La Réforme de la Langue française

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La Réforme de la Langue française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 721-761).
LA RÉFORME
DE LA
LANGUE FRANÇAISE

LANGUE ECRITE

Les perfectionnemens de l’orthographe doivent être opérés par le libre consentement de l’usage et non par la contrainte de systèmes a priori imposés réglementairement.


« Jamais rien ne demeure en sa forme première ; » aucune existence, aucun être vivant ne subsiste indéfiniment dans une figure et avec des qualités invariables : tel est le sort de tout homme et de toute nation, de toute œuvre individuelle ou collective.

C’est en vain que nos prédécesseurs, il y a un siècle, avaient espéré établir les doctrines philosophiques et politiques, les institutions sociales, et même les principes des sciences naturelles sur des bases rationnelles, susceptibles de fournir les règles constantes d’un progrès toujours ascendant.

Je ne sais si cette conception est réalisable dans l’ordre des abstractions pures, c’est-à-dire des sciences mathématiques ; mais elle cesse de l’être dès que les faits positifs y sont mélangés, comme le prouve l’histoire de la mécanique.

En tout cas, elle est aujourd’hui abandonnée dans les diverses classes de connaissances se rapportant à des réalités concrètes : sciences de la nature minérale ou vivante, fondées sur l’observation et l’expérimentation ; et plus encore, sciences historiques, politiques, sociologiques.

Il est reconnu que toute existence est assujettie, dans sa durée et sa continuité, à des changemens graduels, tels que chaque état présent des individus et des ensembles ou collectivités, envisagés en soi ou dans leurs produits, résulte du développement de leurs étals antérieurs. L’histoire, dans tous les ordres de faits, est celle d’un perpétuel écoulement, comme le disait déjà le vieil Héraclite.

Voici ce que nous appelons la théorie de l’évolution :

Evolution spontanée, produite par le jeu des agens naturels ;

Evolution artificielle, provoquée par l’art, la science, ou l’industrie humaine.

Evolution ascendante, c’est le progrès ;

Evolution descendante, et parfois régressive, c’est la décadence et la mort.

Le langage n’échappe pas à cette loi universelle, sous sa double forme :

Forme parlée, qui remonte aux origines obscures de l’humanité ;

Forme écrite, qui a marqué les débuts de nos civilisations. Le langage est la résultante de notre organisation, et de ses produits moraux et intellectuels. Les linguistes et les philologues s’efforcent d’en établir les phases réelles, — non plus désormais a priori, mais en fait, — par l’étude de chaque langue nationale, par celle de la langue française, en particulier.

Cependant, ils n’avaient pas accepté au début ces notions sur la relativité inévitable et la variabilité passée et future du langage ; moins encore sur le caractère spontané de ces variations.

Trop souvent, au lieu de constater simplement les variations historiques, trop lentes à leur gré, ils ont essayé, surtout depuis le XVIe siècle, de les provoquer systématiquement. Non contens de proposer les réformes à la conviction de leurs lecteurs et auditeurs, — ce qui est légitime, — ils ont cherché à les imposer par différentes méthodes. Cette prétention de soumettre toute connaissance et toute pratique à des conventions factices, proclamées comme des dogmes obligatoires, remonte aux institutions théocratiques du moyen âge.

Néanmoins, — à l’exception des langues telles que le sanscrit, qui a reçu une si forte empreinte artificielle des grammairiens, et de l’hébreu, arrêté dans son écriture par les rabbins lors de la rédaction présente de la Bible, et précisé en inscrivant les voyelles, autrefois absentes, au-dessous des consonnes radicales, cela postérieurement à l’époque où l’hébreu était parlé par une nation groupée autour de Jérusalem ; — à l’exception de ces langues fixées sous des influences sacerdotales, on n’avait guère tenté d’assujettir l’orthographe d’une langue vivante à des règles absolues, par voie de réglementation systématique, délibérées dans des commissions, et imposées à l’ensemble des écrivains, littérateurs et savans.

L’origine de ces prétentions remonte à la constitution de l’Université impériale, au début du XIXe siècle. Elle repose sur une notion exagérée du rôle de l’Etat en pareille matière.

La langue, en effet, sous sa double forme écrite et parlée, n’est pas une propriété appartenant à un petit nombre de grammairiens et de professeurs : c’est une œuvre collective et héréditaire, partie intégrante de la vie individuelle de chacun des citoyens. En la modifiant a priori et artificiellement, on touche à nos coutumes, à nos habitudes, à notre conception à la fois logique, morale et esthétique des choses, déterminée par notre constitution physique et par notre éducation antérieure.

Non sans doute que ce soit là un motif suffisant pour maintenir, dans un esprit étroitement conservateur, les lacunes, défauts et imperfections reconnus de la langue usuelle, quels qu’ils soient.

Certes, elle continuera à varier dans l’avenir, comme elle a varié dans le passé ; ceux qui la parlent et l’écrivent doivent être dociles aux indications de l’opinion, qu’ils concourent d’ailleurs à déterminer par leur action personnelle.

Mais il importe de ne pas faire intervenir ici la contrainte du bras séculier. Tout ce qu’il est permis de faire administrativement, c’est au contraire d’écarter les obstacles que les règlemens scolaires pourraient opposer à la liberté de cette évolution vitale.

C’est à ce point de vue que je me propose d’examiner les projets de réforme de l’orthographe, c’est-à-dire de la langue écrite, projets mis en avant depuis longtemps, mais particulièrement agités au cours de ces dernières années.

Je n’ai pas l’intention d’entrer dans toutes les discussions spéciales, soulevées par les philologues ou grammairiens, pour la science de quelques-uns desquels je professe une estime particulière. Je prétends encore moins me déclarer hostile à tous changemens, ainsi que je viens de le dire ; mais il me semble nécessaire de soumettre à une critique exacte les principes mis en avant pour généraliser ces changemens, les méthodes proposées pour les définir, et les procédés que l’on voudrait suivre pour les appliquer. Tel est l’objet du présent article.


I. — ÉVOLUTION HISTORIQUE

Pour mettre en évidence le véritable caractère des problèmes de la Réforme de la langue française, parlée et écrite, il est utile de remonter d’abord à ses origines : c’est ce que je vais tâcher de faire, très brièvement d’ailleurs.

Au cours de l’évolution historique de la langue française, l’idéal poursuivi depuis le XVIe siècle a été celui des langues dites classiques, tel qu’il avait été conçu et proclamé au temps de la Renaissance : il n’a cessé de hanter les esprits jusqu’à nos jours. C’était d’ailleurs une conséquence de la tradition des études latines et grecques, maintenues comme base principale d’une éducation libérale. Sans vouloir discuter ici cette conception, qui a vieilli, on doit avouer qu’elle repose sur une erreur historique, relative à l’existence supposée d’un modèle antique de langues classiques.

En réalité, le grec et le latin n’ont pas été constitués d’après cette formule, c’est-à-dire soustraits à la loi générale de l’évolution.

L’histoire de ces langues, aujourd’hui mieux connue et approfondie par la critique moderne, a montré que le prétendu état fixe sous lequel on les enseignait naguère, était une fiction de professeurs et de grammairiens : ils avaient envisagé comme des types absolus l’état de ces langues à un certain moment de leur existence, celui où leur littérature a atteint un degré particulièrement brillant. Le système que l’on préconisait depuis le XVIe siècle dans leur enseignement scolaire, c’était la langue de Thucydide, de Sophocle et de Démosthène en grec, la langue de Cicéron et de Tite-Live, d’Horace et de Virgile, en latin : types bien limités, car, en réalité, des auteurs grecs ont écrit pendant deux mille ans au moins, depuis Homère et Hésiode, jusqu’aux philosophes alexandrins, aux Pères chrétiens et aux chroniqueurs byzantins ; et ces auteurs ont employé des variantes et des dialectes bien différens, quant au style, aux mots, à la grammaire et à la prononciation.

Il en a été de même du latin , depuis les vieux législateurs, historiens et poètes des IVe et IIIe siècles avant notre ère, jusqu’à Sulpice Sévère, Sidoine 1pollinaire et Grégoire de Tours ; à la suite desquels il conviendrait d’ajouter l’immense littérature latine du moyen âge, qui a prolongé de dix siècles l’empire littéraire de la langue romaine. Une influence réciproque s’exerçait d’ailleurs, entre les variations de cette langue savante et sacerdotale, et le français d’alors, réputé vulgaire et dédaigné.

Or, il en a été précisément de même de notre langue française, depuis le IXe siècle, où elle apparaît comme langage distinct, au moment où les nationalités de l’Europe centrale, violemment assemblées par la force dans l’empire franc, se séparent et se manifestent.

Les monumens écrits depuis cette époque permettent de constater de la façon la plus nette les variations successives de la langue parlée : elles ont été retracées et discutées par les savans et les critiques les plus habiles et les plus compétens. Chacun, d’ailleurs, peut en constater toute l’étendue, par un coup d’œil comparatif jeté sur les écrivains français : en prose, de Villehardouin et Joinville à Froissart, à Comines, à Rabelais et à Montaigne ; en poésie, depuis les chansons de geste jusqu’à Ronsard et aux poètes du XVIe siècle ; et non moins jusqu’au temps de nos écrivains devenus classiques depuis le XVIIe siècle, et qui sont l’objet des études courantes des écoliers d’aujourd’hui, en France et à l’étranger. Pour constater toute l’étendue des variations de l’orthographe, en particulier avant la Renaissance, il suffit d’ouvrir le Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe au XVe siècle, composé par Frédéric Godefroy, en dix volumes, comprenant de 40 000 à 50 000 mots environ.

Rappelons ici pour mémoire les profondes études des savans français et étrangers, qui se sont succédé au cours du XIXe siècle, et sans sortir de notre temps et de notre pays, citons entre autres, et en quelque sorte au hasard, pour ne pas procéder à des énumérations, les publications du regretté Gaston Paris et de M. Paul Meyer, l’Histoire de la langue et de la littérature française par Petit de Julleville, le cours de M. Ferdinand Brunot, à la Sorbonne, etc., etc.

Jusqu’au XVIe siècle, il n’existe pas à proprement parler de langue française uniforme, et absolue, pas plus qu’un gouvernement uniforme pour toute la France : cela est capital à rappeler. Jusque-là les diversités provinciales sont trop fortes et les dialectes des provinces conservent leur autorité d’usage : ils n’ont pas encore passé à l’état de patois. C’est à partir de François Ier que la nationalité française. — affirmée au siècle précédent par l’apparition de Jeanne d’Arc et l’expulsion des Anglais, et consolidée par l’effondrement de la féodalité sous l’action de Louis XI, — commence à exister dans sa plénitude. L’autorité royale se manifeste à la fois par la création d’une cour et par celle d’une administration étendue à l’ensemble du pays. En même temps, l’imprimerie tend à unifier l’orthographe, tandis qu’elle propage les œuvres des plus anciens auteurs qui soient demeurés jusqu’à nos jours d’une lecture facile et assez courante : Rabelais, Ronsard, Montaigne, etc. Certes, leur langue, leur grammaire, leur orthographe diffèrent singulièrement de celles d’aujourd’hui, et il est indubitable qu’elles ne diffèrent pas moins de celles des XIVe et XVe siècles. Or, l’écart principal entre leurs usages et ceux de leurs prédécesseurs, la correction si l’on veut, ne se développa pas spontanément ; ce fut surtout l’œuvre voulue et systématique des écrivains et savans de la Renaissance. Eblouis par la réapparition des auteurs classiques de l’antiquité, ils s’efforcèrent de rapprocher la grammaire et l’orthographe des noms français de leurs origines étymologiques, réelles ou prétendues.

