La Quittance de minuit/01/Texte entier

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Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 1-276).

PROLOGUE.

LES MOLLY-MAGUIRES.


Séparateur

I

Repas irlandais.


Le vieux Mill’s Mac-Diarmid avait une ferme de sept acres au delà de Knockderry, sur les bords du lac Corrib, à quelques milles de Galway.

Sa maison était assise à quatre ou cinq cents pieds au-dessus du niveau du lac, sur le versant du dernier mont de la chaîne des Mamturks, qui domine l’extrémité occidentale de la province de Connaught, en Irlande.

Sa situation pittoresque et les joyeux bouquets d’arbres qui l’entouraient d’une verte ceinture, sur le flanc de la montagne nue, lui donnait un aspect d’aisance et de bonheur. Elle était plus grande que ne le sont d’ordinaire les habitations des fermiers irlandais, surtout dans cette pauvre province de Connaught, où l’homme vit et meurt dans des cabanes indignes de servir d’asile à des brutes.

La maison de Mac-Diarmid était composée d’une construction principale qui avait sans doute formé dans l’origine une habitation complète, et de deux petits bâtiments ajoutés après coup.

Pour fixer tout de suite les idées de nos lecteurs, nous dirons que les trois parties de ce rustique édifice n’égalaient pas ensemble en valeur l’étable d’une ferme anglaise. C’était, à l’ouest du Connaught, une demeure presque opulente : en tout autre lieu de la terre, c’eût été un misérable réduit.

Il était environ sept heures du soir et le mois de novembre commençait. La nuit se faisait noire. Dans la pièce principale du logis de Mill’s Mac-Diarmid, il y avait deux ou trois jattes fumantes sur une table de bois raboteux qu’éclairaient deux chandelles de jonc.

Autour de ce repas plus que frugal s’asseyait le vieux fermier avec ses huit fils et une belle jeune fille. Au bas bout de la table, il y avait une enfant, un serviteur et un homme en haillons qui dévorait.

La pièce était grande ; elle n’avait d’autres meubles que les sièges qui entouraient la table. Ces sièges étaient de deux sortes : de courts billots pour les fils et les serviteurs ; pour le vieillard et la jeune fille, des chaises de bois en forme de baquet[1]. À la gauche du vieillard, une troisième chaise pareille à la sienne demeurait vide.

À la muraille pendait une sorte de dressoir presque entièrement dégarni, et, au-dessus de la cheminée fumeuse, deux fusils rouillés croisaient leurs canons.

À droite de la table, qui n’occupait pas exactement le centre de le centre de la pièce, une corde tendue allait d’une muraille à l’autre.

Derrière cette corde une autre réunion prenait aussi son repas du soir.

C’était d’abord une vache d’assez belle venue qui semblait ménager l’herbe rare étalée parcimonieusement devant elle, et qui jetait de temps à autre vers la famille attablée des regards amis.

C’étaient ensuite trois moutons à longue laine qui dormaient entassés dans un coin. C’était enfin un grand porc noir qui fourrait son museau en grognant dans un amas de résidus de chanvre et d’épluchures de pommes de terre.

Ces hôtes divers étaient là chez eux et n’essayaient point de franchir la limite imposée à leurs ébats.

Sous la table, entre l’homme aux haillons et les membres de la famille, deux forts chiens de montagne, serviteurs privilégiés, prenaient leur part au repas.

Dans les jattes, il y avait des pommes de terre bouillies dont la pulpe farineuse sortait à travers leurs pellicules crevassées. Devant chaque convive se trouvait un gobelet de bois, et çà et là se dressaient des pots larges et ronds, de forme à peu près cylindrique, qui contenaient la boisson favorite des Irlandais du Connaught, le rude et brûlant potteen.

Le vieillard et la jeune fille avaient des gobelets d’étain. Auprès de la première, une cruche contenait de l’eau pure.

Si les meubles manquaient, il y avait profusion d’ornements aux murailles. À la faible lueur des chandelles de jonc ; on voyait surgir de tous côtés les têtes enluminées d’une douzaine de saints, et les pâles figures de quelques victimes des luttes politiques, à qui le pieux souvenir de leurs frères avait fait une histoire et une célébrité. Saints et martyrs formaient un cordon sans fin, et s’alignaient le long du mur, de manière à remplacer presque une tapisserie. Sous les estampes on pouvait déchiffrer d’interminables légendes, les unes en vers, les autres en prose, qui racontaient la vie du saint représenté.

On voyait là saint Patrick, le patron de l’Irlande, le compagnon de saint Germain et de Lupus : le fondateur du noble archevêché d’Armagh ; on voyait saint Janvier, saint Martin, saint Gérald, et le fameux Finn-Bar, le saint à la blanche chevelure.

Toutes ces vénérables images étaient entourées d’un nombre plus ou moins considérable de rameaux, bénits aux grandes fêtes de l’année catholique ; les plus illustres, saint Patrick et saint Finn-Bar, avaient comme un cadre vert de buis et de laurier.

Quant aux héros politiques, on remarquait parmi eux John Keogh, le ferme et vaillant précurseur d’O’Connell ; Wolfe Tone, le chef des Irlandais-Unis, et une foule d’obscurs martyrs à qui la poésie nationale avait tressé de belles couronnes.

Cette vaste salle, malgré la naïve profusion des estampes grossières collées à ses murailles, malgré la pauvreté du repas offert à ses hôtes, malgré même le voisinage des animaux domestiques qui faisait de l’une de ses moitiés une étable, conservait en son aspect une sorte de grandeur sauvage.

Cela tenait un peu à la pièce elle-même, dont la charpente élevée se perdait dans l’obscurité, et beaucoup à la noble mine des convives assemblés autour de la table.

Le vieux Mill’s Mac-Diarmid était un vieillard de grande taille, à la physionomie calme et sévère ; son front large et presque chauve gardait autour des tempes d’épaisses masses de cheveux blancs. Son regard était impérieux et ferme dans sa douceur. Il y avait sur son visage, où la vieillesse avait mis peu de rides, comme une auréole de patriarcale puissance.

Lorsqu’il parlait, chacun se taisait, et chaque mot qui sortait de sa bouche tombait comme un oracle sur la famille attentive.

Les regards de ses fils, en se tournant vers lui, s’imprégnaient de respect et d’amour, et lorsque Ellen Mac-Diarmid levait vers lui ses grands yeux noirs aux sombres reflets d’or qui rêvaient tristement, elle essayait de sourire.

Ellen avait vingt ans. Elle était grande, et son front pur, où se reflétait comme en un beau miroir l’inquiétude de son âme pensive, avait pour couronne les bruns anneaux d’une magnifique chevelure. Ses traits gardaient, dans leur exquise proportion, le caractère de la race celtique. Sous les contours harmonieux de sa joue on devinait la saillie de ses pommettes ; et la ligne fière de ses sourcils surplombait au-dessus de l’œil dont elle ombrageait les rayons trop vifs.

Ellen avait dû être gaie aux jours de son enfance ; elle savait encore sourire, et son sourire était bien doux ; mais quelque chose, parmi la hautaine beauté de son visage, parlait de fatigue et de souffrance.

Il y avait un rêve au fond de ce cœur ; la vierge avait perdu le repos des heures d’ignorance.

Autour de ses grands yeux, des larmes avaient coulé, de ces belles larmes amères et suaves qu’arrache la première angoisse d’amour.

Et pour pleurer, Ellen avait dû bien souffrir, car elle était forte et son âme se dressait contre la douleur aussi vaillante que le cœur d’un homme.

Son costume, bien qu’il ne ressemblât point à celui des ladys, n’était pas non plus en rapport exact avec la pauvre apparence de la ferme et les vêtements des convives.

Les neuf Mac-Diarmid, en effet, portaient tous l’uniforme du paysan irlandais : veste ronde en étoffe de laine légèrement plucheuse, dont la couleur noirâtre a de rouges reflets ; culotte courte d’un jaune cendré, bas de toile bleue sur lesquels se lacent des brodequins en cuir non tanné.

Ce costume, nous n’avons pas besoin de le dire, est celui des laboureurs aisés. La majeure partie des habitants des campagnes n’a guère pour vêtements que d’informes haillons, et pour chaussure que la peau durcie de la plante de ses pieds.

Les Mac-Diarmid pouvaient se considérer comme riches dans un pays où le dénûment est la loi commune.

Ellen portait un justaucorps de laine noire élégamment coupé, qui faisait valoir les gracieuses richesses de sa taille. Sa jupe, de même couleur, drapait ses longs plis avec une mollesse qu’eût enviée une femme à la mode. Elle avait la tête nue, et un fichu de batiste se nouait autour de son cou.

Derrière elle, sur le dossier de sa chaise en forme de baquet, sa mante rouge s’étendait, humide encore de la promenade du soir.

Parmi les fils de Mac-Diarmid, quatre avaient atteint l’âge viril ; les quatre autres étaient des jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans.

Presque tous ressemblaient à leur père d’une façon frappante ; mais on reconnaissait sur leurs visages, à des degrés différents, la pétulance et la fougue irlandaises.

Le vieillard lui-même, malgré sa sérénité patriarcale, n’échappait point entièrement au caractère hibernien. Si quelque émotion soudaine venait à la traverse de son calme habituel, son œil bleu brillait tout à coup sous la ligne blanche de ses sourcils ; les mots se pressaient rapides sur sa lèvre, et ses gestes précipités semblaient vouloir devancer sa parole.

Mais cela durait peu : l’âge est un puissant remède à ces fiévreux élans.

L’aîné des Mac-Diarmid s’asseyait à table le plus près d’Ellen. Il restait néanmoins séparé d’elle par un large espace, comme si l’étiquette de famille eût défendu à tout autre qu’au vieillard de s’approcher de la belle jeune fille.

C’était un homme de trente-deux ans environ, au visage rude et passionné, à la tête chevelue, qui paraissait doué d’une grande vigueur de corps.

Il se nommait Mickey ; ses frères lui parlaient avec une sorte de déférence, comme au chef futur de la maison.

Le second, qui avait nom Morris, eut passé par tout pays pour un fort remarquable cavalier.

Il avait sous son grossier costume un air noble et dégagé qui semblait appeler de plus riches habits. Cette grande mine, soit dit en passant, est moins rare qu’on ne pense en Irlande : la partialité anglaise a fatigué sa plume et son pinceau à caricaturer les pauvres Irlandais ; mais John Bull, en définitive, n’a pas eu le pouvoir de se faire plus beau que son voisin, et nous voudrions parier que son rouge visage serait le plus laid des deux, si on lui ôtait son bœuf et son ale pour le mettre durant six cents ans au régime du gâteau de paille d’avoine.

Morris avait un large front de penseur. Son regard était profond et vif. Il y avait de la distinction dans son sourire. Peut-être était-il moins vigoureux de corps que son aîné Mickey, mais son visage annonçait une intelligence supérieure et une indomptable puissance de volonté.

On eut dit que ces huit jeunes gens étaient une élite choisie parmi les plus beaux fils de l’Irlande, et que Morris était le premier parmi eux.

Les cinq frères qui venaient après lui étaient de robustes garçons joyeux et vifs, à la parole leste, au geste prompt, qui dépêchaient leurs pommes de terre avec un appétit plein de gaieté. Ils s’appelaient Natty, Sam, Owen, Dan et Larry.

Aux fêtes de Galway, de Killkerran et d’Oranmore, leurs shillelahs (bâtons) avaient une haute renommée, et il n’était aucun d’eux qui n’eût fêlé en sa vie quatre ou cinq têtes de protestants, pour l’acquit de sa conscience.

Le plus jeune des huit Mac-Diarmid, qui avait à peine dix-huit ans, s’appelait Jermyn. Il était beau comme ses frères, mais sa figure avait une douceur timide. De longs cheveux blonds tombaient en boucles abondantes sur la ratine brune qui couvrait ses épaules ; ses grands yeux bleus rêveurs cherchaient à la dérobée le regard d’Ellen, qui ne le voyait point.

Il parlait peu, et son silence faisait contraste avec les façons étourdies de ses frères, qui, à l’exception de Morris, se disputaient incessamment la parole.

En somme, quelles que fussent les différences qui existaient entre les fils de Diarmid, ils se rapprochaient par un caractère commun de force et de beauté. L’énergie brûlait dans tous ces hardis regards ; l’audace était sur tous ces fronts. Il y avait là une vie abondante ; il y avait un trésor inépuisable de jeunesse et de fougueuse vaillance.

Après Jermyn, un espace vide restait, comme entre Mickey et la chaise d’Ellen. 

Au delà de ce vide, s’asseyait Peggy, une enfant de treize à quatorze ans, qui remplissait auprès d’Ellen une position intermédiaire entre l’amie et la suivante.

Le voisin de cette enfant était Joyce, le valet de ferme ; le voisin de Joyce était Pat, l’homme en haillons.

Pat avait une figure maigre, où brillaient deux yeux malins et vifs outre mesure. Ses cheveux fauves et rudes se hérissaient sur son crâne pointu. Il était petit et grêle ; il mangeait avec une avidité que nous ne voulons point décrire.

En tout autre pays du monde, on aurait pris Pat pour un mendiant. Ici ce pouvait être un laboureur à gages ou même un petit tenancier. Ces deux dernières qualités, du reste, sont loin d’exclure la première, et, dans le malheureux Connaught, laboureurs et fermiers sont réduits bien souvent à demander l’aumône.

Pat complétait le cordon qui entourait la table et rejoignait presque la chaise vide placée auprès du vieux Mill’s Mac-Diarmid.

Les jattes de bois qui contenaient les pommes de terre étaient presque épuisées ; la faim s’apaisait ; les cruches de potteen[2] devenaient plus légères. On causait, on riait, et, n’eût été la présence du vieillard, on serait arrivé bien vite à ne plus pouvoir s’entendre.

Mais la gravité accoutumée du vieux Mill’s avait ce soir-là quelque chose de triste. Il avait à peine approché son gobelet d’étain de ses lèvres, et sa première pomme de terre, entamée, restait presque intacte devant lui.

Cette mélancolie du chef de la famille, partagée d’ailleurs par Ellen et par Jermyn, le plus jeune des Mac-Diarmid, mettait du froid dans la gaieté générale. On avait demandé des chansons à Pat, mais Pat avait mal chanté.

On avait énuméré les plus beaux coups de bâton donnés et reçus dans le mois ; on avait parlé des derniers meetings ; on avait même bu à la santé du Libérateur : il ne restait plus rien à faire.

— Père, dit Morris en un moment de silence, je sais ce qui vous rend triste… C’était hier que nous devions avoir des nouvelles… mais il y a eu tempête en mer ces jours-ci : nous aurons des nouvelles demain.

Le vieux Mill’s jeta un regard furtif vers la chaise vide qui était à côté de lui.

Puis ses yeux se baissèrent.

— Dieu le veuille ! murmura-t-il ; vous avez peut-être bien agi, enfants… l’honneur de notre Jessy est sauvé… Mais n’avez-vous pas suspendu un malheur au-dessus de sa tête ?

Il y eut un instant de silence.

Une émotion profonde, combattue par la vigueur d’une volonté de fer, était sur le visage de Morris.

— Il le fallait ! prononça-t-il tout bas.

Le siége qui restait vide à la gauche du vieillard appartenait à Jessy. Jessy O’Brien était la fille orpheline de la sœur de Mill’s, qui l’aimait comme une enfant chérie. Les huit frères voyaient en elle une sœur, à l’exception de Morris, dont elle était la fiancée.

Morris l’aimait d’amour.

— Oui, oui…, reprit le vieillard ; il le fallait peut-être, mais la pauvre Jessy était notre joie !… Maintenant, au lieu du simple vêtement de nos filles, elle porte de riches habits et des pierreries. Elle est la femme de lord George Montrath… un opulent et fier seigneur !… mais chaque fois que sa lettre tarde à venir, je crois que Dieu a cessé de la protéger, et que la menace de son sort est accomplie.

— Ne parlez pas ainsi, père ! dit Mickey dont le gros poing heurta violemment la table.

— Lord George n’oserait pas ! ajouta Larry.

Toute trace de gaieté avait disparu.

Les huit frères fronçaient le sourcil. Leurs regards étaient sombres, comme si ces noms de Jessy et de lord George Montrath, jetés à l’improviste, avaient mis à la fois dans tous leurs cœurs une même pensée de colère.

— Milord n’oserait pas !… répétèrent-ils à demi-voix.

— Et s’il osait !… ajouta Morris dont le regard contenait une menace terrible.

Il n’acheva pas, mais chacun le comprit.

Ellen s’était emparée de la main du vieillard.

— Mac-Diarmid, dit-elle, Jessy est heureuse et pense à nous. Pauvre sœur, elle a tant souffert !… Dieu lui doit maintenant du bonheur.

Ce fut comme un vent de consolation qui passa sur le front plissé des huit frères.

Jermyn rougit et baissa les yeux ; sa poitrine battit au son de cette douce voix qui savait le chemin de son cœur.

— Ma noble cousine, répliqua Mill’s avec un regard où il y avait une affection profonde mêlée à une sorte de respect, vous aviez pour Jessy la tendresse d’une sœur, et je vous remercie de lui avoir gardé un bon souvenir… Quand vous parlez d’espoir, Ellen, l’espoir, docile, revient vers nous.

Il se pencha, et levant en même temps la main d’Ellen, il la toucha de ses lèvres.

Pour un homme initié aux mœurs familières et sans façon des Irlandais, cette action aurait eu quelque chose de tout à fait extraordinaire.

Mais celui-là l’aurait facilement expliquée qui a pu observer la tendance des Irlandais à pousser jusqu’au culte certains respects traditionnels.

Ellen reçut cet hommage comme on accepte un tribut légitime. Elle prit les mains de son vieux parent et les serra entre les siennes.

— Tout ce qui touche Mac-Diarmid m’est bien cher, dit-elle ; n’ai-je pas trouvé dans cette demeure un père tendre et des frères qui m’aiment ?…

Il se fit un murmure autour de la table. Tous les visages exprimèrent l’élan d’un dévouement sans bornes, mêlé toujours à une forte dose de respect. Jermyn seul n’osa point lever les yeux, et une larme se montra entre les longs cils de ses paupières.

— Allons, mes chéris, s’écria Owen, gai garçon qui ne s’accommodait guère de la mélancolie commune, trinquons en l’honneur de la noble heiress qui nous appelle ses frères !… Sur ma foi ! il y aurait du plaisir à se faire tuer pour elle !

Jermyn mit la main sur son cœur.

— Du plaisir et de l’honneur ! ajouta Mickey ; père, vous ne pouvez refuser d’emplir votre gobelet.

Le vieillard se versa une rasade, et chacun se leva pour porter la santé d’Ellen.

— Morris, reprit Mill’s en se rasseyant, vous avez été à Galway… Quelles nouvelles ?…

Il y eut un rapide et imperceptible regard échangé entre les jeunes gens, et Morris répondit :

— Rien que je sache, père.

— Eh bien ! Morris, s’écria le vieillard dont l’œil bleu s’alluma tout à coup, vous n’êtes pas si avancé que moi… Nous vivons dans un misérable temps, mes enfants !… Voici que les orangistes relèvent leur bannière et recommencent leurs assemblées maudites !

— Les brigands ! dit Mickey.

— Les scélérats ! appuya Owen.

— Les coquins sans cœur ! cria Larry.

Sam, Dan et Natty trouvèrent, pour accabler le club protestant de Galway, des épithètes non moins caractéristiques.

Et il sembla qu’une étincelle électrique eût fait le tour de la table. Le rouge était revenu sur tous les visages ; tous les yeux flamboyaient, tous les bras s’agitaient ; le noble front d’Ellen elle-même avait pris une expression étrange.

Jermyn, qui la considérait à la dérobée, restait seul en dehors de ce mouvement.

Un sourire erra sur sa lèvre lorsqu’il vit l’expression indignée du beau visage de sa cousine.

— Elle ne l’aime pas !… murmura-t-il.

— Faith ! grommela le pauvre Pat ; les diables qu’ils sont veulent nous étrangler tous jusqu’au dernier !… Mais il n’y a pas de tête protestante qui soit aussi dure qu’un shillelah, après tout…

Cela dit, Pat engloutit une énorme pomme de terre qu’il ne s’était point donné la peine de peler.

— Oui, enfants, reprit le vieillard, les protestants, nos éternels ennemis, se dressent de nouveau contre nous ; mais il est une chose plus déplorable encore et plus indigne…

— Quoi donc ? demandèrent à la fois les jeunes gens. 

Mill’s releva sa haute taille ; sa mobile physionomie prit une expression de sévère dédain.

Il était un des plus vieux et des plus fermes soutiens de la pensée politique des partisans du repeal. O’Connell était son dieu. Il voulait vaincre, mais seulement en une lutte légale, et regardait l’agitation pacifique comme la planche de salut de l’Irlande.

— Ses fils avaient été élevés dans cette foi.

Mill’s leur avait appris à maudire en même temps les tyrans saxons et ces hommes égarés, qui, faibles contre leur martyre, se réfugiaient dans la violence.

Il n’aurait point su dire s’il haïssait plus un orangiste qu’un ribbonman (membre des sociétés secrètes).

Mill’s devait croire que ses huit fils partageaient avec lui ces sentiments.

— Il y a, poursuivit Mill’s, que nos frères viennent en aide encore une fois aux orangistes et se font nos plus cruels adversaires… Il y a que des bandes de traîtres sans aveu recommencent les sanglants exploits des Whiteboys et des Pieds-Noirs… Des gens qui viennent on ne sait d’où, et qui se cachent sous le nom de Mollies, attirent à eux les fous et les faibles pour les enrôler dans leur armée incendiaire…

— J’ai entendu parler de cela, interrompit froidement Mickey.

— Les Molly-Maguires, ajouta Morris d’un ton respectueux, mais ferme, sont des Irlandais et des catholiques, mon père !

— Est-ce bien un Mac-Diarmid qui parle ainsi ? s’écria le vieillard en recouvrant soudain toute la fougueuse vivacité du caractère national ; taisez-vous, Morris ! taisez-vous !… Les brigands qui déshonorent l’Irlande ne sont pas des Irlandais… Et si vous vous souveniez des paroles de notre père O’Connell…[3].

— Je m’en souviens, dit Morris, et je les trouve sévères.

Mill’s devint pâle d’indignation.

— Tais-toi ! dit-il à voix basse, ou j’aurai honte d’être ton père !…

La belle figure du second des Mac-Diarmid ne perdit point son expression de tranquille respect.

Il ne prononça plus une parole.

Ses frères baissaient la tête et semblaient souffrir de cette scène.

Le regard d’Ellen allait de l’un à l’autre, inquiet et perçant. On eut dit qu’elle lisait sur tous ces fronts comme en un livre, et qu’elle sondait le fond de tous ces cœurs.

Pat avait pris un air humble et contrit, sous lequel se montrait la queue d’un malin sourire.

Il grommelait.

Œh !… arrah !… faith !… ma bouchal !… musha !… et ces mille autres interjections dont la loquacité irlandaise fait un usage immodéré.

Et il mangeait sournoisement une quantité considérable de pommes de terre non pelées.

Le vieux Mill’s ne prit point garde à la sombre attitude de ses fils, et se sentit désarmé par ce docile silence qui succédait à la discussion bruyante.

Il tendit la main à Morris au travers de la table.

— Mon beau gars, dit-il d’un ton radouci, vous êtes trop jeune pour parler comme il faut de ces choses… Je sais bien que les têtes légères des garçons de votre âge ne comprennent rien à la sagesse des vieillards… C’est sur cela que comptent les coquins de Mollies et leurs pareils… Buvez un coup, Morris, mon fils, et ne gardez point rancune à votre père.

Morris serra la main du vieillard avec effusion, et son noble visage exprima énergiquement toute la vivacité de sa tendresse filiale.

— Merci, père, dit-il.

Et, comme si le bienfait eût été commun, les autres Mac-Diarmid repétèrent :

— Merci, père.

— Och ! murmura Pat en essuyant ses yeux qui ne pleuraient point ; ça fait grand plaisir, ma bouchal ! de voir de si braves chrétiens !… Que Dieu vous bénisse tous, mes chéris !

— Quant à ces scélérats de Mollies, reprit Mill’s, leurs façons ne sont point nouvelles… Moi qui ai vu les Enfants-Blancs, les Cœurs-de-Chêne, les Cœurs-d’Acier, les Enfants de lady Clare, les Rockistes, les Fils de la mère Terry, les Pieds-Blancs, les Pieds-Noirs, les Caravats et dix autres troupes de coquins, portant des noms inventés par le diable, je sais depuis cinquante ans leurs manières… ils brûlent, ils pillent…

— Ils brûlent, interrompit Morris, ils ne pillent pas.

— Je te dis qu’ils pillent ! s’écria le vieux Mill’s. Tu n’as pas encore trente ans, toi ; comment saurais-tu cela mieux que moi qui cours dans ma soixante et douzième année ?… Les connais-tu, pour les défendre ? Voilà trois ou quatre mois que nous avons entendu prononcer pour la première fois ce nom de Molly-Maguires… C’étaient d’abord quelques misérables bandits venus du sud et habillés en femmes… toujours la même histoire !… Puis de pauvres gens du Connaught se sont laissé prendre à l’espoir de la vengeance, et, malgré les ordres sacrés du Libérateur, on a rallumé la torche !… Et voilà que Londres nous envoie de nouveau des habits rouges et que les dragons apprennent encore une fois les chemins de la montagne !…

Il s’arrêta un instant, puis il reprit en passant la main sur son front :

— C’est un malheureux temps !… c’est un malheureux temps que celui où les fils de Diarmid trouvent des paroles pour défendre les ennemis d’O’Connell !

Sam, Owen, Dan et Larry regardèrent Morris en dessous, comme s’ils eussent redouté une réponse trop vive.

Mais Morris conservait sa déférence calme, et ses yeux, fixés sur son vieux père, ne perdaient point leur expression d’affectueux respect.

— Que Dieu garde Daniel O’Connell ! répliqua-t-il ; c’est le plus grand des Irlandais.

Une bénédiction à l’adresse du Libérateur courut de bouche en bouche tout autour de la table et ne s’arrêta qu’au pauvre Pat, qui avait la bouche trop pleine pour y pouvoir mettre une bénédiction.

— À la bonne heure ! reprit Mill’s Mac-Diarmid, dont les yeux bleus rassérénés brillèrent ; à la bonne heure, enfants !… Soyez sûrs qu’il viendra dans quelques mois pour les élections de Galway, et qu’il fera rentrer sous terre ces suppôts de Satan, quel que soit le nom qu’il leur plaise de prendre !… En attendant, comme je vous le disais, ils n’ont point changé de manières depuis cinquante ans… J’ai vu aujourd’hui dans les rues de Galway des placards tout pareils à ceux des Whiteboys, à ceux des Claristes, à ceux des Rockistes et autres bandits du temps passé… C’est écrit avec du sang et c’est timbré d’un cercueil !

La petite Peggy frissonna. Ellen releva ses beaux yeux noirs, dont la prunelle transparente montra ses sombres reflets d’or.

— Que Jésus ait pitié de nous ! grommela Pat ; un cercueil vaut un autre cachet, après tout… Et… Dieu vous bénisse, Mac-Diarmid, mon chéri !…

— Et que disent ces placards ? demanda Mickey.

— Ils condamnent un homme à mort, répondit Mill’s.

La paupière d’Ellen trembla légèrement.

— Et ils annoncent l’incendie de la grande ferme de Luke Neale, le middleman

Owen frissonna et baissa les yeux.

Son frère Morris lui serra la main à la dérobée.

Les autres parlaient tous à la fois.

— Un usurier sans pitié ! criait Larry.

— Une sangsue insatiable !…

— Un orangiste enragé !…

— Un assassin !…

— Un diable ! s’écria le vieux Mill’s, c’est bien vrai ! Mais pour punir un misérable, doit-on attirer de nouveaux malheurs sur le pays ?… Souvenez-vous des paroles du Libérateur !…

— Le Libérateur est un homme, dit Morris à demi-voix ; Dieu seul est infaillible.

Le vieillard n’entendit pas cette monstrueuse hérésie.

— Et puis, reprit-il ; une si belle ferme !

— Musha ! j’en sais quelque chose, puisque j’y gagne mon pauvre pain ! appuya Pat d’une voix lamentable ; la plus belle ferme du comté !… Un bijou comme il n’y en a pas au paradis !… Une ferme aussi belle, on peut l’affirmer, que le château de Diarmid lui-même !

— Silence, Patsy ! dit le vieillard avec tristesse. Ce n’est pas ici qu’il faut parler du château de Diarmid.

Il se fit un silence autour de la table. Morris avait froncé ses noirs sourcils. Les paupières d’Ellen s’étaient de nouveau baissées.

— Le jour viendra, dit Jermyn à demi-voix, où l’on pourra parler du château de Diarmid devant la noble heiress

L’œil de l’adolescent, brilla un instant au feu d’un enthousiasme soudain. Puis son front se rougit comme s’il avait eu honte de sa hardiesse.

— Et l’homme ? demanda Ellen tout bas en s’adressant au vieillard. 

— Quel homme ? dit celui-ci.

— L’homme qu’on doit assassiner.

— Celui-là est un cœur dur, répondit le vieux Mill’s lentement. Il a fait bien du mal à nos frères égarés… Ils veulent se venger, ils ont tort peut-être… mais la vieille loi d’Irlande est sang pour sang… Que Dieu ait pitié de lui !

Ellen était devenue pâle, et Jermyn pâlissait à la regarder.

— Dites-moi son nom, mon père, murmura-t-elle.

— Ma noble fille, répondit le vieillard, vous le connaissez… c’est le major anglais Percy Mortimer. 

Ellen se tut. Sa physionomie demeura immobile, et un regard indifférent n’y eut remarqué aucun signe d’émotion.

Et pourtant Jermyn, qui la considérait attentivement, devint plus pâle encore. Ses sourcils se froncèrent…

— Elle l’aime ! pensa-t-il. Oh ! je vois bien qu’elle l’aime !…

— Au nom du major, Morris était devenu pensif.

Pat buvait à petites gorgées un grand gobelet de potteen.

— Une belle ferme et un beau soldat ! murmura-t-il entre ses dents ; et ça peut se faire d’un coup, j’en donne ma parole, ma parole sacrée ! puisque le major est à la ferme.

— Mais c’est trop penser à tout cela, reprit le vieux Mill’s brusquement.

Il se leva et poursuivit en souriant :

— Il n’y a ici ni Molly-Maguires ni orangistes… nous sommes tous de bons Irlandais dévoués à la cause du rappel, et nous pouvons prier Dieu, puisque nos consciences sont tranquilles… À genoux, mes enfants ; la noble heiress va nous réciter l’oraison du soir.

Les convives se levèrent et se dirigèrent un à un vers un grossier crucifix de faïence suspendu à la muraille, au-dessus d’une coquille contenant de l’eau bénite.

Ils trempèrent tour à tour leurs doigts dans la coquille et firent dévotement le signe de la croix.

Ellen s’était levée, elle aussi. Son beau visage était couvert d’une pâleur mate ; ses yeux se fixaient à terre, et les lignes de sa bouche tremblaient sous l’effort qu’elle faisait pour garder le calme de sa physionomie. Ses premiers pas chancelèrent, mais elle parvint à gagner le bénitier sans exciter l’attention et se signa pieusement comme les autres.

Tout le monde s’agenouilla, chacun choisissant le saint vers lequel l’appelait sa dévotion particulière. 

Puis, parmi le silence profond qui régnait maintenant dans la salle, la voix tremblante d’Ellen s’éleva pour réciter en latin la prière catholique.

À mesure qu’elle avançait dans l’oraison, sa voix s’affermissait et devenait plus calme ; mais il était trop tard, et Jermyn, au lieu de prier, répétait au fond de son cœur :

— Elle l’aime, mon Dieu ! je vois bien qu’elle l’aime !

L’oraison se poursuivait cependant. Le vieux Mac-Diarmid et les huit frères répondaient en chœur les versets sacrés. On pria longuement pour Daniel O’Connell, le libérateur de l’Irlande ; on pria pour Jessy, la fille et la sœur bien-aimée, dont le bonheur cher était en péril loin de la patrie ; on pria pour les pauvres Irlandais persécutés, et l’on pria pour les protestants leurs persécuteurs…

Lorsque l’écho des dernières paroles d’Ellen se tut, chacun resta encore à genoux durant quelques minutes, élevant son cœur vers Dieu.

L’heure du repos était venue.

Ellen prit une des chandelles de jonc et sortit par une porte située au fond de la salle qui communiquait à l’un des bâtiments ajoutés après coup au corps de logis principal, et dont nous avons parlé déjà. Cette maisonnette servait de chambre à coucher à Ellen et à Peggy.

Une porte parallèle à la première conduisait à la seconde maisonnette, qui était la retraite du vieillard. Les huit Mac-Diarmid, Joyce, et les hôtes qui demandaient un abri au vieux Mill’s couchaient dans la salle commune.

Au moment où le vieillard souhaitait la bonne nuit à ses fils, le pauvre Pat, qui avait fait un petit somme durant la prière, s’approcha doucement de Jermyn et lui glissa quelques mots à l’oreille en souriant.

Le jeune homme tressaillit de la tête aux pieds ; il s’appuya au mur pour ne point tomber à la renverse.

Pat sourit encore et toucha l’épaule d’Owen.

Il prononça également deux ou trois paroles à son oreille.

Owen tressaillit comme son jeune frère.

Pat s’approcha successivement, et sans être vu, des six autres frères, auxquels il glissa son avertissement mystérieux.

Morris, auquel il s’adressa le dernier, ne laissa paraître aucune émotion sur son fier visage ; seulement une tristesse grave étreignit le feu de son regard.

— C’est bien, répondit-il.

Ma boucha ! grommela Pat, je crois bien que c’est bien !… Musha !… bonne nuit, mes chéris !… J’ai de la route à faire, moi… et qui sait si je dormirai d’ici à demain matin ?

Il sortit en entassant avec volubilité un véritable monceau de bénédictions.

Joyce s’était étendu sur la paille jetée en un coin de la salle.

Les animaux qui étaient au delà de la corde avaient fini leur repas et dormaient.

Les deux grands chiens de montagne s’étaient couchés sous la table.

Les huit frères se serrèrent la main sans s’adresser la parole. Le silence et l’obscurité régnèrent dans la maison de Mac-Diarmid.


II

La torche.


Depuis quelque temps le vieux Mill’s avait gagné sa retraite. Ellen et Peggy reposaient dans la maisonnette collée au bâtiment principal.

On avait éteint les chandelles de jonc ; hommes et animaux dormaient dans la demeure de Mac-Diarmid.

On n’entendait dans la salle commune que les bruits sourds qui accompagnent le sommeil. Des murmures confus partant de l’étable et les vigoureux ronflements de Joyce empêchaient d’entendre les respirations des huit frères.

Il était dix heures du soir environ, et il y avait plus d’une heure que la prière finie avait marqué l’heure du repos.

Dans l’un des courts intervalles où le ronflement de Joyce ne venait point renforcer les murmures de l’étable, on eût pu entendre un imperceptible bruit partir de l’endroit où étaient couchés les fils de Mac-Diarmid.

L’obscurité qui régnait maintenant dans la salle était si grande qu’il n’eût point été possible de reconnaître la nature de ce bruit.

C’était quelque chose de timide, qui se taisait par intervalles, pour reprendre bientôt après.

La paille des couches bruissait, légèrement frôlée. On devinait dans la nuit un mouvement lent et comprimé par des précautions minutieuses.

Au bout de quelques secondes, le son changea de place et parut s’avancer vers l’intérieur de la chambre.

L’un des chiens de montagne hurla sourdement sous la table.

— La paix, Wolf ! murmura une voix contenue.

Le chien entama un nouveau hurlement, qui se termina brusquement, comme si une main familière eût étreint son museau dans l’ombre.

Quelques secondes encore, et la porte de sortie, donnant sur la montagne, s’entr’ouvrit doucement.

Une forme noire qui rampait se glissa dehors, et la porte se referma.

L’ombre noire se redressa.

On eut pu reconnaître, à la faible clarté de la lune cachée sous les nuages, la riche taille de Morris Mac-Diarmid.

Il commença à descendre rapidement le sentier qui conduit au bas de la montagne.

Les rayons de la lune, réfractés par les nuages, dispersaient au loin des lueurs blanchâtres et indécises. Morris avait sous ses pieds la grande vallée où s’assied le village de Knockderry. À sa gauche les cimes noires des Mamturks découpaient le ciel gris ; à sa droite se dressaient les pics énormes du Mogher, qui regardent le comté de Clare,

Le lac Corrib étendait au loin ses eaux tranquilles que recouvrait une brume laiteuse. Le reste du paysage mêlait ses lignes confuses et prolongeait jusqu’à l’horizon des alternatives de lumière grisâtre et d’ombres épaisses.

Morris n’était pas encore à la moitié du sentier qui devait le conduire au bord du lac, lorsqu’il crut entendre des pas dans la direction de la ferme. Il s’arrêta pour écouter. Le silence était autour de lui sur la montagne.

