La Réforme en Italie

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La Réforme en Italie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 404-424).
LA RÉFORME EN ITALIE

Le mouvement de la Réforme n’eut pas au début en Italie les allures agressives et dogmatiques ni la violence qui le caractérisent ailleurs. Ses premiers adeptes furent pour la plupart des moines, des ecclésiastiques, ou de pieuses personnes très attachées à l’Eglise catholique, dont le seul objet était de réformer, dans l’intérêt même du Saint-Siège et de la foi, certains abus trop évidens et de s’éclairer sur certains points dont l’examen ne leur semblait pas interdit. C’est ce qui explique chez un si grand nombre d’entre eux ce mélange de déférence pour la papauté, de piété catholique et d’aspirations vers une rénovation de l’Église.

La Réforme commença par être en Italie presque inconsciente ; on ne souhaitait pas détruire le pouvoir pontifical, ni transformer la religion, mais, tout au contraire, leur donner plus de force en écartant ce qui pouvait s’y être introduit de critiquable.

D’ailleurs, l’Italie n’a guère produit de révoltés en matière de foi ; l’hérésie y eut toujours de l’humilité et y garda de la réserve ; elle fut concentrée et méditative : Joachim de Flora, Jean de Parme, fra Jacopone de Todi, furent surtout d’exquis et de doux rêveurs ; leur imagination les berçait de si enivrantes images qu’ils étaient satisfaits de vivre dans leur rêve, entourés de quelques confidens ; l’esprit d’agitation et de combat était bien loin d’eux. Savonarole excepté, la papauté ne rencontrera jamais en Italie de fougueux, d’irréconciliables adversaires.

D’ailleurs, les opinions en matière de foi et de discipline n’étaient pas aussi strictement déterminées au Moyen âge et à l’époque de la première Renaissance qu’elles le devinrent après le concile de Trente : on pouvait se mouvoir dans l’orthodoxie.

La Réformation italienne surtout se distingue par une subtilité de nuances et une souplesse de procédés qui ont mis en grande peine plus d’un historien, trop occupé d’établir des catégories bien définies et des distinctions bien nettes ; on s’est répandu en discussions vaines pour décider si tel ou tel personnage a été véritablement hérétique ou catholique ; la finesse et le bon sens italiens ne comportent guère ces décisions tranchées ; le respect que chacun professait pour les anciennes traditions, la notion qu’on avait, grâce à une longue expérience, qu’il est inutile et maladroit de renverser de fond en comble de vénérables institutions, un certain amour-propre national, faisaient qu’on n’était point porté aux solutions brutales ; on songeait beaucoup moins à opérer une « Réforme de l’Eglise catholique » qu’une « Réforme catholique de l’Eglise, » suivant la formule que les jésuites firent prévaloir. On savait concilier ce qui nous paraît inconciliable.

C’était d’ailleurs une bien vieille habitude en Italie, chez les partisans les plus décidés du Saint-Siège, que d’en dénoncer avec éclat les vices et d’en réclamer la réforme. Les invectives des protestans du XVIe siècle durent paraître singulièrement modérées dans le fond et dans la forme au regard de celles d’un saint Bernard, d’une Catherine de Sienne, d’un Pétrarque ; elles étaient sans doute plus dangereuses, mais singulièrement moins vigoureuses : Plus tard, le cardinal Giuliano Cesarini, ainsi que le rappelle Bossuet au commencement de son livre sur les Variations des Eglises protestantes, représentait en termes d’une hardiesse qui ne fut pas dépassée les dangers que la dépravation du clergé faisait courir à la papauté. On ne s’étonna et l’on ne se scandalisa donc pas en Italie quand on vit nombre de personnes et des plus qualifiées proclamer que l’Église se perdait par ses vices, qu’il fallait la réformer « dans son chef et dans ses membres. » C’était le sentiment commun.

Certes, les abus dont on se plaignait et auxquels le protestantisme pensait apporter un remède étaient plus sensibles en Italie que partout ailleurs. Savonarole les avait dépeints avec fougue, mais non sans vérité ; « Les cloches sonnent toutes par avidité, disait-il ; elles n’appellent que pain, argent et cierges[1]. Les prêtres ne vont au chœur que pour y recevoir de l’argent : aux vêpres et aux offices que parce qu’on y fait des distributions. Voyez s’ils vont à matines. Ils vendent les bénéfices, ils vendent les sacremens, ils vendent les messes de mariage… De leur débauche, que dirai-je ? » Ailleurs il emploie pour dépeindre leur luxe, cette image d’une merveilleuse vigueur : « Jadis les calices étaient d’or et les prélats de bois, maintenant les calices sont de bois et les prélats d’or. »

Il n’est pas douteux qu’une partie du clergé italien prêtait aux critiques, mais le spectacle peu édifiant qu’offrit la Ville éternelle à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe n’inspirait nullement à la plupart des Italiens les sentimens d’étonnement et de réprobation que ressentaient les étrangers ; presque personne ne se choqua à Rome en voyant le cardinal d’Esté, travesti en Turc, prendre part aux fêtes du carnaval. On faisait la part entre la qualité d’une institution et l’indignité de ceux qui la représentaient ; la foi ne fut pas plus grande au temps où des papes d’une haute piété dirigeaient un clergé qu’ils animaient de leur zèle et qui se modelait sur leur austérité, que lorsque le trône de Saint-Pierre était le jouet de deux aventurières, Théodora et Marozia, qui accordaient ou retiraient la tiare à des enfans, ou bien quand Léon X avait transformé le Vatican en une folle cour princière. Néanmoins, d’une part, on souhaitait de voir ce relâchement prendre fin, de l’autre, ses conséquences se faisaient sentir aux Italiens plus lourdement qu’aux ultramontains.

Le côté théorique, dogmatique de la Réforme touchait moins les Italiens que son côté pratique. Assurément, l’école qui se forma à Naples autour de Valdès s’occupa de la Justification et peut-être du dogme de la Trinité ; les disciples de Soccino à Vicence cherchaient à éclaircir leurs doutes touchant quelques points de théologie ; les controverses religieuses furent très à la mode ; on discutait partout et dans toutes les classes sur les dogmes et l’interprétation des Écritures ; il fallut tirer sept éditions du Trattato del Amore di Gesù Cristo. Il n’en demeure pas moins certain que la destruction des abus fut le principal objet que se proposaient la plupart de ceux qui embrassèrent la Réforme en Italie ; les prédicateurs, les libellistes, les faiseurs de pasquinades portaient surtout leur effort sur la transformation des mœurs du clergé et la modération des exigences financières de l’Église.

