La Réadaptation des soldats mutilés et aveugles à la vie utile

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La Réadaptation des soldats mutilés et aveugles à la vie utile
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 652-673).
LA RÉADAPTATION
DES
SOLDATS MUTILÉS ET AVEUGLES
Á LA VIE UTILE


I

Parmi les multiples problèmes que la guerre pose chaque jour d’une manière plus instante à nos esprits et dont elle laissera la charge écrasante à la société de demain, celui de l’utilisation des soldats mutilés et aveugles est particulièrement attachant. La modique pension que l’Etat versera à nos glorieux défenseurs ne saurait nous acquitter envers eux. Il nous faut, pour que notre gratitude ne soit pas trop lourde à porter, que, dans la plus large mesure possible, ils soient mis en état de s’assurer une vie active et utile, la seule qui apporte à l’homme les satisfactions morales nécessaires à l’âme comme le pain au corps. Il nous faut qu’ils puissent garder leur place au foyer, avoir la direction de leur famille et, s’ils ne peuvent toujours subvenir à ses besoins, du moins ne pas lui être une charge. Il ne s’agit pas seulement de dettes individuelles que nous devons acquitter, il y a là une nécessité sociale. Déjà, dans bien des domaines, à la campagne surtout, les bras manquaient en France. Après la guerre, les obus et la mitraille auront tellement diminué notre puissance de production qu’il serait criminel de laisser en friche par négligence une partie quelconque des forces nationales.

Des rapports très documentés ont été présentés sur la question à la Société de médecine publique par M. le docteur Borne, à l’Académie de médecine par M. le docteur Mosny, et, plus récemment, en ce qui concerne spécialement les soldats aveugles, par M. le docteur Bazy. Avec l’école de réadaptation de Lyon et quelques autres œuvres du même genre, nous sommes entrés dans la voie des réalisations. Personne n’a le droit d’ignorer ce qui peut se faire et ce qui doit se faire, parce que chacun de nous, directement ou indirectement, peut collaborer à cette partie de la tâche commune. Il y a là un état d’esprit à créer dans le public.

M. le docteur Borne distingue trois catégories de blessés : les hommes atteints d’impotence fonctionnelle curable, les mutilés aptes dès maintenant à la rééducation, et les invalides.

Il a été fait beaucoup déjà pour la première catégorie. Les services de santé militaire n’avaient, semble-t-il, rien prévu pour elle, et, au début de la guerre, on se contentait de renvoyer ces impotens fonctionnels dans leurs foyers. Rien ne pouvait leur être plus dangereux : privée de soins, leur impotence tendait naturellement à devenir chronique. Aujourd’hui, dans chaque région militaire, des établissemens de mécanothérapie et de massothérapie ont été fondés, qui fonctionnent de moins en moins imparfaitement. C’est de ces établissemens qu’ils sont justiciables. Théoriquement désormais les malades de cette première classe sont ou rendus à la santé, ou assimilés à la seconde catégorie ; avec le temps, un temps parfois assez long à la vérité, ils doivent retrouver la liberté de leurs organes ankylosés, l’exercice de leurs fonctions interrompues, et redevenir aptes à la rééducation.

Pour la seconde catégorie, qui se trouve ainsi enrichie, il importe de bien nous pénétrer de cette idée que les mutilés sont capables de travaux beaucoup plus variés et plus finis que nous ne sommes habitués à le considérer en France. Bien que ce soit chez nous, semble-t-il, qu’a germé la pensée généreuse de réadapter les mutilés à la vie utile, c’est hors de France surtout qu’elle a d’abord été appliquée. En Allemagne, au cours du XIXe siècle, des établissemens ont été fondés à Munich, à Stuttgart, à Nowawes, à Hambourg. Mais l’établissement le plus célèbre, l’établissement modèle par excellence, est celui de Copenhague, qui, fondé en 1872, est pourvu aujourd’hui d’un budget de plus de trois cent mille francs. Une clinique permet de soumettre les candidats à un examen minutieux après lequel sont retenus ceux-là seuls qui présentent les aptitudes physiques nécessaires à un enseignement professionnel approprié à leur situation. Pour les enfans, une école donne une éducation primaire jusqu’à la quatorzième année. Des ateliers nombreux sont ouverts aux adultes. Un Heim met à leur disposition une nourriture saine et à bon marché. 80 pour 100, parait-il, de ces mutilés et infirmes parviennent, après leur sortie de l’établissement, à se faire des journées d’ouvriers valides. La Scandinavie semble être la terre d’élection de l’œuvre de réadaptation, et l’on trouve des ateliers similaires en nombre très élevé, eu égard à la faible densité de la population, à Stockholm, à Karlskrona, à Christiania, à Helsingfors, à Golhenbourg. A Saint-Pétersbourg, une institution analogue a facilité la rééducation d’un grand nombre de soldats mutilés après la guerre de Mandchourie. En Belgique, l’établissement de Charleroi est justement connu. A Paris, on peut visiter les ateliers si intéressans des Frères de Saint-Jean-de-Dieu, 223, rue Lecourbe, où quatre cents mutilés et infirmes reçoivent une instruction intellectuelle et professionnelle, et qui donnent des résultats très remarquables. Le directeur, le Révérend Père Jean-Paul, m’a donné l’assurance que beaucoup de ses anciens élèves parviennent à se faire une situation enviable. L’établissement ne peut généralement pas suffire à toutes les demandes d’emploi qui lui parviennent chaque année.