Il reprit sa course. Aux premiers pas qu’il fit, son oreille crut saisir de nouveau des sons indistincts, dans la partie du sentier qu’il venait de parcourir.

Mais Morris était pressé sans doute, et il s’était arrêté une fois en vain.

— C’est l’écho…, se dit-il.

En quelques enjambées, il atteignit les premières cabanes du pauvre hameau qui s’adosse à la base de la montagne, et qui a pris le nom du lac son voisin.

Tout dormait depuis longtemps dans le village ; nulle lueur n’apparaissait aux portes closes des chancelantes masures.

Le pas de Morris, résonnant sur les cailloux de la voie, éveillait à demi quelque chien qui se plaignait en bâillant auprès de la couche de son maître.

Les dernières maisons n’étaient séparées du lac que par une étroite bande de terrains cultivés. Morris traversa rapidement ces champs et toucha le bord de l’eau.

Tout le long de la rive il y avait, dans les glaïeuls, de petits bateaux de pêche appartenant aux paysans du village. Morris s’arrêta pour faire un choix parmi ces barques et en chercher une qui fût à peu près en bon état.

Tandis qu’il fouillait dans les roseaux, éprouvant du pied les frêles embarcations, la voix des chiens du village s’éleva de nouveau, comme si un second pas, heurtant les cailloux de la route, troublait de nouveau leur sommeil.

Morris prêta l’oreille à ces hurlements sourds.

Il remonta la berge du lac, et attendit durant quelques secondes, essayant d’entendre ou de voir. Mais, bien que la lune n’eût en ce moment qu’un léger voile de vapeurs, il n’aperçut rien, sinon les chaumières du village qui sortaient de l’ombre et la grande masse de la montagne élevant son sommet jusqu’au ciel.

Il détacha un bateau et fit force de rames vers l’autre rive du lac Corrib.

Le temps était lourd et aucun souffle de vent ne remuait le brouillard étendu sur la surface de l’eau.

À peine entré dans cette brume épaisse, Morris perdit de vue le rivage, et dut continuer sa route, sans autre guide que son instinct et sa connaissance parfaite des eaux du lac

La brume étendait autour de lui et au-dessus de lui une sorte de voûte arrondie et blanchâtre. Ce n’était pas l’obscurité, car le brouillard rayonnait une lueur propre, assez forte pour éclairer vivement les objets les plus voisins ; mais c’était pire que l’obscurité. À une toise, tout autour du bateau, tombait la muraille circulaire ; la vue ne pouvait point franchir cet obstacle au delà duquel tout se voilait.

Morris ramait avec courage et dirigeait sa barque sans hésiter.

De temps à autre, un objet noir sortait de la brume : c’était une des îles nombreuses et inhabitées qui parsèment le lac Corrib, et dont la principale garde, au centre d’un nid de verdure, les ruines vénérables de l’antique abbaye de Ballylough.

Morris tournait autour de ces îlots, et, après avoir doublé leurs petits caps, il reprenait sa route vers l’est.

Il y avait un quart d’heure environ qu’il était engagé dans le brouillard.

Pour la troisième fois depuis son départ de la montagne, des bruits mystérieux vinrent frapper son oreille.

Il lui sembla que des coups d’aviron retentissaient derrière lui sur la surface du lac.

Il cessa d’agiter ses rames. Les coups d’aviron retentirent aussitôt plus distincts.

Et tandis que Morris étonné demeurait stationnaire, le bruit s’approchait rapidement ; en se rapprochant, il se divisait ; de telle sorte qu’au bout de deux ou trois minutes Morris entendit les avirons battre l’eau derrière lui, à sa droite et à sa gauche.

Il ne voyait rien. Les barques mystérieuses devaient être bien près de la sienne, mais le brouillard épaississait autour de lui son impénétrable voile.

Quels que fussent ces nocturnes passagers qui traversaient le lac à cette heure, Morris Mac-Diarmid n’était pas homme à s’arrêter pour si peu ; il enfonça ses rames dans l’eau, et reprit sa route silencieuse.

Si bien habitué qu’il fût à la traversée du lac Corrib, l’épaisseur du brouillard le trompa plus d’une fois en chemin, et plus d’une fois une île, aperçue à propos au moment où il allait égarer sa route, le fit virer de bord.

Il y avait une chose étrange : chaque fois que Morris tournait ainsi l’avant de sa barque à droite ou à gauche, il entendait toujours à quelques brasses de lui cet inexplicable bruit de rames…

On eût dit que tous les bateaux du village dansaient cette nuit-là sur le lac.

Morris croyait presque rêver. Il avait vogué dans toutes les directions ; une ou deux fois même il était revenu sur ses pas pour retrouver sa voie perdue ; et toujours ces coups de rames voisins avaient frappé son oreille.

Évidemment il était entouré de bateaux cachés par la brume…

Il mit plus d’une heure à franchir le lac dans la direction de Headford. À mesure qu’il approchait de la rive, les barques de ses fantastiques compagnons de voyage semblaient s’éloigner et se disperser.

Lorsqu’il toucha enfin le bord et que la brume déchira autour de lui son voile gris, ses yeux avides parcoururent la rive.

Il ne vit rien, si ce n’est au loin, si loin qu’il ne pouvait guère s’en fier au témoignage de ses yeux, une forme sombre qui remontait comme lui la berge et qui se perdit aussitôt parmi les petits arbres disséminés sur le rivage.

C’en était à peine assez pour être bien sûr que tous ces bruits, entendus sur le lac, n’étaient point une vaine fantasmagorie ; mais Morris Mac-Diarmid avait au cœur en ce moment de graves pensées. Il n’avait point le loisir de donner son esprit à des rêves. Il attacha sa barque entre les roseaux, et s’engagea au pas de course dans les terres cultivées qui séparent le lac Corrib des grands bogs[4] du Galway.

Tout en traversant ces champs fertiles qu’une culture éclairée eût aisément couverts d’opulentes moissons, Morris ne suivait point une ligne directe ; il courait à droite, il courait à gauche, comme s’il eût cherché quelque chose dans la nuit.

Ce quelque chose, il ne fut pas longtemps à le trouver. Au détour d’un chemin, sur la lisière d’une de ces belles prairies naturelles si communes en Irlande, un troupeau de poneys était couché dans l’herbe.

Morris saisit par la crinière un de ces chevaux nains dont la race est bien connue chez nous, et sauta sur son dos.

Morris était de grande taille, les reins du poney fléchirent un instant sous ce lourd fardeau ; mais le petit cheval secoua sa crinière, roidit ses muscles vigoureux, et montra qu’il était de force à porter son cavalier, dont les jambes pendaient et touchaient presque le sol.

Morris lui chatouilla le cou doucement, en murmurant quelques paroles caressantes ; le poney bondit en avant, laissant là ses compagnons endormis, et partit au galop.

La ligne des terres cultivées fut franchie en quelques minutes. Le poney allait comme le vent. Malgré la disproportion énorme qui existait entre lui et son cavalier, il redressait sa tête avec la fierté d’un cheval de race, et ne s’arrêtait devant aucun obstacle.

Mais ce fut dans les bogs qui commencent entre Headford et Carndulla que se déploya tout son admirable instinct.

Les bogs sont d’immenses marais où les turfcutters (coupeurs de tourbe) taillent la tourbe, qui est en Irlande le chauffage commun. Ces marais sont composés de terrains solides entremêlés de terres meubles et de flaques d’eau croupissantes. On n’y peut faire un pas sans risquer de s’embourber ; et les habitants du pays eux-mêmes ne réussissent pas toujours à surmonter les dangers d’un voyage à travers les bogs en plein jour.

La nuit, ces dangers augmentent naturellement dans une proportion effrayante. Les longs bâtons ne suffisent plus à tâter les terrains mouvants et à parer les fondrières.

Il faut s’arrêter ou donner son âme à Dieu et risquer sa vie à l’aveugle, dans un jeu où l’on a mille chances contre soi…

Le poney allait d’un trot ferme et rapide parmi ces dangers sans cesse renaissants. Son merveilleux instinct lui faisait deviner l’étroite langue de terre solide qui courait en zigzag entre les fangeux précipices.

Il tournait les larges flaques d’eau ; il doublait ces gazons perfides qui recouvrent des lacs de boue ; il s’enfonçait intrépidement au milieu des forêts de joncs et de pins de marais. Et il allait, il allait toujours, sans jamais ralentir sa marche…

La lune était sous un énorme nuage noir, et la vaste étendue des bogs se perdait dans une obscurité presque complète.

Morris flattait de la main son poney ; il lui parlait pour soutenir son ardeur. Tout en parlant, il avait la tête penchée dans l’attitude de la méditation.

Il était en ce moment à quatre ou cinq milles déjà de la lisière des terrains cultivés qui avoisinent Carndulla.

À un mille en avant de lui coulait la petite rivière de Moyne.

— Hardi, ma bouchal ! murmurait-il, employant le patois familier des campagnes. Ferme ! mon bijou ! Arrah ! arrah !

Tout à coup il se tut, et sa tête se redressa vivement.

Encore une fois des bruits sortaient de l’ombre et arrivaient jusqu’à son oreille.

Et, chose bizarre, ce bruit était encore une sorte d’écho.

Quand il avait descendu la montagne en quittant la ferme, ses pas avaient éveillé d’autres pas dans la nuit ; les chiens du village de Corrib avaient hurlé deux fois ; dans la brume du lac, des avirons mystérieux avaient battu l’eau, répondant au son de ses rames ; et maintenant qu’il était à cheval, la terre humide du bog résonnait sourdement au loin sous les pas d’autres chevaux.

Car il ne se trompait point, c’était le trot de plusieurs chevaux qu’il avait entendu et qu’il entendait encore…

Il y en avait plusieurs, il y en avait beaucoup…

À droite, à gauche, par derrière, leur trot sonnait sur le gazon flasque.

La nuit noire arrêtait l’œil de Morris ; il ne voyait rien, mais les nocturnes voyageurs se rapprochaient de lui insensiblement, comme s’ils eussent tendu à un but commun.

Le moment arrivait où ils devaient entrer dans la voie de Morris, et alors une rencontre était inévitable, car, entre le mont Corbally et la rivière de Moyne, le bog aboutit à un passage étroit et unique.

Morris ouvrit le carrick qui sert de manteau à tout fermier irlandais, et tira de sa poche un carré de toile noire qu’il fixa sous son chapeau à bords étroits.

Les plis de la toile retombèrent de manière à masquer entièrement son visage.

D’une main il soulevait ce voile pour garder sa vue libre, de l’autre il continuait à flatter son poney, qui redoublait d’ardeur et allait comme le vent.

Un demi-mille se fit encore de cette sorte.

La lune arrivait au rebord du grand nuage noir aux extrémités duquel ses rayons mettaient une frange argentée ; une lumière confuse et grise se répandait lentement par les bogs.

Morris regardait de tous ses yeux, voulant profiter de cette éclaircie ; il aperçut d’abord une forme fugitive, aussi noire que l’ombre et qui tranchait à peine dans l’obscurité.

Cette sorte de fantôme était à cheval comme lui, et comme lui courait en zigzag dans la tourbière.

La lune montra un coin de son disque au delà du grand nuage.

Le bog sortit de l’ombre ; une autre forme noire apparut, puis deux, puis trois ; les sombres cavaliers semblaient surgir comme autant de spectres dans la nuit.

Morris en compta sept qui suivaient les sinuosités capricieuses du terrain, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant, et toujours courant de toute la vitesse de leurs chevaux.

À la lueur pleine de la lune qui voguait maintenant dans le ciel bleu vers un autre nuage, les objets apparaissaient vivement ; Morris distinguait parfaitement les cavaliers qui semblaient être une exacte reproduction de lui-même.

C’étaient tous les sept des hommes de grande taille, vêtus de carricks sombres, voilés de noir, et montés sur de très-petits chevaux.

Sans doute ils apercevaient Morris comme Morris les apercevait, mais nul d’entre eux ne ralentissait sa course.

Ils arrivèrent presque en même temps au défilé situé entre la rivière de Moyne et le mont Corbally.

Morris, qui s’y engagea le premier, entendait sur ses talons le pas du second poney. Il pressa le galop de son cheval, et disparut en un clin d’œil derrière les saules qui bordent le cours de la rivière…

Le second cavalier s’arrêta brusquement ; celui qui venait ensuite l’imita.

— Qui vive ? demandèrent-ils à la fois sans lever leurs voiles.

Payer of Midnight ! répondit un nouvel arrivant.

— Owen !

— Mickey !

— Sam !…

Puis trois autres cavaliers s’élancèrent du bog.

— Natty ! Dan ! Larry !…

— Les six frères se mirent en cercle et se donnèrent la main.

— Que Dieu sauve l’Irlande ! dit Mickey ; c’est ici le lieu du rendez-vous… Qui va nous montrer le chemin ?

Personne ne répondit.

— Il faut attendre, reprit Mickey ; notre guide viendra sans doute quand il en sera temps.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Le pauvre Pat dormait dans une petite loge adossée au mur de l’enclos de Luke Neale. De l’autre côté de ce mur coulait la rivière de Moyne, qui bornait, vers le nord, les propriétés de ce riche middleman (locataire intermédiaire entre les grands propriétaires et les petits fermiers).

Pat était valet de ferme et gardien de l’enclos. Il avait pour charge spéciale de veiller sur la porte de l’eau.

Au beau milieu de son premier sommeil, le pauvre Pat fut éveillé en sursaut par des coups faibles et discrètement frappés à la porte de l’enclos.

— Pat ! disait en même temps une voix contenue ; Pat, mon garçon !…

Le malheureux valet de ferme se retourna sur la paille de sa couche et tâcha de croire qu’il rêvait. Il avait fourni ce soir une longue course ; la fatigue l’accablait.

Mais la voix reprit :

— Pat, mon bijou ! je suis pressé…

Pat se frotta les yeux en gémissant, puis il sauta sur ses pieds.

— Que voulez-vous et qui êtes-vous ? demanda-t-il par manière d’acquit.

— Mon fils, répliqua la voix du dehors ; je suis un neveu de notre tante… As-tu envie que je te brise le crâne ?

Arrah ! grommela le pauvre Pat, Dieu ait de nous !… Il n’est pas minuit, Votre Honmeur !… Est-ce que la tante Molly est là avec toute sa bande ?

Au dehors on frappa du pied et l’on répondit :

— Je suis seul… Ouvre, ou tu ne feras pas de vieux os, mon ami.

Le valet mit une clef dans la serrure et ouvrit la porte.

Un homme en carrick sombre franchit précipitamment le seuil de la porte.

Derrière le battant unique, on apercevait la forme grêle de Pat, dont les cheveux ébouriffés cachaient presque le visage.

Il sortait de son lit.

— Bonsoir, Pat, mon garçon, dit l’homme au carrick ; tu ne m’attendais pas sitôt… Allons ! nous avons une heure devant nous ; il faut que tu me conduises sur-le-champ à la chambre du major anglais.

— Oh ! mon bon maître, répondit Pat qui tremblait de froid et de frayeur, venez-vous pour le tuer ?… Ma bouchal ! ce n’est pas la peine !… le pauvre Saxon est à moitié mort et n’a besoin de personne pour s’en aller dans l’autre monde… Que Dieu lui fasse grâce de ses péchés !

— Je te dis, répéta l’autre avec impatience, qu’il faut me conduire à sa chambre sur l’heure !

Pat hésita et trembla plus fort.

— Oh ! mon ami, mon bon maître ! répliqua-t-il, n’ai-je pas assez travaillé ce soir ?… La route est longue jusqu’à la ferme des Mamturks, et je l’ai faite deux fois. Écoutez, mon doux fils ! ayez pitié de vous et de moi !… Personne ne dort cette nuit à la ferme de Luke Neale, et nous aurons une balle ou deux dans la tête chacun avant d’arriver à la chambre du Saxon… Bien sûr, Votre Honneur ! bien sûr, mon cher petit ami !

L’homme au carrick le saisit brusquement par le collet de sa chemise.

Pat poussa un gémissement et passa ses doigts calleux dans les masses ébouriffées de sa chevelure.

— Marche ! dit le nouveau venu.

— Je marcherai, puisque vous le voulez, mon bon maître, je marcherai, mon bijou, répliqua Pat ; mais que Dieu vous pardonne ma mort !

Il ne crut pas prudent de résister plus longtemps aux ordres du nouveau venu, et rentra chez lui pour revêtir à la hâte les haillons que nous lui avons vus à la table du vieux Mill’s, après quoi il se mit en marche à travers l’enclos.

Pat avait passé la soirée en courses mystérieuses, qui n’étaient point, à coup sûr, dans l’intérêt de son maître, et maintenant il ouvrait la porte à l’ennemi. C’était un méchant gardien qu’avait là Neale, le middleman.

L’homme au carrick et lui s’abritaient du mieux qu’ils pouvaient derrière les arbres fruitiers, et tâchaient d’étouffer le bruit de leurs pas sur le gazon.

Ils arrivèrent à la façade intérieure de la ferme après avoir traversé l’enclos et tout le jardin.

Aucun accident ne vint à l’encontre de leur expédition. Ils entrèrent.

La nuit était noire dans les escaliers et dans les corridors de la ferme du middleman. Dans l’ombre épaisse, nos deux compagnons crurent entendre le bruit sourd de plusieurs voix contenues et inquiètes qui s’entretenaient.

Pat avait dit vrai, on ne dormait guère cette nuit à la ferme de Luke Neale, et les placards menaçants affichés sur les murailles de Galway suffisaient à tenir tous les yeux ouverts, toutes les craintes éveillées.

Mais, par cela même que chacun était debout, le faible bruit que faisaient nos deux coureurs de nuit, en passant le long des corridors obscurs, n’attirait l’attention de personne.

Ils arrivèrent sans encombre au but de leur excursion.

— Voici la chambre du Saxon, dit Pat qui était plus mort que vif. Puis-je me retirer, mon bon maître ?

— Non, répliqua l’homme au carrick ; attends-moi là, ta besogne n’est pas finie.

Il tourna le bouton de la porte et entra. Pat demeura défaillant au dehors.

Chacun sait que servir deux maîtres à la fois est un dangereux métier. Pat servait deux maîtres, et la vaillance n’était point son fort.

Il se collait à la muraille, il s’aplatissait et retenait son souffle, priant saint Janvier de tout son cœur, implorant saint Patrick qui était un peu son patron, et ponctuant sa prière d’une multitude de ma bouchal ! prononcés tout au fond de son âme.

À chaque instant il croyait sentir dans ses cheveux crépus la main redoutable du middleman

La chambre du Saxon n’était éclairée que par une chandelle de jonc placée à l’une de ses extrémités. À l’autre bout, on voyait un lit sur lequel un homme était étendu.

Auprès du lit, sur une chaise en forme de baquet, une jeune fille au visage doux et beau avait la tête renversée et les yeux fermés. Elle était là pour veiller le blessé sans doute, et le sommeil vainqueur l’avait surprise au milieu de sa pieuse fatigue.

En dormant, elle souriait ; un beau rêve la réjouissait peut-être, et son âme de vierge envoyait des reflets purs à son front.

Le blessé avait les yeux ouverts. Ses traits, éclairés vaguement par la lumière lointaine, étaient réguliers et nobles, mais il y avait dans son regard une torpeur morne qui ressemblait au dernier sommeil.

Ses bras et sa poitrine étaient hors des couvertures ; sous sa chemise fine et transparente, on apercevait, au sein droit, des linges tachés de sang.

Ses mains étaient incolores comme des mains de cadavre ; son visage, pâle et immobile, ne gardait d’autre signe de vie que le souffle faible passant à travers ses lèvres blanches entr’ouvertes.

L’homme au carrick avait son voile noir sur à figure. Il s’avança doucement jusqu’au lit ; ne bougea point ; la jeune fille ne s’éveilla pas

Arrivé auprès du major, l’étranger souleva la toile qui couvrait son visage et se pencha au-dessus du lit.

— Percy Mortimer, dit-il, me reconnaissez-vous ?

— Vous êtes un payeur de minuit, répondit le blessé d’une voix à peine intelligible. Je ne puis pas me défendre… Épargnez cette jeune fille et tuez-moi.

L’étranger alla chercher la chandelle de jonc et la mit devant son visage.

— Percy Mortimer, dit-il encore, me reconnaissez-vous ?

— Non, répliqua le major.

— Nous nous sommes vus deux fois pourtant, prononça l’homme au carrick d’une voix lente et grave. Une fois auprès de Londres, à Richmond, où vous avez mis votre épée entre ma poitrine et le fer d’un assassin…

— Je ne m’en souviens pas, répliqua le major.

— Une autre fois dans le bog de Clare-Galway, où je vous ai payé une partie de ma dette.

Le major le considéra plus attentivement.

— C’est vrai, dit-il, vous m’avez sauvé la vie, monsieur… Que voulez-vous de moi ?

— Un fils de mon père, répondit l’homme au carrick en relevant la tête avec orgueil, rend trois coups pour un coup et trois bienfaits pour un bienfait… Je vais vous sauver la vie encore une fois, major Percy Mortimer, et je n’aurai acquitté que les deux tiers de ma dette.

Kate Neale, la jeune fille endormie, fit un léger mouvement, comme si elle allait s’éveiller… L’étranger s’empressa de laisser retomber son masque. Puis, saisissant un mouchoir de soie qui était sur le lit du major, il bâillonna la jolie garde-malade avant qu’elle eût pu prononcer une parole ou exhaler un gémissement.

— Kate, chère petite sœur, murmura-t-il, je suis là pour vous sauver, vous aussi.

L’épouvante qui était dans les yeux de la jeune fille, ainsi éveillée par une terrible apparition, fit place à la surprise. Elle jeta sur l’étranger un regard aigu, comme si elle eût voulu percer le masque qui couvrait son visage.

L’homme au carrick avait prononcé ces derniers mots d’une voix douce et tendre. Il reprit avec un dur accent de menace :

— Kate Neale et vous, M. le major, vous allez me suivre, et, sur votre vie, vous allez vous taire !…

Il éteignit brusquement la chandelle de jonc, et alla chercher Pat qui attendait toujours à la porte.

— Aide-moi à charger le Saxon sur mes épaules, dit-il, puis tu prendras ta jeune maîtresse par la main et tu nous suivras.

— Arrah ! que Dieu ait pitié de nous ! grommela le pauvre valet de ferme.

Il obéit cependant, et le major, enveloppé dans ses couvertures, fut chargé sur les épaules de l’homme masqué, puis Pat prit par la main Kate bâillonnée et demi-morte de frayeur.

On s’engagea de nouveau dans le corridor.

Cette fois il était presque impossible de ne pas éveiller l’attention des habitants de la ferme.

— Qui diable se promène comme cela ? cria de loin Luke Neale.

— Réponds ou tu es mort ! dit l’homme masqué à Pat.

— Oh ! Votre Honneur, répondit Pat que la frayeur étouffait, c’est moi qui viens voir si tout est bien, Dieu soit béni !… Bonne nuit, Votre Honneur ! puissiez-vous vivre longtemps !

L’étranger était au bas de l’escalier avec son fardeau.

— Ouvre la porte de l’écurie, dit-il à Pat lorsque celui-ci l’eut rejoint, et attelle un cheval au char.

— Mais, mon bon maître, on va nous entendre ! objecta Pat d’une voix larmoyante.

L’homme au carrick, soutenant le major d’une main, étendit son autre bras vers Pat, qui sentit le froid d’un pistolet sur sa tempe.

— Que Dieu nous sauve ! murmura-t-il avec détresse. Arrah ! arrah !

Et il ouvrit la porte de l’écurie.

Il n’y avait personne dans la cour, et l’attention des gens de la ferme était portée exclusivement sur le dehors.

Le char fut attelé. L’homme masqué y déposa son fardeau auprès de Kate Neale dont il baisa la main. Pat se mit sur le siége, et l’équipage partit.

Le middleman et ses gens entendirent le grincement de la porte qui s’ouvrait et le bruit du char cahotant sur les pierres du chemin…

Ils se demandèrent ce que c’était ; mais à cette question nul ne sut répondre, et, dans cette nuit de terreur, on n’avait pas beaucoup de loisir à donner à la solution d’une énigme…

L’homme au carrick redescendit le jardin en courant, sortit par la porte de l’eau, et monta sur un poney qui l’attendait, attaché en dehors de l’enclos.

Le poney partit aussitôt ventre à terre.

Tout cela s’était passé en quelques minutes…

Les Mac-Diarmid attendaient toujours dans le défilé entre Corbally et la Moyne.

Ils entendirent un bruit dans les grands saules qui bordent la rivière, et un cavalier se montra aux pâles rayons de la lune.

C’était l’homme au carrick sombre qui venait d’enlever Kate Neale et le major Percy Mortimer.

— Qui va là ? demanda Mickey.

Payeur de minuit.

Le cercle des fils de Diarmid s’ouvrit, et le nouvel arrivant, rejetant son voile en arrière, découvrit les nobles traits de Morris.

Il vint occuper le centre du cercle, et son œil compta ceux qui l’entouraient.

— Dieu sauve l’Irlande ! dit-il à voix basse, il reste Jermyn à notre vieux père.

— Dieu sauve l’Irlande ! répétèrent les six Mac-Diarmid.

La lune tombait d’aplomb sur leurs visages énergiques et beaux qu’entouraient les boucles humides de leur chevelure.

C’étaient sept hommes forts, sept cœurs intrépides qui n’avaient qu’une seule volonté…

Il fallait dire : Malheur ! à quiconque était leur ennemi.

— Frères, reprit Morris d’une voix ferme où il y avait de la tristesse, nous avons pris le voile noir à l’insu les uns des autres et de notre propre volonté… Dieu veuille que là soit le salut de l’Irlande !

— Nous tâcherons, dit Mickey.

— Nous vaincrons ! s’écrièrent les plus jeunes.

Morris leva au ciel ses grands yeux noirs, et murmura d’une voix si basse que ses paroles arrivèrent à peine aux oreilles de ses frères :

— Ceux que nous respectons et ceux que nous aimons nous donnent leur mépris… Vaincre est possible et l’on peut toujours mourir !…

Sa tête se pencha durant quelques secondes, puis il se redressa et reprit tout haut :

— Nous avons été choisis… que le devoir s’accomplisse !

Owen, qui était resté silencieux et inquiet jusqu’à cet instant, s’approcha de lui.

— Frère, dit-il à voix basse, Kate Neale, ma fiancée, est en péril de mort… laissez-moi la sauver.

— Kate est ma sœur, puisque mon frère l’aime, répliqua Morris ; je viens de la ferme de Luke Neale.

Owen prit la main de Morris et la pressa passionnément contre son cœur.

— Le temps presse, dit Mickey, et celui qui doit nous guider ne vient pas.

— Celui qui doit vous guider est venu, répliqua Morris, suivez-moi.

Au moment où ils s’ébranlaient, un huitième cavalier sortit du bog à bride abattue et entra dans le défilé.

Les sept frères avaient remis précipitamment leurs voiles.

— Qui vive ? demanda Morris.

Payeur de minuit ! répondit sous la toile noire une voix douce et presque enfantine.

— Jermyn ! prononcèrent à la fois les sept Mac-Diarmid.

Et Morris ajouta d’une voix triste :

— Le vieillard n’a plus de fils selon son cœur… Que Dieu sauve l’Irlande !…

Minuit approchait.

Les huit frères reprirent le galop.

Entre Corbally et Men-Lough, à mille pas environ du lit de la Moyne, la lune montrait une grande masse noire dont les lignes indécises et heurtées tranchaient sur le ciel blanc.

La cavalcade se dirigea vers ce lieu.

À mesure qu’on approchait, on pouvait distinguer de longs pans de muraille, percés de symétriques ogives, qui fuyaient au loin et se perdaient dans l’ombre.

C’étaient les ruines de l’abbaye de Glanmore, une de ces merveilles catholiques dont les débris traversent les siècles.

Les huit Mac-Diarmid entrèrent à cheval dans un long cloître dont la voûte ouverte laissait apercevoir le ciel.

Ils ne mirent pied à terre qu’au centre des bâtiments de l’abbaye, dans une grande salle presque entièrement conservée, à un angle de laquelle s’ouvrait un large escalier souterrain.

Les fils de Mac-Diarmid descendirent les marches de cet escalier. Les poneys, libres, cherchèrent dans les cloîtres un lieu où l’herbe croissait plus drue, et se couchèrent, pantelants, sur le sol.

Le voyageur attardé qui eût passé devant la ruine séculaire aurait pu admirer les restes majestueux de la vieille abbaye et s’y croire dans la plus complète solitude.

Un silence absolu régnait dans les vastes corridors et dans les salles immenses dont les fenêtres, dépourvues de vitraux, laissaient passer le vent humide de la nuit avec les pâles rayons de la lune. Çà et là, quelque saint mutilé apparaissait dans sa niche profonde. Les colonnettes jaillissaient du sol en faisceaux et s’arrêtaient à mi-chemin de la voûte, brisées par la main du temps. Le lierre et la mousse pendaient aux arêtes des corniches qui s’avançaient au-dessus du vide et demeuraient soutenues par une force inconnue, après la chute de leurs appuis.

C’était une scène de désolation, grande et poétique. La lune, qui jouait dans les arceaux brisés, éclairait les jours délicats de ces vieilles dentelles de pierre. Le temps semblait sommeiller et s’arrêter parmi ces splendeurs d’un autre âge. Nul bruit n’en troublait le silence solennel, si ce n’est le chant plaintif de la bise qui gémissait en frôlant les pierres moussues.

Mais tout à coup un fracas mystérieux se fit. C’était comme une exclamation formidable sortant des entrailles de la terre. Le sol des vieilles salles trembla et les mille échos des ruines retrouvèrent leurs voix endormies.

Une lueur sanglante apparut à l’orifice de l’escalier par où les Mac-Diarmid étaient descendus.

Le bruit avait cessé…

L’instant d’après, une foule, masquée de noir, fit irruption dans la salle et traversa en silence les ruines de l’abbaye.

En avant de cette foule, il y avait un homme de taille presque colossale, vêtu d’une mante rouge à capuchon, comme celles des femmes du Connaught, et qui tenait élevée au-dessus de sa tête une énorme branche de bog-pine enflammée (pin résineux des marais).

La foule sortit des ruines et se mit à marcher au pas de course sans prononcer une parole.

Le géant brandissait le bog-pine au-dessus de sa tête, et laissait derrière lui une longue traînée de feu.

Les plis de sa mante rouge flottaient, éclairés vivement, et, à le voir courir au loin dans la plaine avec sa torche à la grande chevelure de flamme, on prenait une idée des choses surnaturelles.

Cet homme, chargé du rôle de Molly-Maguire, reine fantastique des ribbonmen[5], était bien connu, dans tous les comtés de l’ouest, sous le nom de Mahony le Brûleur.

À un mille de l’abbaye de Glanmore, sur la rive même de la Moyne, une ferme toute neuve élevait ses constructions blanches, entourées de hangars et de vastes étables.

C’était une ferme comme on n’en voit guère en Irlande, et surtout dans le pauvre Connaught. Il y avait là une apparence de richesse qui faisait plein contraste avec les indigentes demeures du voisinage.

Nulle lumière ne paraissait aux fenêtres. On eût dit que tout dormait dans la maison ; mais c’était un signe trompeur, et celui qui aurait pu s’approcher jusqu’au pied des murailles aurait vu plusieurs canons de fusil briller derrière les contrevents ouverts à demi.

Cette ferme appartenait à Luke Neale, le middleman, agent d’affaires de lord George Montrath, propriétaire de presque toute la partie occidentale du Galway.

Lorsque apparut au loin la lueur sanglante du bog-pine, il se fit un mouvement derrière les contrevents : des exclamations de courroux et de frayeur s’entre-croisèrent, mêlées à des gémissements de femmes.

La torche approchait cependant rapidement ; on pouvait distinguer déjà, derrière le géant, huit hommes de grande taille, couverts de sombres carricks, qui s’avançaient sans armes.

Derrière encore on voyait scintiller çà et là dans la foule noire les canons des fusils.

— Qui êtes-vous ? dit une voix émue à l’intérieur de la maison.

Musha ! grommela le géant Mahony, ils nous attendent comme de braves coquins qu’ils sont !…

Une voix grave sortit de la foule masquée.

— Nous sommes les payeurs de minuit, répondit-elle ; Luke Neale, tu as jeté hors de sa tenance la vieille Meggy de Claggan… nous allons te jeter hors de ta maison… tel est l’ordre de Molly-Maguire.

— Tel est l’ordre de la bonne tante Molly, répéta en ricanant le géant habillé en femme.

En même temps il agita au-dessus de sa tête encapuchonnée la torche de bog-pine, qui dispersa en gerbes ses flamboyantes étincelles.

— N’avancez pas, au nom de Dieu ! cria-t-on de l’intérieur de la maison.

Les Molly-Maguires ne tinrent aucun compte de cet ordre.

Trois ou quatre coups de feu retentirent à la fois. Deux hommes tombèrent dans les rangs des payeurs de minuit.

— Feu ! mes chéris, hurla Mahony le Brûleur qui secoua sa grande torche.

Une décharge générale suivit ce commandement ; des plaintes déchirantes se firent entendre à l’intérieur de la ferme de Luke Neale.

. . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure après, un violent incendie, que tout secours humain eût été désormais impuissant à éteindre, dévorait la riche ferme du middleman.

Les lueurs vives de l’incendie éclairaient un cordon de formes noires qui entouraient, impassibles et silencieuses, les bâtiments dévoués aux flammes, et regardaient s’achever l’œuvre de destruction…

Le lendemain, il n’y avait plus là qu’un monceau de cendres fumantes.

Au centre des débris on voyait un pieu fiché en terre qui supportait un écriteau, et sur cet écriteau on lisait, au-dessous du nom de Molly-Maguire, en lettres d’un demi-pied de haut :

QUITTANCE DE MINUIT.

PREMIÈRE PARTIE.

MAC-DIARMID.


Séparateur

I

La maison noire.


Ceci est une histoire d’hier. Les événements que nous avons racontés aux précédents chapitres se passaient à la fin de 1844.

Plusieurs mois se sont écoulés, nous sommes en juin 1845.

Le fait palpite encore. L’oubli n’a pas eu le temps de tisser le voile qui recouvre chaque événement tour à tour…

Durant ces quelques mois, les choses ont marché. En ces pays de grandes luttes, où il semble que la volonté d’un seul homme soit entre le courroux contenu des partis et la plus implacable de toutes les guerres civiles, chaque jour amène son progrès contesté, sa bataille perdue ou gagnée ; une bataille gagnée presque toujours, car l’étoile de l’Irlande grandit et monte à l’horizon politique. Ces huit millions d’esclaves, qui ont eu tant de peine à devenir un peuple, se dressent pauvres, mais forts, vis-à-vis des suppôts à demi vaincus de la tyrannie protestante.

Ils ont encore, dit-on, les vices et les faiblesses que mène avec soi la servitude, mais ils prêtent l’oreille aux leçons vaillantes d’une voix libre ; leur cœur apprend à battre. Ils vont s’éveiller hommes…

Et tandis que les uns courbent encore la tête sous la puissance fatale de la misère, tandis que d’autres, voués à de mystérieuses vengeances, poursuivent durant les nuits noires leurs batailles inutiles et cruelles, quelque chose s’agite au dedans et au dehors de la nation. L’Angleterre, émue, écoute la voix longtemps muette de sa conscience. O’Connell, captif, trouve un arc de triomphe au delà des portes ouvertes de sa prison ; Robert Peel, le noble et ferme génie, musèle son propre parti, et ensemence de ses mains le champ où va croître la moisson catholique.

Et l’Europe regarde, attentive, les fantasques évolutions du libérateur, sa lutte patiente, ses déroutes éhontées, ses magnifiques victoires.

Elle écoute le pamphlet unique et furieux de cet homme étrange, dont la colère calcule, qui n’a peur de rien, si ce n’est d’une épée, et qui manie en se jouant le courroux docile d’une nation adolescente.

Elle voit, derrière cet homme, la misère grandir et demander, impatiente, le pain promis, la victoire annoncée.

Elle s’étonne, déroutée, devant la comédie du Rappel, qui enfile l’un à l’autre ses actes interminables et semble défier la patience commune.

Elle apprend çà et là quelques noms néfastes qui s’écrivent avec du sang sur des ruines toutes neuves. Hier elle entendit pour la première fois ce nom de Molly-Maguire, qui est entouré aujourd’hui déjà d’une funeste renommée…

C’est une tragédie qui se joue devant nos yeux et qui mêle à des efforts gigantesques la farce bizarre. Il y a du sang, des larmes et des rires. Ce peuple est comédien. Il trouve moyen de grimacer dans son indicible détresse. Il meurt de faim, il tue et il fait des cabrioles.

Et, parmi vingt actions dirigées en sens contraire, la destinée s’accomplit…

Ces convulsions vont s’apaiser. La convalescence s’annonce. Quelques années encore, et les nuits sans lune ne s’éclaireront plus au feu de l’incendie. Le sang ne coulera plus ; le whiteboysme aura déchiré son masque et brisé son poignard.

On ne se rappellera plus les burlesques francs-maçons orangistes ; on aura oublié les ventes terribles où se réfugiait la misère courroucée du catholique expulsé de sa chaumière.

