La Quittance de minuit/01/02/08

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Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 257-276).


VIII

Le roi Lew.


Cette grande foule rassemblée sous les voûtes sombres de la galerie du Géant était composée d’éléments divers. La plus grande partie des comtés de l’ouest et du midi y avait ses représentants. Dans l’ombre de la vaste enceinte et le long des colonnes chargées de stalactites brillantes s’asseyaient de bons garçons venus des cantons les plus éloignés.

Il y avait des pêcheurs de la baie de Bantry, des pâtres de Cork, des tenanciers de Waterford et des montagnards de Wicklow.

Le nouveau whiteboysme étendait alors ses ramifications par toute l’Irlande et pénétrait jusque dans les montagnes du Tyrone, au cœur de l’Ulster protestant.

Le noyau de la réunion restait cependant composé de gens du pays même, des fermiers de lord George Montrath pour la plupart, des riverains de la Moyne, des coupeurs de tourbes entre la Suck et les lacs.

Le Connemara, cette sauvage contrée que les touristes ont baptisée les highlands de l’Irlande, fournissait surtout un nombreux contingent, ainsi que les monts Farmnamore et les côtes entre Claggan et Killery.

Tous ces gens étaient affiliés et avaient prêté le serment. Tous avaient subi, soit dans le Galway, soit dans les comtés du midi et de l’est, ces épreuves tragi-comiques au moyen desquelles les francs-maçons de tous les pays essayent de mettre une terreur superstitieuse dans l’âme de leurs néophytes.

Car les sociétés secrètes ont partout des procédés pareils : ceci depuis des siècles.

Le poignard de la sainte-vehme, sur lequel juraient les francs-juges d’Allemagne, se retrouve dans les vente de l’Italie et sert aux dramatiques représentations du carbonarisme inquiet. On dit même que ce poignard, rongé de rouille et privé de sa pointe, se retrouverait dans quelque coin poudreux des loges où les maçons de France parodient avec une obstination innocente de terribles rites et des institutions qui furent redoutables.

En Irlande aussi on jure sur le poignard, et l’on jure encore sur la torche. Les ruines des vieilles abbayes, les salles basses des châteaux croulants, les humides cavernes où les oiseaux du large cherchent un abri durant la tempête, telles sont les vastes loges où se mènent les pratiques mystérieuses des Vengeurs. Ces loges ne sont pas disposées comme les nôtres pour jouer commodément la feinte bouffonne des épreuves ; il n’y a ni décors, ni doubles dessous, ni coulisses, ni trappes, ni transparents fantasmagoriques, ni systèmes de poulies ; mais il y a la grande nuit, l’horreur secrète que suent les vieilles ruines et la vérité de la vengeance.

C’est un serment terrible que celui qui engage à tenir la torche, quand l’incendie peut avoir lieu demain ; que celui qui oblige à prendre en main le couteau, quand la victime est désignée déjà peut-être…

C’est un serment terrible, surtout lorsque le meurtre et l’incendie sont de tous les jours, lorsqu’il peut n’y avoir qu’une heure entre la promesse et le crime.

Ils avaient tous juré pourtant.

C’est que leur misère est si grande ! c’est qu’ils souffrent de la faim, du froid, de tous les maux qui peuvent accabler l’homme, si cruellement et si près des folles magnificences de leurs maîtres !

C’est qu’il y a tant de haine au fond de leur cœur !

Leur tête s’est courbée si longtemps sous la tyrannie lourde de la conquête ! Autour de leur misère bourdonne un essaim si âpre d’usuriers, de middlemen, d’agents qui s’engraissent de leur sang et vivent de leur mort !.…

Qu’un cri de vengeance tombe du haut des montagnes ou surgisse des vastes solitudes des bogs, il va trouver des milliers d’échos. Chaque chaumière va tressaillir à ce signal attendu ; toutes les têtes d’hommes vont se redresser, secouant leur grande chevelure, et la prière des femmes va monter vers le ciel, intercédant pour la vengeance de leurs époux et de leurs frères…

Les efforts combinés d’O’Connell et du gouvernement de la reine, la parole puissante du tribun et les carabines des dragons peuvent comprimer le whiteboysme durant un jour, durant une année, mais rien n’est capable de le tuer.

Il ne meurt pas, il se cache, et, quelque nuit noire, vous voyez surgir tout à coup sa tête masquée.

La torche s’allume dans sa main ; son cri retentit formidable, et, de proche en proche, l’Irlande entière s’agite ; et les ténèbres s’éclairent à la lueur funeste de l’incendie.

