La Réforme de la comédie
DE LA COMÉDIE.
En France, à l’heure qu’il est, il n’y a pas de comédie. La rénovation dramatique tentée par MM. Dumas, Hugo et de Vigny, n’a pas encore touché ce point de la question, et, selon toute apparence, aucun des trois n’y songe sérieusement. Depuis que l’auteur de Cromwell a proclamé d’une voix dictatoriale la fusion de la comédie et de la tragédie dans le drame, il semble au plus grand nombre que la passion et le ridicule ne doivent plus désormais être séparés, mais bien alterner sur la scène, afin de ne laisser dans l’ombre aucune des faces de la réalité, aucune partie de la misère humaine, c’est-à-dire que l’idée représentée par Shakspeare et Schiller détrônerait à jamais les idées personnifiées dans Sophocle et Molière. Cela est-il vrai ? Je ne le crois pas. Qu’il plaise à quelques intelligences de ce temps-ci d’embrasser d’un seul regard tous les aspects de la vie, de mêler sur le même visage le rire et les larmes, d’amener sur les lèvres d’un même homme le sarcasme et les sanglots, c’est une chose facile à comprendre, c’est une évolution légitime et naturelle du génie poétique ; mais dans le fait qui s’accomplit sous nos yeux, je ne sais pas lire la condamnation irrévocable de la comédie. Ni Molière, ni Beaumarchais ne peuvent se recommencer, je le veux bien. Mais, entre l’analyse impartiale du xviie siècle et la satire passionnée du xviiie, il y a place à coup sûr pour une comédie nouvelle. Que les types généraux du ridicule soient épuisés pour un siècle ou deux, à la bonne heure ! que le pamphlet soit aujourd’hui passé de mode, il n’y a là rien qui doive nous étonner. Mais il reste encore à trouver une comédie tout entière, la comédie politique.
Or, à quelles conditions cette comédie nouvelle pourra-t-elle se réaliser ? Où sont les sujets qu’elle pourra traiter impunément ? Le poète que nous attendons empruntera-t-il avec un égal bonheur le thème de ses méditations à l’histoire du passé ou à l’histoire contemporaine ? Et pour cette comédie nouvelle, faudra-t-il créer des formes sans exemple jusqu’ici ? Est-il possible aux gouvernemens modernes d’accepter la comédie politique et d’envisager sans colère ce nouvel ennemi ? et d’abord le ridicule n’est-il pas voué à la vieillesse la plus rapide ? N’est-ce pas folie de ranimer les cendres des vices qui ne sont plus ?
Je pense très sincèrement que les deux momens de la comédie politique, à savoir le moment historique, et le moment contemporain, ont la même valeur, si non la même puissance. Le rôle d’Aristophane peut fort bien ne pas convenir à tout le monde. Les Cléon de nos jours n’ont pas l’humeur si facile que les Cléon d’Athènes. Nous avons des lois plus empressées à punir le railleur. Le passé, où l’on est sûr de ne blesser personne, est encore pour le génie comique un champ assez vaste, assez fécond. Vienne pour labourer ce sol vierge encore une main vigoureuse, un œil exercé, et la gerbe mûrira.
Sans doute la comédie historique offre des difficultés nombreuses. Libre de toute préoccupation personnelle, sûr de ne rencontrer sur sa route aucune vanité jalouse ou hargneuse, il faut que le poète lutte contre l’ignorance et l’oubli. Pour appeler le rire sur Louis xii et François Ier, pour traduire en un dialogue vivant et intelligible les joyeuses mazarinades, l’érudition et la poésie suffisent à grand’peine. Ce n’est pas tout de savoir, il faut enseigner à propos ; ce n’est pas tout de réveiller les ombres du coadjuteur et de Mme de Longueville, il faut que chacune de leurs paroles s’adresse à la foule aussi bien qu’aux studieux. Je ne crains pas de le dire, la comédie historique impose au poète une tâche bien autrement laborieuse que le drame historique ; je veux parler seulement de celui qu’on nous donne aujourd’hui. Pour évoquer les ridicules endormis depuis Pavie ou Marignan, la science héraldique ne sert de rien. L’étude indispensable et souveraine, c’est la vie privée et la vie publique du siècle qu’on veut ressusciter. Connaître Chambord, Fontainebleau et Versailles comme Brantôme, Bussy et Saint-Simon, voilà le but que le poète doit se proposer.