Alors viendra l’histoire avec son pinceau respectable, l’histoire honnête, et digne, et prude, dont chaque mensonge vaut dix vérités inscrites aux pages frivoles du roman
 

Le gai soleil de juin enfilait la voie étroite de Donnor-street à Galway ; ses rayons, frappant obliquement la ligne irrégulière des maisons, mettaient alternativement de grandes ombres et de vives lumières à leurs façades sculptées.

Galway est la perle de l’Irlande ; c’est la cité romanesque, la ville épique, gardant au fronton de ses demeures les belles fantaisies que le moyen âge taillait partout dans la pierre.

En passant par certaines rues, vous diriez quelque quartier transplanté d’une ville castillane. Les maisons, qui se touchent presque, s’élèvent sveltes et fières, ouvrant sur la voie discrète leurs longues fenêtres en ogive. Le dessus de chaque porte se découpe en sculptures capricieuses. Çà et là, entre les fenêtres, des écussons symétriques étalent leurs vieux émaux que le temps aurait dû respecter.

Donnor-street est un de ces passages où l’architecture gothique et le style de la renaissance alternent sans aucun mélange de constructions modernes.

Chaque maison est un château, petit ou grand, aux murailles criblées d’armoiries, qui ferme fièrement les battants guillochés de son portail.

Mais ces châteaux sont depuis longtemps veufs de leurs nobles hôtes ; ceux qui ne sont pas inhabités servent d’asile aux professions les plus bourgeoises, et encore ont-ils peu de faveur auprès des industriels, à cause de l’incommodité de leurs distributions intérieures.

À l’angle de Donnor-street et de la ruelle sans nom qui mène au Claddag, cette patrie des matelots et des pêcheurs de Galway, une grande maison d’architecture éminemment curieuse et caractéristique avait été transformée en auberge, sous le patronage de Saunder Flipp, Écossais et presbytérien.

Il y avait au-dessus de la porte principale, entre deux écus sculptés dans la pierre où la harpe d’Irlande s’écartelait de diverses pièces chevaleresques, un beau tableau composé de pâtés de couleurs bleue, jaune et rouge, qui représentaient le bon roi Malcolm.

Au-dessous on lisait : Ale d’Écosse, potteen, pension pour hommes et pour chevaux.

C’était un des principaux public-houses protestants de Galway. À différentes époques, les orangistes y avaient tenu les séances de leur club. Quoique presbytérien, Saunder Flipp avait une tendresse de frère pour les gens de l’Église établie qui venaient boire à son auberge,

Il était allé une fois, dans son zèle enthousiaste, jusqu’à proposer à ses pratiques orangistes de mettre bas l’enseigne du roi Malcolm, qui avait été en son temps un partisan du pape ; mais la grandeur d’âme des anglicans avait dédaigné cette offre soumise, et les pâtés de couleurs bleue, rouge et jaune continuaient de représenter sans encombre le vieux monarque écossais.

C’était un bon temps pour Saunie ; les voyageurs abondaient en la ville de Galway. On était à la veille des élections, et les deux partis, qui se préparaient à une lutte acharnée, avaient convoqué le ban et l’arrière-ban de leurs amis.

L’Ulster[6] avait envoyé un nombreux contingent de protestants pour tenir avec avantage le marché aux votes et travailler les consciences indécises. Des gens de Londres étaient venus dans le même but, et du midi de l’Irlande affluaient des bandes bruyantes qui n’étaient certes pas là pour appuyer le candidat tory.

En outre, il y avait à Galway un autre appât pour la foule, un grand procès de whiteboysme ; c’était assez pour emplir jusqu’aux combles toutes les hôtelleries, et de fait, la vieille cité, trop petite, déversait une partie de ses hôtes sur Tuam et les autres villes environnantes.

Ce procès de whiteboysme, qui était en train de se juger, piquait la curiosité très-vivement. L’accusé, que le grand jury avait renvoyé devant les assises, était, disait-on, l’un des principaux chefs de l’armée des Molly-Maguires.

Cet homme, qui jouissait d’une grande influence dans la partie occidentale du comté, entre la mer et les deux lacs, avait trouvé dans la population une telle sympathie, qu’aucun témoin ne s’était rencontré pour déposer contre lui à la dernière session.

Lors de son arrestation, il y avait eu de terribles émeutes dans le Connaught. Des bandes étaient venues de nuit jusqu’au milieu de la ville de Galway, et si le prisonnier avait voulu y mettre un peu du sien, il ne fût pas resté quarante-huit heures sous les verrous de la reine. Mais le prisonnier demeurait calme au fond sa cellule. Il désavouait l’émeute, et prétendait faire triompher légalement son innocence.

Au lieu de l’acquitter purement et simplement, faute de preuves, on avait renvoyé l’affaire à deux mois, comme cela se fait assez généralement en Irlande.

Le bruit public était que, pendant ces deux mois, on avait découvert enfin ce qu’il fallait de témoins pour faire condamner le vieux Mill’s Mac-Diarmid.…

De l’autre côté de la rue étroite, et justement vis-à-vis de l’auberge du Roi Malcolm, s’élevait une grande maison noire, délabrée, chancelante, dont les fenêtres gothiques, veuves de leurs vitraux, laissaient passer le vent et la pluie.

Dégagée des habitations qui la pressaient, cette maison eût été une belle ruine. Ses murailles, couvertes de sculptures féodales, brisaient leurs courbes avec grandeur, et s’ouvraient à leur milieu, ménageant un portail sarrasin digne du palais d’un prince. Elle était beaucoup plus large de façade que l’hôtel de Saunder Flipp ; mais elle avait seulement deux étages, surmontés d’une haute toiture à pic.

Sa forme était celle d’un château : un corps de logis et deux ailes, séparés entre eux par de profondes échancrures.

Elle était inhabitée. On la laissait tomber en poussière, comme tant de palais en Irlande, et nul n’allait s’inquiéter de l’imminence de sa chute…

Il était deux heures de l’après-midi ; le soleil, entrant par une grande fenêtre ogive, éclairait joyeusement les cloisons rougeâtres du parloir de l’auberge du Roi Malcolm.

Il y avait çà et là, dans les compartiments de cette salle, destinée aux membres importants de la société orangiste, quelques gentlemen attablés et buvant du toddy.

La loge la plus voisine de la fenêtre était occupée par quatre personnages, deux hommes et deux femmes, qui s’entretenaient paisiblement.

Mistress Fenella Daws, l’ainée des deux femmes, pouvait bien avoir quarante ans. Elle était très-maigre, très-blafarde, et coiffée à l’enfant. Ses cheveux, d’un blond ardent, décimés par l’âge, étageaient leurs petites bouclettes pommadées autour d’un front étroit où il n’y avait pas trop de rides. Ses yeux blancs avaient d’étonnantes façons de se mouvoir de bas en haut et de rouler avec détresse, chaque fois qu’elle ouvrait sa mince bouche contenant de grandes dents, de ces dents larges, blanches, cruelles, menaçantes, qui déchirent des tranches de bœuf inconcevables.

Manifestement, sa ferme volonté était d’avoir un charmant sourire. Quand elle souriait, son nez long et mince se busquait doucement. Ses yeux, garnis de franges roussâtres, se fermaient à demi ; ses larges dents se montraient éblouissantes et terribles.

Elle était grande, toute en jambes, et habillée suivant la dernière mode d’Almack : une robe de mousseline claire, dont le frêle tissu était menacé de ruine par les angles aigus de ses épaules, rabattait ses plis sur la plus austère de toutes les poitrines. Un fichu éclatant tournait nonchalamment autour des vertèbres puissamment accusées de son cou. De beaux souliers vernis, emplis par des pieds plats, relevaient orgueilleusement sa jupe trop courte.

Elle avait du vague dans l’esprit et des romans dans le cœur. La noble poésie était sa nourriture…

À côté d’elle s’asseyait une charmante fille de dix-huit ans, sa nièce, miss Francès Roberts.

Miss Francès ne ressemblait vraiment point à sa tante : elle avait de beaux yeux limpides et sérieux ; son front pur s’encadrait de fins cheveux blonds, dont les boucles abondantes tombaient avec profusion le long de ses joues.

Les filles de l’Angleterre ont le privilége de ces admirables chevelures dont la nuance douce chatoie, et dont les ondes perlées ruissellent sur la blancheur sans rivale de leur peau transparente.

Les sourires de Francès étaient aussi rares que ceux de sa tante s’épanouissaient fréquents. Mais quand elle souriait, c’était comme un suave rayon qui réjouissait l’œil et chauffait le cœur.

Elle avait un petit air de dignité sévère qui contrastait singulièrement avec les airs langoureux de Fenella Daws. On eût dit vraiment que la tante et la nièce avaient changé de rôle, ou que la jolie fille, par une muette moquerie, mettait sur son gracieux visage le masque qui convenait à la vieille femme.

Cette austérité n’avait, au reste, nul rapport avec la timidité de nos vierges. La modestie change d’allures en passant le détroit, et les belles filles d’Albion n’entendent point comme nous la pudeur.

Peut-être l’entendent-elles comme il faut.

Le regard de Francès, ferme et hardi, ne se baissait point à tout propos. Le rose délicat de sa joue ne passait point au pourpre de minute en minute. Elle était calme et à son aise comme un homme.

Et cette assurance donnait à sa physionomie ce qu’il faut à la femme de fierté douce. Il y avait autour d’elle comme un reflet attrayant de digne sérénité.

Dans la manière dont la traitait sa tante, on aurait pu reconnaitre un singulier mélange de déférence étudiée et de dédain très-franc. Fenella ne pouvait voir en effet dans cette petite fille qu’une créature évidemment inférieure ; mais Francès était la fille de feu sir Edmond Roberts, knight et membre du parlement. Cela méritait considération.

Fenella se faisait honneur volontiers de cette parenté. Elle parlait avec emphase des belles connaissances de sa nièce, qui avait été élevée dans une maison d’éducation fashionable et qui était l’amie, mais vraiment l’amie, de plusieurs grandes dames, parmi lesquelles il fallait compter lady Georgiana Montrath.

De ces nobles amitiés, Fenella recevait comme un lointain reflet de distinction, qui lui était cher plus que nous ne saurions le dire.

Sans cela sa supériorité eût écrasé bel et bien miss Roberts.

Mistress Fenella Daws et sa nièce prenaient le thé assises du même côté de la table et adossées à la fenêtre.

En face d’elles les deux hommes buvaient et s’entretenaient.

Ils étaient tous les deux à peu de chose près du même âge. Celui d’entre eux qui avait le plus d’apparence était un personnage gros, court, au front chauve et plat, flanqué sur les tempes de deux mèches de cheveux gris. Il avait une longue figure emmanchée à un cou trapu, et son menton sans barbe descendait en pointe sur sa poitrine. Ses yeux à demi fermés affectaient une dignité sévère. Ses lèvres remuaient avec lenteur pour prononcer d’emphatiques paroles.

Il tenait le plus roide qu’il pouvait son torse obèse, couvert d’un habit noir.

Ce n’était rien moins que Joshua Daws, esquire, sous-intendant de la police métropolitaine de Londres, époux de Fenella Daws et oncle de miss Francès Roberts.

Il était en Irlande avec une mission du gouvernement, disait-il, et paraissait avoir au degré suprême la conviction de son importance.

Son compagnon, qui avait nom Gib Roe, était un homme de taille moyenne, grand et maigre, qui semblait mal à l’aise sous son habit de gentleman. Sa figure anguleuse, aux traits profondément fouillés, offrait en ce moment le type le plus parfait de la servilité aux abois. On s’étonnait de ne point voir des haillons sur ces épaules courbées, et cette main jaunie, aux jointures calleuses, qui tressaillait et tremblait au moindre bruit, devait avoir touché bien souvent le denier de l’aumône.

Gib avait mis son chapeau à côté de lui sur la table, ce qui éloignait toute idée qu’il pût être un homme comme il faut. En Irlande, en effet, de même qu’en Angleterre, le chapeau d’un gentleman doit être rivé soigneusement à son crâne, et se découvrir est le fait d’un manant.

Gib avait des cheveux crépus, mais rares, qui s’ébouriffaient autour de sa tête pointue. Ses yeux déteints et caves disparaissaient presque derrière les poils inégalement hérissés de ses sourcils. Sa joue était hâve, ce qui faisait ressortir la tache rouge, signe menaçant, que la misère ou la maladie avait imprimée sur la saillie aiguë de ses pommettes.

Le reste de ses traits était aquilin : un long nez mince, recourbé sur une bouche pincée, autour de laquelle errait un sourire triste, matois et soumis.

Il regardait en dessous de temps à autre Joshua Daws, et, chaque fois que Joshua Daws parlait, il courbait l’échine et renforçait son sourire d’esclave.

— Buvez un coup, Gibbie, pauvre créature ! dit Joshua Daws avec un geste protecteur.

— Oh ! Votre Honneur, grand merci ! répliqua Roe, qui avala une large rasade de toddy.

— Il est entendu, reprit l’homme de police, que vous êtes à nous, mon garçon.

— C’est entendu, Votre Honneur.

— Parlez plus bas, Gibbie !… Je ne vois point la nécessité de mettre ces dames dans notre secret… bien que notre secret n’ait rien que d’honorable, mon garçon, et de chrétien, et de…

— Oh ! Votre Honneur, je crois bien, murmura Roe.

— Nous disions que vous viendriez chez le juge avec moi, demain matin, pour faire votre déposition contre ce scélérat de papiste…

— Oui, Votre Honneur.

— Et que vous amènerez vos enfants…

— Oui, Votre Honneur.

— Qui ont été les témoins de l’incendie ?…

— Oh ! Votre Honneur !… soupira Gib en baissant les yeux.

Puis il ajouta :

— Sans doute, sans doute… et je bois un verre, Votre Honneur… J’ai vu ; ils ont vu, les chères créatures. Arrah ! nous étions à Kilkenny tous les trois, mais il n’importe, puisque Votre Honneur nous paye…

— Et que c’est pour le bien de la vraie croyance, Gibbie… Où sont les enfants à présent ?

— Ils coupent de la tourbe dans les bogs, s’il plaît à Votre Honneur.

— Et quel âge ont-ils, Gibbie ?

Ma bouchal ! les innocents !… Paddy a onze ans ; sa sœur Su va sur sa treizième année ; que Dieu les protége !

— À merveille ! grommela le sous-intendant de police.

Puis il ajouta entre ses dents, en se frottant les mains joyeusement :

— Il a fallu que je vienne de Londres pour mettre ordre à tout cela !… Ah ! ah ! ces magistrats de la verte Erin ont le bras court et les oreilles longues !… Je demande pardon à Dieu de ce mouvement d’orgueil…

Joshua Daws se prit à réfléchir.

Gib garda un respectueux silence.

La tante et la nièce, cependant, poursuivaient leur entretien. Elles causaient d’une récente excursion faite, à l’occasion de la Saint-Patrick, sur les bords enchantés des lacs Mask et Corrib.

— Que je voudrais être à Londres, Francès, disait la tante ; à Londres, dans le Strand, pour raconter toutes ces merveilles !… Je donnerai un thé, miss, un grand thé, ma fille… peut-être un rout, si mister Blount le juge à propos, afin de me faire honneur de cet incroyable voyage !… Quels sites ! quelles eaux ! quels bois ! quelles prairies ! quels costumes ! quels horizons ! que de pittoresque ! que d’imprévu ! que de poésie !

Fenella s’arrêta essoufflée.

— C’est un beau pays, dit Francès.

— Beau n’est pas le mot, je pense, miss Fanny !… C’est étonnant, prodigieux, diabolique !… des sauvages à longs cheveux… des filles à manteaux rouges… des enfants nus… Et quand on pense, Fanny, que toutes ces choses appartiennent à Satan !

Francès secoua sa blonde tête.

— Croyez-vous donc, madame, répliqua-t-elle, que ces beaux enfants qui nous souriaient si doucement le long des rives du lac Mask étaient possédés du malin esprit ?… et ces jolies jeunes filles, dont nous admirions les grands yeux noirs ?…

— Parlez pour vous, miss Fanny, je vous prie, interrompit Fenella, je n’aime pas les yeux noirs chez les femmes…

— Et ces fiers garçons, reprit Francès, à l’air si franc, si brave !…

Les yeux de Fenella s’alanguirent.

— C’est vrai, murmura-t-elle, et je n’aurais jamais cru trouver de si beaux hommes dans ce pays damné !… Ils ont quelque chose de robuste, Fanny, ne le pensez-vous pas ? et de poétique… Mais que Dieu nous protége, ma nièce ! l’Irlande est au pape… et le pape est l’Antechrist.

Francès rêvait.

— Et que peut être l’Antechrist, déclama Fenella Daws, sinon Satan, le grand ennemi ?…

— Assurément, murmura Francès avec distraction.

Mistress Daws la regarda en dessous.

— Quel a été le sentiment de ces sauvages, pensa-t-elle, en nous voyant glisser, ma nièce et moi, sur le gazon des rives du lac ?… Ils ont la poésie du Nord… leurs bardes nous ont sans doute chantées déjà sur la harpe héroïque… et leurs vers nous comparent, je le crois, à deux divinités descendues des nuages… Je voudrais bien voir leurs vers.

— À quoi pensez-vous, Gibbie ? demanda en ce moment avec brusquerie le sous-intendant de police.

Le pauvre Roe avait penché sa tête rêveuse sur son sein. Peut-être songeait-il à ces jours de misère insoucieuse où il allait par les grands bogs du Connaught, défiant la faim, défiant le froid et chantant les vieux airs des bardes de l’île verte.

Son regard se fixait, à travers les carreaux de la croisée, sur la façade sombre de la maison ruinée.

L’œil de Daws se tourna curieusement du même côté ; mais Daws ne vit que la muraille enfumée et les lignes confuses des vieilles sculptures rongées par la mousse.

La joue pâle de Gib s’était couverte de rougeur.

— Oh ! Votre Honneur !… murmura-t-il en tremblant.

Puis, voyant que la grave figure de son nouveau patron n’exprimait aucun soupçon, il ajouta :

— Je songeais que Paddy, l’innocent, n’a rien pour couvrir ses pauvres épaules… et que la petite Su ne peut pas se présenter devant la justice, toute nue comme elle est, la jolie créature…

— C’est juste ! c’est juste ! s’empressa de répondre Daws qui mit sa main à sa poche et en retira plusieurs couronnes.

Les yeux caves de Roe brillèrent à la vue de l’argent dont le tintement affecta délicieusement ses oreilles.

Och ! murmura-t-il en reniflant avec énergie cette exclamation irlandaise ; och !… och !

— C’est pour toi, dit Daws ; tu achèteras des vêtements aux petits.

Roe s’empara de l’argent et le fit disparaître dans les poches de son habit de gentleman.

— À la santé de Votre Honneur ! dit-il avec enthousiasme ; arrah ! à la santé de la belle dame et de la jolie demoiselle !… Och ! les enfants ont vu l’incendie, les pauvres chérubins !… De Kilkenny à la Moyne il n’y a guère que cent milles, après tout !

— Chut ! mon garçon, chut ! dit Joshua.

Gib remit son verre et se tut avec la docilité d’un automate.

De temps à autre cependant la porte du parloir s’ouvrait, et quelque grave personnage faisait solennellement son entrée. La plupart des nouveaux arrivants portaient d’énormes Bibles sous le bras et saluaient l’assistance avec cette affectation de grave pruderie qui distingue le cagotisme protestant.

Les stalles du parloir s’emplissaient l’une après l’autre.

Il y avait là déjà le procureur O’Kir, gros saint, dont la Bible avait des marges grasses et qui écorchait impitoyablement ses clients pour la plus grande gloire de la vraie foi ; le juge Mac-Foot, auteur du Traité des Visions dans la veille et des Abstractions de la chair ; le bailli Payne, homme édifiant qui avait toujours un texte saint en réserve pour donner aux pauvres qui lui demandaient l’aumône ; le sous-bailli Munro, le lieutenant Peters, l’enseigne Dickson, l’intendant Crackenwel…

La crème enfin des notables et freemen de Galway !

On buvait dru, mais le toddy n’avait pas eu le temps d’échauffer les têtes. Chacun gardait encore son masque de pudibonde gravité.

On parlait du procès du vieux Mac-Diarmid, le misérable coquin ! On parlait des derniers méfaits de miss Molly-Maguire, des élections prochaines, et de la faiblesse condamnable du ministère tory…

Les chances du poll étaient vraiment douteuses. Qui serait victorieux ? James Sullivan, un saint devant le Seigneur, le protégé du noble lord Montrath, ou ce scélérat de Derry, créature d’O’Connell, patron de Mac-Diarmid, papiste enragé, papiste honteux, papiste, papiste, papiste ?…

Fenella Daws en était à sa sixième tasse de thé, dans lequel elle trempait de larges tartines beurrées. Ce que mangent ces créatures d’élite, à part la poésie, est quelque chose de prodigieux !

Tout en mangeant elle donnait carrière à son éloquence, qui était un mélange assez original de poésie mystique et de commérages bourgeois. Elle parlait de la fête de saint Patrick, des danses bizarres de la montagne, du tir au fusil, des énormes roches soulevées par la main des jouteurs.

Francès, doucement complaisante, lui donnait la réplique.

— Sans doute, sans doute, Fanny, disait mistress Daws en tournant ses yeux blancs avec beaucoup de charme ; vous avez vu tout cela comme une bonne fille que vous êtes… mais il vous manque, ma chère enfant, ce je ne sais quoi que je possède à un si haut degré… cette faculté d’extraire le vrai beau de toute chose, ce sens divin, ce feu sacré… vous m’entendez bien ?…

— Oui, madame.

— La nature est pour vous de la terre et de l’herbe… La vie passe devant vos yeux comme un drame sans passion… Tenez ! cette scène poignante à laquelle nous assistâmes sur la montagne, le soir de la fête, vous laissa presque froide !

Francès essaya de sourire, mais elle ne put, et une émotion profonde se peignit sur ses traits.

— Je me souviens ! murmura-t-elle ; oh ! je me souviens… quel noble courage !…

— Et quel magnétique regard, miss Fanny !… Comme il dominait la foule sauvage qui rugissait autour de lui !… On entendait le bois des shillelahs choquer la chair, et les plaintes se mêlaient aux malédictions…

— Et il était seul contre tous ! dit Francès.

— Seul, ma fille !… seul avec son casque d’or, sa ceinture de soie brodée et son justaucorps de pourpre !…

Francès la regarda étonnée.

— Vous parlez du major Percy Mortimer ? demanda-t-elle.

— Et de qui donc parlerais-je ?…

— Moi, répliqua Francès sans baisser les yeux, je parle de son sauveur, Morris Mac-Diarmid.

— Cet homme au carrick gris ! s’écria Fenella en riant, ce rustre au bâton !… ce paysan !…

L’œil bleu de Francès étincela d’indignation.

— Lui-même, répliqua-t-elle, cet homme qui est venu mettre sa poitrine sans défense entre la mort et Percy Mortimer… Je n’ai point vu, madame, s’il avait une écharpe de soie ou des haillons… j’ai vu son œil étinceler, j’ai entendu sa voix tonner parmi les hurlements de la foule…

— Et le major ! ma nièce… pas un muscle en mouvement sur son pâle visage…

— J’ai vu son shillelah vibrer comme une baguette magique… et la foule a reculé, madame, la foule irritée, furieuse ! elle a reculé devant un seul homme !

— Mais le major !… Il se tenait droit et impassible… son œil était grand ouvert…

— Le major est un vaillant soldat, madame…

— Et il est si beau ! et si poétique, Fanny !…

— Oh ! il était beau vraiment et sublime celui qui l’a sauvé ! s’écria Francès, emportée par un irrésistible mouvement d’admiration.

Fenella Daws la regarda, étonnée à son tour. Elle vit son œil étinceler et son front, si calme d’ordinaire, se couvrir d’une rougeur ardente.

Un sourire pincé vint à la lèvre de la dame entre deux âges.

— Comme vous vous animez, ma fille !… dit-elle. Ne vous ai-je pas entendue prononcer le nom de ce héros en carrick ?

— Morris Mac-Diarmid, madame ; tout le monde le répétait autour de nous…

— Et vous l’avez retenu, miss Fanny ?

— Et je ne l’oublierai jamais, madame !

Fenella pinça les lèvres davantage.

— N’est-ce pas le fils de Mill’s Mac-Diarmid l’incendiaire ?… dit-elle.

Francès baissa les yeux et garda le silence.

Mistress Daws se prit à considérer curieusement sa nièce.

Un instant elle fut sur le point de croire… mais n’était-il pas invraisemblable qu’une miss comme il faut, la propre nièce de Fenella Daws, pût aimer un homme en carrick ?…

Un rustre, moins qu’un rustre, moins qu’un mendiant, un Irlandais !…

Joshua Daws et le pauvre Gib Roe continuaient d’échanger quelques paroles à de rares intervalles. Joshua donnait à Gib des instructions que celui-ci recevait avec un respect soumis.

Mais son attention n’égalait point, à beaucoup près, son respect. Sa prunelle errait, distraite, et jetait à chaque instant de furtifs regards vers la sombre façade de la maison abandonnée.

Le grave Joshua buvait comme un Anglais et mettait à cette occupation tant de conscience qu’il ne prenait point garde à la nombreuse compagnie qui se réunissait peu à peu dans le parloir.

— Sa femme et sa nièce, abritées au fond de la loge, ne voyaient rien.

Enfin le sous-intendant de police jeta les yeux autour de lui, et poussa un cri de surprise qui fit tressaillir Gibbie.

Le parloir s’était en effet rempli, et de tous côtés le bruit des conversations se croisait.

Il y avait là pour le moins une trentaine de gros bonnets protestants qui déblatéraient contre O’Connell, et affirmaient que l’Irlande ne se porterait point comme il faut tant qu’on n’aurait pas pendu le dernier papiste.

On remarquait parmi eux trois ou quatre uniformes d’officiers de dragons. Les porteurs de ces uniformes étaient le centre de plusieurs groupes, et semblaient les personnages importants de la réunion.

On les entourait, on les choyait ; tous les toasts étaient à leur intention, toutes les politesses convergeaient vers eux.

Eux se laissaient faire et buvaient sans trop de remords une notable quantité de punch orangiste. Ils se bornaient à porter de temps à autre la santé de sa très-gracieuse Majesté la reine, comme pour sauvegarder leur caractère officiel.

Et les bons marchands protestants de Galway les excitaient à bien faire, et leur conseillaient de briser nombre de têtes papistes à l’occasion, afin d’être agréables au vrai Dieu et de gagner sûrement le ciel.

Les dragons ne disaient point non. Ils étaient bons princes, et s’échappaient même parfois jusqu’à formuler une malédiction militaire contre la canaille catholique du comté.

Le punch coulait à flots abondants. L’éloquence orangiste ne tarissait guère. Le bruit montait. Les joues prenaient de gais reflets de pourpre. Les yeux s’allumaient.

— Lord Montrath et Sullivan ! criait-on.

— Hourra pour Sullivan !

— Malédiction sur Derry, le misérable !

— Sullivan pour toujours !

— À bas le bill de Maynooth !

— À bas le bill des colléges !

Et mille autres choses.

Il régnait déjà dans le parloir une atmosphère d’orgie.

Mistress Fenella Daws, sortant enfin de sa rêverie, daigna donner son attention aux choses qui l’entouraient.

Elle crut convenable de manifester aussitôt une extrême frayeur.

— Monsieur, s’écria-t-elle, retirons-nous ! Veuillez, je vous conjure, nous frayer un passage !

Josuah Daws épiait en ce moment Gibbie, qui avait le visage tourné vers la fenêtre. Il sembla n’avoir point entendu la demande de sa femme ; son regard était fixé avidement devant lui.

Une vague inquiétude se peignit dans les yeux de Francès, car la foule s’épaississait à chaque instant, et, pour gagner la porte, il fallait traverser le parloir tout entier. Quant à Fenella Daws, elle joignait les mains avec détresse et dardait au ciel ses yeux blancs comme si c’eût été fait de sa vie.

Malgré le tumulte croissant, nous devons dire cependant que rien n’annonçait parmi cette assemblée à moitié ivre le danger d’une insulte pour les deux dames : on ne les regardait point. C’était une débauche sérieuse, où la passion se cachait sous un vêtement burlesque de grave pruderie ; c’était un bacchanale dévote, où l’on citait la Bible à tout propos et où chaque bourgeois parlait de sang, honnêtement entre deux bribes d’un sermon mystico-amphigourique…

Josuah Daws cependant regardait toujours fixement devant lui.

Il se trouvait placé vis-à-vis de la fenêtre, et son œil tombait d’aplomb sur la noire façade de la maison voisine, que le soleil laissait dans l’ombre.

Cette maison, à demi ruinée, gardait son caractère de silencieux abandon.

Josuah Daws venait de découvrir ce qui attirait si obstinément l’attention de Gib Roe, de l’autre côté de la rue.

Longtemps il n’avait aperçu qu’un mur noir, percé de fenêtres dépouillées, mais enfin, en suivant patiemment la direction du regard de Gib, il avait distingué tout en haut de la fenêtre principale, et à la pointe de son ogive dégarnie de carreaux, une figure brune, inerte, immobile, qui semblait faire partie des vieilles sculptures de la façade poudreuse.

Cette figure s’encadrait entre les nervures de pierre, destinées autrefois à soutenir les vitraux de la fenêtre. Soit que la réalité fût ainsi, soit qu’un bizarre jeu de lumière prêtât à l’illusion, elle apparaissait plus grande que le visage d’un homme.

Son regard fixe traversait la rue et tombait, lourd sur la croisée de l’hôtellerie du Roi Malcolm.

C’était cette grande figure immobile qui causait la distraction de Josuah Daws.

Il ne s’était point rendu compte d’abord de sa présence au haut de la fenêtre. Le soleil, qui passait entre l’une des ailes de la maison ruinée et le corps de logis, frappait vivement les yeux du sous-intendant de police et mettait du noir sur la muraille opposée. Mais à force de regarder, Joshua Daws distingua, derrière la dentelle de pierre qui fermait encore l’ogive, des bras de proportion gigantesque, puis un torse énorme, tout un corps enfin qui dépassait de beaucoup la taille ordinaire de l’homme.

Joshua n’était pas un ami du merveilleux ; néanmoins cette vision avait quelque chose de si extraordinaire et en même temps de si vague, qu’il se tourna, ébahi, vers Gib Roe, s’attendant à recevoir l’explication de quelque étrange mystère.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

Roe le regarda d’un air innocent.

— Quoi, Votre Honneur ?

— Cette tête ?…

Gib ouvrit de grands yeux étonnés.…

— Je ne vois point de tête, répondit-il.

— Monsieur, répéta en ce moment Fenella Daws avec un geste dramatique, vous répondrez de ce qui peut arriver à deux faibles femmes…

— Longue vie à James Sullivan ! criait la foule.

— Longue vie à sa Seigneurie lord George Montrath, son patron respectable !…

— Monsieur !… oh ! monsieur, murmurait la triste Fenella.

Francès, qui s’était levée, regardait curieusement la cohue agitée. Ses beaux yeux bleus ne donnaient aucun signe de frayeur.

Et la foule hurlait.

— L’Union pour toujours !

— L’Union et la suprématie protestante !

— À la santé du lieutenant Peters.

— Et du digne enseigne Dickson !

— Et de l’honorable cornette Brown !…

— Au diable O’Connell et ses aboyeurs !

C’était un concert assourdissant de clameurs et de speechs, allongés par l’ivresse.

Au plus fort du tumulte, la porte d’entrée du parloir s’ouvrit brusquement, et un homme vêtu, lui aussi, du costume de dragon, parut sur le seuil.

C’était un officier supérieur en grande tenue, avec le casque et la ceinture brodée d’or, dont les glands tombaient presque jusqu’à terre.

Il portait le bras droit en écharpe, ses épaulettes indiquaient le grade de major.

À son aspect, les officiers inférieurs engagés dans l’orgie cessèrent subitement de mêler leurs voix à celles de leurs compagnons.

Comme ils étaient les personnages principaux de cette débauche de famille, les autres convives imitèrent machinalement leur exemple, et il se fit dans la salle un silence complet.

Mistress Fenella Daws avait mis un terme à ses gémissements. Elle regardait le major avec un intérêt non équivoque, et sa bouche mince essayait en vain d’arriver à un joli sourire.

Il n’y avait dans les yeux de Francès que la curiosité de son âge.

— Och ! grommela Gib Roe ; voilà un beau Saxon, ma sainte foi !

Joshua Daws s’arracha à la contemplation de cet être fantastique qui l’occupait depuis plusieurs minutes, se tourna vers l’entrée, et adressa au major, qui ne le voyait point, un salut respectueux.

Les officiers qui se trouvaient en ce moment dans la salle étaient de différents grades. Il y avait un lieutenant, un cornette et un enseigne.

— M. Peters leur dit le major d’un ton de commandement froid, M. Brown et M. Dickson, je vous prie de sortir.

Les trois jeunes gens, malgré leur état d’ivresse, firent un mouvement pour obéir.

Mais les habitués de l’auberge du Roi Malcolm, qui les pressaient de toutes parts, ne pouvaient avoir à un si haut degré le sentiment de la discipline militaire. Au lieu de livrer passage, ils serrèrent leurs rangs, et l’impression de respect qu’avait produite l’arrivée du major alla s’affaiblissant à vue d’œil.

— Que veut cet homme ? se demandait-on.

— Avons-nous quelque maladie contagieuse qui donne peur aux soldats de la reine ?…

— Ne peut-on boire avec nous un verre de punch et causer des affaires du temps sans se déshonorer ?…

— Restez mes chéris, restez, et laissez dire votre diable de major.

Les trois officiers subalternes baissaient la tête et se taisaient.

— M. Dickson, répéta le major, M. Brown et M. Peters, sortez !

Un murmure confus s’éleva dans le parloir. Tous les yeux se tournèrent irrités vers cet homme dont l’impérieuse froideur n’avait point égard aux observations des notables bourgeois de Galway.

Fenella joignit ses mains et dut se préparer dès lors à s’évanouir si l’occasion s’en présentait.

— Oh ! Lord !… murmura-t-elle ; rien n’est joli comme un bras en écharpe !…

Joshua Daws hochait la tête et gardait son air d’importance sévère. Gib Roe ouvrait de grands yeux, comptait les broderies d’or du nouvel arrivant et enfilait tout le chapelet des exclamations irlandaises.

Le major cependant demeurait immobile à quelques pieds du seuil.

C’était un homme de trente ans à peu près, de taille moyenne, et dont les proportions parfaites laissaient deviner une remarquable force musculaire. Il n’avait pourtant rien d’athlétique en sa personne, et ses membres, dont son uniforme collant dessinait les formes pures, gardaient, en leurs contours fins et presque délicats, un caractère d’élégance aristocratique.

La jambe s’enfonçait jusqu’au genou dans les plis vernis d’une botte molle à éperons ; le reste était serré par une culotte collante de casimir blanc dont le devant disparaissait presque sous deux gerbes de broderies symétriques. Sur son frac rouge se nouait une ceinture de soie blanche à franges d’or, entre les plis de laquelle on apercevait les crosses sculptées de deux magnifiques pistolets.

Le rouge de son uniforme faisait ressortir énergiquement la pâleur mate de son visage.

Il avait de beaux traits régulièrement dessinés, un front noble et une coupe de figure hautaine.

Mais sur tout cela il y avait comme un voile de morne froideur.

À l’ordre répété deux fois par la bouche de leur supérieur, les trois officiers subalternes, dominés par leur habitude d’obéissance, demandèrent passage, et firent de leur mieux pour gagner la porte.

Mais toutes ces têtes irlandaises, pour qui l’austérité puritaine n’est jamais qu’un masque d’emprunt, étaient échauffées par le toddy outre mesure.

Les protestants ont d’ailleurs en Irlande une si haute idée de leur importance, et croient si sincèrement que les soldats anglais sont créés uniquement pour courir sus aux papistes, que les honnêtes freemen de Galway ne pouvaient supporter patiemment cet outrage manifeste. Un homme qui était leur allié naturel témoignait contre eux cette défiance offensante : c’était intolérable !

Et ce n’était point la première fois que le major Percy Mortimer ordonnait à ses officiers de se tenir en dehors du club orangiste. Il y avait récidive. Évidemment le major n’aimait pas le club ; d’où l’on pouvait conclure rigoureusement qu’il était un modéré, pour le moins ; peut-être un neutre, peut-être un nécessitaire, c’est-à-dire un de ces misérables qui ont l’infamie de se dire protestants, tout en admettant la nécessité d’une satisfaction plus ou moins complète à donner aux mécréants catholiques !

Tel était, nous ne pouvons point le cacher, l’épouvantable soupçon qui pesait sur le major Percy Mortimer.

Et il y avait bien longtemps que les freemen de Galway s’étaient dit pour la première fois que le gouvernement de la reine tombait en démence notoire, et qu’un tel choix, obstinément soutenu, était une preuve trop manifeste de l’incapacité de Robert Peel !…

On l’avait renvoyé à Londres une fois déjà, quand le brave colonel Brazer, un fidèle, celui-là, tout prêt à sabrer pour la bonne cause ! avait demandé lui-même son changement.