Nous avons donc derrière nous déjà un vaste champ d’expérience. Il ne s’agit pas d’innover, ou fort peu, et quand, au mois de décembre dernier, l’actif maire de Lyon, M. Herriot, ouvrit dans sa ville le premier atelier pour nos soldats mutilés, il n’eut qu’à recueillir l’enseignement des faits pour décider que des métiers très variés seraient enseignés aux élèves. Beaucoup de travaux sans doute sont inaccessibles aux manchots, pour lesquels il faudrait réserver les postes de facteurs et de gardiens. Cependant, pour ne parler que des métiers manuels, ils réussissent bien dans le brochage, la reliure, la fabrication des jouets en bois. D’ailleurs, avec les manchots, l’élément essentiel est l’équation personnelle, surtout la volonté persévérante de l’infirme, qui crée d’individu à individu de grandes diversités entre les facultés d’adaptation. Chez les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, un professeur, amputé des deux bras, avec un moignon de 10 centimètres à l’épaule gauche et un moignon de 15 centimètres au coude droit, parvient, au moyen de sa main droite munie d’un pouce articulé, à se passer de toute aide pour manger, pour s’habiller, et dans tous les soins de la vie journalière. Il écrit même fort bien et l’on prétend qu’il est le meilleur dessinateur de la maison. Quant au mutilé des membres inférieurs, une seconde de réflexion suffit à montrer qu’il dispose encore d’une grande faculté d’agir. Pourquoi un amputé d’une jambe, ou même des deux jambes, ne serait-il pas tailleur, cordonnier, vannier, menuisier, ébéniste, relieur, bourrelier, ferblantier, mécanicien, dessinateur, fourreur, bijoutier, que sais-je encore[1] ? Plusieurs de ces métiers sont effectivement enseignés, avec succès, à l’école de Lyon[2]. Une section d’horticulture y a été ouverte voici trois mois, — à la vérité peu recherchée puisqu’elle ne compte encore que 8 élèves, — et M. le docteur Mosny observe que la viticulture, l’arboriculture, l’aviculture, l’apiculture, qui ne réclament qu’une mobilité restreinte, pourront, selon les régions, constituer de précieux débouchés. Pour les plus instruits, des cours de comptabilité ont été organisés où l’on enseigne la dactylographie et la sténographie. Ils étaient suivis au 15 septembre dernier par 65 élèves sur 192 que comptait alors l’Ecole. Ces apprentis seront secrétaires d’hôtel, caissiers, employés de bureau, fonctionnaires, représentans de commerce. Et ici les manchots ne souffrent pour ainsi dire d’aucune infériorité. Ceux mêmes qui n’ont conservé que le bras gauche apprennent très vite à en tirer les mêmes services que d’un bras droit.

L’Ecole, qui pressent les préjugés possibles du public, se propose de faire de ses apprentis des ouvriers de choix. A l’entrée, des médecins apprécient les capacités des candidats à la rééducation. Plus tard, ils surveillent la parfaite adaptation des appareils de prothèse (bras et mains surtout), qui doivent être dans certains cas enrichis de dispositifs particuliers appropriés aux métiers et aux habitudes personnelles. Un enseignement intellectuel subsidiaire, qui a un peu le caractère d’un enseignement postscolaire, est donné à quelques-uns parallèlement à l’enseignement professionnel, aux comptables surtout, parmi lesquels il en est qui, en vue de la représentation commerciale, apprennent l’anglais et même le russe. On sait l’extrême importance de l’hygiène et des exercices physiques pour les corps mutilés : des récréations en plein air sont ménagées aux internes après chaque repas, et pour leur permettre d’entretenir ou de reconquérir l’agilité de leurs mouvemens, des jeux sont mis à leur disposition.

Suivant l’excellent exemple donné par Lyon, une quinzaine d’écoles ont été récemment ouvertes à nos mutilés, dont l’une, celle de Saint-Maurice, qui compte actuellement 135 apprentis, dépend du ministère de l’Intérieur. Mais ce n’est là qu’un point de départ. Il faut que de nombreux établissemens semblables soient fondés dans toutes les régions militaires. Je dis nombreux, non pas seulement parce qu’il y a intérêt à ne pas imposer aux mutilés la nécessité de s’éloigner outre mesure des leurs, non pas seulement parce que certaines professions de caractère local pourront y être enseignées avec profit, mais encore parce qu’il importe que dans ces écoles le nombre des apprentis soit peu élevé. Un enseignement qui s’adresse à des anormaux doit être, autant qu’il est possible, un enseignement individuel. Il est essentiellement une conversation à deux. Il consiste dans la transmission d’une masse de petits procédés empiriques, variables avec le genre et le degré de la mutilation, par lesquels le mutilé supplée au défaut de ses organes. Il se complète d’encouragemens nécessaires, et suppose une confiance réciproque, une sorte de communion intime entre le maître et le disciple. Pour ces raisons les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, de même que les directeurs de l’établissement de Copenhague, ont reconnu la supériorité des maîtres mutilés et infirmes, souvent plus dévoués à leur tâche, qui conduisent leurs disciples à travers des obstacles expérimentés par eux, les fortifient par leur seule présence qui est un exemple, et leur épargnent l’humiliation, presque toujours très sensible à un mutilé, de sentir leur infériorité. L’organisation de ces écoles régionales, en aussi grand nombre que les exigeront la cruauté et la durée d’une guerre sans précédent, est un devoir qui incombe à l’État, le créancier naturel des dettes qu’aucun membre de la société ne peut désavouer, ou à ses substituts, le département et la commune.

Quant aux blessés de la dernière classe, celle des invalides, l’État ne pourra que les hospitaliser. Seulement il importe, par humanité autant que dans l’intérêt de la collectivité, que cette dernière catégorie soit réduite le plus possible. Entre l’invalide impuissant à tout travail, et le mutilé capable de prétendre à un salaire intégral, bien des degrés sont à distinguer. Et chaque homme devra conserver par le travail la part de dignité et d’indépendance que le sort lui aura laissée. Les ateliers dont nous avons parlé jusqu’à présent seront, bien entendu, des ateliers d’apprentissage seulement. Aussitôt formé, l’ouvrier les quittera. Ils disparaîtront le jour où y auront passé tous les mutilés de la guerre qui en auront manifesté le désir. Mais, contrairement à M. le docteur Mosny, je crois que, à côté et au-dessous de ces ateliers d’apprentissage, il y aurait place, au profit des plus déshérités, pour des ateliers permanens, qui assureront en tout temps un travail rémunéré, majoreront légèrement les salaires quand leur modicité risquera de décourager, se doubleront de cantines à bon marché, en somme créeront, à l’abri des heurts de la concurrence vitale, un milieu un peu artificiel, le seul où beaucoup d’infirmes puissent déployer utilement leur activité. Nous avons chez nous le modèle de pareils établissemens. Visitons les ateliers fondés par M. Marsoulan à Montreuil-sous-Bois et, à Paris, rue Compans et rue Planchat, ateliers où le Conseil général de la Seine et le Conseil municipal de Paris entretiennent près de cinq cents ouvriers infirmes ou estropiés. On y pratique avec succès le cannage, la serrurerie, la fabrication des nattes en jonc, des tapis en alfa, des liens pour l’agriculture, la reliure surtout. L’originalité de la maison est dans l’organisation du travail par équipes d’ouvriers qui, diversement mutilés, se complètent les uns les autres à la manière de l’aveugle et du paralytique. De la sorte, chacun s’attachant à telle part de la tâche qui convient à son infirmité, les facultés de tous, même des plus impotens, peuvent être mises à profit. A l’atelier de reliure, par exemple, la vérification des pages, qui demande du soin mais point de force physique, sera confiée à un vieillard ; le massicot pourra être manié par un amputé d’un bras, tandis que l’endossure reviendra à un amputé d’une jambe. Le salaire minimum est de 1 fr. 25 par jour, et le salaire moyen de l.fr. 50. Un tiers des ouvriers environ touche le salaire minimum, un second tiers le salaire moyen, un dernier tiers se partage des salaires moins maigres qui peuvent, très exceptionnellement, monter à 3 francs. Malgré la pauvreté de ces résultats, je ne saurais dissimuler que le coût de l’entreprise est élevé ; d’après le rapport de 1911, que j’ai entre les mains, pour 481 ouvriers les dépenses sont montées cette année-là au total de 363 000 francs, et les recettes à 231 000 seulement. La différence a été à la charge du Conseil municipal jusqu’à concurrence de 10 000 francs et du Conseil général de la Seine pour 142 000, soit 152 000 francs, environ 316 francs par ouvrier. C’est là une assistance coûteuse assurément. Et elle le serait davantage sans doute si les administrations publiques ne fournissaient le travail et ne dispensaient ainsi la direction du plus grand des soucis, celui de l’écoulement des produits. Mais n’oublions pas que pour les malheureux qui peuplent ces ateliers, nous n’avons le choix qu’entre cette forme d’assistance et l’hospitalisation ; or l’hospitalisation à Paris est évaluée à 1 200 francs par an, et, par conséquent, sans parler du profit moral qui est inappréciable, nous enregistrons encore une économie de près de 75 pour 100. N’oublions pas surtout que si, pour qui n’a rien, un salaire de 1 fr. 25 par jour est dérisoire, et que si l’on ne parvient qu’à force d’une prodigieuse ingéniosité et d’aumônes déguisées, — cantines d’un bon marché extrême, don de vêtemens usagés, — à permettre à son bénéficiaire de joindre les deux bouts, pour le mutilé qui touchera sa pension d’Etat et qui vivra le plus souvent en province, le même salaire, n’étant plus qu’un complément de ressources, deviendra un appoint très appréciable.

