La Quittance de minuit/02/03

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Méline, Cans et Compagnie (Tome deuxièmep. 43-64).


III

Terre déchue.


L’heiress avait supporté bien longtemps cette torture inouïe d’entendre autour d’elle les sanglantes railleries et les clameurs cruelles qui célébraient par avance la mort de l’homme qu’elle aimait.

Elle avait retenu tout au fond de son cœur sa douleur poignante et sa colère. Elle avait attendu, se disant toujours :

— Je suis venue pour savoir ; il faut que je sache…

Mais la force de son âme s’usait à ce long supplice ; et, à mesure que sa volonté défaillait, un courroux invincible s’emparait d’elle et grandissait jusqu’à troubler sa raison.

Elle aimait d’un amour ardent et plein d’admiration recueillie ; l’absent qu’on insultait lâchement, c’était l’idole devant qui son âme fière avait appris à fléchir.

Ces cris de mort, les hurlements de cette joie frénétique et sauvage qui montaient dans l’ombre, prenant Dieu et la Vierge à témoin d’un barbare espoir, c’était la dernière heure de Percy Mortimer sonnée avec fracas, avec triomphe, avec transport !

La volonté puissante de l’heiress ne pouvait comprimer toujours la rage qui bouillait au dedans d’elle.

Elle voulait rester froide et se taire ; mais un cri d’horreur s’échappa enfin de sa poitrine et lança une malédiction à cette foule enivrée par l’espoir du sang.

Ce fut un moment d’irrésistible fièvre ; elle serait morte à vouloir comprimer ce cri qui souleva ses lèvres convulsivement fermées.

Mais le son de sa propre voix suffit à la rappeler à elle-même ; elle sentit d’instinct son danger ; elle comprit qu’elle allait mourir sans sauver Percy Mortimer.

Percy Mortimer !… ce fut cette pensée qui lui rendit une force soudaine et qui redonna des battements égaux à son pauvre cœur brisé par la souffrance.

Elle se sentit calme tout à coup et capable d’agir.

Il y eut une sorte de trêve en sa détresse. L’endroit où elle se trouvait restait dans l’ombre, ceux qui l’entouraient demeuraient encore immobiles, sous le coup de leur premier trouble.

Au moment où la voix de Molly-Maguire s’élevait pour demander : « Qui a parlé ? » l’heiress repoussa d’un geste fort ses deux voisins qui lui barraient le passage, et s’élança vers l’entrée.

La foule stupéfaite ne lui opposa qu’une résistance inerte.

Cela se passait dans la nuit ; nulle lueur n’arrivait aux abords de l’étroit couloir ; Ellen avait affaire à des gens effrayés, superstitieux et prompts à redouter les choses surnaturelles.

Ils s’écartèrent, dociles, et cédèrent à ses efforts silencieux.

Elle gagna le couloir, le traversa et sortit par la fissure.

Au moment on le géant s’élançait en brandissant une bûche de bog-pine enflammée, l’heiress effleurait de son pas léger le galet noir et s’engageait dans les récifs qui tournent autour de la base de Ranach-Head.

Elle sautait de pierre en pierre, précipitant sa course rapide et croyant entendre sans cesse les pas de ceux qui la poursuivaient.

La route était ardue ; ses yeux troublés ne voyaient point au devant d’elle ; son pas trébucha bien des fois sur le goëmon gras qui étendait ses rameaux glissants comme un tapis au dessus des roches aiguës. Bien des fois sa poitrine oppressée lui refusa le souffle, et elle fut contrainte de s’arrêter pour presser à deux mains son cœur endolori.

Mais elle reprenait sa course ; elle allait, soutenue par une force mystérieuse.

Elle gagna enfin la grève unie, puis la route qui monte par une pente insensible le long dès flancs du cap.

Elle revit la noire silhouette de Diarmid. Elle courait. La fatigue brisait ses membres ; sa mante dénouée flottait à long plis derrière elle ; ses cheveux inondés de sueur se collaient à ses joues et retombaient alourdis sur ses épaules.

Son front était livide ; ses yeux brûlaient ; son souffle était un râle.

À la moitié de la montée, elle se retourna, parce qu’elle sentait bien que ses jambes harassées allaient manquer sous le poids de son corps.