En 1545, l’évêque de Lovello, Feretti, énumérait ainsi les erreurs des hérétiques italiens : « Nier la confession, l’efficacité des indulgences, l’utilité des messes, le libre arbitre, le purgatoire, penser que la foi seule justifie, protester contre le culte des saints, prétendre que le culte des images est une idolâtrie, ne pas jeûner, s’élever contre les vœux monastiques, affirmer qu’on vit en péché mortel, affirmer que, le Christ étant mort pour expier les péchés de tous, il est inutile que chacun expie les siens, affirmer que le Pape n’est pas le chef de l’Église. » D’autre part, parmi les chefs d’accusation qui figurent le plus fréquemment dans les réquisitoires du Saint-Office, on relève : la négation de l’efficacité des pratiques extérieures, la critique des générosités de l’Église et de l’intervention du clergé dans la vie quotidienne. On s’élevait donc surtout contre les dévotions qui étaient une source de revenus pour l’Église.

C’est bien là, en effet, ce qui irritait le plus les Italiens. « Je ne sais, écrivait le fameux historien Guicciardini, ce qui me déplaît le plus, de l’ambition, de l’avarice ou de la mollesse des prêtres… Cependant la situation que j’ai occupée sous plusieurs pontifes m’a obligé à m’attacher dans mon propre intérêt à leur grandeur ; n’avait été cette nécessité, j’aurais aimé Martin Luther comme moi-même, non pour me délivrer des lois qu’impose la religion chrétienne selon qu’on l’interprète et qu’on la comprend, mais pour voir réduire dans ses justes limites cette troupe scélérate, c’est-à-dire à la voir, ou bien sans vices ou bien sans autorité. »


Cependant, il est fort probable que la déférence et la soumission traditionnelle des Italiens envers la Cour pontificale les auraient cette fois encore détournés de donner corps à leurs aspirations, n’avaient été les incitations venues du Nord. L’écho de la grande rumeur que Luther soulevait en Allemagne donna le branle. Pour ce qui est de Calvin, son influence ne se fit guère sentir qu’en Piémont, ainsi qu’à Ferrare, à cause de la présence en cette ville de Renée de France.

« En l’année 1520, dit Guicciardini, commencèrent à se répandre des doctrines nouvelles, hostiles d’abord à la papauté, puis à l’Église elle-même, lesquelles avaient pris naissance en Saxe. »

Ce fut d’abord par les livres que le luthéranisme se propagea en Italie. Le terrain avait été admirablement préparé par les nombreux ouvrages d’exégèse, par les commentaires et les traductions des livres saints publiés depuis une cinquantaine d’années. Le réveil des esprits dont l’humanisme fut une des formes, le goût des recherches littéraires qui s’ensuivit, la diffusion du savoir produite par l’imprimerie, portèrent les Italiens à vouloir mieux connaître les Écritures. Dès 1477, le texte hébraïque du Psautier avait été publié ; un groupe de docteurs juifs avait donné, en 1488, une version nouvelle de la Bible ; Giambattista Folengo, fils du fameux Coccaïe, entré dans l’ordre des bénédictins en 1506, publia un commentaire sur les Psaumes de David et sur les Épîtres de saint Pierre, de saint Jacques et de saint Jean, qui figurèrent plus tard dans l’Index ; la première édition de la Septante sortit en 1518 des presses aldines sous la direction d’Andréa d’Assolo. Plus tard, Antonio Brucioli fit une traduction intégrale de la Bible ; le Cantique des Cantiques, le Livre de Job, avaient été mis précédemment en italien.

Les écrits des réformateurs allemands eurent d’autre part le meilleur accueil. Dès 1519, un libraire, Calvino di Menaggio, faisait connaître quelques-unes des lettres de Luther. Le fameux traité de Mélanchthon, Loci communes, publié à Wittemberg en 1521, ne tarda pas à être commenté dans toute la vallée du Pô. Il y avait déjà tant de livres hérétiques en Italie vers 1523, que le pape Clément VII recommandait, le 17 janvier 1524, à l’évêque de Trente « de faire rechercher et brûler les écrits dangereux qui avaient pénétré d’Allemagne en Italie, » et il enjoignait au vicaire de cet évêque de s’opposer de tout son pouvoir à leur diffusion. Ce fut en vain. Luther se félicite, à cette époque, dans sa correspondance, du succès de ses doctrines en terre italienne. Les livres hérétiques étaient partout demandés : on en faisait entrer à Bologne, dissimulés dans des charrettes de blé ; on en imprimait à Venise sous de faux noms, et l’autorité ecclésiastique, sans défiance, les laissait circuler. Le cardinal Serafino Razalio racontait plus tard que longtemps on avait lu à Rome, sans penser à mal et avec un vif intérêt, les Loci communes de Melanchthon, traduits en italien et publiés à Venise en 1525 sous le pseudonyme de Terra Negra, lequel n’était qu’une autre forme du nom véritable de l’auteur, Schwarzerd. Ces déguisemens étaient fréquens. La préface de Luther à l’Épître aux Romains de saint Paul, ainsi que son traité sur la Justification parurent comme étant du cardinal Fregoso ; les œuvres de Zwingle furent imprimées sous le nom de Goricius Cogelius ; le Commentaire sur les Psaumes de Bucer passa pour l’œuvre de Aretius Felinus.

Certains livres publiés en Italie par des Italiens eurent une vogue extraordinaire et contribuèrent pour une grande part au développement du protestantisme ; le petit traité intitulé Le Bénéfice de la mort du Christ, imprimé à Venise en 1540, se vendit à plus de quarante mille exemplaires ; les lecteurs les plus avisés le trouvaient très orthodoxe ; le cardinal Morone le recommandait à ses amis sur le dire de son vicaire et le cardinal Cortese en faisait le matin sa première lecture. Cependant il y était affirmé que la Justification était la condition exclusive du salut. L’Inquisition le condamna ensuite et en fit une si rigoureuse recherche que tous les exemplaires, à l’exception de deux ou trois, en ont disparu. La Tragédie du Libre Arbitre eut aussi une immense influence et un sort analogue ; ce devint un si grand crime de l’avoir lue qu’il y allait des galères et qu’un artisan de Forli fut emmuré sa vie durant pour en avoir donné une représentation chez lui ; en outre, sa maison fut rasée et une stèle commémorative et expiatoire élevée sur son emplacement. Cette tragédie où le « seigneur Franc-Arbitre, » fils de la Raison et de la Volonté, épouse dame Grâce congrue et règne sur le royaume des Bonnes œuvres jusqu’au jour où on lui coupe la tête, était en effet une amère satire contre le Saint-Siège et le clergé ; certain passage sur la Province de moinerie fait penser à l’Ile sonnante de Rabelais. Il en fut de même du Pasquin en extase, de Curione.

