La Réforme de l’impôt foncier
Malgré les charges considérables imposées au trésor public par la guerre de 1870, la majorité de l’assemblée nationale s’est refusée à augmenter la contribution foncière. Lorsque le gouvernement voulut ajouter au principal de l’impôt immobilier des centimes additionnels généraux que le déficit de notre budget rendait nécessaires, les défenseurs des intérêts agricoles se fondèrent sur les inégalités des contingens départementaux pour faire rejeter cette surtaxe. Ils firent d’une nouvelle péréquation la condition préalable de tout rehaussement de la contribution actuelle, et ils réclamèrent une amélioration immédiate de la constitution des contingens.
Le 15 juillet 1873, l’honorable M. Feray et trente-quatre de ses collègues déposèrent sur le bureau de la chambre une proposition par laquelle ils demandaient qu’une commission parlementaire fût nommée pour examiner s’il y avait lieu de réviser les évaluations cadastrales. Ils affirmaient, dans l’exposé des motifs, que la répartition de l’impôt foncier entre les départemens présentait de choquantes inégalités. L’assemblée accueillit leur proposition, et l’article 2 de la loi du 5 août 1874 imposa au gouvernement l’obligation de présenter, dans la loi de finances de 1876, un projet de nouvelle répartition du principal des contingens départementaux.
Le projet de loi ne fut pas déposé dans le délai prescrit. Cependant la question avait été mise immédiatement à l’étude. Le directeur général des contributions directes s’était rendu en Hollande et en Belgique, pour étudier sur place les procédés employés dans les opérations de péréquation accomplies ou en voie d’exécution dans ces deux pays ; mais les renseignemens qu’il recueillit ne firent que confirmer l’opinion antérieure de l’administration, à savoir : que les documens réunis au ministère des finances, notamment les évaluations de 1851, 1862 et 1874, étaient insuffisans pour servir de base à une nouvelle répartition, et qu’il fallait faire procéder sur le terrain à un travail plus complet, si l’on devait toucher à l’assiette de l’impôt foncier.
Sur l’insistance des promoteurs de la réforme, l’assemblée maintint sa première décision. La loi de finances du 3 août 1875 enjoignit de nouveau au gouvernement de comprendre dans la loi du budget de l’exercice 1877 la proposition qui avait été demandée pour l’année précédente.
Le ministre des finances dut se conformer à cette injonction réitérée et saisir le pouvoir législatif d’un projet de réforme. Il déposa devant la chambre des députés, le 23 mars 1876, deux projets de lois ayant pour objet une nouvelle répartition entre les départemens du principal de la contribution sur les propriétés non bâties, le renouvellement des opérations cadastrales et la péréquation du contingent des propriétés bâties.
Ces deux projets de loi, dont la chambre des députés est encore saisie, ont été modifiés récemment par une nouvelle proposition en date du 19 mai 1879.
Avant d’entrer dans l’examen de ces divers projets de loi et du difficile problème qu’ils sont destinés à résoudre, nous nous demanderons si la répartition de l’impôt foncier entre les départemens présente, comme on l’a affirmé, de graves inégalités qu’il soit urgent de faire disparaître.
On ne peut pas contester que les inégalités dont on parle aient existé, qu’elles aient été même intolérables pendant quelque temps. Nous en trouvons la preuve à chaque page de l’histoire des premières années de l’impôt foncier en France. Les réclamations des contribuables étaient alors absolument fondées.
Ces inégalités provenaient de la manière dont les contingens avaient été formés par la loi du 1er décembre 1790. L’assemblée constituante avait décidé que les anciens impôts directs supprimés, la taille, les capitations, les vingtièmes, seraient remplacés par l’impôt foncier, qui devait être en principe proportionnel au revenu net de la terre et des maisons. Mais on ne connaissait, à ce moment, ni l’étendue du territoire des nouveaux départemens, ni les espaces occupés par les différentes cultures, ni la qualité des terres, ni le nombre des propriétés bâties, ni le revenu respectif de chaque nature de propriétés. On était donc dans l’impossibilité d’asseoir l’impôt sur une base proportionnelle. On eut recours à un moyen empirique : on rechercha ce que chaque province payait d’impôts directs; à ces impôts réellement payés on ajouta ceux que les ordres privilégiés auraient dû acquitter; on dressa un état de tous les impôts par généralité, et l’on mit à la charge de chaque département une somme égale aux taxes qui étaient supportées par les communes composant la nouvelle circonscription départementale.
On sait que les anciens impôts étaient très inégalement partagés entre les provinces. Dans les pays d’états, les impositions étaient établies avec le consentement préalable des assemblées provinciales, tandis que dans les pays d’élection elles dépendaient entièrement de la volonté royale. Les premiers avaient été, par suite, plus ménagés que les seconds. Ajoutons que quelques provinces réunies à la France s’étaient fait affranchir, en vertu de leurs capitulations, de tout ou partie de certains impôts. Les départemens substitués aux provinces, supportant sous une autre forme les charges anciennes, héritèrent nécessairement des inégalités antérieures. Le partage entre les districts et les communes fut, pour des motifs analogues, non moins défectueux. La répartition individuelle ne pouvait pas être meilleure, car il n’y avait à ce moment ni cadastre, ni administration spéciale; l’impôt était divisé par les autorités municipales d’après des renseignemens vagues et suivant des appréciations personnelles.
La somme totale de l’impôt foncier mise à la charge des départemens en 1791 s’élevait en principal à 240 millions, plus 60 millions en sols additionnels. Le montant du revenu foncier net, à cette époque, étant estimé à 1 milliard 400 millions de francs, la propriété immobilière supportait une taxe de 16.66 pour 100 de son revenu net en principal, et de 20.83 pour 100 avec les sols additionnels, c’est-à-dire plus d’un cinquième de son revenu net[1].
Les contribuables acceptèrent les grosses inégalités d’un impôt aussi lourd, tant qu’ils eurent la faculté de payer leurs taxes en assignats; mais lorsque la loi du 3 frimaire an VII vint imposer l’obligation d’acquitter les charges publiques en numéraire, les plaintes devinrent tellement vives qu’on fut obligé de leur donner satisfaction.
On s’efforça de diminuer les inégalités au moyen de dégrèvemens successifs. En 1797, on fit un premier dégrèvement de 22 millions au profit de tous les départemens, réparti dans des proportions différentes suivant le taux de l’impôt de chacun ; en 1798, un dégrèvement d’un vingtième ; en 1799, un autre de 18 millions destiné, lui aussi, à exonérer principalement les départemens les plus chargés. De 1802 à 1821, divers dégrèvemens sont intervenus et se sont élevés en totalité à 35,456,065 francs. En moins d’un quart de siècle, on a donc diminué l’impôt foncier d’une somme totale de 85,318,649 fr.
A la suite de ces mesures financières, la situation des contribuables était déjà considérablement améliorée. En effet, non-seulement l’impôt foncier était descendu de 240 millions en principal à 154,678,000 francs, mais encore le revenu net de la propriété immobilière avait progressé et s’élevait en 1821 à 1,580,597,000 francs. La contribution foncière, au lieu de représenter dans son ensemble 16.66 du revenu net, était descendue à 9.79 pour 100. En outre, les dégrèvemens consentis par le législateur avaient, on vient de le voir, profité surtout aux départemens les plus lourdement taxés, et par suite les contingens départementaux ne présentaient plus les grandes inégalités qu’ils offraient à l’origine.
Grâce au développement de la richesse publique, la situation alla toujours en s’améliorant, et la contribution foncière devint de moins en moins lourde. Le revenu net des propriétés immobilières augmentait rapidement : il était en 1851 de 2,540,043,000 francs. En conséquence, la proportion de l’impôt foncier au revenu net n’était plus, à cette époque, que de 6.06 pour 100.
