La Réforme judiciaire/02

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La Réforme judiciaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 116-153).
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LA
REFORME JUDICIAIRE

II.[1]
L’INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LA MAGISTRATURE, — LES ÉTATS-UNIS ET LA SUISSE.

Avant d’indiquer, avec autant de précision que le comporte un tel sujet, la nature des réformes qu’il convient de proposer et de soutenir, nous voudrions mesurer quelle est en général l’action de la démocratie sur le pouvoir judiciaire.

Cette recherche paraîtra, nous le savons, un hors-d’œuvre à ceux qui ne voient dans le mouvement qui se déroule sous nos yeux que le résultat d’une politique mauvaise. La vue des maux présens détourne trop souvent de la recherche des causes générales. On trouve commode de saisir du même coup d’œil la faute et ses conséquences. On se plaît à charger un adversaire, un parti, du poids des responsabilités, et on se dispense de toute analyse en répétant, avec un nom propre, une exclamation qui devient le mot d’ordre d’un groupe : « C’est la suite du 16 mai, » ne se lassent pas de répéter certains républicains. — « C’est la faute de M. Thiers, qui aurait pu tout sauver, » répliquent les monarchistes. Cet échange de récriminations ne sert qu’à dispenser chaque parti de faire son examen de conscience. Dans les embarras de l’heure présente, la part des fautes est assurément fort large ; mais ce serait se faire d’étranges illusions que de ne pas voir, au-delà des imprudences et des faiblesses, une cause générale qui précipite notre marche, déplace peu à peu l’axe du pouvoir et qui, en dehors des fluctuations ou des violences des partis, modifie peu à peu, à l’aide du suffrage, l’état de la société française.

Le mouvement démocratique est un fait universel. Dans tous les pays civilisés, la capacité électorale s’abaisse rapidement. A calculer chez nos voisins la vitesse de la progression, il est permis de pressentir que la Belgique, l’Italie, l’Angleterre connaîtront, avant qu’une génération se soit écoulée, quelques-unes des difficultés que nous abordons aujourd’hui.

Ce mouvement est plus ou moins favorisé par les constitutions politiques ; mais il est à noter que, parmi toutes celles que nous avons essayées, aucune ne l’a arrêté. M. Royer-Collard constatait que la démocratie coulait à pleins bords en un temps qui semble l’âge aristocratique de notre siècle. L’empire, — gouvernement de réaction contre la république, qui avait primitivement établi le suffrage universel, — l’empire l’a rétabli et a accordé aux ouvriers des faveurs que des régimes libéraux leur avaient refusées. Il semble donc qu’au-dessus des volontés et des prudences humaines, une loi commune qui ne connaît ni nationalités, ni frontières, donne aux races anglo-saxonnes, latines ou germaniques, une impulsion qui porte les plus humbles à revendiquer une part croissante dans le maniement des affaires publiques. — Assurément la république est une des formes constitutionnelles de cette ascension des classes inférieures, mais elle est elle-même une conséquence et non une cause. Ce fait est si vrai que nul n’a l’illusion de croire que la monarchie, si elle était restaurée, pût un seul instant arrêter un mouvement que les monarchies de l’Europe sont forcées de subir et que ni les deux royautés, ni l’empire dans toute sa force n’ont pu enrayer.

Qu’on observe avec satisfaction ou avec inquiétude cette transformation de nos sociétés, qu’on l’appelle de ses vœux ou qu’on la redoute comme une action mystérieuse, il faut en connaître la nature : la prudence la plus simple nous commande d’observer la démocratie, ses mœurs et ses effets. L’obligation est d’autant plus étroite que partout elle prétend agir sur le pouvoir judiciaire : elle le trouve si intimement mêlé aux sentimens et aux besoins du peuple qu’elle annonce l’intention de le modeler à sa guise. Ceux qui osent parler en son nom assurent qu’elle est résolue à asservir le magistrat comme elle a asservi le fonctionnaire ou le député. A-t-elle donc partout amené avec elle l’oppression ? Nous ne sommes pas les premiers qu’atteint dans le monde le flot démocratique ; qui nous dira ce qu’il a fait ailleurs ? Ainsi que des colons menacés par un débordement subit et qui envoient demander aux anciens du pays comment on se défend contre le fléau, si les eaux du fleuve ravagent ou fécondent les terres, si elles apportent aux riverains la misère ou la fertilité, de même il faut aller demander aux nations depuis longtemps aux prises avec ce phénomène inconnu comment elles le supportent, à quelles conditions elles le contiennent, ce qu’elles ont fait pour tourner à leur profit les forces dont il dispose.

Pour nous livrer à cette étude nécessaire, nous avons choisi les deux pays où le principe démocratique s’est le plus librement développé. Nous avons vu l’un à travers les écrits et les récits de ceux qui le connaissent le mieux. Nous avons tenu à examiner par nos yeux le pouvoir judiciaire chez le peuple qui nous offrait en Europe, sur un théâtre restreint mais complet, le spectacle d’une démocratie maîtresse incontestée du pouvoir. Ainsi, dans les deux hémisphères, nous aurons recueilli sur le même sujet, à travers les mœurs les plus diverses, des enseignemens certains sur l’action d’un principe qui est, à n’en pas douter, le moteur de notre mécanisme social.


I

Dans toute fédération il y a deux ordres de pouvoirs : le pouvoir local de chaque fraction de territoire, indépendant dans la sphère de ses attributions, — et le pouvoir central, qui sert à retenir par un lien commun les souverainetés particulières.

Aux États-Unis, de même qu’il existe deux pouvoirs, il y a deux justices :

Celle de chaque état, qui est organisée suivant les modèles variés d’institutions dérivant de même source, appartenant à la même famille, mais ayant subi, suivant le temps et les lieux, des modifications plus ou moins profondes ;

Celle de l’Union américaine, tirant son origine de la constitution, développée par le congrès et en possession d’une compétence définie que font respecter de nombreux tribunaux reliés par une hiérarchie rattachée à la cour suprême. — Ces deux organisations judiciaires sont parallèles ; chacune d’elles se meut dans le domaine de sa compétence spéciale. Il faut les examiner séparément pour voir sortir d’une confusion apparente ce qui fait le caractère propre et la force de ce système.

De l’indépendance des états, du droit qui leur appartient de se constituer librement, de faire à l’aide des assemblées élues des lois auxquelles les citoyens prêtent obéissance, dérive le pouvoir de rendre la justice et par conséquent de créer des tribunaux. Organisées sur un type commun, les cours de justice ont conservé les caractères distinctifs des institutions anglaises : le jury civil et criminel et un petit nombre de juges multipliant leur action par des tournées périodiques. L’esprit de tradition des Anglais s’est conservé dans les détails et jusque dans cette division surannée de la « loi » et de « l’équité, » qui est en déclin sur les deux rives de l’Atlantique ; des commissions de paix, comprenant des justices of the peace, notables élus dans chaque commune, une cour de comté ne jugeant que les petits procès et ne prononçant que de faibles peines, une cour supérieure, ou des plaids communs selon les états, dont chaque membre tient des assises, — afin de rendre la justice criminelle, de statuer sur les appels des cours de comtés, de juger en premier ressort toute affaire civile, sauf à faire réviser les procès par tous les juges réunis, — enfin, au sommet une cour suprême de chaque état tenant la main à l’observation des lois et de la constitution locales, telle est la hiérarchie judiciaire qui se retrouve avec peu de différence dans tous les états de l’Union. — Devant ces juges sont portés tous les procès civils et criminels, c’est la justice ordinaire des citoyens américains.

Mais, à côté du droit civil qui protège les individus, il y a dans une confédération le droit constitutionnel qui sauvegarde l’unité nationale. Comment pourrait-il être interprété avec autorité par un tribunal ayant une juridiction limitée à un seul état ? Sur ce territoire peuvent naître des intérêts contraires à ceux des territoires voisins ou opposés à l’intérêt fédéral. Comment éviter que les magistrats ne soient à la fois juges et parties ? où trouver l’impartialité ? Il faut reconnaître que la justice des états particuliers est aussi impuissante à maintenir le pacte commun que le serait la cour du banc de la reine à juger un différend entre la Grande-Bretagne et la Russie. Aux relations des états il fallait des lois et une justice supérieure aux états.

C’est la cour suprême qui en remplit l’office ; sous sa garde a été mise la constitution des États-Unis, qui est la charte de l’Union : les lois générales que vote le congrès sont venues s’ajouter à cette charte. Seule, la cour suprême ne pouvait pas remplir cette mission : aussi est-elle devenue la tête de toute une hiérarchie judiciaire. — Depuis le commencement du siècle, trois juridictions se partagent l’autorité judiciaire fédérale : les cours de district dans chaque état, les cours de circuit présidées par les juges supérieurs en tournée » et, au-dessus de tous, la cour suprême siégeant à Washington.

Pour maintenir efficacement l’Union, la constitution a armé la cour suprême, et ses démembremens de la compétence la plus étendue. Tout ce qui intéresse la conservation de la confédération, tout ce qui est d’intérêt vraiment national est de son ressort. Lutte entre confédérés, interprétation de la constitution, des lois générales et des traités, procès touchant les ambassadeurs, parce que le droit des gens peut y être impliqué, affaires maritimes, parce que les mers n’appartiennent à aucun état particulier : telles sont les matières dévolues à une juridiction maîtresse de sa compétence, habile à en reculer les bornes et n’ayant pas de peine à juger tous les plus grands procès de l’Union en cassant les arrêts des cours suprêmes des états.

A sa tête est le chief justice : huit juges (associate justices) composent la cour, que complète l’institution du ministère public, vers laquelle marche lentement l’Angleterre. Un procureur-général est chargé de poursuivre et de diriger toutes les instances dans lesquelles les États-Unis sont intéressés. Conseil du gouvernement pour toutes les questions de droit, il a rang de ministre et exerce une charge qui rappelle les fonctions de notre garde des sceaux[2] ; chaque année, le premier lundi de décembre, une session où sont présens les neuf juges s’ouvre à Washington. Ils peuvent juger au nombre de cinq. Mais leur principale fonction est de parcourir individuellement les circuits pour présider des assises. L’Union est divisée en neuf circuits dans lesquels chaque année deux sessions d’assises sont tenues par un des juges, qui statue avec l’aide du jury. Enfin cinquante cours de districts, juridictions fixes et permanentes, sont établies à raison d’une ou deux par état, pour juger en premier ressort les causes civiles et pénales de moindre importance.

Ainsi l’organisation judiciaire, les compétences, le droit lui-même, sont scindés aux États-Unis en deux parts. Il fallait exposer ce système, sans analogue dans l’ancien monde, avant d’examiner la situation des juges américains, c’est-à-dire le point qui nous touche véritablement.

S’il faut distinguer en Amérique les deux justices, il ne faut pas séparer avec moins de soin les deux ordres de magistrats. Les uns remplissent leur charge jusqu’à ce qu’ils aient démérité, les autres l’occupent pendant un temps fort court. Les premiers sont nommés par les pouvoirs les plus élevés de la confédération, les seconds sont élus par la masse des justiciables. De cette origine différente découlent les caractères les plus opposés. Avant de les décrire, examinons comment cette divergence s’est produite entre deux branches de la justice en un même pays.

La constitution rédigée en 1787 sous l’inspiration de Washington et de ses amis, après avoir fondé le pouvoir judiciaire des États-Unis, déclarait que les jugés tant des cours suprêmes que des cours inférieures « seraient nommés par le président, » avec l’assentiment du sénat. Les auteurs de la constitution, un instant portés vers le choix des juges par le sénat seul, avaient bien vite compris qu’il fallait donner au président de la confédération une initiative que réglerait le contrôle d’une assemblée élue. Ainsi le pouvoir exécutif, dans son expression la plus haute, choisit les magistrats qui interpréteront et appliqueront le pacte fédéral.

La constitution porte que « les juges conserveront leurs charges, tant que leur conduite sera bonne. » Elle proclamait en réalité l’inamovibilité. L’importance de ce principe n’échappait à aucun des hommes d’état qui l’avaient soutenu. A leurs yeux, c’était le fondement de l’indépendance judiciaire, le seul moyen d’assurer au pouvoir régulateur qu’ils entendaient créer dans l’état l’autorité suffisante pour contre-balancer les fluctuations des pouvoirs élus.

