La Quittance de minuit/01/02/03

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Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 131-165).


III

Kate Neale.


La demeure de Mahony, ce géant que nous avons vu porter la torche de bog-pine dans la nuit de l’incendie, formait l’extrême pointe du Claddagh, l’un des faubourgs de Galway. C’était une sorte de masure chancelante construite en pans de bois à peine dégrossis ; elle s’ouvrait d’un côté sur le Claddagh, de l’autre sur une cour remplie de hautes herbes et d’orties, au delà de laquelle s’élevait la grande maison ruinée dont la façade noire regardait l’auberge du Roi Malcolm.

Mahony n’avait qu’un pas à faire pour se rendre au poste où nous l’avons aperçu dans la matinée.

C’était un homme de près de cinquante ans, aux cheveux noirs, crépus, parmi lesquels couraient çà et là quelques poils gris ; il avait une figure vigoureusement caractérisée, où les lignes se heurtaient avec rudesse, et qui dénotait plus d’énergie que d’intelligence.

Son histoire était celle d’un grand nombre de ses compatriotes. Il avait possédé sans bail une petite ferme au bord des lacs ; une année de détresse était venue, et l’agent du landlord l’avait impitoyablement chassé.

Mahony avait une femme et des enfants : bien longtemps il courut de village en village, demandant du travail pour ses robustes bras.

Il n’y avait point de travail.

Dans le Connaught, le pauvre tenancier qui se meurt de faim entre les murs nus de sa cabane n’a pas de quoi payer le labeur d’autrui.

Mahony avait mendié.

Mais là où chacun manque du nécessaire, qui donc pourrait faire l’aumône ?

Il y a bien en Irlande des mains secourables qui se tendent vers le malheur. Hélas ! ces mains sont vides le plus souvent, et le clergé catholique, subissant la misère qui l’entoure, n’a guère que des paroles consolantes pour suppléer à sa propre indigence. Il prie lorsqu’il faudrait aussi soulager, et sa bourse, tôt épuisée, ne garde qu’un jour le modique salaire qu’il doit au respect des fidèles.

La femme de Mahony devint malade ; ses enfants souffraient et avaient faim. Il regardait avec rage ses membres vigoureux qui, amaigris, montraient leurs muscles de fer.

Pas de travail pour conjurer cette famine qui pesait sur des êtres chers ! Il y avait bien de la haine dans le cœur de Mahony.

Un jour, de vagues rumeurs passèrent autour de ses oreilles ; il entendit un nom inconnu mêlé à des paroles vengeresses.

La nuit suivante il ne coucha point dans sa masure.

La ferme qu’il avait occupée longtemps sur le bord du lac Mask n’était plus le lendemain qu’un monceau de cendres.

Il s’était fait un grand renom entre les Molly-Maguires. On le connaissait à vingt lieues à la ronde dans les assemblées nocturnes, et il était célèbre parmi les payeurs de minuit sous le nom de Mahony le Brûleur.

Jermyn Mac-Diarmid et lui venaient d’entrer dans la masure. Ils s’étaient assis tous les deux le plus loin possible de Maud Mahony, autour de laquelle quatre ou cinq enfants jouaient dans la poussière.

— Femme, demanda le Brûleur, il n’est venu personne ?

— Personne, répondit Maud d’une voix triste. Qui donc viendrait chez nous, quand il y a du potteen plein la rue et des gâteaux d’avoine gratis à la porte de chaque taverne ?

— Attendons-le, reprit Mahony en s’adressant à Jermyn ; il ne peut tarder à venir.

Le dernier des fils de Mac-Diarmid était dans toute la fleur de cette beauté adolescente dont la peinture toujours bienvenue est l’un des plus grands charmes de la poésie antique. La jeunesse assouplissait encore cette grâce qui allait devenir vigueur. Ses traits gardaient une naïveté douce, et il semblait que des rêveries d’enfant pouvaient seules descendre sur ce front si pur, où des cheveux qu’eût enviés une vierge étageaient leur blonde richesse.

Et pourtant il y avait quelque chose en Jermyn qui déjà n’était plus l’insouciance heureuse de l’adolescent. Ses joues perdaient leur reflet rose ; sa bouche oubliait le frais sourire des jeunes années ; on lisait dans son regard une tristesse morne et comme une habitude précoce de souffrir.

Parfois ses sourcils se fronçaient sous l’effort d’une pensée inconnue, et alors sa physionomie si douce prenait soudain une expression de virile menace ; un feu sombre s’allumait dans ses yeux bleus ; une ride amère plissait sa bouche.

C’est que l’amour, qui rajeunit la vieillesse, mûrit bien vite le cœur des enfants.

Jermyn aimait, Jermyn était jaloux, et c’est souffrir cruellement que d’être jaloux à cet âge où le cœur vulnérable et désarmé saigne à la moindre blessure !

Jermyn avait mis sa tête entre ses mains et regardait le géant qui allumait paisiblement son dhourneen[1].

