La Réorganisation du Musée de peinture au Louvre

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La réorganisation du musée de peinture au Louvre
Ch. Timbal


LA REORGANISATION
DU MUSEE DE PEINTURE
AU LOUVRE

La réouverture de la section qui termine la galerie du bord de l’eau permet maintenant de se rendre un compte exact des richesses dont se compose la collection des tableaux au musée du Louvre. Depuis longtemps, une partie des toiles qui représentent l’école flamande étaient restées pour ainsi dire cachées dans des salles où le public n’allait guère les chercher, et la critique ne cessait de faire entendre des plaintes sur les lenteurs que l’administration semblait mettre à leur rendre une place logique et favorable à l’étude. Aujourd’hui, les architectes, seule cause de tant de retards, ayant restitué à l’administration la partie qu’elle réclamait depuis si longtemps, celle-ci a pu répondre enfin aux réclamations des artistes et du public, et la grande galerie a retrouvé, avec une partie de son étendue primitive, toutes les toiles qui garnissaient autrefois ses murailles.

Notre musée de Paris est une gloire nationale. Il fait partie de ce domaine que la mauvaise fortune n’a pas diminué et qu’elle nous permet encore, qu’elle devrait même nous obliger d’étendre. Si l’on considère les services qu’il a rendus à l’école française et ceux qu’il est appelé à lui rendre, on comprend mieux combien il importe de s’y intéresser, de l’étudier dans ses richesses et d’en signaler les lacunes, de stimuler enfin l’indifférence, aussi bien celle qui vient de l’admiration satisfaite que cette autre, non moins dangereuse, qui se croise les bras devant une tâche hérissée de trop de difficultés.

Depuis deux siècles, la France peut, sans illusion, se vanter d’être l’arbitre du goût en Europe. Quand l’art expirait au-delà des Alpes, c’est elle qui ramassa le sceptre tombé des mains de l’Italie, épuisée de génie. C’est elle encore aujourd’hui qui défend le beau contre la multiplicité des doctrines et le besoin maladif de l’imprévu. La conscience des peuples a rendu son verdict dans ces grandes assises qu’on appelle les expositions universelles, mettant chaque nation à son rang ; si la France a obtenu le premier dans les arts, à quoi le doit-elle ? Les aptitudes de certaines races ont sans doute une cause providentielle qui échappe à l’analyse ; mais, quand le grain tombe dans une terre fertile, il n’est pas indifférent de l’abandonner à son développement naturel, ou d’y aider ; la culture le plus souvent double l’élan de la sève. Il en est de même pour les choses de l’esprit : ce que le fermier attentif obtient du sol qu’il enrichit, les gouvernemens à leur tour ont la mission et le devoir de l’obtenir des générations qu’ils dirigent. Parmi les moyens qui facilitent cette tâche, un des plus heureux est certainement la création de ces institutions qui sous le nom de musées fournirent tant d’élémens à l’étude dans tous les siècles.

Aux temps antiques, l’enseignement naissait à chaque pas. Quelles écoles que l’Acropole d’Athènes, que le Forum de cette Rome où les statues de marbre ou d’airain doublaient pour ainsi dire le nombre des habitans ! Collections saintes créées par le patriotisme et le sentiment religieux et que l’amour instinctif du beau protégeait, — Ce qui n’empêchait pas cependant les chefs de république ou les empereurs, qu’Os s’appelassent Sylla ou Néron, de se former, par orgueil ou par un reste d’élévation d’esprit, des cabinets qui servaient de lieux d’étude à leurs artistes favoris. Des villes même comme Athènes, malgré le luxe en plein air de leurs innombrables ex-voto, ornaient encore des sanctuaires, particuliers où l’art semblait le seul dieu que l’an vint adorer. Et au lendemain des grandes invasions ne voit-on pas les fils des barbares fouiller les décombres qu’ont entassés leurs pères et faire une sorte d’amende honorable devant ces ruines accusatrices ? Les successeurs de Clovis possèdent déjà des collections, et ils en tirent vanité. Cinq siècles plus tard, Charlemagne veut « faire de la France une Athènes chrétienne. » Au XIVe siècle, les rois de France dressent les inventaires de leurs trésors, bijoux, reliquaires, statuettes et manuscrits, et au XVe Laurent de Médicis ouvre aux Florentins ses jardins que garnissent des statues apportées à grands frais des rivages de la Grèce et de l’Asie. De Naples à Milan, une émulation de chefs-d’œuvre s’engage avec le passé. Donatello coudoie Lysippe. L’Hercule d’Apollonius enfante le Moïse de Michel-Ange, et quand François Ier rentre en France, couvert des lauriers de Marignan, il emporte comme un éblouissement de ce radieux soleil de la renaissance italienne. Pour apaiser sa fièvre, il bâtit Fontainebleau et Chambord ; il peuple de marbres antiques ses palais et ses parcs ; il oblige Léonard, André del Sarto, Raphaël, à devenir ses tributaires ; Serlio et Benvenuto viennent se mettre à ses ordres. Le Primatice achète pour lui des tableaux ; enfin le musée prend naissance dans le cabinet du premier des Valois, et l’école française est fondée du même coup.