Plus encore que par les livres, la diffusion des idées nouvelles se fit par la prédication ; il peut paraître étrange que la réforme du clergé et de la Cour pontificale, la suppression des abus, voire la modification de certains dogmes et l’abolition de certaines pratiques religieuses aient été préconisées en chaire, précisément par des ministres de l’Eglise, sans que d’ailleurs le Saint-Siège intervînt aucunement ; durant vingt-cinq ans, de 1520 à 1545, il n’y eut guère de carême durant lequel, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, un moine ne prît a partie avec violence l’Église et la hiérarchie. Au surplus, parmi tous ces moines, augustins et bénédictins, franciscains et capucins, qui tonnaient contre les abus, il n’en était guère qui songeassent d’abord à autre chose, comme on l’a dit, qu’à travailler au plus grand bien de l’Église.

Ils étaient éloquens, véhémens, habiles raisonneurs ; leur action fut grande. Les esprits restaient longtemps agités après le passage de l’un d’eux et les germes qu’ils avaient semés levaient vite ; il en fut ainsi à Naples, à Sienne, à Modène, à Lucques, a Faenza.


Les cercles littéraires, les académies alors si nombreuses en Italie, furent pour beaucoup aussi dans le mouvement protestant ; on n’y discutait pas seulement littérature et beaux-arts, à grand renfort de raisonnemens subtils et captieux ; on n’y faisait pas seulement assaut de concetti et de bel esprit, il y était parfois question de choses plus sérieuses ; on y abordait des problèmes de morale, de métaphysique, d’exégèse, de théologie. A Modène, un professeur, Grillenzone, avait fondé une académie où l’on s’entretenait de littérature grecque et latine et de théologie ; on y critiquait à l’occasion le Saint-Siège ; cependant les académiciens ne furent guère inquiétés avant 1535 ; un livre condamné ayant alors circulé dans la ville avec leur connivence, l’inquisiteur local eut mission de perquisitionner chez eux et dans les monastères, car on y disputait aussi librement que dans les académies. L’enquête n’aboutit pas. L’année suivante, un moine sicilien, Paolo Ricci, vint à Modène. Il était passionné et doué d’une parole entraînante ; les fidèles de l’académie et tous ceux qui partageaient leurs idées, se réunirent autour de lui et un foyer de protestantisme fut ainsi créé. Chacun se mit à interpréter saint Paul et saint Jean, et à consulter les Écritures saintes ; on discutait, raconte un chroniqueur contemporain, dans les salons et dans les boutiques, dans la rue et dans les églises. Il en fut bruit jusqu’en Allemagne ; Martin Bucer écrivit aux Modénois pour les féliciter. Cependant le duc de Ferrare fit arrêter Ricci. Il se rétracta, mais ses disciples persistèrent dans leurs opinions. L’académie avait pris la direction du mouvement ; l’évêque, qui était le cardinal Morone, écrivait en 1540 que la ville entière était devenue luthérienne, que l’on ne faisait qu’y blâmer l’Eglise catholique, parler contre la messe, le purgatoire, le culte des morts, et il ajoutait que les prédicateurs orthodoxes n’osaient plus se risquer à prêcher dans la crainte de railleries et de mauvais traitemens dont ils se sentaient menacés. On répétait dans toute la ville « qu’ils n’unissaient pas à la bonté de leur cause l’excellence des argumens et la pureté des mœurs. »

Il y avait assurément quelque exagération dans ces doléances ; le 10 décembre 1541, le pape Paul III écrivait à un moine du Mont-Cassin, originaire de Modène, pour lui demander « si réellement il y avait des hérétiques dans sa patrie ; » sans doute le moine ne se montra pas aussi alarmé que l’évêque, mais ne cacha pas au Pape que la dévotion des Modénois n’était plus aussi entière que jadis, car les cardinaux Sadoleto et Cortese furent aussitôt envoyés pour faire une enquête ; ceux-ci, soit dans la crainte d’exaspérer les esprits, soit parce que le mal ne leur sembla pas sans remède, conseillèrent à Paul III d’user de modération et de se contenter d’exiger des membres de l’académie et de leurs disciples la signature d’un formulaire, de forme assez vague. Plus tard, le duc de Ferrare reprit la campagne, poursuivit les académiciens et fit fermer l’académie. En 1825, on découvrit, en démolissant un mur, les papiers et les livres de l’un des membres les plus actifs, l’écrivain Castelvetro ; les papiers furent dispersés, mais les livres ont été recueillis et, par eux, l’on peut connaître la composition d’une bibliothèque d’hérétique vers 1550 ; on y trouve les œuvres de Calvin, de Buccr, de Zwingle, de Melanchthon, des traductions des Psaumes et de l’Evangile…

A Sienne, l’académie des Etourdis avait pour chef Piccolomini qui fut plus tard fortement suspecté ; on n’y professait pas ouvertement des doctrines hostiles à l’Eglise ; sur soixante-dix membres que comptait l’académie, une cinquantaine étaient tout dévoués au Saint-Siège, mais elle n’en constituait pas moins un centre de critique et d’agitation ; l’extension du protestantisme dans toute la région fut due en grande partie à la propagande des Etourdis.

De même à Ferrare, les académies étaient nombreuses ; il y avait celles des Ténébreux, des Elevés, des Illuminés, des Argonautes, des Amis de la Vertu, des Sereins… Celle des Elevés comptait parmi ses membres Calcagnini, un novateur convaincu, mais qui toutefois n’aspirait pas au martyre : « Persuadé, écrivait-il à un de ses amis, qu’il est dangereux de traiter des questions théologiques devant la multitude et dans les discours publics, je trouve plus sûr de parler avec le plus grand nombre et de penser avec quelques-uns. » Néanmoins, il était lié avec les plus zélés défenseurs de la Réforme et, dans son académie comme dans les autres, on se passionnait pour la morale et la philosophie.

