La Réaction païenne/Introduction

La bibliothèque libre.
L’Artisan du livre (p. 7-15).

INTRODUCTION

I

Le présent ouvrage n’a pas pour objet de raconter les conflits qui, pendant trois siècles, mirent aux prises les fidèles du Christ et l’État romain. L’histoire des « persécutions » offre encore quelques points obscurs : les grandes lignes en sont suffisamment dégagées. Mais il est une autre histoire, presque aussi attachante, qui n’a suscité jusqu’ici aucune étude d’ensemble, depuis les essais consciencieux et incoordonnés de l’anglican Nathaniel Lardner[1] : celle de la lutte intellectuelle du paganisme contre le christianisme naissant.

Se tromperait fort qui croirait que le monde antique n’ait combattu la foi nouvelle que par le fer et le feu ; qu’il n’ait compté, pour en assurer l’extirpation, que sur ses juges et ses bourreaux.

Il a usé contre elle des armes redoutables qu’une pensée depuis longtemps rompue à toutes les subtilités de la dialectique pouvait opposer, non seulement au dogme, à la mystique chrétienne, mais à l’idée même d’une « Révélation ».

Ces controverses se sont prolongées fort au delà de la première entente entre l’Église et l’Empire. J’ai pu en suivre la trace jusqu’au vie siècle. Naturellement c’est surtout chez les protagonistes païens, Celse au iie siècle, Porphyre au iiie, l’empereur Julien au vie, qu’il convenait d’étudier les arguments mis en œuvre. Mais quantité de textes peu connus ou peu exploités m’ont livré des données significatives : on les trouvera ici, transposées en français (souvent pour la première fois), et rangées dans le cadre historique qui en explique le contenu et l’accent.

II

Que ces polémistes païens aient commis de coûteuses maladresses, on le verra bientôt. Nul ne saurait pourtant mettre en doute la pénétration parfois aiguë de leur sens critique. On ferait assez vite le bilan de ce que les modernes ont ajouté de vraiment essentiel aux objections qu’ils avaient su former déjà : « Chaque fois, remarque M. Bidez[2], que le rationalisme fut aux prises avec la révélation chrétienne, il n’eut guère qu’à répéter ce que Porphyre avait dit. » Quand, au xvie siècle, dans son fameux Colloque qui devait exciter vivement la curiosité d’hommes tels que Huet, Leibnitz et Bayle, Jean Bodin fit controverser un catholique, un calviniste, un luthérien, un islamite, un juif, un partisan de la religion naturelle et un indifférent, sur les diverses religions, c’est aux porte-parole du paganisme qu’il emprunta la plupart des chicanes litigieuses que ses « sept sçavans » retournent et discutent[3].

Il est, au surplus, tel article sur lequel certains historiens d’hier et d’aujourd’hui pourraient recevoir de ces vieux auteurs d’utiles leçons de bon sens. C’est ainsi que ni Celse, ni Porphyre, ni Julien, ni aucun de ces implacables ennemis de la foi chrétienne, qui, non contents d’exploiter la philosophie grecque, fouillaient les traditions juives pour y recueillir de quoi nuire à cette foi, ne fournissent le moindre appui aux folles hypothèses sur la non-historicité de Jésus.

L’idée que le Christ n’ait jamais existé ; qu’il doive être considéré comme un mythe, issu, en dernière analyse, des visions, de l’imagination de Paul de Tarse, cette idée-là n’a jamais germé dans leurs cerveaux. Ils ont abordé par les biais les plus divers l’histoire de Jésus pour la rabattre sur le plus médiocre plan humain : quant à en contester la réalité, ils n’y ont point songé.

J’irai plus loin. S’ils n’ont guère entrevu ce que représentait le Christ pour les âmes ardemment chrétiennes — ce commerce intime, l’obsession de cette divine présence, l’effervescence de cette « charité » — du moins ont-ils senti l’importance capitale de sa personnalité dans le développement du christianisme. Ils ont passionnément cherché à substituer à son image quelque autre image suffisamment prestigieuse pour émouvoir et fixer la piété des foules. Leur poursuite s’est égarée à travers le Panthéon des dieux et des demi-dieux, s’attachant tantôt à Héraclès — depuis longtemps idéalisé par la philosophie cynique comme le type même du redresseur de torts —, tantôt à Esculape, le dieu guérisseur, tantôt à Hélios, à Cybèle, à Attis, à Mithra. Ils ont essayé aussi de parer littérairement certaines grandes figures du paganisme — Pythagore, Socrate, Apollonius de Tyane, Apulée — d’un rayonnement assez vif pour qu’en fût obscurcie l’auréole du Galiléen. La diversité même de ces idéalisations plus ou moins adroites prouve à quel point ils étaient anxieux de dresser, coûte que coûte, quelque réplique victorieuse en face du Jésus-Dieu des chrétiens.

III

S’ils ont été finalement vaincus, cet insuccès fut dû à bien des causes, qui ne sauraient toutes leur être imputées. Soulignons quelques-unes de celles dont on doit les déclarer responsables.