Le bien arrive ici au secours du mal pour grandir le fléau. Au-dessus de la vengeance brutale et sanguinaire, il y a la dévotion à la patrie, le culte de honneur national outragé, l’immense amour de la religion des aïeux.

Parmi ces hommes égarés, qui ne marchent que la nuit et dont la tâche est un crime, parmi les ribbonmen, il est de vaillants cœurs qui se trompent noblement.

Cette révolte nocturne est pour eux une guerre déclarée ; ils veulent reconquérir leurs antiques priviléges, rétablir la richesse de l’île et ses splendeurs perdues ; étayer les ruines des saintes abbayes, rebâtir la maison de Dieu, et replacer dans les châteaux les fils des nobles seigneurs chassés par la conquête anglo-saxonne.

Morris Mac Diarmid avait bien souvent parcouru les comtés de l’Irlande : il connaissait ceux des conjurés qui venaient au combat, poussés par le seul amour de la patrie, amour aveuglé peut-être, mais sublime chez de pauvres gens pour qui la patrie n’a ni protection ni secours.

Morris était leur chef. Ils le suivaient et le soutenaient.

Ils étaient là, pour la plupart, à leur poste entre les féeriques colonnes de la galerie du Géant. L’élection de Galway était le prétexte de leur venue.

Le gros de l’assemblée ignorait le pacte secret qui les liait entre eux. Ils suivaient le torrent comme Morris lui-même, et se sentaient trop faibles encore pour éteindre violemment la torche de l’incendie.

Mais ils y travaillaient sous main sans relâche, aidés par l’éloquence de leur chef, dont la parole hardie maniait souverainement ces masses versatiles. Ils gagnaient du terrain peu à peu ; ils avançaient, et le moment venait peut-être où les nocturnes meurtriers allaient relever leurs têtes au soleil et devenir des soldats.

Suivant la croyance de Morris, ce pas eût été franchi déjà sans la réprobation d’O’Connell. Morris vénérait le haut génie du Libérateur ; mais, à tort ou à raison, il le regardait comme le plus grand ennemi de la nationalité irlandaise, et comme l’appui le plus utile de la domination britannique.

Morris était aussi faible que le Libérateur était fort. O’Connell, dans sa toute-puissance, savait-il seulement qu’un obscur fermier du pauvre Connaught se dressait dans ombre contre lui ?…

Mais Morris avait au dedans de lui une foi robuste, une volonté libre et indomptable. Il écartait un à un les obstacles du chemin. Ceux qu’il ne pouvait franchir, il les tournait avec adresse.

Il prenait les ribbonmen comme ils étaient, mettant une patience infatigable à relever leurs âmes abattues, et abaissant son cœur chevaleresque jusqu’au niveau de leurs sanglantes colères, pour les amener à lui, pour les dominer, pour les acheter.

Et sa force grandissait insensiblement, sans bruit, comme grandit cet arbrisseau débile qui cache sa tête sous l’ombre voisine du vieux chêne, et qui, avec le temps, va devenir le roi de la forêt.

Il se disait, quand parfois son courage menaçait de fléchir :

— La pensée d’O’Connell est toute en lui-même ; rien ne restera de sa politique inventée ; sa puissance, si énorme qu’elle soit, n’est que la puissance d’un homme ; et c’est un vieillard. Quel autre génie que le sien pourrait exploiter après lui son mensonge sublime ? Les principes seuls passent de père en fils comme un héritage. La force personnelle descend dans la tombe avec l’homme fort. Du grand homme décédé il ne restera qu’un souvenir. O’Connell n’aura travaillé que pour sa propre gloire. Lui mort, le Repeal tombera ; la place sera libre…

Il se disait encore :

— Moi je suis jeune ; il faut du temps, mais j’ai devant moi des années. Ma pensée d’ailleurs n’est-elle pas éternelle comme le droit des nations ?… Si je meurs à la tâche, qu’importe ? La vie de l’homme est une heure courte dans la longue vie d’un peuple, et je travaille pour l’Irlande !

C’était vrai. Il n’y avait pas chez lui un seul sentiment égoïste ou seulement personnel, tout était abnégation pure en cette droite conscience qui pouvait errer, mais non faillir.

Parmi les gens rassemblés dans la galerie du Géant, quelques-uns suivaient Morris Mac-Diarmid par conviction ; le reste se laissait entraîner, à l’occasion, par la force vive de son éloquence.