A l’imitation du gouvernement central, les différens états confièrent à des magistrats permanens l’administration de la justice. Dans les uns, le gouvernement et le sénat, dans les autres la législature seule choisissaient les juges des cours. Prenons comme termes de comparaison les deux extrémités de la hiérarchie judiciaire et suivans ce qui s’est passé depuis un siècle pour les juges de paix et pour les cours suprêmes de chaque état. Le pouvoir exécutif de l’état nommait les juges de paix, mais les candidats lui étaient présentés tantôt par la chambre des représentans, tantôt par les cours de comtés. Il est vrai qu’en deux états, la Géorgie et la Pensylvanie, les électeurs désignaient directement les candidats au gouverneur. Peu après, dans l’Ohio, le peuple fut appelé en 1802 à élire les juges de paix ; cet exemple ne fut suivi que très lentement, et trois constitutions particulières l’avaient seules imité, lorsque l’état de New-York se décida en 1826 à faire élire les juges de paix. Néanmoins, en 1840, il n’y avait que sept états qui eussent adopté ce système, lorsqu’un mouvement général se prononça en faveur de l’élection de 1840 à 1870. Plus de vingt révisions successives des constitutions locales eurent lieu afin de soumettre les magistrats inférieurs au suffrage populaire.

La durée des pouvoirs des juges de paix subit les mêmes influences : au siècle dernier, ils demeuraient en charge durant leur bonne conduite ; quelques constitutions avaient fixé le terme de leurs fonctions à sept ans, un plus petit nombre à cinq années. Peu à peu les exigences populaires réduisirent la période, et la majorité des états a soumis tous les deux ans les juges de paix à la réélection.

Pour les cours de justice, l’impulsion s’est manifestée plus tard, mais n’a pas été moins générale ni moins violente. A l’origine de la confédération, dans certains états le gouvernement et le sénat, dans d’autres la législature seule, choisissaient les juges. Hors le cas d’inconduite, les magistrats étaient permanens, sauf en trois états. C’est à New-York que nous voyons poindre le mouvement de réaction contre les juges permanens nommés par le pouvoir exécutif. En 1846, leur élection fut soumise au peuple. En dix ans, quinze constitutions avaient suivi l’exemple de New-York, et aujourd’hui il n’y a pas moins de vingt et un états qui ont livré au suffrage populaire l’élection des magistrats.

Si les juges choisis par le peuple étaient montés sur leurs sièges pour n’en plus descendre, l’inamovibilité aurait créé avec le temps une indépendance qui aurait atténué les vices de leur origine, mais la condition des magistrats issus de l’élection est de ne pouvoir demeurer longtemps sur leurs sièges. La souveraineté populaire qui les a créés veut les soumettre à sa dépendance. La perspective de la réélection doit maintenir le juge dans les liens de la servitude en lui montrant le sort qui l’attend, s’il ne conserve pas les faveurs populaires. Les juges dans la première période avaient été institués à vie, c’est-à-dire tant que durerait leur bonne conduite ; bientôt le terme fut réduit à sept ans, puis à cinq et enfin en certains états à deux années. C’est la pente naturelle des démocraties de livrer à l’élection toutes les charges de l’état et d’aspirer à rendre la durée des emplois de plus en plus courte. C’est en même temps le châtiment des nations qui ne savent opposer aucune digue au courant populaire, devoir leurs institutions empoisonnées par la corruption. Les États-Unis n’ont pas échappé à la loi commune. Tandis que les magistrats des cours fédérales, nommés par le pouvoir exécutif sous le contrôle du sénat, demeuraient liés fidèles gardiens de la charte américaine, que leur justice était entourée du respect public, les juges chargés d’administrer la justice locale, issus de scrutins politiques, après des luttes dans lesquelles leur dignité était compromise, devenaient les serviteurs de la majorité, les obligés et les complices des partis. Sont-ce les détracteurs de la société américaine qui s’expriment de la sorte ? Nullement : c’est aux plus éminens jurisconsultes qu’est emprunté ce sévère jugement. Ils nous apprennent que la valeur morale des juges vaut celle des suffrages qui les nomment. De nos jours, on peut diviser aux États-Unis le corps électoral en trois catégories : au sommet, les gens absorbés par leurs affaires qui votent rarement et que dégoûte le spectacle des intrigues électorales ; — à l’autre extrémité de l’échelle sociale, les hommes qui ont fait de la politique un métier, de telle ou telle opinion, la profession souvent lucrative de leur vie, qui multiplient leur action, se prodiguent et acceptent tous les mandats pour faire réussir celui dont ils ont entrepris, parfois à forfait, d’assurer le triomphe. Entre l’élite qui s’abstient et le politician qui s’agite, existe la masse de la nation, dans laquelle les ouvriers laborieux, les commerçans actifs l’emporteraient peut-être sur les ignorans et les illettrés, si la foule des émigrans, pleins d’illusions et faciles à séduire, n’était prêté à se jeter dans les bras du premier qui leur promet la fortune. Les politicians sont les auteurs des candidatures judiciaires ; ils les prônent et en assurent le succès. Pendant que l’érudit, le jurisconsulte effrayé de ce bruit, cède le pas aux cliens inconnus de ces entrepreneurs d’élections, les candidats promenés de comité en comité, de convention en convention, parcourent le pays en sollicitant les suffrages. — « C’est le métier de tout candidat, dira-t-on. Vous faites le procès des élections. » Les élections judiciaires ne ressemblent à nulle autre ; ce qui est nécessaire en une élection politique est intolérable lorsqu’il s’agit d’un magistrat. Suivez le candidat qui le lendemain veut être juge, Écoutez les questions qu’on lui adresse : elles ont toutes trait à l’exercice de ses fonctions ; sera-t-il sévère ? usera-t-il d’indulgence ? appliquera-t-il telle ou telle prescription récemment votée ? prendra-t-il sur lui de la laisser dans l’oubli ? Il faut qu’il s’explique : s’il garde le silence, il est battu. Aussi subira-t-il les questions les moins convenables ; il souscrira volontiers des engagemens de ne pas appliquer telle loi impopulaire, et lorsque le lendemain, devenu juge, il pourrait du haut de son siège ne s’inspirer que de son devoir, il se voit rappeler à ses promesses électorales par le comité qui l’a tiré de l’obscurité et qui menace de le rejeter parmi la foule, au jour de la réélection, s’il ne demeure pas l’esclave du mandat qu’il a souscrit.

Entre tous les récits que font les Américains des maux qui sont la suite de ce système il nous est malaisé de choisir. Ici, c’est une entreprise colossale disposant de capitaux énormes, annonçant l’intention d’asservir à ses spéculations les députés et les juges, et parvenant à s’emparer pendant plusieurs années du pouvoir judiciaire aussi bien que du pouvoir politique. Là, c’est une lutte à coups de jugemens entre des magistrats au profit de leurs électeurs, cessant d’être des justiciables pour devenir leurs cliens et leurs protégés. En un mot, la corruption chez quelques hommes, la dépendance dans la plupart des cours, la médiocrité à tous les degrés, voilà le résultat du système inauguré vers 1846 et dont gémissent les jurisconsultes américains depuis un quart de siècle.

Si l’on observe avec soin certains symptômes, il est possible d’entrevoir quelques indices d’une réaction contre ces désordres. En 1872, à la suite des scandales auxquels nous venons de faire allusion, une campagne fut entreprise contre les magistrats corrompus de New-York, et leur défaite vint rassurer les honnêtes gens[3]. Déjà, à deux reprises, la législature avait adopté un amendement constitutionnel qui rendait au gouvernement la nomination des juges. L’agitation fut fort vive vers la fin de l’année 1873. Tous ceux qui écrivent, qui lisent et pensent étaient d’accord pour prédire le succès de cette ligue du bon sens ; mais la masse fut docile aux clameurs des politiciens, et 319,000 voix contre 115,000 maintinrent au peuple le droit de vote. Malgré la toute-puissance du nombre, cette minorité fut considérée comme un sévère avertissement qui ne devait pas être entièrement inefficace. En d’autres états, le même mouvement se produisait sous une autre forme. La durée du mandat des juges varie suivant les constitutions locales. De l’exercice des fonctions jusqu’au jour où le juge aurait démérité (during good behaviour), la majorité des états en était arrivée à ces termes très courts qui favorisaient les brigues électorales en rendant en quelque sorte les comités permanens. C’est vers 1855 que fut atteint le minimum de durée des fonctions ; stationnaires jusqu’en 1867, il semble que depuis dix ans les termes s’étendent. Huit états ont déjà révisé leur constitution en élevant sensiblement la période du mandat judiciaire. Plusieurs l’ont doublée en la portant de six à douze années. La Pensylvanie a été plus loin en décidant que ses juges, anciennement élus pour quinze années, exerceraient leurs fonctions pendant vingt et un ans. Si l’on tient compte de l’âge auquel on peut être élu magistrat, il en résulte que les juges de Philadelphie sont garantis par une sorte d’inamovibilité.

C’est encore aux mêmes inquiétudes que furent dues diverses précautions contre la tyrannie des majorités. La nouvelle constitution de Pensylvanie, approuvée en 1872 par le vote populaire, adopta pour l’élection des magistrats l’un des systèmes de suffrage préconisés en Europe pour la représentation des minorités. Lorsque deux magistrats doivent être choisis, chaque électeur ne porte qu’un nom sur son bulletin, et de la sorte, la majorité, impuissante à faire nommer deux candidats, est forcée de céder un des sièges à la minorité. La convention constitutionnelle de l’Ohio a examiné la même question en 1873 et l’a résolue par l’adoption du vote cumulatif, qui permet à l’électeur de la minorité de racheter son impuissance en accumulant sur un même candidat tous ses suffrages. Si ces remèdes sont suffisans, les cours suprêmes de Pensylvanie et de l’Ohio ne pourront être la proie d’une seule faction politique.

Il n’est pas surprenant qu’une réaction se produise en un pays où toute la hiérarchie des magistrats que la constitution déclare inamovible rend dans les cours fédérales une justice dont les Américains sont satisfaits. Cette comparaison perpétuelle entre les deux modes de recrutement et les garanties qui entourent les juges[4] provoque, parmi les hommes de loi et chez tous ceux que n’aveugle point la passion, des réflexions salutaires. Les critiques qui s’adressent aux cours locales sont trop graves pour que l’opinion publique, éclairée par la vue de ces désordres, ne s’applique pas à défendre la justice fédérale. Tout le monde sent d’ailleurs que les cours des États-Unis ne pourraient être livrées aux fantaisies électorales, sans que la constitution, qu’elles ont mission de défendre, fût menacée. C’est ici qu’il devient nécessaire d’expliquer, avec plus de précision, le rôle de la justice fédérale.

Aux États-Unis, la justice est un véritable pouvoir ; dans nos anciennes sociétés, il n’est pas surprenant que plus d’un publiciste ait refusé de reconnaître au corps judiciaire les caractères d’un pouvoir indépendant. Née de la puissance exécutive, vivant de tolérance, lui servant en quelque sorte d’instrument et de conseil, l’autorité judiciaire ne possède, chez les nations du continent, aucun des attributs que comporte sa mission, la plus haute de l’état. Les Américains n’ont pas hésité à les lui donner : en adoptant la formule de Montesquieu, ils ont fait de la séparation des trois pouvoirs une vérité fondamentale. Ils ont remarqué que, par sa nature, le pouvoir judiciaire était le plus faible. Ils ont voulu en faire le plus fort, celui auquel appartiendrait le dernier mot, A l’exécutif, qui dispose des honneurs et qui tient l’épée de la société, à la législature qui, non seulement, est maîtresse du budget, mais qui règle les droits et les devoirs sociaux, ils ont voulu opposer comme un frein le pouvoir de juger. Comme la loi doit être le seul souverain en une république, ils ont considéré qu’au-dessus du soldat, du président, ou des législateurs, devait planer, dans une sphère inaccessible aux intrigues, l’interprète de la loi. Ils ont établi à son profit le plus immense pouvoir judiciaire qui ait été constitué chez aucun peuple. A les entendre, à lire les docteurs de leur théorie constitutionnelle, la république le veut ainsi : les périls qu’elle court ne s’accommodent pas d’un régime de concessions mutuelles où les rapports entre les forces seraient variables. Il faut des lois précises, une constitution claire, et un contrôle qui maintienne d’une main également ferme ceux qui font la loi et ceux qui l’exécutent. Le pouvoir judiciaire a reçu cette grande mission : il est la clef de voûte de la constitution américaine. En faut-il des exemples ? La constitution interdit aux états de voter un statut qui altère les obligations privées. Un état fait-il une loi qui porte atteinte à un droit résultat d’un contrat ? le citoyen lésé saisit le tribunal fédéral. — La constitution défend de faire une loi qui touche en rien à la liberté de la presse. Un statut local diminue-t-il les franchises du livre, du journal ? aussitôt, le tribunal fédéral est saisi. — Les lois rétroactives sont prohibées. Celui qui est condamné en vertu d’une loi pénale rétroactive en appelle. En un mot, toutes les doléances des citoyens lésés par la loi, qu’elle émane du congrès ou de la législature des états, aboutissent aux magistrats fédéraux, qui, les yeux fixés sur la constitution, jugent à la fois les pouvoirs publics, les législateurs et la loi.