Que si, préparé par une laborieuse initiation, familiarisé avec les habitudes des personnages qu’il va peindre, l’inventeur choisit pour sa pensée un moule consacré, le moule de Molière ou de Beaumarchais, par exemple, n’espérez pas que le métal, en se figeant, offre aux yeux éblouis une statue complète et glorieuse. Non, le moule est usé ; il ne sait plus contenir sans éclater le bronze vomi par la fournaise.
Si l’imitation est dans tous les cas un travail stérile, l’imitation partielle n’échappe jamais au ridicule ; obliger les personnages de l’histoire à prendre le caractère d’Alceste ou d’Arnolphe, d’Elmire ou de Célimène, c’est un projet insensé, et qui ne mérite pas même d’être discuté. La forme littéraire est à la pensée ce que l’armure est au mouvement ; pour porter le haubert, la cotte de maille et l’épée à deux mains, il faut d’autres hommes que pour manier l’épée de nos jours. Eh bien ! pour prononcer le couplet de Molière, pour réciter sans fatigue et sans contrainte la période abondante et sentencieuse du Misanthrope, et de l’École des Femmes, il ne faut pas aller chercher les héros de la Fronde ou les courtisans de Richelieu.
S’il y a dans l’alexandrin de Molière des beautés éternelles, ce n’est pas une raison pour imposer à la réalité historique, dont il ne s’est jamais occupé, les habitudes d’un style inventé pour un autre usage. Chez lui, on le sait, la pensée domine le caractère, et le caractère domine l’action ; pourvu que ses personnages parlent sensément, il ne s’inquiète guère de les engager dans une action vraisemblable et animée. Ils sont vrais, leur langage est plein de révélations, cela suffit au poète ; ils se peignent et n’ont pas besoin d’agir. Mais l’histoire ne peut se plier à ces conditions.
Quelle sera la forme de la comédie historique ? Ni Molière, ni Beaumarchais, voilà ce qui est certain. Mais la réflexion peut tout au plus prévoir ; et non pas prescrire l’avenir ; seulement il est permis d’affirmer que cette forme, quelle qu’elle soit, naîtra pour la comédie nouvelle, et de la comédie elle-même, comme l’écorce pour la tige qui s’élargit.
La comédie politique empruntée aux caractères contemporains impose au poète d’autres conditions et d’autres difficultés ; dans tous les gouvernemens imaginables, au milieu des institutions les plus libérales, il sera toujours déraisonnable d’identifier la satire et la comédie politique. Sans vouloir museler la raillerie, sans imposer silence à l’ironie vengeresse, sans mutiler l’expression de la pensée publique, le pouvoir le plus loyal et le plus généreux ne confondra jamais la satire et la comédie dirigées contre la marche des affaires.
La satire a ses dangers sans doute, elle peut ruiner prématurément des hommes et des projets qui n’ont pas encore fait leur temps ; mais contre une pareille attaque la meilleure défense n’est pas la fuite. Or, si je ne me trompe, confisquer la raillerie équivaut à la fuite ; il faut accepter la satire ingénieuse et hardie, engager la lutte avec elle, braver ses coups, recruter une armée digne de la combattre, ne pas trembler devant l’épée qui luit, mais appeler à son aide des lames aussi fines, aussi acérées ; et si la bataille est impossible, se ménager au moins une retraite savante et glorieuse.
Mais l’homme d’état qui se résigne à la satire n’a pas toujours le droit de lui permettre l’entrée de la scène ; l’action exercée sur la foule par les représentations dramatiques est tellement puissante, tellement soudaine, tellement irrésistible, qu’une fois personnifié sous le masque d’un comédien, le ministre ne pourrait plus se présenter devant les chambres ; il aurait beau marcher tête haute, défier le rire glapissant qui le suivrait partout, et invoquer le dédain comme l’arme la plus sûre, son abnégation serait un réel suicide. Non pas au moins que je conseille la censure préventive ; le pouvoir a trop beau jeu à se faire justice dans l’ombre ; sa vanité chatouilleuse ne mettrait plus de bornes à ses caprices ; s’il ne pouvait obtenir la louange publique, il prendrait la docilité du silence pour la solennité du cantique. Mais si une parole prononcée devant deux mille auditeurs doit flétrir sans retour une ambition sérieuse, une volonté sincère, le veto assurément n’est plus qu’une légitime défense. Pourvu que le pays soit juge dans ce débat, pourvu qu’il ait entendu la parole incriminée, il n’a pas à se plaindre, et le poète n’est pas condamné sans appel. D’ailleurs c’est à la loi seule qu’il appartient de décider, et cette loi, promise depuis quatre ans, est encore à faire.