Dans plusieurs villes s’étaient fondées des associations d’un tout autre caractère et fort étranges, dont l’action ne fut pas sans influence sur la propagation des idées nouvelles, et plus encore sur les réformes que le Saint-Siège imposa par la suite. La première avait été constituée à Gênes en 1497 sur l’initiative de Gaetano da Tiene, que le pape Clément X canonisa en 1671 ; ce même Gaetano en créa une autre à Rome en 1517. Le but de ces associations était, disent les statuts, de « répandre l’amour divin, c’est-à-dire la charité ; » aussi prirent-elles le nom de société Del Divino Amore. Il était imposé à chacun des associés de se montrer humble de cœur. Cependant, malgré des intentions si avouables, ces associations étaient en réalité des sociétés secrètes ; il était défendu aux membres de révéler les noms des associés, les propositions agitées dans les réunions, le but de l’œuvre. Une surveillance mutuelle fut organisée. Chaque année, à l’époque du Carême, une réunion avait lieu au cours de laquelle les assistans se retiraient chacun à leur tour, afin que, pendant leur absence, leur conduite pût être examinée. Ceux qui avaient quelque chose à révéler devaient le déclarer ; on votait ; un quart de boules noires suffisait pour décider l’exclusion. Mais le membre ainsi frappé n’était informé du vote que plus tard « avec des ménagemens. »

A Rome, l’association comptait une soixantaine de membres dont quatre devinrent cardinaux ; un autre fut Aléandre, l’un des agens les plus actifs du pouvoir pontifical dans sa lutte contre le luthéranisme en Allemagne et dans les Flandres. De fait, la société Del Divino Amore ne se montra jamais hostile au Saint-Siège ; loin de là, mais elle s’efforça de montrer, par l’exemple et la propagande de ses membres, que les abus devaient et pouvaient être supprimés et que l’Eglise ne serait sauvée qu’à ce prix. Aussi, lorsque le pape Paul III constitua une commission chargée de rechercher et de proposer des réformes, ce fut parmi cette société qu’il choisit les enquêteurs.

De même que les académies, les universités contribuèrent à faire connaître les idées nouvelles ; celles de Bologne, de Ferrare, de Padoue, de Pavie étaient fréquentées par de nombreux étudians allemands. D’autre part, beaucoup de jeunes Italiens se rendaient en Allemagne pour y achever leurs études ; d’autres allaient en Suisse. Les relations entre les érudits des différentes nations, que l’usage universel de la langue latine rendaient alors plus fréquentes et plus intimes qu’elles ne le sont devenues depuis, furent pour beaucoup dans la dissémination du protestantisme. Sadoleto et Bembo, à ne citer que cet exemple, correspondaient régulièrement avec Melanchthon ; Erasme entretenait un commerce de lettres avec nombre d’érudits italiens.


Quelques hommes se firent les apôtres, les propagateurs des doctrines luthériennes, avec un grand zèle et un admirable dévouement. Bernardino Ochino fut parmi les plus actifs. Entré dans l’ordre des mineurs conventuels, il en trouva la loi trop douce, et, profitant de la réforme de l’ordre des franciscains d’où devaient sortir les capucins, il partagea leurs austérités. Il prêcha, pâle, portant une longue barbe blanche qui lui tombait jusqu’à la ceinture, ayant les cheveux « aussi blancs que la neige, » et cet air vénérable qui ajoute à la valeur des argumens l’autorité de l’expérience. Son action était inconcevable ; à Naples, sa parole convaincante et sincère enflamma la ville entière. Il lui fallait de l’argent ; en moins de rien, il obtint 5 000 ducats. Le vice-roi Toledo s’émut et consulta l’archevêque Francesco Carafa qui se borna à lui prescrire de demander à Ochino de ne plus traiter de sujets captieux. A Sienne, l’enthousiasme de la foule fut tel que ceux qui ne pouvaient pénétrer dans l’église où il prêchait montaient sur la toiture et en arrachaient des parties pour pouvoir l’entendre. Le conseil communal lui délégua quatre de ses membres pour le conjurer de prolonger son séjour et de faire encore quelques sermons, soit dans la cathédrale, soit au palais communal, « car il était bon et profitable aux âmes que le frère Bernardino continuât encore un certain temps à enseigner (21 juin 1539). » Mais Ochino ambitionnait de répandre partout ses idées ; il alla à Pérouse, à Florence, à Venise. Le cardinal Bembo l’entendit. Ces deux hommes si différens de tempérament, de programme de vie, d’éducation, l’un homme d’étude, soucieux des nuances et curieux sur toutes choses de beau langage ; l’autre impétueux, n’ayant d’autre souci que celui de ses doctrines et tout occupé des intérêts de son ordre, se comprirent parfaitement. Bembo fut séduit. « Notre frère Bernardino, écrivait-il à la marquise Vittoria Colonna, est adoré ici ; je veux l’appeler mien, comme Votre Altesse l’appelle sien. » La liberté dont il jouissait l’enhardissant, il laissait de plus en plus percer ses doutes sur l’utilité des jeûnes, sur l’efficacité des indulgences ; il parlait du purgatoire, du libre arbitre, de l’autorité pontificale comme on le faisait outre-monts. Les écrits de saint Augustin lui servaient le plus souvent de thème ; il les interprétait de façon nouvelle. Ainsi, en donnant le sens interrogatif à la phrase : Qui fecit te sine te non salvabit te sine te, il en tirait un argument favorable à sa thèse qu’on n’avait pas aperçu auparavant. Le Pape le manda à Rome. On se demanda si c’était pour le créer cardinal ou le livrer à l’Inquisition. Il hésita, consulta ses amis, se crut menacé, et il semble qu’il l’était en effet ; finalement il quitta l’Italie en fugitif. Ses amis éprouvèrent une grande surprise, dont nous pouvons nous étonner, en apprenant cette rupture qui devint plus éclatante encore quand Ochino eut fondé à Genève une église protestante italienne et se fut marié. Dans le vingtième de ses Trente Dialogues, il soutient même que, si l’on demande à Dieu avec sincérité le don de continence et que Dieu ne l’accorde pas, on a le droit de prendre une concubine, « car si l’on fait ce que Dieu pousse à faire, à la condition que l’on se soit bien rendu compte que c’est par un instinct divin, on ne pèche pas ; on ne saurait en effet errer en obéissant à Dieu. »