Pour une telle mission, quelle force ne fallait-il point donner aux cours fédérales ? La constitution n’hésita pas à rendre permanentes les fonctions de ces juges qui tiennent en leurs mains la, législation politique aussi bien que la législation civile des États-Unis. Malgré le flot montant de la démocratie, malgré la manie du fonctionarisme et les exigences électorales dont le tableau a été tracé, l’inamovibilité des juges fédéraux paraît à l’abri des attaques. Elle a résisté à la malveillance de Jefferson, qui soutenait avec les théoriciens de l’omnipotence populaire que la permanence des fonctions de justice était un vestige de la monarchie. Les jurisconsultes qui font autorité de l’autre côté de l’Atlantique, Story, Kent et avant eux les auteurs du Federalist, ont victorieusement démontré que l’inamovibilité, utile en une monarchie pour défendre les droits des sujets contre les abus de la couronne, était indispensable en une république pour protéger les juges contre la tyrannie des factions. Il faut que les tribunaux résistent à ces courans éphémères, se montrent en tous temps armés et résolus contre la licence et qu’ils agissent avec impartialité sans se soucier de la condition du plaideur ou du parti auquel il appartient. Il est admis aujourd’hui en Amérique que le juge a besoin de plus de fermeté pour résister aux caprices injustes de la foule qu’à l’arbitraire du monarque. Dans tout gouvernement, quel que soit son nom, il existe toujours un souverain, disposant de la force, pouvant en abuser et dont le juge doit contenir les fantaisies au nom du droit. Partout il ne peut y avoir de sécurité pour les minorités que grâce au pouvoir judiciaire. Il est le protecteur naturel des faibles, des persécutés, de ceux qui se disent ou qui sont des victimes. Les jurisconsultes de la république américaine ne croient manquer ni à leur parti ni à : leur foi politique en faisant ressortir les difficultés de la tâche qui s’impose aux juges sous une démocratie ! Dans une monarchie, font-ils observer, les sympathies du peuple sont naturellement en éveil contre la tyrannie et elles cherchent à arracher des victimes aux vengeances du maître. C’est la lutte d’un seul contre tous. Dans les gouvernement où la majorité qui obtient le pouvoir passe pour représenter la volonté du peuple, la persécution, surtout lorsqu’elle est politique, devient la cause de tous contre un seul. C’est de toutes les persécutions la plus violente, la plus infatigable, parce qu’elle semble à ses auteurs la seule manière d’atteindre au pouvoir ou de le conserver. L’arbitraire, au lieu d’être personnifié en un seul, est l’arme dont se servent tous ceux qui oppriment au nom du peuple, et tandis qu’on rougirait de servir les caprices d’un maître, on se fait gloire de servir des passions qu’on croit ennoblir en les nommant la volonté du peuple. Sous une démocratie, continuent les Américains, le despotisme peut donc être plus lourd ; il prend plus aisément le masque du bien public, et le despote, unique en une monarchie absolue, devient un corps à mille têtes plus redoutable pour la sécurité des citoyens. C’est dans un tel gouvernement, alors que le peuple est souverain, qu’il faut ménager au juge la plus solide indépendance : les Américains l’ont pensé. Ils savaient que, dans une république, rien n’était plus facile pour des démagogues que de dresser des intrigues contre l’exercice régulier de l’autorité, et que leurs desseins ne pouvaient être déjoués que par la fermeté des magistrats. Ils n’ignoraient pas que les démagogues seraient nécessairement hostiles au pouvoir qui les tient en échec et à l’impartialité qui les condamne. Ils ont compris que la magistrature ne demeurerait pas longtemps à demi organisée en présence du tourbillon des forces démocratiques, qu’il fallait en faire le premier pouvoir de l’état ou la laisser se courber jusqu’à ce qu’elle devînt le jouet des caprices populaires. Ils n’ont pas hésité et des deux justices qui se partagent les États-Unis, l’une a été livrée en pâture aux appétits de la multitude, tandis que l’autre, sauvée par la constitution, sert de recours au droit violé.

Ainsi il semble que dans cette société singulière où déborde la vie, où tous les élémens des passions sociales se rencontrent et fermentent, les opinions qui se partagent les partis de l’ancien monde au point de vue de l’organisation judiciaire aient été laissées libres de faire l’expérience de leurs forces. L’arbitrage et l’élection, idées connexes qu’ont poursuivies parmi nous les radicaux depuis le commencement de la révolution, ont éternises en pratique dans la plupart des cours d’état ; les tribunaux sont devenus à tous les degrés des arbitres élus ; et comme les électeurs, sans biens, sans intérêts personnels, sont persuadés qu’ils n’auront besoin de la justice que pour échapper aux obligations légales, ils choisissent les juges les plus enclins à énerver la loi et à les affranchir de son joug. En face de cette justice se dressent ces vrais jurisconsultes, ennemis nés d’une démagogie jalouse de toute supériorité, résistant à ses assauts, plaçant leur inamovibilité sous la sauvegarde de leur science, et ne s’occupant que de l’application du droit en demeurant supérieurs à tous les partis. Ce double spectacle frappe en Amérique tous ceux qui pensent ; il ne doit pas être perdu pour les sociétés aux prises avec les périls d’une démocratie qui ne connaît ni bornes ni obstacles.


II

L’organisation judiciaire de la Suisse est peu connue, parce qu’elle varie suivant les cantons. Sa diversité décourage, et on recule devant la longueur d’une étude qui ne paraît pas en rapport avec l’exiguïté des territoires affectés à chaque juridiction. Puis, en France, que d’esprits légers qui, enflés par le spectacle de notre colossale unité, considèrent avec quelque dédain les petites nations ! Pourtant, dans la conduite et le gouvernement des hommes, il n’y a ni petits peuples ni petits problèmes : partout où se développe une institution fécondée par l’action de volontés libres, il y a une leçon à recueillir.

La première surprise d’un Français est de voir la justice abandonnée en ce pays à la législation cantonale. Les Suisses pensent que, s’il est indispensable de soumettre à un commandement et à une impulsion uniques l’armée, les travaux publics, le commerce et les chemins de fer, la fonction de juge s’accommode fort bien de la diversité. Dans le reste de l’Europe, la justice est venue du roi. En Suisse, elle est issue de l’arbitrage. Elle émane donc des citoyens, et ce n’est pas le signe et l’instrument de l’unité nationale. De ce principe différent découle tout ce qui va suivre. Les Suisses se préoccupent moins d’une bonne justice que d’une justice qui satisfasse les parties ; suivant eux, la confiance inspirée au justiciable est la première qualité du magistrat. Où nous cherchons des garanties dans les règles législatives uniformes, ils les font reposer tout entières sur l’assentiment commun des habitans du canton dont les juges doivent régler les intérêts. Aussi, à tous les degrés, le peuple a-t-il foi en ses juges.

Cette confiance est en partie fondée sur l’ancienneté des institutions locales. Chaque canton est attaché à son système judiciaire, parce qu’il en retrouve soit les lignes générales, soit tel trait particulier dans sa plus lointaine histoire. Aussi l’esprit centralisateur qui s’agite dans la confédération, comme en toute l’Europe, n’a-t-il pas encore osé s’attaquer à la justice cantonale. Il l’a laissée intacte, en se bornant à instituer un tribunal fédéral pour les affaires politiques et pour les procès intéressant divers cantons dont aucun ne pourrait être juge en sa propre cause.

Nous ne pouvons ici parler séparément du système suivi dans les vingt-deux cantons. Il faut nous contenter d’indiquer les traits généraux. A première vue l’organisation judiciaire de la Suisse a une certaine analogie avec la nôtre : au centre du canton, un tribunal de cassation, puis une juridiction d’appel, plusieurs tribunaux de première instance parsemés dans les petites villes, enfin au-dessous, répandus dans les bourgades rurales, des juges de paix ; tous ces noms répondent à nos idées françaises. Il est vrai que ces juridictions sont resserrées dans des limites territoriales dont nous n’avons pas d’exemple : un tribunal de cassation pour un canton de 100,000 âmes, un tribunal de première instance pour 7 à 10,000 habitans, un juge de paix pour 1,200, choquent nos habitudes.

La démocratie suisse ne s’accommode pas seulement de ce régime : elle y tient fortement. Elle y voit la conservation d’anciennes coutumes auxquelles les plus humbles sont attachés, et surtout l’application de ce système de morcellement qui rapproche chaque habitant du pouvoir, le fait participer aux affaires publiques, l’associe à la justice, d’aussi près que dans nos campagnes il est associé à l’administration municipale et l’élève jusqu’aux intérêts généraux en lui donnant souvent la charge des intérêts particuliers.

Au premier degré de l’échelle judiciaire se trouve le juge de paix, dont le rôle diffère suivant les cantons ; tantôt juge comme en France, tantôt n’ayant aucune attribution judiciaire, et chargé seulement d’éteindre les querelles. Alors il change de nom et, sous le titre de conciliateur, il en remplit la mission officieuse, sans qu’elle l’empêche d’exercer une fonction judiciaire plus élevée : souvent le conciliateur dans sa commune est juge de première instance dans son district.

Dans une nation où un canton est un état indépendant, il est naturel que les moindres agglomérations tiennent à jouer un rôle : chaque village veut posséder sa justice de paix, chaque bourg son tribunal en plein exercice. Genève et Bâle sont les seules villes qui par leur importance aient absorbé tout le canton. On sait le mot de Voltaire disant que, lorsqu’il secouait sa perruque, il poudrait toute la république. Il est aisé de comprendre que plusieurs tribunaux ne se soient pas maintenus sur de si petits territoires, aux portes d’une ville dont ils devenaient les faubourgs. Partout ailleurs, les cantons sont divisés en de nombreux districts judiciaires possédant chacun un tribunal. Les Vaudois en ont dix-neuf ; pour une population très inférieure (136,000), Lucerne en a autant. Les projets de réduction présentés en ces dernières années sont venus se heurter contre un attachement invincible aux justices locales. Si on enlevait un tribunal à une petite ville, les Suisses croiraient qu’on leur arrache le signe extérieur de leur indépendance. Les habitans de la ville dépouillée de son tribunal se trouveraient aussi humiliés que si, en France, une de nos communes rurales devait dépendre, pour la gestion de ses intérêts, du conseil municipal élu par la commune voisine.

Aussi, justice locale morcelée, faisant partie des coutumes de chaque ville, voilà ce que l’on trouve dans la plus grande partie de la Suisse. Partout, la justice de première instance est rendue par trois juges : tantôt ils appartiennent au siège comme en France ; tantôt le président seul y est attaché, les deux présidens des sièges les plus voisins lui servant d’assesseurs. Ce système, en usage dans le canton de Neuchâtel, donne d’excellens résultats. Aux justiciables il offre les mêmes garanties sans accroître inutilement le nombre des magistrats.

A ne considérer que la nature des institutions, il semble que le jury civil eût dû pénétrer et s’acclimater en Suisse ; on le chercherait en vain, d’où il ressort que les jurés ne sont pas les juges nécessaires dans toute démocratie. Quand les magistrats issus d’une. délégation supérieure sont nommés par la puissance exécutive, le peuple réclame sa part dans l’administration de la justice et veut placer des jurés auprès des juges pour contre-balancer leur pouvoir. Lorsqu’au contraire les magistrats sortent de la nation et en dépendent, le peuple, qui contrôle à tout instant la justice, se repose sur eux d’une fonction qui viendrait accroître sans profit ses charges. Certains cantons possèdent le jury criminel, même le jury correctionnel et les conservent, d’autres se contentent de leurs juges ordinaires et tiennent les jurés pour inutiles.