— Quand le caillou a frappé sa poitrine, dit Jermyn, quel air avait-il ?

— Quel air ? répliqua Mahony, toujours le même air, vous savez bien, Mac-Diarmid.… L’air qu’il aura le jour de ses noces et le jour de sa mort… Musha ! mon fils, quand avez-vous vu cet homme-là changer de visage ?…

— Il n’a pas eu peur ?… murmura Jermyn.

— Peur !… Non, sur ma foi, mon bijou !… pas plus peur aujourd’hui que ce soir de l’année dernière où il y avait dix couteaux dégainés autour de sa poitrine nue… On le tuera, c’est sûr, mon fils, mais on ne lui fera pas peur !

Jermyn passa une de ses mains sur son front.

— C’est un cœur brave et fort, pensa-t-il tout haut.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le géant. On prétend qu’il a le diable à son service. Moi, je crois plutôt qu’il sait tout bonnement jeter des sorts… Parlons raison, Mac-Diarmid. Comment expliquer autrement la conduite de Morris, votre frère ?

Jermyn ne répondit pas.

— Voilà trois fois, reprit Mahony, que Morris se mêle de ses affaires… Sans Morris, on peut bien dire cela devant vous, le major aurait déjà porté chez Satan sa face pâle et ses yeux immobiles… Il faut que Morris ait été ensorcelé.

Jermyn garda encore le silence, et le géant reprit en secouant les cendres de sa pipe :

— Voyez-vous bien, mon petit bijou, il y a quelque chose qui ne va pas droit dans la maison de Mac-Diarmid… Le vieux père est partisan d’O’Connell et nous traite de brigands : je n’y vois point de mal… d’ailleurs c’est un saint homme et il est en prison pour nous… mais Morris, un beau gars, pourtant ! a un sort sur la tête, bien sûr !… On dirait que le bog-pine lui fait peur… Il veut faire de nous des soldats, ma bouchal !… et, en attendant, voilà trois fois qu’il se met entre nous et un habit rouge… Et Owen, mon fils !… Owen qui a épousé Kate Neale, la fille d’un middleman !

— Elle n’avait plus d’asile, interrompit Jermyn, et il l’aimait.

— Il aimait, grommela Mahony, à la bonne heure… mais on dit qu’il y a un autre membre de la famille qui s’avise aussi d’aimer…

Jermyn mit sa main sur le bras du géant et le serra convulsivement ; ses sourcils s’étaient froncés, tandis que son visage devenait plus pâle.

— Tais-toi ! murmura-t-il d’un ton impérieux.

— Bien, bien, répliqua Mahony avec soumission. Ceux qui disent cela se trompent peut-être, mon joli gars… et, après tout, la noble heiress est au-dessus de nous… Maud, ma chérie, faites taire les enfants, ou je les écrase entre mes deux poings… En tout cas, Mac-Diarmid, vous êtes un bon, vous… et je suis sûr qu’il n’y a pas dans tout le Connaught un homme plus disposé que vous à envoyer le major à tous les diables.

— C’est un dangereux ennemi de l’Irlande, dit Jermyn en rougissant.

Le géant eut un sourire naïvement malicieux.

Arrah ! mon fils, s’écria-t-il, à qui le dites-vous ?… Mais voilà Dan qui revient de la prison.

— Quelles nouvelles de notre père, Dan ? demanda Jermyn.

Dan avait un visage triste et grave.

— Mauvaises, répondit-il sans franchir le seuil. Mac-Diarmid souffre et ne veut point être soulagé… Il repousse la liberté plutôt que de manquer aux ordres d’O’Connell… Rien ne peut le fléchir… O’Connell ! toujours O’Connell ! c’est son dieu !

— Pauvre père ! dit Jermyn.

— Que Dieu le bénisse ! ajouta Mahony ; c’est un saint homme, celui-là !

— Et les gens d’O’Connell, reprit Dan avec amertume, chantent joyeusement par les rues, tandis que le vieillard abandonné souffre… Venez, Jermyn ; l’heure avance, et l’on nous attend à la ferme.

Jermyn se leva aussitôt ; il échangea une poignée de main et quelques paroles rapides avec Mahony, puis il sortit en compagnie de son frère.

Orangistes et catholiques continuaient de boire et de s’ébattre aux portes des tavernes.

Les deux Mac-Diarmid traversèrent la ville à grands pas, regardant avec un mépris égal les joies folles des deux partis rivaux.

Ils passèrent sans se mêler à aucun groupe, sans adresser la parole à personne.

Une fois dans la campagne, ils poursuivirent leur route hâtivement. C’est à peine si quelques mots rompirent parfois leur silence à de longs intervalles.

Le jour commençait à baisser lorsqu’ils arrivèrent sur le versant du Mamturck, à la ferme de Mac-Diarmid.