Mais Brazer était trop bon Anglais pour être bien en cour auprès de Robert Peel ; on ne l’écoutait guère.

Heureusement il était toujours le chef direct du major Percy, et il devait venir de Clare, à l’occasion des élections.

Ce jour-là, grâce à cet espoir et le punch aidant, les membres du club orangiste trouvèrent le courage de produire hautement leur opinion.

L’un d’eux prononça le mot de trahison, et tout aussitôt un chœur formidable de voix avinées répéta :

— Trahison ! trahison !

On poussa trois hourras pour M. Dickson, trois hourras pour M. Brown, autant pour M. Peters, le double pour le brave colonel Brazer, et on prodigua, sans compter, les malédictions au major Percy Mortimer.

Le visage de celui-ci demeurait froid et impassible vis-à-vis de cette bruyante tempête ; son regard, qui tombait indifférent sur la foule courroucée des bourgeois, n’exprimait ni frayeur, ni colère, ni mépris.

Il semblait qu’il fût parfaitement étranger à ce qui se passait autour de lui.

Sa figure ressortait pâle entre les reflets métalliques de son casque et le rouge vif de son uniforme. On eût dit que la fantaisie d’un artiste avait revêtu quelque belle statue de marbre du brillant uniforme des dragons de la reine.

Pour la troisième fois, et sans élever la voix davantage, il ordonna aux trois officiers de sortir.

Et comme ceux-ci ne pouvaient vaincre la résistance des bourgeois ameutés, le major Percy Mortimer tira de sa ceinture brodée d’or un de ses riches pistolets qu’il arma et dont il examina soigneusement l’amorce.

Francès pâlit.

Sa tante se mit un flacon sous le nez et poussa deux ou trois gémissements.

— Soutenez-moi, Fanny, murmura-t-elle ; nous allons assister à un drame affreux !…

— Faites place, messieurs, prononça lentement le major en élevant le pistolet qu’il tenait de la main gauche.

Il y eut un mouvement de recul dans la foule qui frémissait de colère, comme un seul bourgeois hargneux et couard.

Cela dura quelques secondes à peine ; mais les trois officiers, que la gravité de leur position avait remis en leur assiette, saisirent ce moment et se frayèrent de force un passage vers la porte.

Ils sortirent sans prononcer une parole, domptés qu’ils étaient sous la rigueur de la discipline britannique.

Le major resta le dernier ; il avait remis son pistolet dans sa ceinture, et allait passer la porte à son tour, lorsqu’un cri furieux s’éleva derrière lui dans la salle.

L’ivresse était à son comble ; il y avait réaction aveugle contre ce sentiment de peur qui naguère comprimait l’assemblée.

En définitive, les bourgeois de Galway étaient là quarante contre un seul homme qui avait un bras blessé. Ils pouvaient se montrer braves.

Huit ou dix d’entre eux, vociférant et blasphémant, s’élancèrent entre le major et la porte.

L’œil de Francès jeta un éclair. Tout ce qu’il y avait en elle d’instincts jeunes et généreux se révolta énergiquement contre cette lâche attaque. Sans réfléchir, elle fit un mouvement pour s’élancer au secours de Percy Mortimer. Mais la malheureuse Fenella la retint et lui dit d’une voix éteinte :

— Oh ! Fanny !… oh !… mon pauvre cœur se déchire… oh !… hélas !… ah !…

Et ses yeux blancs tournaient lamentablement.

Francès fut obligée de la soutenir entre ses bras.

Le grave Joshua Daws avala d’un trait le reste du toddy, et se leva pour mieux voir.

Gib Roe l’imita. En se levant, il jeta un furtif regard vers la maison ruinée, où la grande figure brune apparaissait toujours.

Il régnait dans la salle un tumulte extraordinaire. Quarante voix, alignant les mots avec l’incroyable prestesse de la volubilité irlandaise, criaient, se croisaient et maudissaient.

Un cercle qui allait se rétrécissant toujours se formait autour de Percy Mortimer.

Et chacun excitait son voisin à commencer l’attaque ; on se poussait. Une seconde encore, et le major allait évidemment être écrasé par cette cohue ivre et follement exaspérée.

Il était seul au centre du cercle, debout, les bras croisés sur sa poitrine. Il n’avait point jugé à propos de reprendre son pistolet, qui restait désarmé à sa ceinture.

Pas un muscle ne tressaillait sur cette physionomie pâle et pure, dont les belles lignes avaient l’immobilité de la pierre.

Sa tête était haute, son œil calme et froid se reposait avec indifférence sur les assaillants qui hurlaient devant lui.

La colère de ceux-ci arrivait au délire. Ils vociféraient d’absurdes injures, et leur vocabulaire d’outrages s’épuisant rapidement, ils arrivaient à traiter le major anglais de suppôt d’O’Connell et de papiste. En même temps ils s’approchaient toujours.

Les plus furieux mettaient déjà la main sur le major, qui gardait son immobilité de statue, lorsqu’un bruit aigu se fit entendre du côté de la fenêtre.

Un des carreaux de la croisée tomba brisé en mille pièces, et un objet lancé du dehors, passant par-dessus la tête des assaillants, vint rebondir contre la poitrine de Percy Mortimer, pour rouler ensuite sur le plancher.

L’un des assaillants se baissa pour le ramasser ; mais à peine l’eut-il touché qu’il le laissa retomber comme si c’eût été un charbon ardent.

Il poussa un cri de terreur.

Puis un silence profond se fit ; et, comme si une puissance magique eût étendu tout à coup sa protection sur le major, le cercle s’élargit autour de lui.

L’objet lancé par la fenêtre demeurait à terre ; c’était un caillou de la grosseur du poing, auquel une bande de papier était attachée.

Sur cette bande, on voyait empreint le terrible sceau des Molly-Maguires, un cercueil.

Les bourgeois de Galway se tenaient immobiles et respirant à peine, car le nom de l’homme que la vengeance des payeurs de minuit condamnait à mort était en dessous et ne se voyait point.

Ce fut le major qui se baissa pour ramasser ce menaçant message.

Il retourna le papier et lut à haute voix :

— Au major Percy Mortimer !

C’était le moment de s’évanouir. Mistress Fenella Daws sut en profiter. Elle poussa un cri déchirant, et se laissa tomber pâmée sur sa banquette.

Gib Roe fit effort pour garder son air innocent, et grommela une exclamation de surprise.

Joshua Daws s’était tourné vivement vers la fenêtre et avait jeté son regard sur la noire façade de la maison voisine ; mais à la place où apparaissait naguère cette grande figure brune dont l’œil inerte se fixait sur le parloir, l’ogive, dépourvue de ses vitraux, ne présentait plus maintenant qu’un trou sombre…

Le major jeta le caillou et froissa le papier entre les doigts de sa main qui restait libre.

Nul ne se fût douté assurément que le nom écrit sur ce papier funèbre était le sien. Son visage ne trahissait pas la plus légère émotion. Seulement il regarda d’un œil indifférent et stoïque l’écharpe qui soutenait son bras droit blessé.

— Ce sera la septième fois, dit-il.

Les bourgeois de Galway s’écartèrent en silence, et le major Percy Mortimer sortit sans que personne songeât désormais à lui disputer le passage.


II

Le Grand Libérateur.


Le tumulte excité parmi les dignes bourgeois de Galway dans le parloir de l’auberge du Roi Malcolm n’était rien, absolument rien, auprès de l’abominable tapage qui se faisait dans le tap-room et jusque dans le comptoir de Saunder Flipp.

Le lendemain, on devait élire un membre du parlement, pour remplacer l’honorable Algernon Arrow, député du comté, enlevé à la fleur de l’âge.

L’honorable Algernon Arrow avait été, en son vivant, un de ces torys modèles, créés spécialement et tout exprès mis au monde pour étayer de leur épais entêtement le monstrueux édifice des priviléges protestants.

Il était mort plein de fiel, maudissant le parlement, anathématisant Robert Peel, et prédisant la chute de la dynastie de Brunswick, dont les ministres aveuglés traitaient les papistes comme des hommes !

Les temps avaient bien changé depuis l’élection de ce digne gentleman ! Il s’agissait d’envoyer à la chambre un protestant d’égal mérite, et la chose n’était point facile.

— Sullivan pour toujours !

James Sullivan était l’espoir du parti orangiste. Il déplorait amèrement l’émancipation ; il se découvrait avec respect en parlant des batailles bénies de la Boyne et de Londonderry ; il adorait saint Cromwell et pleurait d’attendrissement à la pensée que tel évêque anglican était obligé, vu le malheur des temps, de vivoter avec trois cent mille francs de rente.

L’auberge du Roi Malcolm était un des nombreux centres d’action où se réunissaient les partisans de Sullivan. Son agent électoral avait ouvert un compte courant avec l’honnête Saunie, et le potteen, la bière, l’usquebaugh coulaient à flots généreux dans le comptoir.

Le tap-room était encombré d’électeurs campagnards venus là de tous les coins du canton. On y buvait en chantant des chansons où William Derry, le candidat catholique, était impitoyablement taillé en pièces. Quelques demi-gentlemen se mêlaient çà et là aux groupes des buveurs. C’étaient en général des gens étrangers au comté, des orangistes bénévoles, arrivés tout exprès de l’Ulster ou de Dublin pour chauffer l’élection de Sullivan.

Ils prêchaient ; quelques-uns les écoutaient ; le plus grand nombre se contentait de boire. Orateurs et auditeurs portaient tous à leurs chapeaux sans bords d’énormes cocardes d’un jaune rougeâtre, emblème de leur nuance politique.

Lorsque le major Percy Mortimer sortit du parloir pour gagner la rue, le tap et le comptoir, encore émus par le passage récent des trois officiers subalternes, unirent leurs voix avinées pour jeter vers le ciel une immense acclamation.

— Vivent les dragons de la reine ! disait-on. Les dragons de la reine sont membres du club… Longue vie, longue vie au brave major Mortimer !

Celui-ci essayait de percer la foule en silence, mais la cordialité des hôtes du cabaret se montrait presque aussi menaçante que la colère des gentlemen du parloir.

Chacun voulait serrer la main du major et toucher son uniforme ; de tous côtés on élevait des verres autour de lui, et l’on criait :

— Buvez, Percy, buvez, mon bijou ! À la santé des vrais protestants et de James Sullivan, notre cher trésor !

Percy gagnait du terrain, mais il n’avait qu’un bras de libre, et la foule se serrait de plus en plus autour de lui.

— Buvez, répétait-on, buvez, major Mortimer ; si vous n’êtes pas un coquin de modéré, comme on le dit… un papiste déguisé… buvez !

Percy poursuivait sa route comme il pouvait et ne buvait point. C’était merveille de voir son visage pâle et froid se dresser parmi toutes ces têtes ardemment enluminées.

Le moment vint où il fut impossible au major de faire un pas de plus. La cohue, moitié riant, moitié menaçant, lui barrait absolument le passage et portait jusqu’à sa bouche les verres remplis d’usquebaugh.

Le major s’arrêta, promena sur la foule son regard tranquille et prit un verre plein.

— Il va boire, cria-t-on. Il va boire à la santé de notre Sullivan… Du diable si ce n’est pas un honnête homme !

Percy Mortimer tenait son verre à la main et semblait hésiter.

— Il ne veut pas, dit une voix. Il boirait bien plutôt à la santé de Derry le réprouvé !… Naboclish ! nous l’avons chassé une fois déjà, nous le chasserons bien encore !

— Entendez-vous, Percy, ce qu’ils chantent ? cria de loin une autre voix ; buvez, ma bouchal ! pour ne pas faire honte à vos amis !…

— Au diable ses amis !… c’est un nécessitaire !

— C’est un papiste ! hurla aussitôt une partie de l’assemblée.

— Non, non ! riposta l’autre moitié ; voyez son bras droit ! Il porte la marque des Molly-Maguires qui ont voulu l’assassiner.… C’est un bon protestant !

— C’est un papiste !…

— Il va boire à la santé de Sullivan !

— Qu’il boive, s’il veut, à la santé de Derry !…

Le major leva son verre pour le porter à ses lèvres ; il se fit un silence profond, et toutes les oreilles se tendirent.

— Je bois à l’Irlande ! dit Percy Mortimer d’une voix grave en parcourant la foule du regard.

Les uns applaudirent, les autres sifflèrent ; il y eut des acclamations et des grognements. En somme, le plus grand nombre ne comprit point la signification de ce toast.

Le major gagna la rue ; on ne s’occupa plus de lui.

Dans la rue, l’agitation continuait. Toute la maison loyale de Saunder Flipp était pavoisée de jaune. Des drapeaux orange pendaient à toutes les fenêtres, et au-dessus de la toiture un énorme transparent portait cette devise :

« Sullivan pour toujours ! »

Saunie avait établi devant sa porte un comptoir en plein air où ceux qui ne pouvaient entrer se rafraîchissaient en passant. Toute cette partie de Donnor-street avait un air de fête, et ressemblait à un petit coin de foire.

Le milieu de la rue était à peu près désert, mais à l’autre bout il y avait foule encore. Un immense drapeau vert, au centre duquel était brodée la harpe d’Irlande, se déployait au-dessus de l’enseigne du Grand Libérateur.

Et, tout en haut de la maison, un transparent non moins grand que celui de Saunder Flipp portait ces paroles ennemies :

« William Derry pour toujours ! »

Cette auberge du Grand Libérateur appartenait à Janvier O’Neil de Dunmore, catholique, jouissant d’un certain crédit. C’était un des quartiers où se travaillait l’élection de William Derry, candidat proposé par O’Connell.

L’établissement de Janvier O’Neil servait assez bien de pendant à l’auberge du Roi Malcolm. C’était aussi une vieille maison qui avait connu de plus nobles jours, et qui, tombée en roture, gardait les armoiries de ses anciens seigneurs. Seulement Janvier O’Neil, moins riche que Saunder Flipp, n’avait pu faire aux antiques murailles toutes les réparations convenables.

Il y avait bien des trous à la toiture, bien des lézardes entre les croisées ; mais ce matin on avait fait la toilette au vieil édifice : les injures du temps disparaissaient sous de vertes guirlandes, et de larges pancartes, portant les cris du Repeal, recouvraient soigneusement trous et lézardes.

Çà et là le nom obscur de William Derry se mariait en lettres gigantesques au nom européen d’O’Connell.

Et de cette maison, ainsi pavoisée et parée comme pour une fête, sortaient des hurlements, des cris de joie ou de colère, de longs murmures, des bravos, des éclats de rire.

Chaque fenêtre ouverte donnait issue à un concert de chants et de clameurs.

On voyait à l’intérieur des ligures empourprées, de longs cheveux qui s’agitaient, des bras à demi nus qui se démenaient avec une vivacité frénétique.

La rue était encombrée, dans une longueur de vingt-cinq à trente pas, par le trop plein de l’auberge catholique. Le long des maisons, sur le pavé humide et jusque dans le ruisseau, on voyait une cohue débraillée, drapée dans des haillons inouïs, qui buvait, qui buvait sans cesse et emplissait la rue d’un infernal tapage.

Janvier O’Neil tenait cave ouverte pour le compte de Derry, comme Saunder Flipp pour le compte de Sullivan.

Des deux côtés, les mœurs étaient pareilles et les séductions semblables. On s’adressait avec un égal sans-gêne aux instincts grossiers des pauvres électeurs. Le potteen de Saunder valait l’usquebaugh de Janvier. Les caves du Roi Malcolm n’étaient pas plus inépuisables que les celliers du Grand Libérateur.

De part et d’autre la balance s’établissait au profit de la soif des votants, et chacun pouvait, sans trop violenter sa conscience, boire la coupe pleine de ces naïves corruptions.

Mais l’effet n’était pas tout à fait le même dans les deux camps. À l’auberge du Roi Malcolm, l’ivresse avait un caractère sombre et haineux ; c’était la fièvre d’un parti déchu qui comptait ses pertes avec rage et s’accrochait désespérément aux débris minés d’une vieille tyrannie.

À l’autre bout de Donnor-street, au contraire, c’était une joie folle et bruyante mêlée à de puériles fanfaronnades. L’assemblée y était plus nombreuse ; l’ivresse y criait de joie plus que de colère.

Et cependant, sous ces haillons troués, que de maigreur la famine récente avait laissée ! De quel signe profond la misère avait marqué ces joues hâves, où l’alcool mettait pour une heure des reflets sanglants !

Et cependant encore, que de courroux amassé au fond de ces cœurs, comprimés sous leur éternel martyre !

Mais ici le caractère irlandais se montrait sans mélange. C’étaient là les fils opprimés de la verte Erin, les vrais enfants de l’Irlande, avec leurs vices funestes qui sont les fruits de la servitude, et l’énergie vivace et la gaieté brillante que développe en eux le moindre instant de bien-être.

Ils s’amusaient sans mesure comme sans arrière-pensée ; ils ne songeaient point à la faim du lendemain ; ils se donnaient tout entiers à leur joie enfantine et oubliaient jusqu’à la haine qui les soulève contre leurs oppresseurs.

Il y avait là sans nul doute bien des membres de ces associations criminelles et terribles qui désolent l’Irlande ; la moitié peut-être de ces malheureux avait allumé dans l’ombre de la nuit la torche vengeresse et signé la redoutable quittance que Molly-Maguire envoie aux agents des landlords. En ce moment, grâce à la versatilité du caractère national, toutes les figures exprimaient une allégresse uniforme. On s’ébattait avec complaisance ; toutes les consciences étaient légères, et, en fouillant jusqu’au fond toutes ces âmes, vous n’y eussiez point trouvé un seul remords.

Au dehors comme au dedans de l’auberge papiste, c’était mouvement incessant, une agitation sans frein. Vous eussiez dit des gens qui viennent de remporter une grande victoire, et il semblait que ce mot de Repeal, crié sur tous les tons, était le chant de triomphe de l’Irlande enfin délivrée.

Aux fenêtres et dans la rue, les plus échauffés montraient le poing à leurs adversaires de l’auberge rivale, et, tout en riant, demandaient à grand bruit une bataille. On n’avait peur de rien ; on défiait le shérif, le maire, les aldermen ; on défiait les dragons absents, et jusqu’au terrible major qui faisait aux Molly-Maguires une guerre si acharnée.

En ce moment on le bravait, on l’appelait presque, ce flegmatique et intrépide soldat, dont le courage indomptable allait chercher les révoltés jusque dans la nuit de leurs cavernes. Et pourtant d’ordinaire son nom mettait du froid dans toutes les veines. Quelque mystérieuse puissance, disait-on, protégeait sa vie. Tant de fois déjà la vengeance des associés s’était émoussée contre une invincible cuirasse !

On le blessait. Le lendemain il montait à cheval, et, pâle, il guidait ses dragons jusqu’aux retraites les plus inaccessibles de la montagne.

Possédait-il un pouvoir surnaturel ?…

En quittant l’auberge du Roi Malcolm, le major Percy Mortimer remonta Donnor-street à pas lents. Midi approchait ; le soleil, passant par les échancrures des toits taillés à pic, tombait d’aplomb dans la rue.

Les gens du cabaret de Janvier O’Neil aperçurent au loin la couleur vive et les dorures de l’uniforme du major.

— Voilà un dragon ! s’écria Patrick Mac-Duff, du bourg de Knockderry. Que Dieu le protége s’il passe à portée de mon shillelah !

Patrick était un grand gaillard, rose, frais, bien découplé, qui ne mangeait de la viande qu’une fois l’an, le jour de Noël, comme tout paysan irlandais, mais à qui la pomme de terre et le gâteau d’avoine avaient merveilleusement profité.

— Gare au dragon ! répondit un chœur de voix échauffées.

Patrick Mac-Duff, qui buvait, commodément assis sur le pavé, se leva et fit faire à son bâton deux ou trois fois le tour de sa tête.

Une douzaine de garçons l’imita. Aux fenêtres on criait : « Courage ! » et on disait : « Bravo ! »

Tous les regards étaient fixés sur le major qui continuait de s’avancer.

Aux croisées du Roi Malcolm, d’autres regards également ennemis suivaient la marche de Percy Mortimer.

— Cela nous eût fait une mauvaise affaire, disait le procureur O’Kir, si nous avions porté la main sur un officier de Sa Majesté ; mais du diable s’il ne va pas rendre une petite visite à ses amis du Grand Libérateur !

— D’un côté, répondit le juge Mac-Foot, auteur du Traité des Visions dans la veille et des Abstractions de la chair, je suis content de ne m’être point mis en hostilité avec les lois du royaume ; de l’autre, je suis fâché de voir ce Moabite orgueilleux se carrer dans la rue et marcher la tête haute, comme un soldat du vrai Dieu.

— Celui qui aime l’épée périra par l’épée, murmura le bailli Payne. Il vaut mieux faire pendre un homme avec prudence, que de lui donner une chiquenaude à la légère.

— Voyez ! voyez ! ajouta Saunder Flipp qui venait lui-même apporter un bol de toddy, il se rend tout droit à l’auberge de ce mécréant d’O’Neil !…

— Que la malédiction de Dieu soit avec lui ! dirent les protestants scandalisés.

Gib Roe avait prêté aide à Joshua Daws pour emporter mistress Fenella qui ne voulait point reprendre ses sens. La jolie Francès les avait suivis, et toute la famille du sous-intendant de police avait gagné le logement qu’elle occupait au second étage de l’auberge du Roi Malcolm.

Si M. Daws était resté un instant de plus dans sa stalle auprès de la fenêtre, il eût revu en ce moment la grande figure brune qui, un instant auparavant, avait attiré si vivement son attention.

La grande figure était toujours à la même place, mais elle n’était plus seule. Au-dessous d’elle, à une autre ouverture de l’ogive, se montrait une tête de jeune homme, blonde et douce, dont les yeux bleus se fixaient avidement sur le major.

Il y avait dans ce regard de la tristesse et de la menace. Quant au géant, son visage exprimait un triomphe naïf. Il avait fait un coup adroit : le caillou auquel était attachée la sentence de mort signée Molly-Maguire avait frappé le major en pleine poitrine ; on ne pouvait mieux faire.

Le major était maintenant à moitié chemin du Roi Malcolm au Grand Libérateur.

Patrick Mac-Duff, qui commençait à distinguer ses épaulettes et son écharpe, ralentit le moulinet de son bâton et baissa la voix d’un ton.

Arrah ! dit-il, c’est un officier !… Pensez-vous qu’il faille le mettre dans le ruisseau, vous autres ?

— Un officier ne vaut pas mieux qu’un soldat, répliqua John Slig, tenancier sans bail, qui n’était point électeur, et n’avait pour payer le potteen de William Derry que ses bras et sa langue.

— À l’eau, l’habit rouge ! cria-t-on des fenêtres.

— À l’eau, l’habit rouge ! à l’eau ! répétèrent les paysans couchés sur le pavé.

Le major s’avançait toujours, suivi des malédictions protestantes, vers les catholiques menaçants.

Sa joue, qui avait la blanche et délicate carnation d’une joue de femme, n’était ni plus ni moins pâle que de coutume ; ses yeux froids gardaient leur impassible regard ; son pas restait lent et calme. On eût dit qu’il achevait en paix une promenade tranquillement commencée.

Le soleil, qui frappait les yeux des buveurs catholiques, les empêchait de distinguer les traits du nouvel arrivant.

Patrick Mac-Duff, à qui la clameur générale rendait du cœur, s’élança en avant de ses compagnons et brandit son lourd bâton au-dessus de sa tête.

Les autres marchèrent sur ses traces, chancelant et riant. Ils étaient ivres.

— Allez, mes chéris, allez ! disait-on aux fenêtres, forcez le Saxon à crier pour William Derry.

Évidemment Patrick ne demandait pas mieux, mais au milieu de sa course il s’arrêta brusquement, et son shillelah retomba le long de son flanc.

— Le major !… murmura-t-il.

Ceux qui le suivaient de plus près murmurèrent comme lui :

— Le major !…

Et ce nom, répété tout bas de proche en proche, arriva jusqu’à la porte de l’auberge du Grand Libérateur, franchit le tap, traversa le comptoir, et monta d’étage en étage.

Dans la rue on cessa de crier aussitôt ; on se tut dans le cabaret ; on fit silence aux fenêtres.

Ces hommes ivres, qui s’élançaient menaçants tout à l’heure, se rangèrent des deux côtés de la chaussée, laissant libre un large passage.

Patrick, d’un geste machinal, toucha son chapeau à petits bords en signe de respect.

Le major lui rendit son salut, et tout le monde se découvrit…

Ils sont ainsi faits, même aux heures d’ivresse. La main qui pesa sur eux fut si lourde, qu’ils ne savent point encore se redresser comme des hommes à la lumière du jour et hardiment proclamer leurs haines.

Ils furent esclaves si longtemps, que la vue du maître suffit encore à les courber. Ils peuvent bien, la nuit venue, prendre en main le fusil et la torche ; ils peuvent incendier, combattre, mourir.

Mais regarder un Anglais en face est au-dessus de leurs forces.

Il semble qu’ils aient honte d’être libres ou que leur liberté, proclamée, soit pour eux une décevante chimère. Ils ignorent l’usage calme et digne de leurs droits de citoyens. Ils ne voient point de milieu entre la violence sauvage et la puérile frayeur. Ils rougissent sous le regard comme des enfants menacés du fouet de l’école ; et ces mêmes hommes à qui les ténèbres et leurs masques vont donner une audace indomptable, fuiront le visage de leur ennemi au premier rayon de soleil, et se détourneront de sa voie comme s’ils étaient de faibles femmes.

S’ils ne se cachent pas à son approche, ils lui souriront, ils le flatteront, et leur bouche pourra, sans se blesser, couvrir la haine amassée sous de caressantes paroles.

Il faudra des années pour guérir cette lèpre de la servitude, de longues années de liberté ; comme il faudra des années de bien-être pour guérir la plaie chronique de la misère…

À travers la froideur habituelle du major Percy Mortimer, on eût distingué dans son regard, tandis qu’il traversait cette foule déguenillée, une pitié grave et profonde. Il perça lentement les groupes qui s’étaient ouverts pour lui donner passage, et son geste courtois répondit aux saluts de la foule.

Quand il fut passé, des murmures timides s’élevèrent. Patrick Mac-Duff remit son chapeau sur sa tête, ferma son gros poing et fit un geste de menace silencieuse.

À mesure que le major s’éloignait, le murmure grossissait. Quand le major eut tourné l’angle de la rue, le murmure se changea en une formidable clameur.

— À bas le Saxon ! cria Mac-Duff.

On fit chorus dans la rue, on fit chorus dans le comptoir, dans le tap, dans le parloir, et à tous les étages de la maison de Janvier O’Neil.

De tous côtés résonnait ce cri répété par mille bouches :

— À bas le Saxon !

On s’agitait, on brandissait les shillelahs ; on s’attaquait avec une frénésie folle à l’ennemi absent.

Puis toute cette colère tombant comme par magie, une joie vive succéda sans motif à ce courroux insensé. Des chants éclatèrent de toutes parts, coupés par des éclats de rire.

Le nom d’O’Connell retentit, entouré de fanatiques bravos.

Le potteen et l’ale se reprirent à couler.

— Longue vie à William Derry ! William Derry pour toujours !…

Pendant ce temps, la grande figure brune quittait son poste et laissait vide le trou de l’ogive. La tête blonde disparaissait à son tour, et Mahony le Brûleur descendait l’escalier en ruine de la maison abandonnée avec Jermyn, le dernier des fils de Mac-Diarmid.


III

Kate Neale.


La demeure de Mahony, ce géant que nous avons vu porter la torche de bog-pine dans la nuit de l’incendie, formait l’extrême pointe du Claddagh, l’un des faubourgs de Galway. C’était une sorte de masure chancelante construite en pans de bois à peine dégrossis ; elle s’ouvrait d’un côté sur le Claddagh, de l’autre sur une cour remplie de hautes herbes et d’orties, au delà de laquelle s’élevait la grande maison ruinée dont la façade noire regardait l’auberge du Roi Malcolm.

Mahony n’avait qu’un pas à faire pour se rendre au poste où nous l’avons aperçu dans la matinée.

C’était un homme de près de cinquante ans, aux cheveux noirs, crépus, parmi lesquels couraient çà et là quelques poils gris ; il avait une figure vigoureusement caractérisée, où les lignes se heurtaient avec rudesse, et qui dénotait plus d’énergie que d’intelligence.

Son histoire était celle d’un grand nombre de ses compatriotes. Il avait possédé sans bail une petite ferme au bord des lacs ; une année de détresse était venue, et l’agent du landlord l’avait impitoyablement chassé.

Mahony avait une femme et des enfants : bien longtemps il courut de village en village, demandant du travail pour ses robustes bras.

Il n’y avait point de travail.

Dans le Connaught, le pauvre tenancier qui se meurt de faim entre les murs nus de sa cabane n’a pas de quoi payer le labeur d’autrui.

Mahony avait mendié.

Mais là où chacun manque du nécessaire, qui donc pourrait faire l’aumône ?

Il y a bien en Irlande des mains secourables qui se tendent vers le malheur. Hélas ! ces mains sont vides le plus souvent, et le clergé catholique, subissant la misère qui l’entoure, n’a guère que des paroles consolantes pour suppléer à sa propre indigence. Il prie lorsqu’il faudrait aussi soulager, et sa bourse, tôt épuisée, ne garde qu’un jour le modique salaire qu’il doit au respect des fidèles.

La femme de Mahony devint malade ; ses enfants souffraient et avaient faim. Il regardait avec rage ses membres vigoureux qui, amaigris, montraient leurs muscles de fer.

Pas de travail pour conjurer cette famine qui pesait sur des êtres chers ! Il y avait bien de la haine dans le cœur de Mahony.

Un jour, de vagues rumeurs passèrent autour de ses oreilles ; il entendit un nom inconnu mêlé à des paroles vengeresses.

La nuit suivante il ne coucha point dans sa masure.

La ferme qu’il avait occupée longtemps sur le bord du lac Mask n’était plus le lendemain qu’un monceau de cendres.

Il s’était fait un grand renom entre les Molly-Maguires. On le connaissait à vingt lieues à la ronde dans les assemblées nocturnes, et il était célèbre parmi les payeurs de minuit sous le nom de Mahony le Brûleur.

Jermyn Mac-Diarmid et lui venaient d’entrer dans la masure. Ils s’étaient assis tous les deux le plus loin possible de Maud Mahony, autour de laquelle quatre ou cinq enfants jouaient dans la poussière.

— Femme, demanda le Brûleur, il n’est venu personne ?

— Personne, répondit Maud d’une voix triste. Qui donc viendrait chez nous, quand il y a du potteen plein la rue et des gâteaux d’avoine gratis à la porte de chaque taverne ?

— Attendons-le, reprit Mahony en s’adressant à Jermyn ; il ne peut tarder à venir.

Le dernier des fils de Mac-Diarmid était dans toute la fleur de cette beauté adolescente dont la peinture toujours bienvenue est l’un des plus grands charmes de la poésie antique. La jeunesse assouplissait encore cette grâce qui allait devenir vigueur. Ses traits gardaient une naïveté douce, et il semblait que des rêveries d’enfant pouvaient seules descendre sur ce front si pur, où des cheveux qu’eût enviés une vierge étageaient leur blonde richesse.

Et pourtant il y avait quelque chose en Jermyn qui déjà n’était plus l’insouciance heureuse de l’adolescent. Ses joues perdaient leur reflet rose ; sa bouche oubliait le frais sourire des jeunes années ; on lisait dans son regard une tristesse morne et comme une habitude précoce de souffrir.

Parfois ses sourcils se fronçaient sous l’effort d’une pensée inconnue, et alors sa physionomie si douce prenait soudain une expression de virile menace ; un feu sombre s’allumait dans ses yeux bleus ; une ride amère plissait sa bouche.

C’est que l’amour, qui rajeunit la vieillesse, mûrit bien vite le cœur des enfants.

Jermyn aimait, Jermyn était jaloux, et c’est souffrir cruellement que d’être jaloux à cet âge où le cœur vulnérable et désarmé saigne à la moindre blessure !

Jermyn avait mis sa tête entre ses mains et regardait le géant qui allumait paisiblement son dhourneen[7].

— Quand le caillou a frappé sa poitrine, dit Jermyn, quel air avait-il ?

— Quel air ? répliqua Mahony, toujours le même air, vous savez bien, Mac-Diarmid.… L’air qu’il aura le jour de ses noces et le jour de sa mort… Musha ! mon fils, quand avez-vous vu cet homme-là changer de visage ?…

— Il n’a pas eu peur ?… murmura Jermyn.

— Peur !… Non, sur ma foi, mon bijou !… pas plus peur aujourd’hui que ce soir de l’année dernière où il y avait dix couteaux dégainés autour de sa poitrine nue… On le tuera, c’est sûr, mon fils, mais on ne lui fera pas peur !

Jermyn passa une de ses mains sur son front.

— C’est un cœur brave et fort, pensa-t-il tout haut.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le géant. On prétend qu’il a le diable à son service. Moi, je crois plutôt qu’il sait tout bonnement jeter des sorts… Parlons raison, Mac-Diarmid. Comment expliquer autrement la conduite de Morris, votre frère ?

Jermyn ne répondit pas.

— Voilà trois fois, reprit Mahony, que Morris se mêle de ses affaires… Sans Morris, on peut bien dire cela devant vous, le major aurait déjà porté chez Satan sa face pâle et ses yeux immobiles… Il faut que Morris ait été ensorcelé.

Jermyn garda encore le silence, et le géant reprit en secouant les cendres de sa pipe :

— Voyez-vous bien, mon petit bijou, il y a quelque chose qui ne va pas droit dans la maison de Mac-Diarmid… Le vieux père est partisan d’O’Connell et nous traite de brigands : je n’y vois point de mal… d’ailleurs c’est un saint homme et il est en prison pour nous… mais Morris, un beau gars, pourtant ! a un sort sur la tête, bien sûr !… On dirait que le bog-pine lui fait peur… Il veut faire de nous des soldats, ma bouchal !… et, en attendant, voilà trois fois qu’il se met entre nous et un habit rouge… Et Owen, mon fils !… Owen qui a épousé Kate Neale, la fille d’un middleman !

— Elle n’avait plus d’asile, interrompit Jermyn, et il l’aimait.

— Il aimait, grommela Mahony, à la bonne heure… mais on dit qu’il y a un autre membre de la famille qui s’avise aussi d’aimer…

Jermyn mit sa main sur le bras du géant et le serra convulsivement ; ses sourcils s’étaient froncés, tandis que son visage devenait plus pâle.

— Tais-toi ! murmura-t-il d’un ton impérieux.

— Bien, bien, répliqua Mahony avec soumission. Ceux qui disent cela se trompent peut-être, mon joli gars… et, après tout, la noble heiress est au-dessus de nous… Maud, ma chérie, faites taire les enfants, ou je les écrase entre mes deux poings… En tout cas, Mac-Diarmid, vous êtes un bon, vous… et je suis sûr qu’il n’y a pas dans tout le Connaught un homme plus disposé que vous à envoyer le major à tous les diables.

— C’est un dangereux ennemi de l’Irlande, dit Jermyn en rougissant.

Le géant eut un sourire naïvement malicieux.

Arrah ! mon fils, s’écria-t-il, à qui le dites-vous ?… Mais voilà Dan qui revient de la prison.

— Quelles nouvelles de notre père, Dan ? demanda Jermyn.

Dan avait un visage triste et grave.

— Mauvaises, répondit-il sans franchir le seuil. Mac-Diarmid souffre et ne veut point être soulagé… Il repousse la liberté plutôt que de manquer aux ordres d’O’Connell… Rien ne peut le fléchir… O’Connell ! toujours O’Connell ! c’est son dieu !

— Pauvre père ! dit Jermyn.

— Que Dieu le bénisse ! ajouta Mahony ; c’est un saint homme, celui-là !

— Et les gens d’O’Connell, reprit Dan avec amertume, chantent joyeusement par les rues, tandis que le vieillard abandonné souffre… Venez, Jermyn ; l’heure avance, et l’on nous attend à la ferme.

Jermyn se leva aussitôt ; il échangea une poignée de main et quelques paroles rapides avec Mahony, puis il sortit en compagnie de son frère.

Orangistes et catholiques continuaient de boire et de s’ébattre aux portes des tavernes.

Les deux Mac-Diarmid traversèrent la ville à grands pas, regardant avec un mépris égal les joies folles des deux partis rivaux.

Ils passèrent sans se mêler à aucun groupe, sans adresser la parole à personne.

Une fois dans la campagne, ils poursuivirent leur route hâtivement. C’est à peine si quelques mots rompirent parfois leur silence à de longs intervalles.

Le jour commençait à baisser lorsqu’ils arrivèrent sur le versant du Mamturck, à la ferme de Mac-Diarmid.

Owen se trouvait seul en ce moment dans la salle commune avec la fille de Luke Neale, qui était maintenant sa femme. Le middleman avait été tué dans la nuit de l’incendie, en essayant de défendre sa ferme. Kate n’avait qu’un vague souvenir des événements de cette nuit terrible ; elle se rappelait confusément les heures de veille auprès de la couche du major blessé, puis son sommeil interrompu brusquement par l’arrivée d’un inconnu masqué de noir, puis encore son départ, et la course rapide du chariot dirigé par le valet de ferme Pat, qui l’avait conduite, ainsi que le major, dans une auberge de Tuam.