Une grande mesure, qui coûta plus de quarante ans d’efforts et de travail, vint aussi réaliser un vœu qui était dans la pensée des constituans de 1790, et accomplir un progrès considérable. Le cadastre, commencé en 1807, était terminé en 1850 dans tous les départemens, à l’exception de la Corse. La répartition individuelle, faite désormais sur des contenances exactes et d’après le revenu cadastral de chaque parcelle, fit disparaître, du moins pendant les années rapprochées de la confection des opérations cadastrales, presque toutes les inégalités particulières. Enfin la loi du 7 août 1850, qui supprima les 17 centimes additionnels généraux, réduisit encore les charges foncières de 27 millions.
On conçoit qu’à la suite de tous ces faits les plaintes des contribuables durent se calmer ; en effet elles cessèrent presque complètement. Les contingens s’étaient rapprochés sensiblement de l’égalité, et les inégalités qui subsistaient encore étaient d’autant moins senties que l’impôt était devenu moins lourd.
Les revenus de la terre et des maisons prirent d’ailleurs, à partir de 1850, un essor immense. Une nouvelle évaluation effectuée en 1862 constata que le revenu immobilier net s’élevait à 3,096,102,000 fr.; et comme l’impôt, en principal, n’avait pas varié, il ne représentait donc plus que 5.15 pour 100 du revenu foncier. Aussi peut-on dire que déjà dans les dernières années de l’empire la question de la péréquation n’existait plus; elle n’intéressait plus personne, pas même les contribuables des départemens surchargés. Le silence des procès-verbaux de l’enquête agricole le prouve d’une manière irrécusable. Cette enquête avait été ordonnée en 1866 pour offrir aux propriétaires ruraux le moyen de faire valoir tous leurs griefs, d’exprimer tous leurs vœux. Ils y ont produit en effet toutes sortes de réclamations, même les moins importantes; ils n’ont pas dit un mot des inégalités de la répartition de la contribution foncière.
Un de nos principaux économistes, M. Wolowski, crut pourtant qu’il devait à la science d’entretenir la commission supérieure de cette question d’école qui n’avait plus guère qu’un intérêt historique. La commission, se fondant précisément sur ce que les procès-verbaux de l’enquête ne contenaient aucun vœu sur la reconstitution des contingens départementaux, décida qu’il n’y avait pas lieu de prendre la proposition en considération[2].
Le revenu net de la propriété immobilière s’est encore augmenté depuis l’enquête agricole : l’évaluation de 1874 le porte à 3,959,165,000 francs. Le rapport de l’impôt, en principal, au revenu foncier, était ainsi descendu successivement de 16.66 à 41.24 pour 100.
Il est vrai que la propriété immobilière ne supporte pas seulement l’impôt établi au profit de l’état : elle est assujettie, en outre, à des centimes additionnels, destinés à faire face aux dépenses des départemens et des communes. Ces centimes, pour l’exercice de 1877, représentaient 97 pour 100 du principal de l’impôt foncier; par conséquent les immeubles ne sont pas imposés en réalité à 4.24 pour 100 de leur revenu, mais bien à raison de 8.35. Néanmoins, on doit reconnaître que le taux de l’impôt immobilier, même avec l’augmentation des centimes additionnels, est encore bien inférieur à ce qu’il était en 1791, car, à cette époque, nous avons vu que le principal et les sols additionnels s’élevaient à 20.83 pour 100 du revenu net.
Ajoutons que les centimes additionnels affectés aux dépenses départementales et communales ne doivent pas être considérés comme un véritable impôt. Le produit de ces centimes ne sert pas en effet à défrayer des dépenses d’intérêt général; il est employé plutôt à des dépenses d’intérêt local et privé. Quand des départemens ou des communes font construire des ponts, des chemins de fer d’intérêt local, des chemins vicinaux, des fontaines, ils font leurs propres affaires; ils augmentent directement la fortune et les revenus des particuliers. Par conséquent, si l’on prend sur le revenu foncier les ressources nécessaires pour l’exécution de ces travaux, on fait quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que les contribuables feraient eux-mêmes, en payant avec le produit de leurs terres les améliorations de leurs exploitations agricoles. Rigoureusement, il ne faudrait donc pas comprendre les centimes additionnels communaux et départementaux dans le chiffre de l’impôt foncier, c’est-à-dire dans les contributions affectées aux besoins généraux du pays.
En définitive, pendant que le revenu de la terre avait augmenté, les contingens départementaux s’étaient rapprochés du taux moyen, à la suite des dégrèvemens répartis entre les départemens, en raison du poids de leurs impositions. Les inégalités étaient arrivées à ne plus guère dépasser les écarts que l’imperfection naturelle des choses humaines rend inévitables.
Dans les départemens les plus surchargés,— le Morbihan, la Lozère et le Tarn-et-Garonne, — le taux de la taxe en principal excède à peine 6 pour 100 du revenu net ; il est de 6.06 dans le Morbihan, de 6.09 dans la Lozère, et dans le Tarn-et-Garonne, où il est le plus élevé, il ne s’élève pas au-dessus de 6.51. Dans six départemens, il est de 5.50 à 6 pour 100; dans neuf départemens, de 5 à 5.50; dans trente-cinq départemens, de 4.24 à 5 pour 100. Dans trente-quatre, il est au-dessous de 4.2/1. Les plus ménagés parmi ces derniers paient en moyenne 3.50. Ainsi, les plus lourdement grevés ne paient guère plus de 6 pour 100 du revenu net en principal; les plus favorisés, guère moins de 4 pour 100; pour un grand nombre, l’impôt varie entre 41.50 à 5.50 pour 100.
Les inégalités choquantes alléguées par les auteurs de la proposition sont donc contredites par les documens statistiques comme par les mesures financières que nous avons fait connaître, et surtout par les résultats de la grande enquête de 1866.
Dans les communes où le cadastre est terminé depuis longtemps, on trouve, il est vrai, des inégalités individuelles plus considérables provenant de ce que le revenu de certaines parcelles a augmenté depuis la confection des opérations cadastrales, tandis que le revenu de certaines autres a baissé, alors que les cotes sont restées faibles pour les premières et fortes pour les secondes ; mais, on ne saurait trop le remarquer, la proposition faite par M. Feray en 1873 et les projets de loi déposés par le gouvernement ne s’occupent pas de ces inégalités-là, qui continueraient à exister, même avec des contingens établis sur la base d’une rigoureuse proportionnalité.
Les motifs qui, depuis quelques années, avaient détourné l’attention publique de la question de la péréquation se conçoivent donc facilement, et aucun motif nouveau n’avait rendu à cette question l’intérêt qu’elle avait perdu. Les plaintes qui s’élevèrent en 1873, à l’occasion de la surtaxe proposée sur la propriété immobilière, n’étaient en réalité que l’écho lointain et attardé de vieilles réclamations dont l’objet n’existait plus ou avait été du moins considérablement atténué. L’assemblée nationale n’en persista pas moins à exiger qu’une proposition de réforme lui fût soumise.
Les projets de lois présentés par le ministre des finances divisent l’impôt foncier en deux contingens généraux distincts : celui des propriétés non bâties et celui des propriétés bâties. Un mode spécial de péréquation est adopté pour chacun d’eux.
La séparation des contingens est une mesure rationnelle qui donnera à l’administration des contributions directes le moyen d’évaluer le revenu de chaque nature de propriétés par des procédés différens et mieux appropriés aux difficultés de chacune des opérations; elle facilitera également les rectifications ultérieures des évaluations cadastrales, lorsque des changemens dans les produits de la matière imposable auront rendu une nouvelle estimation nécessaire. À ce double point de vue, la division des contingens est une amélioration réelle qui devra être accueillie avec faveur par les deux chambres. Elle est appliquée depuis longtemps en Belgique, en Hollande et dans d’autres états. Elle l’a été en France, pendant plusieurs années, conformément aux prescriptions de l’article 34 de la loi du 15 septembre 1807; ce n’est qu’en 1821, lorsque la répartition de l’impôt foncier fut considérée comme définitivement fixée, que les propriétés rurales et les propriétés bâties furent confondues dans la même matrice cadastrale. C’est donc un retour heureux à la législation antérieure.