Tantôt, ils ont ainsi modifié et, disons-le nettement, altéré l’orthographe traditionnelle d’un grand nombre de mots d’usage courant, pour la rapprocher de celle de leurs radicaux et générateurs antiques ; tantôt, ils ont créé des mots nouveaux, sous une forme calquée servilement sur celle des mots grecs et latins dont ils les dérivèrent ; sans se préoccuper de savoir si les mêmes mots n’avaient pas déjà passé dans la langue usuelle sous une forme un peu différente, parce qu’elle avait été graduellement adoucie. Tels sont les doublets, de sens identique ou modifié : Compte et conte, amant et aimant, doublets où l’orthographe nouvelle était d’ordinaire compliquée par l’étymologie ; et une multitude d’autres, où la nouvelle orthographe était au contraire plus simple. Des lettres parasites, disparues avec le cours des temps, furent réintroduites dans bien des mots : ainsi, doit, pié, devinrent : doigt, pied ; la lettre y fut substituée à l’i dans les mots dérivés du grec, etc., etc.

Si Ramus accomplit œuvre utile en faisant passer dans l’usage la distinction, par des signes différens, entre les deux prononciations, des lettres qui jouent à la fois le rôle de voyelle et le rôle de consonne, telles que l’i ancien, dédoublé en i et j, et l’u ancien, dédoublé en u et v, par contre, les grands imprimeurs du XVIe siècle, Robert Estienne, en particulier, dans son Dictionnaire de 1540, eurent, par l’introduction des lettres parasites, une fâcheuse initiative, vainement combattue par les poètes Ronsard et Du Bellay. Ces derniers réclamaient la liberté de varier l’orthographe, suivant la rime et le nombre de syllabes que le vers comporte. D’après le premier, dans son Abrégé de l’Art poétique, il est écrit :

« Tu diras selon la contrainte du vers :

« Or et ore, adoncq et adoncque, avecq et avecques, etc. »

Ces licences poétiques étaient réclamées en vue de la rime, du nombre des syllabes, des hiatus, et des liaisons que l’on désirait éviter, ou rendre plus faciles ; elles subsistent d’ailleurs, même de notre temps, pour un certain nombre de mots.

Cependant, la langue, ainsi façonnée artificiellement, avait déjà été modifiée par une certaine réaction, lorsque au XVIIe siècle fut fondée l’Académie Française. L’autorité toute morale de celle-ci fut acceptée peu à peu, sans coaction administrative ou autre, d’aucun genre, à la suite de la publication de son Dictionnaire en 1694. Les éditions et révisions successives de ce Dictionnaire signalèrent bien des réformes modérées : les unes, conformes à des usages déjà courans, les autres acceptées presque aussitôt.

C’est ce qui arriva, notamment en 1718, en 1740, en 1762, époque où d’Olivet réforma 5 000 mots. Je n’y insisterai pas, M. Faguet ayant donné dans un écrit récent l’indication détaillée de ces réformes académiques successives, toujours opérées à l’amiable, et adoptées par le consentement général ; lequel, je le répète, avait précédé dans cette voie les indications du Dictionnaire.

Au XIXe siècle, une période nouvelle s’est ouverte, par suite de l’organisation administrative de l’Instruction publique, surtout dans ses degrés primaire et secondaire. Déjà d’ailleurs, au XVIIIe siècle, l’orthographe avait commencé à être fixée plus étroitement, parce que le français était devenu la langue usuelle de la diplomatie et des accords internationaux : conséquence de sa clarté exceptionnelle et de l’autorité intellectuelle et morale de ses littérateurs et de ses savans.

Le français fut alors accepté comme la langue universelle des gens cultivés, et il parut appelé à prendre la place occupée autrefois par le latin dans le monde jusqu’au XVIIIe siècle.

Cependant, l’institution de l’Université impériale, aux débuts du XIXe siècle, eut pour conséquence, en France, l’établissement d’un système officiel et général de grades, diplômes et titres professoraux et administratifs. De là l’organisation d’examens et de concours, rendus obligatoires pour l’accès aux fonctions et à certaines professions, telles que celles de médecin, avocat, pharmacien, etc.

A la même époque, on crut qu’il était possible de fixer d’une manière définitive les principes fondamentaux de toute législation, de toute connaissance, et en particulier ceux de la langue, grammaire et orthographe. C’était le temps où Condillac, ramenant tout à la logique, déclarait que « l’art de raisonner se réduit à une langue bien faite. » Sans discuter la valeur de cette philosophie un peu étroite, qui tenait compte seulement de la forme extérieure des sciences et non de leur contenu positif, il est certain que ce fut alors qu’ont été constituées par voie de règlemens une grammaire et une orthographe officielles, imposées à l’enseignement. Elles furent adoptées par presque tous les écrivains et imprimeurs. On conserva, d’ailleurs, par une sorte d’entente tacite, l’habitude déjà prise de se conformer au Dictionnaire de l’ Académie : c’était sous-entendre que celle-ci devait se conformer à l’usage commun, et non lui imposer ses idées particulières.

Il y a trois quarts de siècle, la grammaire de Noël et Chapsal était ainsi devenue à peu près un véritable catéchisme d’enseignement primaire et secondaire, catéchisme complété par des exercices systématiques de cacographie.

Ce n’est pas qu’il ne se soit élevé de tout temps des réformateurs pour signaler les inconvéniens et les abus de cette routine officielle. Leurs protestations ont même été fort vives au temps de Louis-Philippe ; et elles n’ont guère cessé de se produire. Mais c’est de nos jours que les critiques sont devenues plus dures, et la polémique plus ardente. Des réformes de plus en plus étendues ont été proposées ; elles ont même été mises en œuvre dans les journaux dits « réformistes, » et dans l’impression de quelques ouvrages privés.

En même temps, on vit apparaître des tentatives plus générales, telles que le Volapuck et l’Espéranto, pour constituer une langue universelle, construite artificiellement, et destinée à servir d’instrument aux relations internationales. Ce n’est pas ici le lieu de parler de ces tentatives, pas plus que des notations symboliques des mathématiciens et des chimistes, sortes de langages idéographiques, que chaque initié comprend et traduit dans son propre idiome.

Mais il convient de revenir à notre sujet, je veux dire à la réforme de l’orthographe française. On va rappeler d’abord quelques-unes des critiques les plus autorisées, parmi celles que l’on adresse aujourd’hui à notre langue ; puis on signalera les propositions de réformes désignées sous le nom spécieux, mais illusoire, de « simplifications. » On discutera les méthodes suivies pour dresser le tableau de ces modifications, et surtout les procédés destinés à les imposer.


II. — LES RÉFORMES PROPOSÉES

Réforme des mots, réforme des syllabes, réforme des lettres, et, pour un avenir plus ou moins voisin, laissé dans l’ombre, réforme de la grammaire : telle est l’étendue des réformes agitées en ce moment, en vue d’une réalisation réputée nécessaire. Seule la réforme du système général des signes, qui ont joué un si grand rôle dans l’histoire du langage humain n’est pas encore mise en cause, au moins devant les conseils ou corps réputés compétens.

Le programme actuel est suffisamment vaste, du moment où l’on se propose d’attaquer la pratique commune. Il convient d’examiner d’abord quels principes généraux présideraient aux réformes proposées.

Ces principes peuvent être réduits à deux : l’étymologie, et le phonétisme ; leur application a été modifiée d’ailleurs, d’après diverses considérations de fait, envisagées comme « principes secondaires. »

Le principe étymologique est évidemment le moins important des deux : il a été suivi d’abord, d’après une vue assez étroite des choses, au moment de la Renaissance, ainsi qu’il a été dit plus haut. Les lettrés d’alors, transportés d’enthousiasme pour la culture antique, y voyaient la source essentielle et le modèle de tout progrès pour la civilisation, l’art et la science modernes.

Voilà pourquoi, au XVIe siècle, on s’appliqua à rattacher l’orthographe des mots français à leurs origines latines et grecques. Cette opinion avait l’avantage de tendre à réduire à une formule précise la loi des corrections que l’on croyait utile de faire dans l’orthographe des mots, tels qu’ils s’étaient constitués au cours des temps, par l’évolution propre des différens dialectes provinciaux.

Aujourd’hui même, les règles étymologiques sont encore observées soigneusement dans la création des mots nouveaux tirés du grec ou du latin, mots créés pour désigner soit des substances ou des instrumens jusque-là inconnus, soit des notions spéciales, dans l’ordre de la science et de l’industrie. Mais il en est tout autrement de la langue courante ; les philologues novateurs ayant constamment tendu, depuis le XVIIe siècle, et plus encore de notre temps, à écarter le système étymologique, entaché à la fois de pédantisme et de superficialité, et fécond en difficultés pour l’orthographe et la prononciation normales.

Le principe sur lequel s’accordent maintenant la plupart des novateurs est à la fois plus général et plus simple, en théorie, du moins : c’est le phonétisme. Il repose sur l’obligation d’établir une exacte conformité entre l’écriture des mots et leur prononciation. L’écriture, dit-on, est la parole écrite, l’image de la voix : opinion excessive en fait, car l’écriture a débuté dans l’histoire par être l’image des objets, première phase dont nous possédons des exemples bien connus chez les anciens Mexicains. De là sont dérivés, par des modifications graduelles et des signes fort dissemblables, les systèmes hiéroglyphiques de l’Egypte et de la Chaldée ; un système analogue demeure encore en vigueur chez les Chinois. Nos écritures alphabétiques tirent leur origine, comme on sait, d’une transformation des signes hiéroglyphiques, dont la construction première était étrangère au phonétisme.

Quoi qu’il en soit, il serait évidemment commode d’établir une conformité ; aussi exacte que possible entre la langue apprise par l’oreille et la langue enseignée par les yeux.

Dans une langue idéale, on conçoit que tout mot devrait posséder une signification unique, répondant à un même son ou ensemble de sons, et représenté par une orthographe unique. Malheureusement, cet état idéal n’a jamais existé pour aucune langue, malgré les efforts des grammairiens. En ce qui touche la prononciation en particulier, l’histoire nous apprend qu’elle varie pour un même mot dans le temps et dans l’espace. J’examinerai de plus près ces variations et le remède que l’on y a proposé, dans une autre partie de la présente étude, ainsi que les objections qu’il soulève.

Quoi qu’il en soit, les promoteurs universitaires de la réforme actuelle ont trop de bon sens, et d’expérience de l’enseignement, pour proposer le phonétisme comme principe unique et absolu des modifications qu’ils voudraient établir. Dans leurs rapports, ils ont introduit divers tempéramens, désignés aussi sous le nom un peu arbitraire de principes.

Tel est le principe dit de conformité, qui consiste à maintenir entre certains mots générateurs, supposés plus rapprochés des racines étymologiques, et les autres mots dérivés de la même racine, une conformité d’orthographe.