Ce n’est pas tout, au reste, que d’avoir des ateliers d’apprentissage et des ateliers permanens pour invalides, il faudra les faire fréquenter. Je voudrais qu’il fût possible de subordonner le versement de la pension à cette condition que le mutilé donnera la somme de travail dont il est encore capable. Je ne méconnais pas tout ce qu’il y a de révolutionnaire dans cette proposition, ni les difficultés d’exécution, d’ailleurs surmontables, qu’elle soulèverait. Je regrette qu’elle porte atteinte au caractère sacré de la dette que la société a contractée envers ses défenseurs. Peut-être n’y porte-t-elle atteinte qu’en apparence, puisqu’elle tend au profit du créancier autant ou plus qu’au profit du débiteur ; et puis l’intérêt social l’exige peut-être. Songeons à toutes les tentations qui vont assaillir demain nos mutilés. Ils rentrent chez eux : ils vont prendre un peu de repos avant de se remettre au travail. Ne l’ont-ils pas bien gagné ? La petite pension le permettant, presque fatalement le repos se prolongera plus qu’on ne l’avait d’abord prévu. Ils hésiteront à s’éloigner de nouveau si rapidement de la famille. L’oisiveté les engourdira. L’habitude du cabaret les guettera. Avec une blessure de la guerre la mendicité peut-être sera fructueuse. Elle tient l’homme dans des tenailles aussi fortes que la boisson. J’ai connu des cas de nostalgie de la rue aussi tenaces que peut l’être le besoin de l’alcool ou celui de la morphine. M. le docteur Mosny dit très justement que parmi les mutilés ceux-là seuls devront être rééduqués qui consentiront à l’être, et il pense que 10 pour 100 au plus auront à la fois la capacité et la volonté de travailler. Nous devons tout faire pour nous prémunir contre un résultat aussi déplorable. Il faut à tout le moins qu’impitoyablement les délits d’ivresse et de mendicité suspendent, et, après récidive, suppriment le droit à la pension. Nous voulons sauvegarder la dignité de ceux que leur héroïsme exposera demain. Jamais encore la question ne s’était posée sous la forme angoissante qu’elle prend.

Maintenant que nous savons que cette guerre sera très longue et qu’elle fera un peuple de mutilés, le problème se présente ainsi : voulons-nous laisser se constituer dans nos villes et nos campagnes une population de mendians et d’ivrognes, et cela aux dépens de ceux d’entre nous auxquels nous avons le plus d’obligation, et pour lesquels nous voulons que nos enfans gardent au cœur une admiration inaltérée ?

Il faut espérer que des mesures seront prises pour nous garantir contre une plaie sociale qu’il serait vite trop tard pour guérir. Mais sur ce point sans aucun doute l’opinion publique et la bienfaisance privée peuvent beaucoup. D’abord il appartiendra aux particuliers et aux sociétés privées d’encourager de toute façon le travail des mutilés. Sans doute les ateliers d’apprentissage se chargeront, dans la plus large mesure qu’ils le pourront, du placement de leurs ouvriers respectifs. Ils n’y parviendront toutefois qu’avec l’actif concours des chambres de commerce, des syndicats patronaux et ouvriers, des représentans des grandes industries. Quand les circonstances le permettront, sauf le cas d’indications contraires, chacun de nous devra considérer comme un devoir de donner la préférence à l’ouvrier mutilé de la guerre sur son concurrent valide. Ne craignons point l’exagération dans ce sens : nous aurons fort à faire pour contre-balancer le préjugé contraire et pour décider nombre de patrons, toujours timides, à faire choix de collaborateurs mutilés. Il faudra même donner aux plus habiles et aux plus intelligens les moyens de s’établir comme patrons, Une caisse de prêts vient d’être instituée à cet effet par M. Bourlon de Sarty, directeur de l’Association pour l’assistance aux mutilés pauvres. Elle a besoin de recevoir des donations et surtout des prêts désintéressés. Plus encore, il faudra qu’elle serve de modèle à de nombreuses créations similaires, car la décentralisation la plus grande s’impose en pareille matière : pour prêter utilement, il faut connaître le débiteur. Si par tous ces moyens le public vient ainsi en aide aux travailleurs mutilés, et s’il s’ingénie à rendre leur effort productif, il aiguillonnera singulièrement les hésitans.