Si Morris eût voulu se borner à commander aux Molly-Maguires, en dirigeant leurs vengeances nocturnes, jamais chef n’eût rencontré des soldats plus enthousiastes et plus dociles.

Malgré ses résistances fréquentes à la volonté commune, il gardait encore l’affection de tous et restait le premier parmi les meneurs de l’association.

Il devait lui être assurément bien difficile de façonner à son vouloir cette tourbe tumultueuse et indisciplinée ; mais cela était à la rigueur possible, et possible à lui seul.

Morris tâchait…

Les acclamations cependant retentissaient le long de la colonnade étincelante, et le nom de Lew, répété sur tous les tons, emplissait la vaste galerie.

Évidemment le roi Lew était un personnage populaire, et la foule s’intéressait à son apparition, comme le parterre attend avec impatience, au théâtre, une scène capitale et à grand effet.

Le roi Lew avait le paletot de toile, la culotte goudronnée et le chapeau de cuir ciré des matelots du Claddagh ; il marchait en roulant et les jambes écartées, comme si le pont mobile de son sloop eût été sous ses gros souliers ferrés.

À la différence des petits fermiers rangés en cercle autour du brasier de bog-pine, il portait les cheveux ras ; son cou musculeux restait à découvert et s’attachait solidement entre deux épaules d’une largeur démesurée. Il avait une bonne figure joviale et franche, où deux yeux noirs surmontés de sourcils épais mettaient un caractère d’intrépidité sauvage.

Du reste, grossier, gauche, balourd, et la joue enflée par un morceau de tabac gros comme une pomme de terre de moyenne taille.

Tel était Lew du Claddagh, le roi Lew, comme il fallait l’appeler.

Car, en vertu d’une vieille coutume qui remonte à l’antiquité la plus reculée, les mariniers du Claddagh de Galway élisent un chef tous les ans. Ce chef a le titre de roi. Il possède des priviléges magnifiques, tels que celui de boire à discrétion, tout en punissant les matelots qui s’enivrent ; de léguer sa besogne, les jours de fête, à tout novice jouissant de sa confiance ; et enfin de conférer le titre de reine à la jolie fille qu’il prend sous sa haute protection.

Les matelots de Galway lui obéissent aveuglément, et ses ordres sont sans appel.

Comme on le pense, le roi Lew, jouissant d’une autorité pareille, était un personnage important parmi les Molly-Maguires.

Ses gros coudes repoussèrent la foule à droite et à gauche, et il entra dans l’espace laissé libre entre le foyer et les premiers rangs de l’assemblée.

Aux lueurs voisines du feu, sa carrure herculéenne apparaissait vivement, et la foule invisible qui le contemplait à son aise admirait avec bruit l’ampleur musculeuse de ses épaules et de ses bras.

— Hourra pour le roi Lew ! criait-on de toute part ; c’est le meilleur matelot qu’ait jamais porté la mer !…il tuerait un bœuf d’un coup de pied et mettrait en fuite tous les orangistes des quatre provinces avec une chiquenaude.

— Bien obligé, mes garçons, bien obligé, répondit le vigoureux marin en cherchant des yeux dans l’ombre ses admirateurs dispersés ; ça me fait toujours un drôle d’effet quand je vous entends hurler comme un tas de démons, sans voir le bout de vos oreilles…

Les applaudissements redoublèrent, mêlés à d’enthousiastes éclats de rire.

La cohue était en belle humeur.

— La paix ! dit la voix mugissante du grand Mahony, lequel remplissait dans l’association toutes sortes d’emplois, et entre autres celui d’huissier.

Le tumulte se calma pour un instant.

— À la bonne heure, mes braves amis, dit le roi Lew ; taisez-vous un petit peu, pour me faire plaisir.

Il se tourna vers l’estrade et toucha son chapeau de cuir.

— Bonsoir, Vos Honneurs, reprit-il, mes gentils garçons !… La Molly, car j’ai donné votre nom à mon sloop, notre chère tante, la Molly a tenu la mer tous ces jours-ci, et il y a longtemps que je ne suis venu vous voir… Devinez un peu, mes fils, qui je vous ai amené ce soir dans le port de Galway ?

— Nous le savons, Lew, répondit le personnage caché sous la mante de Molly-Maguire. George Montrath était à votre bord.

Le matelot fit un geste d’étonnement.

