La République et les conservateurs (***)

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La République et les conservateurs (***)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 85-122).
LA REPUBLIQUE
ET
LES CONSERVATEURS

La France a traversé une crise où les républicains ont craint de voir la république succomber. Et voilà que le pays semble condamné à rester en proie aux mêmes passions, aux mêmes divisions, aux mêmes luttes stériles. N’y a-t-il donc rien de changé dans l’humeur et le tempérament des partis ? Allons-nous simplement assister à la reprise de la pièce bruyante et monotone qui se joue, depuis quelque douze ans, sur la scène parlementaire ? A-t-on déjà oublié que le public en est las ? Pendant quelques semaines, on a craint que sa colère ne s’en prît aux acteurs et ne fermât le théâtre. Après une clôture de plusieurs mois, voici la salle rouverte ; la troupe est en partie renouvelée ; va-t-elle s’en tenir à son ancien répertoire et nous redonner, pendant quatre ans, la fastidieuse et indécente comédie tant sifflée naguère ?

Qu’y a-t-il, encore une fois, de changé dans la situation ou l’orientation des partis ? Qu’avons-nous à espérer de la majorité, et que peut-on attendre de la minorité ? Toutes deux ont leur part à prendre de la leçon infligée au parlement par le pays. Nous voudrions examiner ici quelle attitude convient à la droite dans la nouvelle chambre, et ce que la république est en droit de demander des conservateurs.

I

Le vice de notre situation politique, selon beaucoup de bons esprits, c’est que, en face d’une majorité intolérante et tyrannique, il ne se rencontre qu’une opposition inconstitutionnelle. Par cela seul, l’opposition s’est enlevé toute prise sur le pays, toute action sur le gouvernement. Antirépublicaine, la république la condamne à l’impuissance. Le pays, effrayé de tout ce qui lui semble une révolution, se défie d’une droite dont il appréhende une révolution. Les conservateurs attitrés ont ainsi, contre eux, l’instinct conservateur des masses. D’autre part, la majorité, retranchée dans le pouvoir comme dans une forteresse, se réjouit d’être en droit d’exclure la minorité. Elle traite les opposans en rebelles, avec lesquels toute transaction est trahison. Elle se vante de représenter seule l’ordre légal, et la république se confond avec un parti qui, sous prétexte de la défendre, se croit tout permis. Entre cette gauche et cette droite, irréconciliables par leur principe et presque également intransigeantes, les hommes modérés, les rares politiques moins soucieux des intérêts de partis que des intérêts du pays, se trouvent isolés et comme perdus. Or, l’effacement des modérés au profit des violens est le pire mal qui puisse frapper un pays libre.

À ce mal, quel remède ?

Il en est un fort simple en apparence ; le premier docteur appelé en consultation le recommandera. Voulez-vous reprendre, dans le pays et dans la chambre, une influence légitime ? dit-on aux conservateurs, placez-vous sur le terrain constitutionnel. Venez à la république, jetez la violette impériale ou la rose de France, laissez là l’aigle ou les fleurs de lis, emblèmes surannés, pour le R. F., seules armes de la France nouvelle. Donnez à la république une droite républicaine : opposition aujourd’hui, vous pourrez être le pouvoir demain. Vos adversaires se verront contraints de compter avec vous, et, en attendant que vous puissiez gouverner vous-mêmes, vous permettrez la formation de ministères modérés qui gouverneront avec vous.

L’avis est excellent ; par malheur, il est de ces conseils moins aisés à suivre qu’à donner. Les partis sont des corps d’armée sur le champ de bataille, et il est toujours périlleux de changer de cocarde ou de drapeau au milieu du combat : on risque de jeter la confusion parmi ses troupes, de n’être plus reconnu de ses soldats ou d’être abandonné d’une partie de ses bataillons.

Certes, il serait à désirer que les partis eussent un terrain commun. Le jour viendra, Dieu nous garde d’en désespérer ! où, dans le parlement comme dans la nation, nul ne songera à gratter les éphémères écussons du frontispice de nos monumens publics. Ce sera peut-être pour le XXe siècle ; encore n’en sommes-nous point certains. Mais aujourd’hui, en 1890, au lendemain du centenaire de 1789, ce vœu de tout bon patriote a quelque chose d’ingénu. Il a contre lui l’histoire, l’expérience des cent dernières années, le tempérament de la France ; Nous sommes encore trop près de la révolution, et nous ne sommes pas assez sûrs d’en être sortis. Dans les îles volcaniques, où chaque génération a vu des tremblemens de terre tout renverser, on a peine à croire à la durée d’une maison, si solide semble-t-elle. Voici un siècle que la France n’a peut-être pas connu une heure où la légalité du jour fût acceptée de tous les Français, comme une loi définitive. Les révolutions ont enlevé la foi. Ce que n’a pu imposer le génie de Napoléon, au lendemain d’Austerlitz et d’Iéna ; ce que les cinq du Corps législatif refusaient aux huit millions de suffrages du second empire, après Malakof et Magenta ; ce que, de 1815 à 1848, les républicains ont obstinément dénié à la monarchie, dont les ministres s’appelaient Richelieu, Villèle, Guizot, Thiers, comment s’étonner si la république a de la peine à l’obtenir au sortir d’une mêlée où elle a failli tomber aux pieds d’un général, qui tenait plus d’un Arabi que d’un Bonaparte ?

Après tout, cette adhésion unanime de la nation, qu’a fait la république pour la conquérir ? Elle a remporté des victoires électorales ; cela ne suffit point. Pour fonder un gouvernement, c’est peu de vaincre le parti adverse ; le difficile, c’est de le gagner. Si les conservateurs font encore grise mine à la république, n’est-ce pas que la république n’a pas su les attirer ? Il est malaisé de se la représenter comme une mère aux bras ouverts, criant à tous les Français : « Venez à moi, vous tous qui êtes également mes fils ; il y a place, pour tous, sur mon sein maternel. » En vérité, tel n’a été ni l’attitude, ni le langage de la république, depuis que gouvernent les républicains. Comment s’est-elle présentée aux conservateurs ? Est-ce en amie ou en pacificatrice, le sourire aux lèvres, le rameau d’olivier à la main ? Non, c’est en virago irritée, la menace à la bouche, le casque ou le bonnet rouge sur la tête, la pique ou la hache à la main. Comment s’est-elle présentée aux catholiques ? Est-ce en protectrice de la foi, ou en défenseur de la liberté religieuse ? Non, c’est en libre-penseuse militante, en missionnaire voltairienne ou positiviste, le triangle maçonnique au cou, des catéchismes laïques sous le bras, un fouet dans une main, un trousseau de fausses clés dans l’autre, pour chasser les sœurs et déloger les moines. Avec de telles façons, c’eût été merveille si elle n’eût effarouché les conservateurs, race timorée, gens à préjugés, déjà mis en défiance contre elle par leur éducation ou leurs souvenirs. On s’est plu à changer leur répugnance en aversion. Aujourd’hui, quelques-uns cherchent à les rassurer ; on leur dit de ne pas prendre peur, on leur jure qu’on ne leur veut pas de mal ; mais ils se méfient, et il faut autre chose que des paroles ou des risettes pour les faire revenir de leurs préventions.

Et, aujourd’hui même, que fait, pour cela, le parti au pouvoir ? De tous les gouvernemens qu’a connus la France, aucun n’a moins travaillé à rallier l’opposition. Comparez à la troisième république le consulat, la restauration, la monarchie de juillet, le second empire. Sous ces gouvernemens si divers, que d’avances de toutes sortes, à maintes reprises, aux hommes, aux familles, aux groupes sociaux attachés aux régimes antérieurs ! Notre pauvre pays, si souvent déchiré de ses propres mains, a un grand modèle en ce genre : la politique d’Henri IV au sortir des guerres de religion. Il s’est trouvé des républicains pour la recommander à leurs amis ; la république semble, depuis M. Thiers, en avoir pris le contre-pied.

Sous ce rapport, il faut bien le dire, la république a un désavantage vis-à-vis de la monarchie, car nous avons beau être en république, — pour toujours peut-être, — il ne s’ensuit nullement que la république soit, de tout point, supérieure à la monarchie. Dans une monarchie, il y a un souverain, il y a une dynastie, personnellement intéressés à ramener les dissidens. Rien de pareil dans une république : au centre du pouvoir, pas d’aimant qui attire par fonction. Un président temporaire n’y a pas le même intérêt qu’un souverain héréditaire ; en eût-il la velléité, il n’a ni le même ascendant, ni la même indépendance. Un président n’est pas libre de ses sourires. En république, rien au-dessus des partis ; à la politique de séduction et d’attraction tend à se substituer la politique d’exclusion. Cela est surtout vrai lorsque le parti au gouvernement s’est fait du nom de républicain un monopole. Heureux de confondre ses intérêts de parti avec l’intérêt de la république, il se plaît à traiter ses adversaires comme des ennemis publics.

La politique, aujourd’hui, — la politique républicaine surtout, — est essentiellement réaliste : pour elle, la grande affaire, c’est le partage du pouvoir et des places. On l’a dit souvent ; mais, pour être triviale, la métaphore n’en est pas moins juste : la politique est une salle à manger, le pouvoir est un banquet, le budget, le festin. Les convives attablés ne tiennent pas à se serrer pour faire place à de nouveaux arrivans. On admet volontiers, dans la salle, les petits, les humbles, ceux qui se contentent des miettes de la table ; les autres, non. Cela est particulièrement sensible en province, où l’on vous réclame vos titres de républicain, de même que, aux solliciteurs d’emplois, on demande leurs diplômes et certificats. Comme autrefois celui de gentilhomme, le nom de républicain est une qualité qui confère des droits et privilèges ; on ne tient pas à la reconnaître à tout le monde.

Ce grossier matérialisme politique n’est pas l’unique raison des défiances intéressées et du mauvais vouloir témoignés, par la plupart des républicains, aux conservateurs enclins à se rallier à la république. A côté des affaristes, comme disent nos voisins d’Italie, il y a, pour son honneur, dans le parti républicain (et parfois tous deux s’entremêlent bizarrement dans le même homme), des idéalistes. Pour eux, la république n’est pas seulement la nourrice aux mamelles pleines, mais la déesse au front étoilé qui doit transfigurer la France et l’humanité. Ils lui rendent un culte dont ils sont les prêtres ; ils appellent les peuples à la venir adorer ; mais ils ne laissent approcher que les croyans, ceux qui acceptent leur credo ; ils écartent du temple, avec un soin jaloux, les profanes, les tièdes, les mécréans suspects d’hétérodoxie. Ils tiennent à maintenir la pureté de la doctrine. Lors de la mort de M. le comte de Chambord, la république eût pu, sans trop de peine, rallier nombre de légitimistes ; ainsi dans le clergé et parmi les familles avant tout catholiques. J’ai vu des républicains s’en inquiéter. — La république, écrivait un journal opportuniste de mon département, court un grave danger ; elle risque de voir les cléricaux et les royalistes, défians de l’orléanisme, venir à elle pour chercher à l’attirer à eux. Quel malheur pour l’humanité, si notre belle république devait jamais tomber aux mains des obscurantistes ! Mieux vaut mille fois avoir ces gens-là pour ennemis que pour alliés. — Si peu de républicains sont assez ingénus, ou se connaissent assez, pour se confesser aussi franchement, beaucoup, à leur insu, raisonnent à peu près de même. Pour eux, la république n’est pas un gouvernement comme un autre. Elle a une mission qu’elle ne saurait renier, et qui embrasse le spirituel, non moins que le temporel. C’est une religion ; pour y être admis, il faut en professer le dogme. Il n’est pas bon de laisser franchir la porte à des néophytes qui n’ont pas la foi, et qui ne veulent pénétrer dans le sanctuaire que pour en changer les dieux.

Cette mission de la république, on la connaît de reste. Elle consiste à refaire l’intelligence et l’âme même de la France, grande et haute tâche que nous ne voudrions ni railler, ni rabaisser. C’est, sous une forme inverse, le vieux et noble rêve des théocraties, qui, elles aussi, ont prétendu pétrir à leur gré l’âme des peuples. Qu’un pareil songe hante des esprits jeunes, hardis, épris de vagues formules de progrès et impatiens de toutes les entraves que la tradition semble attacher aux pieds de l’humanité, je le comprends. Mais, quelque élevée qu’elle lui paraisse, et quelque opinion qu’en ait l’histoire, cette mission, dont la république se fait honneur, semble peu rassurante aux esprits timides, routiniers, bornés si l’on veut, aux braves gens inquiets des nouveautés ou des changemens trop brusques. Elle irrite ou effraie les bonnes âmes qui se refusent à rejeter toutes les idées traditionnelles, qui croient à l’utilité de ce qu’un philosophe historien appelle le préjugé héréditaire, qui s’imaginent que Dieu et le divin doivent encore garder une place dans la famille et dans la cité humaine ; tous ces esprits terre à terre, qui doutent de l’efficacité d’une morale sans sanction ; qui se figurent que, pour l’éducation, l’enseignement civique ne vaut pas le catéchisme, et que la religion a du bon, ne fût-ce que pour les enfans et pour les femmes. Ces vieilles idées, tous ces préjugés bourgeois ou ruraux, la république s’est fait gloire de les heurter de front. Comment les conservateurs n’en auraient-ils pas été choqués ? Pour beaucoup d’entre eux, la république était une personne de mauvaise éducation ; au lieu de chercher, par sa conduite, à les faire revenir sur son compte, elle s’est plu à les scandaliser et à leur faire peur. Ce n’était pas le moyen de les gagner.