Bernardino Ochino est sans doute le type le plus achevé de ces moines qui propagèrent les doctrines nouvelles, les uns sans se détacher, les autres en se détachant insensiblement de l’Eglise catholique ; mais bien d’autres jouèrent un rôle important dans la Réforme italienne. Vergerio fut du nombre, ainsi que Vermiglio. L’électeur palatin Frédéric le Sage, celui-là même grâce au refus duquel Charles-Quint obtint la couronne impériale, avait chargé le baron Schenck, qui était moine, de lui procurer des reliques, moins ce semble par piété que pour en faire collection, car il se contentait de les enfermer dans des boîtes de toutes sortes, en or, en verre, en bois, en ivoire. Vergerio fut chargé de lui en porter un certain nombre ; mais, avant qu’il partît, l’Électeur se ravisa, le produit des indulgences avait beaucoup baissé, il lui fallait faire des économies : il commença par les reliques et donna ordre de les vendre. Cependant les préparatifs de son voyage avaient mis Vergerio en relations avec les Allemands. Comme, d’autre part, il était bien en cour de Rome, il fut envoyé par le Pape en qualité de nonce auprès de l’Empereur. C’est au cours de ses pérégrinations en Allemagne qu’il rencontra Luther, en novembre 1535. La description qu’il donne de lui montre surtout sous quel aspect on se le représentait en Italie. « Il était, écrit-il, corpulent, avait des yeux louches, ardens, mobiles, pleins de l’ardeur et de la rage dont il était animé ; il portait quelques bagues, un gros bijou d’or suspendu au cou, un bonnet de prêtre, des vêtemens de velours et de satin garnis de fourrures. Il parlait latin sans trop de rudesse, quoique Allemand… » Leur conversation fut une altercation, au dire de Vergerio. Vergerio était fort emporté, ainsi qu’on le voit dans ses lettres où il éclate sans cesse en invectives contre les hérétiques. Cependant les devoirs de sa charge, surtout lorsqu’il assista au Colloque de Worms, en 1540, le mirent en contact de plus en plus fréquent avec les chefs du mouvement protestant ; il connut Bucer, Sturm, Mélanchthon ; on s’en inquiétait autour de lui ; à la vérité, Vergerio traversait une crise de conscience violente ; il écrivait à Rome que trop de liens l’attachaient au Saint-Siège pour qu’on pût douter de sa loyauté ; son frère était évêque comme lui ; mais l’influence des hommes éminens avec qui il avait conversé ébranlait la fermeté de ses convictions ; il voulut se recueillir et alla chercher un refuge dans la petite cité de Capo d’Istria dont il était évêque.

« Je suis dans une belle solitude et je ne songe qu’à cultiver mon âme, » écrivait-il à Vittoria Colonna. Il ne voulut pas rester oisif ; son activité et sa combativité avaient besoin d’un aliment ; il entreprit donc la rédaction d’un traite dirigé contre « les apostats d’Allemagne. » Ce fut ce qui décida de sa conversion ; à tant fréquenter les œuvres des luthériens, il les trouva de plus en plus solides ; il essaya tout d’abord de réformer son diocèse conformément aux principes des réformateurs dont il ne discutait plus la justesse ; il obligea les moines et les nonnes à une vie régulière, il fit supprimer les images de piété, il condamna à être promenés sur des ânes trois personnages qui affirmaient avoir eu une vision de la Vierge. Ces tentatives semblèrent dangereuses à Rome. Le nonce auprès du gouvernement vénitien reçut mission d’examiner le cas de Vergerio. Ce nonce était le littérateur Giovanni della Casa, qui venait d’être nommé archevêque de Bénévent, bien qu’il n’eût pas même reçu les ordres mineurs ; il était l’auteur d’un Capitolo intitulé Il Forno, d’une licence extrême. Etrange censeur assurément et qui justifiait les critiques dont Vergerio se faisait de plus en plus l’interprète. Quand Della Casa voulut le faire comparaître, Vergerio lui répondit qu’un évêque ne pouvait être jugé par un évêque et il en appela au prochain concile. Non content de discipliner son diocèse, il alla catéchiser toute la vallée du Pô. Un an se passa, Della Casa n’osait lui faire son procès et, l’ayant instruit, il n’osa en envoyer les pièces à Rome, car elles étaient des plus compromettantes pour l’évêque de Fano, Pietro Bertano. Enfin le dossier partit ; crainte des accidens de route, il fut caché dans un coffre à linge adresse à la garde-robe pontificale (1548). Un représentant du Saint-Siège partit alors pour l’Istrie avec des pouvoirs étendus contre les hérétiques ; il profita d’une série d’années mauvaises pour donner à croire aux populations que si les troupeaux étaient décimés, si les raisins ne mûrissaient pas, si les moissons pourrissaient, si les oliviers ne donnaient plus de fruits, la faute en était à l’évêque et à ses adhérens ; il conseillait aux habitans de le lapider. Cependant Vergerio se défendait des accusations portées contre lui ; très sincèrement sans doute, il ne pensait pas s’être mis en hostilité contre l’autorité pontificale en préconisant certaines réformes et en les appliquant. L’inquisiteur Fra Marino et l’avocat fiscal Bucello pensaient de même et attestaient que jamais évêque n’avait « gouverné plus catholiquement son diocèse (janvier 1547) ; » le cardinal de Mantoue le trouvait « irrépréhensible. » Un incident survint. Le jurisconsulte Spiera, qui avait mené une vie de travail et de méditation et professé avec éclat à Padoue, fut pris d’une sorte de délire furieux et de crises de folie à la pensée qu’il ne savait s’il devait, pour assurer son salut, suivre la voie que lui traçait l’Église catholique ou bien les conseils des novateurs. Cette affaire fit grand bruit ; toute l’Italie prit parti ; les disciples de Luther et les défenseurs du Saint-Siège se firent une arme de son cas ; Vergerio publia une Apologie de Spiera qui détermina sa rupture avec Rome ; le Pape le déclara contumace, puis excommunié et le destitua de son évêché. Vergerio s’enfuit en Valteline et s’établit à Poschiavo où s’était constituée une petite église composée de deux cents Italiens environ, dont la plupart étaient des lettrés ou des gens de condition. Bientôt, se sentant menacé dans cet asile, il gagna la Suisse où il acquit une situation prépondérante. Il mourut à Tubingue en 1565.

