La Réforme tunisienne

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La Revue de Paris12e année, Tome 1 (p. 209-224).



LA RÉFORME TUNISIENNE


La Tunisie est sur la sellette. On discute ses finances, son commerce, son administration. Jusqu’à présent, tout le monde chantait les louanges du Protectorat, les mérites de l’autonomie tunisienne. On propose aujourd’hui de rattacher la Tunisie au ministère des Colonies. Non pas qu’on entende toucher au Protectorat ou même à l’autonomie. Il ne s’agit que de leur donner « les directions nécessaires ». Et, comme les affaires tunisiennes, vues de Paris, n’apparaissent point exactement sous le même angle que vues de Tunis, il arrive que les questions dont les Tunisiens se préoccupent le plus, sont précisément celles dont, à Paris, on s’occupe le moins.

Il est pourtant une question qui s’impose à tous : il va falloir, dans quelques semaines, procéder à la réélection de la Conférence consultative : sous quelle législation électorale ? Il est universellement reconnu qu’il est impossible de le faire avec la législation actuelle. C’est que le Protectorat tunisien est un État très jeune qui a marché très vite : l’extrême rapidité de son évolution a constamment devancé les institutions successives dont on l’a doté ; à peine mises en pratique, ces institutions se trouvaient insuffisantes et démodées. Songez qu’en moins de vingt-six ans la Tunisie a passé de la barbarie turque à la civilisation française et que son organisation politique, de 1881 à 1901, a franchi par de courtes étapes la distance qui sépare un pachalik ottoman d’un gouvernement représentatif. Comment s’est faite cette évolution, quelles en ont été les étapes, quelles sont aujourd’hui les défectuosités du régime en vigueur, comment faut-il s’y prendre pour mettre ce régime en harmonie avec le développement actuel de la colonie tunisienne ? Toutes questions urgentes et graves.



Le suffrage universel existe en Tunisie ; il y est depuis longtemps pratiqué. Même il est assez curieux de constater qu’il y fut établi avant l’occupation française, par les pachas et les beys, qui, dans chaque colonie européenne de Tunis, faisaient élire par tous les nationaux les « députés de la nation ». Le premier corps élu qu’institua l’occupation française, la Chambre de commerce, procédait également du suffrage universel ; de même les nouveaux corps électifs qui furent créés à mesure que s’organisa le Protectorat. Enfin, le 23 avril 1896, M. Millet, résident général, compléta l’organisation électorale de la Régence, en donnant le droit de suffrage à tous les citoyens français de la colonie. À l’heure actuelle, tout Français majeur, de vingt-cinq ans et non privé de ses droits politiques, est inscrit sur une liste électorale et jouit du droit de vote.

Donc, en principe, le suffrage universel existe en Tunisie. Mais c’est un suffrage à compartiments, où tous les votes n’ont pas la même valeur et où l’on voudrait que tous les élus n’eussent pas les mêmes droits. La Tunisie possède, comme la France avant 1789, trois classes de citoyens, répartis en trois « ordres » distincts, dont deux privilégiés. Et la question qui se discute aujourd’hui, par un singulier recommencement de l’histoire, reproduit en tout petit, mutatis mutandis, la querelle par laquelle commença la Révolution : vote « par ordre » ou « par tête ».

Il est hors de doute que l’organisation actuelle fut, à son heure, un grand progrès. Lorsque, en 1881, après l’occupation, naquit le Protectorat, la Tunisie était encore très loin moralement de la France. On la comptait toujours parmi « les Échelles du Levant », et ce n’en était pas la moins turque. Il ne s’y trouvait guère que sept cents Français, tous commerçants, presque tous « vieux Tunisiens », soumis – et attachés – au régime des Capitulations qui les constituait en « Nation française », communiquant avec le Bey par l’intermédiaire des « députés de la nation », avec la France par l’intermédiaire du Consul. Aujourd’hui, la Tunisie compte, en dehors du corps d’occupation, plus de 29 000 Français, dont plus de 7 000 majeurs de vingt-cinq ans, inscrits aux listes électorales et divisés en trois ordres, savoir : 1 130 électeurs agricoles, quelque chose comme l’ordre des seigneurs-terriens, la noblesse ; 1 380 électeurs commerciaux, l’aristocratie d’argent ; et 4 500 « divers », non agricoles, non commerçants, moitié fonctionnaires et moitié « commun des martyrs », une façon de Tiers-État. Le changement est grand, mais ce n’est pas le seul. Avant l’occupation française il n’existait, cela va sans dire, rien qui ressemblât à un journal. Il se publie aujourd’hui en Tunisie, sans parler des revues et brochures, une vingtaine de périodiques, où toutes les opinions et tous les intérêts – voire toutes les rancunes, – peuvent se produire d’autant plus à l’aise qu’en débarrassant les journaux de l’entrave du cautionnement, le Résident actuel a mis la presse tunisienne sous le régime de notre loi de 1881.