La route était déserte derrière elle ; au loin se montraient les écueils noirs, et, plus loin encore, la blanche écume du flux qui roulait vers la plage. Elle vit une foule immense qui débordait de tous côtés, qui courait, qui se ruait vers elle.

C’étaient des formes sans nombre, tournant incessamment la base du cap et bondissant sur la plage. Leurs longs bras s’agitaient, leurs voix rauques criaient. Ellen poussa un gémissement de terreur, et reprit sa course, épuisée…

Le feu ne brûlait plus au bas des ruines de Diarmid, mais il y avait encore de la lumière derrière les soyeux rideaux du château de lord George Montrath.

Et sur le tissu blanc deux formes se détachaient, passant et repassant en une lente promenade.

Milord n’avait point sans doute le loisir de sommeiller cette nuit.

Ellen passa essoufflée au-dessous du château de Montrath, et n’eut garde d’en remarquer les fenêtres éclairées.

C’était à peu près le moment où Molly-Maguire ordonnait à l’un des hommes masqués de l’estrade de se rendre au poste déserté par Mac-Duff.

La sentinelle choisie était Owen Mac-Diarmid.

Il s’élança résolu et sans peur, car il était brave comme tous les fils du vieux Mill’s. Les paroles de Pat et de Mac-Duff résonnaient encore à son oreille ; il savait que l’intrus dont le cri avait effrayé l’assemblée était vêtu d’une mante rouge.

En arrivant sur le galet, il ne vit rien que la plage vide et la mer qui montait, apportant son écume brillante à cent pas de la base du cap.

La lune éclairait vivement les alentours et prolongeait au-dessus de la tête d’Owen l’ombre des gigantesques colonnes de l’escalier de Ranach.

Le regard du jeune homme fouilla le galet d’abord, puis la double ligne des écueils.

Tout était immobile et silencieux.

Il allait rentrer à l’intérieur, lorsque son œil, ramené tout près de lui, tomba sur une forme confuse qui gisait au bord même de la fissure.

C’était un être humain accroupi sur le sol et recouvert d’une mante écarlate.

Owen retint une exclamation de surprise et se jeta sur ses genoux étreignant de ses deux mains les bras de l’inconnu, il croyait tenir le traître.

Mais à peine eut-il approché son visage de celui de son captif qu’il poussa un cri déchirant, ce cri qui, entendu au dedans de la galerie, avait mis une terreur glacée au fond de tous les cœurs.

Les traits du prisonnier étaient découverts ; en tombant, le capuce de sa mante s’était rejeté en arrière.

Owen avait reconnu le doux visage de Kate Neale, sa femme.

Kate était évanouie ou assoupie ; son front pâle disparaissait à demi sous les mèches éparses de ses cheveux ; tous ses traits exprimaient l’inquiétude et la souffrance.

— Kate ! murmura Owen, oh ! chère, que faites-vous ici ?…

Kate n’ouvrit point ses paupières closes et ne répondit point.

Owen se tordait les bras ; un tremblement convulsif agitait tous ses membres.

Il leva ses mains jointes vers le ciel.

— Voilà le malheur venu ! dit-il, mon Dieu ! le malheur pour elle !…

Il bondit sur ses pieds vivement ; un bruit sourd sortait par la fissure.

Owen alla mettre son oreille à l’entrée, puis il revint vers Kate, puis il retourna encore vers l’ouverture où le bruit grossissait.

Ses yeux disaient une anxiété mortelle ; il était indécis parce qu’il y avait autour de lui un affreux péril.

Kate ne s’éveillait point. Owen tâta sa poitrine et trouva sa chaire froide.

— Oh ! Vierge Marie ! dit-il parmi ses sanglots, ils vont venir, et nulle force humaine ne saurait la protéger !

Il croyait encore que Kate avait pénétré dans la galerie et surpris le secret de l’association. Surprendre ces secrets, c’était mourir.

— Kate ! mon tendre amour ! reprit-il, éveillez-vous, éveillez-vous ! C’est moi, Owen, qui vous aime ! éveillez-vous, au nom de Dieu !

Kate demeurait immobile.

La bouche étroite de la caverne rendait des sons confus et menaçants.

Owen entoura de ses bras le corps de Kate et voulut la soulever ; mais son émotion lui ôtait toute force. Le corps inerte de Kate, soulevé un instant, retombait toujours.