Il a plus à faire. Le prodigieux effort financier que nécessite la guerre paralyse en ce moment les initiatives en matière d’œuvres sociales. Le devoir patriotique nous interdit de demander à l’Etat de distraire des ressources destinées à la défense nationale les sommes importantes que nécessiterait la création d’ateliers d’apprentissage en nombre suffisant. Il ne pourra que plus tard faire face à ses obligations. Et pourtant, tout délai est un danger. La période critique pour le réformé qui quitte le corps, c’est celle où il reprend contact avec la vie, où il rentre dans un milieu peu disposé à le croire encore apte au travail, où de nouvelles habitudes se contractent. Aussi est-il essentiel que le plus possible des œuvres privées se substituent provisoirement à l’Etat pour assurer des apprentissages durant cette période transitoire. Souvent, si elles ne créent pas des ateliers, elles pourront obtenir de petits patrons qu’ils acceptent de recevoir des apprentis mutilés. Ils se feront par-là peu à peu à l’idée de les garder ensuite comme ouvriers. Sans doute, dans ces organisations de fortune, l’infirme ne trouvera pas toujours réunies les conditions de patience, de bienveillance chez le maître, de compétence à la fois médicale et professionnelle que son état rend désirables ; mais le temps gagné est un avantage si considérable qu’il faudra souvent passer outre.

Surtout, chacun peut dans sa sphère aider le mutilé à vouloir travailler. Combien de fois avons-nous tous eu le cœur serré depuis treize mois à la vue d’un réformé qui quittait l’hôpital, qui se jetait dans une vie toute nouvelle, ignorant de ce qu’il ferait demain, de l’accueil que lui réserverait le monde, insouciant bien souvent au bord d’un mystère plein de menaces ! Leur crânerie à eux est encore de l’abnégation ; mais nous les suivons, nous, par la pensée, anxieusement penchés sur leur avenir, que nous cherchons à épeler dans les ténèbres. Ils partent trop souvent sans que toute notre sollicitude leur apporte autre chose qu’un réconfort matériel ou moral bien passager. Et pourtant, nous pourrions beaucoup pour eux en orientant vigoureusement leurs pensées vers des résolutions d’action. En particulier, les infirmières dans les ambulances et les hôpitaux pourraient avoir une influence très efficace en rendant aux mutilés confiance dans les facultés qui leur restent et qu’ils sous-estiment le plus souvent, en les instruisant des diverses branches d’activité qui s’ouvrent encore à eux, en s’informant du milieu individuel qui est le leur, afin de les aider à en tirer le meilleur parti possible en vue de leur réadaptation. La guerre semble mettre les âmes comme en état de pression et, pour un temps, épanouir chez beaucoup de nos blessés les meilleures tendances qui souvent sommeillaient pendant la paix. Ce moment où l’homme sent en soi quelque chose qui le dépasse, où l’estime et la sympathie qu’il lit dans les yeux qui l’entourent le rehaussent à sa propre vue, c’est celui qui est le plus favorable à la préparation dont je parle. Et ces touchantes correspondances qui s’établissent souvent entre le blessé et sa bienfaitrice de l’ambulance pourraient être fort avantageusement utilisées à entretenir et à faire fructifier le germe que des conversations auraient déposé dans les volontés. Elles se feraient même plus fréquentes et plus persévérantes si elles s’étoffaient ainsi d’une mission précise, bien que discrète. Il est malaisé d’ailleurs de formuler des préceptes généraux en pareille matière : ce sont essentiellement des questions d’espèce. Il me sera possible d’être plus précis en parlant d’un cas déterminé que je connais mieux que les autres, celui des soldats aveugles[3].


II

Ils sont très nombreux. Jamais aucune guerre n’avait fait autant d’aveugles. Je ne dis pas absolument parlant, ce qui va de soi, mais même proportionnellement au nombre total des mutilés. Cela se conçoit sans peine : dans le combat de tranchées, c’est à la tête le plus souvent, au moment où elle émerge, que le soldat est blessé. Aucune statistique complète n’existe encore, que je sache ; mais certainement, pour la seule France, le nombre des soldats aveugles dépasse déjà de beaucoup quinze cents.

Je ne dirai pas que le soldat aveugle est la plus misérable des victimes de la guerre : le public n’est que trop porté à le penser sans qu’on le lui dise. Il m’appartient d’observer plutôt que, à mon avis, puisqu’il peut se refaire une vie active, il est moins à plaindre que nombre de malades à jamais impotens. Mais c’est à la condition expresse qu’on lui donne le moyen de se refaire une vie active. Comment ne pas avouer que le choc moral auquel il est soumis est le plus brutal de tous, que l’infirmité qui s’abat sur lui bouleverse son moi et impressionne ceux qui l’entourent plus qu’aucune autre infirmité ? La brisure entre hier et demain chez lui est totale. J’ajoute que l’aveugle est de ceux qui ont le plus à se plaindre de l’insuffisance de leur pension, de ceux par conséquent pour lesquels le problème de la subsistance se posera avec le plus d’acuité. Plus est grande l’incapacité de travail provenant de la mutilation, plus la pension est insuffisante, car elle ne croit pas dans la même proportion. Le borgne recevra une pension annuelle de 600 francs ; celle de l’aveugle sera de 975. Or, le borgne n’a presque rien perdu de ses facultés de travail. Il n’est presque pas de profession qu’on ne puisse exercer avec un seul œil[4], et tous nous connaissons des borgnes qui occupent de très belles situations sociales. Récemment, un médecin faisait remarquer que, même pour tirer, il n’est besoin que d’un œil, et il proposait de renvoyer les borgnes au front. Le dommage presque exclusif subi par le borgne consiste en ceci qu’il est plus qu’aucun autre menacé de cécité, et, sauf des cas fort rares, il ne serait guère lésé si on ne lui accordait provisoirement aucune pension, mais seulement des droits à faire valoir le jour où la cécité surviendrait. L’aveugle, au contraire, est obligé presque toujours de renoncer à son ancienne profession ; il lui faut faire un apprentissage compliqué, qui ne le conduira jamais qu’à de très maigres salaires. Ses gains sont considérablement diminués, ses dépenses considérablement accrues. Supposons maintenant que, en outre de ses deux yeux, l’aveugle ait perdu un bras, ou même deux, — et il y a des exemples de pareilles infortunes, — Il sera devenu incapable de toute réadaptation, obligé de se faire servir à chaque minute ; et pourtant, c’est à peine si sa pension sera majorée de 200 francs.