Ce n’est pas sans quelques tiraillements que la Tunisie, en moins de vingt-cinq ans, a passé de la barbarie turque à la civilisation. Mais, somme toute, l’évolution s’est faite paisiblement, ou à peu près, grâce au fait initial qui a déterminé le caractère de notre occupation : nous n’avons pas pris la Tunisie ; nous l’avons acquise. Notre occupation ne fut pas une guerre, mais une simple prise de possession. Nous n’avons pas fait figure d’oppresseurs, mais de protecteurs bienfaisants. Les ménagements nécessaires nous obligèrent de donner à notre domination le caractère éminemment diplomatique du Protectorat, qui a fait le salut et la fortune de la Tunisie. Non seulement il lui a épargné les calamités et les ressentiments de la conquête, les secousses de l’insurrection ; non seulement il lui a donné la paix intérieure et la sécurité ; mais la Tunisie n’a point connu les juridictions exceptionnelles, ni le régime des colonnes et ses conséquences, et elle n’a connu qu’un instant, et tout à fait accidentellement, les entraves bureaucratiques, les chinoiseries des rattachements ministériels, le gouvernement indirect et lointain de l’antichambre et du couloir.

À l’intérieur, la Tunisie n’eut pas à subir non plus le bouleversement soudain des institutions, la substitution brusque d’une administration étrangère à l’administration indigène, l’invasion subite des fonctionnaires coloniaux. Obligée par l’article 4 du traité de Ksar-Saïd à respecter les traités existant entre la Tunisie et les autres Puissances, la France ne pouvait toucher que progressivement, et par voie diplomatique, au régime des Capitulations. La transition dut se faire sans secousses, régulièrement, avec beaucoup de temps et de patience. Ainsi ménagée, l’évolution ne pouvait manquer d’être pacifique. À ses débuts, le Protectorat ne s’occupa guère de colonisation. La Tunisie, à ce moment, n’était, comme on le disait officiellement, « qu’une affaire diplomatique ». Le Résident n’avait qu’à négocier, à préparer l’abrogation progressive des Capitulations, à contenir les prétentions des colonies étrangères, — des « Nations », comme on disait alors. La seule « Nation Française », n’ayant affaire qu’au Protectorat et non plus au gouvernement beylical, avait disparu en tant que corps constitué et n’avait plus de députés. On lui donna une Chambre de commerce dénuée de toute compétence politique et maintenue strictement dans les limites de son domaine professionnel.

Ce fut pour la colonie une grosse déception. Elle avait espéré beaucoup de l’occupation française. Il lui semblait qu’elle devait bénéficier la première de notre domination, qu’elle devait être, elle aussi, dominante, privilégiée, supérieure en droits aux autres colonies européennes. Et M. Cambon, préoccupé avant tout, et avec raison, de l’œuvre primordiale, qui était l’établissement même du protectorat, devait lui prêcher la patience, la modestie, l’abnégation même, lui rappelant qu’elle était la dernière venue la moins nombreuse. À quoi la Chambre de commerce répondait qu’elle ne comprenait pas qu’on lui fit regretter le gouvernement du Bey.

La lutte s’engagea, vive et presque violente, entre la Chambre de commerce et le Résident. La Chambre avait pour elle qu’elle était le seul corps élu du pays et que, d’ailleurs, l’élément commercial constituant presque à lui seul toute la population française, elle représentait, autant que faire se pouvait, la colonie. Elle finit par avoir raison du Résident à force d’habileté patiente et de ténacité. Cette victoire marqua l’entrée en scène de la colonie, revendiquant – et obtenant – des droits, exerçant en fait une action directe sur les affaires publiques.