Aussi en peu d’années quel profit et quel essor ! Comme ces vieux sculpteurs de Gaule dont le ciseau avait émerveillé l’Europe sous Louis IX se réveillent de leur long assoupissement de trois siècles ! Du premier effort, ils égalent ces orgueilleux étrangers qu’ils surpasseront demain. Qui donc a appris si vite à J. Goujon, à G. Pilon, le secret de cette grâce que Cellini n’a jamais soupçonnée ? Sur les rives de la Loire et de la Seine, une autre renaissance éclate : Philibert Delorme, Pierre Lescot, élèvent ces châteaux d’une fantaisie si indépendante ! le miracle est fait. Le roi de France a séduit l’esprit qui souffle où il veut ; il l’a forcé de franchir les Alpes, qu’il ne repassera plus. — Aujourd’hui, après les lassitudes et les découragemens d’une époque si tourmentée, d’où vient cette poussée de vie et cette puissance de sève dont témoignent les œuvres de l’école contemporaine ? Et cependant où sont les patrons dans ce siècle qui ne veut plus de maître ? C’est l’amour du passé qui a encore une fois porté ses fruits, car il ne faut pas s’y tromper : cette lutte autour des objets d’art qui paraissent dans les ventes publiques n’est pas seulement l’effet d’une passion factice, elle est l’indice certain d’un fait qui a des conséquences sérieuses. Le discernement des amateurs a grandi, et leur nombre s’accroît en même temps, à ce point qu’on pourrait presque dire sans exagération qu’ils sont devenus le public. Il a bien fallu que l’industrie s’aperçût de ce progrès, et qu’elle sortît des ornières où elle se traînait depuis un demi-siècle. Elle a dû ouvrir les yeux, étudier, s’assimiler l’enseignement des aïeux. Na-t-elle pas trop complaisamment subordonné le devoir de se montrer originale au désir de bien copier ? La question est difficile à résoudre pour ceux-là même qui ont tracé la voie ; le progrès n’en est pas moins visible. Il est dû tout entier à ces modestes, mais actifs pionniers que nous venons d’appeler les amateurs.

Toutefois cette production usuelle et courante n’est qu’une face de l’art. Si le goût d’un peuple se traduit jusque dans l’exécution des objets qui répondent à ses besoins les plus vulgaires, c’est, par de plus nobles efforts qu’il établit sa prééminence, et qu’il la maintient, et cette fois c’est le rôle de l’état de les susciter. En fournissant aux artistes l’occasion et la place, un gouvernement intelligent ne fait cependant que la moitié de sa tâche : il lui importe encore de leur tracer une voie, et sans despotisme, mais non sans conviction, de les y maintenir. Il lui importe de prêcher une doctrine ; c’est ce que faisait Louis XIV lorsqu’il disait son mot fameux : « ôtez de là ces magots. » Il savait bien, avec son instinct si sûr de la vraie grandeur, que ce sont les Poussin et les Lesueur qui font la gloire d’une époque, non les Teniers et les Vouwermans.

Les musées deviennent aujourd’hui l’endroit où cette sollicitude se doit marquer avec le plus d’éclat, car, nous l’avons dit, ils ne sont pas seulement une récréation pour les yeux, un luxe dont un pays se pare, une sorte de capital dont il touche les intérêts ; ils sont encore la serre chaude où les talens naissent, où ils peuvent entrer en possession d’eux-mêmes et se développer.