Des pas sonnèrent dans le couloir ; Owen sentit comme un aiguillon qui lui traversait le cœur. Il fit un effort désespéré et parvint à saisir Kate qu’il emporta entre ses bras. Chancelant, éperdu, il traversa le galet et disparut par le sentier étroit menant aux grottes de Muyr, et qui avait servi à Pat pour descendre du sommet du cap.

Les pas entendus dans le couloir étaient ceux de Molly-Maguire, escortée par les hommes masqués, naguère derrière elle sur le tertre.

Ces gens avaient laissé hurler l’orgie sanglante ; ils ne s’étaient point mêlés au délire commun ; la bacchanale folie les avait laissés froids et graves ; mais le cri poussé au dehors annonçait un danger ; ces gens prirent le pas sur la foule.

Tandis que la cohue, muette de terreur, s’enfonçait aux recoins les plus obscurs des galeries, Molly-Maguire et ses compagnons s’avancèrent d’un pas résolu vers l’ouverture.

— Ne sortez pas, Morris !… disait-on tout bas sur leur chemin. Mickey, Sam, Larry, ne sortez pas !… les dragons sont sur le galet !…

Les dragons et Percy Mortimer, le diable incarné !…

— Ils ont déjà égorgé Owen, votre frère !

— Avez-vous entendu son cri d’agonie ?…

— Et ils vont vous égorger à votre tour !

— Morris, Mickey, Sam, ne sortez pas !

Molly-Maguire et ses compagnons continuaient leur route vers la fissure.

Ils étaient engagés déjà dans l’étroit couloir.

Mahony les suivait avec la torche allumée.

Derrière eux venait le roi Lew armé d’un énorme shillelah, et une douzaine de matelots intrépides comme lui.

— Allons, mes fils, dit le roi Lew, on ne meurt qu’une fois… En avant !

Il y eut comme un mouvement d’hésitation parmi la foule invisible, puis un frémissement se lit. Quelques voix s’élevèrent.

Et après une ou deux secondes d’attente, un cri de guerre retentit sous la voûte.

La cohue timide se faisait vaillante tout à coup ; une sorte d’électrique fluide avait couru de cœur en cœur ; ce versatile troupeau avait fantaisie de courage…

Tous à la fois ils s’élancèrent en criant vers l’ouverture ; c’était à qui désormais passerait le premier cette limite derrière laquelle était le péril.

Et ils y allaient de bonne foi, on peut l’affirmer. Pour un moment c’étaient d’intrépides soldats, et malheur à qui eut soutenu le choc de leur cohorte fougueuse !

Mais au dehors, nous le savons, il n’y avait personne pour soutenir ce choc. Cette vaillance soudaine et inespérée devait rester inutile ; la plage était déserte ; il n’y avait aux alentours qu’un pauvre jeune homme brisé par l’angoisse qui emportait dans ses bras sa femme à demi morte.

Morris avait entendu derrière lui la clameur guerrière. Il s’était arrêté pour écouter mieux. Son cœur s’était réjoui ; un espoir immense avait empli son âme.

Ce cri, c’était pour lui la promesse longtemps attendue. Il l’accueillit comme une révélation de ce que pouvait être l’avenir ; il y vit un augure. C’était le réveil d’un peuple, déchirant enfin le maillot de sa trop longue enfance.

Morris croyait cela, et il y avait en lui un flux de joie orgueilleuse.

— Non ! oh ! non, pensait-il, les fils de l’Irlande ne sont pas des lâches !… vienne l’heure du combat, et ils sauront mourir !

Mais on savait déjà dans la galerie que la plage était solitaire. Cette nouvelle s’était propagée de bouche en bouche, depuis les premiers rangs jusqu’aux derniers, et la fougue fanfaronne naturelle au peuple irlandais, exagérant aussitôt cet élan passager de vrai courage, la voûte retentit de bravades insensées et de vanteries que n’auraient point reniées nos riverains de la Garonne.

Les dragons anglais, si redoutables naguère, n’étaient plus que des insectes faciles à écraser du pied.

Les craintes étaient oubliées. On ne savait plus qu’on avait eu peur ; et quand la mâle voix de Morris Mac-Diarmid, remonté sur le tertre, parla de luttes et de batailles, elle trouva un écho au fond de tous nos cœurs.