Mais à côté de cet élément commercial qui préexistait à la conquête, une autre catégorie survenait, riche, puissante. Ruinés ou menacés par le phylloxéra, les gros viticulteurs français se jetaient sur la Tunisie comme, vingt ans auparavant, s’étaient jetées sur l’Algérie les victimes de l’oïdium. Et comme le Protectorat, pacifique et incontesté, garantissait à la Tunisie la paix et la sécurité, les capitaux affluèrent. Pour l’acquisition de grands domaines et la création d’immenses vignobles, près de deux cent millions d’argent français, en moins de deux ans, passèrent la mer. Ces nouveaux venus n’étaient pas les premiers venus, tant s’en faut : appartenant tous à l’une des quatre ou cinq aristocraties qui se disputent, en France, le haut du pavé, ils entendaient que l’on comptât avec eux. L’importance de leurs domaines, la supériorité toute puissante de leur richesse sur la misère arabe donnaient à leur situation quelque chose de seigneurial. Parmi ces puissants, figuraient des sociétés de grande envergure : l’Enfida, l’Oued-Zarga, etc. Leurs intérêts communs, – et surtout la préoccupation de défendre le vignoble tunisien contre l’invasion possible du phylloxéra, – les rapprochèrent dès le premier jour et les firent se grouper en syndicats. À côté de l’ordre ancien du commerce, naquit un ordre nouveau qui revendiqua et bientôt obtint une supériorité sur le commerce lui-même.

Dès lors il fallut modifier l’institution primitive du Protectorat. L’œuvre diplomatique, déjà faite aux trois quarts, se poursuivait sans efforts, et, pour ainsi dire, toute seule. L’œuvre administrative, au contraire, commençait, de jour en jour plus épineuse : les difficultés intérieures surgissaient, se multipliaient. Les intérêts nouveaux entraient en lutte ; des réclamations, des revendications se formulaient. Il fallait aviser.

Le successeur de M. Cambon était un administrateur de carrière ; mais, frotté de diplomatie à l’école de Jules Simon, il se rendait compte qu’il ne pouvait guère compter sur l’administration des Affaires étrangères qui, n’ayant pas encore la pratique du Protectorat, éparpillait les responsabilités, consultant, sur la moindre vétille, tous les ministères approximativement compétents ; sans parler du Résident et du Bey, la Tunisie passait par les mains d’une douzaine de gouvernements, – lesquels s’entendaient rarement entre eux. D’autre part, les relations qui s’établissaient spontanément et presque au hasard, entre la Résidence et les corps constitués, chambres ou syndicats, avaient quelque chose de confus et d’incohérent. Ces consultations, à peu près fortuites, prenaient parfois un caractère de fantaisie imprévue, le président du syndicat répondant à lui tout seul pour ne pas importuner ses collègues en les convoquant. Si bien que M. Massicault écrivait à son ministre : « Ces réponses ne sont, le plus souvent, que l’écho des opinions et des intérêts de deux ou trois colons. » Ces rouages mal agencés se heurtaient ; le Résident se sentait mal équilibré sur un terrain peu stable. Aussi M.  Massicault voulut-il avoir auprès de lui, pour le couvrir, une autorité plus réelle, plus collective et cependant maniable, quelque chose de décoratif et de commode à la fois. De ce désir, naquit la Conférence consultative.

Au début, ce ne fut rien de bien imposant. L’institution n’eut pas les honneurs d’une investiture solennelle, pas même ceux d’une création officielle par décret. Elle sortit modestement et sans bruit d’une lettre de Paris, en date du 24 octobre 1890, où il était dit en réponse aux propositions de Massicault « qu’il semblerait utile que le Résident général réunît, à des époques fixes, les représentants de la colonie pour prendre leur avis au sujet des questions touchant à leurs intérêts agricoles, industriels et commerciaux ». Cette formule prudente ne spécifiait pas quels seraient ces « représentants », mais la lettre reconnaissait implicitement deux « ordres » : l’Agriculture et le Commerce.