Ils y ont joint un principe, dit d’analogie, qui consiste à adopter une orthographe unique pour la représentation des syllabes réputées jouer un rôle analogue, — ce qui est vague ; — et prononcées d’une façon identique, — ce qui est parfois contradictoire avec les déductions méthodiques du principe de conformité. Ils s’efforcent d’éviter de rien innover contre la prononciation et de choquer trop fortement les usages reçus. En particulier, on doit, disent-ils, respecter les lois de formation des désinences caractéristiques des accords entre les différens groupes de mots : substantifs, adjectifs et verbes.

De là, tout un ensemble d’exceptions, que les partisans de la réforme orthographique n’ont guère cherché à ramener à des règles précises. Ils ne se sont pas non plus prononcés d’une façon nette sur l’intervention de l’accent tonique, dans la comparaison de l’orthographe des mots générateurs ou radicaux et de leurs dérivés. A cet égard, les systèmes adoptés ou proposés ne sont ni clairs, ni homogènes. Ils abondent en contradictions, qui n’ont pas empêché leurs auteurs de les gratifier du nom tendancieux d’» orthographe rationnelle. »

Nous allons examiner de plus près les questions posées à propos de la réforme de l’orthographe ; nous bornant d’ailleurs à quelques exemples, sans prétendre reproduire ici l’énumération de toutes les défectuosités, par excès ou par défaut, de la langue française, ni celle de toutes les modifications proposées.

Voici la liste des questions principales, relatives à la réforme de l’orthographe, telles qu’elles vont être signalées :

Réforme et simplification des lettres et signes de l’alphabet ; additions et substitutions de lettres ;

Suppression des lettres parasites et des lettres redoublées ;

Homophones et polyphones, d’orthographe identique ou différente.

Réforme et simplification des signes alphabétiques. — Les alphabets des différentes langues européennes et sémitiques dérivent, selon l’opinion reçue, de l’alphabet phénicien, procédant lui-même de certains hiéroglyphes égyptiens, par une transformation radicale du système ancien. Le nombre des caractères de ces alphabets varie, suivant les peuples, — en raison de leurs traditions, et de leurs organes vocaux, — entre 22 et 35 environ, auxquels on a adjoint 4 ou 5 signes auxiliaires. L’ensemble de ces caractères et signes est destiné à représenter les consonnes, les voyelles, les sons complexes et les aspirations.

Rappelons d’ailleurs que, dans les langues sémitiques, les voyelles n’avaient pas, à l’origine, de signe propre, étant confondues avec les signes des aspirations. C’est seulement plus tard que l’on a ajouté les voyelles, comme signes accessoires, au-dessus ou au-dessous des consonnes. Au contraire, dans les langues latines, les aspirations ont tendu à disparaître.

Si nous nous bornons aux signes de l’alphabet français, nous trouvons vingt-cinq lettres et quatre accens ou signes analogues. Or, dans notre alphabet, on propose aujourd’hui de supprimer l’y, traduction de l’upsilon grec, en le remplaçant par la lettre i. Cette suppression est déjà faite en italien.

On propose également de supprimer l’h muette, lettre qui ne se prononce pas ; ce qui a été fait en allemand, et même en français, dans certains dérivés du ρ, grec, tels que rythme, ainsi que dans les mots autrefois dérivés des doubles lettres grecques associées φθ : naphtaline. L’élimination de l’h est même complète en italien. Mais il ne saurait en être de même en français de l’h aspirée, surtout en raison des liaisons : par exemple, le héros. On propose encore de faire disparaître l’h qui figure dans ph. Il y a plus : on veut supprimer ce dernier groupement tout entier, qui répond au grec φ, lequel a été remplacé dans l’écriture française à la fois par la lettre simple f et par le groupement ph. Ce dernier, faisant double emploi, devrait donc disparaître.

Dans cet ordre de modifications, les novateurs semblent avoir oublié une simplification non moins essentielle et non moins facile, la suppression de la lettre q, laquelle ne figure en français dans les mots composés que suivie de l’u : qu, et toujours avec le son k, qui suffirait parfaitement dans tous les cas.

D’ailleurs, comme lettre finale, le q ne figure aujourd’hui, je crois, que dans deux mots, coq et cinq, où le k suffirait.

Le k suffirait aussi à la place du système ch prononcé avec son dur, ce qui étendrait l’élimination de l’h.

Par contre, il pourrait y avoir lieu d’ajouter à l’alphabet français certaines lettres pour exprimer des sons très réellement prononcés, mais écrits d’une façon à prêter à confusion. Tel est le son ch doux dans les mots : chercher, chat, chiffre, choc, chute. De même l mouillée.

De même encore, le groupement gn avec son mouillé : agneau, règne, signe.

Ramus avait déjà proposé de telles additions au XVIe siècle. D’après la même idée, on a proposé d’affecter la lettre double w, inusitée en français, au système complexe qui se prononce oua : proposition contestable, à cause de la valeur connue de cette lettre en allemand et en anglais.

Observons que ce procédé d’additions de signes littéraux n’est pas insolite : il est déjà usité dans certaines transcriptions de langues étrangères. En effet, les savans qui impriment, avec les caractères ou lettres de l’alphabet latin, les textes des langues de l’Orient, et même les textes de la langue russe, ont été contraints d’introduire dans cette représentation des accens, notations et signes tout spéciaux.

On voit par là quelles diversités, souvent radicales, existent entre la prononciation des différens peuples, et à quel point il est impossible d’imaginer un système universel de phonétisme en écriture.

Peut-être n’est-il pas superflu de rappeler ici les tentatives faites à différentes époques pour enrichir de lettres supplémentaires l’alphabet latin : il suffit de citer les essais faits par l’empereur Claude et par le roi franc Chilpéric.

Dans nos langues modernes elles-mêmes, le rôle des lettres i et u, qui jouaient dans l’alphabet latin le double rôle de voyelles et de consonnes, a été dédoublé au profit du j et du v, spécialement appelés au rôle de consonnes.

On sait encore qu’en grec, deux des voyelles de l’alphabet latin sont représentées chacune par deux signes, suivant que le son en est bref ou long. En français, même, on a désigné les sons multiples des voyelles par les trois accents, aigu, grave, circonflexe ; sans parler ni d’un quatrième signe, le tréma, ni de la valeur propre de l’e muet.

L’accouplement des voyelles, celui des consonnes et l’existence de la lettre double : œ (œil), produisent également des sons complexes, analogues à ceux des lettres grecques, ζψ, etc. Ces sons sont mal représentés dans notre alphabet.

On conçoit dès lors comment le grammairien Doumergue, au cours du dernier siècle, avait cru devoir proposer de porter l’alphabet à quarante signes : dix-neuf voyelles et vingt et une consonnes.

2o  Substitutions de lettres. — J’ai déjà parlé de la substitution de la lettre f au groupement ph. Les lettres x et s à la fin d’un mot, où elles ne se prononcent pas, et notamment au pluriel, pourraient être remplacées d’une façon uniforme par la lettre s : les feus au lieu de feux, les dieus au lieu de dieux, dis au lieu de dix, chous au lieu de choux, eureus au lieu de heureux, etc.

Mais la prononciation oblige à conserver l’x dans borax, codex, Aix, exil, auxiliaire, etc., à cause du son propre de la lettre ; à moins de remplacer l’x par les deux lettres cs : ecsil pour exil, aucsiliaire, etc. Cela a été proposé, en effet, par quelques réformateurs, par analogie avec tocsin, opposé à toxine et à vaccin. Le s remplacerait aussi le ç avec cédille : fason pour façon ; fransais pour français ; Fransois pour François.

Le s remplacerait encore le t et le c, suivis de la lettre l avec prononciation sifflante : siel pour ciel, et par extension : siense pour science, nasion pour nation, prononsiasion pour prononciation.

On éviterait ainsi l’identité d’écriture avec prononciation contradictoire : comme dans partition devenant partision, et pétition devenant pétision.

Ici se placent, par voie d’extension, certains changemens qui touchent aux modes de formation grammaticale, tels que la diversité plurielle des mots en al : cheval faisant chevaux, tandis que naval fait navals ; fatal, fatals.

De même, les mois en el, ciel faisant cieux ; on écrit déjà ciels de lit ;

On écrit d’ailleurs le miel et les miels, le fiel et les fiels.

De même le pluriel des mots en ol, qui font le plus souvent ols, mais quelquefois ous : fol, fous ; col, cous, etc.

3o  Suppression des lettres parasites : et des lettres redoublées. — La suppression des lettres parasites et des lettres redoublées est une des propositions favorites des réformateurs de la langue : il s’agit de la suppression des lettres écrites qui ne se prononcent pas. Cette suppression a déjà été exécutée en pratique pour un certain nombre de mots ; nous écrivons aujourd’hui savoir aï sucer, et non sçavoir et sugcer, par exemple ; et beaucoup de personnes suppriment le t dans le pluriel des substantifs en ant et ent. Mais la généralisation de ce principe comporterait des conséquences aussi nombreuses que singulières.

En premier lieu, si l’on procédait avec une rigueur purement logique, on devrait supprimer les lettres représentatives des accords grammaticaux, tels que le s’au pluriel, les lettres ent de la troisième personne des verbes, etc. ; ainsi que les lettres non prononcées, dans l’accord des substantifs et des adjectifs, ou dans le passage d’un mot masculin au féminin ; aimé et aimée, etc. Ce genre de réformes n’a pas échappé à certains innovateurs. Mais il résulterait de ces suppressions des troubles trop grands dans la grammaire, et dans les liaisons entre mots, pour que les gens les plus prudens aient cru pouvoir les préconiser.

Une autre réforme non moins grave, suggérée par un phonétisme conséquent, serait la suppression de l’e muet, surtout à la fin des mots. Si on la combine avec celle de l’h muette et des lettres redoublées, on sera conduit à écrire ; l’om, au lieu de l’homme ; la fam au lieu de la femme, l’eur au lieu de l’heure, de même théorie deviendrait téori, etc.

En fait, ces conséquences extrêmes du système phonétique ne sont pas proposées par la plupart des réformateurs. Ils se limitent à l’e muet intérieur : soirie au lieu de soierie ; cotlette au lieu de côtelette ; erment (analogue à serment), au lieu de errement, etc.

La plupart réclament la suppression des lettres parasites introduites au XVIe siècle, en vertu du principe étymologique, et qui ne se prononcent pas. Telles sont le p de compte et compter (ce qui entraîne le changement de m en n : conter) ; le p de sculpture et de baptême, le g de doigt, le d de pied. Rappelons ici la suppression de l’h muette.

Mais là encore on admet des tempéramens pour les mois usuels, tels que homme, herbe, bonheur ; en prétextant qu’il ne faut pas faire trop de violence à leur orthographe latine. Toutefois, cette violation des principes phonétiques n’a été acceptée que par les plus modérés des réformistes.

La suppression des lettres parasites obligerait encore à écrire au présent des verbes tels que : prendre ; je pren, ou je prens, au lieu de : je prends ;

mordre : je mors, ou je mor, au lieu de je mords. On voit que le phonétisme entre ici en conflit avec les lois de la formation grammaticale des temps et des personnes des verbes.