L’instant était propice. Pour un moment le caprice commun tournait à la guerre. La noble éloquence de Morris échauffait ce sentiment jusqu’à l’enthousiasme, et chaque main frémissait, appelant un mousquet ou une épée.

C’étaient à cette heure les vrais fils des vieux guerriers d’Erin. Cette voûte sacrée, qui avait tressailli jadis aux bruits fiers des glaives choquant les boucliers de fer, résonnait joyeusement à ces clameurs connues. Elle retrouvait ses belliqueux échos, éveillés si souvent par le cri des guerriers celtes, et les ténébreuses murailles grondaient avec la foule la devise antique des batailles : Erin go braegh.

Puis l’auditoire se taisait. Un solennel silence régnait dans l’ombre entre les colonnes illuminées. La voix de Mac-Diarmid s’élevait seule, grave et haute. Il parlait des vieux temps, de la gloire des aïeux et des jours bénis où la harpe du barde avait des exploits à chanter.

Il parlait des mauvais jours de la conquête, des Danois couverts de fer traversant le canal et allongeant leur lance à l’aide de l’infâme trahison. Dublin, Waterford, Wexford ne sont plus déjà des villes irlandaises. Leurs cathédrales portent les bannières danoises. Mais l’Irlande vivait encore dans l’ouest et dans le nord. Le noble Connaught, toujours catholique, l’Ulster, aujourd’hui allié avec Satan, gardaient la vieille langue d’Erin et ses libres coutumes…

« Voici venir les Normands, les Normands et les Saxons ! Henri II, le traître roi, qui met des Anglais avides à la place des bons lords hyberniens.

« Oh ! maudit soit Dermot, le roi de Leinster, qui enleva la femme de O’Rourke, roi de Meath ! Maudit soit Dermot qui, chassé par le grand Roderick O’Connor, monarque de toute l’Irlande, appela l’Anglais à son aide !…

« Aimez-vous, fils d’Erin ! aimez-vous, et que l’étranger ne soit jamais juge en vos querelles !

« Il n’y a plus de roi. Le roi est à Londres, la ville gigantesque, à cheval sur son fleuve immense. Le roi s’appelle Henri VIII. Il a déserté l’Église sainte ; il est cruel comme tout apostat, et son sceptre se rougit de sang comme la hache d’un bourreau.

« Pauvre Irlande, toujours fidèle ! Que de meurtres sous ces rois esclaves de l’erreur !… Erin se couvre de ruines, jusqu’à ce que Stuart catholique lui donne un instant de trêve. Et aussi comme elle se bat pour Stuart ! Hélas ! il a parfois du sang tiède dans les veines royales. Stuart est faible, et la vieille Irlande tombe écrasée aux rives de la Boyne.

« Il ne reste plus rien d’Erin ; sa langue est oubliée ; son nom glorieux est mort, et George III trouve à peine assez de martyrs pour assouvir sa soif de sang.

« Ce sont des suppôts de Calvin qui prient le démon dans les cathédrales catholiques. La Vierge est outragée, la douce mère de Dieu ! Il n’y a plus de saints ; l’herbe croit entre les marbres des chapelles, et si quelque oraison pure s’élève encore, c’est la nuit, tout bas, tout bas, derrière les tombes des cimetières…

« Car prier Dieu est désormais un crime, le Dieu des aïeux, le vrai Dieu qui sauva le monde, et dont le signe du chrétien atteste la trinité sainte ! Ils ont un Dieu à eux qui ne veut ni encens odorant, ni belles fleurs, ni brillantes images ; un Dieu froid qui habite entre des murailles nues et qui veut qu’on l’implore sans fléchir le genou…

« Et les apôtres de ce Dieu sont des soldats en habits rouges qui ont une Bible d’une main et un sabre de l’autre, qui chantent les psaumes et qui tuent.

« Où sont nos lords chers ? où est O’Brien, où est O’Rourke ? où sont O’Farral, O’Neil et le grand O’Connor ?

« Hélas ! ils ne sont plus, et leurs fils déchus labourent le sillon des vainqueurs. Nos lords ont des noms saxons, normands, anglais. Ils ont gratté la harpe aux écussons de nos vieilles murailles, pour mettre à sa place les pièces inconnues du blason des chevaliers de France !