D’après les projets ministériels, la péréquation du contingent des propriétés non bâties devra être effectuée au moyen d’une nouvelle évaluation générale de leur revenu net. Voici, d’après l’exposé des motifs, comment cette opération préalable doit être pratiquée:
« Des contrôleurs des contributions directes, choisis parmi les plus expérimentés de chaque département seraient chargés de se transporter successivement dans toutes les communes des circonscriptions qui leur seraient respectivement assignées. Là, ils recueilleraient auprès des autorités locales, des répartiteurs, des notaires, des principaux agriculteurs, des renseignemens aussi précis que possible sur le produit des diverses cultures, sur les défrichemens, sur les modifications survenues dans la consistance et le mode d’exploitation du sol depuis le cadastre, et sur les changemens à faire subir aux données fournies par le cadastre, pour les mettre en harmonie avec l’état territorial. Ces renseignemens, complétés et vérifiés à l’aide d’informations puisées dans les communes circonvoisines, et auprès des diverses administrations publiques, serviraient de base à une évaluation directe des diverses natures de cultures d’après leur contenance dans la commune. Cette évaluation serait ensuite contrôlée à l’aide des baux et des déclarations de locations verbales intervenues dans la période décennale expirant au commencement de l’année précédente, et même des actes de vente, si les baux et les déclarations verbales faisaient défaut ou étaient en nombre insuffisant pour assurer le contrôle des évaluations directes.
« Ces évaluations présenteraient, par chaque commune et par chaque nature de culture, le revenu réel moyen par hectare, et le total de ce revenu pour l’ensemble de la contenance occupée par la nature de culture.
« Les travaux d’évaluation seraient ensuite communiqués dans chaque département au conseil général. Les observations des conseils généraux ainsi que les tableaux présentant le résumé des opérations pour l’ensemble de la France, seraient déférés à l’examen d’une commission centrale siégeant à Paris, dont les membres seraient nommés par décret. Enfin le résultat de l’examen des évaluations par cette commission, ainsi que les explications du ministre des finances, seraient soumises aux chambres avec un projet de répartition de la contribution foncière. »
Le revenu net des propriétés rurales étant ainsi établi par le mode d’évaluation que nous venons d’exposer, la rectification des contingens devait s’effectuer, dans le système primitif du projet de 1876, au moyen d’une double opération : l’exonération des départemens surchargés, et le rehaussement des taxes à la charge de ceux qui avaient été ménagés.
Le ministre des finances ne s’était point fait illusion sur les imperfections de ce premier système. Forcé d’obéir aux injonctions formelles de la loi, il avait accepté vraisemblablement le seul moyen qui lui avait paru possible dans les conditions d’économie et de temps indiquées dans les discussions parlementaires. Il s’est empressé de modifier son premier projet, aussitôt que la situation du budget lui a permis d’adopter une autre combinaison. Le deuxième système, présenté en 1879, est conçu dans un esprit différent : le gouvernement propose maintenant d’établir l’égalité uniquement par le dégrèvement des départemens dont la contribution foncière est au-dessus du taux moyen.
La répartition des contingens, dans le second système comme dans le premier, aura toujours pour base l’évaluation sommaire dont nous venons de parler. Ce mode d’estimation présente-t-il de suffisantes garanties d’exactitude pour justifier une opération aussi importante? Nous ne le pensons pas.
On ne peut pas admettre que les renseignemens recueillis par les contrôleurs auprès des autorités locales, des notaires et des principaux agriculteurs, seront toujours désintéressés et sincères. Les contenances des nouvelles cultures, dont les produits sont évalués, ne peuvent pas être établies, sans arpentage, avec une suffisante exactitude. D’un autre côté, les baux qui fournissent les moyens de contrôle les plus certains sont loin de procurer des informations complètes, et surtout de les donner dans des conditions égales pour toutes les contrées et pour toutes les cultures. Le ministre des finances reconnaît lui-même, dans l’exposé des motifs, que, si les baux sont très nombreux dans quelques départemens, ils sont très rares dans d’autres; qu’ils font même absolument défaut dans des régions entières; qu’ils sont loin d’embrasser dans des proportions égales toutes les natures de culture.
Ajoutons que les opérations seront faites dans chaque département par des agens différens qui ne jugeront pas de la même manière, qui n’apporteront pas, dans l’accomplissement de cette délicate et difficile mission, les mêmes préoccupations ni le même esprit : les uns seront portés à modérer les évaluations; d’autres, à les maintenir dans toute leur rigueur. Il est donc certain que les revenus de toutes les régions ne seront pas soumis à une mesure uniforme.
Le gouvernement a sagement abandonné le projet de surélever la part des départemens qui, d’après les résultats de l’estimation, seraient considérés comme étant au-dessous de la moyenne. Nous croyons, avec le ministre des finances, que les départemens dont les contingens seraient rehaussés, n’accepteraient pas une augmentation d’impôt fondée sur une opération qui peut être si justement contestée.
Ce système aurait produit d’ailleurs des résultats inadmissibles. En effet, la loi proposée n’imposant pas en même temps la rectification des pièces cadastrales, il en résulte que les inégalités qui existent actuellement dans les sous-répartitions communales auraient été maintenues; qu’elles seraient même aggravées dans tous les départemens dont les contingens subiraient une augmentation. On peut citer, à titre d’exemple, les résultats que donnerait la répartition du contingent nouveau dans le département de Seine-et-Oise. Les bois des environs de Paris ont été cotisés à un taux très élevé dans les opérations cadastrales, à raison de leur revenu à l’époque où le cadastre a été exécuté dans cette région. Depuis l’établissement des chemins de fer et le perfectionnement des voies navigables, l’usage de la houille et la concurrence des localités plus éloignées ayant amené une baisse dans le prix des coupes, le revenu des bois a diminué. Ces propriétés paient aujourd’hui un impôt qui représente, en principal, 12 pour 100 de leur produit net. Néanmoins, le département de Seine-et-Oise, dans son ensemble, n’étant assujetti qu’à une contribution foncière de 4.13 pour 100, son contingent général serait élevé au taux moyen de 4.24. De telle sorte que la nouvelle péréquation qui serait opérée, en exécution du projet de loi de 1876, loin de réparer l’injustice dont les propriétaires de bois se plaignent si justement, aurait pour résultat, au contraire, d’augmenter encore la taxe foncière d’une nature de propriété déjà trop surchargée!
Ce système produit encore un autre résultat non moins injuste, en ce que les parcelles incultes au moment du cadastre, dont les revenus, après leur mise en culture, augmentent le contingent départemental, sont, en fait, affranchies presque complètement du rehaussement de l’impôt. Ce résultat provient de ce que les deux répartitions ne sont pas faites sur les mêmes élémens. En effet, pour la fixation du contingent, on prend en considération le revenu actuel, tandis que, dans la sous-répartition communale, on continue à opérer sur le revenu primitif. Or, ces parcelles étant imposées comme terres improductives, il s’ensuit qu’elles ne supportent qu’une part dérisoire de la charge nouvelle qu’elles imposent au département.
Le nouveau système proposé dans le projet de loi de 1879 est certainement plus acceptable. On sera disposé vraisemblablement à se montrer plus indulgent pour les erreurs inévitables des estimations faites dans les conditions que nous avons décrites, si on se borne à des dégrèvemens partiels qui n’aggravent la position d’aucun autre département, car on est naturellement moins exigeant pour la justification d’une exonération qu’on ne le serait si la mesure devait entraîner une augmentation d’impôt.
Cependant nous sommes porté à penser que ce nouveau projet n’est pas non plus satisfaisant. S’il n’a pas tous les inconvéniens du premier, il a, d’un autre côté, une infériorité évidente à l’égard de celui-ci, qui avait du moins le mérite de viser à l’égalité des contingens, tandis que, dans le système de 1879, on se borne à dégrever les départemens dont l’impôt est supérieur à la moyenne; on laisse donc toujours subsister les inégalités entre les départemens exonérés et ceux dont le contingent est au-dessous du taux moyen; on se contente de les diminuer. Il a en outre le grave inconvénient de maintenir, comme le premier projet, les vices des sous-répartitions communales.