On réclame également au nom du phonétisme, la suppression des lettres redoublées, telles que : b, abé pour abbé ;

c, acaparer pour accaparer ;

d, tels que adision pour addition ;

f, afaire pour affaire ;

g, agrésion pour agression ;

l, alocasion pour allocation ;

m, ardamen pour ardemment ;

n, persone pour personne ;

p, fraper pour frapper ;

s, ésin pour essaim, asasin pour assassin ;

t, froter pour frotter, etc.

Le détail des applications de cette règle nouvelle, on le voit, est immense. Il suffira de dire qu’il s’agit ici de modifier l’orthographe de plusieurs milliers de mots français ; sauf à accepter des exceptions de tout genre, fondées sur les difficultés et contradictions, résultant des conformités, analogies, origines latines des mots d’usage courant, accent tonique ou simplement accent oratoire, conservation de la physionomie des mots, crainte des confusions, etc. : exceptions illimitées[1] qui détruisent la généralité des simplifications attribuées à la méthode.

Voici encore quelques-unes des objections relatives aux lettres parasites, lesquelles peuvent être opposées à la mise en pratique réglementaire d’une orthographe nouvelle, non sanctionnée déjà par l’usage. Ces objections résultent de l’application de la réforme aux noms de personnes, de localités, de contrées : application déjà faite cependant en italien, parce qu’elle était inévitable, dès que l’habitude d’une certaine écriture courante des sons a été acquise. Or elle amène la déformation des noms propres et des noms géographiques.

Soit d’abord les noms de ville, de fleuve, de localité. Il faudrait écrire, d’après les règles phonétiques, pour les villes :

Lion, au lieu de Lyon ; Nansi pour Nancy ; Bordo pour Bordeaux ; Oser pour Auxerre ; Po pour Pau ; Orè pour Auray ; Mo pour Meaux, etc.

De même pour les fleuves :

Rin au lieu de Rhin ; Sone au lieu de Saône ; Rone au lieu de Rhône ; Ione pour Yonne ; de même, In pour Ain, etc.

Parlons maintenant des noms propres.

La suppression du ph et de l’h muette, obligerait à écrire :

Filip ou Filipe au lieu de Philippe ; Téofil au lieu de Théophile ; Arno au lieu de Arnaud ; Arto au lieu de Artaud ; For au lieu de Faure, ou Fort ; Tiéri au lieu de Thiéry ; Chovo au lieu de Chauveau ; Avé au lieu de Havet ; Ane au lieu de Hahn ; Osmane au lieu de Haussmann.

Ainsi on serait entraîné par les habitudes de la nouvelle langue Échanger l’orthographe d’une multitude de noms propres, au grand dommage de l’état civil des individus, et des familles. Ce changement général ne pourrait se faire d’ailleurs que par une loi, et avec une multitude de perturbations sociales.

Homophones et polyphones. — Voici l’une des difficultés les plus considérables de la langue écrite et de la langue parlée : ce sont les mots et les syllabes possédant la même prononciation avec des sons différens, leurs orthographes étant identiques ou dissemblables ; il s’agit des homophones. Une autre difficulté non moins grande répond aux mots et syllabes de même orthographe, avec prononciation différente : ce sont les polyphones.

Au point de vue de l’enseignement du français, et de la compréhension par les enfans et par les étrangers, il y a là une source de méprises perpétuelles. Les calembours en témoignent d’une façon comique.

Pour qu’une réforme de la langue fût vraiment efficace à cet égard, elle ne devrait laisser subsister aucune amphibologie de sens ou d’écriture. Cependant cet ordre de problèmes n’a guère été abordé par les réformistes ; ils se bornent d’ordinaire à affirmer que les incertitudes seront évitées par la signification générale de la phrase. Cette affirmation vague n’empêche pas une multitude de difficultés et d’équivoques, même pour les adultes nationaux, et a fortiori, pour les débutans.

Je vais essayer de préciser la question par quelques développemens, afin de montrer toute l’étendue des problèmes orthographiques et phonétiques qui s’y rattachent. Leur solution complète exigerait qu’un même son répondît à un sens unique, et se traduisît par une orthographe identique.

Citons des exemples, choisis au hasard, parmi une multitude.

1° Homophones de même prononciation et orthographe, avec signification différente.

Tels sont les mots :

A (verbe avoir, dérivé du latin habet) et a (préposition dérivée de ad), but (verbe boire) et but (fin) ; coq (oiseau) et coq (cuisinier) ; gros (poids) et gros (adjectif) ; neuf (nom de nombre) et neuf (adjectif) ; or (adverbe) et or (métal) ;

son (prénom), son (bruit), son (de farine) ; sûr (préposition), sur (adjectif, certain), sur (adjectif, aigre) ; aimant (verbe aimer, du latin amare) et aimant (substance magnétique, de adamas), etc.

2° Homophones de même prononciation, avec orthographe différente.

Tels sont les mots :

O vocatif, oh, au, eau, haut, os, eaux, aux, aulx (pluriel d’ail) ; fois, foie, foi, fouet ; aine (partie du corps) et haine ; aime (il), aimes (tu), aiment (ils) ; aimé et aimer ; coq et coke ; cor (de chasse), cor (épiderme épaissi), corps ;

lis (verbe) et lits ; mors (de cheval), mors (verbe), maure (peuple), mort ; pan (choc), pan (habit), Pan (divinité), paon (oiseau) ; tan (écorce), tant, temps, t’en, tend (verbe) ; vin, vingt, vint (verbe), vain (adjectif), vainc (verbe).

Ici viennent les longues listes de syllabes de même son, concourant à former les mots, soit à l’aide de syllabes complètes, soit avec lettres additionnelles, mais non prononcées. Par exemple :

Ai et é : gai, gué, guérir, ai (verbe avoir) ;

ai et ais, aie, aine, aigle. Français, raie, haie ;

é, ei, es, et, ets, dans les mots reine, près, prêt, rets.

De même la syllabe eu, avec les variantes œu, œ, ne (œuvre, œil, cueillir) ;

La syllabe oi, avec les variantes ois, oigt, oit, oix, oie, ouais (toi, fois, doigt, boit, voix, etc.) ;

La syllabe ou, avec les variantes ous, out, oux, oue (vous, tout, toux, boue) ;

La syllabe an et ses homophones en, em ;

Avec les variantes anc, and, ang, ant, aon (banc, grand, sang, avant, faon) ;

Et end, eng, ent (prend et prends, hareng, vent et vents) ;

Et em, emps (emmuré, temps) ;

La syllabe in et ses homophones en, am ; im, ym, avec les variantes inc, ingt, int, inct, et eint (vint, vingt, instinct, chien, teint), et ainct, aint, aints (étain, vainc, saints et thym).

La syllabe on et ses homophones om, un, avec les variantes ond, onds, ons, ong, ont (coton, rond, bonds, aimons, long, pont), et omb, ompt (nom, plomb, prompt), et jungle.

La syllabe un avec les variantes uns, unt, cun, um (uns, emprunt, parfum, etc.).

On sait que ces similitudes de prononciation jouent un grand rôle en poésie, surtout en ce qui touche les simples assonances au moyen âge et plus étroitement la rime, aux derniers siècles. Autrefois, on se bornait à la similitude de son de la syllabe, et même du dernier son de voyelle. On trouve ainsi flots rimant avec eaux, héros avec nouveaux, etc. De même, les mots terminés par é avec l’accent aigu, précédé d’une consonne quelconque, riment entre eux dans les poètes des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais aujourd’hui, on est plus exigeant : il faut la similitude de son de la syllabe entière ; les auteurs les plus rigoureux exigeant même l’identité d’orthographe pour la rime.

Bref, il s’agit de savoir si la réforme ou simplification de l’orthographe attribuera à chaque son une graphie unique : toutes les prononciations o, au, etc., se traduisant uniformément par la lettre o' ; toutes les prononciations oi par le signe oi ; toutes les prononciations, e, ei, ai, etc., par le signe accentué è ; — an, am, en etc., par le groupe. unique an ; — eu, œ, œu, ne, par le groupe unique eu ; — in, en, ain, ing, par le groupe unique in ; — on, om, ung, par le groupe unique on ; — un, eun, etc., par le groupe unique un. Ce serait là, certes, une grande simplification ; mais que dira-t-on des confusions ?

3o  Polyphones de même orthographe, avec prononciations différentes et sens différens, parce qu’ils dérivent de radicaux distincts.

Exemples de mots : lis (fleur) et lis (verbe), s non prononcé ; oui, et ouï (participe) ; fils (dérivé de filins), l non prononcé, maiss prononcé, et fils (pluriel de fil), l prononcé, mais s non prononcé.

Exemples de syllabes en ent : vent, expédient (son an), aiment (ent non prononcé) ; vient (son en) ;

oin dans coin et coïncide ;

in, vainc (c non prononcé) ; cinq, zinc (c prononcé), etc.

Son er : hiver (r prononcé) et river (r non prononcé) ; tiers opposé à portiers (pluriel). De même hier opposé à lier, héritier ; fier (adjectif) opposé à fier (verbe) ; est (direction) opposé à est, (verbe) ; l’est opposé à lest (poids) ; lut (fermeture, t prononcé), opposé à lut (verbe, t non prononcé). Dans but (fin), les Méridionaux font sonner le t.

Il est clair que toute unification systématique d’orthographe est ici illusoire ; elle ne peut résoudre le problème, et elle introduit la confusion de propositions nouvelles, arbitraires et en dehors de l’usage.


III. — MÉTHODES DE RÉFORME. — MÉTHODES THÉORIQUES

Examinons maintenant les méthodes proposées pour effectuer la réforme de la langue française, et spécialement celle de la langue écrite.

Ces méthodes sont relatives à deux ordres de problèmes, tout à fait distincts : les uns scientifiques, il s’agit des méthodes destinées à fixer les règles abstraites et théoriques en quelque sorte de la réforme ; les autres pratiques, et qui ont pour objet de déterminer les règlemens applicables à l’enseignement scolaire et à l’impression typographique de la langue :

Commençons par les méthodes scientifiques.

Les auteurs de la réforme proposent, avons-nous dit, d’établir une uniformité aussi étroite que possible entre l’écriture et la prononciation : c’est-à-dire de fonder la réforme sur le principe du phonétisme, sauf à modifier dans ses applications ce principe essentiel, par certains compromis ou conventions de dérogation, principes accessoires de conformité, d’analogie, etc., signalés plus haut. Le rôle de l’accent tonique, un peu laissé dans l’ombre, intervient en outre d’une façon inévitable, pour certains de ces compromis, ainsi que divers expédiens, tels que le recours à l’écriture et à la prononciation des mots usités dans l’ancien français, le maintien de certaines graphies, conformes à l’orthographe latine, ou bien encore à la graphie originelle des mots anglais, allemands, bref exotiques de tout genre, introduits continuellement par les fabrications industrielles, et par les nomenclatures systématiques des sciences naturelles, physiques, chimiques et mathématiques. En tout cas, les réformistes les plus sensés ont obéi à la préoccupation de ne pas trop effaroucher les lecteurs, ou bouleverser les usages courans.

Sans nous arrêter à discuter scientifiquement tous ces compromis de détail, attachons-nous au principe général du phonétisme, et cherchons à le définir d’une façon précise.

Le phonétisme peut être envisagé à deux points de vue, essentiellement différens, mais dont la distinction n’a pas toujours été faite par les philologues : le point de vue empirique, fondé sur l’audition, c’est-à-dire purement subjectif ; et le point de vue théorique et objectif, fondé sur la représentation absolue du son, telle qu’elle se présente lorsqu’il est enregistré d’une façon indépendante par les appareils des physiciens.