— S’il n’était pas défendu de prononcer le nom de ceux qui se masquent, je vous dirais bien le vôtre, miss Molly ! murmura-t-il. Mais n’importe ! ce qui est certain, c’est que vous avez deviné. Oui, mes garçons, ajouta-t-il en élevant la voix, lord George Montrath, ce fils du diable, est arrivé par le paquebot de Cork ; et, comme la passe était mauvaise, on a mis les passagers à bord de ma Molly, qui a un charme pour passer sans toucher sur les roches. Lord George est enfin revenu voir ses vassaux chéris !… et que Dieu me damne s’il n’est pas trois fois plus insolent que par le passé ! Grognez un peu, mes chéris, en l’honneur de lord George !

Un murmure sourd gronda dans l’obscurité, puis cela monta, s’enfla, grandissant, grandissant toujours. L’immense salle s’emplit d’une clameur sans nom qui s’éteignit graduellement pour gronder de nouveau, s’éteindre encore et tonner enfin une troisième fois comme si la voûte allait s’abimer sous son tumultueux fracas.

C’étaient trois grognements pour lord George Montrath.

— À la bonne heure ! dit le roi Lew.

Arrah ! s’écria dans le voisinage de la porte une voix où se mêlaient étrangement la crainte et la satisfaction, voilà qui est bien grogné, mes enfants… et je dis, moi, que le diable emporte Sa Seigneurie !

— Tu ferais mieux de te taire, Pat, mon garçon, répliqua Patrick Mac-Duff ; moins tu parleras, moins on songera que ce serait justice de te tordre le cou !

Och !… ma bouchal ! … murmura le pauvre Pat suffoqué.

Il ne dit plus rien.

— En venant de Galway, reprit le robuste matelot, j’ai vu de la lumière aux croisées du château de Montrath… Milord est à se reposer des fatigues du voyage… Mes garçons, nous avons un compte bien long et bien chargé à régler avec milord !

Il se fit entre les colonnes un mouvement général ; on ne riait plus ; les voix se mêlaient dans la nuit sur un mode plaintif, et les menaces se croisaient avec des gémissements…

— Nous savions bien qu’il allait venir ! disait-on, car son agent Crackenwell a jeté bien des pauvres tout nus par les chemins !

— La vieille Madge est morte la nuit dernière de froid et de faim, parce que l’agent l’a chassée de sa tenance !

— Elle n’avait pas pu payer le fowl-duty[1] ! dit Mac-Duff avec un rire plein de colère.

— Saunder de Connemara, ajouta un autre, est couché sur l’herbe au coin de son champ. Pauvre Saunder !… il a la fièvre et ne peut se lever !

— Milord a besoin d’argent ! il faut bien hausser les baux !

— Milord a besoin d’argent, qu’importe que ses fermiers meurent !…

— Ah ! ah ! s’écria le roi Lew, cela importe peu à milord en effet… à milord et à moi, mes garçons, qui me moque de lui sur mon sloop et qui n’ai point à craindre la dent de ce requin de Crackenwell… mais vous autres !…

Il s’arrêta. On faisait silence autour de lui.

— Mac-Duff, mon fils, reprit-il, ne voudrais-tu point savoir si ta sœur Molly est parmi les bagages de Sa Seigneurie ?… Et ta nièce, John Slig !… et la fille d’adoption du vieux Mac-Diarmid !… Et Madeleine, ajouta-t-il d’une voix tremblante d’émotion, Madeleine Lew, mon bel amour !…

Personne ne répondit.

— Mes fils, poursuivit brusquement le roi Lew, un peu de cœur !… Si nous allions cette nuit signer la quittance de lord George Montrath ?

Encore le silence.

Il n’y avait pas un cœur sous la voûte du Géant qui n’eût froid à la pensée d’attaquer un landlord !

On le détestait, on le méprisait, mais on le redoutait.

Entre lui et ces pauvres tenanciers dont les sueurs faisaient sa richesse, il y avait comme une barrière de superstitieuse terreur.

Le roi Lew haussa ses larges épaules.

— Eh bien ! dit-il, personne ne souffle ?…

Quelques matelots du Claddagh, disséminés dans la foule, répondirent seuls à cet appel, avec le personnage qui représentait Molly-Maguire.

Les matelots disaient oui ; Molly-Maguire prononça un non ferme et retentissant.

Le roi Lew la regarda, stupéfait.

— Oh ! oh ! mon cœur ! dit-il, du diable si je m’attendais à trouver de la résistance de votre côté !… As-tu donc déjà oublié la croix du cimetière de Richmond, Mickey Mac-Diarmid ?

— Je ne suis pas Mickey Mac-Diarmid, répliqua Molly-Maguire à voix basse.