Lorsqu’il s’agit d’imposer au trésor public un sacrifice qui, d’après l’exposé des motifs de la proposition de 1879, paraît être de 15 à 20 millions par an, nous sommes convaincu que les pouvoirs exigeront une preuve certaine que les départemens qui sont appelés à en profiter sont réellement surtaxés. Cette justification leur paraîtra d’autant plus nécessaire, dans les circonstances actuelles, que l’impôt qu’on propose de diminuer n’est ni exorbitant, ni entaché d’inégalités excessives, et que le dégrèvement ne produirait aucun résultat économique appréciable.
Les dégrèvemens proposés nous paraissent également inacceptables au point de vue financier et économique.
D’une part, l’exonération sera insensible pour les contribuables des départemens en faveur desquels elle sera accordée ; elle n’aura aucune action sur les affaires. Ce sera donc pour le trésor un sacrifice sans compensation.
D’autre part, une nouvelle évaluation du revenu des propriétés rurales, bien qu’elle ne doive avoir pour résultat, en réalité, qu’un dégrèvement partiel, donnera lieu néanmoins inévitablement à une grande agitation parmi les populations des campagnes, qui voient toujours avec défiance des opérations de cette nature. Elles supposeront d’autant plus facilement que ce travail est fait en vue d’une augmentation ultérieure d’impôt, qu’on a formellement déclaré à la tribune de l’assemblée nationale, qu’une répartition plus proportionnelle du principal des contingens rendra toujours acceptable et facile la création de centimes additionnels généraux quand les exigences budgétaires la réclameront. Cette opération, qui ne satisfera réellement personne, inquiétera tout le monde.
Ajoutons que la réduction du principal de la contribution foncière apportera le trouble dans les budgets départementaux et communaux. Il est évident, en effet, que les centimes additionnels, qui sont suffisans avec les contingens actuels, devront être augmentés dans les départemens où la mesure proposée aura diminué le principal de l’impôt.
Enfin, en admettant que notre situation budgétaire permette qu’on fasse un sacrifice au profit de la propriété foncière, il y a mieux à faire que de dégrever les contingens de quelques départemens. Il faut plutôt faciliter la transmission des propriétés immobilières au profit de ceux qui peuvent en tirer le meilleur parti. Actuellement la propriété foncière est immobilisée par l’énormité des droits de mutation. Les frais de vente, y compris les honoraires des officiers ministériels et les droits de quittance, s’élèvent à 10 pour 100 de la valeur de la chose vendue, c’est-à-dire qu’on ne peut aliéner aujourd’hui en France qu’à la condition de perdre le dixième du capital. C’est là certainement la cause principale de la stagnation des transactions immobilières. On a fait avec raison de grands sacrifices pour activer les affaires commerciales et industrielles dans l’intérêt de la prospérité générale. La circulation plus facile et plus rapide des propriétés foncières, qui représentent la plus grande partie de la richesse sociale, produirait un résultat économique non moins considérable. Les droits de mutation qui étaient déjà avant 1870 de 6.05, y compris le décime établi par la loi du 6 prairial an VII, ont été depuis nos désastres augmentés de 1 décime 1/2, c’est-à-dire de 82 cent. l/2 pour 100; ils sont actuellement de 6.87 cent. 1/2 pour 100. Si on y ajoute les droits de timbre et les autres frais accessoires, ils accroissent d’un dixième le prix d’achat. Les aliénations immobilières sont nécessairement entravées par cette fiscalité excessive.
Avant de songer à diminuer les anciens impôts, notamment le principal de la contribution foncière, nous avons le devoir de dégrever certaines taxes créées après nos malheurs, sous la pression des charges publiques. Un engagement législatif nous en impose d’ailleurs l’obligation. La loi du 31 décembre 1873, qui a établi des taxes additionnelles aux impôts indirects, notamment les décimes ajoutés aux droits d’enregistrement, dit que ces taxes sont créées à titre extraordinaire et temporaire, et l’exposé des motifs de cette loi ajoute que ces mots à titre temporaire et extraordinaire ont été placés dans la loi, comme indiquant pour les pouvoirs publics l’engagement, dès que la situation financière le permettra, de dégrever ces impôts.
Un économiste éminent qui s’est fait rapidement une grande situation dans la science financière, M. Paul Leroy-Beaulieu, voudrait que le droit de mutation sur les transmissions d’immeubles fût diminué jusqu’à 1 pour 100, et que l’on compensât jusqu’à due concurrence la perte du trésor par le produit de 10 centimes additionnels généraux au principal de la contribution foncière. Nous ne croyons pas qu’on puisse aller jusque-là, ni surtout qu’on doive acheter la réduction des droits de vente par la création de centimes additionnels généraux; mais nous pensons que le législateur doit affecter les sacrifices qu’il croit pouvoir faire en faveur de la propriété foncière à une diminution des droits de mutation, plutôt qu’à une réduction partielle du principal de l’impôt foncier. Si, en même temps qu’on dégrèverait les droits d’enregistrement, on modifiait les tarifs des officiers ministériels en matière de vente, on donnerait certainement par cette double réduction un grand essor aux transactions immobilières. L’augmentation du nombre et de la valeur des mutations ne serait pas seulement une cause de prospérité générale ; elle donnerait, de plus, au trésor public le moyen de couvrir une partie du déficit produit par la diminution des droits, et, aux officiers ministériels, l’équivalent de ce que la modification des tarifs pourrait leur faire perdre.
La péréquation par voie de dégrèvemens paraît toutefois, à première vue, avoir un avantage sérieux, en ce qu’elle permettrait de soulager les contribuables dont les revenus ont subi, depuis quelques années, de grandes dépréciations, notamment les propriétaires de vignes, ruinés par les ravages du phylloxéra; mais, quand on examine la question de plus près, on voit bien vite les imperfections du moyen proposé, car il ne fait que détourner de leur destination spéciale les secours réservés exclusivement à ceux que l’on entend secourir.
La réduction du contingent d’un département favorise en effet tous les contribuables indistinctement. Cependant tous ne sont pas frappés également : les propriétaires de bois, de prés, de terres labourables, ne souffrent pas directement des ravages du phylloxéra. Pourquoi accorder un dégrèvement général qui profiterait, dans les mêmes proportions, à tous les contribuables? La maladie de la vigne, d’ailleurs, comme les autres maladies des plantes, ne sera que temporaire, il faut l’espérer du moins; pourquoi faire une réduction d’impôt permanente et indéfinie? C’est, à notre avis, par des moyens particuliers, directs, limités dans leur durée comme les maladies elles-mêmes, qu’on doit chercher à secourir les propriétaires des terres ravagées.
Le projet de loi du 19 mai 1879 ne concerne pas les propriétés bâties. Le contingent spécial de cette catégorie d’immeubles reste toujours soumis au système de péréquation particulier qui fait l’objet des dispositions du projet primitif du 23 mars 1876.
Voici comment le gouvernement entendrait établir l’égalité de l’impôt sur les maisons et les usines :
Il propose d’imposer les constructions nouvelles à une taxe de 5 pour 100 de leur produit net[3]. Si dans la commune la proportion de la contribution au revenu est inférieure à 5 pour 100, ce qui a lieu généralement, paraît-il, le contingent foncier des propriétés bâties serait augmenté de la totalité de l’impôt ; une partie de cet impôt, représentant la cotisation d’après le régime actuel, serait supportée par le propriétaire de la nouvelle maison; le surplus serait réparti sur toutes les propriétés bâties de la commune, y compris la construction nouvelle. Si le contingent communal était au contraire supérieur à 5 pour 100 du revenu des maisons de la circonscription municipale, il serait diminué de la différence entre le taux de 5 pour 100 et la proportion de l’impôt dans la commune; toutes les cotes, même celle du bâtiment nouveau, seraient réduites proportionnellement.
Les cotes de chaque commune se rapprocheraient ainsi successivement du taux de 5 pour 100, qu’elles finiraient par atteindre lorsque toutes les maisons de la circonscription auraient été reconstruites. On arriverait de cette façon, lentement et insensiblement, à la péréquation des contingens départementaux et à l’égalité individuelle.
La contribution sur les maisons étant généralement inférieure à 5 pour 100, l’administration estime que le relèvement des contingens communaux jusqu’à ce taux, au fur et à mesure de la construction des bâtimens nouveaux, procurerait au trésor public une ressource annuelle supplémentaire de 400,000 francs.