Owen se trouvait seul en ce moment dans la salle commune avec la fille de Luke Neale, qui était maintenant sa femme. Le middleman avait été tué dans la nuit de l’incendie, en essayant de défendre sa ferme. Kate n’avait qu’un vague souvenir des événements de cette nuit terrible ; elle se rappelait confusément les heures de veille auprès de la couche du major blessé, puis son sommeil interrompu brusquement par l’arrivée d’un inconnu masqué de noir, puis encore son départ, et la course rapide du chariot dirigé par le valet de ferme Pat, qui l’avait conduite, ainsi que le major, dans une auberge de Tuam.

Elle savait bien que les auteurs de cette attaque nocturne étaient les ribbonmen ; mais elle ignorait que les fils de Mac-Diarmid fussent membres de cette association redoutable.

L’arrestation du vieux Mill’s lui semblait, comme à tout le pays, une iniquité ou tout au moins une erreur de la justice. Le vieux Mill’s passait à bon droit pour un des soutiens les plus fervents d’O’Connell, et chacun savait avec quelle sévérité le Libérateur traitait en toute occasion les associations secrètes.

Les fils du vieux Mill’s, si respectueux et si dévoués, pouvaient-ils avoir d’autres sentiments que leur père ?…

En ces temps malheureux où les catastrophes se succèdent sans relâche et où le deuil entre par toutes portes, la vie marche vite ; les plaies, tôt cicatrisées, ne saignent pas longtemps ; le bruit de la tempête étouffe les sanglots et les pleurs.

En des jours plus tranquilles, Kate Neale n’aurait point consenti à donner sa main si peu de temps après la mort de son père ; mais maintenant qu’elle était sans famille et qu’elle devait tout à la généreuse hospitalité de Mac-Diarmid, elle n’avait point cru pouvoir résister à l’amour impatient d’Owen.

Elle aimait Owen depuis son enfance. Au temps où Luke Neale était un pauvre paysan tenant une petite ferme sur le versant du Mamturck, les deux enfants s’étaient rencontrés bien souvent dans la campagne ; ils étaient beaux tous les deux, tous les deux francs et bons ; ils échangèrent leur foi

Plus tard, Luke suivit les conseils des gens de loi protestants de Galway ; il voulut faire fortune, et prit la route facile qui s’offre à chacun en Irlande : spéculer sur la misère.

La misère, on le sait, est ce qu’il y a de plus exploitable au monde. Luke se fit middleman ; on devient riche à ce métier, quand la vengeance du pauvre ne vous jette pas mort à la moitié du chemin.

Au bout de peu d’années Luke fut un fermier opulent ; il défendit à sa fille de voir Owen, qui était désormais trop pauvre pour prétendre à la main de Kate Neale.

Mais ces défenses sont vaines. Kate obéit peut-être ; elle continua d’aimer.

Il y avait sept mois maintenant qu’elle avait perdu son père ; l’amour heureux faisait diversion à sa peine ; son regret adouci laissait place en son cœur aux premières joies du mariage.

Mais elle était Irlandaise. Ce peuple, dont le caractère léger abrége tout, jouissances et douleurs, est constant pour un point : il n’oublie jamais la vengeance.

Kate voyait parfois dans ses rêves le pâle visage de son père mort. Elle demandait alors à son mari :

— Où sont les assassins de Luke Neale ?

Et quand Owen lui avait répondu par quelque subterfuge, elle tombait dans la rêverie et reprochait à son cœur de s’endormir et de trop aimer.

Elle voulait, la pauvre femme, se lever seule contre cette association mystérieuse qui l’avait faite orpheline. Elle voulait découvrir ces hommes qui tuaient dans les ténèbres et les jeter, dévoilés, sous la hache de la loi.

Et chaque fois qu’elle priait Dieu, elle lui promettait de venger son père.

Il n’y avait dans son âme, à part cette pensée, que miséricorde et amour. C’était une douce enfant, pieuse, bonne, dévouée. Depuis un mois que ses larmes séchées avaient fait place au sourire, elle avait donné à Owen tout le bonheur qui peut être le partage d’un homme. Ils s’aimaient ardemment et uniquement, leur tendresse mutuelle les isolait du monde et leur était un rempart contre la souffrance.

Car Owen, lui aussi, avait beaucoup à oublier. Le malheur était tombé sur la maison de Diarmid. Le vieux Mill’s, jeté dans une prison à la suite du meurtre de Luke Neale, attendait sa sentence. On n’avait point reçu depuis sept mois de nouvelles de Jessy O’Brien, la fille adoptive de Mac-Diarmid, la sœur chérie des huit frères, qui avait été la fiancée de Morris avant de devenir la femme de lord George Montrath.

Et à différentes reprises, de funestes rumeurs s’étaient répandues dans le pays. On disait que lady Montrath était morte ; on disait même que lord George avait pris déjà une autre femme.

Enfin, il y avait un Mac-Diarmid de moins. Natty, le cinquième frère, tué par une balle, était resté sur le gazon devant la ferme de Luke Neale…

Toute la famille était dehors en ce moment. Kate et Owen restaient seuls.