Pendant ce court entretien, un murmure avait couru de rang en rang : le vent avait tourné parmi cette foule versatile et changeante. Le non prononcé par le chef donnait à chacun l’envie de crier : « Oui. »

— Si nous n’en finissons pas, dit un des fermiers assis autour du feu, il boira notre pauvre sang jusqu’à la dernière goutte…

— Et peut-être est-il venu, naboclish ! pour lâcher sur nous ce que vous savez bien !…

— Le loup du vieux château !

— Le tigre qu’il nourrit pour nous dévorer tous !

— Och !… fit le pauvre Pat, au souvenir de ses terreurs quotidiennes.

Mac-Duff le saisit à la gorge.

— Voilà pourtant celui qui nourrit la bête ! dit-il ; musha ! que j’ai bonne envie de l’étrangler !…

Pat n’avait plus de voix pour crier grâce.

Il croyait que sa dernière heure était venue.

Cette idée du monstre n’était point, comme on pourrait le penser, quelque chose de vague et de fantastique. C’était une opinion enracinée, une ferme croyance. Il n’y avait pas, à cet égard, dix esprits forts dans toute l’assemblée.

Et la peur était plus grande encore que la foi. Chacun pensait que mettre à mort George Montrath, c’était non-seulement punir, mais se défendre contre un danger prochain.

Quant aux Mac-Diarmid, leur conduite avait de quoi surprendre.

C’étaient des gens considérables entre les lacs et la mer ; chacun savait leur histoire, et chacun savait qu’une partie de la famille était là sur l’estrade.

Il y avait plus : bien qu’il régnât dans l’assemblée, même au sujet de Molly-Maguire, un certain mystère, personne n’était sans deviner que l’un des sept fils du vieux Mill’s était en ce moment sous la mante rouge.

Et l’on murmurait, car ce George Montrath protégé par le veto du chef, avait enlevé l’année, précédente la fille adoptive de Mac-Diarmid. Et, ce soir même, le bruit s’était répandu dans la foule que Jessy O’Brien était morte, assassinée par lord George Montrath.

— Ils l’ont oubliée ! disait-on.

— Pauvre Jessy !…

— Qui peut dire désormais ce qu’il y a dans le cœur de Mac-Diarmid ?…

— Ma nièce chère ! sanglotait John Slig.

— Ma pauvre sœur ! s’écriait Mac-Duff.

— Hourra pour le roi Lew !

— Mort à George Montrath !

Mac-Duff, tout en criant, serrait le cou du pauvre Pat de tout son cœur.

Molly-Maguire fit signe au géant Mahony, qui éleva la voix par-dessus les clameurs de la foule et réclama le silence.

— La vie de George Montrath vous appartient, dit Molly-Maguire ; mais je demande pour lui deux jours de trêve.

— Pourquoi ? pourquoi ? s’écria-t-on de toute part.

Et, comme Molly-Maguire ne répondait point, il se fit dans les galeries un tumulte impossible à décrire. Les uns criaient, accusant le chef de folie, les autres menaçaient en fureur.

Molly-Maguire, demeurait immobile et silencieuse en avant de l’estrade.

La grosse voix du géant était désormais impuissante à se faire entendre.

Le roi Lew avait baissé la tête et semblait réfléchir.

Au bout de quelques secondes, il s’approcha de l’estrade. En même temps, Molly-Maguire se pencha vers lui et prononça quelques mots à son oreille.

— Je ne vous comprends pas, Morris, répliqua le roi Lew. Mais du diable si j’ai besoin de vous comprendre pour faire votre volonté, mon garçon !

Il revint au centre du cercle, et, se faisant un porte-voix de ses deux mains roulées, il poussa un de ces cris aigus que les marins savent et qui dominent la tempête.

— Holà, mes fils ! cria-t-il, tandis que la foule surprise écoutait ; laissons deux jours à lord George pour lui donner le temps de reprendre son âme au diable, et chantez le lilliburo[2] que vous m’avez promis…

Il n’en fallait pas tant pour faire virer ces cervelles légères ; le chant national, qu’entonnèrent aussitôt les matelots du Claddagh, résonna sous la voûte, hurlé par l’assemblée tout entière.

Quand les dernières notes s’éteignirent, on avait oublié lord George Montrath, et le pauvre Pat avait trêve.

  1. Droit de volaille. Exaction passée en usage dans la plupart des comtés de l’Irlande ; quand un pauvre fermier ne peut solder l’arriéré de sa rente, il donne à l’agent une certaine quantité de produits en nature, faute de quoi il est mis dehors.
  2. Chant national du Connaught.