La Quittance de minuit/01/02/05

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Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 195-208).


V

Dette d’honneur.


Tout dormait dans la maison de lord George Montrath.

Au bas de la colline verte, la Tamise cachait sous un voile de brume ses flots jaunis et ses embarcations immobiles.

Il n’y avait personne sur le tertre, et personne dans la campagne voisine.

Mickey avait un lourd marteau sous son carrick. En trois coups, la serrure de la grille tomba brisée.

Les Mac-Diarmid entrèrent, guidés par Morris, qui était le fiancé de Jessy.

Il y eut un peu de bruit et de mouvement dans la maison. Quelques têtes de laquais sonnèrent sous le bois dur des shillelahs. Milord entendit de vagues clameurs parmi son sommeil, et il lui sembla que des pas pesants choquaient le tapis moelleux de son escalier.

Il crut rêver.

Mais le somme du matin est léger. Milord s’éveilla. Sa porte s’ouvrait.

Il se frotta les yeux. Un bruit confus se faisait tout près de lui. On eût dit que sa chambre était pleine. Milord, étonné, se leva sur son séant et fit glisser brusquement ses rideaux de soie sur leurs tringles.

Il y avait huit hommes de grande taille, immobiles et silencieux, rangés auprès de son lit.

Le jour naissant les frappait par derrière. Milord ne voyait point leurs visages, mais il devina.

Morris fit un pas en avant de ses frères et prononça le nom de Mac-Diarmid ; puis il ajouta quelques mots d’un ton bas et impérieux.

Lord George voulut répliquer, mais ses lèvres pâlies ne purent prononcer aucun son. Il avait peur.

Il quitta son lit et traversa la chambre en chancelant pour gagner son secrétaire, qu’il ouvrit.

Il s’assit. Il plia une feuille de papier et trempa sa plume dans l’encre.

Morris dicta ; le lord écrivit…

Les Mac-Diarmid rapportèrent à leur père une promesse en forme par laquelle lord George Montrath reconnaissait avoir enlevé Jessy O’Brien et s’engageait à l’épouser sous huit jours.

Le vieillard s’attendait à revoir la pauvre fille et à l’emmener avec lui en Irlande. Il fut étonné d’abord, puis il secoua sa tête blanchie.

— Morris, dit-il, Jessy était à vous. Vous aviez le droit de choisir les moyens de la défendre…

L’honneur comme l’entendent les Saxons est désormais sauvé ; Dieu veuille que l’enfant soit heureuse !

Il mit son carrick de voyage sur ses épaules, robustes encore, et prit en main son bâton.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, poursuivit-il. Je n’étais pas venu pour voir l’enfant de ma sœur prendre le nom de l’homme dont les pères ont volé le grand héritage de Diarmid… Venez, mes fils ; venez, ma noble cousine Ellen ; nous allons regagner le comté de Galway.

La famille se remit en marche en effet, mais, comme il n’y avait plus assez d’argent pour passer la mer, on prit à pied la route des comtés de l’ouest.

Tout au haut des collines de Richmond, Ellen jeta un dernier regard vers Londres, puis ses beaux yeux se baissèrent tristement.

À Londres il y avait un homme dont l’image était gravée au fond de son cœur : Percy Mortimer, resté là derrière elle… Devait-elle jamais le revoir ?

Morris ne partit point avec son père et ses frères. Il demeura seul à Richmond.

Il voulait attendre l’accomplissement de la promesse du lord et ne s’éloigner qu’après avoir vu Jessy agenouillée à l’autel du mariage.

C’était un cœur de chevalier, à la fois ardent, fougueux et ferme.

Il était vaillant contre lui-même, autant que contre l’ennemi.

Son âme saignait à la pensée de voir Jessy la femme d’un autre ; car il l’aimait uniquement et profondément ; mais sa pensée s’élevait au-dessus des mœurs de l’Irlande dégénérée : il était fier ; il savait d’instinct l’honneur rigide des peuples forts.

Il avait jugé en lui-même ce procès suivant lois hautaines du point d’honneur ; il s’était dit : « Jessy doit être sans tache aux yeux du monde ; » et il avait immolé son amour.

Ce furent pour lui des jours de lutte amère et de cruelle souffrance, car il avait les mêmes craintes que le vieillard, et les rêves de ses nuits de fièvre lui montraient Jessy malheureuse dans l’avenir.

Il avait à combattre en même temps son amour révolté, son désespoir et ses doutes accablants.

Ses journées entières et une partie de ses nuits se passaient à errer seul dans la campagne des environs de Richmond.

Et, à mesure que le moment fatal approchait, sa misère augmentait ; ses craintes devenaient plus poignantes.

Il allait par les grands bois qui s’étendent autour de Richmond, formant une ceinture verte à son riche bouquet de châteaux et de villas. Il songeait.

Il ne voyait rien.

Il ne s’apercevait pas que, derrière lui, dans l’ombre du couvert, des gens inconnus le suivaient souvent et semblaient épier sa promenade solitaire.

