bordent le cours de la rivière…

Le second cavalier s’arrêta brusquement ; celui qui venait ensuite l’imita.

— Qui vive ? demandèrent-ils à la fois sans lever leurs voiles.

Payer of Midnight ! répondit un nouvel arrivant.

— Owen !

— Mickey !

— Sam !…

Puis trois autres cavaliers s’élancèrent du bog.

— Natty ! Dan ! Larry !…

— Les six frères se mirent en cercle et se donnèrent la main.

— Que Dieu sauve l’Irlande ! dit Mickey ; c’est ici le lieu du rendez-vous… Qui va nous montrer le chemin ?

Personne ne répondit.

— Il faut attendre, reprit Mickey ; notre guide viendra sans doute quand il en sera temps.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Le pauvre Pat dormait dans une petite loge adossée au mur de l’enclos de Luke Neale. De l’autre côté de ce mur coulait la rivière de Moyne, qui bornait, vers le nord, les propriétés de ce riche middleman (locataire intermédiaire entre les grands propriétaires et les petits fermiers).

Pat était valet de ferme et gardien de l’enclos. Il avait pour charge spéciale de veiller sur la porte de l’eau.

Au beau milieu de son premier sommeil, le pauvre Pat fut éveillé en sursaut par des coups faibles et discrètement frappés à la porte de l’enclos.

— Pat ! disait en même temps une voix contenue ; Pat, mon garçon !…

Le malheureux valet de ferme se retourna sur la paille de sa couche et tâcha de croire qu’il rêvait. Il avait fourni ce soir une longue course ; la fatigue l’accablait.

Mais la voix reprit :

— Pat, mon bijou ! je suis pressé…

Pat se frotta les yeux en gémissant, puis il sauta sur ses pieds.

— Que voulez-vous et qui êtes-vous ? demanda-t-il par manière d’acquit.

— Mon fils, répliqua la voix du dehors ; je suis un neveu de notre tante… As-tu envie que je te brise le crâne ?

Arrah ! grommela le pauvre Pat, Dieu ait de nous !… Il n’est pas minuit, Votre Honmeur !… Est-ce que la tante Molly est là avec toute sa bande ?

Au dehors on frappa du pied et l’on répondit :

— Je suis seul… Ouvre, ou tu ne feras pas de vieux os, mon ami.

Le valet mit une clef dans la serrure et ouvrit la porte.

Un homme en carrick sombre franchit précipitamment le seuil de la porte.

Derrière le battant unique, on apercevait la forme grêle de Pat, dont les cheveux ébouriffés cachaient presque le visage.

Il sortait de son lit.

— Bonsoir, Pat, mon garçon, dit l’homme au carrick ; tu ne m’attendais pas sitôt… Allons ! nous avons une heure devant nous ; il faut que tu me conduises sur-le-champ à la chambre du major anglais.

— Oh ! mon bon maître, répondit Pat qui tremblait de froid et de frayeur, venez-vous pour le tuer ?… Ma bouchal ! ce n’est pas la peine !… le pauvre Saxon est à moitié mort et n’a besoin de personne pour s’en aller dans l’autre monde… Que Dieu lui fasse grâce de ses péchés !

— Je te dis, répéta l’autre avec impatience, qu’il faut me conduire à sa chambre sur l’heure !

Pat hésita et trembla plus fort.

— Oh ! mon ami, mon bon maître ! répliqua-t-il, n’ai-je pas assez travaillé ce soir ?… La route est longue jusqu’à la ferme des Mamturks, et je l’ai faite deux fois. Écoutez, mon doux fils ! ayez pitié de vous et de moi !… Personne ne dort cette nuit à la ferme de Luke Neale, et nous aurons une balle ou deux dans la tête chacun avant d’arriver à la chambre du Saxon… Bien sûr, Votre Honneur ! bien sûr, mon cher petit ami !

L’homme au carrick le saisit brusquement par le collet de sa chemise.

Pat poussa un gémissement et passa ses doigts calleux dans les masses ébouriffées de sa chevelure.

— Marche ! dit le nouveau venu.

— Je marcherai, puisque vous le voulez, mon bon maître, je marcherai, mon bijou, répliqua Pat ; mais que Dieu vous pardonne ma mort !

Il ne crut pas prudent de résister plus longtemps aux ordres du nouveau venu, et rentra chez lui pour revêtir à la hâte les haillons que nous lui avons vus à la table du vieux Mill’s, après quoi il se mit en marche à travers l’enclos.