Est-ce seulement dans leurs préjugés, dans leurs habitudes ou leurs croyances que les conservateurs ont été troublés et blessés ? Non, c’est tout autant dans leurs intérêts. Qu’entend-on par conservateurs, si ce n’est, d’abord, ce qu’on nomme, non sans quoique ironie, les classes dirigeantes ? Or ces classes, naguère dirigeantes, la république semble avoir pris à tâche de ruiner leur influence au profit des nouvelles couches saluées par Gambetta. La loi scolaire, la loi municipale, la loi militaire, ont été autant de coups portés contre elles ; dira-t-on qu’elles n’ont pas toujours été visées, elles n’en ont pas moins été touchées. Dans les campagnes, dans les bourgs, dans les petites villes, on s’est appliqué à diminuer l’ascendant des propriétaires, des bourgeois, des notables de toute sorte, aussi bien que l’autorité du curé. On a cherché à faire le vide autour d’eux, à les isoler de leur ancienne clientèle, à les rendre impuissans. Dans une commune voisine de la mienne, une veuve possédait une source que la commune désirait acquérir. La veuve consentait à céder sa source moyennant indemnité. Un docteur opportuniste, soutenu par la préfecture, persuada au conseil municipal de s’en emparer sans bourse délier, en pratiquant des tranchées autour du champ de la veuve, de façon à capter les eaux et à intercepter la source. C’est à peu près ainsi qu’on procède avec les influences conservatrices ; on bouleverse le sol autour d’elles, on retourne les terrains d’où elles jaillissent, on s’efforce de couper les canaux et de tarir les sources qui les alimentent.

Il restait en France, dans les communes, une représentation des intérêts ; la loi municipale a supprimé l’adjonction des plus imposées. Il en résulte que les centimes additionnels, et Dieu sait quelle en a été la progression ! sont souvent votés par ceux qui ne les paient point. Heureusement pour le pays, les maires sont encore élus par les conseils municipaux ; la majorité républicaine, tout en en manifestant parfois son humeur, n’a pas osé dépouiller les communes du droit dont les avait investies une majorité conservatrice. Si les influences sociales n’ont pu être entièrement bannies de la mairie, on leur a fermé hermétiquement l’école. C’est contre elles et à dessein qu’a été dressé le mur élevé par la loi entre l’école et la mairie, vainement réunies sous le même toit. La laïcisation même des écoles n’a pas seulement touché les conservateurs dans leurs convictions religieuses, elle les a durement et doublement frappés dans leurs intérêts matériels. La bourse n’a pas été moins atteinte que la conscience. A côté des écoles publiques reconstruites à grands frais avec leur argent, les familles riches ou aisées ont dû souvent ouvrir des écoles libres entretenues uniquement par leur générosité. Aux contributions du percepteur, il leur a fallu ajouter le denier des frères ou des sœurs. De pareils efforts coûtent et disposent mal pour qui les impose. Aux charges pécuniaires et aux froissemens de la conscience, la loi scolaire a ajouté les tracasseries. Dans les départemens où l’on prétend observer les prescriptions de la loi, le cultivateur ne peut, au printemps, disposer librement des bras de ses enfans ; il lui faut l’autorisation des commissions scolaires ; et le propriétaire le plus lettré est tenu de faire passer, à ses filles, un examen devant une ignorante commission de pédans de village. Est-ce la peine de mentionner ici la suppression du volontariat ? quels qu’en soient les résultats, le service de trois ans, tel qu’il a été établi, va encore blesser des intérêts et attiser des mécontentemens.

Que si, à ces charges et à ces vexations, on ajoute celles dont la république leur a fait la menace : l’impôt sur le revenu, par exemple, ou l’impôt progressif, ou encore la suppression du budget des cultes qui ferait retomber l’entretien des églises sur les propriétaires, on sentira que, dans leur opposition, les conservateurs ne luttaient pas seulement pro aris, comme disait notre Conciones, mais aussi pro focis, pour leur fortune, pour leur rang dans la société, pour leur famille, pour leurs enfans ; c’était bien là, pour eux, le struggle for life. Mais, en combattant la politique de la gauche, pourquoi, dira-t-on, s’en prendre à la république ? On oublie que le parti républicain a toujours été le premier à s’identifier avec la république, appelant imprudemment sur elle les coups qu’il eût dû en détourner. Dans une monarchie, il est de tradition de ne pas découvrir le roi ; dans la république, c’est le contraire : ministres, députés, préfets, candidats, à chaque bataille électorale, les républicains, loin de chercher à élever la république au-dessus des combattans, s’abritent systématiquement derrière elle, s’en couvrant comme d’un bouclier, sans se soucier d’en faire la cible des traits de l’ennemi.

Et pourquoi se seraient-ils gênés ? ils comptaient sur ce mot de république pour faire tout accepter du pays. Au lieu de faire des lois pour consolider la république en lui ramenant les hésitans, ils se servaient de son nom pour faire passer les lois que leur intolérance prétendait infliger au pays. Que leur importait d’entretenir la défiance d’une moitié de la nation ? Ils se croyaient assez forts pour n’en avoir rien à redouter : — « Nous pouvons tout nous permettre, sauf une chose : la guerre, » disait, devant moi, il n’y a que trois ans, un ministre de la république, et non l’un des derniers pour l’intelligence. Et il semblait avoir raison. La république n’était guère moins omnipotente que Louis XIV, quand il entrait au parlement un fouet de chasse à la main. Les républicains pouvaient tout se passer, au nom de la république ; mieux que celle de Richelieu, sa robe rouge couvrait tout. Le pays a cependant fini par trouver qu’ils s’en passaient trop. Il le leur a fait entendre à sa manière. Qu’y a-t-il de changé, depuis deux ans ? Une seule chose, c’est que, aujourd’hui, chacun sent que la république ne saurait tout se permettre. Et encore, la moitié de la gauche semble déjà en train de l’oublier.


II

Dans les fautes des douze dernières années, quelle part revient à la droite ? On a presque toujours, une part dans les fautes de ses adversaires. Doit-on, pour cela, rendre les conservateurs responsables d’une politique qu’ils n’ont cessé de combattre ? Non, on n’est pas forcément coupable de ce qu’on n’a pas su empêcher. Mais, aux yeux de plus d’un spectateur, les erreurs de la majorité ont été, en partie, provoquées par la minorité, par ses menaces sarcastiques, par ses interruptions énervantes, par son opposition incessante, par sa joie de faire pièce au gouvernement, par son ardeur à jeter bas les ministères. Dans les dernières législatures, dans la dernière surtout, les conservateurs auraient mauvaise grâce à soutenir que la droite de la chambre s’est toujours montrée calme, digne, habile ou prudente. Pour le sentir, il n’y a qu’à comparer la droite de la chambre à celle du sénat. Ce qui a manqué à la première, ce sont des chefs expérimentés et écoutés, sachant maintenir la discipline parmi leurs troupes, ne pas les user en d’inutiles escarmouches et ne les engager que sur un terrain bien choisi. Dans l’atmosphère surchauffée de la mêlée parlementaire, en face d’adversaires sans scrupule et sans courtoisie, il eût du reste fallu aux conservateurs, pour ne pas se laisser emporter par l’élan de la lutte, un sang moins bouillant que le sang français. Si la droite a eu quelque part aux fautes de la gauche, celle-ci en a eu peut-être davantage aux fautes de la droite. Nous voyons ce qu’avaient d’irritant l’attitude de la droite et ses bruyans défis à la majorité ; mais quoi de plus provocant que les procédés de ces majorités élues à grand renfort de circulaires ministérielles, et débutant, à chaque législature, par décimer leurs adversaires à l’aide d’invalidations encore plus cyniques qu’iniques ; les excluant régulièrement de toutes les grandes commissions et repoussant systématiquement tous leurs amendemens, alors que, pour leur fermer la bouche, elles ne leur appliquaient pas le bâillon d’un vote de clôture ? De bonne foi, qu’est-on en droit d’attendre d’une minorité ainsi traitée ? et ne pourrait-on pas dire que les majorités, comme les gouvernemens, ont l’opposition qu’elles méritent ?

Rendons justice à chacun : si puérils parfois qu’aient pu nous sembler ses procédés d’opposition, force est bien de reconnaître que la droite a, le plus souvent, défendu les véritables intérêts du pays : intérêts de la fortune publique et privée, intérêts de l’enfance, intérêts de la terre, intérêts de l’armée. Prenons les douze années de règne du parti républicain ; la droite s’est opposée à toutes les folies et à presque toutes les fautes. Elle a défendu le capital moral et matériel de la France contre les chimères des songe-creux et contre la cupidité des rapaces. Elle a combattu l’augmentation incessante du fonctionnarisme et repoussé les primes au déclassement social. Elle a dénoncé le mensonge de l’équilibre budgétaire audacieusement affirmé par des majorités dissipatrices ou complices. A l’heure où le pays, assoupi par de lourds narcotiques, était pris de somnolence, elle a fait le chien de garde, aboyant contre les rôdeurs nocturnes qui tournent autour du budget ; si plus d’un a été mordu, c’est de sa dent.

Rappelons-nous l’œuvre législative de la gauche, les grandes lois dont elle est fière : la réforme de la magistrature, la loi scolaire, la loi militaire. Qui nierait que ces trois réformes ont été trois lois de partis ? Les principes y ont eu moins de part que les passions. Des trois, pas une qui n’eût été meilleure, ou moins mauvaise, si la majorité avait fait droit aux réclamations de la minorité. Faut-il redire ce qu’a été la loi sur la magistrature ? Cette parodie de réforme, les républicains indépendans en ont démasqué l’hypocrisie[1] : elle n’a eu qu’un but et qu’un résultat : donner au pouvoir des juges plus dociles, et au parti des places mieux rétribuées. Et la loi scolaire, qui a établi la gratuité et la laïcité de l’enseignement n’eût-elle rien gagné à recevoir pour correctifs quelques amendemens de la droite ? Le principe de l’obligation, inattaquable en soi, ne pouvait-il être entendu d’une manière plus large et appliqué d’une façon moins pédante ? En fait, dans la plupart des départemens, l’administration n’a-t-elle pas dû renoncer à l’application de la loi ? Quant à la gratuité et à la laïcité, combien ont-elles coûté à l’État, combien aux communes ? N’eût-on pu y apporter d’utiles tempéramens, au grand profit des finances publiques, non moins que des libertés publiques ? En ne se lassant pas de réclamer en faveur du droit des communes, du droit du père, du droit de l’enfant, les conservateurs peuvent se vanter d’avoir défendu les libertés communales, en même temps que la liberté religieuse. La gauche invoquait la Raison, érigée en reine de la république ; elle l’encensait, elle la déifiait dans des discours pareils à des hymnes ; et la raison, hélas ! était à droite. Aussi, dans leur campagne pour la liberté et l’économie, les conservateurs ont-ils eu souvent pour alliés les plus raisonnables, comme les plus libéraux des républicains, les J. Simon, les Dufaure, les Say.

Et la loi militaire de 1889, la droite, en la combattant ou en s’efforçant de l’amender, ne servait-elle pas les intérêts matériels et intellectuels du pays, en même temps que ses intérêts financiers et militaires ? Là encore, de quel côté était la raison, et de quel côté la passion ? Et qui a le mieux mérité de l’intelligence française ? qui a le mieux mérité de la science ? Qu’il s’agît des hautes écoles, du clergé, des missionnaires, du commerce, la droite a eu la gloire d’être, presque seule, à soutenir les intérêts supérieurs de la France. « La république n’est pas obligée de faire des savans ; de quel droit demander pour eux des privilèges ? » s’écriait Jean Bon Saint-André en 1793. Et, en 1889, la majorité de la majorité républicaine, discutant la loi militaire, répétait le mot de Jean Bon Saint-André. « La république n’a pas besoin de savans, » disait Coffinhal au tribunal révolutionnaire, en envoyant Lavoisier à l’échafaud. La révolution avait décapité la science avec Lavoisier, la poésie avec Chénier ; la majorité de la dernière chambre semblait s’être donné pour mission de décapiter l’intelligence française. Si elle n’y a point entièrement réussi, si la loi nouvelle ne désorganise pas davantage le pays et l’armée, la France le doit au Sénat, et aux conservateurs. Tous les tempéramens proposés par les hommes de science, dans l’une ou l’autre chambre, par les Berthelot et les Mézières, la droite les a votés.