Elle savait bien que les auteurs de cette attaque nocturne étaient les ribbonmen ; mais elle ignorait que les fils de Mac-Diarmid fussent membres de cette association redoutable.

L’arrestation du vieux Mill’s lui semblait, comme à tout le pays, une iniquité ou tout au moins une erreur de la justice. Le vieux Mill’s passait à bon droit pour un des soutiens les plus fervents d’O’Connell, et chacun savait avec quelle sévérité le Libérateur traitait en toute occasion les associations secrètes.

Les fils du vieux Mill’s, si respectueux et si dévoués, pouvaient-ils avoir d’autres sentiments que leur père ?…

En ces temps malheureux où les catastrophes se succèdent sans relâche et où le deuil entre par toutes portes, la vie marche vite ; les plaies, tôt cicatrisées, ne saignent pas longtemps ; le bruit de la tempête étouffe les sanglots et les pleurs.

En des jours plus tranquilles, Kate Neale n’aurait point consenti à donner sa main si peu de temps après la mort de son père ; mais maintenant qu’elle était sans famille et qu’elle devait tout à la généreuse hospitalité de Mac-Diarmid, elle n’avait point cru pouvoir résister à l’amour impatient d’Owen.

Elle aimait Owen depuis son enfance. Au temps où Luke Neale était un pauvre paysan tenant une petite ferme sur le versant du Mamturck, les deux enfants s’étaient rencontrés bien souvent dans la campagne ; ils étaient beaux tous les deux, tous les deux francs et bons ; ils échangèrent leur foi

Plus tard, Luke suivit les conseils des gens de loi protestants de Galway ; il voulut faire fortune, et prit la route facile qui s’offre à chacun en Irlande : spéculer sur la misère.

La misère, on le sait, est ce qu’il y a de plus exploitable au monde. Luke se fit middleman ; on devient riche à ce métier, quand la vengeance du pauvre ne vous jette pas mort à la moitié du chemin.

Au bout de peu d’années Luke fut un fermier opulent ; il défendit à sa fille de voir Owen, qui était désormais trop pauvre pour prétendre à la main de Kate Neale.

Mais ces défenses sont vaines. Kate obéit peut-être ; elle continua d’aimer.

Il y avait sept mois maintenant qu’elle avait perdu son père ; l’amour heureux faisait diversion à sa peine ; son regret adouci laissait place en son cœur aux premières joies du mariage.

Mais elle était Irlandaise. Ce peuple, dont le caractère léger abrége tout, jouissances et douleurs, est constant pour un point : il n’oublie jamais la vengeance.

Kate voyait parfois dans ses rêves le pâle visage de son père mort. Elle demandait alors à son mari :

— Où sont les assassins de Luke Neale ?

Et quand Owen lui avait répondu par quelque subterfuge, elle tombait dans la rêverie et reprochait à son cœur de s’endormir et de trop aimer.

Elle voulait, la pauvre femme, se lever seule contre cette association mystérieuse qui l’avait faite orpheline. Elle voulait découvrir ces hommes qui tuaient dans les ténèbres et les jeter, dévoilés, sous la hache de la loi.

Et chaque fois qu’elle priait Dieu, elle lui promettait de venger son père.

Il n’y avait dans son âme, à part cette pensée, que miséricorde et amour. C’était une douce enfant, pieuse, bonne, dévouée. Depuis un mois que ses larmes séchées avaient fait place au sourire, elle avait donné à Owen tout le bonheur qui peut être le partage d’un homme. Ils s’aimaient ardemment et uniquement, leur tendresse mutuelle les isolait du monde et leur était un rempart contre la souffrance.

Car Owen, lui aussi, avait beaucoup à oublier. Le malheur était tombé sur la maison de Diarmid. Le vieux Mill’s, jeté dans une prison à la suite du meurtre de Luke Neale, attendait sa sentence. On n’avait point reçu depuis sept mois de nouvelles de Jessy O’Brien, la fille adoptive de Mac-Diarmid, la sœur chérie des huit frères, qui avait été la fiancée de Morris avant de devenir la femme de lord George Montrath.

Et à différentes reprises, de funestes rumeurs s’étaient répandues dans le pays. On disait que lady Montrath était morte ; on disait même que lord George avait pris déjà une autre femme.

Enfin, il y avait un Mac-Diarmid de moins. Natty, le cinquième frère, tué par une balle, était resté sur le gazon devant la ferme de Luke Neale…

Toute la famille était dehors en ce moment. Kate et Owen restaient seuls.

En l’absence de Joyce qui vaquait à des travaux de culture et qui s’était fait suivre par la petite Peggy, Kate préparait le souper commun ; elle attisait le feu sous le chaudron où cuisaient les pommes de terre, et rangeait d’avance les assiettes d’étain sur la table à la place de chaque convive.

Et partout où elle allait, Owen la suivait, dérobant çà et là un baiser, échangeant un sourire contre une douce parole…

Les bestiaux, qui étaient rentrés d’eux-mêmes à la chute du jour, se couchaient de l’autre côté de la corde et prenaient fraternellement l’herbe du soir.

Les deux grands chiens de montagne, accroupis des deux côtés du foyer, chauffaient leurs pattes dans les cendres et suivaient d’un œil endormi le gai combat du jeune couple.

À voir cette scène de calme et naïf bonheur, vous n’eussiez certes point cru que ce sol était celui de l’Irlande.

L’illusion vous eût emporté loin, bien loin de ce malheureux pays où les passions s’agitent avec frénésie et hâtent l’action mortelle du poison de la misère.

Tout aurait disparu à vos yeux, l’effort désespéré de la tyrannie orangiste, la sanglante colère du ribbonman et jusqu’aux bruyants échos de cette agitation interminable dont le fracas essaye d’étouffer la menace des deux partis qui sont en présence et se regardent.

Owen avait à peu près, vingt-trois ans, son visage franc et ouvert disait naïvement son bonheur. C’était un beau garçon, grand et fort, dont le front semblait vierge de toute pensée importune ; sa nature était d’être gai. Il avait été triste pourtant bien des fois dans sa vie, mais chaque fois que la joie revenait, il l’accueillait de tout son cœur.

Kate était une charmante fille d’Irlande, aux traits souriants, au regard vif. Le malheur récent l’avait bien un peu pâlie, et quelques rayons manquaient au feu de ses prunelles, mais à cette heure de repos heureux elle revivait égayée et se retrouvait elle-même.

Pendant qu’elle se hâtait pour terminer les apprêts du souper, ses beaux cheveux noirs voltigeaient çà et là effleurés par la lèvre d’Owen ; sa fine taille se balançait gracieusement, et, tandis qu’elle échappait aux mains de son mari, un malicieux sourire, entr’ouvrant ses lèvres roses, montrait, au demi-jour des chandelles de jonc, l’émail perlé de ses dents.

Le couvert était mis et les pommes de terre bouillaient dans la chaudière.

La tâche de Kate était accomplie.

Elle s’assit auprès d’Owen, leurs sourires amis se croisèrent. Ils se murmurèrent à l’oreille de ces bonnes paroles que les amants se disent mille fois et se disent tout bas, et qu’on désapprend, dit-on, après quelques mois de mariage.

Ils restèrent ainsi serrés l’un contre l’autre, heureux de se toucher et de se voir, et ne demandant rien à Dieu, sinon d’être ainsi toujours.

Depuis le jour de son mariage, Owen, par une sorte de tolérance muette, restait en dehors des actes de l’association ; Morris lui avait fait cette trêve.

On lui donnait quelques jours pour aimer bien et être heureux.

Et il jouissait ardemment de ce bonheur dont il devinait la limite prochaine. Il se hâtait de jouir, il buvait à longs traits cette coupe aimée qu’on allait lui arracher peut-être, à demi pleine encore…

Un bruit de pas se fit au delà de la porte sur la montée.

Owen et Kate s’éloignèrent instinctivement l’un de l’autre ; un nuage passa sur leur front naguère si radieux.

C’est qu’après un instant d’oubli la réalité revenait vers eux ; ils avaient chassé d’un commun accord d’importuns souvenirs, et la porte qui s’ouvrait allait donner entrée à de graves pensées de malheur.

Dan et Jermyn, venant de Galway, franchirent les premiers le seuil.

Jermyn parcourut la salle d’un regard impatient.

— Notre noble parente n’est pas encore de retour ? demanda-t-il.

— L’heiress aura prolongé sa promenade plus tard que de coutume, répondit Owen ; nous l’attendons.

Quelques instants s’écoulèrent, au bout desquels Joyce revint des champs avec Peggy.

Sam et Larry le suivirent de près.

Kate tira les pommes de terre de la chaudière et les plaça sur la table.

L’œil de Jermyn interrogeait la porte avec une inquiétude croissante.

La porte s’ouvrit enfin.

Ce fut Morris qui entra.

— Ellen ne vous suit-elle pas, mon frère ? demanda Jermyn.

— Je viens de loin, mon frère, répondit Morris, mais j’ai entendu le pas d’un cheval au pied de la montagne, et la noble Ellen ne peut tarder à revenir.

Ces paroles étaient à peine achevées lorsque la porte qui venait de retomber s’ouvrit de nouveau.

Ellen se montra sur le seuil ; ses cheveux noirs, épars, tombaient le long de sa joue pâle ; quelques gouttes de sueur perlaient à son front.

La respiration lui manquait comme si elle eût fourni une course désespérée.

Les Mac-Diarmid la saluèrent, comme d’habitude, avec amour et respect. Jermyn, dont les sourcils étaient violemment froncés, la contemplait d’un œil jaloux.

L’heiress rejeta en arrière le capuchon de sa mante rouge, et traversa la salle pour se rendre à son siége accoutumé.

Les Mac-Diarmid prirent place à leur tour et s’assirent, après qu’Ellen eut prononcé en latin la prière de bénédiction. Le souper de famille commença triste et silencieux.

À part quelques sourires échangés entre Kate Neale et Owen, aucun visage ne se dérida autour de la grande table. Durant tout le repas, la lumière inégale des chandelles de jonc n’éclaira que des traits mornes et des regards assombris.

La gaieté irlandaise faisait trêve : il y avait sous ce toit, où naguère la vie coulait si pleine, une grave et lugubre pensée.

Bien des siéges restaient vides maintenant. Le chef de la maison, prisonnier et menacé de mort, laissait là sa place inoccupée. Jessy n’était point revenue ; Natty était mort ; Mickey, le frère ainé, avait pris la route de Londres pour avoir des nouvelles de Jessy.

On avait mangé à la hâte, on avait porté tout bas la santé du vieux Mill’s.

Ellen avait à peine touché le mets rustique qui demeurait entier sur son assiette ; elle ne parlait point ; sa belle figure, où ces quelques mois écoulés avaient mis plus de pâleur, exprimait une préoccupation puissante. Ses grands yeux noirs restaient presque constamment baissés et n’allumaient plus aux rayons vacillants des chandelles de jonc leurs sombres reflets d’or.

Les convives respectaient son silence et sa rêverie ; Kate Neale se levait de temps en temps pour la servir comme si elle eût été une reine.

Et vraiment, assise comme elle l’était, toute seule, à la place d’honneur, environnée d’attentions respectueuses et tendres, elle semblait une reine en effet.

Jermyn seul osait suivre d’un regard obstinément avide les sentiments divers qui venaient se peindre tour à tour sur la physionomie de l’heiress. Il y avait dans les yeux du jeune homme une admiration sans bornes, mêlée à de jaloux élans de colère.

Il lisait comme en un livre ouvert sur ces nobles traits pâlis par un mystérieux travail. Il traduisait chaque mouvement, il interprétait chaque soupir, et dans sa poitrine son cœur battait douloureusement.

Ellen ne le voyait point ; elle ne voyait rien ; son âme était ailleurs.

Lorsqu’elle eut récité à genoux, devant une image grossière de la Vierge, la prière de tous les soirs, elle mit un baiser sur le front de Kate, et donna sa main à ses frères d’adoption ; puis elle se retira dans la petite cabane accolée au corps de logis principal.

Kate et Owen disparurent à leur tour.

Il ne resta dans la chambre que les cinq autres frères et Joyce, qui se jeta dans un coin sur la paille.

— Lève-toi, lui dit Morris, et remplis les cruches de potteen… Cette nuit il n’y aura que les femmes à dormir sous le toit de Mac-Diarmid.

Joyce obéit aussitôt ; les pots d’étain furent remplis, et les cinq frères s’assirent de nouveau autour de la table.

Chacun d’eux prit sa place accoutumée ; Morris seul en changea ; il alla s’asseoir sur le siége réservé à son père, comme s’il se fût institué le chef et le roi de la famille.

Il y avait en lui un air d’autorité grave et ferme ; on voyait que depuis longtemps sa tête s’était levée au-dessus de la tête de ses frères.

— Mickey va revenir cette nuit, dit-il ; je le sais… Nous l’attendrons… Et quand la lumière brillera au sommet de Ranach-Head, nous partirons ensemble… Quelles nouvelles de Tuam, Larry ?

— À Tuam, répondit ce dernier, on a fait grand bruit de bâtons, parce que quelques coquins venus de l’Ulster ont voulu chanter trop haut le nom de James Sullivan… Percy Mortimer y est allé rétablir l’ordre avec ses dragons… En définitive, on boit et on crie, voilà tout.

— Sam, reprit Morris, quelles nouvelles d’Headford ?

— On crie et on boit, répondit Sam ; avec un verre ou deux de potteen, les pauvres diables oublient qu’il y a un lendemain, et qu’au bout de l’ivresse ils retrouveront la famine.

— Et à Galway, Dan ? reprit encore Morris.

— Il faudrait adresser cette question à notre noble parente Ellen, interrompit Jermyn avec amertume ; j’ai vu ce matin sa mante rouge dans le Claddagh, et comme elle est revenue la dernière…

— Silence, enfant ! dit Morris d’un ton sévère.

— À Galway, reprit Dan, personne ne pense à nous, mon frère… On pourrait pendre Mac-Diarmid sans qu’il y eût un verre d’usquebaugh de perdu… William Derry pour toujours !… Ils attendent O’Connell, et ils sont fous d’avance.

— Ils sont si malheureux !… murmura Morris qui appuya sa tête sur sa main.

Il y eut un instant de silence.

Puis Morris passa ses doigts dans les boucles brunes de ses cheveux, et découvrit son front blanc et large où il y avait comme un héroïque reflet d’énergie intelligente et de robuste volonté.

— Ils sont si malheureux, répéta-t-il, qu’ils ne sentent plus leurs cœurs… On dit qu’après des années de captivité, le prisonnier, délivré de ses chaînes, ne peut ni se lever ni mouvoir ses membres engourdis… Libre, il reste inerte sur le sol. On lui crie : « Va-t’en, » et il demeure… ses fers lourds pèsent encore sur lui par le souvenir… Nous sommes ainsi, frères, et il faudra un coup de tonnerre pour secouer notre apathique torpeur.

— Ils sont lâches ! dit Sam avec mépris.

— Oh ! non ! s’écria Morris dont les yeux brillèrent ; ils sont braves !… mais ils ont tant souffert ! Ne les méprisez pas, Sam, et surtout ne désespérez point d’eux avant l’heure de la grande épreuve… Notre rôle, c’est de les relever ; notre mission, c’est de réveiller leur âme assoupie et d’y raviver cette immense haine qui est le salut de l’Irlande… Nous les avons vus s’armer pour quelque vengeance partielle, et nous nous sommes dit : « Soyons leurs chefs ; tournons le fer irlandais contre le véritable ennemi de l’Irlande… changeons les incendiaires en soldats, et que la dernière quittance signée par la pauvre Erin à l’orgueilleuse Angleterre soit une bataille… et soit une victoire !… »

— Oui, murmura Sam, nous nous sommes dit cela.

— Voilà passés depuis lors, ajouta Larry, plus des trois quarts d’une année…

— Et notre père est en prison, dit Sam.

— Et Natty est mort !… acheva Jermyn.

— Et Jessy est morte ! prononça une voix émue qui partait du seuil.

Les cinq Mac-Diarmid se levèrent à la fois. Mickey, dont le carrick était plein de poussière et qui portait en main son bâton de voyage, franchit le seuil.

— Jessy, ta fiancée, mon frère Morris, reprit-il en gagnant la table à pas lents ; nous avions juré de la protéger ; t’en souviens-tu ?

La force d’âme de Morris luttait en ce moment contre une douleur poignante. Son visage était calme ; son cœur se fendait.

— Soyez le bienvenu, mon frère Mickey, dit-il, et prenez place… nous vous attendions, et nous sommes heureux de vous revoir.

Sam, Larry, Dan et Jermyn avaient les larmes aux yeux.

— Pauvre Jessy ! dit Sam ; sans cette association maudite, nous aurions pu lui porter secours.

— Elle était si bonne !

— Et si belle !

— Et si douce !

— Elle nous aimait tant !…

— Elle aimait tant surtout notre frère Morris ! dit Mickey qui s’assit à sa place ordinaire, laissant le siége paternel à son cadet.

Morris avait aux lèvres un tremblement convulsif.

— Pitié, frère ! murmura-t-il ; vous savez bien que j’ai besoin de tout mon courage.

— Je t’obéis, Morris, répondit Mickey, parce que je t’ai accepté pour chef… mais que Dieu te pardonne de nous avoir retenus lorsque nous voulions passer la mer pour sauver notre sœur !…

— Pouvait-elle donc être sauvée ? demanda Sam.

Mickey garda un instant le silence. L’œil de Morris, brûlant et sec, se fixait sur lui et dévorait d’avance sa réponse.

— J’ai vu la tombe de la pauvre fille dans le cimetière catholique de Richmond, répondit-il lentement ; il y a sur la pierre le nom de Jessy O’Brien, morte à dix-neuf ans, épouse de Sa Seigneurie George lord Montrath…

Le souffle de Morris sifflait dans sa gorge…

Les autres Mac-Diarmid baissaient la tête, comme s’ils eussent voulu éviter son regard.

— Puis il y a le noble écusson de Sa Seigneurie, reprit Mickey, et une croix de marbre blanc sculpté, sur laquelle on a écrit : Priez pour elle

Mickey se tut. Il se fit un silence dans la salle. Au bout de quelques secondes, Morris se leva.

Son mâle et beau visage peignait l’angoisse d’une douleur en vain combattue. Ses yeux étaient baissés. Une larme longtemps retenue roulait sur sa joue qui semblait ne plus vivre.

— Prions pour elle, dit-il.

Les six frères s’agenouillèrent.

La voix de Morris, pénible et entrecoupée, récita les versets latins du De profundis.

Puis l’on entendit des sanglots. La fougue du caractère irlandais exagère durant un instant la douleur comme la joie. Sam, Larry et Dan se tordaient les mains en prononçant le nom de leur sœur d’adoption.

Jermyn et Mickey avaient repris leurs siéges.

Morris demeurait à genoux, les bras croisés sur sa poitrine.

Quand il se releva, son œil était humide encore.

— Mon frère Mickey, dit-il, vous ne nous avez pas tout appris… avons-nous un crime à venger ?

— Oui, répliqua Mickey.

Un frémissement courut autour de la table. Les yeux de Morris se séchèrent ; son regard brûla, son front se redressa menaçant et fier.

— Lord George l’a tuée ? murmura-t-il entre ses dents serrées convulsivement.

— Vous l’avez dit, mon frère Morris, repartit Mickey.

— Et lord George doit venir bientôt dans le Galway ?

— Lord George est arrivé, mon frère… Nous sommes voisins… Milord est installé à cette heure avec milady dans le château neuf de Diarmid… Nous avons traversé ensemble le canal Saint-George… Milady est une gracieuse femme, vraiment, la fille d’un noble pair… George Montrath est un heureux époux !

Le sang monta violemment à la joue de Morris ; sa colère rompit toute digue, et durant un instant il perdit cet empire absolu qu’il avait sur lui-même et qui donnait à sa volonté une invincible force.

Une malédiction rauque s’échappa de sa bouche, tandis que son poing fermé heurtait le chêne rugueux de la table.

Mais cela ne dura qu’un instant. Les autres Mac-Diarmid, qui interrogeaient du regard sa physionomie décomposée, virent son front rappeler tout à coup le calme vainqueur.

Un puissant effort avait dompté au dedans de lui son courroux soulevé. La pâleur était revenue à sa joue, et son œil froid désormais fit le tour de la table, répondant au regard avide de ses frères.

Ceux-ci attendirent encore quelques secondes, puis leurs têtes chevelues commencèrent à s’agiter ; leurs regards se croisèrent, et un murmure d’indignation s’éleva.

— Par le nom de notre père, dit Sam, cette lady Montrath sera veuve bientôt, je le jure !

— Sang pour sang ! s’écria Larry, c’est la règle.

Jermyn et Dan répétèrent :

— Sang pour sang !

Mickey leur imposa silence d’un geste où il y avait de l’amertume.

Il était l’aîné de la famille, et le choix commun l’avait fait descendre à la seconde place.

Morris était le chef, le maître ; Mickey n’avait peut-être point ce qu’il fallait de grandeur d’âme pour pardonner à son frère sa supériorité reconnue.

Il y avait en lui du dévouement, mais il y avait aussi de la vanité rebelle et comme une arrière-pensée de rancune. Mickey avait plus d’une victoire à pardonner à Morris.

Au dehors il lui obéissait, il le servait en fidèle lieutenant ; à la maison, il se souvenait trop que Dieu l’avait fait le chef naturel et qu’il avait droit au siége de son père absent. Il se soumettait ; il eût donné son sang pour défendre Morris, mais son orgueil révolté parlait tout bas au fond de son cœur. Malgré lui et à son insu, il écoutait ces sourdes colères qui étaient vieilles en son cœur et qui renaissaient à la vue de l’influence de Morris.

Cette influence était souveraine dans la famille. Les Mac-Diarmid, malgré leur turbulence native et la liberté de leurs paroles, se soumettaient toujours à la volonté plus forte du jeune maître. Ils discutaient, ils récriminaient, et ils obéissaient.

Sam, Larry et Dan avaient pour Morris une affection sans bornes, où il se mêlait du respect et une confiance absolue.

Jermyn, dominé par un sentiment unique, partageait à un degré moindre cette confiance et ce respect.

Il était le plus jeune et se souvenait de la protection dévouée de Morris qui avait entouré les années de son enfance. Mais il aimait et il haïssait.

Trois fois Morris avait sauvé la vie de l’homme qu’il croyait son rival.

Et comme il n’y avait rien dans le cœur de Jermyn qui pût rester debout en présence de ce sentiment unique par son origine et double en ses effets, il marchait avec froideur désormais dans la voie indiquée par son frère.

— C’est bien parler, enfants, dit Mickey en relevant son regard sur Morris, mais c’est parler trop tôt… Qui sait si Mac-Diarmid sera de notre avis ?

Morris avait baissé les yeux ; il n’y avait plus maintenant sur son pâle et noble visage aucune trace de colère, et l’on n’y aurait pu lire qu’une tristesse profonde.

— Jessy était ma fiancée, dit-il ; je l’aimais… oh ! je l’aimais tant, que son souvenir gardera mon cœur contre tout autre amour… Elle était mon bonheur et mon espoir, cet homme me l’enleva…

Il s’arrêta, et son œil noir plein d’un enthousiasme grave se tourna vers le ciel.

— Et cet homme l’a tuée ! dit Larry.

— Et vous n’avez pas encore dit : « Je la vengerai, » Mac-Diarmid ! ajouta Sam.

Mickey eut un sourire, comme s’il eût été heureux d’entendre une autre bouche que la sienne exprimer sa pensée.

— Qui sait si je ne l’eusse point aimée plus que l’Irlande ! reprit Morris dont la voix se baissa jusqu’au murmure, tandis que sa tête penchée s’appuyait sur sa main. Rien qu’à me souvenir du bonheur que je rêvais avec elle et pour elle, mon âme s’amollit, ma volonté plie et je sens des larmes sous ma paupière… Oh ! frères, combien je l’aimais !… Tout à l’heure, emporté par cette passion revenue, j’ai senti des paroles insensées qui emplissaient ma bouche et voulaient s’élancer au dehors… j’ai été sur le point de mettre une vengeance égoïste à la place de la vengeance de l’Irlande…

Morris s’arrêta encore.

Les fils de Diarmid écoutaient indécis ; ils cherchaient à comprendre.

— La volonté de notre frère, dit Mickey dont le sourcil se fronça, est que le meurtre de Jessy soit oublié et que Mac-Diarmid, qui n’a pas su la protéger, se dispense de la venger…

Le regard de Morris pesa dur et perçant sur la paupière de Mickey, qui rougit et se détourna.

— Ma volonté est que Mac-Diarmid soit tout entier à l’Irlande, dit-il. Mon avis est que Mac-Diarmid n’a pas le loisir de se venger tant que l’Irlande souffre…

Morris s’était redressé sur le siége paternel ; son front rayonnait une énergie sereine et un calme inspiré.

Il se fit un silence. Sam le premier tendit sa main au jeune maître par-dessus la table.

— Mac-Diarmid, dit-il, votre esprit voit plus loin que le nôtre… je vous crois et je ferai ce que vous ordonnerez.

Les autres frères suivirent l’exemple de Sam.

Mickey tendit sa main à son tour.

— Mon frère Morris, dit-il avec un soupir, je pense que j’ai eu tort… mais c’est que je songeais à la pauvre petite tombe où j’ai lu le nom de notre Jessy !

Le cercle se serra autour de la table.

Morris se leva et réveilla le valet Joyce qui dormait sur la paille.

— Allez voir au dehors, lui dit-il, si le feu est allumé au sommet de Ranach-Head.

Joyce sortit et revint un instant après.

— Le feu est allumé, répliqua-t-il.

— Avertissez Owen, notre frère, reprit Morris. Aujourd’hui est expiré le premier mois de son mariage. Il faut qu’il redevienne un homme et que sa tâche soit accomplie.

Joyce entr’ouvrit la porte du petit bâtiment où dormait autrefois le vieux Mill’s, et qu’habitaient maintenant Kate et Owen.

Il prononça le nom de ce dernier.

Owen parut aussitôt et reçut les ordres de Morris avec une résignation triste.

— Kate sera malheureuse, dit-il, car je ne puis lui apprendre où je vais… Elle croira que je ne l’aime plus… mais que votre volonté soit faite, Mac-Diarmid !

Morris lui donna sa main.

— Partons, reprit-il ; vous, Jermyn, restez.

Jermyn avait déjà le pied sur le seuil. Il s’arrêta et jeta à Morris un regard de défiance.

— Vous voulez encore sauver Mortimer ! murmura-t-il en fronçant le sourcil.

— Ma dette est acquittée, enfant, répondit Morris, et la vie de Mortimer est à ses ennemis.

— Pourquoi m’empêcher de vous suivre ?

— Parce qu’il ne reste que deux femmes dans la maison de Diarmid, mon frère, et que la fille des rois, la noble heiress, doit avoir une garde auprès de son sommeil.

Jermyn baissa la tête et s’éloigna de la porte.

Les autres frères passèrent, suivis de Joyce.

Au loin, du côté de la mer, et dans la direction de Kilkerran, brillait un feu rougeâtre qui semblait être parmi les nuages.

Les six frères remontèrent le Mamturck en tournant le dos au lac, et redescendirent vers la mer.

Jermyn se coucha sur la paille et ferma les yeux.

Il était seul dans la vaste salle. Une chandelle de jonc brûlait encore sur la table, éclairant vaguement les murailles enfumées et les saintes images qui les recouvraient. La voûte disparaissait complétement dans l’ombre, ainsi que les animaux qui dormaient de l’autre côté de la corde tendue.

Jermyn ne sommeillait point encore.

La lueur répandue dans la salle était si faible qu’on n’aurait point pu voir la porte de la retraite d’Ellen tourner lentement sur ses gonds.

Ce fut comme une blanche apparition qui se montra dans l’ombre.

La noble fille franchit le seuil sans bruit, et s’avança lentement vers Jermyn étendu sur la paille.

La lumière lointaine envoyait de vagues reflets à son pâle visage. Elle était tête nue ; ses longs cheveux noirs tombaient, dénoués, sur sa robe blanche, dont les plis libres laissaient deviner la grâce fière de sa taille de reine…

En un moment où la chandelle, ranimée par un souffle de vent, jetait une lueur plus vive, on aurait cru distinguer une larme qui se suspendait aux longs cils d’Ellen.

Mais la lueur se voila. Tout rentra dans la nuit grisâtre. Était-ce bien une larme ?…

La tête d’Ellen se dressait, hautaine. Son pas était calme. Son souffle égal soulevait doucement l’étoffe moelleuse de sa robe…


IV

L’heiress.


La retraite d’Ellen s’appuyait au mur occidental du logis des Mac-Diarmid. C’était une chambre beaucoup plus petite et moins élevée que la salle commune où nous avons assisté par deux fois au repas du soir de la famille.

Ses murailles, nues comme celles du logis principal, se cachaient çà et là sous des estampes grossières ; mais une sorte de goût délicat avait présidé à leur arrangement, et la main qui les avait choisies avait donné constamment la préférence aux antiques légendes où la piété se colorait de poésie.

Pour meubles, il y avait une espèce de commode en bois noir sculpté, dont la forme massive et lourde parlait des siècles passés. Le temps avait fait subir aux personnages représentés sur les panneaux de nombreux outrages ; on ne connaissait plus guère le sujet des scènes, et l’amateur le plus habile n’y eût point su déchiffrer l’idée de l’artiste ; mais néanmoins quelques figures restaient entières, et leur vigoureux relief accusait un art précieux.

Au-dessus de ce bahut, sur un socle enclavé dans le mur, se trouvait une Vierge de pierre qui tenait entre ses bras Jésus enfant, dont le front se couronnait de rayons d’or.

Cette sculpture semblait plus vieille encore que le meuble de bois noir. Elle portait les signes distinctifs de l’art barbare, et ses draperies ébauchées se roidissaient sur des contours à peine indiqués.

Une légende en caractères celtiques était gravée sur le socle et courait autour d’un écusson de forme ronde qui contenait une massue noueuse, un sceptre et un diadème.

C’était là l’unique héritage d’Ellen Mac-Diarmid.

C’était à la fois son blason et son histoire. Ces vieux débris étaient à elle, et cela suffisait pour tracer autour de la noble fille un cercle mystique, commandant le respect à tous.

Ellen était la fille d’un pauvre homme qui avait labouré durant sa vie un champ étroit et aride, à peine suffisant pour lui donner la nourriture de chaque jour. Cet homme avait eu besoin bien souvent, pour ne point mourir de misère, des secours du vieux Mill’s et de ses enfants. Mais cet homme était de race souveraine ; il descendait en ligne directe de Diarmid le Roux, roi des Îles, avant l’invasion danoise.

À un certain jour de l’année, tout ce qui portait le nom de Mac-Diarmid dans le Connaught se réunissait autour de la cabane du pauvre homme qui se nommait Randal et qu’on appelait l’heir (l’héritier). On dressait une table dans son champ : il présidait, assis sur un siége élevé, au festin que lui donnaient les débris dispersés de l’antique tribu.

On parlait du passé lointain, des jours où le chef du clan portait une couronne ; des temps plus rapprochés où le même chef, descendu au titre de lord, possédait encore un domaine de prince et ne pouvait point apercevoir, en montant sur la plus haute tour du château de Diarmid, un pouce de terre qui ne fût de son héritage.

On se disait comment toutes ces richesses avaient passé une à une aux mains rapaces des protestants, et l’on se demandait si le doigt de Dieu ne relèverait pas quelque jour une race jadis si puissante et tombée si bas sous le poids de son courroux !…

On allumait des cierges autour de la Vierge de pierre ; on chantait de vieux cantiques et des hymnes de guerre qui avaient traversé de bouche en bouche des générations de guerriers libres et des générations d’esclaves…

Et l’on criait malédiction sur lord Montrath, le fils des spoliateurs, dont la maison moderne s’élevait à quelques pas des vieilles tours, et, opulente, semblait railler leur décrépitude abandonnée…

Ellen, à la mort de son père, avait été recueillie par le vieux Mill’s, son parent éloigné. Elle avait emporté la Vierge de pierre. En Irlande, le pouvoir des traditions est sans bornes ; Ellen, tombée jusqu’à la pauvreté, restait pour les habitants du pays, et surtout pour la famille, l’objet d’un culte pieux ; elle était toujours la fille des puissants lords et l’heiress, l’héritière unique de la branche royale de Diarmid.

Il ne serait jamais venu à l’esprit du vieux Mill’s ou de ses enfants de lui demander compte de ses actions. Elle était libre ; on eût regardé comme un crime, dans la maison de Diarmid, d’épier sa conduite ou de vouloir pénétrer ses secrets. Elle était reine ; chacun obéissait à ses moindres caprices.

Et pendant bien longtemps il y avait eu comme une auréole de joie autour du front insouciant de la jeune fille. Mill’s était son père respecté ; les fils de Mill’s étaient ses frères ; sa vie coulait paisible et douce ; le repas commun s’égayait à ses radieux sourires.

Le jour, elle courait avec Jessy O’Brien, sa compagne aimée, jusque sur les crêtes blanches du Mamturck ; elles allaient, causant et chantant, les deux belles filles, poursuivant l’ombre rare des bois ou perdant leurs limpides regards dans le lointain bleu du paysage.

D’autres fois Ellen avait fantaisie d’être seule ; elle s’asseyait sur le dos d’un poney rapide et dévorait l’espace, cherchant à tromper l’inquiétude vague de son âme de vierge qui s’éveillait.

Sa course l’emportait jusqu’à la mer. Elle gravissait les énormes masses basaltiques que la tradition dit avoir été entassées par la main des géants. Elle suivait ces féeriques colonnades et ces escaliers prodigieux dont la bizarre et gigantesque structure semble le produit d’une imagination de poëte ; elle franchissait ces ponts surnaturels dont l’arche tremble au-dessus de l’abîme.

D’autres fois encore, elle descendait au bord des grands lacs ; sa main blanche maniait la rame, et, cachée dans la brume épaisse, elle voguait d’île en île, chantant à son insu et rêvant doucement.

Puis, le soir venu, elle remontait le Mamturck et s’asseyait à la table de famille auprès de Jessy O’Brien, la joyeuse enfant qui lui souriait et qui l’aimait…

C’étaient des jours bien heureux. L’étranger pouvait posséder les riches domaines de Diarmid et asseoir sa demeure toute neuve auprès du vieux château qui chancelait.

Ellen n’allait point songer à ces splendeurs passées. Elle n’avait ni désirs ni regrets ; elle était heureuse de vivre, heureuse d’être belle, et sa prière montait vers Dieu le soir, comme un doux chant de reconnaissance et d’amour.

Maintenant Ellen était triste ; ses grands yeux noirs avaient appris les larmes.

Tout avait changé autour d’elle : Jessy n’était plus là ; le malheur s’asseyait à la table de Mac-Diarmid. Il n’y avait plus que des visages sombres sous ce toit où régnait naguère un calme et souriant bonheur.

Mais ce n’était pas pour cela seulement qu’Ellen était triste
 

À droite de la Vierge de pierre se trouvait un lit étroit, sans rideaux, et qui touchait à la muraille. Ce lit, formé d’un bois grossier, sur lequel s’étendait un matelas unique, était blanc et frais. Dans la ruelle, il y avait un crucifix de faïence surmontant un bénitier. Au pied, un matelas de paille servait de couche à la petite Peggy.

Deux chaises en forme de baquet et une harpe rustique complétaient l’ameublement de la chambre d’Ellen.

Vis-à-vis du lit, s’ouvrait une fenêtre basse qui donnait sur le versant de la montagne et d’où l’on apercevait, lorsque le soleil éclairait le paysage, la plaine cultivée, le Connemara, les vertes hauteurs de Kilkerran, Ranach-Head, les ruines échancrées de Diarmid, et, à l’horizon, l’azur foncé de la mer.

En quittant la salle commune, Ellen déposa son flambeau sur l’antique commode. Elle jeta loin d’elle sa mante rouge, humide encore de rosée, et dénoua ses longs cheveux noirs qui ruisselèrent, lourds et mouillés de sueur, le long de son visage.

Ses deux mains pressèrent son front qui brûlait. Machinalement et sans y penser, sa bouche répétait les paroles latines de la prière du soir, qu’elle venait d’achever.

Le calme qu’elle avait montré durant le repas était un masque ; ce masque tomba. Les regards égarés de la jeune fille parcoururent la chambre, comme si elle eût cherché un objet invisible et mystérieux.

Son sein soulevé bondissait ; on entendait sa respiration pénible et précipitée ; la sueur perlait sous ses cheveux.

Elle se laissa choir au pied de son lit et sa poitrine rendit un gémissement sourd.

Durant quelques secondes elle demeura immobile et comme affaissée sous le poids d’une détresse navrante ; puis elle se redressa tout à coup vivement, et gagna d’un saut la fenêtre qu’elle ouvrit.