En Suisse, les magistrats sont mêlés au peuple comme des jurés. Ils en émanent et rentrent incessamment dans son sein. Il en résulte que le jury ne rencontre pas chez nos voisins l’admiration que leur ont vouée les races anglo-saxonnes. Nulle part on n’entendrait un Suisse qualifier emphatiquement le jury, comme un Anglais ou un Américain, de « palladium des libertés publiques. » Le jury n’a pas sauvé la liberté suisse. Une situation spéciale de la magistrature a créé en ce pays et sur ce point des idées qui n’ont pas cours dans les autres démocraties. En Suisse qui parle de l’indépendance judiciaire veut parler de l’impartialité des juges, non de leur liberté de s’affranchir entièrement des sentimens du peuple. Quand les magistrats se font exclusivement les serviteurs, de la loi contre le peuple, on change la loi. Genève en a donné un frappant exemple : on y avait établi le juge unique. Il y a quelque années, on se mit à redouter son pouvoir : lorsqu’on chercha un contrôle, le peuple ne tourna pas les yeux vers le jury, mais vers les assesseurs, sortes de jurés permanens remplissant pendant un temps limité les fonctions de juges, sans être plus capables ni beaucoup plus responsables que des jurés, ayant par rapport à eux cette infériorité de demeurer immobiles en une place où ils risquent de représenter bien plus les passions politiques qui les ont choisis que le fonds commun du bon sens public. Quand le juré devient permanent, c’est signe qu’il perd son indépendance. Or un assesseur n’est qu’un juré permanent : il n’a pas le titre de juge et il en exerce les fonctions ; il n’a fait aucune étude spéciale, il n’a pas de responsabilité, il est le délégué du peuple auprès de l’homme instruit qui juge. Par la nature même de sa mission, il est condamné soit à opprimer la justice, soit à être annulé par le magistrat. On dit qu’à Genève le juge, dont les assesseurs devaient corriger la rigueur, a triomphé de leur influence, qu’habitué aux formes de la procédure comme aux règles de la loi, il n’a pas eu de peine jusqu’ici à faire prévaloir son opinion. Les assesseurs en.s’effaçant ont donc bien mérité de la justice ; mais n’est-il pas à craindre qu’ils sortent de leur abstention le jour où les passions de la place publique auront intérêt à étouffer le droit ?

A côté des tribunaux de district ou de première instance, il existe dans certaines parties de la Suisse des juridictions spéciales nées d’un intérêt particulier ou issues d’une antique tradition. Tels sont à Bâle le tribunal des orphelins, le tribunal des constructions ; à Neuchâtel, les tribunaux d’arbitrage industriel ; dans d’autres cantons, les tribunaux de commerce, les cours réservées aux causes matrimoniales, aux affaires de tutelle. — Ces institutions, parallèles aux tribunaux de première instance, n’altèrent en rien l’unité de l’organisation. Lorsque l’appel est ouvert, tous les recours sont portés devant le tribunal supérieur, qui est le même pour tous les justiciables.

Suivant les cantons, le tribunal d’appel porte des noms différens : cour suprême à Berne ; cour d’appel et de cassation à Neuchâtel ; cour de justice civile et criminelle à Genève ; tribunal d’appel à Bâle ; c’est en réalité et partout une seule et même institution, à laquelle les Vaudois ont donné sa véritable dénomination en le nommant simplement tribunal cantonal. Chargé d’exercer une surveillance constante sur l’administration de la justice, de vider en dernier ressort les appels, de connaître des recours en cas de violation du droit, ce tribunal est investi dans la plus grande partie de la Suisse des attributions d’une cour de cassation. Cette juridiction réunit les attributions d’une cour supérieure et d’une cour régulatrice et constitue la plus haute expression de la justice dans chaque canton.

Dans une confédération, il ne suffit pas que chaque territoire ait organisé dans son sein une hiérarchie judiciaire complète pour que la justice soit également garantie à tous. Une autorité légale supérieure aux cantons, nous l’avons remarqué en étudiant les États-Unis, peut seule mettre fin aux débats entre confédérés des divers territoires. Tel est le point de départ du tribunal fédéral réorganisé en 1874 et régissant les intérêts mixtes.

À l’origine de la confédération et pendant cinq siècles, tous les différends entre les confédérés étaient soumis à une justice arbitrale. « Les alliances » qui étaient la base du droit public et réglaient les rapports des cantons, contenaient une promesse de déférer les contestations à des arbitres. En vigueur jusqu’à la révolution française, ce système fut écarté pendant la période unitaire pour reparaître en 1315. Mais le nombre des questions mixtes augmentait avec les relations mutuelles ; l’arbitrage permanent donna naissance au juge en titre, et, en 1848, du consentement de tous les cantons, le tribunal fédéral fut constitué. Composé de onze juges et de onze suppléans, afin que chaque fraction de la confédération fût représentée, le tribunal fédéral connaissait des litiges entre cantons, des débats entre un canton et le pouvoir central, mais les affaires politiques et celles engageant une question de droit public étaient réservées à l’assemblée fédérale. On soumettait de la sorte à une autorité purement politique les matières mixtes et on les livrait aux intérêts de parti qui altèrent trop souvent la notion du droit : c’était compromettre gravement la justice. Des protestations s’élevèrent de toutes parts : les esprits sages s’accordèrent à demander qu’il n’y eût plus en Suisse de décisions qui pussent échapper à l’empire du droit et que désormais l’autorité judiciaire connût de toutes les violations de la loi.

En 1874, le tribunal fédéral conquit enfin ce terrain, qui est son domaine naturel, aux applaudissemens du peuple, dont la liberté se trouva dès lors placée sous la protection de la justice : conflits de compétence entre les autorités fédérales et les autorités cantonales, différends entre cantons, réclamations des citoyens pour violation des droits qui leur sont garantis soit par la législation fédérale, soit par la constitution de leurs cantons : telles sont les attributions principales de cette cour suprême qui est juge de sa propre compétence et qui embrasse, par conséquent, dans son domaine exclusif, l’ensemble du droit fédéral.

Le tribunal fédéral siège à Lausanne. On a voulu qu’il délibérât loin de Berne, où se tiennent les chambres et où s’agitent les influences politiques. Il est composé de neuf juges et de neuf suppléans, élus par les deux chambres réunies en assemblée fédérale. La durée des fonctions est de six années. Il vient d’achever la première période de son existence, et cette expérience, d’un avis unanime, lui a été favorable. Sa jurisprudence a été sage et ferme : elle a éclairé certaines parties du droit public, et le pouvoir exécutif est demeuré indépendant dans son action, sans que, pour atteindre ce résultat, nul ait pensé à paralyser la justice ou à la dessaisir. Les Suisses sont satisfaits de leur cour suprême. Les partisans les plus déterminés du canton, qui ont si longtemps retardé la formation de ce tribunal, n’élèvent pas de critiques, et si les choix de l’assemblée fédérale continuent à se porter sur des jurisconsultes entourés du respect de tous, s’ils ne se détournent pas pour satisfaire des intérêts de parti vers des hommes engagés dans les luttes politiques, le tribunal fédéral aura franchi victorieusement l’un des écueils les plus redoutables que rencontre son institution. Toutefois il ne faut pas se le dissimuler : l’élection par la législature et plus encore la courte durée des fonctions en demeureront les vices originels. Il est à craindre que, dans l’avenir, la perspective de l’expiration des pouvoirs n’affaiblisse, aux approches du terme, l’indépendance des juges, que de grandes causes tenant en suspens l’opinion publique ne soient volontairement ajournées par une sorte de déni de justice pour ménager les membres de l’assemblée fédérale et obtenir leurs voix. Ce sont là, à coup sûr, des hypothèses ; mais la forme de l’élection autorise ces craintes, et elles deviendront d’inévitables réalités quand cette juridiction sera composée d’hommes moins fermes[5]. Tel qu’il fonctionne depuis six ans, le tribunal fédéral marque un progrès dans le développement constitutionnel de la Suisse et donne un organe à la justice définitive, qui est le but de toute société et l’impérieux besoin d’une démocratie.

Le mode de nomination des juges, est, on le sait, le problème le plus ardu qui s’impose aux peuples libres. Il est toutefois un premier principe sur lequel nul n’élève de contestations. L’indépendance des hommes qui sont investis de la mission de juger est la qualité éminente que cherche à obtenir toute société réglée. Toutes les nations poursuivent à la fois la solution de ce problème : les unes confient au pouvoir exécutif la nomination des magistrats ; les autres préfèrent la donner au peuple directement ou à ses mandataires. Les Suisses sont partisans de ce dernier système. Pour nous qui avons toujours vu le pouvoir exécutif investir les juges, la surprise est profonde et nous nous sentons plein de défiance. Examinons d’abord comment les différentes constitutions helvétiques ont appliqué cette méthode, nous aurons soin de distinguer les résultats par rapport à la Suisse et la valeur réelle du système.

Dans quelques petits cantons, le peuple gouverne directement ; la population est assez restreinte pour qu’une assemblée contienne tous les électeurs, et lorsqu’aux premiers jours du printemps le voyageur qui descend les pentes du Saint-Gothard voit dans la vallée d’Uri ou d’Untervald une foule pressée autour de quelques hommes, il peut se dire qu’en ce champ de mai il a devant les yeux le spectacle unique, dans les temps modernes, d’un peuple réuni, tout entier, pour délibérer sur ses propres affaires, écouter ses chefs, apprécier leurs actes, et renouveler leurs pouvoirs ; le jour même où il choisit les autorités qui régiront pendant l’année le canton, il élit ses magistrats. Mais les limites étroites du territoire, le nombre restreint des habitans, leurs mœurs pastorales les rejettent si loin de notre civilisation qu’on doit regarder cette application de la démocratie pure comme une épave du passé et non comme un exemple de l’avenir. Il faut sortir des gorges sauvages de la Reuss pour retrouver avec les horizons élargis le mouvement commercial et industriel qui fait la prospérité des cités.

Descendons vers Herne et Lucerne : nous trouvons les juges élus par le peuple, non en assemblée générale comme dans les petits cantons, mais par un scrutin auquel prennent part tous les électeurs habitant depuis plus de trois mois la juridiction. Le système de vote est le même pour les juges de paix et pour la formation du tribunal de district ; seulement, tandis qu’à Lucerne le président est choisi par les électeurs, à Berne, le pouvoir législatif le désigne sur la présentation séparée de la cour suprême et du peuple, ce qui donne aux capacités une plus grande chance de parvenir. La cour suprême n’est pas issue de la même source. L’assemblée politique du canton, qui porte dans presque toute la Suisse le nom de grand conseil, est chargée dénommer, dans la plupart des cantons, les magistrats qui composent le tribunal supérieur. C’est, à vrai dire, une élection à deux degrés, les députés directement élus devenant les électeurs des juges.

Ainsi, suivant l’importance de la juridiction, la constitution a eu recours à l’élection par le suffrage populaire ou par les députés.

Plus on s’avance vers la frontière française et plus devient rare l’intervention directe du peuple. A Neuchâtel, les juges de paix sont encore choisis par les électeurs locaux ; mais les autres juridictions émanent du grand conseil et sont instituées pour trois ans. A Genève et à Bâle, les magistrats de tous ordres sont élus par l’assemblée politique.

Dans le canton de Vaud, l’organisation est plus compliquée : elle mérite quelques détails. Le tribunal cantonal a de tout temps été choisi par le grand conseil. Autrefois le pouvoir exécutif, issu de l’assemblée législative et portant le nom de conseil d’état, se réunissait au tribunal supérieur et de leur délibération commune sortait le choix des magistrats du canton. Ce mode de nomination, qui est encore en vigueur à Fribourg, souleva des critiques : les riches campagnards, dont l’influence dominait dans le grand conseil, formant à la fois le conseil d’état et le tribunal cantonal, étaient maîtres du pouvoir judiciaire. Il se fit un mouvement d’opinion : l’opposition promit au corps électoral de lui donner l’élection des magistrats. Lorsqu’elle eut triomphé, grand fut l’embarras, nul ne songeait à établir l’élection directe comme à Berne ou à Lucerne ; on s’arrêta à un système mixte, en donnant au peuple la formation de listes de capacités judiciaires dressées par communes, à raison d’un élu pour cent âmes d’habitans. Sur ces listes fort longues, ce n’est pas le grand conseil, mais le tribunal cantonal qui choisit, dès qu’il est institué, les membres des tribunaux et les juges de paix. Les candidats qui ne sont pas pourvus d’une charge forment la liste annuelle du jury. De la sorte, l’action du pouvoir politique ne s’exerce, que sur le choix du tribunal supérieur, et le peuple prend part à la nomination, moins par une désignation directe que par l’exclusion des candidats qui n’ont pas sa confiance. D’ailleurs des précautions ont été prises pour prévenir l’intolérance de la majorité : chaque électeur ne peut inscrire sur son bulletin que la moitié des candidats que sa commune doit nommer ; grâce à ce système, dont l’es politiques sourient en le traitant d’ingénieux, la minorité est toujours représentée sur la liste[6]. Nous n’avons pas ouï dire qu’une omission injuste ou passionnée ait été signalée depuis treize ans.

Ainsi, dans les cantons de la Suisse, le peuple désigne ses magistrats, soit directement dans une assemblée générale, soit par voie d’élection au premier degré, soit encore par les députés qu’il nomme, ou enfin en excluant ceux qu’il ne veut pas pour juges.

La première objection qui vienne à l’esprit d’un Français en étudiant cette organisation, c’est la confusion qui semble inévitable entre la justice et les passions politiques. Des trois pouvoirs qui pourvoient en Suisse aux nominations, le tribunal cantonal seul le rassure, l’assemblée politique l’inquiète, le peuple l’alarme. Les Suisses n’éprouvent pas au même degré ces craintes. Ils ont grande confiance dans le bon sens des électeurs : à ceux qui seraient tentés de douter ils montrent leurs magistrats. Voyons-les donc avec eux et commençons par ceux de Berne, de Zurich et de Lucerne, élus directement par le peuple.