Vermiglio, que l’on appelait Pierre Martyr, parce que son père l’avait voué à ce saint, fut également un prédicateur en grande réputation ; il prêcha à Bologne, à Mantoue, à Venise, à Rome, à Naples. On traita de mauvais chrétiens ceux qui n’allaient pas l’entendre, mais il lui arriva de lire les Commentaires de Bucer sur l’Evangile et sur les Psaumes, traduits en italien sous le pseudonyme d’Arezzo Folino : il eut aussi connaissance de l’ouvrage de Zwingle sur la Vraie et la Fausse religion, et il fut acquis au protestantisme ; comme la plupart des prédicateurs qui partageaient les idées d’outre-monts, il prenait souvent pour texte les Epitres de saint Paul. On remarqua, entre autres choses, qu’il n’en tirait pas la preuve habituelle de l’existence du purgatoire et les moines théatins, dont c’était le rôle d’entraver les progrès de l’hérésie, le signalèrent à la Cour de Rome. Mais le Pape ne lui donna pas tort ; il fut nommé visiteur général de son ordre, réforma bien des abus, de concert avec le cardinal Gonzaga et continua de prêcher, penchant néanmoins de plus en plus vers les doctrines luthériennes. Cité à Gênes, il jugea que le moment était venu de quitter l’Italie et gagna la Suisse presque en même temps que Ochino (1542).

A côté de ces moines qui parcouraient la péninsule, y semant des idées nouvelles, il y avait des réformateurs sédentaires qui groupaient autour d’eux de petites églises et par leurs enseignemens, par leur séduction personnelle, amenaient nombre de gens à embrasser les doctrines qu’ils professaient. Tel fut l’Espagnol Juan Valdès, qui exerça à Naples une incroyable influence ; il était arrivé lors de la conquête espagnole ; la distinction de son esprit, l’agrément de son entretien, lui acquirent promptement de nombreuses amitiés ; il excellait dans les controverses subtiles qu’on prisait et dont on se délectait tant alors en Italie. Le cardinal de Montréal se l’attacha, Clément VII le distingua et lui donna une charge ; cependant Valdès penchait déjà vers le luthéranisme. Le goût était aux dialogues ; il en fit un où Mercure et Charon s’entretenaient des abus de la Cour de Rome. Bientôt un petit cercle se constitua autour de lui ; Ochino y fréquentait ainsi que Flaminio qui avait mis les psaumes en odes latines, Pietro Martyr et quelques autres. Dans la modeste maison qu’il possédait à la Chiaia, on discutait sur la Justification, sur le mystère de la Trinité, mais avec réserve. Jamais Valdès et ses disciples ne poussèrent leur argumentation jusqu’à ses extrêmes limites ; peut-être n’en percevaient-ils eux-mêmes pas les dernières conséquences. Ce fut un grand étonnement pour jeux quand ils apprirent qu’on en pouvait conclure que le libre arbitre n’existait pas. Valdès était presque un mystique à la façon italienne, sincère, doux, on dirait volontiers résigné, et ingénu, ce qui ne l’empêchait pas de faire une active propagande ; il prêchait aussi bien dans les rues que dans les églises et se prodiguait pour faire des adeptes à ses idées. S’il n’était mort en 1540, avant le temps des rigueurs, il eût certainement fini sur le bûcher ou en exil. Le mouvement qu’il avait provoqué dura longtemps après sa mort. Ce furent surtout les femmes qui l’entretinrent. Il les avait captivées. Vittoria Colonna, Caterina Cibo, Isabella Brisegna, Roberta Carafa, Giulia Gonzaga, Isabella Colonna, Maria di Aragona, marquise del Vasto et sa sœur Giovanna. Maria di Cordona, princesse de Sulmona, furent ses fidèles et tenaces disciples et répandirent ses idées.


Le rôle de la femme a été des plus importans dans la propagation de la Réforme italienne - ; les femmes étaient puissantes, souvent intelligentes, agissantes ; leur éducation les mettait sur un pied d’égalité avec les hommes ; on en vit qui gouvernèrent des États, qui conduisirent des guerres ; jamais la femme n’eut plus d’empire. La Réforme les séduisit par ce qu’elle avait de généreux, de désintéressé, de philosophique ; leur grande piété les poussa à désirer une Église pure, idéale et irréprochable. Vittoria Colonna, marquise de Pescara, dont l’âme était très noble et la piété profonde, — ses sonnets en sont la preuve, — ne s’attacha à la Réforme que pour sauver le Saint-Siège. Elit a écrit ces vers qui représentent exactement son sentiment :


Je vois d’algues et de fange ta barque si chargée,
Pierre, que si quelque vague
Du dehors l’assaille et l’environne,
Elle pourrait chavirer et courir grand danger.


Le chagrin de son veuvage et son penchant naturel l’avaient jetée dans la piété, mais elle ne pratiquait pas cette dévotion étroite et réduite aux formes extérieures dont se contentaient tant d’autres de ses contemporaines ; elle avait un sentiment trop grand des choses de la religion pour ne pas aspirer plus haut ; ce n’est pas à dire toutefois qu’elle ne se crût obligée à certaines austérités pour appuyer et affermir sa foi ; son ami le cardinal Polo dut l’empêcher d’exagérer les macérations, car elle avait fini, comme il le lui disait, par n’avoir plus que « la peau sur les os. » Cependant son intelligence, qui était des plus vives, la portait à examiner sur quels fondemens reposaient les vérités qu’enseigne l’Eglise, et elle prenait plaisir à s’entretenir avec ceux qui s’occupaient à approfondir ces questions. Le cardinal Polo lui disait bien souvent qu’il ne fallait pas se laisser entraîner à vouloir pénétrer les mystères de la foi et qu’elle devait « se renfermer dans les limites qui convenaient à son sexe. » Mais cette incuriosité lui était insupportable et d’autre part son souci de voir l’Eglise forte, la portait à se rapprocher de ceux qui s’efforçaient d’en réformer les imperfections ; elle se lia donc avec les novateurs. Vingt-cinq ans plus tard, Carnesecchi était encore sous le charme des entretiens que cette femme supérieure se plaisait à avoir touchant la grâce, la prédestination, l’humilité, « base de toute vertu, » la Providence. Ochino l’avait intéressée à l’ordre des capucins que le Saint-Siège menaçait à cause de leurs doctrines ; elle s’en fit la protectrice et la conseillère. Au besoin, elle intervenait dans leurs querelles intérieures ; il arriva que deux candidats se trouvèrent en présence pour les fonctions de vicaire général, l’un soutenu par la Cour de Rome, l’autre représentant les tendances indépendantes qui animaient la majeure partie des membres de l’ordre ; le Pape nomma l’un, Vittoria soutint l’autre ; après bien des élections contestées, des décisions chapitrales annulées, ce fut celui-ci qui l’emporta. Vittoria était persuadée que, si l’on traitait les capucins de luthériens, c’est qu’ils « prêchaient sur la liberté de l’esprit et donnaient par leur vie l’exemple de l’humilité et du mépris des richesses. »