Convenons que, si ce système a l’avantage de ne pas troubler brusquement les intérêts, il a en même temps l’inconvénient de faire attendre longtemps le bienfait de la réforme qu’il promet, car la péréquation ne serait réalisée complètement que lorsque toutes les maisons existantes à l’époque de la promulgation de la loi auraient disparu et auraient été remplacées par des constructions nouvelles !
Ce procédé a en outre l’inconvénient de mettre à la charge des autres contribuables de la commune une partie de l’impôt des bâtimens récemment construits. D’après la loi du 17 août 1835, qui est actuellement en vigueur, la contribution à laquelle toute nouvelle construction est assujettie est supportée exclusivement par le propriétaire, tandis que dans le système du projet de loi le propriétaire de cette construction ne supporte exclusivement que la taxe à laquelle il aurait été tenu en vertu de la loi de 1835; le surplus, jusqu’au chiffre de 5 pour 100 du revenu du bâtiment, est réparti sur toutes les autres maisons de la commune. — Il en résulterait que les cotes des autres contribuables augmenteraient par cela seul qu’il aurait plu à un de leurs voisins de bâtir dans la circonscription. Dans une petite commune où l’on aurait élevé un édifice important, un château ou une grande usine, les cotes individuelles des autres propriétaires pourraient être sensiblement rehaussées.
Le projet de loi a emprunté ce système de péréquation à la loi du 4 août 1844, qui en a déjà fait l’application pour la répartition de l’impôt mobilier. M. Lacave-Laplagne, qui en est l’inventeur, n’avait accepté ce mode de répartition que comme contraint et forcé, ainsi qu’il le déclare dans l’exposé des motifs de cette loi, parce que le recensement direct et immédiat de toutes les valeurs locatives, ordonné en 1841 par son prédécesseur, M. Humann, pour rectifier l’assiette de la contribution mobilière, n’avait pas pu être exécuté. Les opérations du recensement durent, en effet, être suspendues devant les résistances violentes qu’on rencontra dans plusieurs départemens, notamment dans le Puy-de-Dôme et dans la Haute-Garonne, où l’intervention de l’autorité militaire fut nécessaire pour le rétablissement de l’ordre. M. Lacave-Laplagne imagina alors, faute de mieux, le moyen que nous venons de décrire.
Il est vraisemblable que, si l’on ne revient pas purement et simplement au système de M. Humann, les contribuables aimeront mieux le maintien de la loi du 17 août 1835, qui a eu pour résultat d’augmenter les revenus de l’état de 1836 à 1877 d’une somme de 15,600,000 francs, tout en mettant à la charge exclusive des propriétaires des nouvelles maisons la totalité de l’impôt auquel elles sont assujetties.
Le gouvernement demande en outre l’abrogation de l’article 9 de la loi du 21 mars 1874. Ce texte a décidé que les terres cotisées comme incultes et improductives, et qui ont été mises en culture ou sont devenues productives depuis la confection du cadastre, seront, après le délai de faveur fixé par les lois du 3 brumaire an vu et du 18 juin 1859, évaluées et cotisées comme les autres propriétés de même nature et d’égal revenu de la commune où elles sont situées, et accroîtront le montant de la contribution foncière en augmentant le contingent de la commune, de l’arrondissement, du département et de l’état. A l’inverse, les parcelles qui seront devenues improductives depuis la même époque donneront lieu, au profit du contribuable, à un dégrèvement imputable sur le montant total du contingent départemental.
C’est l’application aux terres incultes mises ultérieurement en culture, — qu’on peut considérer jusqu’à un certain point comme une nouvelle matière imposable, — du principe de la loi du 17 août 1835, faite pour les maisons et usines nouvellement construites.
La loi du 21 mars 1874 avait été considérée par tout le monde comme absolument juste. On sait en effet les grands et heureux développemens qu’a pris l’agriculture dans certaines régions de la France. Nul n’ignore que des terres nombreuses qui étaient en friche à l’époque de la confection du cadastre ont été peu à peu cultivées, et que telles qui, d’après les pièces cadastrales, seraient des landes sans valeur comptent aujourd’hui parmi les plus riches et les plus productives. Il semblait donc équitable de ne pas les laisser jouir plus longtemps d’une véritable exemption d’impôt. Le projet du 23 mars 1876 propose cependant l’abrogation de la loi de 1874 par les motifs suivans :
La péréquation générale ordonnée par le projet de loi rendrait inutile le travail de péréquation partielle prescrit en 1874.
Après avoir tenu compte de tous les changemens survenus dans les natures de cultures, on ne pourrait pas sans double emploi faire varier encore les contingens, en raison des augmentations provenant de la mise en culture des terres improductives à l’époque de la confection du cadastre.
Dans les communes où on procéderait à une réfection du cadastre, ajoute-t-on, les dépenses du travail partiel auraient été faites en pure perte.
Ces trois raisons ne justifient pas, à notre avis, l’abrogation de la loi du 21 mars.
Les nouvelles dispositions qui sont proposées ne produiront pas les résultats cherchés en 1874. Elles tendent uniquement à l’égalisation de la contribution immobilière entre les départemens. Elles augmenteront bien le contingent des départemens où l’on a mis en culture des terres jadis en friche, dans la limite du revenu actuel de ces terres ; mais elles diminueront d’autant celui des autres départemens; en conséquence, la recette totale du trésor n’en sera pas améliorée. De plus, le rehaussement du contingent, au lieu d’être mis à la charge exclusive des propriétaires des terres mises en culture, sera réparti proportionnellement sur toutes les cotes anciennes; il sera ainsi, contre toute justice, supporté en presque totalité par les autres contribuables.
D’un autre côté, l’évaluation du produit des parcelles antérieurement improductives, pour arriver à leur imposition conformément à la loi de 1874, n’aura pas pour résultat de rehausser une seconde fois le contingent du département; car, si l’on a déjà compris leur revenu dans la fixation de ce contingent, on n’en tiendra compte dans la seconde opération que pour augmenter les cotes particulières. Enfin, dans les rares communes où le cadastre serait renouvelé, les dépenses d’arpentage et d’évaluation du revenu des parcelles en question n’auront pas été faites en pure perte, comme on le croit; car on ne manquera pas d’utiliser ces opérations pour le travail général qui sera ultérieurement effectué.
La modification de certains contingens départementaux, fondée sur les opérations défectueuses que nous avons décrites, — la péréquation de l’impôt sur les propriétés bâties, appliquée seulement aux maisons et usines nouvellement construites, — ne constituent pas, à notre avis, une réforme sérieuse. L’abrogation pure et simple de la loi du 3 août 1875, qui dégagerait le ministre des finances de l’obligation de présenter un projet général de péréquation de l’impôt foncier, serait mille fois préférable à ces demi-mesures.
Sans toucher à la répartition des contingens, et sans procéder à une nouvelle fixation du revenu foncier sur tout le territoire de la France, ne pourrait-on pas au surplus corriger les principales inégalités individuelles, les seules qui en réalité donnent lieu aux réclamations des contribuables?
Il nous semble qu’avec quelques mesures spéciales, facilement applicables et peu coûteuses, on atteindrait ce but.
On pourrait d’abord faire exécuter la loi du 21 mars 1874. Cette loi a été votée par l’assemblée nationale, après un examen approfondi de la question et une discussion contradictoire entre les partisans et les détracteurs de la mesure. — Pourquoi ne pas l’appliquer? — L’exécution de cette disposition ferait disparaître les plus grandes inégalités de la répartition parcellaire, que le système du projet de loi laisse au contraire entièrement subsister.