Pat avait passé la soirée en courses mystérieuses, qui n’étaient point, à coup sûr, dans l’intérêt de son maître, et maintenant il ouvrait la porte à l’ennemi. C’était un méchant gardien qu’avait là Neale, le middleman.

L’homme au carrick et lui s’abritaient du mieux qu’ils pouvaient derrière les arbres fruitiers, et tâchaient d’étouffer le bruit de leurs pas sur le gazon.

Ils arrivèrent à la façade intérieure de la ferme après avoir traversé l’enclos et tout le jardin.

Aucun accident ne vint à l’encontre de leur expédition. Ils entrèrent.

La nuit était noire dans les escaliers et dans les corridors de la ferme du middleman. Dans l’ombre épaisse, nos deux compagnons crurent entendre le bruit sourd de plusieurs voix contenues et inquiètes qui s’entretenaient.

Pat avait dit vrai, on ne dormait guère cette nuit à la ferme de Luke Neale, et les placards menaçants affichés sur les murailles de Galway suffisaient à tenir tous les yeux ouverts, toutes les craintes éveillées.

Mais, par cela même que chacun était debout, le faible bruit que faisaient nos deux coureurs de nuit, en passant le long des corridors obscurs, n’attirait l’attention de personne.

Ils arrivèrent sans encombre au but de leur excursion.

— Voici la chambre du Saxon, dit Pat qui était plus mort que vif. Puis-je me retirer, mon bon maître ?

— Non, répliqua l’homme au carrick ; attends-moi là, ta besogne n’est pas finie.

Il tourna le bouton de la porte et entra. Pat demeura défaillant au dehors.

Chacun sait que servir deux maîtres à la fois est un dangereux métier. Pat servait deux maîtres, et la vaillance n’était point son fort.

Il se collait à la muraille, il s’aplatissait et retenait son souffle, priant saint Janvier de tout son cœur, implorant saint Patrick qui était un peu son patron, et ponctuant sa prière d’une multitude de ma bouchal ! prononcés tout au fond de son âme.

À chaque instant il croyait sentir dans ses cheveux crépus la main redoutable du middleman

La chambre du Saxon n’était éclairée que par une chandelle de jonc placée à l’une de ses extrémités. À l’autre bout, on voyait un lit sur lequel un homme était étendu.

Auprès du lit, sur une chaise en forme de baquet, une jeune fille au visage doux et beau avait la tête renversée et les yeux fermés. Elle était là pour veiller le blessé sans doute, et le sommeil vainqueur l’avait surprise au milieu de sa pieuse fatigue.

En dormant, elle souriait ; un beau rêve la réjouissait peut-être, et son âme de vierge envoyait des reflets purs à son front.

Le blessé avait les yeux ouverts. Ses traits, éclairés vaguement par la lumière lointaine, étaient réguliers et nobles, mais il y avait dans son regard une torpeur morne qui ressemblait au dernier sommeil.

Ses bras et sa poitrine étaient hors des couvertures ; sous sa chemise fine et transparente, on apercevait, au sein droit, des linges tachés de sang.

Ses mains étaient incolores comme des mains de cadavre ; son visage, pâle et immobile, ne gardait d’autre signe de vie que le souffle faible passant à travers ses lèvres blanches entr’ouvertes.

L’homme au carrick avait son voile noir sur à figure. Il s’avança doucement jusqu’au lit ; ne bougea point ; la jeune fille ne s’éveilla pas

Arrivé auprès du major, l’étranger souleva la toile qui couvrait son visage et se pencha au-dessus du lit.

— Percy Mortimer, dit-il, me reconnaissez-vous ?

— Vous êtes un payeur de minuit, répondit le blessé d’une voix à peine intelligible. Je ne puis pas me défendre… Épargnez cette jeune fille et tuez-moi.

L’étranger alla chercher la chandelle de jonc et la mit devant son visage.

— Percy Mortimer, dit-il encore, me reconnaissez-vous ?

— Non, répliqua le major.

— Nous nous sommes vus deux fois pourtant, prononça l’homme au carrick d’une voix lente et grave. Une fois auprès de Londres, à Richmond, où vous avez mis votre épée entre ma poitrine et le fer d’un assassin…

— Je ne m’en souviens pas, répliqua le major.

— Une autre fois dans le bog de Clare-Galway, où je vous ai payé une partie de ma dette.

Le major le considéra plus attentivement.

— C’est vrai, dit-il, vous m’avez sauvé la vie, monsieur… Que voulez-vous de moi ?