En l’absence de Joyce qui vaquait à des travaux de culture et qui s’était fait suivre par la petite Peggy, Kate préparait le souper commun ; elle attisait le feu sous le chaudron où cuisaient les pommes de terre, et rangeait d’avance les assiettes d’étain sur la table à la place de chaque convive.

Et partout où elle allait, Owen la suivait, dérobant çà et là un baiser, échangeant un sourire contre une douce parole…

Les bestiaux, qui étaient rentrés d’eux-mêmes à la chute du jour, se couchaient de l’autre côté de la corde et prenaient fraternellement l’herbe du soir.

Les deux grands chiens de montagne, accroupis des deux côtés du foyer, chauffaient leurs pattes dans les cendres et suivaient d’un œil endormi le gai combat du jeune couple.

À voir cette scène de calme et naïf bonheur, vous n’eussiez certes point cru que ce sol était celui de l’Irlande.

L’illusion vous eût emporté loin, bien loin de ce malheureux pays où les passions s’agitent avec frénésie et hâtent l’action mortelle du poison de la misère.

Tout aurait disparu à vos yeux, l’effort désespéré de la tyrannie orangiste, la sanglante colère du ribbonman et jusqu’aux bruyants échos de cette agitation interminable dont le fracas essaye d’étouffer la menace des deux partis qui sont en présence et se regardent.

Owen avait à peu près, vingt-trois ans, son visage franc et ouvert disait naïvement son bonheur. C’était un beau garçon, grand et fort, dont le front semblait vierge de toute pensée importune ; sa nature était d’être gai. Il avait été triste pourtant bien des fois dans sa vie, mais chaque fois que la joie revenait, il l’accueillait de tout son cœur.

Kate était une charmante fille d’Irlande, aux traits souriants, au regard vif. Le malheur récent l’avait bien un peu pâlie, et quelques rayons manquaient au feu de ses prunelles, mais à cette heure de repos heureux elle revivait égayée et se retrouvait elle-même.

Pendant qu’elle se hâtait pour terminer les apprêts du souper, ses beaux cheveux noirs voltigeaient çà et là effleurés par la lèvre d’Owen ; sa fine taille se balançait gracieusement, et, tandis qu’elle échappait aux mains de son mari, un malicieux sourire, entr’ouvrant ses lèvres roses, montrait, au demi-jour des chandelles de jonc, l’émail perlé de ses dents.

Le couvert était mis et les pommes de terre bouillaient dans la chaudière.

La tâche de Kate était accomplie.

Elle s’assit auprès d’Owen, leurs sourires amis se croisèrent. Ils se murmurèrent à l’oreille de ces bonnes paroles que les amants se disent mille fois et se disent tout bas, et qu’on désapprend, dit-on, après quelques mois de mariage.

Ils restèrent ainsi serrés l’un contre l’autre, heureux de se toucher et de se voir, et ne demandant rien à Dieu, sinon d’être ainsi toujours.

Depuis le jour de son mariage, Owen, par une sorte de tolérance muette, restait en dehors des actes de l’association ; Morris lui avait fait cette trêve.

On lui donnait quelques jours pour aimer bien et être heureux.

Et il jouissait ardemment de ce bonheur dont il devinait la limite prochaine. Il se hâtait de jouir, il buvait à longs traits cette coupe aimée qu’on allait lui arracher peut-être, à demi pleine encore…

Un bruit de pas se fit au delà de la porte sur la montée.

Owen et Kate s’éloignèrent instinctivement l’un de l’autre ; un nuage passa sur leur front naguère si radieux.

C’est qu’après un instant d’oubli la réalité revenait vers eux ; ils avaient chassé d’un commun accord d’importuns souvenirs, et la porte qui s’ouvrait allait donner entrée à de graves pensées de malheur.

Dan et Jermyn, venant de Galway, franchirent les premiers le seuil.

Jermyn parcourut la salle d’un regard impatient.

— Notre noble parente n’est pas encore de retour ? demanda-t-il.

— L’heiress aura prolongé sa promenade plus tard que de coutume, répondit Owen ; nous l’attendons.

Quelques instants s’écoulèrent, au bout desquels Joyce revint des champs avec Peggy.

Sam et Larry le suivirent de près.

Kate tira les pommes de terre de la chaudière et les plaça sur la table.

L’œil de Jermyn interrogeait la porte avec une inquiétude croissante.

La porte s’ouvrit enfin.

Ce fut Morris qui entra.

— Ellen ne vous suit-elle pas, mon frère ? demanda Jermyn.

— Je viens de loin, mon frère, répondit Morris, mais j’ai entendu le pas d’un cheval au pied de la montagne, et la noble Ellen ne peut tarder à revenir.

Ces paroles étaient à peine achevées lorsque la porte qui venait de retomber s’ouvrit de nouveau.

Ellen se montra sur le seuil ; ses cheveux noirs, épars, tombaient le long de sa joue pâle ; quelques gouttes de sueur perlaient à son front.

La respiration lui manquait comme si elle eût fourni une course désespérée.