On pourrait peut-être, en outre, introduire dans notre législation fiscale une disposition qui permettrait aux contribuables surtaxés de demander, dans un délai déterminé, la révision du classement de leurs propriétés. D’après la législation actuelle, les propriétaires ne peuvent réclamer que pour des causes postérieures et étrangères au classement, telles que cession de terrain à la voie publique, disparition de fonds par l’effet de la corrosion ou d’envahissement par les eaux, enfin perte de revenu dans quelques propriétés dont la valeur justement évaluée dans le principe aurait été détériorée par suite d’événemens imprévus et indépendans de la volonté du propriétaire[4]. L’ordonnance du 3 octobre 1821 leur avait donné le droit de réclamer contre le classement de leurs fonds pendant un délai de six mois, à partir de la mise en recouvrement du premier rôle cadastral. Depuis l’expiration de ce délai, le classement est inattaquable. — Il y a trente ans, en moyenne, que le cadastre est terminé. Pourquoi ne permettrait-on pas aujourd’hui aux contribuables de demander individuellement la révision du classement de leurs propriétés, si ce classement, pour une cause quelconque, est actuellement inexact? Puisqu’on a autorisé en 1821 la rectification des erreurs commises par les agens du cadastre, il semble qu’on peut permettre aujourd’hui la révision des inexactitudes qui sont le fait du temps et des événemens. Nous ne voyons aucun motif de principe ou de pratique qui puisse s’opposer à cette révision individuelle et actuelle. — Un nouveau délai de six mois pour produire leurs réclamations serait donné aux propriétaires qui prétendent que leurs parcelles sont actuellement inexactement classées. — Le montant des réductions serait réimposé sur toutes les autres propriétés de la commune. — Les demandes en rectification ne seraient recevables que dans les cas où les taxes seraient supérieures de 30, 40, ou 50 pour 100 au taux moyen de l’impôt foncier de la commune. — Des précautions seraient prises contre l’abus des réclamations téméraires.
Ces révisions partielles, par mesures individuelles, ne produiraient pas sans doute une égalisation aussi générale que la réfection complète du cadastre ; les fonds de terre par trop ménagés, qui ne tomberaient pas sous l’application de la loi du 29 mars 1874, ne seraient rehaussés que par l’effet de la réimposition. Cependant les mesures individuelles dont il s’agit seraient encore préférables à l’opération proposée par le gouvernement, qui ne concerne que la péréquation des contingens départementaux.
Quant aux propriétés bâties, il n’y a rien à faire pour établir entre elles l’égalité dans la sous-répartition du contingent communal, car la loi du 15 septembre 1809 et l’ordonnance du 30 octobre 1821 autorisent les propriétaires de ces immeubles, en cas de surtaxe, à demander, chaque année, dans les trois mois de l’émission des rôles, une réduction d’impôt.
Cette solution, à notre avis, donnerait une satisfaction suffisante aux plaintes légitimes.
Si les chambres ne consentent pas à abroger la loi du 3 août 1875 ; si elles persistent dans leur résolution de faire procéder à une péréquation générale, nous croyons qu’il faut en ce cas donner au ministre des finances une entière latitude. Il faut lui permettre de faire une réforme complète, efficace et définitive.
Si l’on veut effectuer une répartition réellement proportionnelle de l’impôt foncier, il faut nécessairement, pour les propriétés rurales, faire procéder à l’évaluation exacte et directe du revenu net de chaque parcelle, c’est-à-dire renouveler les opérations cadastrales.
Il faut aussi simplifier le travail par la suppression des contingens départementaux, qui créent des antagonismes d’intérêts inconciliables et des luttes sans fin de département à département : la difficulté de régler les rapports des départemens entre eux a toujours été un écueil contre lequel toutes les tentatives de péréquation ont échoué.
Le revenu réel de chaque parcelle étant déterminé, on appliquerait directement à ce revenu légalement établi le coefficient fixé par la loi de finances, par exemple 4, 5 ou 6 pour 100.
La réforme ne devrait pas avoir pour objet seulement l’égalisation proportionnelle des cotes actuelles ; il faudrait encore, pour être complète et définitive, qu’elle donnât le moyen de les maintenir indéfiniment dans les mêmes conditions d’égalité, en facilitant le renouvellement successif des évaluations du revenu foncier, après l’expiration de certaines périodes dont la durée serait déterminée. À ce point de vue, la conservation obligatoire des opérations cadastrales serait une chose essentielle.
Le renouvellement périodique des estimations du revenu foncier aurait pour effet d’assurer constamment la proportionnalité de la contribution immobilière. Cet impôt suivrait ainsi, à certains intervalles, les changemens qui s’opèrent dans l’industrie agricole, et dans les conditions économiques de chaque région ; il croîtrait avec le revenu national, sans augmentation des taxes. Il n’aurait pas, il est vrai, la même flexibilité que la contribution des patentes, qui suit les mouvemens annuels de l’industrie et du commerce, car on ne peut pas refaire chaque année les travaux du cadastre, mais il acquerrait cependant une certaine élasticité qui lui a manqué jusqu’à présent.
Quant aux propriétés bâties, on ne peut établir, en ce qui les concerne, une juste répartition que par un recensement de toutes les valeurs locatives. L’esprit public s’est amélioré depuis trente- cinq ans, le patriotisme des contribuables s’est élevé et éclairé; il est vraisemblable que l’opposition brutale et aveugle de 1841 ne se renouvellerait plus.
Le recensement des valeurs locatives est une opération d’une grande importance dans notre système financier, car c’est le seul moyen de donner une base certaine à l’assiette de l’impôt foncier. Pour ne pas compromettre le succès de cette entreprise, il serait sage de ne pas la compliquer d’une préoccupation de relèvement de taxe. On devrait, au contraire, pour en assurer la réussite, déclarer expressément que l’opération n’a pas pour objet une augmentation d’impôt, et prendre même l’engagement de ne pas rehausser les contributions foncière et mobilière avant l’expiration d’un délai de dix ans. Il conviendrait de décider également que la fixation du revenu des propriétés bâties ne serait renouvelée, comme pour les propriétés non bâties, que par périodes dont on déterminerait la durée.
L’ensemble de toutes ces mesures assurerait la péréquation de l’impôt foncier en France d’une manière effective et durable.
Mais la réforme qui vient d’être esquissée, et qui est la seule efficace, la seule qui doive être acceptée, à notre avis, si l’on tient à faire un travail de répartition générale, cette réforme est-elle possible et ne soulève-t-elle pas des objections graves? C’est ce que nous allons examiner sommairement.
La mobilité de l’impôt foncier, que nous accepterions comme un progrès dans les conditions que nous avons indiquées, est vivement critiquée par un grand nombre de personnes, qui considèrent, au contraire, la fixité comme la qualité essentielle de la contribution foncière. Dans ce nombre nous citerons des financiers éminens : le baron Louis, le comte Mollien, le comte Roy, MM. de Chabrol et Humann. Ils disent que la fixité des contingens, en ce qui concerne la propriété rurale, est commandée par la matière imposable elle-même, qui est permanente de sa nature, et que les évaluations du revenu ayant été faites en raison des qualités intrinsèques de la terre, doivent rester invariables. Ils invoquent l’intérêt de l’agriculture, qui ne pourrait pas prospérer si les améliorations devaient entraîner le rehaussement de l’impôt.
Malgré notre déférence pour ces grands maîtres, nous ne pouvons pas accepter les deux motifs donnés à l’appui de leur opinion.
La propriété foncière n’est pas une matière imposable invariable. Lorsqu’une terre inculte et improductive est convertie en un vignoble fertile, elle constitue, dans son dernier état, au point de vue de l’impôt qui, légalement, est proportionnel au revenu, une chose essentiellement différente de la terre primitive. De même, une forêt inexploitée et inexploitable à cause de ses accès difficiles, qui est ultérieurement traversée par une voie ferrée et desservie directement par une gare, est évidemment une chose imposable toute différente. On ne peut donc pas dire que la terre, à ce point de vue particulier, soit permanente et immuable.
On ajoute qu’il faut encourager l’agriculture, que les propriétaires, rassurés contre la crainte de voir le fisc venir prendre sa part dans la plus-value obtenue par leur industrie, se livrent à des travaux d’amélioration qu’ils ne feraient probablement pas, si le revenu qu’ils obtiennent par ces travaux devait être imposé; que d’ailleurs l’état profite indirectement de la plus-value donnée aux terres, en prenant des droits de mutation plus élevés en cas d’aliénation.