Il est triste d’être obligé de le constater : si les douze dernières années, si la dernière législature surtout, n’ont pas entamé plus profondément la fortune et les forces de la France, la république le doit, en grande partie, à l’opposition. Abandonnée à elle-même, à son enfantine manie de casser et de mettre en pièces, la majorité de la majorité eût entassé les ruines. Elle eût commis des fautes ou des bévues presque irréparables. Nous l’oublions trop, si le budget des cultes n’a pas été supprimé, si l’ambassade auprès du Saint-Siège a été maintenue, nous le devons à l’opposition. Dans ces deux questions, la majorité de la majorité s’est obstinée à refuser les crédits demandés par le gouvernement de la république. M. Flourens et M. Spuller avaient beau lui parler le langage de la politique, ils ne réussissaient point à lui persuader que la France pût avoir quelque intérêt à être représentée au Vatican. Dès que le « cléricalisme » était en jeu, elle était sourde et aveugle. De même, sans les droites, les singuliers projets financiers de M. Peytra risquaient fort d’être adoptés, et la France, d’être soumise aux expériences budgétaires des empiriques.

Les interpellations stériles, les discussions vainement irritantes, les séances perdues que nous sommes le plus portés à reprocher à la droite, sommes-nous sûrs que le pays en ait réellement pâti ? La droite a souvent empêché la chambre d’aboutir. Eh ! que n’a-t-elle su l’arrêter plus souvent ! S’imagine-t-on, par exemple, que la France et l’armée eussent beaucoup perdu à ce que la loi militaire eût été votée un an ou deux plus tard ? D’une chambre ignorante et violente, il est difficile de regretter que son autorité n’ait pu s’exercer librement. Lui faire perdre le temps, c’était l’empêcher de faire le mal. Certes, théoriquement, à Paris, comme à Westminster, à Pest, à Madrid, l’obstruction, pour l’appeler de son nom britannique, peut sembler puérile à la fois et coupable ; mais, si c’est une faute, on en doit parfois dire felix culpa. Paralyser une majorité malfaisante, l’amuser par de vaines subtilités ou l’énerver par d’incessantes piqûres, lui faire consumer en discours inutiles de trop longues sessions, ne pas lui donner le loisir de voter des projets sortis de têtes incohérentes ou incompétentes, c’est encore une façon de rendre service au pays. Entre les jeux périlleux du cirque, les bouffonneries des clowns ont l’avantage d’être inoffensives. Un des grands maux de ce temps, c’est l’abus de la législation, l’excès de réglementation. Il faut l’ingénuité populaire pour regarder un parlement comme une machine d’autant plus utile, qu’elle produit davantage. L’utilité du travail législatif dépend uniquement de la capacité de la législature. Il en est des parlemens comme des souverains ; les meilleurs ne sont pas toujours ceux qui édictent le plus de lois, et comme les peuples souhaiteraient parfois un roi d’Yvetot, il est des momens où le pays s’accommoderait d’une chambre fainéante. On le voit bien à sa satisfaction, lorsque le parlement entre en vacances. Ce que l’histoire reprochera aux dernières législatures, c’est bien moins ce qu’elles n’auront pas fait que ce qu’elles auront fait.

A l’opposition, le reproche le plus sérieux qu’elle adressera, c’est son attitude dans les questions coloniales. On eût aimé voir les hommes qui se glorifient de s’inspirer des grandes traditions du passé se souvenir des Richelieu, des Colbert, des Choiseul, pour aider la république à reconstituer le domaine colonial fondé et perdu par l’ancienne France. Ils se sont honorés, devant le pays, les Freppel et les de Mun, ceux qui, pour l’Afrique ou l’Asie, ont failli à la tactique de l’esprit de parti. Mais, pour être équitable, il faut se rappeler comment ont été engagées, et comment conduites, nos entreprises coloniales, à l’aide de quels expédiens et de quels subterfuges. Il importe de ne pas oublier les fautes politiques et les fautes militaires, et les vains conseils de nos diplomates ou de nos marins, de M. Bourée à l’amiral Courbet. Il faut se souvenir des inquiétudes suscitées par le continent et des jalouses appréhensions de nos voisins des Alpes ou de la Manche. Il est bon, aussi, de se rappeler que, si l’opposition s’est fait du Tonkin et de la politique coloniale une arme de guerre, l’exemple lui en a été donné par plusieurs des ministres, anciens ou actuels, de la république. N’est-ce pas les feuilles de gauche qui ont inventé le sobriquet de tonkinois ? Entre nos entreprises d’outre-mer, il en est au moins une qui a eu la faveur de la droite, c’est Madagascar ; et après tout, au lieu d’établir notre domination directe sur le fleuve Rouge, peut-être eût-il mieux valu porter notre principal effort sur la grande île africaine. En tout cas, ce n’est pas aux conservateurs qu’incombe la grande défaite de notre politique depuis Sedan, la ruine de l’ascendant de la France en Égypte. Jamais, même aux plus mauvais jours de Louis XV, gouvernement français n’avait eu pareille défaillance. L’œuvre d’un siècle a été perdue, en quelques heures par la pusillanimité d’une chambre d’où la droite avait été presque entièrement balayée. C’est une majorité de gauche, soufflée par M. Clemenceau, qui a décidé que la France devait être évincée de l’Égypte. Gambetta lui avait parlé en politique ; elle ne l’a pas entendu ; et, depuis lors, notre diplomatie se débat vainement dans les boues du Nil, où l’a innocemment embourbée la plus forte majorité républicaine qu’ait abritée le Palais-Bourbon.

Un des côtés les plus défectueux de notre gouvernement, c’est, de l’aveu de tous, les fréquentes crises de cabinet. Cette instabilité ministérielle, nous sommes enclins à en rejeter la responsabilité sur l’opposition. N’y a-t-il pas, dans un pareil grief, presque autant de naïveté que de vérité ? Les gouvernemens parlementaires n’ont pas l’habitude de compter sur l’opposition pour les faire vivre. En votant contre les ministres, l’opposition est dans son rôle ; le remplit-elle trop bien, la faute en est au système autant qu’aux hommes. Sous le régime parlementaire, c’est aux majorités qu’appartiennent les ministres, et c’est aux majorités de les soutenir. On a vu, en d’autres pays, un gouvernement abandonné par une fraction de la majorité chercher à s’entendre avec la minorité. Quand pareil spectacle a-t-il été donné aux chambres de la république ? A la plupart des républicains, l’idée même en paraît criminelle. Une fois, durant la dernière législature, il s’est formé un ministère relativement modéré qui semblait pouvoir compter, sinon sur le concours, du moins sur la neutralité de la droite. Or, quel langage tenait le chef de ce cabinet ? M. Rouvier répétait, à chaque discussion, qu’il n’entendait gouverner qu’avec des républicains ; que le jour où, dans la majorité ministérielle, la gauche serait en minorité, le cabinet descendrait du pouvoir. La droite, ainsi officiellement excommuniée de la majorité gouvernementale, n’en a pas moins, durant des mois, donné ses voix au cabinet. Pour qu’elle contribuât à le renverser, il a fallu la tourmente de la crise présidentielle ; et, si grave que fût pareille crise pour l’avenir de la république, les hommes soucieux de l’honneur de la France ne sauraient faire un crime aux conservateurs d’avoir eu, eux aussi, la main dans cette exécution inconstitutionnelle. A tout le moins, il n’y a, aujourd’hui, à l’Elysée que des hôtes dignes des respects de tous.

Pour grands que soient les inconvéniens du peu de longévité des ministères, il en est un peu de l’instabilité ministérielle comme de l’obstruction. Quel en est le principal défaut ? D’entraver l’activité gouvernementale, de ralentir le fonctionnement de la machine légiférante ; mais, quand on songe aux projets de lois présentés par les cabinets des dernières années, il est malaisé de regretter les accrocs du mécanisme législatif. Il faudrait quelque hypocrisie à un conservateur, voire à un libéral, pour s’indigner de ce que M. Lockroy, M. Peytral, M. Viette, M. Ant. Proust, M. le général Thibaudin, n’aient pas eu le loisir d’achever leur œuvre. Les crises ministérielles jettent quelque trouble dans les administrations ; mais comment déplorer la chute des ministres, quand ils ont pour programme de désorganiser les services publics ? Les hommes qui ne pardonnent point à la droite d’avoir amené la chute du cabinet Rouvier lui passent volontiers d’avoir jeté bas le cabinet Floquet ; et cependant, en tant qu’opposition, le renversement du cabinet Floquet a peut-être été la plus grande faute de la droite dans la dernière chambre. N’eût-elle écouté que ses intérêts de parti, elle n’eût jamais appelé les opportunistes et M. Constans à diriger les élections.

Puisse l’avenir ne pas trop ressembler au passé ; mais à quoi bon les illusions ? Alors que les différentes coteries de la majorité montrent si peu de scrupules à se culbuter les unes les autres, comment s’étonner que les députés de droite, traités ostensiblement en ennemis, décimés par les invalidations, éconduits des bureaux de tous les ministères, traqués dans leur département par toute la gent administrative, cèdent à la tentation de rendre aux ministres les affronts ou les blessures qu’ils reçoivent de leurs préfets ? Veut-on que l’opposition ait plus de ménagement pour le gouvernement, le gouvernement doit en avoir davantage pour l’opposition. La parabole de l’autre joue n’a jamais été de mise dans la politique. Pour un réaliste, un parlement ne peut se concevoir que de deux façons : comme une salle d’escrime où, devant le public, les partis se livrent des assauts avec des fleurets parfois démouchetés ; ou comme une bourse politique où des courtiers, plus ou moins honnêtes, échangent des services au comptant ou à terme. Dans les chambres, comme dans les chancelleries, on pratique d’habitude la maxime du do ut des. D’un parti auquel on ne laisse rien espérer, un gouvernement ne peut attendre que de l’opposition. Demandez à M. de Bismarck ce qu’il attend des progressistes ?


III

Nous avons connu un ministre qui ne craignait pas de témoigner quelque complaisance aux députés de l’opposition. C’était le général Boulanger. Ainsi a commencé le rapprochement entre la droite et le général qui a rayé les princes des cadres de l’armée. Tel a été le point de départ de la plus coupable erreur de la minorité. L’alliance, ou, comme on dirait à Berlin, le cartel de la droite avec le boulangisme ne s’est cependant pas conclu à la chambre, de propos délibéré, sur un signe des chefs parlementaires ou extra-parlementaires. Le courant y poussait ; il y avait, d’une mer à l’autre, comme un coup de vent dans ce sens. L’impulsion spontanée des électeurs y a peut-être eu plus de part que les calculs des politiques. Le premier département qui ait plébiscité le général Boulanger est le département de l’Aisne. « Or, me disait, le lendemain, un député de l’Aisne, un républicain, nous avons dans l’Aisne trois groupes ; aucun n’a soutenu le général ; les comités, les états-majors étaient contre lui ; les électeurs n’en ont pas moins voté pour lui. » Cela s’est, plus ou moins, répété ailleurs ; les députés de droite s’en sont émus. Comme il arrive trop souvent en politique, les chefs, menacés d’être abandonnés de leurs soldats, se sont mis à leur suite, pour rester à leur tête. Les impérialistes ont commencé, et de leur part, il n’y avait pas à se scandaliser, le boulangisme n’étant qu’un dérivé du bonapartisme. Les monarchistes ont emboîté le pas ; en se refusant à l’alliance, ils auraient craint de se laisser distancer par les impérialistes, et de voir le mouvement tourner au profit de leurs rivaux. Rester neutre était difficile, ils inventèrent la marche parallèle. La manœuvre avait de quoi tenter. Pour l’emporter, que fallait-il à la droite ? Un appoint de voix aux élections, un appoint de sièges au parlement. Le boulangisme allait le lui fournir. En cas de victoire, le général, disait-on, ne pourrait se séparer de ses alliés ; il n’avait point de parti derrière lui ; les conservateurs seraient toujours le gros de sa majorité ; à tout le moins, il serait toujours obligé de leur faire une place.