Les juges de paix sont des paysans choisis parmi les notables de la commune. C’est le plus souvent un homme âgé qui a montré du bon sens dans la conduite de ses affaires et qui a inspiré confiance à ses concitoyens. Il prend au sérieux son rôle de conciliation et se fait écouter autour de lui. Le juge de première instance devrait être un juriste, mais on estime que la moitié seulement des places est remplie par des hommes ayant fait des études juridiques : le reste est composé de juges de paix dont l’expérience a été la seule préparation, de notaires ou d’avocats versés dans la pratique, de simples citoyens dont l’esprit judicieux a inspiré confiance dans le district. Les Suisses assurent que, dans la plupart des cantons, ils ne se laissent pas guider en nommant les magistrats par l’esprit de parti et qu’à-peu de jours d’intervalle, le vote étant ouvert pour l’élection d’un député et pour le choix d’un juge, les électeurs, lors du second scrutin, savent repousser les suggestions de la politique.

Dans les cantons où la lutte des partis atteint un certain degré de violence, on ne dissimule pas que les dernières élections judiciaires ont été purement politiques. Dans les procès où pouvaient reparaître les griefs du candidat, on a vu la justice s’éclipser pour faire place à la rancune ; toutefois les partis vaincus reconnaissent, non sans surprise, que les procès civils ne souffrent pas jusqu’ici d’un état de choses qui alarme bien plus les penseurs que la foule des citoyens. Du moment où les électeurs sont investis du droit d’élire leurs juges, l’entraînement est d’ailleurs invincible. On nous a cité un district où les élections judiciaires n’avaient jamais été politiques : une transaction, qui avait eu lieu d’ancienne date entre les partis, était fidèlement observée ; mais en 1875 les élections de députés avaient été chaudement disputées ; les deux partis se balançaient presque exactement. Deux ans plus tard, il fallait nommer les juges. Chacun était impatient de savoir si l’un des partis avait fait des progrès. On n’écouta que l’intérêt politique, et de l’urne sortit pour la première fois un tribunal n’appartenant qu’à une seule opinion. Les Suisses assurent que ces faits sont très rares, et ils aiment à citer de nombreux districts où, la direction des affaires étant passée des libéraux aux radicaux, le magistrat libéral fut confirmé dans son mandat à une grande majorité, nonobstant le revirement politique. Malgré ces symptômes contradictoires, malgré ces injustices du scrutin qui ne sont que de rares mais significatives exceptions, les Suisses assurent que, du suffrage populaire émane, dans la plupart des cantons, un corps d’hommes remplissant suffisamment leur tâche, quelques-uns d’une valeur réelle, le plus grand nombre d’un niveau médiocre, mais échappant partout à la corruption. Aussi la réélection des jugés, lorsqu’est expiré leur mandat, est-elle entrée dans les mœurs de la Suisse : à Zurich, à Berne et à Lucerne, on assure qu’il faudrait un démérite flagrant pour qu’un juge ne fût pas maintenu en charge.

Dans les cantons où le grand conseil fait les choix, nous avons trouvé les jugemens les plus contraires sur la valeur des hommes ; mais il paraît certain que le jeu des partis dans l’assemblée politique, plus vif en un champ plus étroit, exerce une influence trop grande sur le choix des juges. On cite, il est vrai, quelques traits de la sagesse des grands conseils : à Zurich, après l’évolution démocratique de 1869, les radicaux n’ont pas songé un instant à priver les libéraux de la moitié des sièges qu’ils occupaient de longue date dans le tribunal cantonal. A Bâle, un président, appartenant au parti conservateur, était mort récemment après trente-quatre années de fonctions durant lesquelles la majorité du grand conseil était radicale. A Lausanne, les radicaux disposaient d’une majorité formidable : ils avaient, l’année précédente, composé le conseil d’état à leur gré ; ils se proposaient de renouveler entièrement le tribunal cantonal, lorsqu’au jour du scrutin une opinion moyenne, dont ils ne soupçonnaient pas la puissance, a maintenu en charge les magistrats conservateurs. Mais quoi qu’en puissent dire les plus satisfaits, ces exemples sont rares : le soin avec lequel on les cite révèle une exception. Trop souvent les tribunaux reçoivent, comme en un asile, les candidats malheureux du parti vainqueur.

Dans plusieurs cantons, les magistrats peuvent être députés, et le cumul achève de mêler la politique et la justice. Il y a des cantons où plus de la moitié des présidens de districts siège au grand conseil. Les esprits sages déplorent une telle confusion ; mais elle se retrouve à tous les degrés : en certains districts, il n’y a presque pas de juges qui ne soient maires de leur commune ; la loi n’interdit aux maires que les fonctions de président. Ce rapprochement d’attributions ne choque pas les Suisses : il faut trouver la raison de ce fait dans leur histoire, où le pouvoir municipal et le pouvoir judiciaire ont toujours été si intimement mêlés.

Il n’y a pas une juridiction, quelqu’élevée qu’elle soit, qui échappe en Suisse à ce contact de la politique. Le tribunal fédéral, dont les juristes louent la jurisprudence et dont la confédération apprécie la sagesse, n’évite pas cet écueil : issu du vote des deux chambres réunies tous les six ans en un congrès pour le nommer, il a été constitué à la suite d’un accord des partis. Qui pourrait en faire un grief spécial aux Suisses ? N’est-ce pas ainsi que notre conseil d’État a été formé en 1872 ? La lutte des partis a-t-elle respecté la magistrature administrative qu’il s’agissait de constituer ? C’est le sort commun des institutions et des hommes qui les -composent de porter la trace de leur origine. Il reste à savoir laquelle s’efface le plus vite de la marque apposée par une assemblée politique ou par un seul homme issu lui-même de la politique, ministre pour quelques jours, et dont la responsabilité individuelle est non moins illusoire que la responsabilité collective d’une assemblée. Ce qui est vérifié par l’expérience, c’est que l’empreinte, dans l’un et l’autre cas, ne disparaît que si le magistrat est permanent et inamovible.

Il est vrai que certaines constitutions cantonales ont cherché à écarter de l’organisation judiciaire l’influence fatale de la politique. Quelques cantons, pour éviter le contre-coup direct des passions populaires, ont ajourné les élections judiciaires à la deuxième année qui suit l’élection de la législature. Aussitôt après la formation de l’assemblée politique, les députés emploient leur première ardeur à la formation du pouvoir exécutif ; puis, l’année suivante, quand le feu des élections est éteint, le grand conseil procède à l’élection des magistrats. Chacun des partis présente sa liste : au premier tour, on mesure ses forces, en ne portant que des amis ; puis, avant le second tour, on transige sur quelques noms, et grâce à cet accord, le tribunal contient deux ou trois juges portés par la minorité. A Lucerne, on a mis un intervalle de deux années entre les élections judiciaires et les élections de députés pour laisser les ardeurs se refroidir, mais c’est une vaine précaution : elles se raniment à l’approche du scrutin, et le candidat, le voulût-il, serait impuissant à empêcher les brigues qui naissent de la compétition des partis.

Si l’inamovibilité existait en Suisse, la nomination par les grands conseils, telle qu’elle y est pratiquée, perdrait quelques-uns de ses dangers. Mais le magistrat qui est le produit d’une élection politique ne peut oublier un seul jour la source de ses pouvoirs : il pense qu’au bout de peu d’années son mandat devra être renouvelé ; il s’en inquiète, il lui est impossible de ne pas songer aux députés dont il dépend, au peuple dont la défaveur peut marquer le terme de ses fonctions. Certains cantons ont cherché à restreindre cette pernicieuse préoccupation du juge, en prolongeant la durée de son mandat. A Bâle, il est de neuf ans, et tous les trois ans un tiers du tribunal est soumis à la réélection. A Berne, les fonctions de la cour suprême durent huit années, les élections d’une moitié des juges ayant lieu tous les quatre ans. Dans la plupart des autres cantons, le terme est de quatre années et coïncide avec la réélection du grand conseil. A Neuchâtel, où les députés sont élus tous les trois ans, le mandat des juges est restreint à ce terme. A Genève, où le grand conseil n’est élu que pour deux ans, on a reculé devant une durée aussi courte, et une seule législature sur deux est investie du soin de renouveler les corps judiciaires. Les Suisses sentent eux-mêmes combien est vicieuse une si fréquente réélection. Aussi nous n’avons trouvé ni un jurisconsulte, ni un homme politique qui demandât de transférer la nomination des juges au pouvoir exécutif, tandis que nous en : avons rencontré plusieurs qui n’hésitaient pas à regretter l’inamovibilité. Ils prennent patience en montrant comment les mœurs sont parvenues à corriger la loi. Les magistrats qui exercent avec un mérite reconnu depuis vingt-cinq et trente ans, ne sont pas rares en Suisse. Il est peu de villes où on ne soit fier de les citer. A côté de la durée légale des fonctions, qui est d’une brièveté dérisoire, il faut donc placer le fait qui atténue la rigueur de la loi.

Malheureusement pour le juge, sa position est doublement précaire : non-seulement il est exposé à perdre la faveur du peuple, mais son traitement suffit à peine. Sans parler des cantons où les vacations rémunèrent le juge, système qui compromet la justice et fait soupçonner le magistrat dans la plus grande partie de la Suisse où sont établis les traitemens fixes, leur médiocrité est l’objet des plaintes les plus vives. La question budgétaire, que les contribuables discutent avec ardeur, ne nous intéresse pas ; ce qui nous importe, ce sont les conséquences de ce qui existe : or, dans les districts où le nombre des affaires est considérable, où les tribunaux absorbent entièrement le temps des juges, on arrive difficilement à déterminer un candidat à accepter une charge. On parle de tribunaux d’une importance considérable dans lesquels une place est vacante depuis quelques mois, sans qu’on puisse trouver un titulaire. Les Suisses seront obligés d’élever les traitemens et d’accroître la durée des fonctions, s’ils ne veulent assister au déclin de leur justice. Dans les gouvernemens aristocratiques, les juges, appartenant à la classe riche, peuvent être indifférens au profit de leur charge ; en Suisse, le peuple se défie de la fortune : il aime à prendre ses candidats dans une position subalterne. Il en résulte un dilemme : ou il choisit les hommes d’une intelligence reconnue, et il leur faut un rare esprit de sacrifice pour renoncer à acquérir la fortune grâce à une fonction lucrative ; ou le peuple est amené à prendre des hommes ignorans qui se résignent à accepter un traitement au niveau de leur médiocrité.

Un autre danger de l’élection, c’est d’ouvrir aux juges la voie des ambitions politiques. Il n’est rien de plus fréquent que d’entendre dire en Suisse, d’un homme arrivé au conseil national, siégeant au conseil des états ou faisant même partie du conseil fédéral : « Il a commencé sa vie politique, il y a vingt ans, en entrant au tribunal de tel district. » Une première élection met en évidence, et le tribunal sert de marchepied au candidat. Si son mérite éclate, s’il sait acquérir la confiance publique, il entre au grand conseil du canton et sa fortune politique est commencée.

C’est à la fois la faiblesse et la force des démocraties que toutes les fonctions de la cité soient rattachées et pour ainsi dire confondues dans une hiérarchie commune par des liens étroits. Il est très bon que le député ait été juge ; il est très périlleux que le juge aspire à être nommé député. Peu de Suisses comprennent ce danger. Chaque tribunal contient donc un certain nombre d’hommes jeunes qui ont fait des études de droit, qui ont le titre et le mérite de juristes et qui espèrent entrer dans les conseils politiques. A côté d’eux siègent des praticiens qui ont appris les affaires en exerçant les fonctions de notaires ou de greffiers ; les autres sont des gens étrangers au droit, doués d’un certain bon sens, et parmi lesquels il arrive qu’on rencontre de véritables jurisconsultes. Neuchâtel possède un président qui n’avait fait aucune étude juridique : c’était un ancien fabricant d’horlogerie, un des industriels les plus considérés du pays. Au retour d’un séjour en Amérique, il fut mis à la tête du tribunal et devint un président remarquable ; ces exceptions sont citées avec complaisance, mais elles n’excusent pas les préjugés populaires qui font de la science une cause de défaveur. Il est des cantons où le titre de docteur en droit compromet le candidat, au lieu de le servir. Le peuple cherche sincèrement des juges intègres, mais se défie des savans. Il se demande volontiers pourquoi il choisirait des gens qui en sauraient plus que lui ; entre des candidats de science inégale, il préfère des hommes sortis de son sein : l’électeur se plaît toujours à choisir ses pareils.