L’histoire de la collection du Louvre a été souvent écrite, il n’y a pas lieu de la recommencer. Cette collection est une des plus nombreuses entre celles que l’on cite en Europe ; c’est un mince mérite, dira-t-on. Elle en a d’autres heureusement qui dès longtemps et malgré ses pertes lui ont assigné le premier rang parmi les autres collections rivales. Le musée du Louvre, et c’est là sa supériorité véritable, peut répondre presque toujours, souvent avec éloquence, aux interrogations de la science. Les plus grands noms de l’histoire de l’art y sont représentés avec éclat, et, quant aux autres, il offre encore des échantillons suffisans de leur manière. Sans doute, si l’on veut étudier Michel-Ange ou Raphaël, Corrège ou André del Sarto, il ne coûte pas d’avouer que Rome, Florence ou Parme ont gardé du génie de ces artistes supérieurs des témoignages qu’elles seules ont la gloire de montrer ; mais avec bien moins de succès on demanderait à ces villes des preuves suffisantes de la valeur des écoles étrangères. Cependant, par cela même que le musée du Louvre peut se vanter d’une nomenclature plus riche, on est en droit de regretter qu’elle soit incomplète. Comment se faire en le parcourant une idée des origines de la peinture en Italie devant les rares et médiocres fragmens qui ne peuvent avoir la prétention de les raconter ? Les documens manquent surtout pour étudier ces grandes écoles mystiques de Flandre et d’Allemagne, et si l’on ne savait avec quelle coupable folie ont été dispersées les pages de notre propre histoire, on serait plus étonné encore en voyant le nombre infime d’œuvres qui rappellent nos maîtres primitifs dans le premier des musées français. Aussi avec quelle joie accueillit-on la nouvelle de l’acquisition de la galerie Campana ! On se le rappelle. Que de vides se trouvaient comblés à la fois ! Le catalogue promettait des merveilles : pour la peinture seule, 646 toiles représentaient presque tous les noms connus de la grande école italienne, et les plus nécessaires étaient les plus nombreux. Hélas ! il en fallut rabattre lorsque les juges furent appelés au contrôle. La déception dépassa les espérances : 40 tableaux à peine répondaient à des promesses si fastueuses. L’Académie se montra plus indulgente, elle en choisit à peu près 300 ; un nouveau et prudent triage n’a donné qu’à une centaine l’honneur longtemps attendu d’entrer définitivement dans la grande galerie du Louvre.

Que de remaniemens elle a déjà vus depuis un siècle, cette galerie dont les étrangers autrefois étaient censés admirer beaucoup la longue perspective ! Et combien sans doute elle en verra encore malgré les réflexions qui ont dû précéder depuis vingt ans le nouveau classement ! mais elle ne retrouvera plus son ancienne gloire ; ce n’est plus, ce ne sera plus désormais la grande galerie : on l’a raccourcie de moitié. L’architecte lui a bien rendu, non sans effort, deux travées complémentaires : ce sont les dernières que l’administration pourra réclamer ; devant la différence qu’on a résolument établie et conservée entre l’ancien niveau et celui des nouvelles constructions, il a fallu abandonner toute espérance de jamais rentrer en possession des emplacemens primitifs. Ceux-ci appartiennent désormais à l’avenir. Bien que l’espace rendu en échange par le gouvernement impérial à l’administration des musées fût considérable, il ne pouvait suffire aux richesses qu’on y devait réexposer. De là l’obligation de laisser dans les dépôts une moitié des tableaux de l’école flamande. Aujourd’hui, après la rétrocession nouvelle, les exilés sont rappelés au grand jour, imposant en même temps un remaniement général, devenu plus facile et dès longtemps reconnu nécessaire. Ainsi, dans la petite salle qu’on a pris l’habitude inexpliquée d’appeler la galerie des Sept-Mètres, les tableaux conservés de la galerie Campana ont pu enfin prendre place ; ils commencent tant bien que mal l’histoire et la classification des écoles d’Italie. Peut-être eût-il paru plus naturel de faire entrer immédiatement le visiteur en communication avec l’ordre chronologique, au lieu de l’obliger, lorsqu’il met le pied dans la grande galerie, à remonter à droite pour commencer logiquement son examen. Il est vrai que le public est assez indifférent à ces attentions, qui ne sont appréciées que des érudits, et les réclamations mêmes de ces derniers doivent se taire trop souvent devant les exigences du placement.