Les Mac-Diarmid la saluèrent, comme d’habitude, avec amour et respect. Jermyn, dont les sourcils étaient violemment froncés, la contemplait d’un œil jaloux.

L’heiress rejeta en arrière le capuchon de sa mante rouge, et traversa la salle pour se rendre à son siége accoutumé.

Les Mac-Diarmid prirent place à leur tour et s’assirent, après qu’Ellen eut prononcé en latin la prière de bénédiction. Le souper de famille commença triste et silencieux.

À part quelques sourires échangés entre Kate Neale et Owen, aucun visage ne se dérida autour de la grande table. Durant tout le repas, la lumière inégale des chandelles de jonc n’éclaira que des traits mornes et des regards assombris.

La gaieté irlandaise faisait trêve : il y avait sous ce toit, où naguère la vie coulait si pleine, une grave et lugubre pensée.

Bien des siéges restaient vides maintenant. Le chef de la maison, prisonnier et menacé de mort, laissait là sa place inoccupée. Jessy n’était point revenue ; Natty était mort ; Mickey, le frère ainé, avait pris la route de Londres pour avoir des nouvelles de Jessy.

On avait mangé à la hâte, on avait porté tout bas la santé du vieux Mill’s.

Ellen avait à peine touché le mets rustique qui demeurait entier sur son assiette ; elle ne parlait point ; sa belle figure, où ces quelques mois écoulés avaient mis plus de pâleur, exprimait une préoccupation puissante. Ses grands yeux noirs restaient presque constamment baissés et n’allumaient plus aux rayons vacillants des chandelles de jonc leurs sombres reflets d’or.

Les convives respectaient son silence et sa rêverie ; Kate Neale se levait de temps en temps pour la servir comme si elle eût été une reine.

Et vraiment, assise comme elle l’était, toute seule, à la place d’honneur, environnée d’attentions respectueuses et tendres, elle semblait une reine en effet.

Jermyn seul osait suivre d’un regard obstinément avide les sentiments divers qui venaient se peindre tour à tour sur la physionomie de l’heiress. Il y avait dans les yeux du jeune homme une admiration sans bornes, mêlée à de jaloux élans de colère.

Il lisait comme en un livre ouvert sur ces nobles traits pâlis par un mystérieux travail. Il traduisait chaque mouvement, il interprétait chaque soupir, et dans sa poitrine son cœur battait douloureusement.

Ellen ne le voyait point ; elle ne voyait rien ; son âme était ailleurs.

Lorsqu’elle eut récité à genoux, devant une image grossière de la Vierge, la prière de tous les soirs, elle mit un baiser sur le front de Kate, et donna sa main à ses frères d’adoption ; puis elle se retira dans la petite cabane accolée au corps de logis principal.

Kate et Owen disparurent à leur tour.

Il ne resta dans la chambre que les cinq autres frères et Joyce, qui se jeta dans un coin sur la paille.

— Lève-toi, lui dit Morris, et remplis les cruches de potteen… Cette nuit il n’y aura que les femmes à dormir sous le toit de Mac-Diarmid.

Joyce obéit aussitôt ; les pots d’étain furent remplis, et les cinq frères s’assirent de nouveau autour de la table.

Chacun d’eux prit sa place accoutumée ; Morris seul en changea ; il alla s’asseoir sur le siége réservé à son père, comme s’il se fût institué le chef et le roi de la famille.

Il y avait en lui un air d’autorité grave et ferme ; on voyait que depuis longtemps sa tête s’était levée au-dessus de la tête de ses frères.

— Mickey va revenir cette nuit, dit-il ; je le sais… Nous l’attendrons… Et quand la lumière brillera au sommet de Ranach-Head, nous partirons ensemble… Quelles nouvelles de Tuam, Larry ?

— À Tuam, répondit ce dernier, on a fait grand bruit de bâtons, parce que quelques coquins venus de l’Ulster ont voulu chanter trop haut le nom de James Sullivan… Percy Mortimer y est allé rétablir l’ordre avec ses dragons… En définitive, on boit et on crie, voilà tout.

— Sam, reprit Morris, quelles nouvelles d’Headford ?

— On crie et on boit, répondit Sam ; avec un verre ou deux de potteen, les pauvres diables oublient qu’il y a un lendemain, et qu’au bout de l’ivresse ils retrouveront la famine.

— Et à Galway, Dan ? reprit encore Morris.

— Il faudrait adresser cette question à notre noble parente Ellen, interrompit Jermyn avec amertume ; j’ai vu ce matin sa mante rouge dans le Claddagh, et comme elle est revenue la dernière…

— Silence, enfant ! dit Morris d’un ton sévère.

— À Galway, reprit Dan, personne ne pense à nous, mon frère… On pourrait pendre Mac-Diarmid sans qu’il y eût un verre d’usquebaugh de perdu… William Derry pour toujours !… Ils attendent O’Connell, et ils sont fous d’avance.

— Ils sont si malheureux !… murmura Morris qui appuya sa tête sur sa main.

Il y eut un instant de silence.