De cette tendance commune au peuple en tous les pays, il résulte en Suisse un abaissement du niveau judiciaire. Moins sensible en certains districts, relevée par des exceptions brillantes, cette médiocrité se rencontre dans les tribunaux de premier degré bien plus que dans les tribunaux supérieurs du canton. Elle porte plus souvent sur les mœurs que sur l’esprit : nous ne voulons pas parler de la corruption des mœurs presque inconnue dans ce pays, mais d’une certaine vulgarité de manières qui plaît à la démocratie. Il n’est pas à Paris un praticien élevé dans la fréquentation du palais de justice qui n’ait été nourri des bons mots un peu vulgaires de tel président jugeant à propos d’égayer de réflexions piquantes les aridités de la procédure. Les vrais magistrats souffraient de ces plaisanteries, qui faisaient la joie des clercs. Nous avons retrouvé en Suisse quelque reflet de ce type, mélange d’esprit et de bon sens naturel, donnant à rire à l’auditoire et devenant ainsi populaire, sans rendre pour cela une mauvaise justice. En France, il est rare et on le signale ; en Suisse, c’est l’attitude de bonhomie simple d’un grand nombre de présidens inférieurs, associant le public aux débats et laissant à la foule cette satisfaction qui ressort de l’usage visible du sens commun.

D’ailleurs, en Suisse, on méconnaîtrait la nature des institutions, en voulant ramener les tribunaux à un modèle uniforme. Selon que le tribunal siège dans une commune rurale ou dans une ville industrielle, tout diffère. Dans les cantons de Vaud, de Fribourg, de Berne et d’Argovie, qui ont des traits communs de caractère dus à la domination des puissans seigneurs de Berne, il existe une classe de paysans qui s’occupent beaucoup de leurs affaires privées et qui trouvent du temps pour les affaires publiques : ils sont à la fois maires, juges de paix ou de district, surveillans des écoles, conseillers de leur église : ils ne sont pas juristes, mais ils ont du bon sens et s’en servent. Tels sont les hommes qui, réunis à quatre ou cinq, rendent la justice dans ces grosses bourgades qu’on voit suspendues aux flancs de la montagne ou quelquefois perchées tout en haut d’un monticule avec des débris de remparts, vestiges de leur puissance. Autour ou au pied de la colline, des pâturages couverts de troupeaux dont on entend résonner les innombrables clochettes, attestent la richesse d’un territoire consacré à l’élève du bétail. Gravissez les pentes, pénétrez par ces rues étroites au travers des maisons entassées ; allez jusqu’à la tour carrée de l’église qui domine le village, et en face vous verrez un bâtiment qui sert d’hôtel de ville dont les piliers ou les balustres ornés de sculptures en bois attestent l’ancienneté. C’est là que siègent chaque semaine quatre ou cinq paysans : aucun d’eux n’est juriste ; le bon sens leur suffit. S’il se présente une affaire délicate, il leur arrivera de se tourner vers le greffier, personnage considérable dont l’expérience, quelquefois la science, est d’un précieux secours pour les tribunaux inférieurs. Choisis avec soin, survivant aux juges et devenant le point d’appui et la tradition vivante du tribunal, les greffiers gardent le secret de la jurisprudence et jouent en réalité dans certains sièges un rôle disproportionné, mais qui tourne au profit de la justice. Souvent le président est un homme instruit : l’un d’eux nous disait : « Les affaires que nous jugeons sont toujours les mêmes ; s’il nous venait par hasard une question de lettre de change, je n’ai pas un de mes juges qui pourrait la juger avec moi. »

Si on descend vers les vallées industrieuses où, le long d’un cours d’eau, se multiplient les usines, les institutions se développent avec l’habileté des habitans. Dans le tribunal, les paysans ne seront plus en majorité, d’anciens fabricans y siégeront à côté de quelques juristes. A Zurich ou à Bâle, ce sera bien autre chose : les magistrats seront tous des esprits d’une capacité reconnue ; les docteurs en droit n’y seront pas les plus nombreux, mais l’intérêt aura fait des juristes avec des hommes sortis du commerce, et quelques-uns des jugemens rendus par ces tribunaux auront acquis une notoriété légitime dans la jurisprudence fédérale.

En résumé, une justice satisfaisante dans les procès civils, mais très inégale, assez ferme en matière criminelle, très douteuse dans les matières politiques, rendue par des capacités médiocres que soutient la distinction d’esprit d’un petit nombre et qu’améliore la tradition ; en un mot, les hommes et les mœurs réparant autant qu’il est possible les défauts de l’institution ; voilà ce qu’on rencontre dans l’organisation judiciaire de la Suisse.

Au premier abord, l’étranger éprouve une profonde surprise : s’il a l’habitude de la symétrie française, il ne peut concevoir que tous les juges d’un pays ne soient pas nommés suivant le même mode, pourvus des mêmes diplômes, réputés en possession, de la même capacité dans des tribunaux d’égale importance. Il a surtout peine à comprendre que le suffrage populaire sache écarter le parleur mal famé pour lui préférer un homme médiocre doué de sens commun. Ceux qui, nés en Suisse, ont étudié hors de chez eux les tendances des démocraties, comprennent notre étonnement. « Rien, nous disait l’un d’eux, ne se conçoit dans les lois, comme dans les mœurs de notre pays, sans l’histoire. Dans l’ancienne constitution de la république, qui n’avait de républicain que le nom, et qui était en fait une société de sujets vivant sous la tyrannie des seigneurs de Berne, aussi bien en 1788 qu’en 1600 ou en 1500, le peuple dépouillé de tous droits n’avait qu’un seul pouvoir, qu’une seule liberté, celle de choisir ses magistrats. D’autorité politique il n’en avait aucune, mais il possédait le droit d’élire ceux qui rendaient la justice locale. De là est née et s’est formée la tradition aujourd’hui consacrée par les siècles, tradition que personne ne songe à contester, contre laquelle aucun parti politique ne s’élève. » Telle est la clé du problème sans laquelle en effet rien ne s’explique. Est-ce à dire que l’institution est bonne par cela seul qu’elle est ancienne ? Nullement, mais le peuple a comparé le résultat des élections, selon que ses choix ont porté sur des esprits droits ou sur des charlatans ; avec les échecs, avec les souffrances est venue l’expérience. Peu à peu une seule qualité a dominé toutes les autres ; une seule a été exigée par les électeurs ; la considération. La science est devenue presque le superflu ; le suffrage populaire y est indifférent, mais il exige que la réputation ne soit pas douteuse. Si, en une crise politique où les passions font taire la raison, il a pu arriver qu’un homme taré parvint à siéger, c’est un fait que signalent et que désavouent les cantons voisins. La vie que mènent les Suisses explique aisément cette sévérité si rare en une démocratie : ils habitent une maison de verre où tout se voit. Vivant fort rapprochés, non-seulement les habitans des villages, mais des bourgs, se connaissent tous. Le contact qu’établit entre eux la pratique des institutions libres, l’habitation longtemps continuée en un même territoire, l’instruction la plus développée donnée en commun, les sociétés d’étudians jetant dès l’adolescence le jeune homme dans le tourbillon des idées et des passions politiques, à vingt ans le service militaire appelant toute une génération sous les drapeaux à intervalles assez courts, puis, les élections fréquentes transformant l’étudiant écouté en homme politique influent, lui donnant pour appui ses camarades de la veille : tels sont les liens intimes qui rattachent la société suisse, qui en nouent les différentes parties et qui expliquent la vie intérieure d’un peuple qui a plus d’activité que de haines, plus d’émulation que d’envie. Si on n’observe pas ce spectacle dans toutes ses parties, on ne peut comprendre la Suisse. C’est une démocratie qui est attachée à son passé, qui se défie des innovations et qui, par-dessus tout, se connaît bien elle-même.


III

Que conclure du spectacle de ces deux démocraties ? Avec l’une, nous voyons les dangers de la turbulence, l’envie qui emporte la multitude, l’instabilité qui énerve les lois et qui détruit les mœurs publiques, et au sommet, par un prodigieux contraste, la constitution, qui est au-dessus de toute attaque, dont la garde est confiée à un corps de magistrats puissans, seuls permanens au milieu du tourbillon général ; de telle sorte que le même peuple nous présente à la fois chez ses magistrats le modèle le plus outré de la mobilité élective et l’exemple de l’inamovibilité respectée. En quittant une nation qui semble surexcitée par la fièvre, nous revenons vers l’Europe, où nous ne trouvons qu’une démocratie complète, celle de la Suisse, aussi calme en son ensemble que les États-Unis sont agités. Les institutions judiciaires y sont sans grande force ; mais les mœurs ont une vigueur qui leur donne la vie, et la sagesse publique sait améliorer ce que les lois ont de défectueux.

De la comparaison de ces deux démocraties, il ressort certaines lumières ; il apparaît clairement qu’en une nation où l’inexpérience domine, où les institutions libres sont récentes, où dans le sein de la population les élémens sont mobiles, les imaginations facilement excitées, la démocratie voit se développer tous ses maux, et au premier rang l’envie et la corruption. Il est non moins évident qu’une population plus ancienne, plus sédentaire, se connaissant elle-même, mûrie par une tradition locale sur laquelle elle vit, est plus propre à jouir de la liberté sans l’acheter au prix d’abus excessifs. Le propre de la démocratie est de surexciter les élémens divers sur lesquels elle agit : en donnant le même jour à tous le droit de parler, de délibérer et d’élire, il semble qu’elle déchaîne en même temps tous les vents. En prodiguant aux hommes tant de faveurs, elle parvient aisément à les enivrer. Pour résister à ses séductions, il faut une longue expérience. La plupart des cantons suisses sont habités par des citoyens laborieux et sages ; ils aiment de longue date leurs institutions, y demeurent fidèles et méprisent les stériles agitations dont l’Europe est remplie et dont Genève se plaît à certaines époques à leur offrir l’image. Leurs tribunaux sont le reflet de leur caractère et suffisent à leurs besoins. Voués à la culture ou à l’industrie, ils ont pris des arbitres spéciaux et s’en contentent.

De ces deux démocraties, quelle est celle dont le flot montant nous gagne ? Sommes-nous faits de longue date aux mœurs de la liberté ? Savons-nous résister au mirage des espérances décevantes ? Possédons-nous une tradition ? Vivons-nous dans les cours de justice sur les précédens du passé ? A défaut d’anciennes institutions politiques, avons-nous le respect d’institutions civiles mêlées à nos mœurs ? Le suffrage a-t-il parmi nous horreur des charlatans ? Cherche-t-il de préférence les hommes les plus considérés ? Si, à toutes ces questions, il nous est possible de répondre affirmativement, alors seulement nous pouvons sans témérité confier au peuple le choix de ses juges. S’il faut avouer que tout cela nous manque, si nos traditions ont été brisées par la chute d’un ancien régime dont la haine est la plus profonde des convictions nationales, si nos classes sociales sont, par surcroît de malheur, divisées en partis politiques, si nos secousses successives ont jonché le sol de ruines et fait pénétrer dans les esprits le pire des dissolvans, le scepticisme politique, il faut que nous cherchions un remède, et qu’à toutes ces causes de faiblesse qui peuvent faire fléchir notre constitution, nous trouvions un contrepoids.

Seul, le pouvoir judiciaire peut nous l’offrir. C’est là le secret de la puissance des institutions américaines. M. de Tocqueville l’avait admirablement discerné. « L’autorité que les Américains ont donnée aux légistes, dit-il, et l’influence qu’ils leur ont laissé prendre dans le gouvernement forment aujourd’hui la plus puissante barrière contre les écarts de la démocratie. » (II, 163.) Ceux qui ne l’ont pas vu sont forcés d’avouer qu’à leurs yeux la durée de la constitution des États-Unis est un fait incompréhensible. Il y a parmi nous des gens qui ne peuvent contempler l’Angleterre ou l’Union américaine, ni étudier leur constitution sans en prédire la chute comme pour se venger de leur surprise et de leur impuissance à en comprendre le mécanisme. Et pourtant aucun des auteurs de la constitution de 1787 n’a caché son secret ; tous l’ont proclamé à l’envi ; à leurs yeux, l’antagonisme du pouvoir exécutif et de la législature est inévitable, si un troisième pouvoir tirant sa source de l’un et de l’autre, mais supérieur à tous deux en durée, ne vient juger leurs lois et leurs actes, servir d’arbitre à leurs luttes et de protecteur vis-à-vis des citoyens. Que le président ou les fonctionnaires menacent la liberté et se livrent à des actes arbitraires, le pouvoir judiciaire se dresse aussitôt et met obstacle aux empiètemens de l’exécutif. Que la législature, entraînée par le mandat des électeurs, croie représenter à elle seule la souveraineté populaire et qu’elle vote des lois contraires à la constitution, le pouvoir judiciaire écoute les doléances des citoyens et paralyse la loi illégalement votée. En reprenant l’histoire des États-Unis, on retrouverait aisément le souvenir de conflits apaisés, d’entreprises déjouées, d’usurpations confondues par la fermeté d’un pouvoir placé assez haut pour être revêtu de tout le prestige de la loi.