La nuit était fraîche et calme ; le regard d’Ellen interrogea avidement les ténèbres et se dirigea vers les hauteurs de Kilkerran, qui se rétrécissent et s’aiguisent pour former, vis-à-vis de l’île Mason, le cap de Ranach, dont l’extrême pointe est couronnée par les ruines du château de Diarmid.

La plaine, les montagnes, la mer, tout disparaissait dans la nuit.

Ellen joignit ses mains et leva les yeux vers le ciel en un mouvement de reconnaissance passionnée.

— Il n’y a pas de feu !… murmura-t-elle. C’est un jour de répit. Demain Dieu m’inspirera peut-être un moyen de le sauver !

Elle revint lentement vers le lit, et s’assit sur la couverture.

Ses traits gardaient leur pâleur mate, et il y avait toujours dans ses yeux un insurmontable effroi ; mais sa poitrine s’apaisait par degrés, et les convulsifs tressaillements qui l’agitaient naguère faisaient trêve.

Ses belles mains blanches se croisèrent sur ses genoux ; sa tête se pencha, inondée par les masses ruisselantes de ses cheveux, jusqu’à toucher sa poitrine.

— Le sauver ! répéta-t-elle d’une voix sourde. Oh ! il ne veut ni se défendre ni fuir !… Dieu a mis en son cœur cet orgueilleux courage qui se plaît à défier la mort… Pitié, sainte Vierge ! ayez pitié de moi !… protégez-le, protégez-nous !

Deux larmes brûlantes roulèrent le long de sa joue et tombèrent sur sa main.

Elle releva lentement sa tête, rejetant en arrière d’un mouvement paresseux le voile que lui faisait sa chevelure. Son noble visage apparut, suppliant et dévot ; son regard éteint se rallumait à l’ardeur de sa prière.

Elle était belle ainsi comme les saints anges de Dieu, et il vous eût fallu l’adorer. Ce qui dans sa nature était trop hautain et trop fier se courbait à cette heure de solitude et d’angoisses. Son âme s’agenouillait devant le Seigneur et humiliait dans l’oraison l’orgueil indompté de sa pensée.

C’était une pauvre femme brisée par la douleur. Ses yeux dardaient leur élan vers le ciel sourd, ou retombaient alanguis, et se baignaient dans les larmes…

Ou bien encore son cœur, révolté soudain, renvoyait le sang à sa joue. Elle se redressait dans sa vigueur éprouvée ; son œil brûlait, farouche, sous la frange relevée de ses longs cils, et son front orgueilleux semblait défier l’excès de son martyre.

Et qu’elle souffrait, mon Dieu ! Elle aimait un Anglais, elle, la fille des grands lords dépouillés par l’invasion anglaise ; elle aimait un soldat protestant, elle, la servante exaltée de la Vierge mère, patronne du catholicisme ; elle aimait le major Percy Mortimer !

Elle l’aimait de toutes les forces de son âme ; elle l’aimait d’autant plus que c’était un amour insensé, coupable, impossible, et qu’elle avait plus vaillamment résisté à ses victorieuses atteintes.

Pauvre Ellen !…

Mais ne les vîtes-vous point fières quelque jour, et insouciantes et bravant les choses de l’amour ? Ne vous sembla-t-il pas que la passion dût glisser toujours sur l’âme de ces dures enfants, comme glisserait la pointe d’une épée sur un bouclier de cristal poli ?…

Il y avait tant de dédain dans ces sourires de vierges !…

Et quelques mois plus tard, vous les retrouvâtes courbées. Elles pleuraient. Leurs joues étaient pâles. Leurs yeux mouillés priaient. Elles aimaient.

C’est que cette impénétrable égide de cristal poli qui brise la pointe des épées laisse passer les chauds rayons du soleil.

Ellen, depuis les jours de son enfance, était au milieu de cette famille amie comme une idole chèrement vénérée. Le religieux respect du vieux Mill’s et de ses fils l’avait mise sur un piédestal d’où elle dominait de trop haut ce qu’elle aurait voulu aimer.

Longtemps son cœur, qui cherchait où se prendre, n’avait trouvé autour de soi que froideurs timides et craintes agenouillées. Les fils du vieillard la regardaient d’en bas. Ils s’arrêtaient aux bords du cercle fatal tracé par le culte traditionnel. Aimer l’heiress autrement qu’une sainte du calendrier catholique leur eût semblé un sacrilége.

Jessy elle-même, sa sœur d’adoption, arrêtait souvent avec effroi les élans de sa douce tendresse. Elle avait peur d’aimer trop ; chaque baiser donné ou reçu lui causait une sorte de remords. On eût dit qu’elle voyait encore au front de sa noble parente la couronne d’or de Diarmid des Îles.

Il en est ainsi dans ce coin du Connaught où se réfugia, au temps des conquêtes, la vieille nation irlandaise. Dix siècles ont passé sur ces souvenirs héroïques, et ces souvenirs restent debout.

Ils se dressent après tant d’années, comme ces tours rondes que garde çà et là l’antique sol hibernien et qui marquent, dit-on, la place où se livra quelque grande bataille aux jours oubliés de l’ère païenne. Les savants se disputent autour de leurs flancs de granit ; les antiquaires mesurent leurs circonférences égales et comptent leurs quatre ouvertures qui regardent invariablement les quatre points cardinaux.

Qui fonda ces murailles éternelles ? Sont-ce des observatoires, des temples, des sépultures ?…

On ne sait plus ; mais ils ne chancellent pas encore.

Nos neveux s’arrêteront comme nous devant ces tours mystérieuses et aussi impérissables que les traditions obstinées du peuple irlandais…

Ellen était seule au milieu de la gloire bizarre que lui faisait cette religion du passé.

Pauvre paysanne, son sort était comme une parodie mélancolique de ces royales destinées qui, trop hautes, coulent tristes et solitaires au dessus de l’heureux niveau des communes affections.

Tout, autour d’elle, lui disait de fermer son cœur, son cœur généreux et jeune qui devinait déjà les joies d’aimer.

Un seul, parmi les fils de Diarmid, plus faible ou plus ardent, laissait son âme rêver d’Ellen et mêlait en ses veilles les élans d’une tendresse fougueuse aux sourds déchirements du remords. Mais c’était un enfant. Son amour se taisait. Il avait honte et frayeur. Il se reprochait sa passion comme un crime, il n’avait garde de la montrer, et ne savait que souffrir tout bas.

Ellen, en ce temps, n’avait jamais arrêté sa pensée sur Jermyn.

Un jour, il y eut bien de la douleur sous le toit de Diarmid. Jessy O’Brien, la nièce chérie de Mill’s et sa fille d’adoption, avait disparu.

C’était une pure enfant bien douce et gaie, et bien timide. Elle aimait Morris Mac-Diarmid depuis qu’elle connaissait son cœur, et Morris l’aimait. Leur amour mutuel était de ceux que le temps cimente et affermit, amours pleins de dévouement sûr et de constance éprouvée, amours confiants, heureux, tranquilles, dont la racine est au fond de l’âme.

Jessy n’était point hardie comme Ellen. Elle ne savait point gravir ces merveilleux escaliers de basalte qui pendent au-dessus de la mer ; le long des côtes occidentales de l’Irlande. On ne chercha point son cadavre au pied des hautes falaises.

Lord George Montrath était venu, pour la première fois de sa vie, passer huit jours avec quelques compagnons de plaisir dans ses terres d’Irlande.

Il n’avait jamais vu, et telle est la règle fashionable, ni ses châteaux, ni ses parcs magnifiques, ni les splendeurs sauvages de ses domaines.

Il trouva tout cela fort beau. Il chassa. Il ne s’ennuya point trop.

Quelques pauvres familles pleurèrent après son départ, parce que les filles de l’ouest sont belles et que milord avait cru de son devoir de donner un peu de plaisir à ses honorables hôtes, en dehors de la chasse et des courses à cheval.

Ce fut le jour de son départ que Jessy O’Brien manqua pour la première fois au repas de famille.

Avec elle manquèrent Molly Mac Duff, la perle de Knockderry, Madeleine Lew, la reine du Claddagh de Galway, et d’autres.

Le vieux Mill’s dit :

— Enfants, il faut sauver votre sœur.

Il avait des larmes dans les yeux.

Morris se leva, prit des armes et sortit.

Le soir, grâce aux poneys errants, il avait traversé les bogs entre Headford et Ballinasloe. Il coucha dans quelque ferme du comté de Roscommon, et reprit au point du jour la route de Dublin.

Morris allait à Londres. C’est là seulement qu’on est sûr de trouver les landlords irlandais.

Le vieux Mill’s se rendit avec sa famille à Galway.

Il vendit une chaîne d’argent qui avait des siècles d’âge. Ellen vendit un bracelet d’or qui était toute sa fortune.

La famille entière s’embarqua sur un paquebot qui emportait à Londres le capitaine de dragons Percy Mortimer, rappelé sur les doubles plaintes des catholiques et des protestants.

Percy Mortimer était venu en Irlande avec des instructions du ministre. On lui avait ordonné de tenir la balance égale, autant que possible, entre les deux partis, et de surveiller pareillement la folie orangiste et le désespoir catholique.

Il avait fait son devoir.

Il s’éloignait, écrasé sous la haine des deux camps rivaux. O’Connell et lord George Montrath avaient demandé tous les deux sa destitution, et son supérieur, le lieutenant-colonel Brazer, avait vivement apostillé la requête. C’était un vieux soldat, encroûté protestant, jaloux de la confiance accordée à un officier plus jeune. Il détestait Percy du meilleur de son cœur, et avait maintes fois envoyé contre lui des notes accusatrices, restées jusque-là sans effet…

Percy Mortimer avait la confiance d’avoir accompli sa tâche. C’était un homme fort. Devant ce coup qui brisait sa carrière brillamment commencée il demeura ferme.

Il y avait sur le paquebot des orangistes et il y avait des catholiques. Chacun fuyait le soldat en disgrâce. Les protestants s’éloignaient de lui avec tout le dédain de leur morgue bouffie ; les papistes s’enhardissaient, voyant son calme austère, jusqu’à railler tout haut sa déconvenue.

Percy Mortimer ne prenait point garde aux railleries et restait au-dessus du mépris.

Il se promenait sur le pont, seul et silencieux. Son maintien avait une réserve courtoise. Il n’y avait en lui ni abattement ni hauteur.

Parfois, lorsque l’ombre descendait sur la mer, il allait s’asseoir à l’écart contre le bordage. Il demeurait là, pensif et absorbé, jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Son visage froid s’éclairait alors d’intelligence vive, et une fière audace venait parmi la pâleur de son front.

Il était beau comme un héros, beau et vivant et riche d’énergie. Mais si un regard croisait le sien, l’auréole s’éteignait à son front. Son visage, blanc comme celui d’une femme, reprenait l’immobilité du marbre.

Il va sans dire que les Mac-Diarmid le fuyaient comme les autres. Un soir, Ellen alla s’asseoir auprès de lui.

Mill’s et ses fils, étonnés, la virent adresser la parole au proscrit et lui sourire. C’était devant tous les passagers assemblés.

Ellen n’avait point de rougeur au front, et ses traits gardaient leur candeur fière.

Les Mac-Diarmid éprouvèrent une sorte d’horreur superstitieuse à voir la fille des rois descendre jusqu’à ce soldat saxon. Ils étaient partagés entre leur respect pour Ellen et le désir de rompre violemment cet entretien, qui était à leurs yeux un scandale.

Mais le respect l’emporta. Ils se groupèrent à l’autre extrémité du pont et se bornèrent à épier de l’œil cette bizarre entrevue.

À mesure qu’elle se prolongeait, la surprise du vieillard et de ses fils se chargeait de malaise davantage. Ce n’était pas du malaise seulement qu’éprouvait Jermyn ; son regard brûlant jaillissait sous ses sourcils contractés, et tombait sur Percy Mortimer comme une sanglante menace ; ses tempes se mouillaient de sueur, et de convulsifs tressaillements agitaient les boucles blondes de ses cheveux.

L’enfant s’éveillait homme aux navrantes atteintes de la jalousie ; une angoisse inconnue lui brisait le cœur, et il pouvait mesurer, à son martyre, la fougue passionnée de son amour.

Il restait cependant auprès de ses frères, anéanti par le sentiment de son impuissance. Il eût voulu s’élancer vers cet homme qu’il devinait son rival ; il avait soif de son sang ; mais frapper et se venger, c’était soulever un coin du voile qui couvrait sa téméraire pensée : il avait peur. Sa colère, contenue qu’elle était, lui semblait déjà un aveu, et il détournait la tête pour éviter le regard de ses frères.

Il y avait tant de distance entre lui et sa noble parente ! et un Mac-Diarmid était le dernier qui pût franchir ces barrières, imposées par la religion de famille.

Ellen et Percy Mortimer s’entretinrent jusqu’à l’instant où les ténèbres envahirent le pont du paquebot. Au moment où ils se séparèrent, les traits du jeune capitaine exprimaient une admiration émue ; il baisa respectueusement la main de sa belle compagne, dont le front gracieux s’inclina en signe d’adieu.

Jermyn serrait son cœur à deux mains et se sentait défaillir.

Ellen revint d’un pas tranquille vers son père d’adoption ; elle ne prononça pas une parole qui pût avoir trait à ce qui venait de se passer. Mill’s et ses fils se turent également.

Cette nuit, Ellen dormit un calme sommeil ; les vagues inquiétudes qui commençaient à poindre en son cœur de jeune fille firent trêve. Elle eut de bien beaux songes, et il lui sembla qu’une main surnaturelle relevait les murailles écroulées de son noble château de Diarmid…

Ellen avait une belle âme, pieuse et fière. Elle avait grandi, libre de tout frein, sans autres enseignements que les conseils timides de son père d’adoption et les leçons du pauvre prêtre catholique de Knockderry.

Celui-ci avait le droit de parler haut, même à la fille des grands lords, parce qu’il parlait au nom du ciel ; mais il ne savait point les choses du monde, et ses naïves exhortations n’avaient pu donner à Ellen ce fil conducteur qui guide dans les mille sentiers de la vie.

Une fois qu’Ellen eut perdu de vue les têtes grises du Mamturck et les longues grèves de la côte de Galway, tout fut nouveau pour elle. À part la digne courtoisie que l’hospitalité du vieux Mill’s lui avait enseignée, elle ne savait rien du code compliqué qui régit les relations mondaines.

Elle était habituée à dominer tout ce qui l’entourait, et il y avait en elle une croyance dépouillée de tout orgueil qui la faisait supérieure aux autres créatures humaines.

Le respect en quelque sorte religieux des Mac-Diarmid, sa naissance si souvent exaltée autour d’elle, les souvenirs à chaque instant évoqués de la splendeur de ses aïeux, tout contribuait à lui faire un piédestal qui mettait au niveau de ses pieds les têtes de la foule.

Elle en était plus malheureuse que fière, mais elle croyait sincèrement à ces grandeurs illusoires dont on la berçait depuis l’enfance.

Elle avait vu le capitaine Percy Mortimer seul et entouré de l’aversion de tous. Son âme généreuse s’était émue, elle ne savait pourquoi. Habituée à suivre sa première impulsion et à ne rendre compte de ses actes à personne, elle était allée, comme toujours, où son cœur l’appelait.

C’était une sorte d’aumône qu’elle avait cru faire, peut-être, au proscrit ; et quand elle lui eut donné quelques instants de sa présence secourable, elle ne sentit point de trouble au fond de sa conscience.

Le lendemain seulement, au réveil, le souvenir de cette soirée lui revint ; elle revit cette belle et froide figure du soldat saxon qui s’était un instant animée à son sourire ; elle crut entendre les sons de cette voix grave qui s’était faite si douce pour lui dire : « Au revoir. »

Et les façons de cet homme, à mesure qu’elle se souvenait, lui semblèrent si nouvelles !… Il y avait tant de différence entre l’intérêt des quelques paroles échangées et l’ennui uniforme du culte domestique qui l’entourait naguère !…

C’était tout un horizon qui s’ouvrait devant elle.

Vers le coucher du soleil, Ellen retourna s’asseoir le long du bordage, auprès du capitaine Percy Mortimer.

Elle y resta bien longtemps, si longtemps que Jermyn en perdit patience.

La jalousie le rendait fou.

Au moment où Ellen se levait pour se retirer, elle vit, entre elle et Percy, la forme d’un homme qui se dressait, le couteau à la main.

Ellen mit sa poitrine au-devant de l’arme, et Jermyn s’enfuit en pleurant.

Percy Mortimer avait reçu Ellen dans ses bras ; Ellen sentit ses membres se glacer et son front devenir brûlant…

Cette nuit, au lieu de son sommeil de vierge, elle eut d’ardentes veilles, toutes pleines de joies sans motifs et de souffrances inconnues.

Le jour trouva ses beaux yeux ouverts ; elle sourit à l’aube naissante, mais il y avait sous sa paupière des larmes à peine séchées.

Elle aimait ; elle ne le savait point. Avec l’amour un instinct nouveau s’était éveillé en elle.

Quelque chose lui disait de fuir cet homme qui avait chassé le repos de sa couche.

Mais en même temps un irrésistible attrait l’entraînait à le revoir.

Il n’y eut en elle qu’un instant de combat entre ces deux sentiments contraires.

Il faut l’éducation pour rendre victorieux le premier instinct de pudeur, et cette frayeur qui naît en même temps que l’amour est faible contre la passion ignorante.

Du combat, il ne reste rien, sinon un naïf besoin de mystère.

Ellen revit le capitaine Percy Mortimer, vers qui son cœur s’élançait malgré elle ; mais elle fut plus prudente que les premiers jours, et les hôtes du paquebot n’assistèrent point à cette troisième entrevue.

Ce furent quelques mots échangés, de l’émotion et un silence qui parlait.

Jermyn était cloué à son lit par la fièvre.

Le paquebot entra dans la Tamise. Ellen et Percy ne s’étaient point dit qu’ils s’aimaient ; mais il s’était fait entre eux un involontaire échange de confidences.

Ellen avait appris au capitaine le motif du voyage de la famille ; Percy avait dit à Ellen que sa vie était vouée au labeur ingrat d’une entreprise qui dépassait peut-être les forces d’un homme.

Il avait dévoué sa jeunesse à l’accomplissement d’une grande pensée ; il s’était fait le bras d’une vaste intelligence ; il avait passé deux années en Irlande à préparer les bases d’un traité de paix entre les passions qui déchirent ce malheureux pays.

Protestant, il avait opposé une digue aux furieux envahissements des prétentions protestantes ; et en même temps il avait poursuivi, l’épée à la main, les ténébreux bataillons du whiteboysme.

Et il succombait déjà sous les haines liguées des deux partis extrêmes ; son dévouement portait ses fruits…

Ellen comprenait vaguement et admirait qu’on pût tirer l’épée pour conquérir la paix.

La tâche de Percy lui apparaissait grande et noble ; elle la voyait à travers son amour naissant et s’habituait vite à chercher ailleurs que dans le triomphe absolu des catholiques le salut de sa chère Irlande.

Percy était pour elle le sauveur de son pays, et qu’elle était heureuse d’avoir un prétexte de plus pour admirer et pour aimer !

Dès ce moment son cœur était donné sans réserve.

 

Morris avait traversé les comtés de l’Irlande et ceux de l’Angleterre. Il était à Londres depuis un jour lorsque son père et ses frères quittèrent le paquebot.

Il les attendait devant la douane.

Percy Mortimer entendit prononcer le nom de Richmond. Il sut où il devait se rendre pour revoir Ellen.

Lord George Montrath possédait, en effet, une maison de plaisance au-devant de Richmond.

Morris, en vingt-quatre heures, avait pris toutes les informations nécessaires ; son plan était prêt.

Il était environ deux heures de l’après-midi, au moment de l’arrivée. Le vieillard et ses fils, accompagnés d’Ellen, traversèrent Londres pour prendre à pied le chemin de Richmond. La nuit était presque venue lorsqu’ils atteignirent les premières maisons de la ville.

Morris leur montra du doigt une gracieuse demeure qui regardait la Tamise, du haut d’un coteau verdoyant.

Et il leur dit :

— C’est là !

On s’arrêta. Le vieux Mill’s, appuyé sur son bâton, regarda longtemps ce noble manoir qui était la prison de sa fille adoptive. Le vent de la rivière soulevait les longues mèches de ses cheveux blancs. Ses yeux étaient humides.

Le regard de Morris restait sec. Il avait perdu cet air de santé robuste qui faisait de lui naguère un des plus joyeux garçons de Knockderry ; sa joue était creuse et pâle ; la fièvre brûlait dans ses yeux.

On se remit en marche.

Le voyage avait épuisé à peu près les ressources de la famille. L’Heiress eut néanmoins un lit dans l’un des hôtels de Richmond. Mill’s et ses fils s’étendirent sur la paille d’une écurie.

Le lendemain, avant le jour, les huit jeunes gens étaient debout.

— Ramenez-moi ma pauvre enfant, dit le vieillard d’une voix tremblante.

— Père, répliqua Morris, l’honneur de Mac-Diarmid sera sauvé.

Les huit jeunes gens, armés de leurs bâtons, se firent ouvrir les portes de l’hôtel et gagnèrent la campagne.

L’aube blanchissait parmi les brumes de la Tamise, au-dessus de Londres endormi. Les Mac-Diarmid se dirigèrent vers cette noble demeure que Morris leur avait montrée du doigt la veille, en disant : « C’est là… »


V

Dette d’honneur.


Tout dormait dans la maison de lord George Montrath.

Au bas de la colline verte, la Tamise cachait sous un voile de brume ses flots jaunis et ses embarcations immobiles.

Il n’y avait personne sur le tertre, et personne dans la campagne voisine.

Mickey avait un lourd marteau sous son carrick. En trois coups, la serrure de la grille tomba brisée.

Les Mac-Diarmid entrèrent, guidés par Morris, qui était le fiancé de Jessy.

Il y eut un peu de bruit et de mouvement dans la maison. Quelques têtes de laquais sonnèrent sous le bois dur des shillelahs. Milord entendit de vagues clameurs parmi son sommeil, et il lui sembla que des pas pesants choquaient le tapis moelleux de son escalier.

Il crut rêver.

Mais le somme du matin est léger. Milord s’éveilla. Sa porte s’ouvrait.

Il se frotta les yeux. Un bruit confus se faisait tout près de lui. On eût dit que sa chambre était pleine. Milord, étonné, se leva sur son séant et fit glisser brusquement ses rideaux de soie sur leurs tringles.

Il y avait huit hommes de grande taille, immobiles et silencieux, rangés auprès de son lit.

Le jour naissant les frappait par derrière. Milord ne voyait point leurs visages, mais il devina.

Morris fit un pas en avant de ses frères et prononça le nom de Mac-Diarmid ; puis il ajouta quelques mots d’un ton bas et impérieux.

Lord George voulut répliquer, mais ses lèvres pâlies ne purent prononcer aucun son. Il avait peur.

Il quitta son lit et traversa la chambre en chancelant pour gagner son secrétaire, qu’il ouvrit.

Il s’assit. Il plia une feuille de papier et trempa sa plume dans l’encre.

Morris dicta ; le lord écrivit…

Les Mac-Diarmid rapportèrent à leur père une promesse en forme par laquelle lord George Montrath reconnaissait avoir enlevé Jessy O’Brien et s’engageait à l’épouser sous huit jours.

Le vieillard s’attendait à revoir la pauvre fille et à l’emmener avec lui en Irlande. Il fut étonné d’abord, puis il secoua sa tête blanchie.

— Morris, dit-il, Jessy était à vous. Vous aviez le droit de choisir les moyens de la défendre…

L’honneur comme l’entendent les Saxons est désormais sauvé ; Dieu veuille que l’enfant soit heureuse !

Il mit son carrick de voyage sur ses épaules, robustes encore, et prit en main son bâton.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, poursuivit-il. Je n’étais pas venu pour voir l’enfant de ma sœur prendre le nom de l’homme dont les pères ont volé le grand héritage de Diarmid… Venez, mes fils ; venez, ma noble cousine Ellen ; nous allons regagner le comté de Galway.

La famille se remit en marche en effet, mais, comme il n’y avait plus assez d’argent pour passer la mer, on prit à pied la route des comtés de l’ouest.

Tout au haut des collines de Richmond, Ellen jeta un dernier regard vers Londres, puis ses beaux yeux se baissèrent tristement.

À Londres il y avait un homme dont l’image était gravée au fond de son cœur : Percy Mortimer, resté là derrière elle… Devait-elle jamais le revoir ?

Morris ne partit point avec son père et ses frères. Il demeura seul à Richmond.

Il voulait attendre l’accomplissement de la promesse du lord et ne s’éloigner qu’après avoir vu Jessy agenouillée à l’autel du mariage.

C’était un cœur de chevalier, à la fois ardent, fougueux et ferme.

Il était vaillant contre lui-même, autant que contre l’ennemi.

Son âme saignait à la pensée de voir Jessy la femme d’un autre ; car il l’aimait uniquement et profondément ; mais sa pensée s’élevait au-dessus des mœurs de l’Irlande dégénérée : il était fier ; il savait d’instinct l’honneur rigide des peuples forts.

Il avait jugé en lui-même ce procès suivant lois hautaines du point d’honneur ; il s’était dit : « Jessy doit être sans tache aux yeux du monde ; » et il avait immolé son amour.

Ce furent pour lui des jours de lutte amère et de cruelle souffrance, car il avait les mêmes craintes que le vieillard, et les rêves de ses nuits de fièvre lui montraient Jessy malheureuse dans l’avenir.

Il avait à combattre en même temps son amour révolté, son désespoir et ses doutes accablants.

Ses journées entières et une partie de ses nuits se passaient à errer seul dans la campagne des environs de Richmond.

Et, à mesure que le moment fatal approchait, sa misère augmentait ; ses craintes devenaient plus poignantes.

Il allait par les grands bois qui s’étendent autour de Richmond, formant une ceinture verte à son riche bouquet de châteaux et de villas. Il songeait.

Il ne voyait rien.

Il ne s’apercevait pas que, derrière lui, dans l’ombre du couvert, des gens inconnus le suivaient souvent et semblaient épier sa promenade solitaire.

La pensée obsédante, qui ne lui donnait pas un instant de trêve, pesait sur lui d’un poids trop lourd. Il marchait par les sentiers déserts d’un pas lent et pénible. Sa tête se penchait sur sa poitrine comme s’il eût été un vieillard. Un reflet maladif jaunissait son front pâle, et il regardait le vide avec des yeux agrandis où toute flamme s’était éteinte.

Les habitants de Richmond le connaissaient déjà. Les enfants riaient et se moquaient sur son passage en apercevant de loin cette grande taille, enveloppée disgracieusement dans le pauvre carrick irlandais.

Les hommes le prenaient pour un fou, les jeunes ladys se mettaient en frais d’imagination, et bâtissaient quelque roman impossible sur sa morne mélancolie.

Morris passait et ne savait pas
 

C’était l’avant-veille du jour fixé pour le mariage. La nuit se faisait noire. Morris errait tout seul dans la partie des bois qui avoisine la Tamise et s’avance jusque sur le chemin de Londres.

Il n’avait d’autre arme que son shillelah qui soutenait sa marche embarrassée.

À un détour du chemin il se sentit frappé violemment par derrière ; par devant deux couteaux levés menaçaient sa poitrine.

Morris se vit perdu, car il était serré de trop près pour faire usage de son bâton. Il recommanda son âme à Dieu.

Mais à ce moment même un choc irrésistible repoussa les assaillants ; un bruit de fer se fit, et Morris, en rouvrant les yeux, vit une épée tournoyer entre lui et ses assassins.

Il n’en fallait pas tant pour lui redonner courage. Son lourd shillelah vibra dans sa main robuste, et l’un des assaillants tomba. Les autres prirent la fuite.

Morris se tourna, reconnaissant, vers son libérateur. Aux faibles rayons qui tombaient des étoiles, il distingua l’uniforme des dragons de Sa Majesté et une figure bien connue dans le comté de Galway, une figure blanche et pâle qui gardait son immobilité glacée jusqu’en ce moment suprême.

C’était le capitaine Percy Mortimer qui, libre de son devoir, se souvenait d’avoir entendu les parents d’Ellen prononcer le nom de Richmond sur le pont du paquebot.

Il se hâtait, car la pensée d’Ellen était déjà bien puissante en son cœur.

Comme tout Irlandais, Morris n’avait jamais eu pour le soldat protestant que des sentiments d’aversion, mais en son âme noble la haine ne pouvait combattre un instant la gratitude.

Il tendit la main à son sauveur qui la toucha légèrement et qui remit son épée sanglante au fourreau.

— Êtes-vous blessé ? demanda Mortimer.

— Non, répondit Morris. Vous êtes venu à temps, monsieur… Je n’ai reçu qu’un coup qui s’est perdu dans les plis de mon carrick.

— Je vous en félicite, dit le capitaine qui salua courtoisement et poursuivit avec rapidité sa route vers la ville de Richmond.

Morris voulut le rappeler, afin de lui rendre grâce et de lui dire au moins le nom de l’homme qu’il venait de sauver.

Peut-être le capitaine Percy Mortimer n’entendit-il point, du moins il ne répondit pas.

Le shillelah de Morris avait jeté un homme étourdi en travers du chemin. Morris se pencha sur lui, et reconnut un des domestiques de lord George Montrath.

— Elle sera bien malheureuse… murmura-t-il.

Mais le sort en était jeté.

Le surlendemain il s’agenouilla pour la première fois de sa vie dans une chapelle protestante.

Jessy et lord George Montrath étaient devant l’autel.

Le ministre prononça la formule du mariage chrétien. Morris avait sa tête entre ses mains, et refoulait ses sanglots qui voulaient éclater.

Jessy était lady Montrath…

Quand elle se retourna pour gagner la sortie de la chapelle, son regard rencontra celui de Morris pour la première fois depuis qu’elle avait quitté l’Irlande.

Morris poussa un cri déchirant et tendit ses deux bras vers elle.

Jessy chancela. Lord George la soutint. Il avait aux lèvres un amer sourire.

Jessy était bien changée. Ses compagnes ne l’eussent point reconnue. Mais elle était bien belle sous cette riche parure de mariage !

Morris souffrait tant qu’il espéra mourir…

Jessy passa lentement devant lui, au bras de son époux ; elle monta en voiture. Au moment où lord George allait l’y suivre, il sentit un doigt toucher son épaule ; il se retourna, et vit à deux pouces de son visage la face bouleversée de Morris.

— Qu’elle soit heureuse, milord ! dit ce dernier entre ses dents convulsivement serrées, ou bien !…

Lord George reprit son ironique sourire et fit un geste. Ses gens repoussèrent violemment Morris. La voiture partit au galop.

Morris revint à pied en Irlande.

Depuis ce jour, tous les mois, Jessy écrivait à son père d’adoption.

Elle ne se plaignait point et le nom de Morris n’était jamais prononcé dans ses lettres ; mais elle semblait bien triste.

Une fois, le mois s’écoula et la missive accoutumée ne vint point.

Un autre mois se passa, et, sur ces entrefaites, un malheur vint frapper la maison de Diarmid. Le vieux Mill’s, accusé de whiteboysme, fut mis en prison comme ayant contribué à l’incendie de la ferme de Luke Neale.

Une fois le chef de la famille absent, ses fils se jetèrent avec une violence accrue dans la guerre nocturne des ribbonmen.

Morris avait cherché dans une autre passion un refuge contre les souffrances de son amour. Il s’était imposé une tâche immense et s’était donné tout entier au salut de l’Irlande.

Son patriotisme ardent et aveuglé peut-être lui avait montré une voie ouverte. Cette voie ardue et périlleuse, il s’y était jeté avec toute la fougue intrépide de sa nature ; il en avait vu bien vite les dangers, et soupçonnait au bout un précipice infranchissable. Mais il ne voulait point reculer.

Après trois mois passés, ses frères lui dirent :

— Allons à Londres pour défendre ou venger notre sœur !

Mais Morris avait si peu de bras pour sa gigantesque tâche ! Il écrivit, on ne répondit point. Le temps s’écoulait ; et quand Mickey partit enfin, la pauvre Jessy était morte…

Ellen, à son retour dans le comté de Galway, revit ses montagnes chéries avec trouble. Sa joie d’enfant se mêlait à une souffrance sérieuse.

Elle voulut croire d’abord que l’absence de Jessy O’Brien, sa sœur aimée, mettait en elle les mornes et sombres tristesses qui l’accablaient maintenant. Mais tout à coup des espoirs ardents venaient à travers sa mélancolie. Elle souriait, heureuse, et ses larmes étaient de joie.

Certes, la pauvre Jessy était en dehors de ces brusques changements.

Ellen ne se reconnaissait plus elle-même. Elle avait laissé au loin son doux repos de jeune fille pour rapporter les joies et les douleurs de la femme qui aime.

Et combien tout avait changé autour d’elle ! Comme sa solitude s’animait ! De quels reflets inconnus se parait la nature tant de fois observée !

À vrai dire, Ellen n’était plus seule. Un souvenir l’accompagnait sur le sable d’or des grandes grèves, au sommet dépouillé des monts et sur l’eau bleue des lacs paisibles. Elle s’entretenait avec l’absent, et son amour grandissait jusqu’à lui tenir lieu de toutes les affections qui sont la vie de la femme.

Ellen chérissait toujours sincèrement son père d’adoption et ses frères, mais tout se voilait devant l’image adorée de l’Anglais.

Elle l’aimait tant, et sa pensée se complaisait avec lui si ardemment, que rien ne pouvait l’en distraire. Elle l’avait aimé tel qu’il était ; puis, dans ses brûlantes rêveries, elle l’avait embelli et agrandi jusqu’à l’idéal.

Elle s’en était fait un héros sans modèle, de l’idée de Percy Mortimer, vaguement comprise, lui apparaissait comme un ordre de Dieu.

Et, chose étrange, il n’y avait plus de regret parmi cet amour. Elle attendait l’absent avec espoir, mais sans impatience. Quelque voix au dedans de son cœur lui disait : « Il reviendra pour t’aimer… »

Il revint. Robert Peel avait jugé son intelligence et sa force. C’était, au service de sa pensée politique, un de ces instruments d’élite, durs et droits comme l’acier…

Percy revint avec le grade de major et le commandement militaire du comté de Galway ; le lieutenant-colonel Brazer, son ennemi, fut envoyé à Clare, ce qui ne put le ramener, à l’égard du jeune major, à des sentiments d’amitié très-profonde…

Ellen fut bien heureuse, car l’amour de Percy répondait au sien.

Ils eurent quelques beaux jours, de longues causeries dans la solitude et de purs serments échangés à la face du ciel.

Mais le major Percy Mortimer était toujours en butte à la haine des deux partis extrêmes, et cette haine grandissait parce que son fier courage se posait entre eux comme une digue et ne savait point fléchir.

En ce pays que soulève une fièvre furieuse, la haine se traduit par des coups de poignard.

Les Molly-Maguires, poursuivis à outrance par l’infatigable activité du major, lui envoyèrent ce cartel funèbre auquel nul ne survit plus d’un jour.

Et le couteau des nocturnes assassins sut trouver le chemin de sa poitrine.

Mais il y avait comme une égide mystérieuse au-devant de la vie du major Mortimer. Par trois fois son sang coula et la mort ne vint pas. Trois autres fois, Morris Mac-Diarmid, acquittant noblement la dette contractée dans les bois de Richmond, se mit entre sa poitrine et le poignard.

Ellen, la pauvre fille, ne vivait plus ; sa terreur, incessamment éveillée, ne lui donnait plus de merci, et en même temps elle sentait naître en elle une angoisse pleine de remords, parce qu’elle se voyait l’esclave d’un homme qui faisait une guerre mortelle à ses frères.

Elle avait deviné dès longtemps que les Mac-Diarmid étaient affiliés aux sociétés secrètes.


VI

Le feu.


Bien des fois Ellen, poussée par la tendresse qu’elle gardait à sa famille adoptive, avait voulu se placer comme un ange de paix entre les révoltés et le bras infatigable du major Percy Mortimer.

Elle était Irlandaise, et avait ce puissant amour du pays, commun à tous les fils d’Erin. Sa douce voix s’était élevée bien souvent, intercédant pour les ribbonmen qu’elle avouait coupables, mais qui étaient si malheureux !…

Percy Mortimer, qui, sur tout autre sujet, aurait fait fléchir sa volonté devant celle d’Ellen, n’avait rien à lui accorder sur ce point : à ses prières il répondait par un silence triste. La nuit venue, il montait à cheval, et poursuivait sa guerre implacable.

Depuis son retour en Irlande, la haine acharnée des Molly-Maguires ne l’avait jamais laissé sans blessure. Mais il avait beau être faible et souffrir, il lui restait toujours assez de sang pour courir sus aux payeurs de minuit et faire l’assaut de leurs retraites inaccessibles.

Dans ces derniers temps surtout, il les avait chassés de ruine en ruine jusqu’à balayer toute la partie du comté qui se trouve à l’orient des lacs.