La pensée obsédante, qui ne lui donnait pas un instant de trêve, pesait sur lui d’un poids trop lourd. Il marchait par les sentiers déserts d’un pas lent et pénible. Sa tête se penchait sur sa poitrine comme s’il eût été un vieillard. Un reflet maladif jaunissait son front pâle, et il regardait le vide avec des yeux agrandis où toute flamme s’était éteinte.

Les habitants de Richmond le connaissaient déjà. Les enfants riaient et se moquaient sur son passage en apercevant de loin cette grande taille, enveloppée disgracieusement dans le pauvre carrick irlandais.

Les hommes le prenaient pour un fou, les jeunes ladys se mettaient en frais d’imagination, et bâtissaient quelque roman impossible sur sa morne mélancolie.

Morris passait et ne savait pas
 

C’était l’avant-veille du jour fixé pour le mariage. La nuit se faisait noire. Morris errait tout seul dans la partie des bois qui avoisine la Tamise et s’avance jusque sur le chemin de Londres.

Il n’avait d’autre arme que son shillelah qui soutenait sa marche embarrassée.

À un détour du chemin il se sentit frappé violemment par derrière ; par devant deux couteaux levés menaçaient sa poitrine.

Morris se vit perdu, car il était serré de trop près pour faire usage de son bâton. Il recommanda son âme à Dieu.

Mais à ce moment même un choc irrésistible repoussa les assaillants ; un bruit de fer se fit, et Morris, en rouvrant les yeux, vit une épée tournoyer entre lui et ses assassins.

Il n’en fallait pas tant pour lui redonner courage. Son lourd shillelah vibra dans sa main robuste, et l’un des assaillants tomba. Les autres prirent la fuite.

Morris se tourna, reconnaissant, vers son libérateur. Aux faibles rayons qui tombaient des étoiles, il distingua l’uniforme des dragons de Sa Majesté et une figure bien connue dans le comté de Galway, une figure blanche et pâle qui gardait son immobilité glacée jusqu’en ce moment suprême.

C’était le capitaine Percy Mortimer qui, libre de son devoir, se souvenait d’avoir entendu les parents d’Ellen prononcer le nom de Richmond sur le pont du paquebot.

Il se hâtait, car la pensée d’Ellen était déjà bien puissante en son cœur.

Comme tout Irlandais, Morris n’avait jamais eu pour le soldat protestant que des sentiments d’aversion, mais en son âme noble la haine ne pouvait combattre un instant la gratitude.

Il tendit la main à son sauveur qui la toucha légèrement et qui remit son épée sanglante au fourreau.

— Êtes-vous blessé ? demanda Mortimer.

— Non, répondit Morris. Vous êtes venu à temps, monsieur… Je n’ai reçu qu’un coup qui s’est perdu dans les plis de mon carrick.

— Je vous en félicite, dit le capitaine qui salua courtoisement et poursuivit avec rapidité sa route vers la ville de Richmond.

Morris voulut le rappeler, afin de lui rendre grâce et de lui dire au moins le nom de l’homme qu’il venait de sauver.

Peut-être le capitaine Percy Mortimer n’entendit-il point, du moins il ne répondit pas.

Le shillelah de Morris avait jeté un homme étourdi en travers du chemin. Morris se pencha sur lui, et reconnut un des domestiques de lord George Montrath.

— Elle sera bien malheureuse… murmura-t-il.

Mais le sort en était jeté.

Le surlendemain il s’agenouilla pour la première fois de sa vie dans une chapelle protestante.

Jessy et lord George Montrath étaient devant l’autel.

Le ministre prononça la formule du mariage chrétien. Morris avait sa tête entre ses mains, et refoulait ses sanglots qui voulaient éclater.

Jessy était lady Montrath…

Quand elle se retourna pour gagner la sortie de la chapelle, son regard rencontra celui de Morris pour la première fois depuis qu’elle avait quitté l’Irlande.

Morris poussa un cri déchirant et tendit ses deux bras vers elle.

Jessy chancela. Lord George la soutint. Il avait aux lèvres un amer sourire.

Jessy était bien changée. Ses compagnes ne l’eussent point reconnue. Mais elle était bien belle sous cette riche parure de mariage !

Morris souffrait tant qu’il espéra mourir…

Jessy passa lentement devant lui, au bras de son époux ; elle monta en voiture. Au moment où lord George allait l’y suivre, il sentit un doigt toucher son épaule ; il se retourna, et vit à deux pouces de son visage la face bouleversée de Morris.

— Qu’elle soit heureuse, milord ! dit ce dernier entre ses dents convulsivement serrées, ou bien !…

Lord George reprit son ironique sourire et fit un geste. Ses gens repoussèrent violemment Morris. La voiture partit au galop.

Morris revint à pied en Irlande.

Depuis ce jour, tous les mois, Jessy écrivait à son père d’adoption.

Elle ne se plaignait point et le nom de Morris n’était jamais prononcé dans ses lettres ; mais elle semblait bien triste.

Une fois, le mois s’écoula et la missive accoutumée ne vint point.