Si ce pouvoir n’existe pas, écoutez les docteurs de la théorie constitutionnelle indiscutée au-delà de l’Atlantique, ils vous diront d’une commune voix qu’une république sera condamnée à être éternellement ballottée entre le césarisme et la démagogie, que tantôt un maître, tantôt une assemblée omnipotente, gouverneront le pays, que, sans un contrôle supérieur, l’équilibre est rompu, et que, faute de savoir le maintenir s’il existe, ou le créer s’il fait défaut, une république ne connaîtra jamais les bienfaits d’un gouvernement modéré. Ce qui perd les pouvoirs délégués par le peuple, c’est qu’ils se croient tout permis. Il leur faut un contrepoids, un guide, un contrôle. Seul, le pouvoir judiciaire est capable de le donner. A quelles conditions peut être créée, dans le mécanisme gouvernemental, cette pièce maîtresse sans laquelle une démocratie privée de frein se précipite vers la satisfaction de toutes ses passions ? C’est la question la plus grave qui s’impose de notre temps aux méditations de ceux qui sont résolus à demeurer fidèles à la liberté.

Dans nos chartes successives, tout a été fait pour annuler l’un des pouvoirs. La constitution de 1791 a étouffé la monarchie et fait naître la puissance sans limites de la convention ; la constitution de l’an VIII a réduit à l’inaction les assemblées au profit du pouvoir exécutif. Les chartes constitutionnelles ont formé un dualisme qui, bien que tenté sous sa forme la plus sage, a pourtant abouti à deux conflits mortels. La constitution de 1848 a poussé le dualisme à ses limites extrêmes en mettant une assemblée unique et omnipotente en face d’un président élu par le peuple. 1852 a revu la constitution de l’an VIII, la législature muette et le pouvoir exécutif sans frein. Nous faisons une nouvelle expérience dans laquelle le pouvoir exécutif, absorbé par une des branches de la législature, n’est qu’un instrument. La volonté du peuple souverainement exprimée dans les élections de députés et de sénateurs est toute-puissante. — C’est la condition du régime représentatif, nous dit-on. Voyez la constitution anglaise ; ignorez-vous que le parlement exerce une autorité sans limites et que la chambre des communes est l’expression directe de la volonté populaire ? — Sans doute ; mais en Angleterre il y a deux obstacles qui se dressent devant les électeurs : la couronne et la chambre des lords sous sa double forme politique et judiciaire[7]. Cherchez tous les peuples réglés par une constitution libre et vous n’en trouverez pas un seul où l’électeur puisse en nommant ses mandataires disposer directement des lois et de la constitution nationale. En Suisse, le conseil des états et la révision soumise au peuple servent de frein à la chambre basse. Aux États-Unis, le pouvoir judiciaire crée un obstacle. Dans notre pays, aucune barrière n’a été dressée pour arrêter ou retarder la volonté de l’électeur. Nous avons emprunté à nos chartes et aux gouvernemens anglo-saxons tout ce qui facilitait la toute-puissance des législatures sans conserver, ni créer une seule des forces qui pouvaient empêcher l’avènement du despotisme des assemblées.

Si nous possédions, ainsi qu’en Amérique, une constitution contenant une série de principes définis, servant de fondement à nos institutions et soumettant à leurs règles les citoyens c emmêles corps politiques, la réforme à accomplir serait simple et s’imposerait d’elle-même. Malheureusement nous n’avons jusqu’ici, en fait de lois constitutionnelles, que des lois d’organisation et de procédure. Nous nous bornons donc à une hypothèse : une cour suprême serait appelée à connaître de tout appel fondé sur l’inconstitutionnalité de la loi votée : statuant non comme censeur de la législature, mais comme juge sur chaque litige, en préférant les principes de la constitution aux lois qui les auraient violés, la cour procéderait sans bruit, sans éclat, elle n’annulerait pas la loi, elle passerait à côté d’elle ; elle laisserait subsister l’acte et ne rendrait pas d’arrêts qui rappelassent les arrêts de règlemens ; les yeux fixés sur le pacte constitutionnel, les magistrats en assureraient la durée par une observation fidèle[8]

« Mais, dit-on, vous créez un conflit sans issue. Supposez qu’au lendemain d’une de nos révolutions, la cour suprême que, sans doute il s’agit de rendre inamovible, voulût entraver les autres pouvoirs, qu’adviendrait-il ? La marche du gouvernement ne risquerait-t-elle pas d’être suspendue ? » En aucune sorte ; il n’y aurait ni conflit ni entrave. Ou bien la loi mise en échec serait l’expression d’un besoin public et les deux chambres feraient cesser la résistance de la cour en affirmant leur volonté et, s’il le fallait, en se rassemblant en congrès pour interpréter sur un point spécial la constitution ou pour l’amender ; ou bien la loi aurait été votée sous l’influence d’entraînemens politiques auxquels il était bon de mettre obstacle et l’acte de la cour suprême, loin d’être un embarras, rendrait le meilleur service à la république.

Mais, nous le répétons, tout ceci n’est qu’une hypothèse. La France n’a pas, à vrai dire, de constitution, en ce sens que les principes qui la gouvernent n’ont pas été formulés en un corps., Donner un pouvoir aussi étendu à la cour suprême ne se pourrait qu’avec un code constitutionnel précis. Lui remettre une telle attribution sans un texte à appliquer, sans une charte à garder, ce serait confier à la jurisprudence le soin d’écrire à coups d’arrêt le pacte social ; ce serait faire de la cour suprême une constituante. Notre confiance en la sagesse des magistrats ne va pas jusqu’à leur confier. le pouvoir du congrès. S’il est prématuré d’attribuer à l’heure où nous sommes à la cour suprême les recours contre les abus accomplis par la législature, que devons-nous penser des excès de pouvoirs commis par les agens du pouvoir exécutif ? En ce moment, le conseil d’état en est juge, à moins « qu’une mesure de haute police, » un « acte de gouvernement, » le détermine à refuser aux citoyens lésés toute action.

Il n’est pas dans notre pensée de rouvrir le débat depuis tant d’années pendant sur la séparation des pouvoirs. Ce principe est profondément sage. En le proclamant, la constituante a rendu un grand service au droit public ; mais, suivant les temps, les lois doivent parer à des périls divers. Il était naturel que, pendant les premiers jours de la révolution, alors que le souvenir des parlemens et de leurs arrêts de règlemens était dans toutes les mémoires, le législateur se défiât du pouvoir judiciaire, qu’il voulût tourner toutes ses précautions contre les empiétemens des juges. En posant la règle de la séparation des pouvoirs, il n’avait que deux pensées, réduire à néant la puissance royale et renfermer le juge dans le cercle du droit criminel et du droit privé. Les prescriptions sévères étaient loin d’être superflues ; il fallait rompre avec des traditions qui auraient perpétué une confusion funeste. Les magistrats étaient à ce point imbus des précédens de l’ancien régime que, sous la restauration, les parquets eurent plus d’une fois à lutter pour qu’une cour ne mandât point le préfet à sa barre.

Aujourd’hui, rien de tout cela n’existe plus. Les tribunaux, dans l’administration régulière de la justice, ne cherchent pas à empiéter. Les partisans de la juridiction administrative mettent quelque amour-propre à rappeler que, dans un procès célèbre sous l’empire, le conseil d’état se montra favorable à la compétence judiciaire, qu’avaient déniée à tous les degrés les juridictions civiles[9].

Le principe de la séparation des pouvoirs est donc reconnu et admis : c’est un principe salutaire, mais il a été exagéré avec le temps et, tout en le maintenant, il faut se garder de le pousser jusqu’à ses conséquences extrêmes. La loi et la jurisprudence ont l’une et l’autre dépassé la mesure. Quand la loi, qui a remis toute la matière des contributions indirectes aux tribunaux, attribue aux conseils de préfecture les impôts directs, quand elle distingue la petite voirie, qui appartient à la justice ordinaire, de la grande voirie, qu’elle abandonne à la juridiction administrative, à ce point que des contraventions souvent fort délicates sont soumises à des conseillers de préfecture amovibles qui prononcent des amendes comme si les prévenus étaient entourés des garanties de la justice répressive[10] il faut cependant avouer que le législateur semble s’être plu à aggraver plutôt qu’à dissiper la confusion des pouvoirs. Quand, de son côté, la jurisprudence administrative affirme comme une règle absolue que les tribunaux ne peuvent en aucun cas déclarer l’état débiteur ; quand on dessaisit la justice ordinaire en élevant un conflit, parce que le demandeur en dommages-intérêts, victime d’un accident, a été renversé par la voiture d’une administration publique ou parce que le préjudice a été causé par un entrepreneur adjudicataire de l’état, il faut avouer que les juges administratifs sont parvenus à étendre démesurément leur domaine au détriment de la justice chargée d’appliquer le droit. À cette extension abusive, tous ont contribué, la cour de cassation aussi bien que le conseil d’état. La juridiction administrative avait pour elle deux attraits puissans : une procédure simple, peu coûteuse, aisée à comprendre et plaisant aux parties, puis l’esprit même du conseil d’état qui, en mettant à part les affaires politiques, s’est montré de tout temps libéral, d’un accès facile, tempérant le droit strict par des mesures d’équité, mêlant avec habileté, ce que ses défenseurs n’ont jamais manqué de faire valoir, le rôle gracieux de l’administrateur à la sévère mission du juge.

Aussi les partisans des juridictions administratives ont-ils eu beau jeu quand ils ont eu à se défendre contre la proposition de transférer aux tribunaux de droit commun toute la compétence des conseils de préfecture et de la section du contentieux. — « Vous allez confondre, s’écriaient-ils, l’administration et la justice, placer en tutelle le pouvoir exécutif, soumettre les préfets aux caprices des tribunaux d’arrondissement. Ce n’est pas seulement la perte de l’administration : ce sera le signal des plaintes les plus vives des administrés ; les recours sont ouverts en matière gracieuse comme en matière contentieuse. Cette dernière compétence passera seule à la justice ordinaire, qui ne peut, en aucun cas, se mêler d’administrer. Qui se chargera désormais de tempérer les sévérités des préfets ? En soumettant au droit toutes ces questions, vous aurez anéanti la jurisprudence d’équité. »

Toutes ces doléances étaient graves et de nature à faire abandonner des projets qui auraient soumis l’administration à la justice ordinaire. Et néanmoins la juridiction administrative, sous sa forme actuelle, offrait-elle des garanties suffisantes ? nos conseils de préfecture sous la main des préfets, le conseil d’état sous la main des ministres, constituaient-ils des institutions assez indépendantes pour inspirer confiance lorsque le droit privé était aux prises avec un intérêt politique ? était-il possible de ne pas songer que des nations de même race comme l’Italie, de même langue comme la Belgique, ayant toutes deux, des institutions libres et des législations calquées sur la nôtre, avaient renoncé au système français pour confier à la justice le contentieux administratif ? Les réflexions et les doutes se multiplient lorsqu’on apprend qu’en ces deux pays nul ne prétend que les tribunaux soient devenus maîtres de l’administration. Cependant n’est-il pas imprudent d’aller aussi loin et de montrer la même hardiesse ? Est-il nécessaire de détruire les conseils de préfecture ? N’est-il pas plus sage de constituer leur indépendance, de les relever en leur accordant la plénitude de juridiction qu’ils réclament depuis longtemps, de les éloigner du préfet, qui leur enlève toute autorité, de les placer au centre d’un groupe de départemens en réduisant leur nombre à dix ou douze pour toute la France ? Cette réforme ne deviendrait-elle pas considérable si, au-dessus d’eux, la juridiction supérieure qui forme aujourd’hui une des sections du conseil d’état, était rattachée à la cour suprême, devenue ainsi l’interprète universelle de la loi française ? La juridiction administrative plus concentrée, composée au premier degré de membres plus savans, garderait de la sorte son caractère de spécialité, empruntant à la cour suprême les garanties communes à toute justice, conservant, dans la sphère nouvelle où elle serait appelée à se mouvoir, son indépendance et tirant un grand profit d’une juxtaposition en une même compagnie dont les diverses sections seraient chargées d’interpréter les lois civiles, administratives et fiscales, aussi bien que la législation commerciale et criminelle.