L’abbaye de Glanmore, avec ses cloîtres moussus et ses grands souterrains ; l’abbaye de Ballilough, située au milieu des eaux du lac Corrib et défendue par sa position contre toute surprise ; les ruines du Château-Connor, sur la crête abrupte des Mamturcks ; tout avait été fouillé par le sabre de ses dragons.

Le whiteboysme, à aucune époque, n’avait eu ennemi plus ardent et plus audacieux.

Et, d’un autre côté, il défendait les catholiques paisibles contre les manifestations fanfaronnes et insultantes, si chères aux zélateurs de l’orangisme. Il essayait de tenir la balance égale entre les deux partis. Sa main était ferme et robuste ; mais c’était la main d’un homme.

Des deux parts on criait à l’injustice, et les Molly-Maguires eux-mêmes ne pouvaient le détester plus que les partisans outrés de la suprématie protestante.

Menaces et malédictions glissaient sur sa conscience éprouvée. Il poursuivait sa route sans trembler ni pâlir.

Ellen, à son insu, l’en aimait mieux peut-être pour cette persistance inflexible ; c’était un motif de plus d’admirer. Mais c’était un motif de craindre. Elle voyait sans cesse des bras armés autour de lui. Elle ne pouvait point le défendre, et n’avait à lui donner que sa prière ardente qui montait vers Dieu nuit et jour.

Ce soir, son inquiétude excitée atteignait à l’angoisse. Elle arrivait de Galway ; elle avait vu Percy Mortimer ; elle savait que les Molly-Maguires lui avaient jeté ce jour même leur terrible menace.

Et cette menace, Ellen frémissait à se l’avouer, ne pouvait manquer de s’accomplir à la fin ! Les Molly-Maguires, malgré leurs pertes, étaient nombreux encore ; ils avaient des intelligences partout, et à force de combattre, ils apprenaient à tout oser.

Cette dernière menace de mort, jetée si hardiment jusqu’au milieu du club orangiste, annonçait un paroxysme de rage et une attaque prochaine.

Ellen, la pauvre fille, n’avait personne à qui demander appui ou seulement conseil. Son amour l’isolait au milieu de la famille dévouée, bien plus encore que n’avait fait jusque-là le respect dont on l’environnait.

Elle était seule ; elle avait d’autres intérêts et d’autres affections que Mac-Diarmid ; des affections contraires, des intérêts ennemis.

Si forte que fût sa nature, elle se sentait plier sous le faix ; elle n’avait plus ni vigueur ni courage ; sa prière allait ce soir-là vers Dieu, morne et désespérée.

Elle souffrait trop et depuis trop longtemps !.…

Elle avait eu pourtant un mouvement de joie vive au milieu de cette accablante détresse, c’était lorsque son regard, s’élançant avidement vers Ranach-Head et la mer, n’avait vu partout que ténèbres.

Cette nuit complète était pour elle comme un gage de trêve.

Ellen, en effet, depuis une année, passait ses nuits debout bien souvent à méditer et à prier. Les Mac-Diarmid ne pouvaient s’agiter si près d’elle sans que son oreille l’avertit de leurs mouvements.

Ellen savait quand ils sortaient armés pour leurs mystérieuses expéditions ; elle savait quand ils rentraient, et si elle n’avait point pénétré plus avant dans leurs secrets, c’est que sa nature fière et digne répugnait d’instinct à toute honte.

Elle ne s’était jamais approchée de cette porte qui, doucement entr’ouverte, l’eût mise en tiers dans les entretiens nocturnes de ses frères d’adoption.

Elle ne voulait rien apprendre ; peut-être craignait-elle son amour…

Depuis quelques semaines, elle avait remarqué au loin une lumière, sorte de phare qui s’allumait la nuit de temps à autre sur l’extrême pointe du cap où se dressaient les ruines de Diarmid.

C’était les nuits où ce phare s’allumait que les Mac-Diarmid sortaient.

Et toujours, le lendemain, des bruits sinistres couraient dans la montagne ; on entendait raconter quelque terrible vengeance, et les tenanciers effrayés se faisaient entre eux le récit de la justice de Molly-Maguire.

Cette lumière était un signal, il n’y avait point à en douter. Or rien ne brillait cette nuit du côté de la mer ; les ténèbres descendaient à chaque instant plus épaisses, et c’est à peine si la silhouette noire des monts de Kilkerran se détachait vaguement sur le ciel assombri.

C’était un jour de répit, un jour encore pour espérer et pour aimer.

Le temps passait ; Ellen était toujours assise sur le pied de sa couche et perdue dans sa méditation inquiète.

Elle ne savait point le compte des heures ; sa tête alourdie se penchait, et le sommeil sollicitait pour la première fois, depuis bien longtemps, sa paupière fatiguée.

Avant de se coucher, elle voulut s’agenouiller un instant devant la Vierge de pierre pour lui adresser une suprême oraison.

La fenêtre ouverte donnait passage au vent frais de la montagne. Ellen avait pris froid à rester si longtemps immobile et à demi vêtue.

En se relevant elle frissonna ; le vent glacé de la fenêtre tombait sur son épaule nue.

Machinalement, elle prit les deux battants de la croisée et les poussa ; ses yeux chargés de sommeil et de larmes se relevèrent en ce moment ; elle parcourut l’horizon du regard et un cri étouffé s’échappa de sa poitrine.

Sa taille affaissée se redressa ; ses yeux grands ouverts demeurèrent fixes et béants. Elle recula d’un pas et ses bras s’étendirent en avant comme pour repousser une attaque menaçante…

Le phare brillait au delà de la montagne de Kilkerran, sur Ranach-Head.

La nuit épaisse donnait plus d’éclat à ses lueurs rouges ; les yeux d’Ellen fascinés ne pouvaient se détacher de ce point sanglant qui tachait, immobile, la noire étendue des ténèbres.

La nuit était calme au dehors ; Ellen entendit la porte principale de la ferme qui s’ouvrait.

Ses paupières se baissèrent ; elle croisa ses bras sur sa poitrine et prêta l’oreille. La porte de sortie se referma.

Ellen éteignit rapidement sa lumière et se pencha en dehors de la fenêtre.

L’instant d’après, des pas se firent entendre sur le gazon, et des formes noires glissèrent dans la nuit.

Ellen en compta sept…

Elle reconnut, à leur grande taille, six des Mac-Diarmid ; le septième était petit et grêle : ce ne pouvait être que Joyce, le valet de ferme.

Un des sept frères restait dans la salle commune…

Ellen attendit quelques minutes, et lorsque l’écho des pas se perdit au bas de la montagne, elle ralluma sa lumière.

La petite Peggy dormait depuis longtemps sur son matelas de paille derrière le pied du lit. Ellen s’assura que son sommeil était profond.

Puis elle rajusta sa robe blanche sur laquelle se nouait, durant le jour, l’agrafe de sa mante écarlate.

Puis encore elle fit le signe de la croix, et se dirigea, son flambeau à la main, vers la porte de la salle commune.

La porte, en s’ouvrant, ne troubla point le sommeil de Jermyn étendu sur la couche commune.

Les deux grands chiens de montagne jappèrent et vinrent en rampant flairer le bas de la robe d’Ellen.

La tête de Jermyn était renversée sur son bras. Il rêvait de bonheur sans doute, car son jeune visage souriait, parmi les boucles éparses de ses longs cheveux blonds. La tristesse de chaque jour s’était évanouie au souffle heureux de quelque douce chimère. Ses traits avaient repris la riante beauté de l’adolescence, et sa bouche entr’ouverte, murmurant un nom adoré, trahissait le secret de son extase.

L’heiress s’arrêta non loin de lui ; elle avait entendu son nom. Une expression de sauvage orgueil descendit sur son front.

— Il m’aime bien !… pensa-t-elle.

On eût dit que ce nom, tombé des lèvres de l’enfant, enlevait à Ellen sa dernière hésitation. Ses sourcils froncés se détendirent, son regard eut ce rayonnement vif que la certitude du triomphe allume avant la lutte commencée.

Elle franchit la distance qui la séparait de Jermyn, et son doigt tendu s’abaissa jusqu’à toucher presque son épaule.

Wolf et Bell, les deux chiens de montagne, l’avaient suivie en rampant. Ils demandaient la caresse accoutumée. Ellen ne les voyait point.

Ils se couchèrent aux pieds de Jermyn, fixant leurs grands yeux de feu sur le beau visage d’Ellen.

Le doigt de l’heiress cependant s’était arrêté avant de toucher l’épaule du plus jeune des Mac-Diarmid. Un nuage avait passé sur son fier sourire, et il y avait maintenant dans ses yeux la tendre pitié d’une sœur pour un frère qui souffre.

— Pauvre enfant ! dit-elle ; oh ! ce doit être un dur martyre que d’aimer ainsi sans espoir !… Si Mortimer ne m’aimait pas, moi !…

Le corsage soulevé de sa robe ondula sous les battements de son cœur, sa paupière se baissa, puis un rouge vif colora soudain sa joue.

— Mortimer ! répéta-t-elle ; il faut le défendre, quoi qu’il en coûte !… Mon Dieu ! donnez-moi du courage !

Elle détacha les agrafes de sa robe, et souleva sa couverture pour entrer dans son lit.

Jermyn tressaillit au premier attouchement d’Ellen, mais il ne s’éveilla pas. Ellen redoubla. Jermyn étendit ses bras sans ouvrir les yeux, et saisit à l’aveugle le cou gracieux de sa cousine qui se penchait au-dessus de lui.

La tête de la noble vierge, attirée irrésistiblement, s’appuya sur la bouche de l’enfant à demi éveillé.

Ellen se dégagea, rougissante. Jermyn s’était mis d’un bond sur ses genoux.

Il croyait rêver encore.

— Ellen ! Ellen ! dit-il en pressant son front à deux mains.

L’heiress mit un doigt sur sa bouche et s s’efforça de sourire.

— Silence, Mac-Diarmid ! murmura-t-elle.

Jermyn se tut et demeura écrasé sous son émotion.

La fille des lords avait repris sa réserve hautaine. Quand Jermyn releva sur elle son regard, il ne vit plus que froideur sur les traits d’Ellen. Toute trace de trouble avait disparu.

— Mac-Diarmid, dit-elle, je suis sortie de ma retraite pour choisir parmi mes frères un cœur dévoué… D’où vient que je vous trouve seul à cette heure ?

Jermyn n’avait point de voix pour répondre.

Ses mains étaient jointes sur ses genoux, et il tâchait de rappeler sa raison qui le fuyait.

— Je ne sais, je ne sais…, murmura-t-il ; oh !… ce n’était pas un rêve !

— Vous ne voulez pas me le dire, reprit Ellen ; nos frères sont à payer la dette de minuit… Ils sont loin… N’ai-je pas vu la lumière briller au haut de Ranach-Head ?…

Le front penché de Jermyn s’était redressé à demi. Un regard défiant glissa entre ses paupières. Son extase avait pris fin.

Sous l’amour qui le dominait complétement et lui faisait une seconde nature, il y avait le sang irlandais, prompt à se méfier et à prendre garde.

Un instant cet élément du caractère national, soudainement éveillé par la question d’Ellen, prit le dessus en lui, et fit taire la passion. Son visage se composa rapidement. Il se leva et approcha un siége qu’il offrit à Ellen.

— Ma noble parente, dit-il d’un ton respectueux, si vous cherchez un cœur dévoué, l’absence de mes frères importe peu, Me voici.

Ellen repoussa le siége du pied et demeura debout. Les rôles avaient changé. À elle maintenant était l’embarras ; elle ne savait plus comment entamer la négociation.

Durant un instant elle hésita, et lorsqu’elle reprit la parole ce fut d’une voix insinuante et douce.

— Vous avez raison de garder votre secret, Jermyn, dit-elle. Vous avez fait serment de vous taire, et Diarmid doit tenir ses serments… mais je sais tout… Les vengeurs ont choisi leur retraite du côté de la mer… Les fils de mon père Mill’s ont quitté la ferme et je les ai vus descendre la montagne… ils ont obéi à l’ordre muet du phare qui brille sur Ranach-Head… D’où vient que vous êtes resté seul à reposer quand d’autres veillent ?

— Ma noble parente, répliqua Jermyn, je dormais lorsque mes frères ont quitté leur couche… Je suis bien jeune pour connaître les secrets redoutables de la vengeance irlandaise… Je ne sais rien, et c’est vous qui m’apprenez que le feu de Ranach-Head est un signal de Molly-Maguire.

Les noirs sourcils de l’heiress se rapprochèrent, et son regard tomba, fixe et impérieux, sur le dernier des Mac-Diarmid.

— Vous mentez, Jermyn ! dit-elle.

Celui-ci baissa les yeux.

— Je n’oserais… balbutia-t-il.

— Vous mentez ! répéta Ellen ; tous les enfants de Mill’s, depuis le premier jusqu’au dernier, désertent la voie de leur père. Et si vos frères aînés ne vous avaient pas devancé, vous auriez bien trouvé tout seul le chemin qui mène aux retraites des payeurs de minuit.

— Qui vous fait croire… ? commença Jermyn.

— Je ne crois pas ; je sais.

— Quelle raison ?…

— Vous m’aimez, Mac-Diarmid ! interrompit Ellen.

Jermyn fit un pas en arrière. Sa main se posa sur son cœur pour en contenir les battements désordonnés.

— Moi… oh ! non ! s’écria-t-il ; ce n’est pas pour cela !…

Ellen retrouva son orgueilleux sourire.

— Niez, dit-elle en redressant sa riche taille, vous avez raison de nier ; car m’aimer serait une folie… Mais, si vous ne m’aimez pas, qui vous donne l’audace d’épier ma conduite et de me poursuivre en tous lieux de vos regards avides ?… Pourquoi cherchez-vous à deviner mes secrets ?… Mac-Diarmid veut-il me faire payer par l’insulte l’hospitalité qu’il m’a donnée ?

— Oh ! Ellen, interrompit Jermyn, qui avait les yeux pleins de larmes, moi vous insulter !… Dieu m’est témoin que si j’ai suivi parfois votre course sur la montagne, c’était pour veiller autour de vous et pour écarter tout danger de votre route… Ellen, croyez-moi, je vous en supplie, j’aimerais mieux mourir mille fois que de vous offenser !

Il se fit un silence ; la fierté du visage d’Ellen s’adoucissait par degrés jusqu’à se changer en pitié. Ses yeux, qui devenaient rêveurs, glissaient avec distraction sur le front humilié de Jermyn.

Celui-ci n’osait point relever ses paupières ; il se tenait debout devant la fille des lords dans l’attitude d’un coupable.

— Pauvre enfant ! reprit Ellen après quelques secondes, et comme en se parlant à elle-même, je n’étais pas venue pour vous faire des reproches… Votre audace porte avec elle son châtiment, et je souffre à voir malheureux un de mes frères…

— Merci, murmura bien bas Jermyn. Je vous aime comme Diarmid peut aimer l’héritière des rois, ma noble cousine… Je fais serment qu’il n’y a rien de plus en mon cœur.

Il s’arrêta et une épaisse rougeur vint à sa joue.

— Mais si j’étais roi, Ellen, ajouta-t-il impétueusement, que j’aurais de joie à tomber à vos genoux !…

Ces paroles glissèrent sur l’oreille inattentive de l’heiress, dont la pensée était ailleurs.

— Jermyn, dit-elle brusquement, quel mot prononceront cette nuit nos frères, en franchissant le seuil des assemblées de Molly-Maguire ?

Jermyn tressaillit et la regarda étonné.

— Je ne sais…, voulut-il dire.

Ellen frappa du pied.

— Répondez-moi, interrompit-elle avec une impérieuse vivacité, je le veux !

Jermyn garda le silence.

Ellen attendit un instant, puis elle lui prit la main, et sa voix contenue trouva des accents de caressante prière.

— Jermyn, répéta-t-elle d’un ton qui donnait à ses paroles une tout autre signification, je vous dis que je le veux !

La lèvre de Jermyn tremblait.

— J’ai juré, murmura-t-il ; Ellen, je vous en prie, laissez-moi tenir mon serment !…

— Je le veux ! répéta pour la troisième fois Ellen, qui serra la main de Jermyn entre les siennes.

La bouche de l’adolescent s’ouvrit malgré lui et les paroles jaillirent.

Erin go braegh[8], prononça-t-il.

Puis il ajouta en courbant la tête :

— Que Dieu ait pitié de moi !

L’heiress se tut durant quelques secondes, comme si elle eût pris le temps de graver ces paroles dans sa mémoire.

— C’est à moi de vous remercier maintenant, Jermyn, dit-elle ensuite ; mais j’ai encore autre chose à vous demander… En quel lieu se réunissent cette nuit les Molly-Maguires ?

— Sur mon salut, Ellen, répliqua Jermyn, nos serments sont trop terribles !… Je ne puis vous dire cela…

— Pensez-vous donc que je veuille vous trahir ? demanda l’heiress.

— J’ai juré ! j’ai juré ! dit Jermyn. J’ai juré sur le sang de mon père… sur la sainte mort du Christ… sur la vie de la femme que j’aime !…

— Je vous en prie, prononça doucement l’heiress.

Jermyn se laissa choir sur ses genoux.

— Ellen, dit-il avec passion, que votre volonté soit faite !… Pendant que vous parliez, j’adressais une prière à Dieu… mais Dieu ne veut pas me donner la force de vous résister… Nos frères sont réunis à cette heure dans la galerie du Géant.

Il s’arrêta comme épouvanté. Puis il ajouta d’une voix étouffée :

— Il y a maintenant un parjure sous le toit de Mac-Diarmid.

Ellen lâcha vivement la main de l’adolescent et regagna sa chambre.

Jermyn demeurait à la même place, immobile et anéanti.

L’instant d’après, l’heiress reparut à la porte ; elle avait échangé sa robe blanche contre un vêtement plus sombre sur lequel se drapaient les plis de sa mante rouge.

À son aspect, Jermyn se releva en sursaut.

— Vous allez à Ranach-Head ? murmura-t-il.

Ellen fit un signe de tête affirmatif.

Jermyn mit ses deux mains sur son front où ruisselait la sueur ; une pensée accablante venait de traverser son cerveau.

— Et vous y allez pour le sauver ?… ajouta-t-il entre ses dents serrées.

Une rougeur fugitive colora le noble front d’Ellen, qui ne répondit point et continua sa route vers la porte de sortie.

Jermyn fit quelques pas en chancelant pour se mettre au-devant d’elle.

Ses poings étaient convulsivement serrés ; son corps tressaillait ; il y avait de l’égarement dans ses yeux.

— Ah ! vous m’avez arraché mon secret par surprise !… s’écria-t-il ; je vous ai donné la vie de mes frères, et le traître Saxon saura désormais où mener ses soldats… Ellen, vous ne sortirez pas !

L’heiress s’était arrêtée devant lui et le mesurait d’un regard tranquille.

— Faites-moi place, Mac-Diarmid ! dit-elle.

Jermyn ne bougea pas ; ses yeux rayonnaient un éclat sauvage ; sa jalousie, exaltée jusqu’à la fureur, l’aveuglait et le rendait fou.

Mais le doigt d’Ellen s’appuya sur son épaule ; et son épaule robuste céda comme si une baguette magique l’eût touchée.

— Place à la fille des lords ! dit Ellen d’une voix impérieuse.

Jermyn voulut résister ; il ne put. Il recula comme un enfant devant le geste souverain de l’heiress, qui ouvrit la porte et disparut.

Jermyn, accablé, franchit le seuil à son tour, laissant déserte la maison de Diarmid.

Il fit quelques pas sur les traces d’Ellen, puis le souffle lui manqua ; il tomba dans l’herbe mouillée.

Le phare brûlait toujours sur les hauteurs de Ranach-Head.

La forme d’Ellen se perdait déjà dans l’obscurité, derrière le petit bouquet d’arbres qui entourait la maison de Mac-Diarmid, lorsque Kate Neale se montra sur le seuil.

Son visage exprimait l’étonnement, l’agitation et la terreur.

— La galerie du Géant !… murmura-t-elle. C’était la voix de mon jeune frère Jermyn !… je le crois, je le crois !… Mais la voix de mon jeune frère ressemble à celle d’Owen… et il y avait une femme !…

Elle toucha du revers de sa main son front qui brûlait.

— Mon Dieu, reprit-elle, Owen !… où est Owen ?

Elle rentra dans la salle commune où la chandelle de jonc, presque entièrement consumée, répandait de mourantes lueurs.

Elle se pencha sur la paille de la couche commune et en compta les places vides. Son sein battait sous la toile grossière de son vêtement de nuit ; ses larmes l’empêchaient de voir.

Les deux chiens de montagne tournaient et retournaient autour d’elle, inquiets et silencieux.

La pauvre Kate se laissa tomber épuisée sur le siége que Jermyn avait approché pour Ellen.

— Personne ! pensa-t-elle tout haut. Ils sont tous partis… Et Owen m’a quittée durant mon sommeil pour les suivre, sans doute…

Elle se tut durant un instant, et demeura plongée dans une méditation pleine de frayeurs.

— Avec eux ! reprit-elle ; où sont-ils ? Et s’il n’était pas avec eux ? car il m’a semblé entendre souvent, la nuit, le bruit de la porte qui s’ouvrait et se refermait… Nos frères sortaient, Owen restait… Pourquoi cette nuit n’est-elle pas comme les autres ?… Et cette femme que j’ai vue… Je n’ai point reconnu Ellen… Qui était-ce ?…

Elle laissa tomber sa tête entre ses mains ; le vent qui soufflait par la porte ouverte secouait la toile qui la couvrait, et la faisait trembler de froid ; elle ne s’en apercevait point.

Ses larmes coulaient abondamment.

— Owen ! Owen ! dit-elle, où êtes-vous ? Hélas ! mon Dieu ! s’il ne m’aimait plus !… et si mon père…

Elle n’acheva pas ; ses larmes se séchèrent dans ses yeux brûlants.

Elle se leva toute droite sur ses pieds.

— Non, oh ! non ! prononça-t-elle d’une voix basse et pénible, Dieu est miséricordieux et ne voudrait pas accabler ainsi une pauvre créature !

La chandelle, près de s’éteindre, jeta quelques lueurs plus vives ; machinalement Kate tourna un dernier regard vers la paille qui servait de couche aux huit frères.

Elle eut un frémissement d’angoisse ; ses yeux se baissèrent effrayés, comme si elle eût voulu repousser l’atteinte d’un doute navrant et victorieux.

L’absence de toute une famille au milieu de la nuit, en Irlande, n’a guère qu’une signification, et cette signification est terrible.

Kate s’était éveillée quelque temps après le départ d’Owen. Elle avait cherché son mari dans l’étroite couche ; puis, ne le trouvant point, et prise d’épouvante, elle avait mis ses pieds nus sur la terre froide.

C’était au moment où Jermyn, subjugué par l’impérieux vouloir de l’heiress, lui livrait le secret de la retraite des Molly-Maguires.

Kate, sur le point d’ouvrir la porte de sa chambre, avait entendu des voix. Son regard avait glissé par quelque fente. Elle avait aperçu vaguement une femme dans la demi-obscurité de la vaste salle.

Elle ne l’avait point reconnue.

Son oreille avait saisi seulement la réponse de Jermyn, dont elle ne pouvait distinguer les traits :

— La galerie du Géant…

Elle crut d’abord à un rendez-vous d’amour. Puis elle songea aux nocturnes voyages des payeurs de minuit, et l’image de son père mort se dressa devant ses yeux.

Maintenant, sa tête se perdait ; elle ne pensait plus.

Elle appela encore Owen d’une voix faible et défaillante ; son regard éperdu cherchait à qui se prendre pour combattre son épouvante.

La lumière s’éteignit.

Kate se traîna en tâtonnant jusqu’à la porte de l’heiress.

— Ellen, ma noble parente, dit-elle, venez à mon secours !

Personne ne répondit.

Kate frappa contre la porte en répétant sa prière et n’obtint point encore de réponse.

Elle mit le doigt sur le loquet ; mais elle avait pris, en entrant sous le toit de Diarmid, ce respect profond et superstitieux que la famille gardait à l’héritière des lords ; elle n’osa pas ouvrir la porte, et sa main retomba le long de son flanc.

Kate n’avait plus de courage ; ses jambes chancelaient sous le poids de son corps.

Cette solitude et ces ténèbres la faisaient mourir.

— La galerie du Géant ! murmura-t-elle au bout de quelques secondes. Il faut que j’aille… il faut que je sache !.…

Elle regagna la chambre où quelques instants auparavant elle avait cherché en vain son mari dans le vide de la couche nuptiale.

Elle se vêtit à la hâte, et agrafa par-dessus sa robe la mante rouge des filles du Connaught.

Puis elle sortit.

Elle toucha presque du pied, en passant, Jermyn évanoui dans l’herbe humide ; elle ne l’aperçut point et continua sa course…

Ellen marchait devant elle et dans la même direction à un demi-mille de distance. L’heiress allait d’un pas ferme et rapide ; le capuce de sa mante était rabattu sur sa tête et cachait presque entièrement ses traits.

Elle arrivait au bas de la montagne.

Derrière elle la lune montrait son disque pâle entre les cimes échancrées des Mamturcks.

La route était solitaire. Le chemin que suivait Ellen était à peine tracé ; l’herbe y croissait, et de fréquentes fondrières lui barraient bien souvent le passage.

Mais elle ne s’arrêtait point.

Son pas, toujours égal et rapide, foulait le sol avec légèreté. À la voir, ainsi drapée dans les plis larges de sa mante rouge, glisser sans bruit sur les sentiers déserts, on l’eût prise pour quel qu’une de ces poétiques apparitions qui descendent parfois des vieilles montagnes du Connaught, et montrent à l’Irlandais superstitieux les fières divinités qu’adoraient ses pères.

La lune montait lentement au ciel et passait sous de petits nuages floconneux dont elle blanchissait la masse transparente. Ellen voyait déjà les profils noirs des Mamturcks mêler leurs lignes confuses à l’horizon ; les monts de Kilkerran grandissaient devant elle ; la voix de la mer arrivait sourde et profonde jusqu’à son oreille.

Elle était à moitié chemin de la maison de Diarmid à la pointe de Ranach-Head.

Cette route est bien longue, mais Ellen était forte ; loin de se ralentir, sa course se faisait à chaque instant plus rapide.

Le feu brûlait toujours au sommet du cap…

En arrivant dans le voisinage des montagnes, Ellen cessa de marcher dans une complète solitude. Çà et là, des pas sonnaient autour d’elle sur les lisières des champs.

Où elle allait d’autres se rendaient sans doute.

De temps en temps, lorsque la lune, complétement dégagée de son blanc voile de vapeurs, dardait ses rayons plus vifs sur la campagne, Ellen voyait surgir de l’ombre une mante rouge comme la sienne, jetée sur les épaules viriles de quelque robuste garçon, un carrick brun, ou des haillons.

Mais on n’entendait nulle parole aux alentours ; les pas lourds retentissaient accompagnés du bruit régulier des shillelahs frappant le sol. C’était tout.

Ellen côtoya les montagnes durant l’espace de deux milles. À sa droite était la mer qui brisait sur le sable d’une petite baie ; à sa gauche se dressait la montagne, sur le versant de laquelle la lune éclairait les nobles murailles du château de lord George Montrath.

Une ou deux fenêtres étaient éclairées. Milord veillait peut-être. Ellen jeta un regard distrait sur l’opulente demeure et passa.

Les mantes rouges, les carricks et les haillons s’arrêtaient au contraire en face du manoir. Des regards curieux et courroucés franchissaient la distance et montaient jusqu’aux fenêtres, faiblement éclairées ; les shillelahs décrivaient un moulinet menaçant. De sourdes malédictions s’échappaient des poitrines.

Parmi ces bonnes gens qui voyageaient ainsi à une heure indue, lord George Montrath comptait, à ce qu’il paraît, peu d’amis.

L’heiress approchait du but de sa course.

Le feu rouge disparut un instant pour elle derrière un des sommets de la montagne ; puis il reparut plus voisin.

Au-dessus de lui se dessinait en noir la grande silhouette du château de Diarmid, immense ruine dentelée, sombre, haute, magnifique, qui, de l’extrême sommet du cap Ranach, s’élance, orgueilleuse encore, vers le ciel.

La route se faisait étroite entre la mer bruyante et le flanc de la montagne. Elle descendait insensiblement et se rapprochait toujours de la grève ; Ellen mit enfin son pied sur le sable.

Derrière elle la plage, suivant les sinuosités de la baie, étendait à perte de vue son mince et tortueux ruban d’or entre la mer assombrie et la noire végétation de la côte.

Devant elle la grève s’arrêtait brusquement ; c’était un pêle-mêle de rochers jetés comme au hasard et séparés çà et là par d’étroites flaques de sable.

Ces rochers s’avançaient au loin dans la mer, et brisaient la lame, qui n’était plus, en arrivant à la plage, qu’une épaisse masse d’écume.

Ellen s’engagea parmi ces récifs, et trouva sa route aisément dans leur labyrinthe confus. Elle sautait lestement de pointe en pointe, bravant la mollesse perfide des goëmons glissants, et affermissant son pas sur les roches où le varech mouillé collait son visqueux feuillage.

Elle arriva ainsi jusqu’à un espace de forme carrée où il n’y avait plus de rochers et où le sable des grèves était remplacé par un galet noir et sonore.

Ellen avait doublé le cap.

La mer basse blanchissait à quelques centaines de pas d’elle. En face, une ligne de récifs semblables à ceux qu’elle venait de franchir allait rejoindre le flot.

À sa gauche, le cap s’élevait à pic, montant à une hauteur immense et portant à sa cime, comme une royale couronne, les tours suspendues de Diarmid.

Entre ces tours et le sol, d’énormes colonnes de basalte, symétriques et comme alignées, se collaient aux flancs du roc.

La lune éclairait faiblement leurs dispositions bizarrement régulières. On eût dit les tuyaux superposés d’un orgue colossal, placé là pour faire sa partie dans la tempête et mêler sa grande harmonie aux voix tonnantes de l’Océan…

L’œil s’étonne devant ces gigantesques merveilles ; l’esprit les mesure avec effroi ; sous leurs masses écrasantes l’âme se replie, rapetissée.

Puis une voix parle tout au fond de la conscience : on songe au bras puissant qui retient là et suspend au-dessus du vide la prodigieuse colonnade. La pensée de Dieu surgit. L’âme s’agrandit et se relève.

La tradition irlandaise, qui donne à toute chose une origine mythologique, a sa légende pour la miraculeuse architecture de Ranach-Head, comme pour la célèbre chaussée du Géant, sur les côtes de l’Ulster, comme pour les ponts naturels et les noires grottes de Kilkée dans le comté de Clare, et tant d’autres merveilles qui arrêtent partout le voyageur sur les rivages de l’Irlande.

C’est le géant Ranach qui tailla ces colonnes et qui les disposa de façon à s’en faire un escalier pour descendre du sommet du cap et se baigner dans la mer devant l’île Mason.

Le temps a quelque peu dérangé la symétrie de l’escalier de Ranach ; mais le temps ne respecte rien, et d’ailleurs, avec des jambes de géant, un ferme vouloir et une tête à l’abri du vertige, On pourrait encore descendre, peut-être, à l’aide de cette magnifique échelle de pierre.

Ellen fit quelques pas sur le galet noir, et une voix qui semblait sortir des entrailles de la terre lui cria d’arrêter.

Elle obéit.

— Qui êtes-vous ? lui demanda la voix.

— Je vous le dirai à l’oreille, répondit l’heiress.

— Ne savez-vous que cela ? demanda encore la voix.

— Si fait, répliqua la jeune fille.

Puis elle ajouta d’un ton bas et lent :

Erin go braegh !

— À la bonne heure, mon bijou, dit la voix. Avancez et prenez garde au trou.

L’heiress fit quelques pas dans la direction du rocher, dont les flancs semblèrent se refermer sur elle.

Elle disparut.

On l’entendit prononcer un nom à voix basse, puis son interlocuteur mystérieux reprit joyeusement :

Musha ! Jermyn, mon fils, vous arrivez le dernier, mais vous voilà costumé comme il faut !… Du diable si vous n’avez pas volé la mante de votre cousine Ellen, que Dieu la bénisse !…


VII

La galerie du Géant.


La plage redevint déserte.

On n’entendit plus que le sifflement de la brise glissant entre les rochers, et le fracas lointain de la mer.

L’œil le plus exercé n’eût point découvert à la base du roc l’endroit par où l’heiress avait disparu. Son mystérieux interlocuteur demeurait également invisible.

Ce silence dura quelques minutes ; puis un bruit de pas se fit entre les récifs ; le galet noir, sonna sous la semelle de bois d’un soulier irlandais.

La scène que nous avons rapportée se renouvela ; aux questions de la voix souterraine le nouveau venu répondit comme Ellen et fut introduit.

D’autres suivirent. Durant une demi-heure environ, quelque ombre surgit toutes les trois ou quatre minutes entre les têtes pointues des écueils. Les mots prononcés restaient toujours les mêmes, et la formule d’admission ne variait guère. Le concierge de cette mystérieuse retraite, qui n’était autre que Patrick Mac-Duff, le héros fanfaron du Grand Libérateur, savait sa leçon et n’en sortait point.

Au bout d’une demi-heure, le flot des arrivants se ralentit, et finit par manquer tout à fait.

Un long silence se fit.

La lune avait tourné le cap et frôlait maintenant de ses rayons obliques les immenses colonnes de pierre. L’aspect avait complétement changé. Il y avait parmi ce paysage inouï une sorte de vie fantastique, à cette heure.

Les petits nuages qui couvraient le ciel, en passant sur la lune, voilaient un instant son disque lumineux et assombrissaient la pâle clarté de ses rayons, Tout rentrait dans l’ombre pour une seconde ; puis sur la mer sombre, quelques diamants scintillaient au loin. Ils approchaient ; ils foisonnaient ; c’étaient des millions d’étincelles qui dansaient sur le flanc à facettes des grandes vagues. Et la lumière montait, éclairant et remuant pour ainsi dire les innombrables fûts de la colonnade de Ranach.

L’œil, en suivant ces masses suspendues qui semblaient fuir tantôt et tantôt se rapprocher, arrivait jusqu’aux tours de Diarmid, qui se détachaient, noires, sur le ciel blanc.

Parfois, lorsque la lune se voilait sous un nuage plus opaque et que le vent plus vif soufflait une courte rafale, un reflet rouge montait aux murailles sombres du vieux château.

C’était le feu allumé au pied même des antiques tours. De loin, il apparaissait comme la flamme d’un phare ; de près, c’était un vaste brasier dans lequel un homme, caché parmi les ruines, jetait à chaque instant des branches séchées.

À peu près au moment où les nouveaux arrivants cessèrent de déboucher sur le galet, l’homme des ruines jeta un dernier fagot dans le bûcher et quitta son poste.

Il fit le tour de l’enceinte assez bien conservée du château de Diarmid, et, coupant le parc de Montrath, il gagna la partie méridionale du cap, où la falaise s’ouvrait en un petit chemin à demi caché sous des broussailles.

C’était un sentier taillé presque à pic, qui descendait tortueusement le flanc de la falaise, et le long duquel de pauvres arbrisseaux, brûlés par le vent du large, enchevêtraient leurs branches rabougries.

On ne pouvait guère s’y tenir debout ; il fallait s’accrocher tantôt aux rameaux des buissons, tantôt à la dent du rocher qui perçait le sol maigre à chaque instant.

Cette route périlleuse aboutissait, après de longs détours, à la base du cap Ranach.

À mi-chemin, entre le sommet de la montagne et la plage, elle côtoyait l’entrée d’un souterrain naturel, connu dans le pays sous le nom des Grottes de Muyr.

Ces grottes n’étaient visitées, à de longs intervalles, que par les hardis chasseurs de boucs sauvages ; elles servaient d’asile à ces oiseaux blancs qui pullulent sur les côtes de l’Irlande, et qui apparaissent d’en bas comme des taches de neige sur les flancs noirs des montagnes de granit.

Notre homme passa sans s’arrêter devant la bouche des grottes de Muyr, et continua de descendre.

Il gagna ainsi les récifs placés en face de ceux qu’Ellen avait traversés, et entra pour ainsi dire par une porte opposée dans la plage circonscrite entre les deux lignes d’écueils, la haute muraille du cap Ranach et la mer.

La voix souterraine se fit encore entendre.

— C’est moi, mon fils Patrick, répondit notre homme ; c’est moi, votre bon ami, qui ai le même patron que vous, mon cher gars.

— Et le feu ? demanda Mac-Duff.

— Il est minuit, mon fils ; le feu va s’éteindre tout doucement sans faire de mal à personne… Y a-t-il beaucoup de monde ?

— Une procession, Pat, répliqua Mac-Duff.

Ce Pat, que nos lecteurs auraient eu peine à reconnaître sous son costume presque propre et amplement étoffé, était bien pourtant l’ancien valet de ferme de Luke Neale.

Mais il avait monté en grade, et l’agent Crackenwell, qui était l’intendant général de lord George Montrath dans le Connaught, l’avait établi dans les ruines de Diarmid.

Pat était chargé en ce lieu d’une mission bizarre qui lui avait fait bon nombre d’ennemis, tout en augmentant singulièrement son importance.