Ils eurent, en premier lieu, le tort de sous-estimer leurs adversaires. À les entendre, ceux-ci n’auraient été que des illettrés étrangers à toute solide formation, et qui substituaient une foi aveugle aux prudentes et fécondes démarches de la raison. — Nul doute qu’il n’y eût, parmi les éléments chrétiens, beaucoup d’esprits de cette sorte. Clément d’Alexandrie, Origène, Lactance, d’autres encore, souffrirent par eux ; et ils nous attestent l’importance de leur rôle à courte vue dans les Églises. — Là où était l’injustice, c’était de méconnaître à ce point le vœu ardent d’une élite pour penser sa foi, pour en concilier les articles avec l’acquis de la pensée grecque. Plus ou moins suivie, plus ou moins suspecte, cette élite travaillait assidûment à accorder christianisme et philosophie. Quand elle jugeait les doctrines accréditées — platonisme, stoïcisme, épicurisme, etc. — elle le faisait parfois avec finesse, en mettant le doigt exactement au nœud de certaines contradictions. La culture d’un Origène n’était nullement inférieure à celle d’un Celse : même savoir, même dialectique, — mêmes illusions parfois. La correspondance de Jules l’Africain avec Origène à propos de l’authenticité de l’histoire de Suzanne (un des appendices du Livre de Daniel) décèle le sérieux de leur critique. Des philologues modernes ne conduiraient pas d’après d’autres principes une discussion de ce genre. Certaines déclarations malencontreuses et à demi sincères sur la vanité de la science humaine et de la « sagesse » profane purent masquer parfois ce travail rationnel, cet effort vers les hautes spéculations : il appartenait à des polémistes d’esprit aussi délié que Celse ou que Porphyre de percer ces apparences, et de ne pas représenter tout chrétien comme l’adversaire-né des méthodes positives.

Ils se trompèrent aussi, ou plutôt ils décelèrent, soit leur insuffisante clairvoyance, soit l’aveuglement de leur parti pris, en essayant à peine de comprendre l’esprit du christianisme, son âme secrète, le mystère de son emprise morale et religieuse. Ils le regardent du dehors, et ne songent guère qu’à le railler. Ils ignorent sa vie intime, sa sève spirituelle, les puissantes attaches qu’il nouait dans les sensibilités. L’empereur Julien est le seul à avoir eu quelques intuitions de ce genre, parce qu’il n’avait pu désapprendre les leçons reçues dans sa jeunesse, et rêvait de capter au bénéfice du paganisme restauré certains moyens d’action dont il avait jadis expérimenté les effets. Ni Celse, ni Porphyre ne dépassent l’écorce de la foi ennemie. Ils la traitent comme un système conçu à froid ; ils en critiquent habilement les postulats fondamentaux, mais ils en laissent inentamée la partie vraiment vitale, — ces certitudes mystiques, imperméables aux objections philosophiques pour le croyant, qui ne voit en celles-ci que jeux d’esprit stériles et controverses ployables à tous sens. La réaction d’Origène en face du pamphlet de Celse est significative à ce point de vue. Certains arguments le gênent ; presque toujours il puise au plus vif de lui-même, dans les réalités profondes de sa vie spirituelle, les réponses qu’il y oppose.

Enfin, ce qui les paralysa à demi dans ces luttes contre une foi totale et conquérante, ce fut leur scepticisme religieux, qu’ils ne se reconnaissaient pas le droit d’avouer, et qui ne laissait intact chez eux qu’un fond vaguement superstitieux. De là ces étranges discordances dont le philosophe Berkeley s’est si spirituellement égayé dans son Alciphron[4]. Volontiers eussent-ils fait bon marché des légendes, des traditions mythologiques dont leurs adversaires chrétiens clamaient le scandale. Mais ces histoires suspectes, ces contes absurdes, servaient d’armature aux liturgies qui se déroulaient tout le long de l’année et constituaient le Culte public. Leur refuser publiquement sa créance n’allait à rien de moins qu’à ébranler une pièce essentielle de l’État. Un Romain conscient ne permettait pas que son sentiment intime fît échec à son loyalisme, ni qu’il usurpât sur son devoir civique : il en réservait l’expression confidentielle à un petit cercle d’esprits avertis. En dépit de la religiosité dont il prend quelquefois le ton, Celse, par exemple, est un de ces esprits à l’innombrable lignée pour qui le concept de « surnaturel » est comme un épi vide, et qui y soupçonnent aussitôt duperie habile ou candide illusion. Mais il ne renonce pas pour autant à jouer l’émotion à propos de certaines sollicitudes attribuées aux dieux.

Les néo-platoniciens sentirent le dommage de ces oscillations. Ils essayèrent de réchauffer la dévotion païenne, de pénétrer la philosophie d’esprit religieux, de pallier par d’habiles exégèses les impuretés des mythologies. Mais, dans les pieux ajustements auxquels ils s’employaient, ils firent preuve d’un zèle indiscret qui souvent dépassait le but. L’auteur du traité des Mystères ne découvre-t-il pas un sens édifiant au culte même du phallus[5] ? L’artifice de ces interprétations complaisantes empêcha qu’on les prît au sérieux, en dehors des petites chapelles de la secte.