En prenant comme toutes nouvelles les œuvres déjà oubliées que le célèbre collectionneur romain avait l’assemblées avec si peu de discernement, on ne peut guère citer comme documens vraiment significatifs et importans que l’Adoration des Mages de Luca Signorelli, la grande bataille de Paolo Uccello, la Madone attribuée au Verocchio, et la Pietà de Cosimo Turra. Du moins ces quatre pages répondent-elles avec convenance à la réputation des maîtres qu’elles représentent. Parmi les précurseurs des deux célèbres maîtres dans lesquels se résume tout le mouvement de la renaissance italienne, qui couronnent cette brillante période et qui la terminent, il n’en est pas de plus grand que Luca Signorelli. Il faut visiter la chapelle du Saint-Sacrement à Orvieto pour mesurer la puissance créatrice de ce génie, auquel la critique n’a pas encore osé assigner sa véritable place. Le peintre du Jugement dernier et celui de la Dispute du Saint-Sacrement n’avaient pas manqué de l’étudier. Il est convenu aujourd’hui de rapporter à Léonard et au Frate l’honneur d’avoir ouvert les yeux à Michel-Ange et à Raphaël ; il n’est cependant pas besoin d’une longue comparaison, — la photographie la rend facile même en dehors de l’Italie, — pour s’apercevoir de la vraie filiation et des influences déterminantes. On peut oser le dire : Michel-Ange, avec son sentiment héroïque de la forme, n’a pas surpassé la rude grandeur des personnages de Signorelli. Il y a dans ces immenses fresques d’Orvieto une inspiration venue à la fois de la terre et du ciel, dont le Buonarotti n’a jamais égalé la variété, ni même dépassé la profondeur. Michel-Ange ne fut jamais du reste un inventeur souple, et la vérité psychologique ne le préoccupe guère. Il répand sur le visage de ses héros, quels qu’ils soient, la même poésie sombre, souvent sublime ; là s’arrête son inspiration. Il dessine avec une hardiesse qui n’appartient qu’à lui la silhouette d’une figure, mais scènes ou figures, tout cela tient du bas-relief ; les lignes réfléchies, harmonieuses, d’un vaste ensemble se dérobent à son regard comme à son imagination. Si grand peintre que se montre le créateur des voûtes de la Sixtine, on s’aperçoit bien qu’il est avant tout un sculpteur dont un pape tyrannique a forcé la main. Dans Signorelli, qu’on ne peut comparer pour la science pratique à son successeur, quel imprévu d’invention qui rachète ce je ne sais quoi d’aigu, d’inachevé, de sauvage, qu’on lui reproche ! voilà le vrai commentateur du Dante ! et comme il s’affranchit de cet esprit de routine et d’imitation qui enchaîne jusqu’aux plus téméraires de ses contemporains ! Où a-t-il encore trouvé le modèle de cette grâce céleste et naturelle à la fois, dont il enveloppe ses anges ? Raphaël ne fera pas mieux dans le premier chant de son poème aux chambres vaticanes, on dirait même qu’il n’a pas craint de lui faire des emprunts pour lui témoigner mieux sa déférence reconnaissante. Sans doute l’Adoration des Mages que nous trouvons au Louvre ne laisse paraître qu’un effet affaibli de la grande manière du maître de Cortone. Telle qu’elle est cependant, noircie et confuse, cette page à cause de sa rareté et du nom qui la signe est encore digne de figurer à côté des œuvres supérieures qui l’avoisinent. — Le tableau de Paolo Uccello est placé bien haut, et l’œil a peine à en comprendre les détails. On sait combien il est difficile de rencontrer à cette époque une composition ayant un caractère absolument historique, et quel intérêt s’attache à ces reproductions exactes d’armures et de costumes. Ce panneau emprunte encore un caractère particulier de la citation qu’en a faite G. Vasari. C’est l’un des quatre grands sujets que P. Uccello peignit pour les Bartolini. Il y a des noms qui sont comme des jalons et des dates dans l’histoire des progrès de l’art. Il est heureux que le Louvre puisse inscrire d’une manière significative celui d’un homme qui n’eut pas seulement la gloire modeste de perfectionner la perspective, mais qui le premier avant Masaccio, par une sorte d’entraînement, qui est une des divinations du génie, se prit corps à corps avec la nature, éclairant ainsi d’une lumière nouvelle la voie où son siècle allait, grâce à lui, le dépasser : humble travailleur qui, vivant, ne demandait à son métier que de l’aider à vivre, et dont la mort, en effaçant ses œuvres jour à jour, semble avoir compris la modestie.