Encore, dans bien des cas, l’écart entre la pension du borgne et celle de l’aveugle a-t-il failli être beaucoup moindre. En vertu de la loi de 1831, toujours en vigueur, dans les premiers mois de la guerre les conseils de réforme devaient assimiler nombre d’aveugles aux borgnes. Souvent, en effet, un œil seul était enlevé, l’autre avait perdu une partie de sa puissance de vision ou même sa vision entière, mais restait intact en apparence. Or la loi ne permettait de faire état que des lésions oculaires visibles à l’œil nu. Celles-là mêmes qui étaient visibles à l’ophtalmoscope n’entraient pas en ligne de compte, et les oculistes, qui déterminaient avec les méthodes modernes le degré de vision de l’œil malade, n’avaient pas le droit de s’en souvenir au moment du classement dans les cadres de réforme. Heureusement le décret du 24 mars dernier, sauvegardant à la fois les intérêts des victimes et ceux de l’État, a stipulé des indemnités provisoires proportionnelles à la diminution de la puissance de vision, et qui, après deux ans, se transforment en pensions viagères si le mal s’est révélé incurable. Cet exemple montre combien sont surannés les textes qui régissent encore la matière. Nous avons été surpris avant de les avoir adaptés aux conditions que devaient dicter l’atrocité des guerres modernes, l’augmentation des salaires et du coût de la vie, et les progrès de l’ophtalmologie. Le critérium qui s’impose à nous aujourd’hui, c’est celui qui a été adopté pour les accidens du travail : la diminution de la capacité de travail ; et il implique, pour que l’Etat puisse faire face à ses obligations envers les grands blessés dont le nombre est si considérablement plus grand et l’entretien tellement plus coûteux qu’autrefois, une réduction, dans certains cas, des petites pensions au profit des grandes. Dans un service, j’ai constaté le passage de cinquante borgnes pour un aveugle. Mon champ d’expérience a été trop limité pour que j’accorde à cette proportion de cinquante contre un une grande autorité, mais supposons-la exacte, bien que selon toute apparence elle soit encore au-dessous de la réalité : on voit immédiatement tout ce que, en réduisant légitimement la part des borgnes, on pourrait faire pour les aveugles, et surtout pour les aveugles privés de leurs bras. D’ailleurs c’est une refonte bien autrement générale de la loi de 1831 qui serait désirable. Mais elle ne saurait avoir d’effets rétroactifs, et trop d’attentes seraient déçues par une répartition équitable si elle ne créait pas en même temps un impossible surcroit de charges.

Mais pour nos blessés cette préoccupation du lendemain ne viendra que plus tard. Au début, le choc moral est causé tout naturellement par la privation de la lumière. Les médecins sont obligés, dans la plupart des cas, de cacher la vérité au blessé, de lui donner à croire que le mal sera passager. Ils savent que, par une franchise intempestive, tel de leurs confrères a provoqué des suicides. Ils ne s’y risquent pas. Le soldat aveugle que vous abordez à l’hôpital presque toujours est persuadé que, dans quelques mois, six mois au plus, le moins malade de ses yeux sera guéri et qu’il reprendra sa vie où il l’a laissée. Il se cramponne à cette conviction avec une sorte de fièvre, et si de prime abord vous lui proposiez, comme viatique pour cette période d’attente, de lui enseigner la lecture des aveugles, bien souvent il repousserait votre offre avec une sorte d’horreur instinctive : tout ce qui le rapproche en imagination de l’aveugle, tout ce qui pourrait glisser un doute secret dans son esprit, le trouve ombrageux et défiant. Du moins, c’est le cas le plus ordinaire, car bien entendu les réactions individuelles sont très variées : tel aveugle, un jeune homme de vingt-neuf ans, que je viens de trouver tout contre le fourneau de sa cuisine, assis dans un confortable fauteuil démesurément rembourré de coussins, paraît bien être à cette place cloué depuis sept mois déjà qu’il est rentré de l’hôpital. On n’a pas pris de ménagemens pour lui apprendre son sort, à lui, mais il semble bien que le verdict de l’oculiste soit tombé sur une masse inerte qui n’a pas réagi. Depuis son retour, le curé du village lui a bien dit que les aveugles lisent et écrivent à leur manière, qu’ils apprennent des métiers ; mais il n’y croit guère, et cela ne l’intéresse pas d’ailleurs. Il fume là sa pipe du matin au soir et demande seulement qu’on ne lui parle pas de travail. Il est en voie de s’épaissir et de s’enlizer dans une indolente torpeur. Cet autre, qui a au contraire une conscience aiguë de sa situation, n’a pas été la dupe des bienveillans mensonges du médecin ; il continue pourtant à parler de temps en temps de sa guérison, pour donner courage à ceux qui l’entourent, et pour écarter les explications pénibles ; pour lui, il a puisé dès le début dans ses convictions religieuses une sérénité dont on croirait la nature humaine à peine capable. Entre ces deux points extrêmes, hébétement et résignation philosophique ou religieuse, selon le degré de lucidité de conscience et d’énergie morale de chacun, tous les états intermédiaires se rencontrent, en passant par le désespoir. Il faut approcher avec prudence, tant qu’on ignore de quel métal est faite l’âme à laquelle on apporte le réconfort.

Je transcris ici quelques notes de visiteuses que l’Association Valentin Haüy a adressées à des soldats aveugles, et qui ont judicieusement analysé les procédés que d’instinct elles mettent en pratique à leur chevet.

« 1° Nous évitons toujours, avec n’importe quelle personne privée de la vue, d’employer le nom, le qualificatif d’aveugle : nous nous servons de périphrases : « qui n’y voit pas, qui a mal aux yeux. » Cela nous semble moins brutal, moins directement évocateur de toutes les épreuves qui tiennent à la cécité… Quand l’intéressé lui-même, plus familiarisé, ne s’effraye plus du mot et le dit le premier, alors c’est différent : j’appelle un chat un chat… Car il nous paraît encore que, s’il faut autour de ces chers êtres souffrans beaucoup de tact, des cœurs à la fois maternels et amis, il ne faut pas moins de virilité, et il convient de les exciter au courage, en leur montrant bien qu’on les croit courageux et pleins de force d’âme.

2° Dès que nous l’avons pu et que sa santé l’a permis, nous avons fait promener notre petit brigadier. Il faut prouver pratiquement à ces jeunes gens, hier indépendans et vigoureux, libres de leurs mouvemens, qu’ils ne sont pas, désormais, obligés de vivre sédentairement comme des vieillards : les conduire avec assurance pour qu’ils aient confiance, et les faire marcher d’un bon pas, pour les rendre le plus possible à la vie normale… L’exercice pour eux, quand il est possible, c’est peut-être la meilleure distraction, parce qu’elle détend à la fois le physique et le moral.