Au point de vue empirique, la définition de la prononciation repose sur l’opinion moyenne des orateurs et des auditeurs d’une certaine région de la France, Paris, par exemple. On doit ajouter : sur l’opinion des personnes lettrées et cultivées par une éducation convenable, afin d’écarter les déformations du langage populaire et de l’argot.

Or, cette restriction est insuffisante, attendu que la prononciation d’un même mot n’est pas identique dans les différentes régions ou provinces de la France. Au Nord, les natifs de l’ancienne Flandre, de la Picardie, de la Normandie, de la Bretagne, prononcent les mêmes mots avec des nuances parfois fort dissemblables. Il en est de même et plus encore au Midi, où l’accentuation est particulièrement accusée et variable : ce qu’il est facile de constater lorsque l’on compare la façon de parler des gens du Languedoc, Agen, Bordeaux, Toulouse, et Montpellier, entre eux, et avec celle des natifs des régions montagneuses du Plateau central, de la Provence, Aix, Marseille et Nice, même sans parler de la Corse.

La prononciation ne diffère pas moins dans les régions frontières de l’Allemagne, Alsace et Lorraine, et dans le centre proprement dit, réputé plus correct, Ile-de-France, Touraine, etc. Pour nous borner à un seul exemple tiré d’un mot courant, le mot moi est prononcé, moi, moa, moué, suivant la région.

Ces diversités sont surtout frappantes pour les personnes qui n’ont pas quitté leur canton natal ; les hommes cultivés eux-mêmes, — quoique assouplis et uniformisés par leur éducation scolaire, et par leur contact réciproque dans les assemblées, conseils, milieux officiels, — conservent pour la plupart des traces de leur origine. L’accent et le ton des orateurs deviennent surtout manifestes dans leurs discours publics, et l’on saisit d’autres nuances dans les conversations familières. Ces diversités sont telles que les personnes exercées reconnaissent aussitôt la province native de celui qui parle. A fortiori en est-il de même du français prononcé par des étrangers, Anglais, Allemands, Italiens, qui y apportent chacun leurs tonalités et habitudes nationales de prononciation. C’est là d’ailleurs une remarque que les membres de ces nations appliquent réciproquement aux Français qui parlent des langues étrangères. Je dirai plus : chacun de nous reconnaît la voix des personnes qui lui sont familières, ce qui montre l’étendue illimitée des sons et des prononciations individuelles.

Voilà pourquoi, dans la pensée de se mettre à l’abri des différences d’appréciation, les commissions officielles ont proposé, au cours de ces derniers temps, de constituer un dictionnaire-type, inscrivant à côté des mots, — fixée sur une orthographe ancienne, ou rectifiée d’après la nouvelle réforme, — leur prononciation actuelle. On prendrait, a-t-on dit, comme base actuelle, la prononciation moyenne, réputée bien-constatée par des observateurs choisis, telle qu’elle est pratiquée par les gens d’une éducation suffisante dans les parties voisines de l’ancienne Ile-de-France. Mais ce système est bien fragile, le système des locutions moyennes n’étant guère acceptable. En effet, pour peu que l’on s’en rapporte à l’observation, il est facile de constater que le phonétisme empirique ne saurait être jugé avec une certitude suffisante, par un même observateur, d’après l’audition des mêmes mots, prononcés par des Français de différentes régions. A fortiori, si l’on comparait les sensations de différens observateurs, et à différentes époques, durant le cours des siècles.

Il existe des exemples trop nombreux et trop connus de ces variations historiques, pour les rappeler ici en détail. Bornons-nous à citer celui du nom même des Français, qui s’écrivait et se prononçait François, il y a trois ou quatre siècles. De même en langue française le mot Anglais, se disait Anglois, etc. Ici récriture a changé en même temps que la prononciation ; ce qui na pas toujours eu lieu. La trace de ces prononciations anciennes subsiste même aujourd’hui dans certains noms propres, dont l’orthographe a conservé plus de fixité, pour des motifs faciles à comprendre. Tels sont les noms propres : François, Lefrançois, Langlois, constituant des doublets par rapport à la prononciation actuelle. On ne saurait douter que des variations semblables ne doivent continuer à se produire, dans la suite des années, de façon à faire disparaître progressivement les conformités absolues entre l’écriture et la parole, qui pourraient être établies par artifice à une époque donnée.

Observons que ces diversités de prononciation d’un même mot n’ont rien d’arbitraire. Les causes en sont multiples. Sans doute, elles résultent en partie d’habitudes acquises par l’éducation, en partie aussi du climat et de l’habitat, intervenant en raison des inégalités de température, d’état hygrométrique de l’air, etc. Mais ces diversités sont, à un degré plus profond, corrélatives de différences anatomiques dans la structure même des organes de la voix chez les individus : larynx et cordes vocales, bronches, gorge, palais, dents, langue, joues, lèvres. Les adjectifs : gutturales, palatales, dentales, labiales, appliqués à certaines lettres ou syllabes par les grammairiens, en témoignent d’une façon catégorique.

Ces différences sont faciles à constater entre les races humaines : Européens, Sémites, Mongols, et plus particulièrement, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Espagnols. Elles doivent exister, même pour une région donnée, entre les générations successives d’une nation identique, ou modifiée par le mélange inévitable et incessant des races voisines.

En raison de ces différences phonétiques, qui rendent incertaine, quoi qu’on fasse, l’appréciation purement auditive de la prononciation, il paraît nécessaire de la définir autrement que par l’usage ; je veux dire par les méthodes des physiciens, qui enregistrent sous la forme de dessins rigoureux les signes tracés sous l’influence des vibrations sonores. Cela peut avoir lieu au moyen de certains instrumens.

Le problème de l’enregistrement des sons de la voix humaine est posé depuis longtemps. Or, on a constaté de bonne heure qu’il ne suffisait pas de noter le nombre de vibrations correspondant à l’émission d’un son donné, ni même leur intensité. En effet, les sons émis par la voix humaine sont complexes ; ils résultent de la superposition d’un nombre plus ou moins grand d’ondulations sonores, combinées entre elles, et spécialement avec leurs harmoniques. La multitude des sons est dès lors illimitée. C’est ce qui existe d’ailleurs en fait pour la voix humaine, d’après l’expérience courante , chacun reconnaissant à la voix ses parens et amis.

Il n’est donc pas permis de souscrire à l’espérance formulée par quelques philologues de pouvoir énumérer tous les sons possibles, et signaler chacun d’eux par une simple notation et dénomination.

Il en est à cet égard des sons comme des couleurs ; chaque couleur étant la résultante complexe d’une multitude d’ondulations lumineuses, de longueurs et d’intensités inégales, tout en produisant sur notre rétine, ou sur un cliché photographique, une impression unique.

De même chaque son agissant sur notre oreille, et sur nos enregistreurs physiques. Tout le monde sait qu’en pratique l’enregistrement de la voix est aujourd’hui réalisé par divers procédés, tels que l’emploi du phonographe, instrument réversible, susceptible de conserver la voix et de la reproduire.

On sait aussi comment la transmission de la voix articulée à distance se fait parle téléphone, et cela en vertu d’une série régulière de transformations mécaniques et électriques, qui ont frappé d’étonnement notre génération.

Il semble donc que l’on devrait pouvoir noter exactement la trace écrite de la prononciation des différens mots de la langue française ; on en donnerait ainsi une définition permanente. On avait même espéré pouvoir constituer ainsi à l’aide du phonographe une sorte de registre ou dictionnaire-type des prononciations de chaque mot, que l’on consulterait à volonté, en tout lieu et à toute époque. Ce registre s’appliquerait d’ailleurs à toutes les langues et dialectes, et même aux prononciations individuelles. Il pourrait être conçu à différens points de vue : comme purement empirique, ou bien comme résultat d’une analyse scientifique des sons. C’est ce qu’il convient de préciser davantage.

Au point de vue purement empirique, il semble qu’il suffirait de faire prononcer devant le phonographe, et enregistrer par cet instrument, tous les mots par une personne déterminée, dont on retrouverait ensuite à volonté la prononciation sur un rouleau correspondant. Mais il est clair qu’il serait alors nécessaire de constituer un nombre très considérable de ces rouleaux, dont la collection représenterait la prononciation de cet individu déterminé ; puis on constituerait un certain nombre de ces collections, pour les individus de chaque nation, et de chaque province. A la vérité, un tel travail, quoique réalisable, serait énorme ; les comparaisons, pénibles, et sujettes à contestation.

Mais voici des objections plus graves à cette manière de procéder. En premier lieu, l’inscription phonographique ne reproduit pas avec une exactitude absolue la voix individuelle ; et la reproduction de celle-ci offre souvent, surtout si le ton est peu élevé, un caractère nasillard.

Ce qui est plus grave, c’est que les tracés sont obtenus sur cire et que la cire n’offre pas la rigidité des caractères métalliques de l’imprimerie. Il est plus que douteux que cette matière molle et altérable puisse échapper à des déformations lentes, dues aux changemens mécaniques et chimiques de sa constitution . Nous n’avons donc pas là un artifice certain pour la conservation permanente, même empirique, du phonétisme.

Pour aller au fond du problème, rappelons que le tracé du phonographe, imprimé sur cire, est susceptible d’être représenté par le mouvement d’un point ou petite masse vibrante dans l’espace. Cela résulte à la fois de la reproduction réciproque de la voix enregistrée préalablement par cet instrument, et de la transmission téléphonique de la voix. Or, je le répète, les sons enregistrés offrent une diversité et une complexité comparables à celles des couleurs. Leur multitude est illimitée. Pour arriver à définir complètement les sons, il serait nécessaire que l’on pût soumettre les tracés du phonographe à une étude physique et analytique, aussi approfondie que celles qu’on sait exécuter pour les couleurs.

A cet égard, la reproduction des sons et l’étude de leurs tracés phonographiques ou phototéléphoniques peuvent être envisagées comme susceptibles de deux degrés de perfection, de même que la photographie des couleurs.

On sait, en effet, que l’on peut obtenir deux sortes de photographies colorées, les unes, fabriquées par la superposition de trois images colorées, et seulement approximatives ; les autres tout à fait absolues, réalisées par les procédés de M. Lippmann.

De même, les tracés phonographiques et phototéléphoniques, développés à un certain degré, fournissent des courbes approximatives, reproduisant les sons d’une façon un peu grossière ; tandis qu’un développement plus complet et plus minutieux reproduirait toutes les nuances de la voix.

Mais on n’a pas réalisé jusqu’ici, même le premier degré de visibilité approximative, ni de la courbe phonographique, ni de la courbe phototéléphonique. Tant que ces tracés n’auront pas été suffisamment amplifiés pour que l’on puisse définir et caractériser, par une analyse minutieuse de leurs composantes sinusoïdales, chacun des sons produits, soit par une voix humaine, soit par une source quelconque, il ne sera pas possible de relier les sons à l’écriture par une définition rigoureuse et indépendante. Or nous sommes encore bien loin de pouvoir procéder à une semblable analyse.