Puis Morris passa ses doigts dans les boucles brunes de ses cheveux, et découvrit son front blanc et large où il y avait comme un héroïque reflet d’énergie intelligente et de robuste volonté.

— Ils sont si malheureux, répéta-t-il, qu’ils ne sentent plus leurs cœurs… On dit qu’après des années de captivité, le prisonnier, délivré de ses chaînes, ne peut ni se lever ni mouvoir ses membres engourdis… Libre, il reste inerte sur le sol. On lui crie : « Va-t’en, » et il demeure… ses fers lourds pèsent encore sur lui par le souvenir… Nous sommes ainsi, frères, et il faudra un coup de tonnerre pour secouer notre apathique torpeur.

— Ils sont lâches ! dit Sam avec mépris.

— Oh ! non ! s’écria Morris dont les yeux brillèrent ; ils sont braves !… mais ils ont tant souffert ! Ne les méprisez pas, Sam, et surtout ne désespérez point d’eux avant l’heure de la grande épreuve… Notre rôle, c’est de les relever ; notre mission, c’est de réveiller leur âme assoupie et d’y raviver cette immense haine qui est le salut de l’Irlande… Nous les avons vus s’armer pour quelque vengeance partielle, et nous nous sommes dit : « Soyons leurs chefs ; tournons le fer irlandais contre le véritable ennemi de l’Irlande… changeons les incendiaires en soldats, et que la dernière quittance signée par la pauvre Erin à l’orgueilleuse Angleterre soit une bataille… et soit une victoire !… »

— Oui, murmura Sam, nous nous sommes dit cela.

— Voilà passés depuis lors, ajouta Larry, plus des trois quarts d’une année…

— Et notre père est en prison, dit Sam.

— Et Natty est mort !… acheva Jermyn.

— Et Jessy est morte ! prononça une voix émue qui partait du seuil.

Les cinq Mac-Diarmid se levèrent à la fois. Mickey, dont le carrick était plein de poussière et qui portait en main son bâton de voyage, franchit le seuil.

— Jessy, ta fiancée, mon frère Morris, reprit-il en gagnant la table à pas lents ; nous avions juré de la protéger ; t’en souviens-tu ?

La force d’âme de Morris luttait en ce moment contre une douleur poignante. Son visage était calme ; son cœur se fendait.

— Soyez le bienvenu, mon frère Mickey, dit-il, et prenez place… nous vous attendions, et nous sommes heureux de vous revoir.

Sam, Larry, Dan et Jermyn avaient les larmes aux yeux.

— Pauvre Jessy ! dit Sam ; sans cette association maudite, nous aurions pu lui porter secours.

— Elle était si bonne !

— Et si belle !

— Et si douce !

— Elle nous aimait tant !…

— Elle aimait tant surtout notre frère Morris ! dit Mickey qui s’assit à sa place ordinaire, laissant le siége paternel à son cadet.

Morris avait aux lèvres un tremblement convulsif.

— Pitié, frère ! murmura-t-il ; vous savez bien que j’ai besoin de tout mon courage.

— Je t’obéis, Morris, répondit Mickey, parce que je t’ai accepté pour chef… mais que Dieu te pardonne de nous avoir retenus lorsque nous voulions passer la mer pour sauver notre sœur !…

— Pouvait-elle donc être sauvée ? demanda Sam.

Mickey garda un instant le silence. L’œil de Morris, brûlant et sec, se fixait sur lui et dévorait d’avance sa réponse.

— J’ai vu la tombe de la pauvre fille dans le cimetière catholique de Richmond, répondit-il lentement ; il y a sur la pierre le nom de Jessy O’Brien, morte à dix-neuf ans, épouse de Sa Seigneurie George lord Montrath…

Le souffle de Morris sifflait dans sa gorge…

Les autres Mac-Diarmid baissaient la tête, comme s’ils eussent voulu éviter son regard.

— Puis il y a le noble écusson de Sa Seigneurie, reprit Mickey, et une croix de marbre blanc sculpté, sur laquelle on a écrit : Priez pour elle

Mickey se tut. Il se fit un silence dans la salle. Au bout de quelques secondes, Morris se leva.

Son mâle et beau visage peignait l’angoisse d’une douleur en vain combattue. Ses yeux étaient baissés. Une larme longtemps retenue roulait sur sa joue qui semblait ne plus vivre.

— Prions pour elle, dit-il.

Les six frères s’agenouillèrent.

La voix de Morris, pénible et entrecoupée, récita les versets latins du De profundis.

Puis l’on entendit des sanglots. La fougue du caractère irlandais exagère durant un instant la douleur comme la joie. Sam, Larry et Dan se tordaient les mains en prononçant le nom de leur sœur d’adoption.

Jermyn et Mickey avaient repris leurs siéges.

Morris demeurait à genoux, les bras croisés sur sa poitrine.

Quand il se releva, son œil était humide encore.

— Mon frère Mickey, dit-il, vous ne nous avez pas tout appris… avons-nous un crime à venger ?