Nous regrettons que le savant directeur du musée n’ait pas voulu prendre un parti au milieu des opinions contradictoires que soulève le beau tableau de la Vierge entourée de quatre saints, attribué par les uns avec une certaine vraisemblance à fra Filippo Lippi, par les autres avec plus d’audace au Verocchio. Ce n’est pas assez d’inscrire au bas d’une œuvre de cette valeur cette indication vague : école du quinzième siècle, et M. Reizet, qui a sans doute son avis dans le débat, le devait, ce nous semble, au public. On dit qu’un dessin faisant partie de la collection de M. His de la Salle, dessin dont l’authenticité ne serait pas discutable, reproduit l’étude faite pour un des personnages qui figurent dans cette belle scène. Suivant l’opinion de cet amateur si versé dans la connaissance des procédés usités par les maîtres primitifs, ce dessin serait indubitablement de la main du Verocchio, ce qui donnerait une valeur réelle à la supposition de ceux qui attribuent le tableau au maître du Vinci. Verocchio, orfèvre et sculpteur, n’a laissé que des preuves médiocres et peu nombreuses de son talent comme peintre. On sait la petite légende que Vasari rattache au Baptême du Christ, faible ébauche au milieu de laquelle l’œil aperçoit avec surprise une tête charmante que la main encore novice de Léonard aurait exécutée au désespoir de son maître. Rien dans ce tableau, dont il existe à l’École des Beaux-Arts une copie très fidèle, ne rappelle la science, le sentiment, la beauté enfin que nous admirons dans le tableau qu’on lui attribue ici. L’auteur de la magnifique statue de Colleoni à Venise a-t-il eu par hasard une de ces aspirations angéliques qui semblent peu familières à son talent à la fois réaliste et tourmenté ? Il est difficile de lui refuser, paraît-il, le bénéfice de cette supposition, mais qui pourra lui en assurer l’honneur ?

Si nous terminons rapidement l’examen des tableaux contenus dans la galerie des Sept-Mètres en citant la Pietà de Cosimo Turra, grand et étrange semi-tondo où l’on retrouve l’inutile précision des Allemands avec leur patiente et inconsciente imitation de la laideur, ce n’est pas qu’on doive juger sans valeur le reste des cadres récemment exposés. On pourrait justement louer certaines œuvres qui portent légitimement des noms inconnus en France jusqu’au moment où les belles études de Rio vinrent mettre en lumière les artistes des écoles de Sienne et de Lombardie. Sano di Pietro, Neri di Bicci, Vivarini, Bramantino, les imitateurs de Ghirlandajo et ceux de fra Angelico se rappelleront maintenant au souvenir de ceux qui ont visité les églises et les musées de l’Italie ; mais là se bornent à peu près les secours que leurs œuvres au Louvre peuvent fournir à l’étude. Notre musée ne peut malheureusement pas lutter par le nombre ni par l’importance des renseignemens avec la collection de Londres, pas plus qu’avec le Gemälde-Sammlung de Berlin, de formation cependant si récente, et il est bien à craindre qu’il ne soit trop tard aujourd’hui pour essayer de les égaler. La faveur qui entoure depuis quelques années les vieux maîtres du XVe siècle rendait la concurrence déjà difficile ; la modicité des ressources que le budget fournit à l’administration paralyse plus encore sa bonne volonté. Aussi n’est-on pas étonné de voir à quoi se sont bornés les achats de la direction depuis la chute de l’empire. C’est bien peu qu’un fragment de tableau, ancienne copie d’après Luca Signorelli, même si l’on joint une petite Madone de Gentile da Fabriano à une tête d’homme exécutée par une main inconnue de l’école vénitienne. Nous ne parlerons pas des fresques de la Magliana, puisque c’est l’assemblée nationale qui a soldé l’énorme prix devant lequel tous les acquéreurs reculaient.