3° Leur faire la lecture… Chaque dimanche, les plus beaux articles de l’Écho de Paris, choisis parmi les plus élevés, les plus galvanisans, les plus nobles, étaient lus pendant des heures, dans la cour de l’hôpital, en variant, en soulignant sans en avoir l’air, ce qui était propre à grandir le blessé devant lui-même.

4° Quant à la manière de lui apprendre l’étendue de son malheur, cela dépend beaucoup de la nature du blessé, qu’il faut bien observer. P… savait qu’il était aveugle depuis le premier jour, et très vite, quand nous avons compris qu’il ne croyait pas à l’espoir qu’on lui donnait avec la phrase fatidique : « En attendant que vous y voyiez,… » nous avons apporté avec quelle hésitation, quel tremblement, la plaquette et l’alphabet ! Lorsqu’il a eu saisi le maniement du poinçon et le génie de la méthode, il nous a dit simplement : « Maintenant, je ne m’ennuierai plus. » Et, à force de lui parler des autres blessures, des amputés des deux bras par exemple, il s’est estime plus heureux qu’eux… Pour V…, on fit le contraire. Nul ne prit la responsabilité, autour de lui, de lui apprendre son malheur, et nous avons continué la même méthode pendant des mois. Le Braille a été présenté comme distraction passagère, mais, au bout des dix premières lettres, notre élève n’a pas voulu aller plus loin, sans découragement, mais parce qu’il jugeait l’étude inutilisable pour lui plus tard… Entre les trois ou quatre métiers qu’il compte faire, sans apprentissage régulier, quand il aura retrouvé l’indépendance qu’il prise plus que tout, il compte faire marcher un métier de tissage pour gaze de pansemens. Nous tâcherons de rester en relation avec sa famille, au cas où, déçu, il voudrait faire autre chose et aurait besoin d’aide. Pour le moment, c’est un entêté, et, Dieu merci, il souffre de sa cécité bien moins que trop d’autres.

5° Un point sur lequel il convient, à notre avis, de revenir et d’insister avec infiniment de délicatesse, c’est que les aveugles ne sont pas du tout des infirmes, qu’ils le seront incomparablement moins que les blessés qui reviendront de la guerre avec des maladies organiques ; qu’ils peuvent vivre heureux comme tout le monde et se marier… Encore une nuance que nous observons toujours : quand nous voulons leur faire connaître un objet, nous le plaçons exactement dans leurs mains en disant : « Voyez, » et non « touchez, » ayant observé que les aveugles emploient presque toujours eux-mêmes le verbe « voir. » Enfin, en tout, par tous les moyens, les rendre à la vie normale, éviter de décrire imparfaitement, avec des gestes qu’ils ne peuvent saisir, par exemple : « C’était grand comme ça, » mais dire, pour qu’ils aient immédiatement une idée juste de ce dont on leur parle : « C’était haut comme une table, large comme les deux mains. » Cela semble puéril, mais, quand on se met à leur place, comme l’on juge autrement, comme l’on veut à tout prix qu’ils ne sentent pas leur grande épreuve par ses petits côtés ! Aussi rien n’est plus à éloigner d’eux que la sympathie banale des imbéciles qui croient qu’on est sourd parce qu’on n’y voit pas et s’adressent aux personnes qui conduisent l’aveugle comme s’il ne pouvait répondre lui-même. »

On ne doit pas attendre que l’aveugle ait consenti à sa cécité pour lui parler de la lecture et de l’écriture Braille, de la machine à écrire, du guide-main Wagner surtout, l’appareil le plus facilement accepté et qui permet à l’aveugle de continuer à faire sa correspondance au crayon ou au stylographe. Après un peu de répugnance, on parvient à faire accepter toutes ces méthodes de travail, soit pour leur curiosité, soit à titre de distraction provisoire. Le premier pas fait, — c’est le seul qui coûte, — leur extrême facilité leur donne l’attrait d’un jeu. En même temps, il faut habituer le nouveau venu dans les ténèbres à tirer parti des ressources qui lui restent. Avec les natures indolentes, c’est là une aride partie du programme : le précepte général est de ne pas agir pour l’aveugle, mais de l’aider à agir. Ne lui apportez pas tel objet qui est dans la chambre et dont il a besoin, mais donnez-lui des indications qui lui permettent d’aller le chercher. Du même coup, il apprendra à s’orienter dans la pièce et assurera ses mouvemens. Toutes les formes d’activité manuelle qui font l’éducation du toucher en même temps qu’elles détournent l’attention de l’aveugle de ses pensées noires sont à rechercher. Il faut le convier à jouer aux dominos, aux cartes, aux dames, enhardir ses voisins de lit à faire des parties avec lui. On a judicieusement recommandé de l’inviter à rouler lui-même ses cigarettes, excellent exercice pour assouplir ses doigts. Très vite il doit s’habiller entièrement seul et vaquer sans aide à tous les soins qu’exige sa toilette, se promener sans guide dans sa maison et son jardin, et se rendre utile par mille petits services : couper le pain à table, scier du bois, mettre le vin en bouteilles, faire les lits, etc. Surtout, ne truquez pas la vie à son usage : ne mettez pas les objets sous sa main afin de lui donner l’illusion de les avoir trouvés. Non seulement vous l’empêchez ainsi d’échapper à cette dépendance qui, à tout prendre, est la grande détresse de l’aveugle, mais encore vous pensez bien qu’il aura tôt fait de démasquer votre jeu, et alors vous nourrirez en lui sa défiance de soi par cette confession de son impuissance qu’il pensera vous avoir arrachée, sa défiance aussi envers ceux qui l’entourent, si pénible pour quiconque est à la merci d’autrui ; vous lui infligerez surtout l’humiliation d’être traité en enfant ou en impotent. Au contraire, ingéniez-vous sans ostentation à l’occuper et à lui demander des services pour lui donner le sentiment qu’il est bon encore à quelque chose. Mais aucune pratique n’est efficace comme la rencontre d’un aveugle intelligent et adroit qui persuade, tout en parlant d’autre chose. Contre un préjugé qui a sa source dans la sensibilité, la logique des meilleurs argumens ne peut pas grand’chose ; c’est l’imagination du malade qu’il faut travailler, qu’il faut assiéger d’un jeu de représentations favorables. Même si le premier contact est pénible, les heureux résultats ne tarderont guère en général à se manifester.