— Oui, répliqua Mickey.

Un frémissement courut autour de la table. Les yeux de Morris se séchèrent ; son regard brûla, son front se redressa menaçant et fier.

— Lord George l’a tuée ? murmura-t-il entre ses dents serrées convulsivement.

— Vous l’avez dit, mon frère Morris, repartit Mickey.

— Et lord George doit venir bientôt dans le Galway ?

— Lord George est arrivé, mon frère… Nous sommes voisins… Milord est installé à cette heure avec milady dans le château neuf de Diarmid… Nous avons traversé ensemble le canal Saint-George… Milady est une gracieuse femme, vraiment, la fille d’un noble pair… George Montrath est un heureux époux !

Le sang monta violemment à la joue de Morris ; sa colère rompit toute digue, et durant un instant il perdit cet empire absolu qu’il avait sur lui-même et qui donnait à sa volonté une invincible force.

Une malédiction rauque s’échappa de sa bouche, tandis que son poing fermé heurtait le chêne rugueux de la table.

Mais cela ne dura qu’un instant. Les autres Mac-Diarmid, qui interrogeaient du regard sa physionomie décomposée, virent son front rappeler tout à coup le calme vainqueur.

Un puissant effort avait dompté au dedans de lui son courroux soulevé. La pâleur était revenue à sa joue, et son œil froid désormais fit le tour de la table, répondant au regard avide de ses frères.

Ceux-ci attendirent encore quelques secondes, puis leurs têtes chevelues commencèrent à s’agiter ; leurs regards se croisèrent, et un murmure d’indignation s’éleva.

— Par le nom de notre père, dit Sam, cette lady Montrath sera veuve bientôt, je le jure !

— Sang pour sang ! s’écria Larry, c’est la règle.

Jermyn et Dan répétèrent :

— Sang pour sang !

Mickey leur imposa silence d’un geste où il y avait de l’amertume.

Il était l’aîné de la famille, et le choix commun l’avait fait descendre à la seconde place.

Morris était le chef, le maître ; Mickey n’avait peut-être point ce qu’il fallait de grandeur d’âme pour pardonner à son frère sa supériorité reconnue.

Il y avait en lui du dévouement, mais il y avait aussi de la vanité rebelle et comme une arrière-pensée de rancune. Mickey avait plus d’une victoire à pardonner à Morris.

Au dehors il lui obéissait, il le servait en fidèle lieutenant ; à la maison, il se souvenait trop que Dieu l’avait fait le chef naturel et qu’il avait droit au siége de son père absent. Il se soumettait ; il eût donné son sang pour défendre Morris, mais son orgueil révolté parlait tout bas au fond de son cœur. Malgré lui et à son insu, il écoutait ces sourdes colères qui étaient vieilles en son cœur et qui renaissaient à la vue de l’influence de Morris.

Cette influence était souveraine dans la famille. Les Mac-Diarmid, malgré leur turbulence native et la liberté de leurs paroles, se soumettaient toujours à la volonté plus forte du jeune maître. Ils discutaient, ils récriminaient, et ils obéissaient.

Sam, Larry et Dan avaient pour Morris une affection sans bornes, où il se mêlait du respect et une confiance absolue.

Jermyn, dominé par un sentiment unique, partageait à un degré moindre cette confiance et ce respect.

Il était le plus jeune et se souvenait de la protection dévouée de Morris qui avait entouré les années de son enfance. Mais il aimait et il haïssait.

Trois fois Morris avait sauvé la vie de l’homme qu’il croyait son rival.

Et comme il n’y avait rien dans le cœur de Jermyn qui pût rester debout en présence de ce sentiment unique par son origine et double en ses effets, il marchait avec froideur désormais dans la voie indiquée par son frère.

— C’est bien parler, enfants, dit Mickey en relevant son regard sur Morris, mais c’est parler trop tôt… Qui sait si Mac-Diarmid sera de notre avis ?

Morris avait baissé les yeux ; il n’y avait plus maintenant sur son pâle et noble visage aucune trace de colère, et l’on n’y aurait pu lire qu’une tristesse profonde.

— Jessy était ma fiancée, dit-il ; je l’aimais… oh ! je l’aimais tant, que son souvenir gardera mon cœur contre tout autre amour… Elle était mon bonheur et mon espoir, cet homme me l’enleva…

Il s’arrêta, et son œil noir plein d’un enthousiasme grave se tourna vers le ciel.

— Et cet homme l’a tuée ! dit Larry.

— Et vous n’avez pas encore dit : « Je la vengerai, » Mac-Diarmid ! ajouta Sam.

Mickey eut un sourire, comme s’il eût été heureux d’entendre une autre bouche que la sienne exprimer sa pensée.