— Un fils de mon père, répondit l’homme au carrick en relevant la tête avec orgueil, rend trois coups pour un coup et trois bienfaits pour un bienfait… Je vais vous sauver la vie encore une fois, major Percy Mortimer, et je n’aurai acquitté que les deux tiers de ma dette.

Kate Neale, la jeune fille endormie, fit un léger mouvement, comme si elle allait s’éveiller… L’étranger s’empressa de laisser retomber son masque. Puis, saisissant un mouchoir de soie qui était sur le lit du major, il bâillonna la jolie garde-malade avant qu’elle eût pu prononcer une parole ou exhaler un gémissement.

— Kate, chère petite sœur, murmura-t-il, je suis là pour vous sauver, vous aussi.

L’épouvante qui était dans les yeux de la jeune fille, ainsi éveillée par une terrible apparition, fit place à la surprise. Elle jeta sur l’étranger un regard aigu, comme si elle eût voulu percer le masque qui couvrait son visage.

L’homme au carrick avait prononcé ces derniers mots d’une voix douce et tendre. Il reprit avec un dur accent de menace :

— Kate Neale et vous, M. le major, vous allez me suivre, et, sur votre vie, vous allez vous taire !…

Il éteignit brusquement la chandelle de jonc, et alla chercher Pat qui attendait toujours à la porte.

— Aide-moi à charger le Saxon sur mes épaules, dit-il, puis tu prendras ta jeune maîtresse par la main et tu nous suivras.

— Arrah ! que Dieu ait pitié de nous ! grommela le pauvre valet de ferme.

Il obéit cependant, et le major, enveloppé dans ses couvertures, fut chargé sur les épaules de l’homme masqué, puis Pat prit par la main Kate bâillonnée et demi-morte de frayeur.

On s’engagea de nouveau dans le corridor.

Cette fois il était presque impossible de ne pas éveiller l’attention des habitants de la ferme.

— Qui diable se promène comme cela ? cria de loin Luke Neale.

— Réponds ou tu es mort ! dit l’homme masqué à Pat.

— Oh ! Votre Honneur, répondit Pat que la frayeur étouffait, c’est moi qui viens voir si tout est bien, Dieu soit béni !… Bonne nuit, Votre Honneur ! puissiez-vous vivre longtemps !

L’étranger était au bas de l’escalier avec son fardeau.

— Ouvre la porte de l’écurie, dit-il à Pat lorsque celui-ci l’eut rejoint, et attelle un cheval au char.

— Mais, mon bon maître, on va nous entendre ! objecta Pat d’une voix larmoyante.

L’homme au carrick, soutenant le major d’une main, étendit son autre bras vers Pat, qui sentit le froid d’un pistolet sur sa tempe.

— Que Dieu nous sauve ! murmura-t-il avec détresse. Arrah ! arrah !

Et il ouvrit la porte de l’écurie.

Il n’y avait personne dans la cour, et l’attention des gens de la ferme était portée exclusivement sur le dehors.

Le char fut attelé. L’homme masqué y déposa son fardeau auprès de Kate Neale dont il baisa la main. Pat se mit sur le siége, et l’équipage partit.

Le middleman et ses gens entendirent le grincement de la porte qui s’ouvrait et le bruit du char cahotant sur les pierres du chemin…

Ils se demandèrent ce que c’était ; mais à cette question nul ne sut répondre, et, dans cette nuit de terreur, on n’avait pas beaucoup de loisir à donner à la solution d’une énigme…

L’homme au carrick redescendit le jardin en courant, sortit par la porte de l’eau, et monta sur un poney qui l’attendait, attaché en dehors de l’enclos.

Le poney partit aussitôt ventre à terre.

Tout cela s’était passé en quelques minutes…

Les Mac-Diarmid attendaient toujours dans le défilé entre Corbally et la Moyne.

Ils entendirent un bruit dans les grands saules qui bordent la rivière, et un cavalier se montra aux pâles rayons de la lune.

C’était l’homme au carrick sombre qui venait d’enlever Kate Neale et le major Percy Mortimer.

— Qui va là ? demanda Mickey.

Payeur de minuit.

Le cercle des fils de Diarmid s’ouvrit, et le nouvel arrivant, rejetant son voile en arrière, découvrit les nobles traits de Morris.

Il vint occuper le centre du cercle, et son œil compta ceux qui l’entouraient.

— Dieu sauve l’Irlande ! dit-il à voix basse, il reste Jermyn à notre vieux père.

— Dieu sauve l’Irlande ! répétèrent les six Mac-Diarmid.