Ce second motif ne peut pas nous convaincre davantage. Les industriels qui veulent perfectionner ou augmenter leurs moyens de production ne sont point arrêtés dans l’exécution de leurs projets par les droits de patentes qui s’accroissent à raison du développement de l’industrie; l’impôt qui sera établi sur les maisons nouvelles n’empêche pas davantage de construire. On ne peut pas, en vérité, supposer que le propriétaire d’une terre inculte qui peut, en la plantant en vigne, lui faire produire soixante hectolitres de vin par hectare, recule devant la dépense de plantations, parce qu’il aura à payer plus tard 4 ou 5 francs d’impôt par hectare !
Des économistes, partisans encore plus absolus de la thèse de la fixité de l’impôt foncier, prétendent même que le propriétaire actuel n’a pas qualité pour demander un dégrèvement. Ils disent que depuis près d’un siècle l’impôt est entré en considération dans toutes les transactions immobilières, qu’il s’est incorporé à la terre elle-même, qu’il a été un des élémens qui ont servi à la détermination du prix, que par conséquent c’est le possesseur de l’immeuble à l’époque où l’impôt a été établi qui a supporté la perte résultant de l’inégalité dans la taxation. Ils en concluent que le propriétaire actuel qui a acheté la chose diminuée de cette partie du revenu n’est pas autorisé à se plaindre de la répartition. On invoque également l’exemple de l’Angleterre, où, depuis près de deux siècles, les évaluations du revenu foncier sont restées immuables.
Ces raisons ne sont pas plus probantes. Il faut d’abord écarter l’autorité du précédent pris dans l’histoire financière de l’Angleterre, car le propriétaire foncier en Angleterre, vis-à-vis de l’état, est plutôt le débiteur d’une rente rachetable qu’un véritable contribuable. En France la contribution foncière a un autre caractère : c’est une taxe proportionnelle au revenu.
La législation française n’a jamais garanti au propriétaire la fixité du revenu cadastral pour un temps indéfini, mais seulement pendant l’existence légale de la matrice cadastrale. La facilité de renouveler, après une certaine durée, les évaluations du revenu découle du principe même de la proportionnalité de l’impôt. Elle a été d’ailleurs formellement proclamée dans le projet de loi de 1846, par lequel M. Lacave-Laplagne proposait de renouveler, après chaque période de trente ans, les plans parcellaires et les évaluations cadastrales. Le législateur l’a reconnu lui-même par la loi du 7 août 1850 ainsi que par les résolutions du 5 août 1874 et du 3 août 1875.
Une critique d’une autre nature est encore adressée au système qui supprime la répartition successive de l’impôt foncier entre les départemens, les arrondissemens, les communes et les contribuables. On lui reproche de transformer la contribution immobilière en un impôt de quotité.
L’administration des contributions directes, spécialement, admet l’impôt de quotité sur les revenus du commerce et de l’industrie ; nous pouvons même ajouter qu’elle l’admet également sur les propriétés bâties, du moins d’une manière implicite, puisqu’elle propose d’imposer toutes les constructions nouvelles d’une taxe de 5 pour 100 de leur revenu net, pour arriver finalement à soumettre toutes les maisons à cette même taxe; mais elle le repousse sur les revenus de la terre.
Le mode de quotité a ses avantages et ses inconvéniens. C’est un procédé de perception certainement plus perfectionné, plus en rapport avec les progrès réalisés dans l’administration du recouvrement des impôts, que le système de la répartition. La répartition est une sorte d’abonnement avec les localités, qui sont tenues de donner au trésor public une somme fixée à l’avance, dont le partage entre les contribuables est fait par les autorités locales, avec le concours de l’administration des contributions directes. L’état sacrifie une partie de l’impôt à la certitude d’avoir, sans aucune chance aléatoire, la totalité de la contribution déterminée par le pouvoir législatif, et à l’avantage d’être désintéressé dans les opérations qui ont pour objet la fixation du montant de chacune des cotes : c’est une sorte de fermage sous une forme particulière, une tradition des administrations de l’ancien régime.
L’impôt de quotité au contraire est perçu à raison du revenu de chaque contribuable; il monte ou descend comme la richesse publique. Si le trésor subit les conséquences des chances défavorables, il profite d’un autre côté des accroissemens des revenus qui jusqu’à présent ont toujours suivi une marche ascendante.
Un des grands avantages du mode de quotité, c’est que l’augmentation des recettes se fait toute seule, automatiquement en quelque sorte, par le fait du développement de la richesse, tandis qu’avec le système de la répartition, pour que l’impôt puisse suivre le mouvement ordinairement progressif de la matière imposable, il est nécessaire de procéder par voie d’augmentation des contingens. Si, dans ce système, les contribuables ne paient que ce qu’ils doivent, en revanche ils paient tout ce qu’ils doivent.
L’administration de l’état est obligée, il est vrai, de répartir elle-même l’impôt, de se donner la peine de le percevoir à ses risques et périls, sur les bases établies par la loi; mais on ne peut pas en faire une objection, car c’est le devoir du gouvernement dans les pays civilisés de s’imposer cette peine.
Le mode de quotité appliqué à l’impôt foncier ne constituerait pas d’ailleurs une nouveauté dans notre législation fiscale : cette innovation ne changerait pas les principes des lois organiques de la contribution immobilière en France; ce ne serait, au contraire, qu’un retour pur et simple au système primitif des lois du 1er décembre 1790, du 3 frimaire an VII et du 15 septembre 1807. Le duc de Gaëte, ministre des finances de 1799 à 1814, qui avait été auparavant chef de bureau de la direction générale des contributions sous Necker, commissaire de la trésorerie sous l’assemblée nationale, qui avait concouru à la préparation des lois de finances de cette époque, déclare positivement que le législateur de 1790 avait entendu faire de la contribution foncière un impôt de quotité.
Dans un savant rapport sur les projets de loi du 23 mars 1876, présenté à l’assemblée générale du conseil d’état, M. le président Du Martroy a analysé en termes clairs et concis l’opinion de M. le duc de Gaëte sur ce point[5].
« M. le duc de Gaëte, dit-il, en cherchant à constituer la contribution foncière sous la forme d’un impôt de quotité, entendait se conformer à l’esprit et revenir à l’exécution de la loi du 1er décembre 1790, sainement interprétée. L’assemblée constituante en établissant la contribution foncière avait voulu copier l’impôt des vingtièmes, le moins impopulaire des impôts de l’ancien régime, et qui était un impôt de quotité. Cette contribution dont le montant, déterminé à l’avance, devait être réparti entre les départemens, avait bien certains caractères de l’impôt de répartition ; mais il en était ainsi parce que, les revenus territoriaux de la France n’étant pas encore connus d’une manière certaine, et d’autre part, l’impôt foncier étant la principale branche des revenus publics, il fallait bien assurer d’avance la somme nécessaire pour les besoins du budget. Mais ce n’est que d’apparence et provisoirement que ce caractère avait été donné à l’impôt foncier; l’assemblée entendait si bien établir un impôt de quotité qu’elle a reconnu à tout contribuable taxé au delà du sixième de son revenu, le droit d’obtenir une réduction, et d’autre part, pour remédier aux inconvéniens de cette répartition provisoire, elle a prescrit la confection d’un cadastre général parcellaire en vue d’estimer individuellement en quelque sorte le revenu de chaque parcelle de propriété. Supposons, disait M. le duc de Gaëte, que le revenu cadastral de la France soit évalué à 150 millions, et que la législature veuille fixer à 15 millions le contingent de l’impôt foncier, la loi de finances n’aura qu’à disposer que chaque contribuable paiera 10 pour 100 de son revenu imposable, et alors, plus de répartition à faire par la loi entre les départemens, et par les conseils généraux et d’arrondissemens entre les arrondissemens et les communes. La contribution foncière devient un impôt de quotité, en ce que chaque contribuable paie isolément une partie aliquote de son revenu, la même pour tous. »
La loi du 15 septembre 1807, rendue sous le ministère du duc de Gaëte, avait commencé à mettre ce système à exécution ; elle en était l’exacte application. Mais, après la chute de l’empire, le mode de quotité fut abandonné, plutôt peut-être par esprit de réaction contre le régime précédent, qu’à raison des avantages réels du nouveau procédé par lequel on le remplaça. Les lois du 15 mai 1818, du 17 juillet 1817 et du 31 juillet 1821 organisèrent la perception de l’impôt foncier sur d’autres bases.