Les plus confians imaginèrent la théorie de la trouée. Pour les monarchistes qui rêvaient avant tout une restauration, c’était une duperie. Au lieu d’ouvrir la brèche par où eût passé la royauté, le général lui aurait barré la route. Son avènement n’eût été qu’un rajeunissement de la république ; il nous eût donné une autre république, un consul, un protecteur, mais toujours une république. Nombre de conservateurs ne s’y trompaient point. J’en ai entendu plus d’un, en province surtout, le déclarer nettement : Faute de prince nous prenons le général ; il nous promet une république honnête et tolérante ; qu’il nous la donne ; nous nous en contenterons. Ce qu’ils avaient refusé des mains de M. Thiers, un civil, un vieillard, beaucoup étaient, par lassitude ou par dégoût, prêts à l’accepter des mains du général. En ce sens, le mouvement boulangiste, loin d’être, pour les masses conservatrices, une révolte contre la république, était un acte de résignation à la république. C’était une protestation, non contre la forme du gouvernement, mais contre les procédés de gouvernement, contre la vénalité, contre le fanatisme antichrétien, contre la dilapidation des finances, contre l’oppression des meneurs de gauche. Le général avait inscrit sur son fanion une devise que la gauche a eu le tort de lui laisser : République nationale. Belle devise ! un peu vague assurément, mais pleine de promesses pour un peuple las de la tyrannie de parti. Le sentiment dominant, parmi les conservateurs surtout, était l’écœurement. L’avenir est aux balayeurs, entendait-on répéter ; il s’en présentait un ; on lui croyait du nerf ; on ne se demandait guère si le manche du balai était propre. Le jour où l’on s’est convaincu qu’en le touchant on se salissait les mains, le boulangisme a été battu. Il n’a guère conservé que sa clientèle radicale, peu délicate sur la propreté morale. C’est par là que le procès du Luxembourg l’a frappé : l’attentat, rien ne l’a prouvé ; les contacts répugnans, les promiscuités malsaines, il était malaisé de les nier. Le pays a senti qu’il était difficile de faire de la cuisine propre avec des mains qui ne l’étaient point.

Et maintenant, parce que tels de leurs chefs ont eu la naïve rouerie de pactiser avec le parti national, les conservateurs doivent-ils se couvrir la tête de cendres ? Ceux qui leur reprochent le plus durement leurs accointances boulangistes oublient trop leurs propres alliances. N’est-ce pas eux qui ont inventé le général, et appris à la France à fredonner : En revenant de la Revue ? N’est-ce pas dans les bureaux de la Lanterne qu’a été fabriquée une légende au grand homme, assez hardi pour rayer les princes des cadres de l’armée ? Ce qu’a fait, au ministère, le général Boulanger, ce que nous a raconté M. Quesnay de Beaurepaire, il l’a fait de compte à demi avec le parti républicain. Et, depuis qu’il s’est séparé de ses premiers amis, quel champion lui ont opposé les soutiens du gouvernement, en janvier et en septembre ? N’est-ce pas M. Jacques, représentant attitré de l’autonomie parisienne, et M. Joffrin, un des chefs avérés du parti révolutionnaire ? N’avons-nous pas vu les alliés de M. Floquet et de M. Constans agiter, contre le général versaillais, « le haillon sanglant de la guerre civile, » et lui faire un crime d’avoir accompli son devoir à Paris, en 1871 ? Et serait-ce en souvenir de cette récente confraternité d’armes avec les protégés des fédérés que le gouvernement a interdit, à la Comédie-Française, le Pater de M. Coppée ?

La vérité, c’est que le boulangisme a été enfanté et couvé par la gauche ; la droite n’a fait que le recueillir ; si elle l’a servi, c’était pour s’en servir. Il ne nous convient pas d’accabler un vaincu ; mais il n’est pas inutile de rappeler aux vainqueurs que le héros, chanté par Paulus, a moins été vaincu par leurs vertus que par ses vices. Elle a sa moralité, cette aventure où la morale a eu si peu de chose à voir. L’élu du Nord et de la Seine eût eu le cœur plus haut ; il eût moins tenu à ses aises et à ses distractions ; il eût osé braver Mazas ou la Nouvelle-Calédonie ; il eût eu quelque chose de la générosité native du jeune prisonnier de la Conciergerie ; l’homme de plaisir n’eût point chez lui primé le soldat ou le politique ; il eût osé mettre au jeu sa vie ou sa liberté, qu’il aurait peut-être gagné la partie. Soyons indulgens pour ses faiblesses ; elles nous ont épargné de grandes épreuves. Les coups de force et les luttes intestines n’étaient pas l’unique danger dont nous menaçait le triomphe d’Arabi-Pacha. « Boulanger, c’est Laguerre, » ai-je lu, un jour, en grosses lettres, sur le mur d’un salon princier. Ce calembour n’exprimait qu’une vérité ; non que le général et ses amis, les patriotes, il faut leur rendre cette justice, eussent, de propos délibéré, jeté la France dans la guerre ; mais la situation de l’Europe ne leur eût pas permis d’y échapper. Pour l’étranger, Boulanger était la revanche, un Déroulède à cheval. Le boulangisme ne s’expliquait que par le chauvinisme ; ses triomphes électoraux avaient resserré la triple alliance ; sa défaite a rassuré l’Europe. Cela seul l’eût rendue désirable. Républicains ou conservateurs, le péché de tous ceux qui ont poussé le général, c’est de n’avoir regardé qu’au dedans et à la réclame électorale ; c’est d’avoir oublié que, dans un pays mutilé et isolé, il est des parties qu’on ne joue point, parce que les frontières en sont l’enjeu.

Il faut le dire, à la décharge de leur conscience, — non de leur intelligence, — la plupart des conservateurs ne voyaient dans le général qu’un cheval de renfort, qu’ils comptaient dételer en haut de la côte. Déjà, lors des élections aux conseils-généraux, ils n’avaient pas hésité à le compromettre, en le présentant dans les bourgs pourris de l’opportunisme. S’ils ont arboré, eux aussi, la devise de révision, constituante, c’était moins comme mot d’ordre du général que comme enseigne électorale ; je ne dirai pas que l’enseigne fût bien choisie, elle était autant faite pour éloigner que pour attirer les gens paisibles. Il n’en est pas moins vrai que les conservateurs n’ont pas été seuls à l’employer, et que plusieurs n’avaient pas attendu, pour cela, l’éclosion du parti national. Les radicaux et nombre d’opportunistes leur en avaient donné l’exemple. La gauche, qui s’est passé ses petites révisions, avait mauvaise grâce à se voiler la face devant l’impudeur de la droite. Sans doute, il ne suffirait pas d’une révision constitutionnelle pour guérir les maux de la France. Le mal tient moins à la machine qu’aux mécaniciens. Le peuple a, malheureusement, peine à le comprendre ; pour avoir un bon gouvernement, il croit qu’il suffît d’une bonne machine gouvernementale : voilà près d’un siècle que les républicains le lui affirment.

Aux conservateurs, nous pardonnerions l’épithète de révisionnistes, s’ils n’avaient, tout comme les radicaux, réclamé une constituante. La constituante, voilà le méfait, car c’était le gâchis. Ici encore, cependant, il faut distinguer entre les intentions et les étiquettes. Lorsque les radicaux se plaisent à invoquer une constituante, ils le font gratuitement, par amour de l’art, pour le plaisir de mettre le peuple en mouvement. Pour nombre de conservateurs, au contraire, ce n’était guère qu’une tactique. Quelle est la grande objection que leur lancent, à chaque scrutin, les républicains ? Vous voulez vous faire nommer pour renverser la république. À cette accusation, réitérée avec une injustice souvent consciente, les conservateurs répondaient : « Comment ! renverser la République ? Nous voulons que la constitution ne puisse être modifiée que par une constituante. » Il faut avoir vu l’effet de l’argument sur l’électeur, dans une réunion publique ; je sais plus d’un député qui lui doit son élection.

Ce n’est pas tout ; dans le tumulte du combat, les républicains ne semblent pas avoir compris la portée de l’évolution accomplie par la droite. En réclamant une constituante, en déclarant que la forme du gouvernement ne pouvait être changée que par une assemblée élue, à cet effet, par la nation, les conservateurs, de toute origine, se sont placés sur le terrain du droit moderne, de la volonté nationale. C’est là un fait considérable, qui pourrait adoucir l’âpreté des luttes de partis, si les partis avaient quelque esprit de justice. La gauche s’est refusée à le voir. Loin de leur en savoir gré, elle n’a pas pardonné aux conservateurs, aux anciens orléanistes ou légitimistes notamment, d’avoir osé proclamer ce qu’elle appelle la souveraineté nationale. On s’en est fait, contre eux, un grief de plus, tant il est vrai que, près des partis, les passions priment les principes. Il semblait qu’en s’en remettant, eux aussi, au suffrage universel et à la volonté nationale, les réactionnaires les plus endurcis fissent un pas notable au-devant de leurs adversaires. Il semblait que les adeptes de la souveraineté du peuple dussent se féliciter de voir les tenans du droit traditionnel, et jusqu’aux représentans attitrés du principe monarchique, reconnaître explicitement le droit de la nation, déclarer que, si jamais les institutions du pays devaient être transformées, ce ne pouvait être que du consentement du peuple. C’était, pourtant, l’ancienne France qui abaissait son drapeau devant la nouvelle, et le droit héréditaire qui s’inclinait devant le droit populaire. Libre aux champions surannés du droit divin de s’en scandaliser ; mais les démocrates qui font profession de tout faire reposer sur la volonté nationale ! N’était-ce pas là une victoire pour la France de la révolution, et, en même temps, un gage de paix pour l’avenir du pays ? Car, enfin, pour la première fois peut-être, depuis 1789, les partis se trouvaient d’accord pour dire à la nation qu’elle s’appartenait entièrement à elle-même, et que la France seule pouvait disposer de la France. C’était l’unique terrain sur lequel les partis se pussent donner la main, et, de la part des héritiers de nos rois, c’était la reconnaissance de la seule autorité demeurée debout en France, le suffrage universel. L’esprit de faction ne l’entend pas ainsi. Nombre de républicains se sont effarouchés de voir la monarchie se courber devant le suffrage populaire ; ils trouvent cela peu digne ; pour un peu, ils y verraient un empiétement sur leurs droits. A les en croire, les républicains seuls sont bienvenus à faire appel à la volonté nationale. Aux autres, enchaînés à un autre principe, cela est interdit.

Par une sorte de chassé-croisé des partis, à l’heure où les monarchistes, princes en tête, affirmaient solennellement qu’ils n’entendaient rien entreprendre sur les volontés de la France, des républicains, refaisant, à leur profit, un nouveau droit divin, affectaient de mettre la république au-dessus de la volonté nationale. Ils se vantaient de résister au suffrage universel, le jour où ils viendraient à en être abandonnés. Des hommes qui prétendent fonder tout le gouvernement sur le bon plaisir et sur les caprices du peuple ont l’inconséquence de marquer une limite au droit de la nation. Ils ne s’aperçoivent point que, à certaines heures, pareille prétention nous mènerait, tout droit, à la tyrannie ou à la guerre civile. La révolution nous a mis, bon gré, mal gré, sur le terrain de la volonté nationale ; elle nous y attache, elle nous y enferme. C’est la seule légitimité que puissent invoquer des gouvernemens électifs ; la contester, c’est, de la part de démocrates, s’insurger contre la souveraineté du peuple.

A l’inverse de certains républicains, les conservateurs de toute nuance sont d’accord pour se soumettre, lors même qu’ils les regrettent, aux décisions du suffrage universel. Non contens de reconnaître le droit de la nation, nombre de conservateurs n’ont pas craint d’aller au-devant des revendications démocratiques. Beaucoup ne redouteraient point de donner au pays une action plus directe sur son gouvernement. Ils se demandent si, en république, on ne pourrait pas trouver, dans le peuple, un contrepoids à l’omnipotence parlementaire et au despotisme des majorités. C’est ainsi que plusieurs n’ont pas craint de se déclarer partisans du référendum et de la sanction populaire, à la manière suisse. Grand sujet d’irritation pour certains de nos démocrates ! Maîtres du parlement, ils n’entendent pas qu’on mette une borne à la toute-puissance des chambres. Le référendum leur est odieux ; c’est, pourtant, l’institution démocratique et républicaine par excellence. Pour cesser de l’être, il ne suffit pas qu’elle ait trouvé place sur le programme boulangiste, ou qu’elle ait un air de parenté avec l’appel au peuple cher aux bonapartistes. Une partie de la gauche prétend attribuer au parlement une souveraineté illimitée ; et, de fait, aujourd’hui, dans la république française, le parlement, pour ne pas dire la chambre, est une sorte de souverain absolu. C’est compromettre, à force de l’outrer, le régime parlementaire. Dans une monarchie, — et le gouvernement parlementaire a été élaboré par et pour la monarchie, — il y a, en dehors des chambres, un pouvoir modérateur, régulateur, qui manque à la république. Cet arbitre, en dehors des partis, que nous ne pouvons trouver au-dessus du parlement, pourquoi ne pas le chercher au-dessous, au fond même de la nation, qui souvent est plus sage, plus pacifique, plus tolérante que ses représentans ? Il en est du paradis parlementaire comme du ciel de l’Évangile, ce sont les violons qui en font la conquête. Le peuple vaut mieux que les politiciens ; il est moins passionné que des députés élus après des compétitions acharnées. La loi sur l’instruction obligatoire et laïque eût dû être soumise à la ratification populaire, que, pour la faire accepter de la majorité de la nation, il eût fallu l’amender. En tout cas, avec le référendum, il y aurait, après le sénat, une instance de plus ; les parties pourraient appeler des arrêts du juge parlementaire et les faire casser par le peuple. Si la France demeure en république, elle sera contrainte de se demander quels freins à l’omnipotence et à l’arbitraire des chambres peut offrir une constitution républicaine.