Cette réadaptation à la vie courante prépare progressivement la rééducation professionnelle. Dès le début, nous l’avons entretenu des métiers, de l’activité des aveugles, afin de rendre moins atroce cette idée de la cécité qu’il faut acclimater peu à peu dans sa pensée. La causerie sur ce sujet, cependant, n’aura chance d’aboutir à des résultats pratiques que le jour où le malade se sera avoué à lui-même qu’il court au moins quelque risque de « rester aveugle. » Les perspectives que nous pourrons lui ouvrir alors ne sont, hélas ! pas bien engageantes. Ne les embellissons pas, pour ne pas ménager de déceptions. Il est trop tard à trente ans, ou même à vingt, pour entreprendre des études musicales qui demandent une oreille jeune et de longues années d’écolage, trop tard même, bien souvent, pour apprendre l’accordage des pianos. Il faut se contenter d’un apprentissage relativement court, et, dès lors, ce sera soit la brosserie, soit le rempaillage et le cannage des chaises, soit la fabrication des balais de sorgho ou des tapis-brosses, qui feront le lot du plus grand nombre, tous métiers à salaires bas (1 fr. 50 à 3 fr. par jour au maximum, quand la marchandise s’écoule sans difficulté). Ce sont, en effet, des métiers faciles, par conséquent encombrés, et l’ouvrier aveugle, surtout quand la cécité est survenue à l’âge adulte, travaille beaucoup plus lentement que son concurrent clairvoyant. J’espère que la matelasserie et la cordonnerie vont, elles aussi, devenir en France des professions d’aveugles. Toutes deux ont donné de bons résultats à l’étranger, la cordonnerie surtout au Danemark, la matelasserie en Écosse et en Angleterre. Leur acclimatation présente quelques difficultés dont il faudra triompher : la réparation de la chaussure, — je ne parle pas de sa fabrication, que la concurrence des usines rend insuffisamment rémunératrice, — a le défaut d’exiger, comme la vannerie, passablement d’adresse et un long apprentissage ; quant à la matelasserie, elle suppose, pour être pratiquée avec succès par les aveugles, la création, à la porte des villes, d’ateliers où la réfection des matelas se ferait en grandes quantités. Le matelassier aveugle ne peut pas, en effet, sans le secours d’un clairvoyant, se transporter, selon notre coutume, de cour en cour, dans des lieux qui lui sont inconnus, pour travailler à domicile. Du moins sommes-nous en droit, d’ores et déjà, d’espérer que ceux qui exerçaient ces métiers avant la guerre pourront s’y tenir avec profit.

On conseille aux cultivateurs, dans la plupart des cas, de faire de même. Ils seront mis en rapport avec des aveugles qui, entourés de beaucoup d’aide, naturellement, trouvent moyen de se rendre vraiment utiles dans les travaux de la campagne, et qui leur communiqueront le fruit de leur expérience. Les succès obtenus par des aveugles dans certaines branches de ces travaux, notamment dans l’élevage de la volaille et dans l’apiculture, ont été suffisans pour que des écoles américaines et anglaises aient inscrit l’enseignement agricole à leurs programmes. Je viens de visiter un soldat aveugle, qui, sans aucun conseil pour le guider, a repris sa place dans une grande ferme où il était domestique depuis dix ans. Sans doute, maintenant que ses deux orbites sont vides, beaucoup de ses anciennes occupations lui sont inaccessibles, mais il trait les vaches, — accompagné d’une personne qui trait d’autres vaches auprès de lui ; — il a entièrement le soin de l’écrémeuse, — fonctionnement et nettoyage ; — il étrille les chevaux, s’occupe des lapins, des pigeons, des poulets. Comme il rend en outre des services dans la maison, allumant les feux, essuyant la vaisselle, faisant les lits, etc., ses patrons m’assurent qu’il n’est aucun moment de la journée inoccupé. Il va sans dire pourtant qu’un aveugle ne peut pas normalement espérer gagner sa vie à la campagne comme journalier ou comme domestique ; il faut qu’il soit dans sa famille et assuré de concours bienveillans.

Les mieux doués auront chance de trouver une activité plus rémunératrice dans le commerce, dans le massage ou dans la dactylo-sténographie. Sans doute, un aveugle ne saurait guère tenir seul une maison de commerce ; mais, s’il est bien secondé, son activité peut y être tout à fait fructueuse, et, pour peu que des caisses de prêt généreusement pourvues leur en facilitent l’accès, je ne vois pas pourquoi, d’ici à quelques années, un bon nombre de nos petites boutiques de mercerie ou d’épicerie, de préférence dans les villages, ne seraient pas tenues par des aveugles de la guerre mariés, ou vivant avec une mère ou une sœur. Cette activité se joindrait fort bien à l’exercice d’un des métiers précédemment indiqués, qui, tous, à l’exception de la fabrication des tapis-brosses et de la matelasserie, permettent le travail dans la famille.

Pour le massage, dont M. le docteur Fabre a prouvé par son exemple et par celui de ses élèves tout ce que les aveugles peuvent en attendre en France, bon nombre de nos militaires frappés de cécité présenteront assurément les qualités, d’ailleurs peu communément réunies, qui sont nécessaires à son exercice : culture suffisante, toucher délicat, santé robuste, manières affinées, physique point défiguré, conversation agréable ; toutes ces conditions doivent être exigées du candidat, si l’on veut qu’au profit de tous, le corps des masseurs aveugles maintienne l’excellente réputation qu’il était en voie de s’acquérir dans le monde médical et dans la clientèle. Le succès dépendra du bon choix des sujets. Quant à la profession de dactylo-sténographe, — déjà exercée par un aveugle, — elle offre cet intérêt de pouvoir tenter particulièrement nos officiers. Les résultats espérés de ce côté dépendent de la réalisation d’une machine adaptée aux conditions de travail des aveugles, machine dont, malheureusement, la guerre a interrompu la construction, au moment même où elle en faisait sentir plus vivement le besoin. Rien n’empêche que, quand il sera en mesure non plus seulement d’écrire à la vitesse de la parole, ce qui déjà est réalisé par la sténophile Bivort à l’usage des voyans, mais encore de relire ce qu’il aura écrit dans ces conditions, un aveugle puisse recueillir des conférences, des sermons, des plaidoyers ; qu’il puisse, dans des administrations ou dans de grandes maisons de commerce, avoir la charge de la correspondance, qu’il noterait à la sténographie, sous la dictée, pour la reporter ensuite en dactylographie.

Là encore, un choix rigoureux parmi les candidats est nécessaire. Ce soin et cette compétence qu’exige l’orientation rationnelle des aveugles tard venus à la cécité dans les nouvelles voies qui s’ouvrent à eux nous invitent à nous féliciter de la centralisation relative des services qui ont assumé la tâche de leur réadaptation. Trois organismes principaux, à l’heure actuelle, sont à signaler.