En résumé, le phonétisme ne repose que sur des bases un peu flottantes et dont la définition est insuffisante. Il est incontestable qu’il doit jouer un rôle essentiel dans la fixation de l’orthographe ; mais celle-ci ne saurait procéder d’une base unique. Cela serait en opposition avec les notions qui président à l’évolution si complexe des êtres vivans et de leurs produits. En effet, une telle évolution, de même que tout phénomène naturel, résulte d’un équilibre entre un certain nombre de forces, ou plus exactement, d’actions opposées les unes aux autres.

Les compromis. — En fait, dans le cas de la réforme de l’orthographe, l’imposition d’une règle unique et absolue obligerait à rompre avec toutes les habitudes reçues, soit comme pratique de la langue, parlée et écrite, dans ses règles et dans son aspect même, certains mots étant défigurés d’une façon bizarre. Aussi les réformateurs se sont-ils efforcés de parer à cette objection, en essayant de divers tempéramens, supposés d’ailleurs provisoires et admis, propter duritiem temporum ; tels que ceux qui ont été si souvent acceptés dans les institutions de tout genre, pendant le cours des siècles. Ces compromis sont multiples, ils varient comme définitions et comme applications. Ils varient également et leur extension se modifie, suivant le goût littéraire et les perceptions auditives individuelles des personnes qui les proposent. Ils ont été signalés pour la plupart, en passant, dans les pages qui précèdent. Il convient d’y revenir et d’en faire une brève discussion.

Rappelons d’abord la difficulté relative aux homophones de même orthographe ; elle est évidemment sans remède.

La difficulté qui concerne les homophones d’orthographe différente n’a reçu que des solutions arbitraires, dont l’application empirerait l’état présent de l’orthographe. Mais passons.

Quelques-unes des exceptions au principe général du phonétisme ont été qualifiées de principes, secondaires, dit-on. Tel est le principe de conformité entre les mots dérivés d’un même générateur ou radical : c’est en réalité la réintroduction, dans un grand nombre de cas, de la notion si honnie d’étymologie ; d’autant plus nettement qu’il est parlé ici de l’origine historique des mots.

Le principe d’analogie est plus vague encore : les applications qui peuvent en être proposées pour modifier l’orthographe des mots, particulièrement en ce qui touche les lettres redoublées, vont à l’encontre de la prononciation plus accentuée du français, par les personnes élevées dans les provinces méridionales ; beaucoup de lettres redoublées, non prononcées à Paris, deviennent alors très manifestes. Elles le sont d’ailleurs souvent en raison du déplacement de l’accent tonique, laissé dans l’ombre par nos réformateurs. Or il joue un grand rôle, impossible à contester si l’on compare les prononciations vives ou traînantes, nasales ou gutturales, du même mot dans nos différentes provinces. De même, les lettres redoublées du subjonctif, l’identité de prononciation avec orthographes différentes de l’infinitif des verbes et du participe passé ; celle des différentes personnes des temps verbaux : j’aime, tu aimes, ils aiment. Ici intervient évidemment l’obligation de subordonner le phonétisme aux règles grammaticales d’accord et de conjugaison, et, même dans le cas où ces règles n’entrent pas en jeu, l’obligation de tenir compte des lettres de liaison finale, ou médiane, entre les syllabes, conformément aux usages.

Telles sont par exemple, les lettres réputées parasites et les désinences verbales, pour les verbes en re précédé du d : mordre rendre, prendre, auxquels on ne saurait supprimer cette lettre, comme on l’a proposé en écrivant le présent : je mors, je rens, je prens, au lieu de : je mords, je rends, je prends. Dans tous ces cas, la règle phonétique qui amènerait à écrire uniformément les sons identiques, et à supprimer les lettres non prononcées, est en contradiction trop évidente avec la grammaire pour être acceptée.

On a ajouté encore cette proposition singulièrement élastique, de faire les exceptions justifiées par la prononciation de l’ancienne langue française ; tels sont sans doute les noms propres François et Langlois. Mais un énoncé aussi général est difficile à accepter, cette ancienne prononciation étant assurément moins bien connue que la prononciation présente, déjà si variable.

Le souci de ne pas trop choquer les usages, sans autre raison théorique, apparaît dans la proposition de continuer à écrire : chapeau et non chapo ou chapot ; tuyau et non tuio ou tuiot ; reine et non rêne ; laine et non lène ; presse et non prèse ; pain et non pin ; teint et non tin, etc.

C’est la même idée de transaction avec les principes qui conduit à proposer de ne pas modifier l’orthographe des noms propres, ni des noms géographiques.

Signalons encore cette indication additionnelle et conciliante : les consonnes nasales muettes ne pourront être supprimées que si elles ont déjà disparu dans la plupart des mots identiques.

Tout ceci offre le caractère équivoque de concessions momentanées, toutes personnelles, et d’expédiens pratiques, arbitraires et temporaires.

Ici intervient une déclaration étrange, au point de vue de la fixité de l’enseignement. Il faut, dit-on, ne modifier que graduellement la manière actuelle de figurer les sons, de façon à maintenir incomplet, pour le moment, le rapport entre la langue parlée et sa représentation par l’écriture. On ne rendra à cette dernière une parfaite régularité que peu à peu. Au bout de huit ou dix ans, cinq à six ans, peut-être, on reprendra l’œuvre de simplification rationnelle.

Comme la langue change peu à peu par son évolution naturelle, on voit que l’ère des règlemens définitifs de l’enseignement scolaire de l’orthographe risque de n’être jamais close. Il faudra indéfiniment continuer à enseigner des exceptions, d’autant plus pénibles, qu’elles ne résulteront ni d’un usage reconnu, ni d’une règle claire et absolue, et qu’on se propose en outre de les déclarer plus tard contraires aux principes. C’est là du provisoire arbitraire et indéfini, dont les complications et les incertitudes accroîtraient la confusion reprochée aux pratiques actuelles.

On a dit quelquefois que notre orthographe est un mélange incohérent de notations appartenant à des époques différentes, et conçues d’après des principes opposés. Les propositions nouvelles demeurent sujettes aux mêmes reproches, et plus aggravées par l’absence d’un usage préalable, parce qu’elles prétendent concilier a priori des principes et des méthodes théoriquement contradictoires.


IV. — APPLICATION DES RÉFORMES

Toute œuvre des hommes est susceptible de changemens, nécessaires en principe, inévitables en fait, et qui peuvent s’accomplir, soit en vertu d’une sorte de maturation spontanée, comme dans la vie des plantes et des animaux ; soit par une réforme provoquée : réforme graduelle ou réforme subite, d’un caractère en quelque sorte révolutionnaire. Quelle de ces méthodes d’application conviendrait-il de suivre, pour la transformation de la langue française, et celle de l’orthographe en particulier ? C’est ce qu’il importe d’examiner.

Ici se présente une question capitale : les réformes proprement dites, avant d’être proclamées, devront-elles être précédées par des modifications progressives de l’usage, modifications tolérées d’abord dans les écoles, jusqu’au jour où leur adoption générale sera proposée par quelque corps compétent, Académie, commission, ou groupe de personnes autorisées par l’opinion publique ? De cette façon, l’acceptation des réformes résulterait du libre consentement de la majorité des écrivains, des philologues, des éditeurs et des imprimeurs.

C’est ce que l’on pourrait appeler, jusqu’à un certain point, la méthode naturelle. En un mot attendra-t-on que l’évolution de la langue s’accomplisse, en quelque sorte, d’une façon physiologique, par le cours spontané et historique des choses, ainsi qu’elle a eu lieu jusqu’au XVIe siècle ?

Ou bien, faut-il recourir à des procédés plus rapides, en appliquant d’autorité chaque réforme, dès qu’elle a été jugée logique ? Les réformes seront-elles ainsi effectuées par une méthode en quelque sorte chirurgicale : je veux dire imposées à un moment donné, conformément à un plan préconçu, rédigé en vertu de principes rationnels, ou préjugées tels par un petit nombre de fonctionnaires, sans mandat des écrivains et auteurs, c’est-à-dire des personnes qui pratiquent et font en réalité la langue écrite, dans des œuvres d’une autorité reconnue ? Ces fonctionnaires, réunis en commission administrative, ont-ils le droit et l’autorité nécessaire pour promulguer un nouveau code de la langue écrite, ou même de la langue parlée, code obligatoire comme ceux votés par les assemblées législatives : je dis obligatoire pour tous les professeurs et instituteurs des enseignemens primaire, secondaire et supérieur ?

Telles sont les alternatives, nullement imaginaires, mais qui existent aujourd’hui pour la réalisation de la réforme de la langue française.

En fait, la constitution d’un semblable code de la langue écrite n’avait jamais été proposée jusqu’ici en France : ni au moment de la réforme des humanistes du XVIe siècle, ni lors de celles des siècles suivans, soumises à l’autorité purement morale de l’Académie Française. Il est certain que les réformes proposées par cette dernière avaient été préparées par l’évolution naturelle de la langue, et librement acceptées. Pour la première fois, dans notre histoire, on voudrait procéder d’une façon différente, en préjugeant a priori la nécessité de certaines formules de réformes, contraires à l’usage, délibérées en commission, non d’auteurs, mais de pédagogues, et proclamées sous l’étiquette trompeuse de « réforme rationnelle. »

Leurs promoteurs élèvent la prétention d’imposer leurs idées par des arrêtés ministériels, sans se préoccuper autrement de l’opinion publique.

Ces réformistes appuient leur prétention sur deux ordres d’argumens : les uns tirés de l’intervention de la loi dans l’emploi des poids et mesures, pour les définir et les rendre obligatoires ; les autres appuyés sur les systèmes actuellement suivis, dans l’Instruction publique, pour les concours et examens de tout degré.

Les objections opposées à ces raisonnemens sont : les unes intrinsèques, c’est-à-dire tirées de l’étendue non définie et du développement ultérieur et inévitable des réformes ; les autres extrinsèques, tirées de la légalité contestable des réformes, et des résistances que subirait leur application obligatoire.

Je dis d’abord : l’étendue et le développement ultérieur des réformes. Il ne faudrait pas croire, en effet, qu’il s’agisse uniquement de quelques petites modifications de l’orthographe, telles que la suppression des lettres y et ph et celle de l’h muette, modifications accomplies sans difficulté en allemand et en italien.

Les réformes proposées par les réformistes et par les commissions officielles ont une étendue incomparablement plus vaste et plus discutable. Elles comprennent plusieurs milliers de mots, et comportent une multitude de difficultés, d’équivoques et de compromis, ainsi qu’il résulte déjà des explications données dans les pages précédentes. Ceci est d’autant plus grave qu’il ne s’agit, dans la pensée des réformistes, que d’un commencement.

Sans remonter bien haut à cet égard, il suffira de comparer les deux rapports des commissions officielles, publiés à ce sujet en 1903 et 1906. Le rapport d’une première commission, chargée en 1901, par arrêté ministériel, de préparer la simplification de l’orthographe française, rapport rédigé par M. Paul Meyer, dont chacun sait la grande et légitime autorité en philologie, puis présenté au ministre, propose un certain nombre de réformes. M. Emile Faguet, de l’Académie Française et de la Faculté des lettres, dans une publication faite en 1905, avec la discrétion d’un esprit modéré, en adoptait quelques-unes, en excluant les autres.