À tout le moins fait-on tout ce qu’on pourrait faire ? Si les administrateurs, par cela seul qu’ils sont plus en vue, encourent seuls des responsabilités qu’ils ont le droit de repousser, et si leur apparente inaction tient à leur impuissance, ne se laissent-ils pas aussi intimider plus d’une fois par des obstacles, par des oppositions plus faciles à vaincre que la pauvreté ? À défaut d’acquisitions, impossibles si l’on veut, n’y a-t-il pas du moins des revendications profitables, que le bon sens devrait rendre légitimes, et que le droit ne peut écarter ? Pourquoi désespérer de les faire écouter ? Un exemple entre bien d’autres : l’abbaye de Saint-Denis possède un, superbe tableau d’un maître mal connu à Paris ; il représente le Martyre de saint Denis, et c’est Gaspar de Crayer qui en est l’auteur. On peut dire qu’il s’y est surpassé, et le voisinage même de Rubens n’en affaiblirait pas l’harmonieux éclat. Ce tableau, donné par le premier empire à la chapelle des chanoines, en ornait l’autel. Cette chapelle, utile, mais de construction moderne, fut jetée bas récemment, et le tableau déposé négligemment contre une des parois de l’abside. Il devient sans emploi raisonnable dans un monument auquel l’architecte qui le restaure veut rendre sans concession l’unité de style et d’ornementation. On peut prévoir qu’il restera longtemps dans la place indigne qu’on lui a prêtée. Pourquoi donc n’entrerait-il pas au Louvre ? Cela serait raisonnable. Voilà un tableau de premier ordre exposé à toute sorte de hasards auxquels il importe de le soustraire, et voilà une richesse à la portée de la main. Est-ce que la loi de prescription est de sa nature tellement infaillible qu’on doive, pour y obéir, préférer le dommage qu’elle cause aux avantages qu’on pourrait espérer en la violant ? D’ailleurs l’exemple a été donné récemment. Les tableaux qu’on appelait les Mais de Notre-Dame ont été, dans un cas absolument semblable, transportés au Louvre ; il est vrai qu’on se montra peu reconnaissant du don. Où sont ces 40 tableaux, qui dans leur ensemble représentent toute une face de l’art français au XVIIe siècle ? Ces compositions de Philippe de Champaigne, d’Audran, de Sébastien Leclerc, de Parrocel, n’ont-elles échappé à l’humidité des murs d’une église que pour aller s’écailler et périr peu à peu dans les greniers brûlans qui les cachent ? La place manque, dit-on. A cela il est facile de répondre : qu’on en fasse. A quoi donc sert cette immense salle des États, dont la suppression était déjà décidée il y a cinq ans ? Il serait facile d’en faire un nouveau grand salon qui rendrait à l’école du passé les mêmes services que la salle des Sept-Cheminées rend à David et à ses contemporains. On y mettrait en meilleur jour ces magnifiques batailles d’Alexandre peintes par Lebrun, — en Italie, elles seraient célèbres, — qui surpassent certainement les décorations les plus vantées de l’école bolonaise. En tout cas, et c’est un vœu que l’on entend souvent exprimer, on pourrait réunir ces toiles respectables dans la salle où s’étalent tant de Boucher, d’Oudry, de Casanova, maîtres agréables, si l’on veut, mais trop vantés, dont le plus sûr mérite est de fournir au commerce des élémens commodes, et le véritable tort de mettre sous les yeux de tous des exemples malsains : toutes ensemble, elles formeraient un digne prolongement aux compositions héroïques et pieuses du Poussin et de Lesueur ; elles ajouteraient à l’importance et à l’autorité de l’école française, importance et autorité qu’il nous est bien permis de chercher à augmenter, et il resterait encore à côté d’elles assez d’espace pour y installer une série facile à rassembler de ces grands portraitistes, Largillière, Rigaud, artistes supérieurs, narrateurs précis et véridiques, qui représentent, eux aussi, à leur façon et avec une aisance incomparable, deux des plus franches qualités de nos meilleurs écrivains, la clarté facile et la raison toujours maîtresse. Dans un de ces jours où la reconnaissance égare le jugement et pousse aux extrêmes, on détruisit la plus complète réunion d’objets où l’on pût étudier la fécondité et la grâce du génie antique, et le legs de M. Lacaze fit reléguer dans l’ombre des corridors, où elles sont oubliées, les admirables terres cuites antiques, grecques et romaines, seule partie d’une beauté incontestée qui pouvaient fournir un prétexte et une excuse à l’achat si dispendieux de la galerie Campana. On eût compris peut-être ce revirement d’enthousiasme, si les œuvres qui le faisaient naître eussent apporté un intérêt nouveau et des élémens plus utiles aux recherches de l’esthétique et de l’histoire. Loin de nous la pensée de diminuer l’importance d’une collection charmante qui n’avait contre elle que sa trop grande étendue et les rancunes qu’elle allait provoquer innocemment ; mais, sans manquer aujourd’hui aux conditions d’un contrat, accepté, et tout en laissant sous les yeux des visiteurs la preuve, bonne à mettre en évidence, qu’en France, aussi bien qu’en Angleterre, il y a des citoyens capables de générosité, ne pourrait-on pas distribuer dans les jolies salles de l’attique ces exemples un peu trop abondans de la fécondité de notre école au XVIIIe siècle, là où l’on n’avait pas hésité à placer dernièrement les belles toiles de l’école hollandaise ? La lumière y est favorable, et la proportion des murs et des plafonds n’y écraserait pas la petitesse des œuvres. Les copistes de profession y trouveraient un petit royaume que le public ne leur disputerait pas, et sans oublier aucune convenance, sans gêner aucune admiration, on rendrait alors au grand art un sanctuaire dont plus d’une fois ceux-là même qui l’avaient si bien orné ont dû regretter d’avoir trop précipitamment dispersé les richesses. Enfin ne vaudrait-il pas mieux prévenir certaines critiques que de paraître plus tard obligé de s’y soumettre ?