Une chose que n’admettent point certains démocrates, c’est que les conservateurs se placent, à leur tour, sur le terrain démocratique. Cela, on leur en fait défense. De quel droit ? La France est désormais une démocratie ; c’est dans le peuple, dans les entrailles de la nation, qu’il faut chercher un frein à son gouvernement ; c’est avec des matériaux populaires que les ingénieurs politiques doivent s’efforcer d’élever un rempart contre le grand danger des démocraties, la tyrannie des majorités. A cela devront travailler conservateurs et libéraux ; ils devront être résolument réformistes, comme ils doivent être sagement progressistes. Tout État, disait Rivarol, est un vaisseau mystérieux dont les ancres sont au ciel. Aujourd’hui, hélas ! ce n’est plus au ciel, c’est au fond du peuple, dans les profondeurs de l’océan démocratique, que les États, entraînés par les vents du large, ou emportés par les courans du siècle, doivent essayer de jeter l’ancre ; s’ils ne trouvent pas le fond, ils iront aux abîmes.

Le régime parlementaire, tel qu’il est pratiqué chez nous depuis une douzaine d’années, est déjà en discrédit. Ceux qui croient les libertés publiques liées à ses destinées ont le droit d’être inquiets. Brider le parlementarisme serait peut-être le meilleur moyen de le sauver. Il serait puéril de nous le dissimuler : la France fait une expérience sans précédent. C’est une chose absolument nouvelle, dans l’histoire politique, qu’une république parlementaire. Est-ce une chose viable ? — et si elle peut vivre, n’est-ce pas à force de sagesse, de ménagemens, d’hygiène, c’est-à-dire avec un régime essentiellement différent de celui qu’on lui a fait suivre ? Combien de temps pourrait-elle résister aux imprudences des hommes qui, s’abusant sur sa force, ne se font pas scrupule de jouer avec sa vie ? Il n’a fallu au gouvernement de la gauche que dix ans pour aboutir au boulangisme. Si la majorité persiste dans les mêmes erremens, combien d’années lui faudra-t-il pour nous ramener au pied de la dictature ?


IV

Le pays, aujourd’hui, ne regarde ni si loin ni si haut. Il vient de traverser une crise ; il a la lassitude qui suit la fièvre ; il a, par-dessus tout, besoin de repos. A ceux qui gouvernent, il ne demande que de l’apaisement. Chacun le sent, tout le monde le répète ; au lendemain des élections, l’apaisement était sur presque toutes les bouches ; et, après six mois, nous en cherchons vainement les marques. Et cependant, combien il serait aisé d’en donner le signal ! Ce que pourraient faire les républicains, un homme qui a donné des gages à la république, l’esprit le plus ouvert et peut-être le plus vraiment politique de la majorité, M. Léon Say, l’indiquait, il y a quelques semaines, dans un discours familier. Elles se présentent d’elles-mêmes, les mesures d’apaisement auxquelles ne s’oppose que le fanatisme sectaire. Pour faire montre de tendances pacificatrices, il ne serait même pas toujours nécessaire de changer les lois, cela est manifestement au-dessus de l’intelligence ou du courage de la chambre ; il suffirait d’en modifier l’application. Est-ce ce qu’ont fait les ministres ? Est-ce ce que leur souffle la majorité ? A-t-on renoncé à expulser les sœurs des hôpitaux, ou suspendu la laïcisation des écoles ? Le clergé a-t-il cessé d’être en butte aux tracasseries, et les curés ne sont-ils plus exposés à se voir frustrer de leur modeste traitement par oukase administratif ? Non que je sache. L’inepte et dispendieuse laïcisation suit son cours, à l’hôpital aussi bien qu’à l’école ; nous sommes trop riches pour accepter les dévoûmens gratuits. Chaque chef-lieu de canton a son officine de délateurs ; et M. le ministre des cultes nous a, lui-même, appris que, au 1er janvier 1890, il y avait 300 curés privés de leur traitement, soit trois ou quatre fois plus qu’au 1er janvier 1889. Ne voilà-t-il pas une manière bizarre de pratiquer l’apaisement ? C’est, dit-on, le juste châtiment de l’attitude du clergé pendant les élections. Eh ! croyez-vous que de pareilles vengeances le ramèneront à la république ? Les curés hors de la politique ! dit M. Ribot ; d’accord, mais, pour cela, il ne faut pas faire de politique contre les curés. Ce clergé, chaque année lui apporte un grief nouveau, des laïcisations ou des expulsions nouvelles, des diminutions constantes de son maigre budget ; cette année même, la loi militaire, qui va frapper les séminaristes, risque d’entraver son recrutement : comment lui demander de se tenir entièrement à l’écart de luttes électorales, dont dépend et son pain quotidien, et la liberté de ses autels ? Les libres penseurs, qui, à défaut d’autre évangile, croient à Darwin, s’imaginent-ils que, seuls des êtres vivans, les curés échappent aux lois du struggle for life ?

Mais laissons le clergé, les séminaires, les écoles, le catéchisme, les sœurs, les hôpitaux, les bureaux de bienfaisance ; laissons les préfectures et les fonctionnaires ; entrons à la chambre. C’est là, sans doute, que se manifeste l’esprit d’apaisement. A la chambre, en effet, dans le centre, il y a eu, aux premiers jours, quelques velléités de pacification. On a admis, dans deux ou trois commissions, quelques membres de la minorité. Ce qui est de règle, dans tout parlement qui se respecte, a semblé, au Palais-Bourbon, un acte de magnanimité, tant on y avait désappris les plus vulgaires traditions de la courtoisie parlementaire. De même, au début de la vérification des pouvoirs, la chambre s’est montrée moins prompte aux invalidations. Il est vrai qu’elle est vite revenue aux brutalités de ses devancières. Autrefois, avant le règne des nouvelles couches, les majorités se seraient fait scrupule de se prévaloir de leur force pour réduire les minorités ; c’était, d’ordinaire, l’opposition qui réclamait l’invalidation des députés nommés à l’aide de la protection gouvernementale. Le parti républicain a changé tout cela ; il a fait de la vérification des pouvoirs un procédé d’épuration de la chambre. Les candidats officiels, les politiciens nommés par la grâce de l’administration éliminent les députés indépendans, librement élus par les électeurs. Je ne crois pas qu’aucun parlement, à aucune époque, ait vu un aussi honteux abus de pouvoir. On sait le prétexte mis en avant : l’ingérence cléricale. Au Palais-Bourbon, on ne doute point que la province ne soit menée par les curés. Comme si, dans les trois quarts des départemens, l’appui du clergé n’était pas pour les conservateurs une faiblesse ! Cela est si connu que, pour faire pièce aux candidats de droite, les feuilles de gauche n’ont cessé de répéter : « Voilà les candidats des curés ! » Elles savent que c’est le plus sûr moyen d’éveiller les défiances de l’ouvrier et du paysan. Et les hommes qui, pour écarter leurs concurrens, ont soin de les désigner comme les candidats du clergé, viennent, une fois à la chambre, proclamer l’omnipotence électorale du clergé. C’est une comédie que, au Palais-Bourbon, applaudit toujours le parterre.

Prenez les votes de la nouvelle chambre, déduisez les voix de la minorité, vous trouverez que la majorité de la majorité a voté toutes les invalidations réclamées par la passion anticléricale. « Pour moi, disait dans les couloirs un nouveau député, je ne connais qu’une règle : avons-nous des chances de faire passer un des nôtres, j’invalide. » C’est ainsi qu’a généralement procédé la chambre. Pour elle, selon le mot d’un républicain, la politique prime le droit. Elle l’a bien montré aux députés boulangistes. La moitié ont été renvoyés devant leurs électeurs, non pour ce qu’ils avaient fait, mais, comme le leur a signifié M. Madier de Montjau, pour ce qu’ils avaient approuvé.

Si quelqu’un, aux débuts de la législature, a montré de l’esprit d’apaisement, c’est la droite. Elle a en quelque sorte fait la morte, par politique, sentant qu’elle n’avait rien à espérer de la justice de ses adversaires, et appréhendant d’exaspérer leur intolérance. Peut-être l’opposition eût-elle été mieux inspirée en bravant les colères de la majorité, au risque d’en être punie à coups d’invalidations. Il y a, sur les bancs de la gauche, une centaine de députés élus avec moins de 500 voix de majorité ; ceux-là doivent visiblement leur siège aux manœuvres administratives. Les victimes de la candidature officielle comptaient voir leurs doléances portées à la tribune. La droite avait reçu, de tous les coins de la France, des dossiers tristement instructifs. Il est regrettable, pour la moralité du suffrage universel, qu’elle ne les ait pas ouverts au public. Ce n’est point qu’il y eût quelque chance de faire rougir la majorité : en matière électorale elle a peu de vergogne. Tout est pur pour les purs. On l’a bien vu par l’élection de Lodève. Jamais majorité n’avait montré aux siens si maternelle indulgence. Le député proclamé confessait qu’il n’était pas élu ; le bureau avait reconnu qu’il n’avait dû de siéger qu’à des fraudes et à des faux, dont les bulletins portaient encore la trace. Qu’a fait la chambre ? Au lieu d’invalider M. Mesnard-Dorian, comme un simple conservateur, la majorité s’est scandalisée de ce qu’on pût soupçonner des républicains de fraudes électorales. M. Constans est venu affirmer l’innocence des fonctionnaires qui ont ingénument transmis les bulletins falsifiés. Le rapporteur, fort de son honnêteté, a eu beau démontrer par le menu les falsifications, M. Pelletan lui a fait comprendre qu’un vrai républicain ne se chargeait pas de relever les petites erreurs qui profitent à des amis. Le gouvernement avait laissé la justice inactive, il est désarmé contre les falsificateurs du scrutin ; la chambre a nommé une commission d’enquête qui, à en juger par sa composition et par ses procédés, est moins jalouse d’atteindre les fraudeurs de bulletins que d’intimider les naïfs assez audacieux pour dénoncer les escamotages des radicaux. Est-ce encore là une manière de préparer l’apaisement ?

Laissons la chambre et Paris, regardons le pays, la province, les petites villes, les campagnes. C’est sur ces dernières que s’est le plus lourdement appesanti le joug des politiciens ; j’y cherche en vain des signes de détente. Tout au contraire, en mainte contrée, la persécution des suspects, l’intolérance des meneurs, la terreur des petits, toutes les minuscules tyrannies locales ont repris de plus belle. Non contens de leur triomphe, il semble que les vainqueurs veuillent faire expier, aux vaincus, leurs coupables espérances. J’en parle de visu ; je prends mon arrondissement ; c’est dans un département de l’est, naguère représenté par des radicaux ; cette fois, un conservateur l’a emporté. On a, d’abord, tenté de faire casser l’élection ; il a fallu y renoncer, l’écart des voix était trop considérable. On s’en est vengé sur les électeurs. Les gendarmes ont été, dans les communes, faire des enquêtes sur la conduite du curé, du garde-champêtre, du débitant. Le médecin des épidémies était conservateur, on l’a remplacé par un opportuniste. Le contrôleur des contributions, homme du pays, était soupçonné de peu de zèle : on l’a expédié au fond de l’ouest. Tout fonctionnaire qui, le soir de l’élection, n’avait pas la mine contrite s’est vu menacé de révocation. Un agent-voyer passait pour s’être montré tiède, on l’a mis à la retraite. Il n’est petites vexations qu’on ait négligées, ou petites gens qu’on ait dédaigné de frapper. Des cantonniers dénoncés pour propos malséans ont été cassés aux gages. Dans ma commune, les sœurs distribuaient des médicamens aux indigens ; on le leur a interdit, pour faire pièce au maire qui habite Paris. Le conservateur des hypothèques avait, dans ses bureaux, un jeune saute-ruisseau, coupable d’avoir distribué non des bulletins de vote, mais des lettres de faire-part pour le nouveau député ; quelques jours après, une lettre de la préfecture donnait, au conservateur des hypothèques, vingt-quatre heures pour remplacer ce criminel. Un notaire avait osé, dans une réunion publique, interrompre le candidat radical ; il a été poursuivi devant le tribunal pour manquement à ses devoirs professionnels, et les juges de la réforme judiciaire l’ont condamné à trois mois de suspension. Voilà comment on pratique l’apaisement en province, et cela, non en Languedoc ou en Provence, dans le Midi aux têtes chaudes, où l’on se permet tout, mais sous le ciel brumeux de la Champagne. Et, quand j’interroge des conservateurs de l’ouest ou du centre : Nous en avons vu bien d’autres, me répondent-ils, mais il y a beau temps que rien ne nous étonne plus.