La lune tombait d’aplomb sur leurs visages énergiques et beaux qu’entouraient les boucles humides de leur chevelure.

C’étaient sept hommes forts, sept cœurs intrépides qui n’avaient qu’une seule volonté…

Il fallait dire : Malheur ! à quiconque était leur ennemi.

— Frères, reprit Morris d’une voix ferme où il y avait de la tristesse, nous avons pris le voile noir à l’insu les uns des autres et de notre propre volonté… Dieu veuille que là soit le salut de l’Irlande !

— Nous tâcherons, dit Mickey.

— Nous vaincrons ! s’écrièrent les plus jeunes.

Morris leva au ciel ses grands yeux noirs, et murmura d’une voix si basse que ses paroles arrivèrent à peine aux oreilles de ses frères :

— Ceux que nous respectons et ceux que nous aimons nous donnent leur mépris… Vaincre est possible et l’on peut toujours mourir !…

Sa tête se pencha durant quelques secondes, puis il se redressa et reprit tout haut :

— Nous avons été choisis… que le devoir s’accomplisse !

Owen, qui était resté silencieux et inquiet jusqu’à cet instant, s’approcha de lui.

— Frère, dit-il à voix basse, Kate Neale, ma fiancée, est en péril de mort… laissez-moi la sauver.

— Kate est ma sœur, puisque mon frère l’aime, répliqua Morris ; je viens de la ferme de Luke Neale.

Owen prit la main de Morris et la pressa passionnément contre son cœur.

— Le temps presse, dit Mickey, et celui qui doit nous guider ne vient pas.

— Celui qui doit vous guider est venu, répliqua Morris, suivez-moi.

Au moment où ils s’ébranlaient, un huitième cavalier sortit du bog à bride abattue et entra dans le défilé.

Les sept frères avaient remis précipitamment leurs voiles.

— Qui vive ? demanda Morris.

Payeur de minuit ! répondit sous la toile noire une voix douce et presque enfantine.

— Jermyn ! prononcèrent à la fois les sept Mac-Diarmid.

Et Morris ajouta d’une voix triste :

— Le vieillard n’a plus de fils selon son cœur… Que Dieu sauve l’Irlande !…

Minuit approchait.

Les huit frères reprirent le galop.

Entre Corbally et Men-Lough, à mille pas environ du lit de la Moyne, la lune montrait une grande masse noire dont les lignes indécises et heurtées tranchaient sur le ciel blanc.

La cavalcade se dirigea vers ce lieu.

À mesure qu’on approchait, on pouvait distinguer de longs pans de muraille, percés de symétriques ogives, qui fuyaient au loin et se perdaient dans l’ombre.

C’étaient les ruines de l’abbaye de Glanmore, une de ces merveilles catholiques dont les débris traversent les siècles.

Les huit Mac-Diarmid entrèrent à cheval dans un long cloître dont la voûte ouverte laissait apercevoir le ciel.

Ils ne mirent pied à terre qu’au centre des bâtiments de l’abbaye, dans une grande salle presque entièrement conservée, à un angle de laquelle s’ouvrait un large escalier souterrain.

Les fils de Mac-Diarmid descendirent les marches de cet escalier. Les poneys, libres, cherchèrent dans les cloîtres un lieu où l’herbe croissait plus drue, et se couchèrent, pantelants, sur le sol.

Le voyageur attardé qui eût passé devant la ruine séculaire aurait pu admirer les restes majestueux de la vieille abbaye et s’y croire dans la plus complète solitude.

Un silence absolu régnait dans les vastes corridors et dans les salles immenses dont les fenêtres, dépourvues de vitraux, laissaient passer le vent humide de la nuit avec les pâles rayons de la lune. Çà et là, quelque saint mutilé apparaissait dans sa niche profonde. Les colonnettes jaillissaient du sol en faisceaux et s’arrêtaient à mi-chemin de la voûte, brisées par la main du temps. Le lierre et la mousse pendaient aux arêtes des corniches qui s’avançaient au-dessus du vide et demeuraient soutenues par une force inconnue, après la chute de leurs appuis.

C’était une scène de désolation, grande et poétique. La lune, qui jouait dans les arceaux brisés, éclairait les jours délicats de ces vieilles dentelles de pierre. Le temps semblait sommeiller et s’arrêter parmi ces splendeurs d’un autre âge. Nul bruit n’en troublait le silence solennel, si ce n’est le chant plaintif de la bise qui gémissait en frôlant les pierres moussues.