Malgré ce changement de système, il reste bien établi que les législateurs de 1790, de l’an VII et de 1807, avaient entendu faire de l’impôt foncier un impôt de quotité, et qu’en revenant à cette forme de perception on ne ferait que se conformer à l’esprit des lois fondamentales de la matière.
Ajoutons que la Belgique a transformé en 1867 son impôt foncier en un impôt de quotité; le revenu est fixe pendant toute la durée des pièces cadastrales. Elle a condamné, comme le législateur français, le principe de la fixité de la contribution foncière.
Cependant des objections sérieuses sont faites contre cette transformation. Si l’on se proposait de faire de la contribution foncière un véritable impôt de quotité dans la rigoureuse acception du mot, il se présenterait effectivement une première difficulté qui pourrait être considérée comme invincible. Si on devait procéder annuellement à une nouvelle évaluation du revenu de chaque parcelle, d’après les changemens survenus dans la nature des cultures, ou d’après des classifications nouvelles; si, en d’autres termes, il s’agissait de faire chaque année pour la contribution immobilière ce qui est pratiqué pour la perception de l’impôt des patentes, il faudrait en ce cas s’attendre à une grave objection, tirée de l’impossibilité d’établir les revenus parcellaires, et par suite les cotes innombrables à imposer aux propriétaires fonciers.
Nous reconnaissons que ce qui est possible avec 1,600,000 patentables, serait matériellement irréalisable pour 140,000,000 de parcelles. Mais ce n’est pas ainsi qu’on entendrait exécuter la mesure. Le revenu serait immuable aussi longtemps que les opérations cadastrales resteraient obligatoires. Les rôles seraient dressés sur les revenus constatés pour chaque parcelle, et on appliquerait directement à ce revenu, comme le disait le duc de Gaëte, le taux de la taxe fixé par la loi de finances, sans aucune autre complication.
La taxe serait appliquée de la même manière sur le revenu des propriétés bâties, déterminé par le recensement des valeurs locatives.
0n prétend aussi que le mode de quotité crée un antagonisme entre l’administration et les contribuables; on cite à l’appui de cette objection le mot de Turgot, qui a dit que « quand il s’agit de l’impôt de quotité, le roi est seul contre tous. » — C’est vrai, en ce sens que, dans le système de répartition, le contingent étant fixé à l’avance, l’état est désintéressé dans la division qui en est faite ensuite entre les contribuables; tandis que dans la forme de quotité, la lutte, au lieu de s’établir entre le contribuable et la commune, s’engage entre le contribuable et l’agent des contributions chargé de la fixation de la cote. On pourrait craindre que l’intervention des agens du fisc n’excitât plus de défiance que l’action des autorités locales et n’eût pour effet d’entraver le recouvrement de l’impôt. Mais l’expérience prouve que cette objection est plus grave en théorie qu’en pratique. La cotisation de l’impôt des patentes, qui est une opération non moins délicate, ne provoque aucune protestation de la part des contribuables contre les employés de l’administration. Pourquoi la perception de l’impôt foncier présenterait-elle plus de difficultés?
On ne saurait prétendre que, dans le mode de quotité, le trésor doive rencontrer les intérêts des contribuables coalisés contre lui. Tous les contribuables ont au contraire intérêt à ce que chacun paie sa part proportionnellement à son revenu, car le dégrèvement que l’un obtient ne profite pas aux autres, et ce qui est enlevé frauduleusement au fisc doit être supporté par tous les contribuables. En faisant payer à chacun ce qu’il doit légalement, l’état agit donc en réalité dans l’intérêt de tous.
On a prétendu encore que si on établissait l’impôt de quotité, les conseils de préfecture et le conseil d’état, composés de fonctionnaires amovibles, ne pourraient plus juger les litiges relatifs aux contributions directes, parce que l’état, devenant l’adversaire des contribuables pour la fixation de l’impôt, ne pourrait pas être dans ces affaires juge et partie. Ces contestations devraient être portées devant les juges ordinaires, dont il faudrait doubler le nombre.
L’expérience a fait également justice de cette nouvelle objection. La juridiction administrative juge effectivement les contestations que fait naître la perception de l’impôt des patentes ; son indépendance et son impartialité n’ont jamais été contestées.
Mais il y a contre le projet d’une réforme générale de la répartition de l’impôt foncier des objections plus graves. N’y aurait-il pas en effet de grands inconvéniens à faire procéder à des opérations cadastrales qui dureraient certainement plus de dix ans, peut-être vingt ans, et dont le résultat, pouvant entraîner une augmentation de l’impôt, inquiéterait les intérêts des propriétaires de 140 millions de parcelles? Ces opérations entretiendraient dans le pays, pendant toute leur durée, une agitation permanente qui aurait des conséquences fâcheuses pour la tranquillité du pays et même pour la sécurité du gouvernement.
La crainte de provoquer des mécontentemens parmi les propriétaires des 18,500,000 maisons ou usines a empêché l’administration des contributions directes de proposer le recensement général des valeurs locatives, pourtant bien nécessaire pour rectifier la répartition de l’impôt sur les propriétés bâties. Cette crainte est bien plus redoutable lorsqu’il s’agit d’une mesure qui semblerait menacer les intérêts des propriétaires de tout le sol français. Et que penser de l’énormité de la dépense qu’entraînerait la réalisation de la réforme?
L’administration des contributions directes estime que, même en utilisant autant que possible les documens existans, la dépense de la réfection du cadastre s’élèverait à une somme qui ne serait pas inférieure à 150 millions. Le cadastre, commencé en 1807 et terminé en 1850, a coûté environ 160 millions; mais les prix des travaux exécutés à des époques qui remontent en moyenne à trente ans seraient aujourd’hui évidemment plus élevés. Si, en effet, on prenait pour base de cette évaluation le coût des opérations cadastrales qui se poursuivent actuellement dans les départemens du Nord, de la Savoie, de la Haute-Savoie, des Alpes-Maritimes et de la Corse, on arriverait à un chiffre bien supérieur : dans ces cinq départemens, la dépense est, en moyenne par hectare, de 1 franc 83 cent.; de 93 cent, par parcelle, plus une indemnité fixe de 40 francs par commune, accordée à l’inspecteur et au contrôleur des contributions directes. D’après ces prix, la dépense de réfection du cadastre pour toute la France s’élèverait à 223,140,000 francs. Le recensement des valeurs locatives des maisons et usines coûterait, en outre, d’après l’appréciation du service spécial, une somme de 12 millions de francs. Les frais annuels pour la conservation des opérations cadastrales monteraient à 10 millions de francs. L’ensemble de ces diverses opérations entraînerait donc une dépense totale de 162 à 235 millions en capital, et une charge annuelle de 10 millions, non compris les frais qu’occasionnerait, à l’expiration de la durée légale de chaque période, le renouvellement successif des évaluations du revenu foncier.
Serait-il raisonnable, pour faire cesser les inégalités dont nous avons apprécié l’importance, surtout lorsqu’on peut corriger les plus considérables par des mesures individuelles, rapides et peu dispendieuses, de s’engager dans une entreprise aussi coûteuse?
Pour tout esprit impartial, la réponse n’est pas douteuse. Nous approuvons le ministre des finances d’avoir considéré que le but et les résultats d’une réforme générale de l’impôt foncier ne peuvent pas justifier un pareil sacrifice.
MATHIEU-BODET.
- ↑ Note annexée au projet de loi du 23 mars 1876.
- ↑ Séance du 4 décembre 1868.
- ↑ Le revenu net imposable représente la valeur locative, déduction faite du quart, suivant les règles établies par la loi de frimaire an VII.
- ↑ Article 71 du règlement du 10 octobre 1821.
- ↑ Rapport de M. Du Martroy, p. 26 et suiv.