Depuis, une seconde commission ministérielle, chargée de préparer un arrêté relatif à cette simplification, a confié son rapport à M. Brunot, professeur distingué de la Faculté des lettres ; il vient d’être publié dans la Revue de Paris (novembre 1906).

Or ce rapport, très étudié, constitue une surenchère sur celui de M. Paul Meyer. Nous ne sommes pas d’ailleurs au bout ; car le rapporteur est le premier à reconnaître l’insuffisance de ses propositions, qui portent la trace de compromissions souvent contradictoires.

On voit par là quelles conséquences et quels dangers résulteraient d’une réforme de la langue accomplie d’autorité, en dehors de l’usage courant, et en vertu de conceptions prétendues rationnelles. On peut déjà juger de leur étendue, en lisant jusqu’où vont aujourd’hui, dans leurs textes imprimés, certains journaux dits réformistes.

Les réformes proposées par la Commission ne tarderaient assurément pas à être dépassées en peu d’années, en vertu de la logique immanente aux procédés coercitifs mis en œuvre pour réaliser les premières.

Ainsi, livrée à une instabilité perpétuelle, la langue française ne tarderait guère à changer de figure ; à moins que le bon sens pratique de ses écrivains ne refusât d’accepter l’intervention de l’autorité officielle, en pareille matière. Il vaudrait certes mieux commencer par convaincre l’opinion publique, en montrant les avantages de ces réformes par quelque usage volontaire et préalable.

Or, c’est là ce que n’acceptent pas les promoteurs actuels de la prétendue simplification de l’orthographe. Ils voudraient devancer la discussion de leurs propositions par l’opinion publique, et leur acceptation par l’usage courant, et les imposer, en les rendant de suite obligatoires, appelant à leur secours l’intervention du bras séculier : ressource commune de tous les partis qui craignent de ne pas réussir à convaincre les autres de leurs propositions.

En effet, voici le raisonnement et le plan de conduite des réformistes officiels. La Commission arrête un certain système de reformes de l’orthographe. Le ministre l’adopte, et le présente au Conseil supérieur de l’instruction publique, constitué à l’état d’une sorte de concile dogmatique. Or, le Conseil, dans la courte durée d’une session de quelques jours, ne saurait évidemment entrer dans le détail indéfini des discussions verbales ; il approuvera donc, suppose-t-on, de confiance. Le ministre traduit aussitôt cette approbation par un arrêté dictatorial, imposant la nouvelle orthographe aux instituteurs primaires et à l’ensemble des professeurs de l’enseignement public placés sous ses ordres. Elle devient ainsi obligatoire, soit immédiatement, soit à court délai, pour les concours et examens.

Dès lors, les éditeurs de livres destinés à l’enseignement officiel seront forcés de se conformer à la nouvelle orthographe ; et les imprimeurs et auteurs subiront la même nécessité. Tous les ouvrages destinés à l’enseignement et, par une conséquence inévitable, tous les livres écrits en langue française y sont condamnés. La réforme se trouve donc accomplie par voie de coaction indirecte, sans que les personnes les plus autorisées, c’est-à-dire les auteurs, littérateurs et savans, aient été admis à la discuter, ou invités à l’accepter

Examinons les argumens sur lesquels se fondent les promoteurs de semblables nouveautés.

En premier lieu, ils invoquent l’autorité que l’État exerce pour établir son système uniforme de poids et mesures : système auquel ils assimilent celui de la langue écrite. Les poids et mesures sont en effet définis, et leur emploi dans les transactions est déterminé par des lois. Mais il s’agit ici de définitions purement matérielles, précisées par des opérations purement physiques et mathématiques, applicables à la réglementation des intérêts industriels, et susceptibles de servir de guides à des décisions juridiques. d’ailleurs, et c’est là une chose fondamentale, ce ne sont pas des règlemens établis, en petit comité, par quelques individus non investis d’une autorité légale à cet égard par l’ensemble des intéressés : ceux-ci n’étant autres que l’ensemble des citoyens français. Or, ces derniers n’ont jamais donné, je ne dis pas à une commission technique, mais même au Parlement et au gouvernement, le mandat de rédiger les lois et règlemens de la grammaire et de l’écriture de la langue française, lien commun de tous les citoyens.

Il y a là un complet oubli de la nature des pouvoirs réels confiés au Ministre, au Conseil supérieur et à leurs Commissions. Sans doute, le Conseil supérieur et le Ministre ont pour mission d’arrêter les programmes des matières de l’enseignement et ceux des examens littéraires et scientifiques. Mais ils n’ont aucune autorité légale sur ces matières elles-mêmes : je veux dire sur la science, ni sur la littérature, c’est-à-dire sur le travail personnel et original des savans et des auteurs. Ce sont là des rôles qu’il ne faut pas confondre.

Toute commission, tout conseil, tout ministre, qui prétendraient, dans l’ordre de la science et de la littérature, modifier l’état reçu, autrement que par des propositions facultatives, commettrait une véritable usurpation de pouvoir.

Cette usurpation serait particulièrement flagrante, si elle était commise par les professeurs et les pédagogues. Certes, les professeurs et les pédagogues, chargés d’enseigner la langue, remplissent l’une des fonctions les plus utiles et les plus honorables dans la société ; mais ils n’ont aucunement reçu la charge de faire la langue et la science elles-mêmes et de leur donner des règles, moins encore de les corriger a priori.

En particulier, les modifications de l’orthographe et de la grammaire ont été jusqu’ici, je le rappelle encore une fois, l’œuvre graduelle du temps et de l’opinion publique. Elles ont été déterminées par l’initiative des écrivains, savans, et littérateurs ; et il n’appartient ni à un ministre, ni à une commission, de substituer à cette évolution spontanée des conventions artificielles, prétendues rationnelles, préjugeant l’avenir, et réglées a priori par quelques grammairiens, si capables qu’on les suppose, puis promulguées par voie d’arrêté ou de décret. Une semblable usurpation de pouvoir ne manquerait assurément pas de soulever l’opposition des auteurs et des éditeurs, auxquels on prétendrait l’imposer.

Ce n’est pas que je veuille écarter l’intervention des conseils, des commissions, des ministres, en pareille matière. Mais tout ce qu’ils peuvent et ont le droit de faire, c’est de constater l’état des opinions reçues à un moment donné, et de tâcher d’y conformer leurs règlemens, à titre surtout facultatif.

Je n’ignore pas que l’on invoque le rôle trop absolu et l’importance prépondérante attribués aujourd’hui à l’orthographe dans les examens et concours. Certes, il est commode, pour des juges et des examinateurs, — au lieu de procéder à l’appréciation, souvent délicate, de la valeur intellectuelle, esthétique et morale des compositions des candidats, — d’y introduire une cote purement numérique des écarts entre une orthographe réputée officielle par l’examinateur, et l’orthographe suivie par le candidat. C’est en raison de cette facilité que l’importance de l’orthographe a été singulièrement exagérée par les règlemens pratiques d’examens.

Ce n’est pas là le seul inconvénient ; car le rôle excessif des programmes, dans les examens de tout ordre, a pour effet de rendre plus difficiles les modifications graduelles dans l’enseignement, et même dans le développement des connaissances scientifiques. Pour l’orthographe, en particulier, les programmes tendent à en paralyser l’évolution naturelle ; et c’est à juste titre que les réformistes en critiquent l’intervention. Mais ici, leur critique se retourne contre eux-mêmes.

En effet, entrons dans plus de détails sur le plan des réformistes. Après avoir protesté pendant longtemps contre la tyrannie scolaire de l’orthographe, au lieu de réclamer un régime plus libéral, les réformistes ont entrepris, aujourd’hui, de restaurer cette tyrannie au profit de leurs systèmes.

Ils proclament « l’Etat, gardien de l’orthographe, » et lui demandent de la fixer, en en maintenant l’obligation absolue.

« La Commission décide ; » il s’agit d’une commission instituée au ministère de l’Instruction publique pour tous les problèmes de la langue écrite. Elle prétend donc, non sans quelque incohérence, et dans un complet oubli de son rôle purement consultatif, disposer de la langue comme d’un domaine réservé à son pouvoir législatif. Après avoir fait déclarer par ses organes « quelle offre toutes les garanties désirables, » — sans plus s’occuper de l’opinion du public et des écrivains et littérateurs, qui sont les gens les plus compétens en pareille matière, — car ce sont eux qui font et modifient la langue par l’usage, — la Commission arrête que l’orthographe, telle qu’elle l’a réformée, sera désormais seule enseignée dans les écoles de l’Etat ; son obligation devant devenir absolue au bout d’un certain nombre d’années pour toutes les autres écoles. La Commission ajoute que la prononciation officielle sera établie d’après un dictionnaire dressé au nom de l’Etat, lequel deviendra la norme, et fournira la liste des mots modifiés.

Dès à présent, « les graphies non acceptées par la Commission sont déclarées incorrectes. » Avant même d’avoir constitué un système de réforme entièrement logique, on déclare qu’il faut « briser la routine. »

Néanmoins, l’orthographe usuelle continuerait à être tolérée, d’une façon transitoire, pendant quelques années, « jusqu’à ce qu’il y ait une génération instruite d’après la nouvelle méthode. »

Quant au désordre occasionné dans l’enseignement et dans la correction des compositions écrites, par la coexistence temporaire des deux systèmes d’orthographe, le rapporteur ne s’y arrête pas, se bornant à dire : « Dans quelque temps, personne n’y pensera plus. »

Je ne sais ; mais il convient d’arrêter un moment l’attention sur la proposition. Insistons encore sur la singulière inconséquence qu’il y a ici au point de vue moral. En même temps que les réformistes blâment la méthode suivie jusqu’ici, parce qu’elle impose aux examens une orthographe déterminée et déjà connue par un usage général, ils réclament l’application de la même méthode au profit de leurs propositions de réforme, jusqu’ici individuelles et inusitées.

Le danger de cette méthode serait d’autant plus grand, qu’elle amènerait, par une conséquence inévitable, quoique négligée ou inaperçue par les promoteurs, l’intervention des ambitions et des suggestions, collectives ou personnelles. En effet, le Conseil supérieur de l’Instruction publique est, comme toute corporation, enclin à augmenter son rôle et son autorité, dès qu’on lui donne des ouvertures nouvelles. La même observation s’applique aux ministres. Quelles qu’aient été la prudence et la modération de la plupart de ceux qui ont dirigé l’Instruction publique de notre temps, et la réserve du ministre actuel en particulier, d’autres peuvent venir, plus ardens, animés de vues politiques spéciales, et désireux d’attacher leur nom à de grandes réformes accomplies dans un domaine jusqu’ici réservé. Ces nouveaux pouvoirs attribués au Conseil et aux ministres seraient une menace pour la permanence de figure et d’autorité mondiale de la langue française.

Ici se présentent ce que j’ai appelé les objections extrinsèques. Il s’agit des résistances que rencontrera un pareil système de transformation de la langue, dans les usages, dans les intérêts, dans la légalité. Les réformistes ne se sont guère arrêtés à ces conséquences inaperçues. Ecartant les objections par voie de prétérition, comme dans une plaidoirie d’avocat, ils ont pensé à tourner la difficulté par un procédé oblique, qu’il importe de mettre en pleine évidence.