« Notre harpe ! elle forme un des quartiers de la bannière anglaise !…

« Mais écoutez ! Un cri nous vient de l’autre côté de la mer, un cri de triomphe et de joie ! C’est un peuple d’esclaves qui a brisé sa chaîne ; c’est l’Amérique qui, lasse de courber sa jeune tête sous le joug anglais, a pris le tyran à la gorge et l’a repoussé vaincu.

« Washington ! La Fayette ! l’Irlande se relève en prononçant vos noms. Wolfe Tone combat et meurt. Hélas ! deux flottes françaises viennent échouer sur nos côtes hérissées d’écueils. L’Anglais est plus fort. Son or vient en aide à son épée, et le parlement acheté (que Dieu le punisse en ce monde et dans l’autre !) a consenti la fatale union !…

« Désormais l’esclavage est de droit. L’Irlande est une province conquise. Ses fils eux-mêmes ont signé le pacte de son asservissement…

« Oh ! et voyez comme il se débat sous le réseau de lois qui l’enlace, cet homme, ce tribun, qui a donné sa vie à l’ardent amour de l’Irlande !

« Il est puissant. Sa pensée soulève des millions de cœurs. Derrière lui se range une innombrable armée.

« Mais que peuvent ces soldats sans glaives ? Cet homme menace d’une main l’Angleterre, mais de l’autre il retient l’Irlande irritée, et l’Angleterre a confiance en la force de cette main qui comprime le vouloir d’un peuple depuis de longues années. Elle ne cède pas, parce qu’elle se dit : « O’Connell est entre nous et la colère de l’Irlande ! »

« Et les jours passent ; l’iniquité demeure ; la misère grandit. Elle croît, elle croît sans cesse, cette maladie mortelle qui ronge au cœur la vaillante Erin et qui ne laissera plus bientôt sur le vert domaine de nos pères que le cadavre d’un grand peuple !

« Ô Daniel O’Connell ! verbe fort, puissant nie ! laissez, laissez l’Irlande se redresser avant que vienne l’heure du dernier râle ! Elle souffre trop, cette terre à l’agonie ; n’attendez plus, car un jour encore, et le cœur de l’Irlande aura cessé de battre… »

Morris donnait à ces tableaux, pâlis sous notre plume, la force vive qui est le propre de l’éloquence. Ses paroles brûlaient. Un silence de mort pesait sur la foule oppressée.

Chacun écoutait cette voix triste et grave qui disait la ruine de la patrie.

Morris avait rejeté en arrière le voile rouge qui le masquait naguère. Son noble visage apparaissait, éclairé faiblement par les lueurs mourantes du foyer où quelques troncs de bog-pine achevaient de se consumer. Ses longs cheveux, tombant sur ses épaules, encadraient son front pâle où Dieu avait mis le signe de l’inspiration. Ses grands yeux s’élevaient vers le ciel, et il y avait un mélancolique sourire à l’entour de ses lèvres.

Le brave roi Lew et Mahony le Brûleur l’écoutaient bouche béante. Les gens qui se groupaient sur le tertre s’étaient rapprochés, et leur attitude témoignait de leur attention émue.

L’un d’eux s’avança doucement et baisa la main de Morris par derrière.

Et Mickey Mac-Diarmid dit tout bas :

— Oh ! frère ! pardonnez-moi !… il y a des heures où mon esprit borné ne sait point comprendre votre noble tâche !…

Le silence continuait dans la nuit des voûtes. Chez cette foule versatile et si changeante, l’impression du moment était profonde et grave.

Il semblait qu’une parcelle de la grande âme de Morris eût passé dans chaque poitrine.

Et quand la bouche du chef se rouvrit de nouveau pour prononcer un appel de guerre, ce fut une enthousiaste clameur, clameur contre l’Angleterre, contre le protestantisme et contre O’Connell lui-même.

L’influence du Libérateur absent cédait devant la parole de Morris. On ne se souvenait plus que des dures menaces proférées par lui en toute occasion contre les ribbonmen ; on l’accusait de manquer de cœur. Comme il n’est pas donné à ce peuple irlandais de garder en rien une juste mesure, on raillait cruellement l’idole de la veille ; on l’appelait avocat bavard, suppôt de chicane, procureur avide, et on l’accusait d’acheter des maisons avec la rente du Repeal.