M. Massicault ne tenait point à élaborer une constitution monumentale, à chaux et à sable. J’ai dit, à cette même place, – 15 avril 1897 – comment il définissait son œuvre : une simple couverture, forte, mais souple. Le nom qu’il lui donna l’encadrait exactement dans les limites étroites de ses attributions. Ce ne devait pas être une « chambre », pas même un « conseil », mais une simple « conférence », qui n’aurait point à donner son avis sans qu’on le lui eût demandé. D’ailleurs, peu ou pas d’élections. C’était déjà trop que la Chambre de commerce fût élue. Les syndicats agricoles, simples associations privées, nommaient eux-mêmes leurs bureaux. Aux délégués du Commerce et de l’Agriculture, M. Massicault adjoignit les présidents et secrétaires français des municipalités principales ; plus quelques chefs de service, en nombre suffisant pour assurer le Résident d’une majorité. Telle quelle, cette institution fonctionna pendant quelques années à la satisfaction générale. Elle n’était point gênante ni même indiscrète, répondait avec convenance et modestie aux questions qu’on voulait bien lui poser et ne se hasardait point à en poser elle-même, encore moins à formuler des vœux téméraires ; en somme, une conférence de tout repos.

Ce furent les Résidents eux-mêmes, qui, pour y pouvoir prendre un appui dont ils avaient besoin, s’efforcèrent de lui donner un peu plus de consistance et de poids. M. Massicault s’en servit pour se défendre de son mieux contre les empiètements parlementaires et la faiblesse ministérielle. M.  Rouvier, plus heureux, y trouva l’appui suffisant pour éviter de soumettre au Parlement français la question des ports tunisiens. Ce furent les beaux jours de la Conférence, son apogée. Elle commençait à faire parler d’elle ; ses membres devenaient personnages d’importance : tout le monde voulut en être.

À côté des gros syndicats qui monopolisaient la représentation de l’Agriculture, des syndicats d’occasion se formèrent, à seule fin d’être représentés. On en vit surgir qui, composés de trois colons, députèrent deux délégués. Un autre ne se réunit qu’une fois et, lorsque ses délégués prirent place, le syndicat n’existait déjà plus. Il y eut surabondance de candidatures, compétitions, polémiques, gros mots et petits scandales. À Sousse, les élections furent par deux fois annulées ; à la seconde fois, l’annulation arriva trop tard : les invalidés avaient déjà siégé. La Conférence, d’autre part, s’émancipait, devenait houleuse, menaçait de tourner en une façon de Parlement au petit pied, de sorte qu’après une expérience peu encourageante, M. René Millet la « réorganisa » (23 février 1896).

Le point essentiel de la réforme, c’est qu’à côté des deux catégories anciennes, des deux ordres officiellement reconnus ; elle en créait un troisième : « le Troisième Collège ». Rien n’était plus juste. À côté des 1 200 agriculteurs et commerçants représentés à la Conférence, plus de 3 000 citoyens français pouvaient réclamer la qualité d’électeurs, mais, n’appartenant pas aux deux catégories privilégiées, n’étaient pas représentés. Donc, après cette réorganisation, la colonie tunisienne fut divisée en trois catégories distinctes : les Agriculteurs, les Commerçants et… les autres, le Troisième Collège. Ce Tiers-État nouveau comptait moitié environ de fonctionnaires, de petits fonctionnaires surtout. La Résidence pouvait être sûre d’avoir, grâce à leurs délégués, une majorité — les Tunisiens disaient : docile. C’était se donner trop d’avantage. Trop bien jouer est parfois une faute. M. Millet en fit l’épreuve. L’opposition, en minorité dans la Conférence, n’abdiqua pas et tout simplement se déplaça, se concentra dans les Chambres d’Agriculture et de Commerce où elle était chez elle et où le Résident n’entrait pas. Les deux Chambres — la Chambre d’Agriculture surtout — se campèrent en face de la Conférence, déclarèrent que, domestiquée et déconsidérée, celle-ci ne représentait plus la colonie. Cette tactique avait l’avantage d’annihiler le Troisième Collège qui, n’ayant pas l’organisme permanent d’une Chambre élue, ne possédait aucun moyen d’action en dehors de la Conférence.