Le ministère de l’Intérieur a aménagé une annexe, des Quinze-Vingts, rue de Reuilly, où actuellement cent quarante soldats aveugles sont internés et rééduqués. Ils y reçoivent les leçons de maîtres, aveugles pour la plupart, parmi lesquels nous sommes heureux de constater la présence de quelques maîtres de l’Institution nationale des jeunes aveugles auxquels leur expérience assure une grande autorité. On ne saurait trop louer l’initiative qu’a prise là M. Brisac, le directeur de l’Assistance et de l’Hygiène au ministère de l’Intérieur. Il importait que, dès le début, les pouvoirs publics marquassent leur volonté de venir en aide à une catégorie de nos grands blessés, que la guerre avait si cruellement éprouvés, et nul abri n’était pour eux plus indiqué que cet établissement des Quinze-Vingts qui évoque à nos pensées sept siècles de bonté française, et qui, pressant sa marche pour mettre sa bienfaisance au pas de notre siècle, de maison hospitalière se fait enfin atelier d’apprentissage.

Pourtant la tâche est trop lourde pour que d’ores et déjà le concours très large des œuvres privées ne soit pas indispensable. On parle d’établir deux cent cinquante à trois cents lits à Reuilly. Il faudra nécessairement de deux choses l’une, ou qu’une faible partie seulement des soldats aveugles y soient admis, ou que chacun y demeure un temps très insuffisant pour achever sa rééducation. L’Association Valentin Haüy, qui depuis vingt-six ans qu’elle a été fondée par un aveugle est venue en aide déjà à plus de dix mille aveugles, s’est immédiatement mise à l’œuvre avec une patriotique ardeur. Elle fait visiter les soldats aveugles par les correspondans et les amis qu’elle a un peu partout, qui se chargent de les réconforter et de leur apporter l’alphabet Braille et toutes les méthodes spéciales dont elle dispose ; elle mettra à leur portée le trésor des quarante mille volumes qui composent sa bibliothèque en points saillans ; grâce à de généreuses donations, elle entreprend à ses frais des apprentissages, à Paris et en province. La compétence unique de son nombreux personnel nous assure que sa tâche sera remplie au mieux des intérêts de ses pupilles.

Enfin la Société des Amis des soldats aveugles a été fondée voici quelques mois, sous la présidence de M. Vallery-Radot en vue de compléter l’œuvre des Quinze-Vingts et de l’Association Valentin Haüy. La présence à son comité, en qualité de secrétaire, du directeur de la maison de Reuilly, manifeste l’étroite collaboration des deux œuvres. La Société se définit elle-même « une grande œuvre adjuvante, » destinée à s’occuper des cas d’espèce, de la partie individuelle de l’assistance, celle qui relève essentiellement des œuvres privées, à replacer l’aveugle dans son milieu, à le suivre chez lui. Son but, identique en somme à celui de l’Association Valentin Haüy, mais spécialisé aux seuls aveugles de la guerre, est de « faciliter à ses protégés l’apprentissage ainsi que l’exercice d’un métier, et même la fondation d’un foyer. » Nous n’avons garde de lui reprocher de faire double emploi. Pourvu que les œuvres qui travaillent au même but aient soin de s’entourer des compétences nécessaires pour mener à bien une tâche aussi délicate, de coordonner étroitement leurs efforts, il ne saurait y avoir trop de centres d’action ni trop d’appels de fonds.

En outre de ces trois organismes, quelques initiatives seraient à signaler. Au nom de généreux amis que la France compte aux Etats-Unis, le Comité franco-américain pour les aveugles de la guerre, présidé par une bienfaitrice très connue des aveugles de New-York, se propose de venir en aide à une classe particulièrement intéressante de nos officiers et, soldats frappés de cécité, ceux qui, en raison de leur culture intellectuelle, doivent chercher pour leur activité un débouché autre que les métiers manuels. A Lyon-Villeurbanne, un atelier d’apprentissage a été ouvert par les soins de M. le maire Herriot. Tout ce qui existe en fait d’institutions d’aveugles est prêt à collaborer à la tâche commune avec un entier dévouement. Les aveugles de France ont connu une nouvelle et suprême détresse de leur infirmité, le jour où, sans eux, tous leurs compagnons d’âge sont partis pour la frontière, où ils se sont sentis inutiles à défendre la Patrie et la civilisation auxquelles ils doivent tant de fois plus que les autres. La seule consolation qu’ils sachent à cette douleur, est de tendre les bras aux malheureux qui ont perdu leurs yeux pour les protéger, de leur faciliter la tâche, si difficile, de se refaire une existence toute nouvelle à un âge où la vie a déjà marqué son pli. Les nouveaux venus seront les privilégiés dans la grande famille qui les accueille avec amour et gratitude. Eux du moins pourront se dire que, s’ils n’ont plus leurs yeux, ils les ont donnés pour une grande cause, qu’ils en ont fait le sacrifice volontaire.


P. VILLEY.

  1. Chez les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, un tailleur, amputé des deux membres inférieurs, actionne parfaitement sa machine à coudre au moyen de ses jambes articulées.
  2. La cordonnerie est particulièrement recherchée, parce que c’est une profession absolument sédentaire, et qui, à la différence de la taillerie, trouve sa place même au village. Elle permet à nos blessés cultivateurs, qui sont en grand nombre, le retour dans leur pays. Pour 50 apprentis cordonniers, il y avait le 15 septembre dernier à Lyon 18 tailleurs, 12 papetiers-brocheurs, 18 menuisiers, 21 fabricans de jouets. On peut voir sur l’école de Lyon l’intéressante brochure du docteur Carle, les Écoles professionnelles de blessés (préface de M. Ed. Herriot). Le directeur de l’École, M. Basèque, autrefois attaché à l’École de Charleroi, m’a très obligeamment renseigné sur la situation présente de l’établissement, qui est maintenant réparti en deux groupes scolaires : 1er 41, rue Rochais ; 2° 26 chemin de Tourvielle, Point-du-Jour.
  3. Voir sur cette question la brochure publiée par l’Association Valentin Haüy (9, rue Duroc, Paris) sous ce titre : Les soldats aveugles et leur réadaptation à la vie utile.
  4. Au plus, peut-on dire qu’il serait imprudent au borgne d’exercer sans lunettes préservatrices quelques métiers tels que ceux de mineur, verrier, métallurgiste, lamineur, cantonnier, etc.