Il ne suffit pas, en effet, d’un simple arrêté du ministre de l’Instruction publique, pour imposer à tout le monde la nouvelle orthographe. Un tel arrêté n’offre pas une autorité légale suffisante, ni au point de vue de l’état civil, ni au point de vue des autres départemens ministériels , ni au point de vue des auteurs, éditeurs, imprimeurs des livres classiques et autres, et des journaux.

Au point de vue de l’état civil, une transformation notable de l’orthographe impliquerait toute sorte de difficultés relatives au passé, au présent et à l’avenir : notamment pour les actes de la vie courante, mariages, héritages, transactions, et peut-être même pour les formalités et diplômes résultant des examens et des concours. Je n’insiste pas sur l’orthographe des noms propres : question capitale et parallèle que la réforme soulèverait bon gré, mal gré ; car une réforme analogue a eu cette conséquence de les modifier dans les langues étrangères. Or, il serait indispensable que de telles conséquences fussent sanctionnées par les autorités législatives. Mais quel serait le sort d’une loi en cette matière, présentée et discutée au Parlement ?

Au point de vue des usages et relations officiels, les réformistes escomptent trop aisément les difficultés inévitables, résultant de la nécessité d’une entente entre les différens départemens ministériels. Tout le système des concours et des examens, qui ouvrent les carrières dans nos multiples administrations, devrait être profondément modifié : il faudrait donc pour cela le consentement de ces administrations, et spécialement celui de leurs conseils et comités directeurs.

La Commission réformatrice de l’orthographe se borne à affirmer a priori qu’ils ne soulèveraient aucune difficulté. C’est là une opinion un peu risquée, comme le savent tous les membres de l’instruction publique, professeurs, inspecteurs et directeurs, qui ont eu à s’occuper de l’application des programmes d’admission aux grandes écoles gouvernementales, dépendant d’autres ministères, Guerre, Marine, Commerce, telles que l’École polytechnique, l’École de Saint-Cyr, les Écoles navales, l’École centrale, etc. Ils savent quelles résistances et quels conflits ont été rencontrés, toutes les fois qu’il s’est agi de déterminer des règles et accords communs pour unifier les programmes d’admission à ces écoles. De plus graves conflits encore s’élèveraient assurément sur les questions d’orthographe.

Quant à l’assentiment des auteurs, éditeurs, imprimeurs, on ajoute légèrement, et non sans un soupçon de dédain : « Ce sera aux éditeurs de livres classiques, aux journaux et aux imprimeurs de toute espèce, à choisir, au mieux de leurs intérêts, le moment où ils devront changer l’ancienne manière. » C’est là ne pas se douter des difficultés de toute nature qui surgiraient.

C’est oublier tout d’abord la résistance qui éclatera immédiatement du côté des auteurs, écrivains et savans, plus compétens en la matière que la Commission. Ils n’accepteraient certes pas l’imposition de semblables changemens par une commission dont l’autorité scientifique ou littéraire propre serait fort contestable.

Une résistance analogue et plus énergique encore, en raison des intérêts menacés, se produirait de la part des imprimeurs, dont il faudrait refaire l’éducation et peut-être le matériel.

Elle se produirait encore de la part des éditeurs, lésés dans leur fortune par l’obligation de mettre au pilon les ouvrages existant dans leurs magasins, et de les faire recomposer suivant la nouvelle orthographe : objection d’autant plus redoutable, que cette orthographe-ci ne serait nullement garantie, — au contraire, — contre des changemens ultérieurs et incessans. On serait donc exposé à l’obligation de réimpressions perpétuellement réitérées.

Les oppositions ainsi soulevées constitueraient, sans doute, d’après les méthodes économiques actuelles :

1° Un syndicat d’auteurs, d’écrivains, de journalistes, ayant une autorité personnelle reconnue et une force morale supérieure à celle des promoteurs de la réforme, dans leur refus de l’accepter ;

2° Un syndicat de professeurs et instituteurs n’acceptant pas la nécessité de refaire leur éducation et leurs procédés d’enseignement et la tâche d’entrer en lutte avec les traditions de famille de leurs élèves et les textes des éditions autorisées jusque-là ;

3° Un syndicat d’imprimeurs, patrons et ouvriers, refusant de refaire leur éducation pour obéir à des conceptions personnelles et jugées arbitraires ;

4° Un syndicat d’éditeurs, soulevant une question de la dernière gravité et déjà mise en avant, lorsqu’il s’est agi de propositions pour modifier législativement certaines industries : il s’agit des indemnités dues par l’Etat, pour les ouvrages imprimés, mis hors d’usage par ses nouveaux règlemens.

Ces objections sont d’autant plus justifiées, que l’on prétend imprimer de suite des éditions de nos auteurs classiques d’après la nouvelle orthographe, ces éditions étant renouvelables à chaque changement ultérieur.

Voici maintenant un tout autre ordre de difficultés, et non moins considérables, suscitées par de semblables projets de transformations. Il s’agit des populations de langue française, en Belgique, en Lorraine, en Suisse, au Canada, atteintes également par les nouvelles réformes. C’est une hypothèse frivole que de croire à leur acceptation, ipso facto, et immédiate. Rien n’est moins certain ; car ces populations n’auraient pas eu voix au chapitre, et il peut résulter de là de graves malentendus, au détriment du maintien parmi elles de l’autorité de la langue française.

Cette observation s’applique d’ailleurs d’une façon générale à l’enseignement de la langue française en dehors de la France.

Les personnes qui l’apprennent aujourd’hui seraient déroutées par une orthographe dénaturée, et bien des gens abandonneraient la culture d’une langue devenue ainsi différente de celle de ses auteurs d’autrefois, qui font autorité dans les traditions de la civilisation.

Ce serait là, certainement, un argument employé contre nous par les représentans des autres nations, qui ont déjà cessé d’employer le français comme langue diplomatique ; c’est-à-dire de se conformer à un usage resté, malgré tout, encore fort général. Nous compromettrions, avec une étrange inconscience, une situation séculaire.

Répétons encore une fois que toutes ces objections s’aggravent lorsque nous lisons, dans les rapports et résumés relatifs à la réforme de l’orthographe , cette déclaration qu’à la suite de la décision supposée prise par le Conseil supérieur de l’Instruction publique, la nouvelle orthographe imposée aux écoles serait regardée comme une introduction à des réformes ultérieures, dont personne ne peut aujourd’hui ni fixer les caractères, ni limiter l’étendue. Il ne s’agit donc pas ici d’une simple période de transition. Une langue ainsi exposée à varier continuellement, non plus dans le cours des siècles, mais en quelques années, ne saurait désormais servir ni à l’éducation libérale des étrangers, ni aux conventions et traités internationaux.



Nous arrivons à la conclusion de cet article : que doit-on faire ?

La langue française est parvenue à un certain état présent, par une suite de transformations. Cet état, comme tout état présent d’une œuvre humaine, a été adapté aux usages de la nation, c’est-à-dire qu’il comporte des avantages, réalisés par le cours des siècles, et dont personne ne parle. Non seulement, son exercice présent satisfait plusieurs millions d’hommes, habitant la France ; mais il répond à l’existence d’une littérature séculaire, reconnue par tous les peuples civilisés comme répondant à une haute culture ; tous les gens instruits s’efforcent de connaître et de comprendre les œuvres littéraires et scientifiques de nos écrivains.

Ce n’est pas que notre langue, pas plus que celle des autres grands peuples civilisés, représente un type homogène, exempt de toute critique. Toute langue parlée et écrite, développée sous des influences psychologiques, physiologiques et historiques multiples, conserve l’empreinte de ces influences. Elle ne répond jamais, et ne saurait répondre à un système unique, déduit d’un principe simple, et fondé sur une conception purement logique. C’est pourquoi toute langue parlée et écrite doit fatalement présenter un certain nombre d’imperfections et d’antinomies, pour la plupart faciles à mettre en évidence. Ces antinomies résultent de conflits d’influences multiples, telles que le phonétisme, fondé sur la prononciation, et l’étymologie, résultant de nos origines historiques : origines celtiques, pour ne pas remonter plus haut ; origines grecque, latine, germanique, etc. Les analogies, les convenances de l’usage, les nécessités des applications scientifiques et industrielles ont concouru à la constitution de l’état actuel de la langue. Il est facile de le critiquer ; de même que l’on constate les imperfections de toute œuvre ou figure humaine.

Mais , en prétendant rectifier d’après une formule fondamentale, et par des procédés artificiels, une formation naturelle, dans quelque ordre que ce soit, on aboutit à la défigurer. On ne saurait pas davantage prétendre écarter par artifices et règlemens scolaires toutes les irrégularités de l’orthographe, ou de la grammaire. Ce n’est certes pas que je prétende faire l’apologie de toutes les graphies actuelles et déclarer qu’il faille immobiliser la langue française et son orthographe.

Mais il importe d’établir que celle-ci ne doit pas être déclarée absolument permanente et obligatoire dans ses usages présens ; moins encore dans des réformes proposées a priori, et qui n’ont pas subi l’épreuve de la pratique et la sanction du temps.

Nulle autorité ne possède le droit absolu de régler l’orthographe, et de la déclarer obligatoire, pas plus l’Académie, puissance aujourd’hui un peu démodée, et qui n’a jamais possédé jusqu’ici qu’une influence fondée sur le libre consentement de l’opinion ; pas plus le ministre de l’Instruction publique, par l’organe d’une commission de quelques personnes, désignées soit par lui, soit par un conseil élu par les instituteurs et professeurs. J’ai dit comment et pourquoi toute décision de ce genre aboutirait à des conflits et à des difficultés insolubles. Aucun pouvoir, même autocratique, ne saurait les écarter.

Dès lors, il n’existe qu’une seule solution du problème de la réforme de la langue française, c’est de la poursuivre par la méthode suivie au cours des siècles : c’est-à-dire en donnant toute facilité à la libre évolution de la langue et de la vie nationale, et en constatant de temps en temps, sans aucune intervention du bras séculier, son état présent.

La vraie réforme à faire, c’est d’écarter les obstacles que nos règlemens scolaires opposent en ce moment à cette libre évolution ; c’est de supprimer la tyrannie de l’orthographe scolaire, au lieu de constituer de nouveaux règlemens, propres à augmenter artificiellement les difficultés actuelles de l’orthographe, par le concours de systèmes nouveaux, opposés à l’usage. Ce qu’il faut faire, c’est déclarer qu’il n’existe pas d’orthographe administrative obligatoire, intervenant dans les examens par des cotes de correction numériques. Il devrait exister seulement une orthographe d’usage, susceptible de variétés. Les jurys en apprécieraient, avec un esprit d’indulgence et de modération, la valeur et la signification relatives ; de même qu’ils apprécient aujourd’hui le mérite inégal du style et de la composition dans les œuvres qui leur sont soumises.

Ce n’est pas là une proposition chimérique ; car nous reviendrons ainsi au régime sous lequel la langue française a produit les chefs-d’œuvre du XVIIe siècle, avec les diversités signalées tant de fois dans l’orthographe et le style de ses grands écrivains.

Comme par le passé, il s’établira, de temps à autre, un consensus, un accord volontaire, sur les points les plus importans, entre les écrivains ; accord constaté ensuite dans les ouvrages lexicographiques des académies , ou des personnes autorisées par l’opinion publique.


M. BERTHELOT.

  1. Voyez le Journal le Réformiste du 15 janvier 1907.