C’est là, peut-on dire, la queue de la bataille électorale. Des adversaires loyaux se tendent la main après avoir échangé une ou deux balles ; il n’en saurait être de même après l’assaut d’injures et de calomnies qu’on appelle une élection. On sait où en sont nos mœurs politiques. A qui la faute ? Est-ce uniquement à la droite ? Les candidats du gouvernement ont-ils eu le monopole des injures ? Je ne sache pas que les conservateurs y aient échappé. En fait d’accusations mensongères, n’ont-ils point passé par les plus grossières et les plus perfides, car, enfin, ceux qui les font accuser de vouloir rétablir la dîme et la corvée savent bien qu’ils se moquent du peuple. Il se peut que, à droite, on ait fait planer sur quelques honnêtes gens de vagues soupçons de corruption. Mais, encore une fois, à qui la faute, si la politique ressemble trop souvent à un tripot ? Pourquoi la majorité républicaine n’a-t-elle pas su faire la police dans ses rangs ? C’est, en fait de probité et de propreté morale qu’un peu d’épuration n’eût pas été de trop. Depuis combien de temps la considération est-elle un luxe inutile pour un député ou un ministre ? Supposez qu’une chambre soit un cercle, dont les membres soient soumis à un ballottage ; combien de blackboulés sur certains des bancs du Palais-Bourbon ?

Les rancunes de la lutte électorale ne sont point, par malheur, l’unique obstacle à l’apaisement. Pour faire de la politique d’apaisement, il faut changer de politique, et c’est ce que la majorité ne veut ou n’ose. Beaucoup y seraient enclins, mais ils craignent de passer pour tièdes. Que dirait le comité de tel chef-lieu de canton si son député « fléchissait » pour l’application de la loi militaire ou de la loi scolaire ? Nos représentans ne jouent plus, comme à la convention, leur tête sur un vote ; ils ne jouent que leur siège, et ils n’en tremblent guère moins. Le radicalisme est là qui veille et, en dehors de quelques modérés assez haut placés, par le cœur ou par la fortune, pour braver l’excommunication radicale, combien d’opportunistes osent rompre avec les radicaux ? Veut-on faire de la politique de modération, la rupture avec le radicalisme en est pourtant la première condition. Ils ont beau être revenus moins nombreux, les radicaux ont gardé toute leur infatuation. Comme les émigrés de 1815, ils n’ont rien appris et rien pardonné. Ils ont déjà réussi, avec l’ingénue complicité d’une partie de la droite, à imposer à la Chambre un président de leur choix ; ils comptent bien la remettre sous le joug. Ils prêchent l’union, mais c’est pour reprendre la campagne contre l’éternel ennemi, sous les bannières de l’anticléricalisme. En avant contre la théocratie ! s’écriait M. Clémenceau au punch des étudians. C’est toujours l’antique cri de ralliement ; s’il est quelque peu démodé dans le pays, il ne l’est pas à la chambre. Les plus clairvoyans des opportunistes voudraient bien en finir avec ces vieilleries ; mais, après s’être complu à faire trembler l’électeur devant le spectre noir, il leur est malaisé de ne pas simuler la terreur, chaque fois qu’on l’agite devant eux. Ils sont captifs de leur passé.

Puis, c’est avec la concentration républicaine, c’est la main dans la main des radicaux, qu’ils ont triomphé du boulangisme, comme du 16 mai. L’union qui leur a valu la victoire, vont-ils la rompre au lendemain de la bataille ? Ils ne songent point que, s’ils ont vaincu avec la concentration, ils ont failli périr par elle. Ils ne voient point que, avant de les aider à terrasser le boulangisme, elle avait créé le boulangisme. Ils oublient que, s’ils l’ont emporté en septembre, ils le doivent moins à leur marche en rangs serrés qu’à la suite de l’ennemi, et que, une autre fois, ils peuvent rencontrer un adversaire moins prompt à leur céder le terrain.

La concentration républicaine, c’est fatalement la continuation du passé ; partant, c’est la constitution remise en question à chaque élection, et la république jouée tous les quatre ans sur un coup de dés. La concentration, c’est, à brève échéance, la résurrection du boulangisme sous même enseigne ou sous une autre raison sociale. Politique de concentration, ou politique d’apaisement, il faut choisir. Dire qu’on fera de l’apaisement avec le concours des radicaux, c’est d’une simplicité par trop innocente, ou d’une duplicité par trop transparente. Les bergers ne demandent pas aux loups d’aider les chiens à garder le troupeau. Concentration est synonyme de guerre aux conservateurs, de complaisance aux révolutionnaires. Une politique d’apaisement ne peut être qu’une politique de transaction, et pour pacifier, il faut des hommes de paix. Il est de ces pacifiques sur les bancs de la majorité ; leurs noms sont connus, le pays serait heureux demies voir au pouvoir, afin de respirer un peu. Mais que pèse le repos du pays dans les plateaux de la politique ? Apaisement et concentration, tel est, qu’elle le veuille ou non, le dilemme posé à la nouvelle chambre. Qu’elle persiste dans la concentration, qu’elle retombe sous le joug radical, il ne lui faudra pas quatre ans pour être aussi discréditée que sa devancière.


V

Qui devrait gouverner ?

Qui, aux dernières élections, le pays a-t-il désigné ? Si le vote populaire était un instrument de physique, donnant la température politique du pays, il apparaîtrait clairement que ceux qui ont le plus de titres au pouvoir, ce sont les modérés. Qu’on prenne la moyenne des suffrages, on trouvera que le méridien de l’opinion passe par le centre de la chambre, plus près des conservateurs que des radicaux. Le calcul est aisé ; les modérés joints aux conservateurs ont obtenu plus de la moitié des suffrages exprimés. S’il ne s’agissait que d’obéir aux vœux du « souverain, » comme disent nos démocrates, la chose serait simple ; le ministère qui représenterait le plus fidèlement l’opinion serait le ministère républicain le plus conciliant. Par malheur, ce n’est pas de cette façon que nous entendons le gouvernement représentatif. On élimine la minorité, et l’on cherche la majorité de la majorité, ce qui revient à remettre le pouvoir à une minorité. Au lieu de regarder de quel côté s’oriente le pays, on suppute la force des groupes du Palais-Bourbon. C’est là, il faut bien l’avouer, le vice du régime parlementaire, d’autant que, chez nous, il manque de son correctif habituel : l’alternance des partis au pouvoir. Cela seul risquerait, à la longue, de perdre la république parlementaire.

On en convient de bonne grâce : le mal est trop apparent pour être nié. Mais à qui la faute ? dit-on. Pourquoi la majorité montre-t-elle tant de défiances pour toute politique qui semble pactiser avec la droite ? Pourquoi ne saurait-elle admettre que l’opposition puisse jamais être le gouvernement ? C’est (nous y voilà ramenés) que, entre elle et l’opposition, il y a la forme républicaine. Acceptez définitivement la république, va-t-on répétant aux conservateurs ; et la droite, devenue un paru légal, pourra un jour gouverner la république, soit seule, soit avec la fraction la plus conservatrice de la gauche.

Il est à remarquer d’abord que la droite ne convoite, aujourd’hui, aucune part du pouvoir. Minorité, elle a toujours entendu rester étrangère au gouvernement. Qu’il se présente un ministère tolérant, économe, libéral vis-à-vis de tous, elle est prête à l’appuyer, sans lui demander aucune part de l’autorité publique, uniquement pour le bien du pays et par respect de son mandat. Pour ce qui touche la forme du gouvernement, si tous les Français ne sont pas encore d’accord, la faute, nous l’avons dit, en est, avant tout, à l’histoire. Ces divergences, les années seules peuvent les effacer ; il faut laisser faire le temps, mais le temps ne se presse point. Une ou deux générations, un demi-siècle peut-être, ce n’est pas trop pour que disparaissent ce que les dédains du second empire appelaient les anciens partis. Encore, ne faudrait-il point que de nouvelles révolutions ou de nouvelles vexations leur apportassent de nouveaux alimens. C’est là un mal, contre lequel il est oiseux de récriminer ; ce qu’il en faut accuser, c’est bien moins le présent que le passé.

Cette observation faite, les partis, dans leurs luttes quotidiennes, ne s’exagèrent-ils point l’importance de cette question de forme de gouvernement ? Est-il vrai que la chambre et le pays s’y viennent toujours butter ? Est-il vrai que, au parlement et dans toutes les assemblées électives, les conservateurs agissent toujours comme monarchistes, en adversaires irréconciliables de la république ? Est-il vrai, enfin, qu’il suffirait d’une adhésion de la droite à la république pour que la majorité de gauche changeât de politique ?

Et, d’abord, est-ce bien les conservateurs qui s’obstinent à prendre, en tout lieu et en tout temps, la qualification de monarchistes ? Il me semblait qu’en 1889, comme en 1885, leurs adversaires les avaient accusés de mettre leur drapeau en poche, c’est-à-dire, précisément, de ne pas se présenter en adversaires de la république. Car, on l’oublie trop, les hommes qui reprochent aux conservateurs de ne pas se résigner à la république sont les premiers, en temps d’élection, à les signaler comme des monarchistes irréconciliables. Nombre de députés et de candidats de droite se sont présentés en simples conservateurs ; ce sont leurs concurrens qui leur ont imposé, d’office, l’épithète de monarchistes ; c’est la gauche qui, à chaque élection, refuse d’admettre qu’un conservateur puisse être autre chose. En 1885, la plupart des candidats de droite avaient déclaré qu’ils n’en voulaient pas à la forme du gouvernement, mais au mode de gouvernement. Mensonge, hypocrisie ! vociférait toute la gauche : la tactique est de signaler tout conservateur, de quelque origine qu’il puisse être, comme un monarchiste, aussi bien que comme un clérical. A bas les masques ! s’écrie, à chaque élection, la presse républicaine. S’imagine-t-on que, pour lui clore la bouche, les hommes de droite n’auraient qu’à faire adhésion à la république ? C’est bien mal connaître les passions de partis et les défiances démocratiques. Chaque fois qu’un conservateur en a fait l’essai, on lui a dit : Donnez des preuves de votre républicanisme ; des paroles ne suffisent point, il faut des gages. Et quels gages exige-t-on ? L’approbation de la loi scolaire, de la loi militaire, de la politique opportuniste ou radicale, c’est-à-dire la négation de la politique conservatrice. Dans la presse locale, dans les réunions publiques, vous entendrez affirmer que les vrais, les seuls républicains sont ceux qui approuvent les actes de la république. De la cocarde républicaine, on prétend ainsi faire une livrée de servitude. On identifie, à dessein, la république avec le parti républicain, de façon à en exclure, comme d’une église fermée, tous ceux qui se réclament des traditions conservatrices. Pour le grand nombre, il y a une pierre de touche : le cléricalisme ; et conduisez votre femme ou vos enfans à la messe, vous serez un clérical.