Un autre mois se passa, et, sur ces entrefaites, un malheur vint frapper la maison de Diarmid. Le vieux Mill’s, accusé de whiteboysme, fut mis en prison comme ayant contribué à l’incendie de la ferme de Luke Neale.

Une fois le chef de la famille absent, ses fils se jetèrent avec une violence accrue dans la guerre nocturne des ribbonmen.

Morris avait cherché dans une autre passion un refuge contre les souffrances de son amour. Il s’était imposé une tâche immense et s’était donné tout entier au salut de l’Irlande.

Son patriotisme ardent et aveuglé peut-être lui avait montré une voie ouverte. Cette voie ardue et périlleuse, il s’y était jeté avec toute la fougue intrépide de sa nature ; il en avait vu bien vite les dangers, et soupçonnait au bout un précipice infranchissable. Mais il ne voulait point reculer.

Après trois mois passés, ses frères lui dirent :

— Allons à Londres pour défendre ou venger notre sœur !

Mais Morris avait si peu de bras pour sa gigantesque tâche ! Il écrivit, on ne répondit point. Le temps s’écoulait ; et quand Mickey partit enfin, la pauvre Jessy était morte…

Ellen, à son retour dans le comté de Galway, revit ses montagnes chéries avec trouble. Sa joie d’enfant se mêlait à une souffrance sérieuse.

Elle voulut croire d’abord que l’absence de Jessy O’Brien, sa sœur aimée, mettait en elle les mornes et sombres tristesses qui l’accablaient maintenant. Mais tout à coup des espoirs ardents venaient à travers sa mélancolie. Elle souriait, heureuse, et ses larmes étaient de joie.

Certes, la pauvre Jessy était en dehors de ces brusques changements.

Ellen ne se reconnaissait plus elle-même. Elle avait laissé au loin son doux repos de jeune fille pour rapporter les joies et les douleurs de la femme qui aime.

Et combien tout avait changé autour d’elle ! Comme sa solitude s’animait ! De quels reflets inconnus se parait la nature tant de fois observée !

À vrai dire, Ellen n’était plus seule. Un souvenir l’accompagnait sur le sable d’or des grandes grèves, au sommet dépouillé des monts et sur l’eau bleue des lacs paisibles. Elle s’entretenait avec l’absent, et son amour grandissait jusqu’à lui tenir lieu de toutes les affections qui sont la vie de la femme.

Ellen chérissait toujours sincèrement son père d’adoption et ses frères, mais tout se voilait devant l’image adorée de l’Anglais.

Elle l’aimait tant, et sa pensée se complaisait avec lui si ardemment, que rien ne pouvait l’en distraire. Elle l’avait aimé tel qu’il était ; puis, dans ses brûlantes rêveries, elle l’avait embelli et agrandi jusqu’à l’idéal.

Elle s’en était fait un héros sans modèle, de l’idée de Percy Mortimer, vaguement comprise, lui apparaissait comme un ordre de Dieu.

Et, chose étrange, il n’y avait plus de regret parmi cet amour. Elle attendait l’absent avec espoir, mais sans impatience. Quelque voix au dedans de son cœur lui disait : « Il reviendra pour t’aimer… »

Il revint. Robert Peel avait jugé son intelligence et sa force. C’était, au service de sa pensée politique, un de ces instruments d’élite, durs et droits comme l’acier…

Percy revint avec le grade de major et le commandement militaire du comté de Galway ; le lieutenant-colonel Brazer, son ennemi, fut envoyé à Clare, ce qui ne put le ramener, à l’égard du jeune major, à des sentiments d’amitié très-profonde…

Ellen fut bien heureuse, car l’amour de Percy répondait au sien.

Ils eurent quelques beaux jours, de longues causeries dans la solitude et de purs serments échangés à la face du ciel.

Mais le major Percy Mortimer était toujours en butte à la haine des deux partis extrêmes, et cette haine grandissait parce que son fier courage se posait entre eux comme une digue et ne savait point fléchir.

En ce pays que soulève une fièvre furieuse, la haine se traduit par des coups de poignard.

Les Molly-Maguires, poursuivis à outrance par l’infatigable activité du major, lui envoyèrent ce cartel funèbre auquel nul ne survit plus d’un jour.

Et le couteau des nocturnes assassins sut trouver le chemin de sa poitrine.

Mais il y avait comme une égide mystérieuse au-devant de la vie du major Mortimer. Par trois fois son sang coula et la mort ne vint pas. Trois autres fois, Morris Mac-Diarmid, acquittant noblement la dette contractée dans les bois de Richmond, se mit entre sa poitrine et le poignard.

Ellen, la pauvre fille, ne vivait plus ; sa terreur, incessamment éveillée, ne lui donnait plus de merci, et en même temps elle sentait naître en elle une angoisse pleine de remords, parce qu’elle se voyait l’esclave d’un homme qui faisait une guerre mortelle à ses frères.

Elle avait deviné dès longtemps que les Mac-Diarmid étaient affiliés aux sociétés secrètes.