Les « agrariens », plus mécontents de la réforme que les commerçants parce qu’ils y perdaient davantage, avaient pris la tête de l’opposition. Ils avaient une certaine supériorité de considération et de prestige, un état-major ardent et distingué. Surtout, ils avaient pour eux le mécontentement que soulevaient dans la population certaines conceptions gouvernementales : l’impôt vexatoire des prestations, l’arabophilie excessive de certains hauts fonctionnaires, l’arrière-pensée du Résident qui prétendait constituer, pour faire contrepoids à la colonie, une aristocratie musulmane. Aussi la lutte fut-elle très vive et le Protectorat en pâtit, car, dans ces querelles entre la Colonie et le Résident, c’est toujours le Protectorat qui paie les fautes. Les incidents pittoresques, mais peu diplomatiques, dont s’égayèrent les solennités de l’inauguration du monument de Jules Ferry, n’étaient point pour relever le prestige de l’institution. Ce ne fut pas une aventure banale que celle des ministres venus tout exprès de France pour recevoir, à bout portant, dans les harangues officielles et publiques, l’expression franche mais peu ménagée d’un intense mécontentement et pour assister, le même jour, devant toute la population tunisienne – qui semblait y prendre beaucoup de plaisir – à l’échange entre le Résident et la Chambre d’Agriculture d’une volée de « ces bons coups de poing qui entretiennent l’amitié », selon l’expression par laquelle M. Millet lui-même, au cours de cette cérémonie, caractérisa la conversation. Ces compétitions, ces disputes de personnes jetèrent le désarroi dans le pays. Comme on se battait principalement sur des questions d’amour-propre, les rancunes devenaient féroces. Si bien qu’après le départ de M. Millet, il fallut six mois d’un intérim purement administratif, six mois d’un gouvernement neutre et volontairement effacé pour laisser tomber toutes les agitations, s’apaiser toutes les colères.

Aujourd’hui, le calme est revenu. Les questions irritantes — prestations, cautionnement des journaux, etc., — sont résolues. Entre la colonie et le Résident, les relations normales se sont rétablies avec, en plus, une nuance de cordialité. Reste à résoudre ce qu’on peut appeler « la question constitutionnelle », c’est-à-dire la composition de la Conférence consultative, son mode d’élection, son fonctionnement.



Le vice flagrant du système actuel, c’est que tous les suffrages n’ont pas la même valeur. Si l’on calcule la puissance électorale de chaque suffrage en divisant le nombre des élus par celui des électeurs, on trouve que le vote d’un agriculteur vaut 0,00885 ; celui d’un commerçant 0,00870 ; celui d’un électeur du Troisième Collège 0,00154 seulement, c’est-à-dire presque six fois moins que celui des deux autres : les Agriculteurs ayant dix représentants, les Commerçants douze, le Troisième Collège devrait en avoir quarante ; or, il n’en a que sept. Les privilégiés avouent l’inégalité, mais ne la croient point injustifiable. Ils allèguent qu’ils représentent, dans la colonie, des intérêts, des capitaux, des droits acquis bien autrement considérables que ceux du Troisième Collège et que, par conséquent, ils doivent avoir une plus large part d’influence et d’action sur les affaires publiques. Ils admettraient qu’il fût accordé quelques sièges de plus au Troisième Collège. Mais ce dont ils ne veulent pas entendre parler, c’est que toutes les catégories soient fondues en une seule masse électorale. Le jour où la question du vote par tête s’est posée, les deux ordres privilégiés ont réuni, hors session, leurs délégués à la Conférence et, dans cette séance particulière, ils ont émis un vœu pour le maintien du statu quo, concédant toutefois l’élection directe des délégués par tous les membres du collège et consentant à ce que chaque collège eût le même nombre de délégués.

Les groupes du Troisième Collège ont fait remarquer que cette « réforme » constituerait une aggravation de la situation actuelle, en consacrant officiellement la séparation de la colonie en trois ordres ; que les quatre mille cinq cents électeurs du Troisième Collège n’auraient que douze représentants alors que les deux mille cinq cents électeurs des deux autres collèges en auraient vingt-quatre. En conséquence, le Troisième Collège demandait que la Conférence consultative fût élue au suffrage universel direct, sans distinction entre les électeurs et sans catégorie d’éligibles, admettant d’ailleurs la division de la Régence en deux circonscriptions – Nord et Sud – proportionnellement représentées.