Puis l’on s’attendrissait.

— Oui, oui, Morris, mon chéri ! disaient quelques-uns en pleurant, vous nous trouverez toujours avec le shillelah ou avec le fusil… Vous êtes notre doux maître, notre chef, notre bon lord !… Oh ! Morris, nous sommes tous à vous !… Que faut-il faire ?

D’autres parlaient moins et sentaient davantage. Le roi Lew et ses hardis matelots eussent suivi Morris au bout du monde. Le Brûleur demeurait comme abasourdi ; sa cervelle épaisse entrevoyait vaguement tout un ordre d’idées nouvelles.

— Hourrah pour Molly-Maguire ! cria-t-il à tout hasard en jetant un tronc de bog-pine dans le foyer.

El tandis que les mystérieuses girandoles se rallumaient et dispersaient dans la nuit leurs gerbes d’étincelles, la foule répéta du fond du cœur :

— Hourra pour le bon Morris, noire cher seigneur !

Morris parla encore. Chacun de ses mots était accueilli comme un oracle.

On ne pensait plus aux dragons détestés. De grand cœur on faisait grâce à ces obscurs instruments pour s’attaquer à l’Angleterre elle-même. Les âmes relevées avaient dégoût du meurtre inutile ; elles se sentaient tressaillir au souffle inconnu de l’honneur.

Morris avait vaincu O’Connell et terrassé le sanglant génie du whiteboysme.

Quand il se tut pour la dernière fois, chacun, emporté par la fougue robuste de son éloquence, voyait l’Irlande libre, l’Irlande reine, l’Irlande régénérée…

Hélas !…

Le jour commençait à poindre lorsque l’assemblée sortit de la galerie du Géant. Les objets avaient changé de forme et de couleur. La mer bleuissaient à l’horizon. On distinguait sur les roches la verdure sombre et jaunâtre des varechs mouillés. L’immense escalier de pierre élevait ses colonnes grises vers le ciel, et soutenait, gigantesque colonnade, les ruines lourdes du château de Diarmid.

Le galet, humide encore, disait que la mer, au plein de l’eau, était venue bien près de l’ouverture des galeries. Le flot se retirait maintenant.

La foule se sépara.

Le long de la route, les groupes ne s’entretenaient point des destins de l’Irlande et de la puissante parole du fils de Diarmid. Il s’agissait bien de ces choses ! On se donnait rendez-vous a la chaussée de planches dans le bog de Clare-Galway.

Et tous ces hommes en carricks, en haillons, en mantes rouges, frappaient la terre de leurs longs shillelahs et poussaient des hurlements de joie en songeant à la mort des dragons de la reine.

Morris avait-il parlé en vain ?…

Tandis que ses frères se dirigeaient vers le Mamtuck, il allait, lui, du côté de Galway.

Il avait rempli ce qu’il croyait être, dans la haute sincérité de son cœur, son devoir de citoyen. Maintenant, fils pieux, il se souvenait du vieillard qui souffrait entre les froides murailles de la prison de Galway.

Morris allait visiter son père…

En ce moment Owen et Kate marchaient péniblement sur la route qui mène aux Mamturks. Ils avaient une longue avance sur les gens de l’assemblée, mais ils allaient bien lentement.

Kate pouvait à peine se soutenir. Leur marche était silencieuse. Ils souffraient tous les deux. Entre ces cœurs aimants et unis si étroitement la veille, il y avait une barrière désormais.

Dans la maison de Mac-Diarmid, l’heiress était assise sur le pied de sa couche, tandis que la petite Peggy dormait encore.

Ellen avait les cheveux épars. Ses yeux fixes brûlaient au milieu de sa face livide.

Dans la salle principale, les bestiaux ronflaient au delà de la corde tendue ; Jermyn, à demi couché sur la paille commune, veillait. Sa tête blonde était entre ses mains. La colère ne pouvait ôter toute douceur à ce beau visage d’enfant.

Il y avait en lui tant d’amour !

Mais il y avait tant de haine !…

Jermyn avait vu rentrer l’heiress. Il se demandait si le Brûleur avait pu remplir seul la tâche convenue, et si ce jour qui se levait allait être le jour de Percy Mortimer…