S’il n’y avait pas contre Walpole d’accusation plus sérieuse que la censure dramatique, il mériterait encore le nom de juste. Les railleries personnelles de Fielding le désignaient au rire et au mépris de l’Angleterre ; le sarcasme avait librement retenti devant le peuple joyeux et à demi vengé par sa gaieté. Quand il plut au ministre injurié de rayer de l’affiche les nouvelles Nuées, la multitude regretta son plaisir, mais les esprits sages ne prirent pas la prévoyance pour la tyrannie. La satire, bannie du théâtre, demeurait souveraine dans les journaux et dans les pamphlets. Pour infliger le ridicule sans le secours d’un travestissement, sans la caricature visible et palpable, sans appeler à son aide l’imitation de la voix et de la démarche, les joues grimées et la plus grossière des parodies, sans doute il fallait un talent bien autrement fécond et sûr de lui-même. Mais ce talent trouvait à s’employer, et le chancelier, chargé de lire et de raturer les manuscrits du théâtre, n’essayait pas de sceller les lèvres du génie. Livrée à sa seule puissance, la satire avait encore une partie assez belle. En se rétrécissant, le champ de bataille ne garottait pas l’agilité. Loin de là, les mouvemens se multipliaient, et les coups portés ne glissaient plus.
Le peuple d’Athènes, qui se connaissait en démocratie, accepta des mains de Périclès ce que l’Angleterre a reçu de Walpole. La comédie ancienne ou directe fit place à la comédie moyenne ou indirecte, et plus tard à la comédie nouvelle ou de pure invention.
C’est qu’en effet, outre l’excuse de la légitime défense, il y a dans la satire politique, mise en scène, une singulière monotonie, une rapide satiété. Personnelle et nominale, la comédie politique est trop facile, trop vulgaire, et continue la place publique sans l’agrandir ou l’élever. Ce n’est plus pour l’intelligence une distraction, un délassement ; c’est une perpétuelle redite, une excitation inutile des passions assouvies déjà dans les combats de la tribune ou de la presse.
L’inévitable pauvreté de la comédie personnelle n’est qu’une conséquence particulière d’une loi plus générale et plus haute : à savoir que la réalité ne suffit pas aux arts d’imitation. Molière n’a pas copié les marquis et les princesses de Versailles et de Paris, pas plus que Phidias n’a copié les canéphores d’Athènes, ou Raphaël les filles de la campagne romaine.
Or, la satire qui, sous la forme lyrique, demande impérieusement toutes les richesses de la poésie, et qui ne peut être écoutée qu’à la condition de mettre la grace dans la force et la majesté dans l’énergie, la satire s’appauvrit en passant par la bouche d’un acteur. Le poète se dispense d’imaginer parce qu’il a sous la main une fortune toute prête ; un pli du visage, un geste pris sur la nature, parlent plus haut qu’une image ou une allusion. À quoi bon trouver pour la pensée des symboles aussi purs que les strophes de Pindare, aussi animés que la colère de Juvénal ? Le comédien, s’il est habile, et pour une pareille tâche il est rare qu’il ne le soit pas, le comédien répond à tout. Le costumier, le miroir et le vermillon font la moitié de la besogne
Reste donc la comédie politique d’invention.
Mais une fois résigné à l’invention, dans quelles limites le poète choisira-t-il le thème de ses travaux ? Dégagé volontairement de la personnalité, trouvera-t-il dans les évènemens qui s’accomplissent sous ses yeux, parmi les hommes qui s’agitent autour de lui, des fables et des personnages dignes d’attention, et surtout dignes de durée ? Je ne crois pas qu’il soit possible de se prononcer pour la négative. Seulement il ne sera jamais donné au poète comique de prétendre à l’immortalité comme l’artiste voué à la peinture exclusive des passions sérieuses. Pourquoi cela ? parce que les ridicules changent et se renouvellent, et s’abolissent rapidement, au point de paraître, après quelques générations, inintelligibles au plus grand nombre, tandis que, les déchiremens de l’ame humaine, à vingt siècles de distance, se comprennent comme au premier jour.