Les privilégiés protestèrent vigoureusement, l’Agriculture faisant bloc et le Commerce se divisant quelque peu. Tous deux repoussaient la fusion électorale avec le Troisième Collège, parce que « cette fusion pouvait avoir pour résultat de faire élire des délégués qui, n’étant point commerçants ni agriculteurs, n’auraient point qualité pour représenter le Commerce ni l’Agriculture ». Ces protestations étaient inspirées par une crainte qui pouvait, à la rigueur, n’être pas absolument vaine. Il était possible, en effet, que, blessé de l’hostilité dédaigneuse qu’on lui témoignait, le Troisième Collège ripostât en abusant de son énorme supériorité numérique pour écraser ses adversaires et les priver de toute représentation. Aussi des esprits conciliants et avisés proposèrent-ils une transaction. La Dépêche Tunisienne exposa, le 12 décembre 1903, un projet qui, consacrant le principe de l’élection directe et supprimant le particularisme des trois collèges, conservait cependant les catégories d’éligibles et réservait à l’Agriculture, au Commerce et au Troisième Collège un tiers des sièges pour chacun.

Il est regrettable que cet expédient si conciliant et si sage, suggéré, dit-on, et en tout cas approuvé par le Résident, n’ait pas aussitôt réuni l’assentiment de tous les intéressés. Il eût mis fin à une situation de malaise. Mais les intérêts froissés ont plus de ténacité que de clairvoyance. Les représentants actuels de l’Agriculture et du Commerce jouissent d’une sorte d’inamovibilité qui pourrait être menacée si la masse des électeurs leur préférait d’autres éligibles de la même catégorie. Aussi, pendant que tous les groupes du Troisième Collège acceptaient cette solution et que la fraction la moins intransigeante du Commerce s’y résignait, les « agrariens » s’y déclarèrent résolument hostiles. Une partie des commerçants suivit leur exemple. Le 18 décembre 1903, la Chambre d’Agriculture, réunie par convocation spéciale, vota un ordre du jour par lequel « elle se refusait à admettre que la représentation des intérêts agricoles au sein de la Conférence fût livrée à la merci d’électeurs étrangers à ces intérêts ».

Cette procédure et cette déclaration donnaient au différend son véritable caractère. L’Agriculture prenait officiellement position, posait en principe sa qualité d’ordre distinct, délibérant et agissant par l’intermédiaire d’une Assemblée à peu près indépendante, laquelle se convoquait spontanément, négociait et, au besoin, entrait en lutte avec le Gouvernement comme l’avait fait autrefois la Chambre de commerce contre M. Cambon, comme l’avait fait récemment la Chambre d’Agriculture contre M. Millet. Aussitôt voté, l’ordre du jour fut porté au Résident. Et, le Résident n’ayant pas admis ces revendications, la Chambre d’Agriculture tint le jour même une seconde séance et vota une seconde motion qui se terminait ainsi : « La Chambre estime que, si le Gouvernement veut transformer la Conférence consultative en Assemblée politique, les principes démocratiques et la loyauté lui créent le devoir d’appliquer intégralement le suffrage universel sans catégories ni d’électeurs ni d’éligibles. »

Cet ultimatum, qui posait l’alternative du tout ou rien, déplaçait la question, la portait sur le terrain politique et rendait toute réforme impossible en proposant une solution extrême qu’on était à peu près sûr de voir rejeter à Paris. Proposer le suffrage universel direct, sans catégories d’électeurs ni d’éligibles, c’était donner à la réforme projetée un caractère politique, et même révolutionnaire, qui ferait tout échouer. Et, de fait, la manœuvre réussit ; elle a abouti à l’ajournement de la réforme et au maintien provisoire du statu quo.

L’Agriculture et le Commerce continuaient de se constituer en « ordres » distincts. La Tunisie française, journal de la Chambre d’Agriculture, déclarait que « les agriculteurs avaient le droit de n’être représentés que par leurs pairs ». Le Promeneur protestait que « les intérêts agricoles et commerciaux ne voulaient pas être représentés par des élus qui n’appartiendraient pas à leurs catégories ». Toute fusion avec le Troisième Collège était hautement répudiée. Il était impossible que le Troisième Collège ne répondît pas aux déclarations exclusivistes des groupes privilégiés. Et ce ne fut pas, cependant, le Troisième Collège qui répondit. La protestation fut faite au nom de « tous les groupes républicains de la Régence », réunis en assemblée plénière, qui réclamèrent le suffrage universel direct, sur une liste électorale unique, sans distinction de catégories d’électeurs ou d’éligibles.