Ses dernières années furent toutes de méditation et de retraite ; elle vécut dans des couvens, à Rome et à Viterbe. Sa vie fut d’une sainte, et cependant, quelque dix ou vingt ans après sa mort, elle encourut véhémentement le soupçon d’hérésie ; les couvens où elle avait résidé passèrent pour contaminés ; on assura que Michel-Ange, qui avait cultivé son amitié, était devenu protestant à cause d’elle. Ceux qui aiment à le trancher net disputent encore au sujet de son orthodoxie, alors qu’il semble bien évident que la marquise fut, comme elle l’a répété souvent, « une très dévote fille de l’Eglise, » mais fort inquiète de son avenir si l’on ne mettait un terme aux erreurs qui le pouvaient compromettre.

Moins littéraire que Vittoria Colonna, mais plus belle (elle passait même pour la plus belle femme de son temps avec quelques autres), Giulia Gonzaga fut, comme la marquise de Pescara, une des protagonistes de la Réforme ; comme elle, elle était veuve, et le vide de son existence l’avait poussée aux méditations, aux spéculations, à l’examen des doctrines, à s’occuper des controverses qui troublaient alors les esprits. Elle fut une des disciples de Valdès. Un jour qu’elle sortait avec lui d’une église où Ochino avait prêché, elle lui exposa, tout émue encore des paroles qu’elle venait d’entendre, ses doutes et ses angoisses ; elle lui dépeignit toute la terreur qu’elle avait d’aller en enfer et son ardent désir de connaître quel était au vrai le moyen le plus sûr d’être admise au paradis. Et ces paroles montrent tout l’émoi que causait la prédication des moines novateurs et quelles préoccupations elles éveillaient surtout dans les âmes féminines. Valdès lui répondit que trois voies conduisaient à la connaissance de Dieu : l’Ancien Testament, la Lumière naturelle et le Christ. « Chaque jour, lui dit-il, employez chaque moment à méditer sur Dieu, sur vous-même, sur Jésus-Christ, sans vous astreindre à des pratiques superstitieuses. Ayez constamment devant vos yeux deux images, la perfection chrétienne et votre propre imperfection. » Assurément Giulia se détacha du Saint-Siège et de l’Église beaucoup plus que Vittoria Colonna ; elle écrivait plus tard à Carnesecchi : « Alors que la religion chrétienne était la nôtre… » ; elle correspondait activement avec lui en chiffre ; or Carnesecchi fut brûlé en 1567 comme hérétique, après avoir été décapité toutefois, suivant la coutume clémente de l’Église en Italie. Flaminio traduisit pour elle le Livre des Considérations et un Commentaire de Valdès sur les Psaumes. Valdès composa à son intention un Alfabeto cristiano d’une hétérodoxie tempérée. Elle mourut en 1566, juste à temps pour ne pas être brûlée vive, car Pie V, qui venait d’être élu, déclara que, s’il avait eu connaissance de sa correspondance, il ne l’eût certes pas épargnée.

A Ferrare, Renée de France avait créé un centre fort actif de calvinisme ; on a prétendu que Calvin la visita, ce qui est incertain, mais il est sûr qu’il l’encouragea et entretint avec elle une active correspondance ; Marot fut son hôte et peignit les misères de ce « lys au milieu des épines. » Sur un livre d’heures qui lui a appartenu, on voit représentés un cardinal ramassant un jeu de cartes, des moines jouant aux dés-, une église entourée de flammes avec un cadran sur la façade, marquant la fin des temps. Vittoria Colonna avait séjourné quelque temps auprès de la duchesse et l’avait confirmée dans ses idées ; elle était devenue comme elle la protectrice des capucins et d’Ochino, de même que de tous les Français huguenots qui venaient chercher à Ferrare un refuge temporaire. Autour d’elle s’était formé un groupe nombreux de protestans, qui allaient semer leurs doctrines dans toute la région environnante. Sa Cour en était pleine ; le duc protestait bien ; il fit venir de France un convertisseur fameux, le chef de l’Inquisition du royaume de France, Mathieu Ory, qui entreprit Renée ; (1554) ; elle résista ; le duc était fort en peine ; d’un côté, il ne voulait pas indisposer le Souverain Pontife qui était son suzerain, de l’autre, il ne lui convenait pas de sévir contre une fille du sang de France, petite-nièce du roi François Ier dont il était le protégé. D’ailleurs Calvin avait dépêché auprès d’elle un homme de sa main, le plus habile de ses dialecticiens, le seigneur de Collonges. Le duc semble avoir livré la correspondance de Renée, qui était accablante ; on lui fit son procès ; Ory joua le rôle d’accusateur ; Renée fut, ce semble, condamnée à la prison, car, le lendemain, elle était conduite sous escorte du palais ducal au vieux palais qui, depuis des années, servait de geôle plutôt que d’habitation.

C’est dans ce palais que, cent trente ans auparavant, un ancêtre du duc, le marquis Nicolas III, avait fait trancher la tête de sa femme, Parisina, coupable d’avoir aimé son beau-fils. La bibliothèque de Renée, qui contenait une centaine d’ouvrages défendus, fut brûlée. Des sentinelles veillaient à sa porte. Mais, au bout de huit jours, les choses changèrent soudain de face ; la duchesse fut rendue à la liberté ; son accusateur Ory s’éloigna ; la vie reprit son cours au palais. L’énigme de ce revirement reste impénétrable. Les pièces du procès ont été détruites, et les contemporains ne donnent aucun éclaircissement. Renée fit-elle amende honorable ? Son amie intime Olympia Morata n’en douta pas et la qualifia de « tête légère ; » Calvin écrivait à Farel « que la constance est une vertu bien rare chez les princes ; » l’envoyé florentin, au contraire, pensait que Renée s’était simplement jouée de la crédulité du duc, et ce fut aussi le sentiment de la Cour de Rome. De fait, Renée continua d’accueillir tous les protestans qui passaient par Ferrare et, si besoin était, elle leur donnait des subsides, de même à vrai dire qu’aux moines qui venaient prêcher, car, soit par penchant, soit par politique, elle se montrait également généreuse envers les uns et envers les autres. Il en fut ainsi jusqu’au jour où elle quitta Ferrare après la mort du duc Hercule ; elle n’était guère en bonne intelligence avec son fils, le duc Alphonse, et en outre, le duc ne lui avait laissé la jouissance de l’un de ses châteaux que si elle vivait « en bonne et fidèle catholique » et de cela Renée se sentait de moins en moins capable. Au reste, Montargis, où elle se retira, ne tarda pas de devenir un foyer ardent de protestantisme.