Demandez-le à qui connaît la province : il n’est pas aisé aux hommes d’une certaine situation de famille ou de fortune, aux fils ou petits-fils de hauts fonctionnaires de l’empire ou de la monarchie, de se faire accepter comme républicains. Ils gardent au front une tache originelle qu’ont peine à laver ceux qui répugnent aux initiations maçonniques. Les chrétiens du IVe siècle se préparaient longtemps à la purification baptismale ; on restait, parfois, des années avant de revêtir la robe blanche du baptême. Les catéchumènes, comme les pénitens, n’étaient pas admis à l’église ; ils se tenaient, humblement, à la porte, sous le narthex. C’est à peu près de cette façon que la plupart des républicains entendent traiter les conservateurs qui viennent à la république. On exige des convertis des marques de repentir ; pour un peu, comme autrefois les renégats chrétiens en pays turc, on les inviterait à fouler la croix ou à cracher sur le crucifix. C’est là l’unique moyen de se faire recevoir à bras ouverts. A tout le moins, qui se refuse à une humiliante abjuration doit se soumettre à un stage. J’ai connu des hommes fort en peine de se faire décerner un brevet de républicanisme. « Que faut-il donc pour prouver qu’on est républicain ? disait, dans mon département, un candidat au Sénat. Faut-il tuer père et mère ? »

Quand, à l’exemple de quelques-uns de ses membres, la droite, en corps, ferait une déclaration d’allégeance à la république, les feuilles de gauche, loin de lui en savoir gré, l’accuseraient d’arborer un drapeau qui n’est pas le sien. Déjà, en pareille occurrence, nous avons entendu préférer hautement un adversaire loyal, lisez un monarchiste résolu, à un réactionnaire déguisé, c’est-à-dire à un conservateur constitutionnel. Quand la droite illuminerait le 14 juillet et déciderait de ne se réunir qu’autour du buste de la république, on ne l’en soupçonnerait pas moins de conspirer pour une restauration ; des hommes qui se croient honnêtes se permettent bien de l’accuser de vouloir rétablir l’ancien régime. Nous savons, par expérience, que le titre de républicain, voire de républicain de la veille, ne met à l’abri ni des suspicions, ni des injures. Les conservateurs venus tardivement à la république ne sauraient prétendre être mieux traités que les républicains libéraux, qui en ont été les parrains. Il y a, au sénat, un homme qui, par l’élévation de son esprit et l’étendue de ses connaissances, par la dignité de sa vie et sa fidélité à ses convictions, honore la politique. Il a toujours servi la liberté et la république, se refusant à les séparer ; il leur a apporté une éloquence incomparable, faite de trois choses rarement unies : de raison, d’esprit et de sentiment ; jamais son existence déjà longue n’a donné prise à la calomnie ; il a vécu simplement, en républicain d’avant la république ; il a été au pouvoir, et il demeure toujours à son cinquième étage. De quelle façon ce sage a-t-il été traité par son parti, par la gauche dont il avait été l’un des chefs ? On sait comment, et l’on sait aussi avec quelle sérénité de philosophe ce noble esprit affronta l’outrage. La gauche l’a flétri et honni ; elle l’a appelé Judas, parce qu’il ne s’était pas courbé devant les injonctions jacobines ; elle l’a appelé clérical, ce qui est le comble de l’ignominie, parce qu’il avait osé être libéral, même vis-à-vis du clergé. On n’a pas oublié avec quels anathèmes la gauche excommuniait, sous le nom de républicains dissidens, les rares politiques assez désintéressés pour suivre M. J. Simon. Faut-il rappeler par quelles phases décroissantes a passé, dans le camp républicain, la popularité du premier fondateur de la république, M. Thiers ? De quelle autorité jouit, aujourd’hui, le libérateur du territoire parmi les débris des 363 qui, douze ans plus tôt, suivaient éplorés son cercueil ? Les villes qui avaient commandé sa statue n’osent point l’ériger sur leurs places publiques ; c’est un saint rayé du calendrier républicain.

Veut-on un autre exemple ? Aujourd’hui même, à la chambre siège un homme qui a été quatre fois ministre de la république, financier expert qui porte dignement un nom illustre dans la science, lui-même homme de science et homme d’action, intelligence souple, apte à tout, esprit fin, alerte, d’une rare lucidité, étranger à tout fanatisme et à toute superstition, esprit politique s’il en fût, sans passion, sans rancunes, sans illusions. On le soupçonne d’avoir voulu faire des avances aux conservateurs, d’avoir songé à les rapprocher de la république en la leur rendant plus acceptable, cela suffit par exciter contre lui les défiances de la gauche. On cherche à le rendre suspect, on semble prêt à recommencer contre lui la campagne d’insinuations autrefois dirigée contre M. J. Simon. En vérité, de tels exemples ne sont guère encourageans pour les conservateurs, qui ne sauraient avoir, à la bienveillance des républicains, les mêmes titres qu’un Jules Simon ou un Léon Say.

Qu’importent, dira-t-on, les clabauderies de la presse ou de la rue ? L’injustice est le propre des démocraties. Les républicains les moins suspects de concessions aux cléricaux n’ont pas été mieux traités que les modérés. Voyez M. Jules Ferry, l’inventeur de l’article 7, naguère le chef reconnu des républicains orthodoxes ; on avait monté des émeutes pour lui barrer le chemin de l’Elysée. C’est le seul homme qui ait su imposer une direction à la gauche, le seul qui ait donné à la république un gouvernement de quelque durée, et les républicains en ont fait, sciemment, l’homme le plus impopulaire de France. Pour finir de même, il n’a manqué à Gambetta que de vivre deux ou trois ans de plus. C’est, en quelque sorte, la loi de la démocratie : girondins ou montagnards, la première république envoyait ses chefs finir sur l’échafaud ; la troisième se contente de les tuer moralement. Triste histoire, néanmoins, que celle d’un parti qui semble prendre plaisir à se décapiter lui-même, et qui, à ses leaders les plus en vue, réserve le supplice le plus vil, l’étouffement dans la boue ! Cela, encore une fois, est peu fait pour engager à venir à lui. En restant dans leur camp, les conservateurs ont plus de chance d’échapper aux éclaboussures des luttes républicaines. N’étant pas obligés de compter avec les soupçonneuses défiances de la gauche, ils peuvent garder intacte leur liberté d’opinion et voter selon leur conscience, sans être exposés à s’entendre dénoncer comme des traîtres.

Est-ce tout ? Nullement. Alors même qu’ils seraient tous d’accord pour accepter, sans arrière-pensée, la république, il resterait malaisé aux conservateurs de prendre, dans les luttes politiques, la qualification de républicains. Cette épithète est devenue une enseigne de parti. C’est un malheur, mais c’est un fait. Pour le peuple, républicain veut dire homme de gauche, souvent radical, presque toujours anticlérical. S’intituler républicain, c’est, pour des conservateurs, risquer de dérouter leur clientèle habituelle. Certains savans affirment que les Grecs d’Homère ne distinguaient pas toutes les couleurs que perçoit notre rétine. Le suffrage universel est un peu comme les Proto-Hellènes ; il est inhabile à saisir les nuances ; il ne reconnaît guère que les couleurs tranchées. C’est peut-être son plus grand défaut, et c’est, en partie, ce qui fait la force des radicaux, qui se présentent à lui comme les vrais, les seuls républicains, les républicains bon teint ; l’électeur est enclin à croire avec eux que, en fait de républicains, les plus foncés en couleur sont les meilleurs. C’est là, soit dit en passant, la faiblesse ou, si l’on aime mieux, le vice de la république ; cela seul suffirait pour que sa pente lût vers le radicalisme.

Je crains qu’il ne faille s’y résigner : le nom de républicain sera longtemps, peut-être toujours, un nom de parti. Il en est bien ainsi aux États-Unis où personne, depuis des générations, ne conteste la république. Je ne serais pas surpris qu’il en fut de même en France. La république doit-elle durer un siècle, il se peut que dans cent ans il y ait encore, en face d’un parti appelé républicain, un parti s’intitulant conservateur, et que ce parti ait, plus d’une fois, présidé aux destinées de la république. Les tories d’Angleterre étaient bien, à l’origine, les partisans des Stuarts ; il a fallu près de trois quarts de siècle pour les rallier, définitivement, à l’ordre de choses issu de la révolution de 1688. C’est petit à petit, presque insensiblement, et non tout à coup, par de brusques conversions à la saint Paul, que s’opèrent de pareilles évolutions. Ce qui change le moins facilement, dans les luttes politiques, c’est peut-être les noms de partis. On en a vu survivre des siècles à leur sens primitif. Quand, au terme de conservateurs, les membres de la droite accoleraient le nom de républicains, ce dernier tomberait bientôt, ne fût-ce que pour distinguer ces républicains conservateurs, des républicains, sans épithète, des anciens, des vrais, car, pour l’électeur, un républicain conservateur ne sera jamais qu’un républicain de second degré.

Une autre raison rend difficile aux conservateurs de s’afficher comme républicains, c’est que leur clientèle, de toutes classes, garde des défiances contre la république. Les partis ont leurs préjugés dont leurs chefs ne sont pas toujours libres de faire fi. Or, le préjugé antirépublicain est encore vivant dans nombre de familles. Au lieu de le diminuer, tout ce qu’a fait la république, depuis douze ans, l’a fortifié. Le boulangisme ne l’a point entamé. Loin de là, plus d’un conservateur se permet de trouver le moment mal choisi pour sommer la droite de reconnaître l’intangibilité de la république. « Comment, disent ces esprits mal faits, c’est au lendemain du jour où les républicains nous ont déclaré la république en péril, c’est après nous avoir montré, durant des mois, leurs doutes et leurs anxiétés, qu’ils nous convient à faire acte de foi dans l’éternité de la république ! » Ce qu’on demande, en effet, aux conservateurs, si c’est autre chose qu’une vide formalité, c’est bien un acte de foi, et, pas plus en politique qu’en religion, la foi ne s’impose. La république veut-elle convertir les incrédules ; elle ne peut le faire que par des années de bon gouvernement.

Si la défaite du boulangisme a montré la force de la république, l’apparition du boulangisme en a montré la faiblesse. On se dit que les républicains pourraient rencontrer, un jour, des Boulanger mieux trempés. En tout cas, ce honteux et morbide phénomène a, dans certains milieux, accru les répugnances contre le régime d’où il est sorti. Car, il n’y a pas à le nier, le boulangisme est bien un produit de notre forme de gouvernement ; c’est une excroissance républicaine. On n’imagine pas de Boulanger sous une monarchie. Il faut, pour cela, que la première place de l’état soit à prendre et, pour ainsi dire, au premier occupant. Qu’est-ce, au fond, que le boulangisme, si ce n’est une vérification de la vieille loi de l’histoire qui de la démocratie fait naître la tyrannie ? Pour le démontrer, il n’était pas besoin d’un savant et subtile historien, comme M. le duc de Broglie. La venue de l’aspirant dictateur était écrite dans les astres ; le sort des républiques antiques et modernes l’avait annoncée depuis des siècles. Selon plusieurs, le mal est inhérent au régime, et la France aura d’autant plus de peine à y échapper qu’elle est une démocratie militaire : de la combinaison de la souveraineté populaire avec le service obligatoire risque fort de sortir la dictature de l’épée.

La crise du boulangisme, plus d’un a pu dire : « Nous l’avions bien prévue ! » Il ne fallait pas être grand devin ; mais, en politique, il sert peu de prédire le mal, et les prophètes de malheur auraient mauvaise grâce à en triompher. Entre les libéraux ralliés à la république et les conservateurs libéraux demeurés à l’écart, entre ce qu’on appelait, en des temps qui nous semblent préhistoriques, le centre gauche et le centre droit, la France a assisté, durant des années, à un curieux dialogue : « Pourquoi n’être pas venus à nous ? disaient les premiers ; pourquoi ne nous avoir pas aidés et soutenus ? Si, à notre exemple, vous aviez résolument accepté la république, la république eût été sage, modérée, tolérante. La France n’eût pas été coupée en deux par l’esprit de secte, violentée par le radicalisme, humiliée par le boulangisme. » — « Si nous ne sommes pas venus à vous, répondaient les conservateurs libéraux, si nous n’avons eu garde de vous imiter, c’est qu’il ne nous agréait pas d’être dupes. Si nous ne sommes pas venus à la république, c’est que nous savions que la république conduisait au radicalisme et à la dictature. » — « Vous voyez, disent les premiers, si nous avions raison : la république a duré ; nous vous l’avions bien dit. » — « Vous voyez, répliquent les seconds, si nous avions tort : la république est devenue radicale ; elle a failli verser dans la dictature ; nous vous l’avions annoncé. » — Et le dialogue, ainsi engagé, pourrait se prolonger indéfiniment sans convaincre personne, chacun des interlocuteurs ayant raison de son point de vue. Eh ! qu’importe, après tout, de savoir qui a tort ou raison ? L’important, c’est de vivre et de faire vivre la France ; et, devant les maux du pays, c’est une justification insuffisante que de dire : nous l’avions bien prévu.

Le schisme politique des libéraux de gauche et de droite a été un des événemens les plus fâcheux des vingt dernières années. Séparés, ils sont devenus presque également impuissans. Elles sont loin, du reste, les heures où, pour tout sauver, il eût suffi de leur entente ! Aujourd’hui, les libéraux qui, à la suite de Thiers, ont passé l’Atlantique et ceux qui sont restés sur l’autre rive n’ont à se demander qu’un peu de tolérance et de bonne volonté réciproques. Au lieu de toujours rappeler aux modérés de la république leurs faiblesses passées, les conservateurs doivent les encourager et les soutenir dans leurs essais de résistance à la pression du radicalisme. Les libéraux de gauche, de leur côté, ont mieux à faire que de reprocher aux conservateurs libéraux de n’avoir pas su arborer la cocarde républicaine. Dans les deux camps, il est oiseux de toujours mettre en avant ces questions d’étiquettes qui sont les questions qui divisent. Leur importance est peut-être, en réalité, plus théorique que pratique. L’avenir de la république ne dépend pas de l’adhésion de tel ou tel groupe ; il dépend de sa sagesse, et de son bonheur. L’empire est tombé, quelques mois après un plébiscite où il avait été sanctionné par plus de millions de suffrages que n’en a jamais recueillis la république. L’unanimité apparente de la nation peut être, pour un gouvernement, autant un péril qu’une force, parce qu’elle est une tentation. Cela est surtout vrai des démocraties, si facilement infatuées d’elles-mêmes ; le jour le plus dangereux pour la république sera celui où elle croira, de nouveau, pouvoir tout se permettre.