La question ainsi posée, il était inévitable que le Protectorat en pâtît. En de semblables luttes, le premier mouvement des partis est d’appeler à leur aide les influences et les pouvoirs de la métropole. En querelle avec M. Millet, la Chambre d’Agriculture avait provoqué l’immixtion parlementaire, l’intervention de la Commission du budget. Aujourd’hui, c’est également aux pouvoirs métropolitains qu’elle a demandé secours. La partie adverse usa des mêmes procédés et fit appel aux mêmes influences de la métropole, à la Ligue de l’Enseignement surtout, et à la Commission du budget. Le rapport de M. Chautemps prouve que leur action n’est pas demeurée inefficace, mais non sans quelque danger : sous prétexte de soustraire la Tunisie à la « direction réactionnaire » du quai d’Orsay, on propose de l’annexer au Pavillon de Flore, ce qui serait, quoi qu’on en dise, la suppression déguisée, mais réelle, du Protectorat.

Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que, de part et d’autre, ayant introduit la politique dans le débat, on y apporte la passion et les vivacités d’usage dans les conflits politiques. De la meilleure foi du monde, le rapport de M. Chautemps tombe en des exagérations flagrantes. Et cette querelle d’attributions qu’on institue entre deux ministères, ou plutôt entre les bureaux de deux ministères, paraît n’avoir pas uniquement pour cause et pour but les intérêts tunisiens ; elle les menace plus qu’elle ne les rassure. La Tunisie tient fermement au Protectorat ; elle sait qu’elle lui doit beaucoup : elle le considère comme sa meilleure garantie de paix et de prospérité. D’ailleurs, avant la question du « rattachement », il faut, d’urgence, résoudre la question électorale. La Conférence devant siéger en avril prochain, en mai au plus tard, il n’est que temps de lui donner sa loi constitutionnelle, c’est-à-dire de régler sa composition et son mode d’élection, — ses attributions demeurant absolument inchangées.

À moins qu’on ne veuille perpétuer en Tunisie les querelles intestines, il faut renoncer aux décisions extrêmes et aboutir à une transaction acceptable pour les deux partis. Un modus vivendi sur lequel l’apaisement puisse se faire n’est point difficile à trouver. Aux débuts du Protectorat, il était tout naturel qu’on fît à l’Agriculture une situation prépondérante. Les « grands colons », prenant à coups de millions possession du sol tunisien, constituaient une sorte d’armée d’occupation pacifique. Ils représentaient, à ce moment, mieux et plus que personne, la colonie française. Aujourd’hui, ce qu’il faut encourager, c’est la petite colonisation, le travail, la main-d’œuvre, l’élément ouvrier qui devient de plus en plus indispensable à la Tunisie et qui, par conséquent, doit être représenté. Si donc il ne serait pas juste de trop enlever à l’Agriculture, il ne faut pas non plus trop refuser au travail, c’est-à-dire au Troisième Collège. Il faut et il suffit que chaque parti fasse et obtienne des concessions.

Plusieurs combinaisons ont été déjà proposées : l’une d’elles paraît équitable et logique. Aux uns, on concéderait le maintien du vote par catégories ; aux autres, l’égalité de représentation et la parité des suffrages. On incorporerait aux groupes agrariens et commerçants ceux des membres du Troisième Collège qui s’y rattachent par leur profession. Pour faire partie du « Collège agricole », il ne serait plus nécessaire d’être patron inscrit à la Chambre d’Agriculture. L’ouvrier rural aurait ses droits électoraux tout comme le propriétaire. Quiconque, par sa profession, appartiendrait à l’agriculture, serait électeur dans sa catégorie. De même, la main-d’œuvre commerciale entrerait dans la catégorie, dans le Collège commercial, employés, ouvriers, marins, etc. Le Troisième Collège, alors, ne serait plus, comme il est aujourd’hui, une sorte de « reliquat », composé du rebut des deux autres. Il ne comprendrait plus que trois catégories nettement définies : les professions libérales, les fonctionnaires, les rentiers.

À cette organisation de la Conférence, les Chambres d’Agriculture et de Commerce perdraient peut-être quelque chose. Mais elles y gagneraient aussi. N’étant plus, comme aujourd’hui, la représentation unique, exclusive, de l’Agriculture et du Commerce, ces Chambres cesseront d’être des assemblées politiques, des « sous-conférences. », discutant et reprenant les votes de la Conférence et les actes du Gouvernement. Mais, rentrant dans leurs attributions professionnelles, elles rendront plus de services et ne s’exposeront plus aux foudres de la Commission du budget ; on ne les traitera plus de puissances d’ancien régime, tyrans de la Tunisie ».