— Qui sait si je ne l’eusse point aimée plus que l’Irlande ! reprit Morris dont la voix se baissa jusqu’au murmure, tandis que sa tête penchée s’appuyait sur sa main. Rien qu’à me souvenir du bonheur que je rêvais avec elle et pour elle, mon âme s’amollit, ma volonté plie et je sens des larmes sous ma paupière… Oh ! frères, combien je l’aimais !… Tout à l’heure, emporté par cette passion revenue, j’ai senti des paroles insensées qui emplissaient ma bouche et voulaient s’élancer au dehors… j’ai été sur le point de mettre une vengeance égoïste à la place de la vengeance de l’Irlande…

Morris s’arrêta encore.

Les fils de Diarmid écoutaient indécis ; ils cherchaient à comprendre.

— La volonté de notre frère, dit Mickey dont le sourcil se fronça, est que le meurtre de Jessy soit oublié et que Mac-Diarmid, qui n’a pas su la protéger, se dispense de la venger…

Le regard de Morris pesa dur et perçant sur la paupière de Mickey, qui rougit et se détourna.

— Ma volonté est que Mac-Diarmid soit tout entier à l’Irlande, dit-il. Mon avis est que Mac-Diarmid n’a pas le loisir de se venger tant que l’Irlande souffre…

Morris s’était redressé sur le siége paternel ; son front rayonnait une énergie sereine et un calme inspiré.

Il se fit un silence. Sam le premier tendit sa main au jeune maître par-dessus la table.

— Mac-Diarmid, dit-il, votre esprit voit plus loin que le nôtre… je vous crois et je ferai ce que vous ordonnerez.

Les autres frères suivirent l’exemple de Sam.

Mickey tendit sa main à son tour.

— Mon frère Morris, dit-il avec un soupir, je pense que j’ai eu tort… mais c’est que je songeais à la pauvre petite tombe où j’ai lu le nom de notre Jessy !

Le cercle se serra autour de la table.

Morris se leva et réveilla le valet Joyce qui dormait sur la paille.

— Allez voir au dehors, lui dit-il, si le feu est allumé au sommet de Ranach-Head.

Joyce sortit et revint un instant après.

— Le feu est allumé, répliqua-t-il.

— Avertissez Owen, notre frère, reprit Morris. Aujourd’hui est expiré le premier mois de son mariage. Il faut qu’il redevienne un homme et que sa tâche soit accomplie.

Joyce entr’ouvrit la porte du petit bâtiment où dormait autrefois le vieux Mill’s, et qu’habitaient maintenant Kate et Owen.

Il prononça le nom de ce dernier.

Owen parut aussitôt et reçut les ordres de Morris avec une résignation triste.

— Kate sera malheureuse, dit-il, car je ne puis lui apprendre où je vais… Elle croira que je ne l’aime plus… mais que votre volonté soit faite, Mac-Diarmid !

Morris lui donna sa main.

— Partons, reprit-il ; vous, Jermyn, restez.

Jermyn avait déjà le pied sur le seuil. Il s’arrêta et jeta à Morris un regard de défiance.

— Vous voulez encore sauver Mortimer ! murmura-t-il en fronçant le sourcil.

— Ma dette est acquittée, enfant, répondit Morris, et la vie de Mortimer est à ses ennemis.

— Pourquoi m’empêcher de vous suivre ?

— Parce qu’il ne reste que deux femmes dans la maison de Diarmid, mon frère, et que la fille des rois, la noble heiress, doit avoir une garde auprès de son sommeil.

Jermyn baissa la tête et s’éloigna de la porte.

Les autres frères passèrent, suivis de Joyce.

Au loin, du côté de la mer, et dans la direction de Kilkerran, brillait un feu rougeâtre qui semblait être parmi les nuages.

Les six frères remontèrent le Mamturck en tournant le dos au lac, et redescendirent vers la mer.

Jermyn se coucha sur la paille et ferma les yeux.

Il était seul dans la vaste salle. Une chandelle de jonc brûlait encore sur la table, éclairant vaguement les murailles enfumées et les saintes images qui les recouvraient. La voûte disparaissait complétement dans l’ombre, ainsi que les animaux qui dormaient de l’autre côté de la corde tendue.

Jermyn ne sommeillait point encore.

La lueur répandue dans la salle était si faible qu’on n’aurait point pu voir la porte de la retraite d’Ellen tourner lentement sur ses gonds.

Ce fut comme une blanche apparition qui se montra dans l’ombre.

La noble fille franchit le seuil sans bruit, et s’avança lentement vers Jermyn étendu sur la paille.

La lumière lointaine envoyait de vagues reflets à son pâle visage. Elle était tête nue ; ses longs cheveux noirs tombaient, dénoués, sur sa robe blanche, dont les plis libres laissaient deviner la grâce fière de sa taille de reine…

En un moment où la chandelle, ranimée par un souffle de vent, jetait une lueur plus vive, on aurait cru distinguer une larme qui se suspendait aux longs cils d’Ellen.

Mais la lueur se voila. Tout rentra dans la nuit grisâtre. Était-ce bien une larme ?…

La tête d’Ellen se dressait, hautaine. Son pas était calme. Son souffle égal soulevait doucement l’étoffe moelleuse de sa robe…

  1. Pipe courte ; expression irlandaise.