Mais tout à coup un fracas mystérieux se fit. C’était comme une exclamation formidable sortant des entrailles de la terre. Le sol des vieilles salles trembla et les mille échos des ruines retrouvèrent leurs voix endormies.

Une lueur sanglante apparut à l’orifice de l’escalier par où les Mac-Diarmid étaient descendus.

Le bruit avait cessé…

L’instant d’après, une foule, masquée de noir, fit irruption dans la salle et traversa en silence les ruines de l’abbaye.

En avant de cette foule, il y avait un homme de taille presque colossale, vêtu d’une mante rouge à capuchon, comme celles des femmes du Connaught, et qui tenait élevée au-dessus de sa tête une énorme branche de bog-pine enflammée (pin résineux des marais).

La foule sortit des ruines et se mit à marcher au pas de course sans prononcer une parole.

Le géant brandissait le bog-pine au-dessus de sa tête, et laissait derrière lui une longue traînée de feu.

Les plis de sa mante rouge flottaient, éclairés vivement, et, à le voir courir au loin dans la plaine avec sa torche à la grande chevelure de flamme, on prenait une idée des choses surnaturelles.

Cet homme, chargé du rôle de Molly-Maguire, reine fantastique des ribbonmen[2], était bien connu, dans tous les comtés de l’ouest, sous le nom de Mahony le Brûleur.

À un mille de l’abbaye de Glanmore, sur la rive même de la Moyne, une ferme toute neuve élevait ses constructions blanches, entourées de hangars et de vastes étables.

C’était une ferme comme on n’en voit guère en Irlande, et surtout dans le pauvre Connaught. Il y avait là une apparence de richesse qui faisait plein contraste avec les indigentes demeures du voisinage.

Nulle lumière ne paraissait aux fenêtres. On eût dit que tout dormait dans la maison ; mais c’était un signe trompeur, et celui qui aurait pu s’approcher jusqu’au pied des murailles aurait vu plusieurs canons de fusil briller derrière les contrevents ouverts à demi.

Cette ferme appartenait à Luke Neale, le middleman, agent d’affaires de lord George Montrath, propriétaire de presque toute la partie occidentale du Galway.

Lorsque apparut au loin la lueur sanglante du bog-pine, il se fit un mouvement derrière les contrevents : des exclamations de courroux et de frayeur s’entre-croisèrent, mêlées à des gémissements de femmes.

La torche approchait cependant rapidement ; on pouvait distinguer déjà, derrière le géant, huit hommes de grande taille, couverts de sombres carricks, qui s’avançaient sans armes.

Derrière encore on voyait scintiller çà et là dans la foule noire les canons des fusils.

— Qui êtes-vous ? dit une voix émue à l’intérieur de la maison.

Musha ! grommela le géant Mahony, ils nous attendent comme de braves coquins qu’ils sont !…

Une voix grave sortit de la foule masquée.

— Nous sommes les payeurs de minuit, répondit-elle ; Luke Neale, tu as jeté hors de sa tenance la vieille Meggy de Claggan… nous allons te jeter hors de ta maison… tel est l’ordre de Molly-Maguire.

— Tel est l’ordre de la bonne tante Molly, répéta en ricanant le géant habillé en femme.

En même temps il agita au-dessus de sa tête encapuchonnée la torche de bog-pine, qui dispersa en gerbes ses flamboyantes étincelles.

— N’avancez pas, au nom de Dieu ! cria-t-on de l’intérieur de la maison.

Les Molly-Maguires ne tinrent aucun compte de cet ordre.

Trois ou quatre coups de feu retentirent à la fois. Deux hommes tombèrent dans les rangs des payeurs de minuit.

— Feu ! mes chéris, hurla Mahony le Brûleur qui secoua sa grande torche.

Une décharge générale suivit ce commandement ; des plaintes déchirantes se firent entendre à l’intérieur de la ferme de Luke Neale.

. . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure après, un violent incendie, que tout secours humain eût été désormais impuissant à éteindre, dévorait la riche ferme du middleman.

Les lueurs vives de l’incendie éclairaient un cordon de formes noires qui entouraient, impassibles et silencieuses, les bâtiments dévoués aux flammes, et regardaient s’achever l’œuvre de destruction…

Le lendemain, il n’y avait plus là qu’un monceau de cendres fumantes.

Au centre des débris on voyait un pieu fiché en terre qui supportait un écriteau, et sur cet écriteau on lisait, au-dessous du nom de Molly-Maguire, en lettres d’un demi-pied de haut :

QUITTANCE DE MINUIT.
  1. immenses marais à tourbières.
  2. Membres de sociétés secrètes.