IV

Ce n’est pas le vain plaisir de donner une dénomination nouvelle à d’anciennes institutions qui fait souhaiter ce changement. Nous avons en vue un tout autre résultat. Le règne des lois n’est assuré en un pays que si tous les citoyens voient clairement la justice et comprennent que nul, si haut placé qu’il soit, n’y échappe. Le déni de justice, qu’à toutes les époques nos vieux jurisconsultes ont considéré comme la pire offense, a reparu de notre temps sous des titres nouveaux. Vienne un déclinatoire, un conflit, une déclaration d’incompétence, et un citoyen lésé dans ses droits, protestant contre la confiscation de sa propriété, ; réclamant une édition saisie administrativement avant toute publication, ou se plaignant d’une atteinte à la liberté individuelle, verra l’accès de toutes les cours se fermer devant lui sans qu’il puisse faire entendre sa voix. Dans un pays où de tels événemens se passent, peu importe que l’empire soit debout ou que la république lui ait succédé, les mœurs sont identiques et on peut affirmer que, si la conscience publique n’est pas soulevée, l’idée du droit est en déclin. Pour que la notion de la justice se développe librement, pour qu’elle pénètre dans l’esprit des citoyens et qu’elle les imprègne, il faut qu’au sommet de la hiérarchie ils aient constamment sous les yeux un tribunal suprême qui soit le juge incontesté des compétences et du droit. Pas plus qu’il n’y a deux morales, il n’y a deux droits. C’est l’insondable vertu de la justice d’être une en son essence et de ne pouvoir être scindée. Qu’elle soit variée à l’infini dans ses applications à la diversité des litiges, mais qu’elle demeure indivisible dans son principe ; selon qu’elle fixe les rapports du laboureur, de l’ouvrier, du contribuable, du commerçant ou du soldat, elle prend les noms les plus divers, mais quand les tribunaux spéciaux ont prononcé, que le fait est éclairci et fixé, le débat s’élève et atteint ces sphères supérieures où le droit lui-même est jugé. Il ne s’agira plus ni de justice de paix, ni de prud’hommes, ni de juges consulaires, ni de conseils de guerre, ni de conseils administratifs : c’est la cour suprême de justice qui posera et dira le droit.

Il faut que la cour suprême accomplisse pour les branches détachées du droit ce que la cour de cassation a fait admirablement depuis près d’un siècle dans l’ordre des lois civiles et criminelles. S’il se constitue une juridiction régulatrice qui inspire aux citoyens une pleine sécurité, devant laquelle soit dit, en toute matière contentieuse, le dernier mot, on verra se faire à la fois un apaisement et un progrès dans les esprits. Qu’on ne s’y trompe pas : selon que la notion du droit s’affaiblit ou se développe, la civilisation recule ou s’étend. Or l’idée abstraite échappe à la foule des citoyens. L’expérience fait mieux que toutes les théories l’éducation des hommes. Ils ont besoin de voir une force active et vivante prêter son appui au principe, donner une forme tangible à la loi écrite ; s’ils constatent par leurs yeux que nul n’échappe désormais au pouvoir des lois, la vue de ce fait sera plus éloquente qu’une ligne de la déclaration des droits de l’homme. En abolissant l’article 75 de la constitution de l’an VIII, dont tous les publicistes réclamaient depuis un demi-siècle la suppression, un grand pas a été accompli dans cette voie de sage réforme ; mais le privilège qui entourait le fonctionnaire était si profondément entré dans les mœurs administratives qu’il a reparu sous une autre forme. Il faut achever l’abolition de ce nouvel article 75. Le respect de la loi ne se fondera qu’à ce prix. Les préjugés de l’ancien régime sont, à notre insu, tellement vivans en France que, par une pente naturelle, c’est encore au privilège qu’on demande l’influence et l’autorité, alors que l’égalité des droits peut seule l’assurer. Dans le pays le plus aristocratique d’Europe, nous avons entendu des juges nous expliquer comment ils étaient parvenus à grand’peine à faire respecter le policeman dans les rues de Londres. « Quand l’un d’eux s’était montré brutal dans une arrestation, nous disait le juge, loin de couvrir la faute, je m’associais à l’émotion du public, je détournais mon attention du prévenu pour la concentrer sur l’excès de pouvoir et je ne revenais au prisonnier qu’après avoir vérifié le fait et puni l’agent avec une sévérité exceptionnelle. Je faisais plus ce jour-là pour la protection et la popularité du corps de police que si le parlement lui avait accordé un privilège. »

La police française se croirait perdue si un juge s’avisait de condamner un gardien. En cela les Anglais ont le tempérament républicain, et nous l’avons monarchique. Si nous conservons ces préjugés sous le gouvernement de la démocratie, nous pourrons nous dire en république, mais nous n’éviterons aucun des maux du despotisme, nous ne connaîtrons la liberté que de nom et nous n’aurons pour toute consolation que cette égalité menteuse qui semble faite pour la servitude.

On répète volontiers que la république ne peut être fondée que sur le respect des lois, mais cette formule banale veut un effort positif. Elle serait vide de sens, si le même jour les voix qui la proclament insultaient les juges, déifiant la loi et chassant ses organes. Si on veut respecter le droit, il faut savoir respecter ceux qui l’interprètent, alors même qu’ils rendent des arrêts qui nous blessent. Il n’y a nul mérite à obéir ponctuellement aux décisions qui vous absolvent. C’est le jour où elles condamnent le justiciable qu’on mesure sa déférence à la modération de ses plaintes ; mais il faut pour cela un empire sur soi-même que ne possède pas le peuple.

Les démocraties jeunes ont les qualités et les défauts de l’enfance : actives jusqu’à la pétulance, égoïstes jusqu’à l’ingratitude, en perpétuel mouvement, adorant et brisant leurs jouets, ne se lassant pas d’agir jusqu’à l’heure où elles s’endorment pour se réveiller et reprendre leur vie incessamment mêlée de soucis et de larmes, d’enthousiasme et de colère. Dans leur tourbillon infatigable, elles n’aiment point la règle et tendent à l’énerver : elles abaissent peu à peu les justices inférieures qui sont en contact avec elles ; elles se plaisent à en faire une sorte d’arbitrage d’équité, préfèrent volontiers des hommes médiocres vivant de la vie des justiciables. Si les citoyens élisent leurs juges, ils font choix de leurs pairs, se soucient peu du droit, préfèrent les demi-mesures aux sévérités d’une décision juridique ; de cette influence résulte une décadence de la justice, dont le prestige disparaît dans un nivellement progressif. Le terme de cette tendance serait la justice rendue à tous les degrés par des combinaisons diverses reposant sur le juge ou sur le juré élu dans les communes.

Mais l’homme parvenu à un certain degré de civilisation ne peut longtemps s’accommoder d’une justice abaissée. Des abus d’un tel système naît bientôt une réaction ; ceux qui pensent se liguent avec ceux qui possèdent. Les classes riches représentant moins de suffrages, mais ayant plus de procès que les classes pauvres, souffrent les premières du choix des juges, abandonné à la masse du corps électoral. Quand le suffrage universel a été longtemps et librement appliqué, l’élu se rapproche sensiblement de la moyenne des électeurs. Alors, tout ce qui est au-dessus de cette moyenne, tous les citoyens aisés s’accordent pour gémir et demandent une justice plus éclairée et plus indépendante.

Le premier effet de la démocratie est donc de mettre la main sur la justice pour l’abaisser à son niveau. La seconde tendance est de réclamer une justice supérieure qui protège plus efficacement les droits ; mais, si la démocratie est devenue toute-puissante, l’œuvre est difficile : une majorité jalouse n’aime pas satisfaire des besoins qu’elle ne conçoit ni ne partage. Il faudra que les intelligences et les intérêts s’unissent longtemps pour que de cette coalition sorte la victoire. L’obtiendra-t-on enfin ? La juridiction nouvelle, sans racines, sans passé, sera condamnée à attendre de longues années les conditions indispensables à toute justice réglée : l’autorité et une jurisprudence fondée sur la tradition.

Tout autre sera le sort d’une démocratie qui aura trouvé dans. son berceau une magistrature suffisamment ancienne, ayant loyalement observé les diverses constitutions nationales, issue de la classe moyenne, respectant ce qu’elle respecte, combattant le désordre qu’elle poursuit de ses haines, et rendant la justice avec une impartialité que nul n’a jamais accusée de corruption. Quand une nation ne possède pas un tel corps judiciaire, les auteurs de la constitution doivent, à l’imitation des compagnons de Washington, tout sacrifier pour le créer de toutes pièces, assurés que dans l’avenir cette œuvre leur méritera les bénédictions de la postérité. Si les principaux élémens se rencontrent dans des compagnies ayant derrière elles un siècle de tradition, les fondateurs de la république doivent se hâter de les mettre en œuvre, de construire avec elles une des assises de la constitution, d’établir cette cour suprême à laquelle aboutiront toutes les plaintes, tous les litiges des citoyens, et de fonder sur elle cette puissance protectrice de tous les droits qu’ont réclamée les publicistes, que nos constitutions ont successivement étouffée, sans laquelle la liberté ne peut vivre, et qui se nomme le pouvoir judiciaire.


GEORGES PICOT.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1880.
  2. L’autorité des précédens et du droit dans le jeu des institutions politiques aux États-Unis n’est nulle part plus visible que dans les fonctions d’attorney general. C’est le procureur-général que le président et les ministres consultent sur toutes les questions de droit. Ses réponses réunies et publiées forment un volumineux commentaire de la constitution. Elles témoignent de la rare capacité des jurisconsultes qui ont rempli cette charge, aussi bien que du respect que le droit inspire au premier magistrat de la république. — Official Opinions of the attorneys general of the United States (13 volumes in-8o ; Washington, 1873).
  3. Société de législation comparée. Juillet 1872.
  4. Les juges américains des deux ordres conservent leurs fonctions, soit pendant la durée de leurs pouvoirs électifs, soit tant que dure leur bonne conduite. Ils ne sont renversés de leur siège que par la procédure d’impeachment, c’est-à-dire par la mise en accusation poursuivie par la chambre des représentons devant le sénat.
  5. Le 7 décembre 1880, tous les membres du tribunal fédéral viennent d’être réélus. Cet hommage à des magistrats éminens fait le plus grand honneur aux corps politiques.
  6. Pour être nommé, un candidat doit avoir obtenu le quart des voix exprimées. Celui qui ne réunit pas ce chiffre est si évidemment impopulaire que nul ne peut regretter qu’il ne soit pas magistrat.
  7. Le pouvoir judiciaire de la chambre des lords appartenant en droit à tous les pairs et, exercé en fait par les law-lords, c’est-à-dire par les anciens chanceliers, a fait recaler à certains jours les passions déchaînées de l’Angleterre. Il y a peu d’époques où les ardeurs se soient montrées plus vives qu’en 1844, alors que l’Irlande se soulevait a la voix d’O’Connell, que le ministère, en lutte contre lui, avait pris le parti de le faire arrêter et qu’un jury venait de. le condamner. Cabinet, parlement, opinion publique, tous étaient unanimes contre l’agitateur de l’Irlande. La chambre des lords fut saisie. Un soir, au milieu de l’assemblée frémissante, les law-lords opinèrent ; par trois voix contre deux, la procédure leur semblait illégale. D’autres pairs s’apprêtaient à voter. La majorité contre O’Connell n’était pas douteuse. Un des ministres fit observer que les précédons s’y opposaient. Nul ne protesta, et le soir le premier ministre expédiait l’ordre d’élargir O’Connell. Mémorable exemple de respect du droit qui est fait pour apprendre à quel prix un peuple est capable de demeurer libre !
  8. Veut-on un exemple qui prouve combien ce système serait pratique ; l’art. 2 du code civil porte : « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a peint d’effet rétroactif. » C’est là une disposition qui règle l’interprétation de toutes nos lois, dont l’autorité s’impose presque au législateur et qui serait fort bien à sa place dans la constitution. Qui pourrait être surpris que la cour suprême, saisie par un citoyen condamné en vertu d’une loi rétroactive, examinât la disposition critiquée et si la rétroactivité était certaine, passât à côté d’un texte qui aurait méconnu un principe supérieur de notre législation ?
  9. Voir, dans l’affaire de la saisie administrative de l’Histoire des princes de Condé, les conclusions de M. Aucoc en date du 9 mai 1867 ; Dalloz, 1867, III, p. 49.
  10. Si le conseil de préfecture croit qu’il y a lieu de condamner à une peine d’emprisonnement, comme le législateur n’a pas osé lui donner ce pouvoir exorbitant, il a été décidé que le juge administratif renverrait le coupable frappé d’une amende devant le tribunal correctionnel pour entendre prononcer une peine corporelle. (Circulaire du ministre de la justice du 28 ventôse an II.) Ce renvoi impraticable est la meilleure condamnation d’un système qui appelle une révision.