Pour se convaincre que les questions d’étiquettes n’ont pas, dans notre politique, toute l’importance qu’on leur attribue vulgairement, il suffit de se reporter aux dernières élections. Nous avons vu des candidats de droite s’affubler du titre de républicains ralliés. On sait comment cette qualification a été accueillie des républicains de profession ; ils l’ont prise comme une profanation du nom de république. A la chambre même, quelques députés, pour la plupart d’origine bonapartiste, ont paru enclins à s’intituler républicains plébiscitaires. Quel gré leur en sait la gauche ? Des plébiscitaires, dit-on, ne sont pas des républicains ; mais naturellement, si la droite se déclarait républicaine, sa république ne serait pas celle de la gauche. Les questions de forme ou d’organisation gouvernementale ne seraient même pas tranchées par là, car il y a bien des sortes de républiques ; les républicains ne seraient pas contenus par la droite, qu’on les verrait vite aux prises, entre eux, sur les questions de constitution et de révision.

Autre remarque : il s’est trouvé des conservateurs, dans la presse religieuse, pour engager la droite à laisser de côté la question de monarchie et de république, lui conseillant de subordonner la politique à la religion, pour former, à l’instar de la Belgique et de l’Allemagne, un parti catholique. La gauche, si prompte à dénoncer la théocratie, verrait-elle là un progrès ? Peut-être, parce que, vis-à-vis du suffrage universel, ce serait le plus sûr moyen de compromettre la droite. Où serait, en tout cas, l’avantage pour la France ? Un parti purement confessionnel ne servirait ni l’Église, qui ne doit point être impliquée dans les luttes électorales, ni le pays, qui n’a pas besoin de voir les querelles politiques s’aigrir et se passionner encore. Par bonheur pour la France et pour la religion, ce parti catholique, ou comme eussent voulu quelques isolés, ce parti républicain-catholique est mort-né. Qu’on y réfléchisse ; on se convaincra que les conditions de la lutte, dans le pays et dans le parlement, que les attaques et les suspicions de la gauche, non moins que les préventions d’une partie de la société, ne laissent à la droite guère de choix ; que le nom de conservateurs est encore, par son vague même, celui qui a le moins d’inconvéniens, qui doit le moins diviser les droites et le moins offusquer les gauches. Il n’a rien d’illégal, rien de factieux, rien de belliqueux, ce vieux nom de conservateur ; il est pacifique ; il n’implique aucune velléité de révolution ; il ne préjuge même point la forme de gouvernement ; il se prête à toutes les évolutions et les transactions que peut réclamer l’intérêt du pays. Tout ce que la gauche doit demander à la droite, c’est de le justifier.


VI

La France est en république ; elle y est de par un enchaînement de faits et de circonstances indépendant de nos antipathies ou de nos sympathies. Elle est, aujourd’hui, vouée à la république, ou, si vous aimez mieux, elle y est condamnée ; quant aux résultats, c’est tout un. Est-ce à perpétuité ? Imprudent qui l’affirmerait, mais plus téméraire encore qui annoncerait qu’elle en doit sortir à brève échéance. Les monarchistes, de sentiment ou de raison, ne sont pas tenus, pour cela, de dire raca à la monarchie. La monarchie est, pour la France, une ressource suprême en des crises que nous ne pouvons, que nous ne devons point souhaiter, mais contre lesquelles aucun paratonnerre ne garantit notre démocratie ; une ressource pour des périls, du dedans ou du dehors, qu’il serait impie d’appeler sur la France, mais qu’il ne dépend point de nous d’écarter de sa tête, et que les fautes mêmes de la république peuvent, malgré nous, attirer sur le pays. Selon le mot d’un vieux républicain de mes amis, les princes d’Orléans restent, pour la France, un en-cas, qu’elle peut être heureuse de retrouver un jour. On l’a senti à son émotion devant la généreuse témérité du jeune prince que nos gouvernails n’osent renvoyer à l’exil.

Telle est la vérité, pour tout esprit dégagé des superstitions monarchiques ou républicaines. La république est le fait, elle existe, et la politique doit, avant tout, compter avec les faits et avec le présent. Les conservateurs ne sauraient se soustraire à cette nécessité, sans cesser d’être des politiques. Ils doivent laisser l’intransigeance aux sectaires d’extrême gauche. Pour cela, il n’est besoin d’adopter aucun article du Syllabus néo-républicain. Il suffit d’appuyer ce qui semble utile, de combattre ce qui est mauvais, en regardant les lois et non les mains qui les présentent. Si le bien semble impossible, il faut savoir se contenter de la politique du moindre mal. Il est, en tout cas, une politique dont tout conservateur doit se garder, c’est celle que, aux débuts de la révolution, a trop pratiquée la droite de la Constituante, celle qui préférait Pétion à Lafayette, Robespierre à Barnave, et les jacobins aux feuillans, — la politique du pire. Attendre le remède de l’excès du mal serait trahir le pays et tromper les suffrages des électeurs, qui ne nomment pas des conservateurs pour aider les démolisseurs.

Si le pays continue à être coupé en deux, si l’ère des persécutions s’éternise, si les intérêts nationaux doivent encore être sacrifiés aux intérêts de parti, il ne sied pas qu’on puisse dire que la faute en est aux conservateurs. Pauvre pays ! pour le satisfaire, et pour gagner la clientèle conservatrice, les républicains n’auraient guère qu’à ravir à leurs frères ennemis, les boulangistes, la devise du banquet de Tours : une république nationale. Une république ouverte, tolérante, respectueuse de tout ce qui est respectable, au lieu d’une république sectaire : voilà ce qu’appelle la grande majorité des Français. Quand le comprendra-t-on au Palais-Bourbon ? On y semble tout prêt à revenir aux erremens anciens ; on n’a de foi que dans la force, dans la contrainte, dans les invalidations, les épurations et toutes les pratiques en usage depuis douze ans. La république, s’écrie-t-on, ne peut désarmer devant des adversaires en armes ; elle ne saurait se relâcher de ses rigueurs devant des vaincus qui n’implorent pas merci.

O hommes de peu de foi ! serais-je tenté de leur répondre ; vous nous jurez, chaque matin, que la république est fondée à jamais, et que toutes les forces de la réaction se briseront contre elle ; à chaque élection, vous nous assurez que c’est le dernier assaut qu’on osera lui livrer ; et, après la victoire, vous n’osez poser les armes et sonner la paix. Vous dites la république indestructible et, à chaque mêlée électorale, vous criez au pays que, s’il ne se serre autour de vous, la république est perdue. O hommes de peu de foi et hommes de peu de clairvoyance ! vous ne voyez pas que ce qui vous semble fortifier la république est ce qui l’empêche de s’affermir ; que vos haines, vos tracasseries, vos persécutions, vos vengeances écartent d’elle ceux que vous devriez attirer à elle. Qu’est-ce donc ? C’est que vous vous obstinez à confondre la république avec le parti républicain ; vous voulez persuader au pays que l’une ne saurait survivre à la défaite de l’autre. Imprudens ! Bien incertaines seraient les destinées de la république, si la France les croyait liées, à jamais, au triomphe de la gauche. Un gouvernement n’a de chances sérieuses de durer que lorsque son existence ne dépend plus des succès électoraux d’un parti. La république ne sera sûre de vivre que le jour où elle aura résisté à la défaite des républicains. Bien mieux, j’oserai dire qu’elle ne sera hors de question que lorsqu’elle aura été gouvernée par des conservateurs, comme en Angleterre la maison de Hanovre n’a été définitivement assise que lorsque le pouvoir eut été exercé par les tories. Affirmer qu’en France, aujourd’hui, l’arrivée au pouvoir des conservateurs est impossible sans péril pour la république, c’est reconnaître que la république n’est pas encore définitivement fondée.

Pour que les conservateurs reviennent à la direction des affaires, il n’est pourtant besoin d’aucune révolution ; il suffit d’un minime déplacement de voix dans le corps électoral, et depuis huit ans, le suffrage universel n’a rien qui les puisse décourager. Voici deux fois que, aux élections générales, la gauche ne l’emporte que de quelques centaines de milliers de voix, et encore grâce aux manœuvres que l’on sait. Malgré tous ses avantages et malgré ses procédés, sa victoire a été maigre ; tout autre gouvernement l’eût considérée comme une défaite. Les républicains en ont triomphé ; la république a le droit de se contenter de peu ; elle peut vivre avec ce qui tuerait une monarchie. Pour qui regarde à l’avenir, mieux eût valu peut-être, pour elle, que les vainqueurs fussent à droite. Le pouvoir, à la longue, démoralise les partis ; le mal de la gauche est peut-être d’être restée trop longtemps au gouvernement, et d’en avoir trop use. Elle eût eu moins de peine à s’assagir ; elle se fût purifiée et modérée plus aisément dans l’opposition ; puisse la république n’avoir pas à regretter ses corrompantes victoires électorales !

Quant aux conservateurs, ils peuvent demeurer longtemps dans l’opposition. Ils ne sont point des affamés de places ou de besogneux politiciens, avant tout soucieux des avantages matériels du pouvoir ; ils n’ont point, pour la plupart, de fortune à faire, ou de notoriété à acquérir pour se pousser dans le monde. Les impatiences des nouvelles couches ne leur siéent point. L’opposition est aujourd’hui une fonction assez haute. Elle a les intérêts matériels et moraux de la France à défendre : sa fortune, ses finances, son armée, ses libertés publiques et privées, la sincérité du suffrage universel, le respect de l’enfance, la probité politique, la moralité nationale. Elle a les prodigalités gouvernementales, l’arbitraire administratif, le fanatisme maçonnique, les vexations jacobines à combattre, et la tyrannie même de l’état omnipotent, qui menace nos sociétés d’un nouveau genre de servitude. Et, pour cette tâche, qui suffirait à la gloire d’un grand parti, les conservateurs ont les ressources que donnent la richesse, l’intelligence ou l’instruction, l’expérience des affaires, les traditions d’honnêteté et d’honneur et les fortes croyances qui trempent les âmes et rehaussent les cœurs. Pour cette mission de défense sociale, qu’ont-ils besoin de songer à ce qui nous divise, aux questions de forme et d’étiquette, aux querelles d’écoles et de dynasties ? Ils n’ont qu’à penser à la France.

La France avant tout ! avant la république, comme avant la monarchie ! Quoi de plus naturel ? Cela est bien simple, et cela, hélas ! paraît souvent difficile aux partis. Notre temps ressemble à celui où les uns criaient : Vive la ligue ! et les autres : Vive le roi ! bien peu songeaient à crier : Vive la France ! Ce cri, les conservateurs l’ont adopté ; c’est celui qui sort de leurs poitrines dans les réunions politiques, ou lors de la clôture des sessions du parlement ; — qu’ils lui demeurent fidèles dans leurs actes ! Vive la France ! c’est un beau cri ! il est bien français, il est de tous les temps ; tout patriote peut s’y joindre, et tous les échos du pays le redire ; c’est un cri de paix, c’est un cri d’union ; il n’a rien de séditieux, il n’a rien d’exclusif, il n’a rien de blessant pour personne. Laissez-le à ceux qui n’en veulent pas d’autre ; et répétez-le avec eux ; et, si vous pouvez, plus fort et mieux qu’eux. Ne leur demandez pas de crier : Vive la république ! À beaucoup, vous l’avez rendu, pour longtemps, malaisé. C’est à ce cri qu’ont été votées toutes les lois édictées contre eux, contre ce qu’ils aiment ou ce qu’ils respectent ; c’est à ce cri de guerre qu’ont été forcées les portes des couvens et que les laïcisateurs ont donné l’assaut à l’école et à l’hôpital. Vive la république ! cela, pour bien des oreilles, sonne : A bas les curés ! à bas la religion ! Cela, pour trop de Français, est devenu synonyme de : Vive l’intolérance et la délation ! Vive la corruption et le gaspillage ! Vivent les budgets fictifs ! Vivent les fraudeurs du trésor et les falsificateurs du scrutin ! Un jeune roi demandait à un vieux serviteur : « Pourquoi ne cries-tu pas, comme les autres : Vive le roi ! » — « Parce que j’attends de te voir à l’œuvre ! » Le pays a vu la république à l’œuvre, et plusieurs de ceux qui en avaient salué l’avènement de leurs vivats ont été pris de doute ou de dégoût. Vive la France ! est un cri dont jamais Français n’auront à rougir ; il suffit à tout, il dit tout. Vive la France ! la vieille et la nouvelle, la France des ancêtres et celle des fils, la France des lis et celle du tricolore, la France des triomphes et celle des défaites, la France d’hier comme celle de demain. Vive la France ! Qu’un pays est à plaindre, quand un tel cri semble un cri de parti ! et qu’elle redeviendrait grande et forte, notre France, si les Français n’en connaissaient pas d’autre !



  1. Voyez la Réforme de la magistrature, par M. G. Picot.