IV

Dévouement sans limites à l’État, goût des « honneurs », respect du culte établi, quelle qu’en fût la vérité intrinsèque, amour du confort, orgueil de la vie, il n’est aucune de ces valeurs constitutives de la civilisation antique que ne compromît l’esprit chrétien ; et peu de griefs reviennent aussi souvent sous la plume de ses détracteurs que celui de ruiner les traditions ancestrales.

Mais à la racine des malentendus entre christianisme et paganisme, on aperçoit quelque chose de plus grave qu’une simple révolution dans les mœurs : des divergences profondes, d’ordre métaphysique, préparées par la pensée hellénique. En voici quelques spécimens.

D’abord l’idée de la création ex nihilo. Qu’un démiurge divin eût modelé une matière incréée, cette hypothèse n’aurait point fait scandale. Mais qu’il eût tiré cette matière du néant, cela paraissait proprement inintelligible. — L’idée d’un Médiateur entre Dieu et l’homme était faite également pour déconcerter même les disciples du pieux Platon. L’homme soucieux de s’orienter vers le divin n’avait besoin que de lui-même. Qu’il prît conscience de ses aspirations profondes, qu’il résolût d’y satisfaire, son vouloir personnel devait suffire à l’exhausser vers l’immortalité. À quoi bon un Sauveur, si l’homme peut se sauver soi-même ? Et le moyen qu’un Dieu s’incarne dans une chair périssable, sans se dégrader à ce contact ?

Une autre antinomie portait sur la conception même de l’ordre universel. Écoutons Émile Bréhier, qui en explique clairement les termes :

« Le Cosmos des Grecs, écrit-il[6], est un monde pour ainsi dire sans histoire, un ordre éternel où le temps n’a aucune efficace, soit qu’il laisse l’ordre toujours identique à lui-même, soit qu’il engendre une suite d’événements qui revient toujours au même point, selon des changements cycliques qui se répètent indéfiniment. — L’idée inverse, qu’il y a dans la réalité des changements radicaux, des initiatives absolues, des inventions véritables, une pareille idée a été impossible avant que le christianisme ne vienne bouleverser le Cosmos des Hellènes. »

À ce prix, les penseurs païens pouvaient bien parler de la Providence[7]. En fait, ils ne reconnaissaient son action qu’à l’ordre général de l’univers, — ordre établi une fois pour toutes, qui ne subit pas de retouches, et qui exclut les interventions spéciales, les volontés particulières, les crises imprévisibles. Que devenaient, dans un tel système, l’Incarnation, la Rédemption ?

Ces difficultés ne furent pas irréductibles pour tous les gens cultivés, puisqu’un bon nombre parmi eux se convertirent. Mais il est certain que le postulat de l’immutabilité du Cosmos et celui de l’impassibilité divine dominèrent maintes intelligences au point de les rendre absolument réfractaires aux postulats opposés de la Révélation chrétienne, qui les déconcertaient et les contredisaient trop.

V

On voit l’importance morale, philosophique, religieuse des débats dont l’histoire va être ici racontée. Ils se sont déroulés durant une période à laquelle on attache volontiers l’étiquette sommaire de « décadence ». Il est exact que la rhétorique et la sophistique, piètres disciplines, régnaient alors dans les écoles et dominaient les esprits. On en retrouve la trace dans ces controverses. Celles-ci pourtant excitaient si véhémentement, de part et d’autre, le zèle passionné, l’ardeur partisane, qu’elles échappèrent en une large mesure au verbalisme littéraire de ces temps ; et elles représentent, si je ne m’abuse, le plus original effort de la culture antique à son déclin.


  1. Aux tomes VIII et IX de sa Credibility of the Gospel History, Londres, 1758. La 1re  édition est de 1727 et s.
  2. Vie de Porphyre (Univ. de Gand. Recueil des Travaux…, fasc. 43, 1913, p. 74). Comp. Paul Monceaux, dans le Journal des Savants, 1929, p. 243.
  3. Texte latin dans l’édition L. Noack, Schwerin, 1857. — R. Chauviré a publié en 1914 de larges fragments d’une traduction française qui remonte au début du xviie siècle, Colloque des secrets cachez des choses sublimes entre sept sçavans qui sont de différens sentimens : voy. surtout p. 147 et s. ; Celse et Julien sont amplement utilisés.
  4. Alciphron ou le Petit Philosophe, La Haye, 1731, t. II, p. 95 et s.
  5. I, x. Trad. P. Quillard, p. 27.
  6. Revue Philosophique, 1927, p. 8 = Hist. de la Philosophie, I, p. 489.
  7. Origène remarque que Celse le fait à plusieurs reprises : Contra Celsum, v, 3 : cf. i, 57 ; iv, 4 ; iv, 99 (passage essentiel) ; vii, 68.