Le développement de la Réforme fut en outre singulièrement favorisé par l’esprit particulariste et par l’antagonisme des souverains et des petites républiques qui se partageaient le Nord de l’Italie ; Sienne et Venise, pour ne pas laisser entamer leur indépendance, se refusaient à seconder la Cour de Rome dans sa lutte contre l’hérésie ; la rivalité de Lucques et de Florence donna toute liberté aux protestans de ces villes. D’une façon générale, on voyait sans déplaisir amoindrir le pouvoir pontifical que chacun redoutait.


Ces causes expliquent la surprenante extension du protestantisme en Italie, d’autant plus que le Saint-Siège y mit dans les premiers temps peu d’obstacles. Léon X, il est vrai, multiplia les brefs contre l’hérésie, mais ne comprit jamais, pas plus que ses conseillers, le grave danger qui menaçait l’Eglise ; d’ailleurs, sous son pontificat, l’Italie commençait à peine à être atteinte. ; Adrien VI aurait souhaité de réformer les mœurs du clergé et il donna l’exemple d’une vie austère et toute de privations, mais son pontificat dura peu. Quant à Clément VII, il était le moins persévérant des hommes, le plus incertain dans sa conduite, et le plus imprévoyant ; il sévit, mais sans suite, en sorte que l’hérésie, la « dépravation luthérienne, » comme on disait à Rome, gagnait sans cesse du terrain. Lorsque Clément VII nomma, le 4 janvier 1532, Calvisto de Plaisance inquisiteur général, il donna comme raison de ce choix dans le proème du bref, que « l’hérésie luthérienne se glissait partout. » La même affirmation désolée se retrouve dans les lettres et dans les rapports des évêques, des inquisiteurs, des abbés, des prieurs, des chefs d’ordres monastiques. Le cardinal de Ravenne écrivait au cardinal Contarini que, dans la plupart des cités italiennes, l’hérésie triomphait et que chacun, loin d’admettre d’un cœur sincère et avec humilité les dogmes imposés par l’Église, « prétendait en juger avec sa propre conscience. » Carafa allait plus loin ; il prévenait le pape Paul III que « l’hérésie infestait l’Église. »

Les réformateurs s’applaudissaient, de leur côté, du grand nombre de leurs adhérens ; sans doute les uns et les autres exagéraient ; il était avantageux pour les catholiques comme pour les protestans de proclamer que les doctrines nouvelles envahissaient le pays, car les uns faisaient ainsi ressortir la gravité du péril, les autres exaltaient par-là leur triomphe. On ne saurait toutefois nier que très nombreux étaient ceux qui avaient embrassé la Réforme ; il existait des groupemens importans de novateurs à Venise, à Bologne, à Milan, à Naples, à Sienne, à Padoue, à Pavie, à Modène, comme à Ferrare, à Florence, à Viterbe, à Lucques, à Forli, à Pérouse, à Vérone, à Vicence, à Bergame, à Viterbe, en Savoie, à Palerme et à Messine ; des Vaudois s’étaient établis dans les Pouilles ; Rome même ne resta pas en dehors de ce mouvement. Toutes les classes de la société y participèrent dans une certaine mesure et Quinet se trompe quand il affirme que « la Réforme ne fut en Italie qu’une fantaisie de lettrés, de poètes et de gentilshommes. » Les plus humbles artisans, des gens « de petite condition, » y participèrent à côté de nobles de littérateurs, de magistrats et de prélats. Dans tel procès du Saint-Office sont impliqués en même temps des libraires, des ferronniers, des moines et des nobles. Seules les campagnes restèrent en dehors de cet entraînement ; c’est le rôle des Pagani de demeurer longtemps attachés à leurs vieilles croyances, d’être toujours des « païens » à l’égard des doctrines nouvelles.

Ainsi la Réforme s’était étendue de ville en ville à travers toute la péninsule et jusqu’en Sicile ; elle avait même gagné à sa cause une partie du haut clergé ; des évêques et plusieurs cardinaux se voyaient soupçonnés de pactiser avec elle. A ne s’en tenir qu’aux apparences, elle semblait donc en passe de l’emporter sans que son triomphe impliquât toutefois autre chose qu’une modification et non une destruction de l’état de choses existant. Cependant, à la fin du siècle, toute trace en avait pour ainsi dire disparu ; il existait encore des hérétiques, mais c’étaient des isolés, des chefs sans armée.

La cause de la rapide extension et de l’anéantissement presque subit et si complet de la Réforme en Italie est due à la nature particulière des sentimens qui en favorisèrent le développement. La rigueur dont fit preuve le pouvoir pontifical dans la seconde moitié du siècle, l’entrée en scène des ordres nouveaux, capucins, théatins, jésuites, la discipline imposée au clergé et l’autorité plus grande dont jouirent les évêques contribuèrent sans doute grandement à éteindre les revendications ; mais si, après avoir été soutenues avec tant d’ardeur et par tant de zélateurs, elles furent si vite abandonnées, c’est qu’elles étaient devenues moins fondées et s’imposaient moins depuis que le concile de Trente et, plus encore, l’intervention de papes résolus tels que Paul IV, Pie V et Grégoire XIII avaient amené la disparition des pratiques qui les suscitèrent et contre lesquelles les protestans d’Italie s’élevaient surtout. Les discussions purement théologiques ne prolongèrent pas comme ailleurs la querelle puisqu’on n’y attachait point en Italie l’importance éminente qu’on lui donnait ailleurs. Peut-être aussi que l’attrait d’un culte pompeux ne fut pas sans influence pour maintenir ou ramener des esprits si épris de faste et si curieux de beaux spectacles. Et puis la continuité dans l’effort n’a pas toujours été le propre des peuples méridionaux.


E. RODOCANACHI.

  1. On s’amusait à dire dans le peuple que les cloches en tintant disaient : Dando, dando. « En donnant, en donnant. »