Depuis la Constituante jusqu’à la conférence de Londres, il s’est joué, Dieu le sait, bien des comédies politiques ; eh bien ! le poète qui serait doué du génie comique, n’aurait pas besoin de s’en tenir à la lettre du Moniteur pour amener le rire sur les lèvres et obtenir la popularité, même parmi les intelligences d’élite. Ce que le romancier fait avec bonheur pour les souffrances de sa vie personnelle, ou pour les douleurs dont il a été le témoin, le poète peut le faire pour le ridicule des races royales, pour les fourberies des ambassadeurs, pour la mystification des peuples. Il n’est pas indispensable, à coup sûr, de copier les caquets de Trianon ou du pavillon Marsan, pas plus que d’écrire dans un livre la confession de ses défaites, ou les ruses d’une maîtresse perdue. Qu’il y ait, dans un récit de mille pages destiné au public, deux ou trois chapitres d’une réalité poignante pour une seule personne au monde, c’est un mystère très innocent, une vengeance bien excusable, mais qui n’exclut pas l’invention ; appliqué à la comédie politique, ce procédé offrirait au poète des ressources pareilles, et de pareilles chances de succès
Voir dans un évènement accompli non pas seulement ce qu’il contient réellement, mais le germe avorté d’un avenir désormais impossible, la lutte acharnée de prétentions réduites à l’oisivité désespérée, telle serait, selon nous, la tâche du poète comique.
Et qu’on ne dise pas, comme on l’a trop souvent répété, que la presse déflore la comédie. La presse est une œuvre quotidienne, impersonnelle, involontaire, qui n’a rien à faire avec la poésie. De la presse à la scène, il y a toute la distance qui sépare le marbre de la statue. Dans l’improvisation de chaque jour, le bloc est tout au plus équarri ; mais la gloire toute entière est promise au ciseau persévérant.
Ce qui est vrai pour l’invention des sujets, n’est pas moins vrai pour l’invention des personnages. S’il est possible à l’amant trompé, au rêveur déchu de ses angéliques espérances, de se consoler dans une fiction inoffensive, et de repeupler avec des fantômes bienheureux la solitude de son cœur, sera-t-il défendu au spectateur des ambitions et des mésaventures politiques d’arranger au gré de sa fantaisie, sans blesser les hommes qu’il coudoie, une fête ingénieuse où le ridicule soit infligé, comme un joyeux châtiment, aux Arnolphe et aux Dandin de la tribune ?
En réunissant sur une seule tête, en gravant sur un seul visage, toutes les grotesques pensées, toutes les bouffonnes espérances qui chaque matin s’épanouissent, et meurent avant la fin du jour, le poète ne pourra-t-il pas atteindre aux cimes de l’idéalité comique ? Exagérer le ridicule, ou exagérer la passion, n’est-ce pas même chose ? n’est-ce pas même labeur ? Qui osera dire combien de misérables trivialités, combien d’épisodes méprisables sont enfouis au fond des romans les plus pathétiques ? Sans la divine transformation des souffrances réelles, sans la ciselure patiente des plus grossiers instincts, qu’aurions-nous si ce n’est des narrations dignes tout au plus de l’office et de l’antichambre ?
De l’invention du sujet et des personnages à l’invention de la fable la transition est naturelle et nécessaire. Si la comédie historique répugne à entrer dans un moule consacré dès long-temps, la comédie contemporaine demande plus impérieusement encore une fabulation et un dialogue d’une égale nouveauté. Ce qui convenait au xviie siècle, en présence des deux antiquités si laborieusement étudiées et commentées, ne peut plus convenir à la France de 1835. Nous avons manié familièrement trop de génies de toute nature pour nous en tenir à Plaute et à Térence. Notre estime littéraire pour ces deux maîtres de la scène romaine ne va plus jusqu’à l’imitation. C’est encore aujourd’hui pour notre curiosité un délassement précieux, pour nos méditations un enseignement austère ; mais ce n’est plus un modèle exclusif, un précepte sans appel.
Que si, contre notre attente, on voyait, dans les réflexions qui précèdent, l’intention de nier dédaigneusement tout ce qui se fait autour de nous, nous ne prendrions pas la peine de nous justifier. En face d’une accusation de cette nature, le seul parti sage serait le parti du silence. Est-ce que par hasard l’Ambitieux et la Princesse Aurélie sont des comédies politiques ? Est-ce que MM. Eugène Scribe et Casimir Delavigne sont de la famille d’Aristophane ? Qu’on nous pardonne de ne pas le croire ; nous n’avons pas étudié à l’école de d’Hozier.