La formule de cette combinaison devient alors un simple calcul d’arithmétique. Si l’on se reporte au recensement de 1901, la population française de Tunisie figure au tableau de « répartition par professions » avec les chiffres suivants :

1o Agriculture : propriétaires ruraux et personnel des exploitations rurales (hommes seulement) 
2 101
2o Industrie : métiers, mines, entreprises de travaux 
3 157
3o Transports : chemins de fer, camionneurs, marins 
918
4o Commerce : ventes, banques, courtiers, assurances, hôtels, etc. 
2 168
5o Police 
622
6o Administrations publiques 
2 380
7o Professions libérales : barreau, médecins, clergé, magistrature, etc. 
966
8o Rentiers et propriétaires 
410
9o Sans profession 
195

total 
12 917



Le Collège agricole devra comprendre la première catégorie et peut-être une petite partie de la huitième. Il compterait donc environ de 2 200 à 2 300 têtes ; le Collège commercial, comprenant les numéros 2, 3 et 4 en aurait environ 6 250 ; le Troisième Collège 4 550.

Tous ces recensés ne sont pas des électeurs. Les chiffres devront être un peu réduits si l’on exige, comme il est probable, deux ans de séjour ou d’exercice de la profession. Par contre, l’abaissement de l’âge électoral à vingt et un ans augmentera sensiblement le nombre des électeurs. Mais la proportion entre les catégories ne variera guère. On peut calculer qu’il y aura de 8 à 9 000 électeurs, dont environ 2 000 pour l’Agriculture, 4 000 pour le Commerce, 3 000 pour le Troisième Collège. En prenant pour base l’attribution d’un délégué pour 300 électeurs, la Conférence devrait se composer d’une trentaine de membres.

Si chaque collège obtenait un nombre de délégués rigoureusement proportionnel à son importance, l’Agriculture n’en aurait que 7 ; le Commerce en aurait 13 ; le Troisième Collège, 10. Mais c’est une transaction qu’il s’agit de faire, en donnant satisfaction à tous les intéressés, et il est juste de reconnaître que l’Agriculture, jusqu’à ce jour prépondérante, subirait une trop forte diminution, presque une déchéance. Il convient aussi de reconnaître que par l’importance des intérêts, par le mérite et même par l’éclat des services rendus, l’Agriculture a droit à un traitement de faveur. Aussi, dans une pensée de conciliation, d’équité, de justice, il faudrait admettre pour chacun des trois groupes l’égalité de représentation.

Aussi bien, dans les circonstances actuelles, une pareille affaire ne saurait se traiter avec une rigueur mathématique. C’est une question de convenances et non point de chiffres. Ce régime nouveau durera ce qu’il pourra, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il répondra aux besoins et aux circonstances. Le jour où le développement de la Tunisie exigera des changements, on pourra les faire avec la même facilité qu’aujourd’hui. C’est là, — il n’est pas inutile de le répéter, — un des avantages de ce régime du Protectorat qui, par la double nature de ses institutions, autocratie musulmane et suzeraineté française, présente le double avantage d’une souplesse, d’une mobilité indéfinies, et, en même temps, d’une stabilité inébranlable.

Mais le Protectorat n’a pas que ce mérite et les récents événements contiennent pour les Tunisiens un enseignement qui ne saurait être perdu. Pour leur faire apprécier la valeur du régime dont ils jouissent, il a fallu que, peut-être un peu par leur faute, la stabilité en fut compromise, et l’existence du Protectorat mise en péril. Menacés du « rattachement », ils en ont pu prévoir et mesurer les conséquences. La réflexion leur a fait comprendre combien il était imprudent de donner prise à « l’impérialisme colonial », en faisant appel contre le Protectorat aux influences politiques de la Métropole. La Tunisie possède en elle-même tous les instruments pour gérer ses affaires au mieux de ses intérêts. Qu’elle gère elle-même ses affaires, en se souvenant que son régime représentatif doit être et demeurer avant tout une gestion d’intérêts.

eug. bonhoure.