Si ces observations ont leur justesse, un jour ou l’autre elles seront écoutées ; elles peuvent attendre, elles ont pour auxiliaire le temps. Avec un pareil aide, on peut réparer bien des erreurs, et le retard du moins n’est pas ici un danger ; mais il y a des maux plus sérieux auxquels il importerait peut-être de porter un plus prompt remède. Que de fois n’a-t-on pas entendu reprocher à l’administration des musées son indifférence sereine et son inertie traditionnelle, lorsque dans des ventes célèbres on voyait acquérir par l’étranger des œuvres dont elle ne leur disputait même pas la possession, et qui avaient leur place marquée au Louvre ! Comment se serait-elle défendue publiquement lorsque, pour le tenter, il lui eût fallu accuser ceux-là même dont elle dépend ? L’administration des musées est pauvre, honteusement pauvre, la faute n’en est pas à elle. Avec un budget sensé, elle retrouverait, sans qu’on l’y excitât autrement, des espérances, et une énergie presque inutiles aujourd’hui. Chacun sait le prix fabuleux, déraisonnable, et devenu normal, qu’atteignent à l’hôtel Drouot les tableaux même de second ordre. Qu’irait faire avec ses 75,000 francs par an pour toutes les sections, — ce qui fait 15,000 francs pour la peinture, — l’acheteur chargé de représenter l’état sur le champ de bataille des enchères ? Une seule victoire lui enlèverait toutes ses ressources. Alors il reste à son humble poste de gardien attendant que l’occasion, qui a ses caprices, vienne frapper à la porte du Louvre ; mais l’occasion aime qu’on la guette, non que l’on compte sur ses faveurs, et elle ne tend guère la main, en ce temps de calculs vigilans, qu’à ceux dont elle prévoit la réponse.