Au su de tout le monde, sa besogne consistait à garder et à nourrir un animal féroce (un loup, disaient les uns ; un tigre, disaient les autres) qui faisait sa demeure dans l’un des donjons du château.

La vertu du pauvre Pat n’était point la discrétion ; fier de ses bons habits et de sa position nouvelle, il s’en était vanté à qui avait voulu l’entendre. Chacun savait désormais que Pat, trois fois dans la journée, jetait la pâture au monstre, et recevait pour cela un salaire qui eût rendu jaloux le plus actif travailleur du comté.

Et pourtant Pat, le pauvre bon garçon, ne faisait œuvre de ses dix doigts !

Il s’était arrangé un logement commode au rez-de-chaussée d’une des tours de Diarmid. Les ruines, admirablement conservées, offraient encore un suffisant abri contre les intempéries du ciel.

Assurément, Pat en sa vie n’avait jamais été de moitié aussi bien logé.

Les Irlandais affiliés aux sociétés secrètes n’aiment point à voir les haillons de l’un d’eux se changer en un habit sans trous. Ce n’est pas précisément jalousie ou méchant vouloir ; c’est crainte. Il faut si peu de chose pour tenter la misère !.…

Pat avait désormais contre lui des défiances ; on doutait de sa foi, parce que, sans travail, il avait de l’aisance.

On l’interrogeait, on le retournait dans tous les sens ; on voulait savoir ce qu’était ce monstre hébergé avec tant de mystère.

À tout cela Pat ne pouvait guère répondre, sinon qu’il était le dévouement en personne, la fidélité incarnée, et qu’il se sentait prêt à incendier la douane de Galway avec le château et le tribunal, pour prouver son inaltérable zèle. Pat, il faut bien le dire, avait grand’peur. Il sentait le côté faux de sa position. Son bien-être le satisfaisait sans l’éblouir. Il s’avouait que les soupçons de Molly-Maguire ne valaient guère mieux pour lui qu’une maladie mortelle, et que, le cas échéant, son ample provision de pommes de terre, son wiskey cher et son chaud carrick seraient impuissants à le protéger.

Dans ses rêves, Pat se voyait souvent lancé comme un projectile du haut de Ranach-Head sur le galet noir. Il s’éveillait en sursaut ; ses sueurs inondaient les draps grossiers de sa couche.

Mais en définitive il ne pouvait point donner de renseignements sur le monstre, puisqu’il ne l’avait jamais vu. Tout ce qu’il savait, c’est que la bête féroce avait une voix mugissante, et que ses hurlements avaient fait dresser bien souvent ses cheveux roux sur son crâne chétif.

Évidemment on ne nourrissait pas pour rien ce terrible animal. L’avis de Pat, et Dieu sait que toutes les bonnes gens du comté le partageaient sincèrement, était que lord Montrath gardait ce monstre pour le lâcher quelque jour sur les catholiques.

Ma bouchal !… Lord George Montrath en était bien capable !…

Si le pauvre Pat avait peur de ses frères, le monstre, d’un autre côté, lui inspirait une invincible terreur.

Les garçons du Galway avaient grand tort de croire que son office fût une sinécure.

Il ne faisait rien, c’est vrai, mais il tremblait nuit et jour. La terreur était sa vie.

À de certaines heures, il se rendait à la tour bâtie sur l’extrême pointe du cap, et déposait dans un coffre un pain d’avoine avec une cruche d’eau ; ce coffre était suspendu à une corde que Pat mettait en mouvement à l’aide d’une poulie.

Pat ne s’était jamais acquitté de ce soin sans ouïr au-dessous de lui des bruits d’une nature manifestement diabolique.

Il sortait de la tour, pâle, essoufflé, perdu ; il donnait son âme à Dieu, à la Vierge et à tous les saints. Sa conviction intime était que le monstre se cramponnerait au coffre une bonne fois, remonterait avec la poulie, et ne ferait de lui, pauvre Pat, qu’une seule bouchée !

D’un côté cette mort, de l’autre l’effrayante main de Molly-Maguire ! En vérité, il fallait être bien malheureux ou bien jaloux pour envier le sort du pauvre Pat.

Il y avait déjà plusieurs mois qu’il habitait le château de Diarmid ; ses cheveux s’étaient éclaircis, son front s’était ridé. Il regrettait presque son jeûne d’autrefois et ses misérables haillons.

— Entrez, Pat, lui dit Mac-Duff ; si nous avons le même patron, nous n’avons que cela de commun peut-être… Entrez, mon homme… Si j’étais le maître, je ne sais pas trop si je vous en dirais autant.

Pat se baissa et s’introduisit dans une sorte de fissure derrière laquelle son échine maigre disparut aussitôt.

Mac-Duff le poussa en avant et le suivit.

— Il ne viendra plus personne, grommela-t-il. En tout cas, mon tour de faction est fini, et je veux savoir un peu ce qui se remue là dedans…

Le bruit des pas de Mac-Duff et de son compagnon, retentissant dans un couloir étroit et sonore, les empêcha d’entendre un autre bruit qui se fit au dehors.

C’était un son léger qui s’avançait lentement du côté des récifs par où Ellen était venue.

La lune éclairait en ce moment la plage. On eût dit que la noble heiress, sortant une seconde fuis du pêle-mêle des roches entassées, revenait sur le galet.

C’était une femme encore dont la robe blanche s’enveloppait d’une mante rouge et dont le visage disparaissait sous son capuce rabattu.

Mais au lieu du pas ferme d’Ellen, c’était une démarche chancelante et pénible.

La nouvelle venue s’avançait en se traînant ; on entendait le souffle de sa poitrine oppressée. En marchant elle sanglotait.

Elle fut longtemps à traverser la plage étroit. Elle venait de bien loin sans doute, car la fatigue l’accablait ; le dur galet blessait ses pieds endoloris ; presque à chaque pas, elle s’arrêtait pour serrer sa poitrine à deux mains, comme si elle eût senti son cœur défaillir.

Elle parvint enfin à toucher la base du roc, et s’appuya brisée contre la pierre.

Sa tête se renversa ; le capuce de sa mante retomba sur ses épaules, et les rayons de la lune éclairèrent le pâle visage de Kate Neale, dont les yeux immobiles n’avaient plus de larmes.

Durant quelques minutes elle demeura sans mouvement : le froid de la pierre la gagnait. Sa bouche, autour de laquelle errait un amer sourire, répétait faiblement le nom d’Owen.

En ce moment, le flux qui s’avançait apportait à la côte, avec l’écume éblouissante de ses vagues, des myriades d’étincelles.

L’escalier de Ranach détachait vivement sa grande colonnade éclairée par la lune qui avait rejeté son voile de vapeurs. Le vent dispersait les dernières flammèches du feu de Ranach-Head, presque entièrement consumé.

Personne n’était venu remplacer Patrick Mac-Duff à son poste.

C’était au rebord même de la fissure que Kate Neale était venue s’appuyer
 

Après la fissure, il y avait un corridor bas et humide qui s’avançait en tournant dans le flanc de la montagne.

Après le corridor, il y avait une montée de dix ou douze pas.

Après encore, c’était quelque chose d’inouï, une immensité sombre et resplendissante à la fois, des magnificences pareilles à celles qui entourent, au dire des poëtes, le trône d’ébène de l’archange déchu ; une nuit pleine de miracles, une de ces fantasmagories surhumaines qui grandissent sous le hardi pinceau de Martynn.

Cela n’avait point de forme ; l’œil plongeait partout dans le vide, et partout rencontrait l’infini.

Point de limites ! nulle paroi pour arrêter le regard, nulle voûte pour borner la vue.

Des colonnes, qui brillaient comme si leurs fûts eussent été parsemés de paillettes, s’alignaient dans la nuit. Il y en avait deux, trois, quatre rangs qui fuyaient à perte de vue, et semblaient se rejoindre au loin comme les arbres d’une longue avenue.

À droite, à gauche, devant, derrière, des grappes de cristaux scintillaient dans le vide.

D’innombrables girandoles pendaient à la voûte invisible et allumaient tour à tour leurs facettes étincelantes à la lueur rouge d’un feu de bog-pine qui brûlait sur une grille, à vingt pas de l’entrée.

Il n’y avait point d’autre lumière que celle de ce brasier dont la fumée montait épaisse et blanchâtre pour perdre ses spirales confuses dans les ténèbres de la voûte.

Tout autour du foyer, s’asseyaient des hommes diversement vêtus. La plupart portaient d’uniformes haillons ; d’autres s’enveloppaient dans des carricks grossiers ; quelques-uns enfin se drapaient dans ces mantes rouges, vêtement ordinaire des Irlandaises de l’ouest.

Un espace vide restait entre eux et le feu.

Derrière le brasier, à droite par rapport à l’entrée, on voyait une sorte d’estrade en avant de laquelle se tenait un homme aux proportions gigantesques, vêtu et coiffé de la mante écarlate.

Sur le même plan se trouvaient une vingtaine de personnages dont la figure disparaissait sous des carrés de toile.

Tout cela recevait en plein la lueur du feu. Le second et le troisième rang étaient encore assez vivement éclairés.

Le quatrième disparaissait déjà dans une pénombre vague.

Les autres, et il y en avait beaucoup, demeuraient cachés complétement. Impossible d’évaluer, même approximativement, le nombre des assistants.

On entendait la foule bruire au loin, entre les colonnes diamantées, mais on ne la voyait point.

Seulement, lorsqu’un nouveau tronc de pin de marais, jeté dans le brasier, soulevait en gerbe les étincelles, la nuit tressaillait en quelque sorte. L’ombre s’illuminait pour une seconde, et des centaines de visages, sortant tout à coup des ténèbres, peuplaient ces fantastiques profondeurs.

En même temps les mille cristaux des voûtes et de la colonnade s’allumaient.

Durant un instant on distinguait la forme des piliers symétriques et quelques hautes parois toutes parsemées d’étoiles.

Puis tout s’éteignait. La nuit retombait, opaque. Cette foule pressée semblait s’abimer dans les ténèbres.

Ce lieu s’appelait la galerie du Géant.

Et l’on disait que Ranach, Connor, Donnel, Diarmid et tous les géants de la mythologie irlandaise, y avaient fait souvent orgie, longtemps avant les jours où saint Patrick étendait sur le Connaught ses pacifiques conquêtes.

Les gens rassemblés autour du feu étaient les payeurs de minuit.

Et pour faire descendre notre description des hauteurs poétiques à la réalité vivante, nous sommes forcé d’avouer que le meeting des Molly-Maguires n’était point en rapport complet avec la féerique magnificence de la galerie du Géant.

L’odeur âcre du tabac se mêlait à la fumée des bog-pines et formait un nuage lourd au-dessus des têtes. On sentait à plein nez, dès l’entrée, le subtil parfum du wiskey, la rosée bienheureuse des montagnes, et les émanations acides du potteen.

De tous côtés, on entendait dans l’ombre le bruit des verres choquant les pots d’étain. Dieu sait que cette nocturne assemblée combattait vigoureusement l’humidité des froides voûtes et ne pouvait être accusée de délibérer à jeun.

Il s’élevait peu de cris parmi la foule. C’était un murmure sourd et continu qui se prolongeait au loin entre les pilastres, rebondissait contre les parois invisibles et retombait multiplié par les échos des voûtes.

Ce murmure était gai plutôt que menaçant. Les premiers venus avaient trompé, en buvant de leur mieux, l’ennui de l’attente, et se trouvaient en cet état joyeux des premiers instants de l’ivresse. D’autres, en grand nombre, arrivaient de Galway. Ils étaient ivres depuis le matin, ayant passé la journée entière à boire au succès de William Derry, leur bijou !

— Allons ! taisez-vous, mes jolis garçons ! dit le grand Mahony, qui se tenait en avant de l’estrade avec sa mante rouge à capuchon, et qui personnifiait pour le moment cet être fantastique, Molly-Maguire, dont le nom seul remue dix comtés de l’Irlande.

— Nous nous taisons, Molly, notre aimable tante… Arrah ! nous sommes des neveux soumis !

— Nous buvons un petit coup à votre santé, digne Brûleur !

— Et à la santé de Leurs Honneurs qui se cachent derrière vous et qui ne disent rien !

Naboclish ! la belle assemblée ! cria une voix au fond de la galerie ; on dirait un meeting d’O’Connell, que Dieu le bénisse ! Et nous ne craignons pas la pluie par-dessus le marché !

— Chantons un lilliburo, mes fils, en l’honneur des bons gars de Kilkenny, de Clare, de Limerick, et de Leitrim, qui sont venus nous voir pour l’élection…

— Au diable l’élection ! dit la voix retentissante du Brûleur ; les bons garçons des comtés sont les bienvenus chez nous… Et O’Connell aussi, musha ! le cher homme !… Mais Molly-Maguire avant tout, s’il vous plaît, mes neveux !

— Et Molly-Maguire, reprit un des personnages masqués qui se tenaient derrière le géant, n’est pas plus cousine de William Derry que de James Sullivan.

La foule protesta bruyamment.

— Derry est un bon catholique !

— Sullivan, le misérable ! est parent de l’évêque protestant qui nous mange le meilleur de notre sang.

— Il y a du Morris là-dessous, ma bouchal ! … Morris n’aime guère O’Connell…

Mais d’autres répliquèrent :

— Laissez Morris en repos, le bon jeune homme !

— Hourra pour Mac-Diarmid !…

Il fallut la grosse voix du Brûleur pour apaiser le tumulte.

Les gens qui se tenaient sur l’estrade, derrière Mahony, étaient tous vêtus de carricks. Il n’y avait point de haillons parmi eux.

Durant quelques secondes ils parurent se consulter, puis l’un d’eux, sans lever son masque de toile, s’avança au-devant de l’estrade et prit place sur le siége que Mahony lui céda.

En même temps le géant se dépouilla de sa mante rouge, et la mit sur les épaules de son compagnon en disant :

— J’ai fini, mes garçons ; saluez la vraie Molly, votre tante.

Une acclamation générale retentit sous la voûte.

Mahony sauta auprès du foyer, dont la lueur rouge éclaira sa haute taille, et jeta dans le brasier une bûche de bog-pine.

La séance était ouverte.

— Le roi Lew voudrait parler, dit une voix du côté de la porte.

— Hourra pour le roi Lew ! qu’il parle !

Le personnage qui venait d’endosser la mante rouge de Molly-Maguire prononça quelques mots. Le silence se fit aussitôt.

En même temps la foule s’agita du côté de la porte. Un passage s’ouvrit, et un homme gros, court, trapu, membré comme un athlète, et portant le costume des matelots de Claddagh, s’avança lourdement dans l’enceinte.


VIII

Le roi Lew.


Cette grande foule rassemblée sous les voûtes sombres de la galerie du Géant était composée d’éléments divers. La plus grande partie des comtés de l’ouest et du midi y avait ses représentants. Dans l’ombre de la vaste enceinte et le long des colonnes chargées de stalactites brillantes s’asseyaient de bons garçons venus des cantons les plus éloignés.

Il y avait des pêcheurs de la baie de Bantry, des pâtres de Cork, des tenanciers de Waterford et des montagnards de Wicklow.

Le nouveau whiteboysme étendait alors ses ramifications par toute l’Irlande et pénétrait jusque dans les montagnes du Tyrone, au cœur de l’Ulster protestant.

Le noyau de la réunion restait cependant composé de gens du pays même, des fermiers de lord George Montrath pour la plupart, des riverains de la Moyne, des coupeurs de tourbes entre la Suck et les lacs.

Le Connemara, cette sauvage contrée que les touristes ont baptisée les highlands de l’Irlande, fournissait surtout un nombreux contingent, ainsi que les monts Farmnamore et les côtes entre Claggan et Killery.

Tous ces gens étaient affiliés et avaient prêté le serment. Tous avaient subi, soit dans le Galway, soit dans les comtés du midi et de l’est, ces épreuves tragi-comiques au moyen desquelles les francs-maçons de tous les pays essayent de mettre une terreur superstitieuse dans l’âme de leurs néophytes.

Car les sociétés secrètes ont partout des procédés pareils : ceci depuis des siècles.

Le poignard de la sainte-vehme, sur lequel juraient les francs-juges d’Allemagne, se retrouve dans les vente de l’Italie et sert aux dramatiques représentations du carbonarisme inquiet. On dit même que ce poignard, rongé de rouille et privé de sa pointe, se retrouverait dans quelque coin poudreux des loges où les maçons de France parodient avec une obstination innocente de terribles rites et des institutions qui furent redoutables.

En Irlande aussi on jure sur le poignard, et l’on jure encore sur la torche. Les ruines des vieilles abbayes, les salles basses des châteaux croulants, les humides cavernes où les oiseaux du large cherchent un abri durant la tempête, telles sont les vastes loges où se mènent les pratiques mystérieuses des Vengeurs. Ces loges ne sont pas disposées comme les nôtres pour jouer commodément la feinte bouffonne des épreuves ; il n’y a ni décors, ni doubles dessous, ni coulisses, ni trappes, ni transparents fantasmagoriques, ni systèmes de poulies ; mais il y a la grande nuit, l’horreur secrète que suent les vieilles ruines et la vérité de la vengeance.

C’est un serment terrible que celui qui engage à tenir la torche, quand l’incendie peut avoir lieu demain ; que celui qui oblige à prendre en main le couteau, quand la victime est désignée déjà peut-être…

C’est un serment terrible, surtout lorsque le meurtre et l’incendie sont de tous les jours, lorsqu’il peut n’y avoir qu’une heure entre la promesse et le crime.

Ils avaient tous juré pourtant.

C’est que leur misère est si grande ! c’est qu’ils souffrent de la faim, du froid, de tous les maux qui peuvent accabler l’homme, si cruellement et si près des folles magnificences de leurs maîtres !

C’est qu’il y a tant de haine au fond de leur cœur !

Leur tête s’est courbée si longtemps sous la tyrannie lourde de la conquête ! Autour de leur misère bourdonne un essaim si âpre d’usuriers, de middlemen, d’agents qui s’engraissent de leur sang et vivent de leur mort !.…

Qu’un cri de vengeance tombe du haut des montagnes ou surgisse des vastes solitudes des bogs, il va trouver des milliers d’échos. Chaque chaumière va tressaillir à ce signal attendu ; toutes les têtes d’hommes vont se redresser, secouant leur grande chevelure, et la prière des femmes va monter vers le ciel, intercédant pour la vengeance de leurs époux et de leurs frères…

Les efforts combinés d’O’Connell et du gouvernement de la reine, la parole puissante du tribun et les carabines des dragons peuvent comprimer le whiteboysme durant un jour, durant une année, mais rien n’est capable de le tuer.

Il ne meurt pas, il se cache, et, quelque nuit noire, vous voyez surgir tout à coup sa tête masquée.

La torche s’allume dans sa main ; son cri retentit formidable, et, de proche en proche, l’Irlande entière s’agite ; et les ténèbres s’éclairent à la lueur funeste de l’incendie.

Le bien arrive ici au secours du mal pour grandir le fléau. Au-dessus de la vengeance brutale et sanguinaire, il y a la dévotion à la patrie, le culte de honneur national outragé, l’immense amour de la religion des aïeux.

Parmi ces hommes égarés, qui ne marchent que la nuit et dont la tâche est un crime, parmi les ribbonmen, il est de vaillants cœurs qui se trompent noblement.

Cette révolte nocturne est pour eux une guerre déclarée ; ils veulent reconquérir leurs antiques priviléges, rétablir la richesse de l’île et ses splendeurs perdues ; étayer les ruines des saintes abbayes, rebâtir la maison de Dieu, et replacer dans les châteaux les fils des nobles seigneurs chassés par la conquête anglo-saxonne.

Morris Mac Diarmid avait bien souvent parcouru les comtés de l’Irlande : il connaissait ceux des conjurés qui venaient au combat, poussés par le seul amour de la patrie, amour aveuglé peut-être, mais sublime chez de pauvres gens pour qui la patrie n’a ni protection ni secours.

Morris était leur chef. Ils le suivaient et le soutenaient.

Ils étaient là, pour la plupart, à leur poste entre les féeriques colonnes de la galerie du Géant. L’élection de Galway était le prétexte de leur venue.

Le gros de l’assemblée ignorait le pacte secret qui les liait entre eux. Ils suivaient le torrent comme Morris lui-même, et se sentaient trop faibles encore pour éteindre violemment la torche de l’incendie.

Mais ils y travaillaient sous main sans relâche, aidés par l’éloquence de leur chef, dont la parole hardie maniait souverainement ces masses versatiles. Ils gagnaient du terrain peu à peu ; ils avançaient, et le moment venait peut-être où les nocturnes meurtriers allaient relever leurs têtes au soleil et devenir des soldats.

Suivant la croyance de Morris, ce pas eût été franchi déjà sans la réprobation d’O’Connell. Morris vénérait le haut génie du Libérateur ; mais, à tort ou à raison, il le regardait comme le plus grand ennemi de la nationalité irlandaise, et comme l’appui le plus utile de la domination britannique.

Morris était aussi faible que le Libérateur était fort. O’Connell, dans sa toute-puissance, savait-il seulement qu’un obscur fermier du pauvre Connaught se dressait dans ombre contre lui ?…

Mais Morris avait au dedans de lui une foi robuste, une volonté libre et indomptable. Il écartait un à un les obstacles du chemin. Ceux qu’il ne pouvait franchir, il les tournait avec adresse.

Il prenait les ribbonmen comme ils étaient, mettant une patience infatigable à relever leurs âmes abattues, et abaissant son cœur chevaleresque jusqu’au niveau de leurs sanglantes colères, pour les amener à lui, pour les dominer, pour les acheter.

Et sa force grandissait insensiblement, sans bruit, comme grandit cet arbrisseau débile qui cache sa tête sous l’ombre voisine du vieux chêne, et qui, avec le temps, va devenir le roi de la forêt.

Il se disait, quand parfois son courage menaçait de fléchir :

— La pensée d’O’Connell est toute en lui-même ; rien ne restera de sa politique inventée ; sa puissance, si énorme qu’elle soit, n’est que la puissance d’un homme ; et c’est un vieillard. Quel autre génie que le sien pourrait exploiter après lui son mensonge sublime ? Les principes seuls passent de père en fils comme un héritage. La force personnelle descend dans la tombe avec l’homme fort. Du grand homme décédé il ne restera qu’un souvenir. O’Connell n’aura travaillé que pour sa propre gloire. Lui mort, le Repeal tombera ; la place sera libre…

Il se disait encore :

— Moi je suis jeune ; il faut du temps, mais j’ai devant moi des années. Ma pensée d’ailleurs n’est-elle pas éternelle comme le droit des nations ?… Si je meurs à la tâche, qu’importe ? La vie de l’homme est une heure courte dans la longue vie d’un peuple, et je travaille pour l’Irlande !

C’était vrai. Il n’y avait pas chez lui un seul sentiment égoïste ou seulement personnel, tout était abnégation pure en cette droite conscience qui pouvait errer, mais non faillir.

Parmi les gens rassemblés dans la galerie du Géant, quelques-uns suivaient Morris Mac-Diarmid par conviction ; le reste se laissait entraîner, à l’occasion, par la force vive de son éloquence.

Si Morris eût voulu se borner à commander aux Molly-Maguires, en dirigeant leurs vengeances nocturnes, jamais chef n’eût rencontré des soldats plus enthousiastes et plus dociles.

Malgré ses résistances fréquentes à la volonté commune, il gardait encore l’affection de tous et restait le premier parmi les meneurs de l’association.

Il devait lui être assurément bien difficile de façonner à son vouloir cette tourbe tumultueuse et indisciplinée ; mais cela était à la rigueur possible, et possible à lui seul.

Morris tâchait…

Les acclamations cependant retentissaient le long de la colonnade étincelante, et le nom de Lew, répété sur tous les tons, emplissait la vaste galerie.

Évidemment le roi Lew était un personnage populaire, et la foule s’intéressait à son apparition, comme le parterre attend avec impatience, au théâtre, une scène capitale et à grand effet.

Le roi Lew avait le paletot de toile, la culotte goudronnée et le chapeau de cuir ciré des matelots du Claddagh ; il marchait en roulant et les jambes écartées, comme si le pont mobile de son sloop eût été sous ses gros souliers ferrés.

À la différence des petits fermiers rangés en cercle autour du brasier de bog-pine, il portait les cheveux ras ; son cou musculeux restait à découvert et s’attachait solidement entre deux épaules d’une largeur démesurée. Il avait une bonne figure joviale et franche, où deux yeux noirs surmontés de sourcils épais mettaient un caractère d’intrépidité sauvage.

Du reste, grossier, gauche, balourd, et la joue enflée par un morceau de tabac gros comme une pomme de terre de moyenne taille.

Tel était Lew du Claddagh, le roi Lew, comme il fallait l’appeler.

Car, en vertu d’une vieille coutume qui remonte à l’antiquité la plus reculée, les mariniers du Claddagh de Galway élisent un chef tous les ans. Ce chef a le titre de roi. Il possède des priviléges magnifiques, tels que celui de boire à discrétion, tout en punissant les matelots qui s’enivrent ; de léguer sa besogne, les jours de fête, à tout novice jouissant de sa confiance ; et enfin de conférer le titre de reine à la jolie fille qu’il prend sous sa haute protection.

Les matelots de Galway lui obéissent aveuglément, et ses ordres sont sans appel.

Comme on le pense, le roi Lew, jouissant d’une autorité pareille, était un personnage important parmi les Molly-Maguires.

Ses gros coudes repoussèrent la foule à droite et à gauche, et il entra dans l’espace laissé libre entre le foyer et les premiers rangs de l’assemblée.

Aux lueurs voisines du feu, sa carrure herculéenne apparaissait vivement, et la foule invisible qui le contemplait à son aise admirait avec bruit l’ampleur musculeuse de ses épaules et de ses bras.

— Hourra pour le roi Lew ! criait-on de toute part ; c’est le meilleur matelot qu’ait jamais porté la mer !…il tuerait un bœuf d’un coup de pied et mettrait en fuite tous les orangistes des quatre provinces avec une chiquenaude.

— Bien obligé, mes garçons, bien obligé, répondit le vigoureux marin en cherchant des yeux dans l’ombre ses admirateurs dispersés ; ça me fait toujours un drôle d’effet quand je vous entends hurler comme un tas de démons, sans voir le bout de vos oreilles…

Les applaudissements redoublèrent, mêlés à d’enthousiastes éclats de rire.

La cohue était en belle humeur.

— La paix ! dit la voix mugissante du grand Mahony, lequel remplissait dans l’association toutes sortes d’emplois, et entre autres celui d’huissier.

Le tumulte se calma pour un instant.

— À la bonne heure, mes braves amis, dit le roi Lew ; taisez-vous un petit peu, pour me faire plaisir.

Il se tourna vers l’estrade et toucha son chapeau de cuir.

— Bonsoir, Vos Honneurs, reprit-il, mes gentils garçons !… La Molly, car j’ai donné votre nom à mon sloop, notre chère tante, la Molly a tenu la mer tous ces jours-ci, et il y a longtemps que je ne suis venu vous voir… Devinez un peu, mes fils, qui je vous ai amené ce soir dans le port de Galway ?

— Nous le savons, Lew, répondit le personnage caché sous la mante de Molly-Maguire. George Montrath était à votre bord.

Le matelot fit un geste d’étonnement.

— S’il n’était pas défendu de prononcer le nom de ceux qui se masquent, je vous dirais bien le vôtre, miss Molly ! murmura-t-il. Mais n’importe ! ce qui est certain, c’est que vous avez deviné. Oui, mes garçons, ajouta-t-il en élevant la voix, lord George Montrath, ce fils du diable, est arrivé par le paquebot de Cork ; et, comme la passe était mauvaise, on a mis les passagers à bord de ma Molly, qui a un charme pour passer sans toucher sur les roches. Lord George est enfin revenu voir ses vassaux chéris !… et que Dieu me damne s’il n’est pas trois fois plus insolent que par le passé ! Grognez un peu, mes chéris, en l’honneur de lord George !

Un murmure sourd gronda dans l’obscurité, puis cela monta, s’enfla, grandissant, grandissant toujours. L’immense salle s’emplit d’une clameur sans nom qui s’éteignit graduellement pour gronder de nouveau, s’éteindre encore et tonner enfin une troisième fois comme si la voûte allait s’abimer sous son tumultueux fracas.

C’étaient trois grognements pour lord George Montrath.

— À la bonne heure ! dit le roi Lew.

Arrah ! s’écria dans le voisinage de la porte une voix où se mêlaient étrangement la crainte et la satisfaction, voilà qui est bien grogné, mes enfants… et je dis, moi, que le diable emporte Sa Seigneurie !

— Tu ferais mieux de te taire, Pat, mon garçon, répliqua Patrick Mac-Duff ; moins tu parleras, moins on songera que ce serait justice de te tordre le cou !

Och !… ma bouchal ! … murmura le pauvre Pat suffoqué.

Il ne dit plus rien.

— En venant de Galway, reprit le robuste matelot, j’ai vu de la lumière aux croisées du château de Montrath… Milord est à se reposer des fatigues du voyage… Mes garçons, nous avons un compte bien long et bien chargé à régler avec milord !

Il se fit entre les colonnes un mouvement général ; on ne riait plus ; les voix se mêlaient dans la nuit sur un mode plaintif, et les menaces se croisaient avec des gémissements…

— Nous savions bien qu’il allait venir ! disait-on, car son agent Crackenwell a jeté bien des pauvres tout nus par les chemins !

— La vieille Madge est morte la nuit dernière de froid et de faim, parce que l’agent l’a chassée de sa tenance !

— Elle n’avait pas pu payer le fowl-duty[9] ! dit Mac-Duff avec un rire plein de colère.

— Saunder de Connemara, ajouta un autre, est couché sur l’herbe au coin de son champ. Pauvre Saunder !… il a la fièvre et ne peut se lever !

— Milord a besoin d’argent ! il faut bien hausser les baux !

— Milord a besoin d’argent, qu’importe que ses fermiers meurent !…

— Ah ! ah ! s’écria le roi Lew, cela importe peu à milord en effet… à milord et à moi, mes garçons, qui me moque de lui sur mon sloop et qui n’ai point à craindre la dent de ce requin de Crackenwell… mais vous autres !…

Il s’arrêta. On faisait silence autour de lui.

— Mac-Duff, mon fils, reprit-il, ne voudrais-tu point savoir si ta sœur Molly est parmi les bagages de Sa Seigneurie ?… Et ta nièce, John Slig !… et la fille d’adoption du vieux Mac-Diarmid !… Et Madeleine, ajouta-t-il d’une voix tremblante d’émotion, Madeleine Lew, mon bel amour !…

Personne ne répondit.

— Mes fils, poursuivit brusquement le roi Lew, un peu de cœur !… Si nous allions cette nuit signer la quittance de lord George Montrath ?

Encore le silence.

Il n’y avait pas un cœur sous la voûte du Géant qui n’eût froid à la pensée d’attaquer un landlord !

On le détestait, on le méprisait, mais on le redoutait.

Entre lui et ces pauvres tenanciers dont les sueurs faisaient sa richesse, il y avait comme une barrière de superstitieuse terreur.

Le roi Lew haussa ses larges épaules.

— Eh bien ! dit-il, personne ne souffle ?…

Quelques matelots du Claddagh, disséminés dans la foule, répondirent seuls à cet appel, avec le personnage qui représentait Molly-Maguire.

Les matelots disaient oui ; Molly-Maguire prononça un non ferme et retentissant.

Le roi Lew la regarda, stupéfait.

— Oh ! oh ! mon cœur ! dit-il, du diable si je m’attendais à trouver de la résistance de votre côté !… As-tu donc déjà oublié la croix du cimetière de Richmond, Mickey Mac-Diarmid ?

— Je ne suis pas Mickey Mac-Diarmid, répliqua Molly-Maguire à voix basse.

Pendant ce court entretien, un murmure avait couru de rang en rang : le vent avait tourné parmi cette foule versatile et changeante. Le non prononcé par le chef donnait à chacun l’envie de crier : « Oui. »

— Si nous n’en finissons pas, dit un des fermiers assis autour du feu, il boira notre pauvre sang jusqu’à la dernière goutte…

— Et peut-être est-il venu, naboclish ! pour lâcher sur nous ce que vous savez bien !…

— Le loup du vieux château !

— Le tigre qu’il nourrit pour nous dévorer tous !

— Och !… fit le pauvre Pat, au souvenir de ses terreurs quotidiennes.

Mac-Duff le saisit à la gorge.

— Voilà pourtant celui qui nourrit la bête ! dit-il ; musha ! que j’ai bonne envie de l’étrangler !…

Pat n’avait plus de voix pour crier grâce.

Il croyait que sa dernière heure était venue.

Cette idée du monstre n’était point, comme on pourrait le penser, quelque chose de vague et de fantastique. C’était une opinion enracinée, une ferme croyance. Il n’y avait pas, à cet égard, dix esprits forts dans toute l’assemblée.

Et la peur était plus grande encore que la foi. Chacun pensait que mettre à mort George Montrath, c’était non-seulement punir, mais se défendre contre un danger prochain.

Quant aux Mac-Diarmid, leur conduite avait de quoi surprendre.

C’étaient des gens considérables entre les lacs et la mer ; chacun savait leur histoire, et chacun savait qu’une partie de la famille était là sur l’estrade.

Il y avait plus : bien qu’il régnât dans l’assemblée, même au sujet de Molly-Maguire, un certain mystère, personne n’était sans deviner que l’un des sept fils du vieux Mill’s était en ce moment sous la mante rouge.

Et l’on murmurait, car ce George Montrath protégé par le veto du chef, avait enlevé l’année, précédente la fille adoptive de Mac-Diarmid. Et, ce soir même, le bruit s’était répandu dans la foule que Jessy O’Brien était morte, assassinée par lord George Montrath.

— Ils l’ont oubliée ! disait-on.

— Pauvre Jessy !…

— Qui peut dire désormais ce qu’il y a dans le cœur de Mac-Diarmid ?…

— Ma nièce chère ! sanglotait John Slig.

— Ma pauvre sœur ! s’écriait Mac-Duff.

— Hourra pour le roi Lew !

— Mort à George Montrath !

Mac-Duff, tout en criant, serrait le cou du pauvre Pat de tout son cœur.

Molly-Maguire fit signe au géant Mahony, qui éleva la voix par-dessus les clameurs de la foule et réclama le silence.

— La vie de George Montrath vous appartient, dit Molly-Maguire ; mais je demande pour lui deux jours de trêve.

— Pourquoi ? pourquoi ? s’écria-t-on de toute part.

Et, comme Molly-Maguire ne répondait point, il se fit dans les galeries un tumulte impossible à décrire. Les uns criaient, accusant le chef de folie, les autres menaçaient en fureur.

Molly-Maguire, demeurait immobile et silencieuse en avant de l’estrade.

La grosse voix du géant était désormais impuissante à se faire entendre.

Le roi Lew avait baissé la tête et semblait réfléchir.

Au bout de quelques secondes, il s’approcha de l’estrade. En même temps, Molly-Maguire se pencha vers lui et prononça quelques mots à son oreille.

— Je ne vous comprends pas, Morris, répliqua le roi Lew. Mais du diable si j’ai besoin de vous comprendre pour faire votre volonté, mon garçon !

Il revint au centre du cercle, et, se faisant un porte-voix de ses deux mains roulées, il poussa un de ces cris aigus que les marins savent et qui dominent la tempête.

— Holà, mes fils ! cria-t-il, tandis que la foule surprise écoutait ; laissons deux jours à lord George pour lui donner le temps de reprendre son âme au diable, et chantez le lilliburo[10] que vous m’avez promis…

Il n’en fallait pas tant pour faire virer ces cervelles légères ; le chant national, qu’entonnèrent aussitôt les matelots du Claddagh, résonna sous la voûte, hurlé par l’assemblée tout entière.

Quand les dernières notes s’éteignirent, on avait oublié lord George Montrath, et le pauvre Pat avait trêve.

  1. Ces chaises, que l’on trouve partout en Irlande, dans les auberges et dans les fermes, figurent exactement un baquet auquel on aurait adapté un dossier, et dont la cavité serait bouchée par un siège en tresse de paille.
  2. Eau-de-vie de pomme de terre. On appelle ainsi également une boisson faite avec de la bière, du houblon et des œufs.
  3. On sait que Daniel O’Connell flétrit en toutes occasions les membres des sociétés secrètes, et combat de toute la force de son influence la formation d’un parti de la guerre en Irlande.
  4. immenses marais à tourbières.
  5. Membres de sociétés secrètes.
  6. Des quatre provinces qui composent l’Irlande, trois, le Leinster, le Munster et le Connaught, sont presque exclusivement catholiques. La quatrième, l’Ulster, est composée d’un nombre à peu près égal de protestants et de catholiques.
  7. Pipe courte ; expression irlandaise.
  8. Cri de guerre de la vieille Irlande.
  9. Droit de volaille. Exaction passée en usage dans la plupart des comtés de l’Irlande ; quand un pauvre fermier ne peut solder l’arriéré de sa rente, il donne à l’agent une certaine quantité de produits en nature, faute de quoi il est mis dehors.
  10. Chant national du Connaught.