Lorsque la collection du Louvre appartenait en principe au souverain, la générosité du propriétaire augmentant souvent les mesquines allocations des chambres, l’intendance des Beaux-Arts sentait alors croître son audace et se risquait sans trop d’inquiétude. Il n’en est plus de même avec notre démocratie prudente et économe. Ce n’est pas que nous regrettions une fiction qui avait ses dangers, mais elle avait, il faut bien l’avouer aussi, des avantages qu’on n’a pas remplacés, et l’expérience, sous tous les régimes, nous apprend qu’il ne faut pas compter sur le sens esthétique de nos mandataires politiques. Lorsque, pendant l’empire et depuis la république, les députés ratifièrent les achats sollicités par le gouvernement en émettant un vote favorable, ils n’entendaient pas faire autre chose qu’un acte de déférence politique. Napoléon III obtint les 4 millions, prix de la collection Campana ; mais ce fut à l’empereur qu’on les accorda ; réduite à ses seules forces de persuasion, l’administration eût vainement sollicité une si grosse concession. Ce fut encore, on se le rappelle, pour ne pas sembler faire à M. Thiers une opposition rancunière que l’assemblée nationale consentit à payer le solde de la coupole attribuée à Raphaël. Abandonnés à leur seul enthousiasme pour l’art, les représentans du peuple aussi bien que les députés au corps législatif ont toujours résisté aux plus éloquens appels, comme aux raisons les mieux déduites, lorsqu’il s’agit d’accorder des subsides suffisans et réguliers, dont ils s’obstinent à ne pas comprendre l’absolue nécessité. Mais quoi ? une législation inexplicable ne permet même pas d’emprunter à une sage économie un secours qu’elle pourrait fournir en temps opportun : si la direction des musées n’a pas épuisé les fonds que le budget met à sa disposition chaque année, elle doit rendre le reste à la comptabilité publique. Comprend-on une condition plus inintelligente ? A qui profite cette tyrannie ? Ne semble-t-il pas qu’on prenne à tâche de décourager ceux dont on attend le plus de services ? et si, pour se soustraire aux suites de leur obéissance, si, pour tromper ce règlement ennemi, les conservateurs, pressés par l’année qui les pousse, se laissent aller à des choix trop indulgens quelquefois discutables, est-ce bien à eux qu’il faut en faire remonter la responsabilité ?

Ce n’est pas ainsi qu’on se conduit ailleurs ; mais se préoccupe-t-en en France de ce qui se passe au-delà de nos frontières ? Chez nous, élus et électeurs, nous regardons d’un œil si distrait, nous écoutons d’une oreille si impatiente, que les donneurs de conseils prennent vite l’habitude du silence, et, quand des signes certains nous avertissent des dangers que notre quasi-dédain augmente, il est le plus souvent trop tard pour parer aux conséquences. Nos distributeurs de budget savent-ils que, pour l’augmentation seule de la National Gallery, le parlement anglais, qui a cependant bonne réputation de sagesse, alloue en moyenne par an plus de 300,000 francs ? Eh bien ! quoi ? dira-t- on, les peintres d’outre-Manche en deviennent-ils plus habiles ? et nos artistes ne sont-ils plus les premiers cotés sur le marché d’Europe et d’Amérique ? Cela peut être encore vrai ; mais nos rivaux nous serrent de près. Nous abaissons, parce que cela nous rapporte, le niveau de notre école, et il n’est plus malaisé d’y atteindre. Le métier et l’adresse devenant notre seule préoccupation, nous ouvrons de nos propres mains à nos imitateurs un champ où il est facile de nous combattre. Commercialement parlant, la concurrence nous menace ; si nous devons nous résigner au partage des bénéfices, tâchons de garder du moins la gloire intacte. Retournons pour cela à la vraie tradition de notre école, à cette tradition léguée par Poussin et Lesueur à Ingres et à Flandrin. Amassons, pour y aider, les preuves qui persuadent et qui entraînent. Que l’attrait de nouveaux exemples, cherchés parmi les grands modèles de tous les siècles, exposés sous les yeux des jeunes artistes, fortifie dans leur imagination impressionnable l’autorité des conseils que l’habitude rend moins persuasifs. Ne cessons de faire ressortir chaque année l’importance que prennent de jour en jour ces questions idéales qui se confondent aujourd’hui avec nos intérêts les plus positifs et les plus pressans. Que l’opinion des gens de goût et des juges compétens fermement exprimée rappelle à nos gouvernans des devoirs qu’ils négligent plus souvent par ignorance que par système. Avertissons sans nous lasser, réclamons sans découragement, assurons l’avenir, s’il en est temps encore. Ceux-là du moins qui se mettront à l’œuvre, s’ils échouent, trouveront toute voisine de leurs déceptions cette consolation que fournit l’amour désintéressé du bien et qui se double, sous l’échec, des invincibles espérances du bon sens.


CH. TIMBAL.