La République libérale

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 5-31).
LA
RÉPUBLIQUE LIBÉRALE

C’est une tâche fort ingrate que de dire la vérité à son parti, en croyant le mieux servir par de franches paroles que par un complaisant silence. On n’y recueille que des remontrances aigres-douces chez les modérés, de blessantes personnalités chez les violens. Les vilains mots ou les perfides insinuations ne sont pas ménagés à ceux qui ont ce courage. Ils n’ont pour toute récompense que les complimens des adversaires. Les plus vieux, les plus fidèles, les plus dévoués amis de la cause qu’on a servie en commun sont traités de faux frères qui viennent rompre la discipline du parti et jeter leur voix discordante dans un concert où toute voix doit se confondre en un chœur puissant et dominateur. On n’est plus un sincère ami de la république parce qu’on la comprend autrement ; on est un déserteur de la démocratie, c’est le mot des journaux de la république athénienne, parce qu’on ne cède pas à ses entraînemens. Faut-il s’en étonner et s’en plaindre? En aucune façon. Le monde de la politique n’est point une académie où tout se dise avec grâce et douceur, où les mots méchans soient inconnus, où les malices elles-mêmes ne passent qu’à travers les complimens. C’est une rude école en tous temps et par tout pays. A la violence et à la brutalité du langage politique, on ne s’aperçoit guère que l’Angleterre est un pays d’aristocratie. On sait que la démocratie américaine dépasse toutes les bornes. Soyons justes pour notre pays. Quels que soient les progrès que nous ayons faits en démocratie, sous le régime des assemblées délibérantes, nos parlemens ont toujours donné, sauf de rares exceptions, l’exemple des convenances et des manières courtoises dont le goût français n’a point encore perdu l’habitude, et dont la rudesse allemande ou anglo-saxonne se soucie fort peu, surtout dans les parlemens américains. Quant à la presse politique, elle prend partout à peu près les mêmes licences envers les personnes. Si l’on relit les journaux français, sous nos gouvernemens monarchiques, on s’aperçoit à peine qu’elle ait changé de ton, à mesure qu’elle est descendue dans les profondeurs des nouvelles couches sociales. Elle s’est toujours permis les mêmes excès de plume quand elle s’est sentie libre.

Les hommes au tempérament politique s’émeuvent médiocrement des attaques personnelles de la presse. Ce n’est pas seulement parce que l’habitude en émousse les traits, ou que l’orgueil n’en laisse pas arriver les coups jusqu’à la personnalité qu’elles visent ; c’est aussi qu’ils savent que ces excès de plume ne sont pris au sérieux ni par le public éclairé, ni surtout par ceux qui se les permettent. Quand ils se voient appliquer les plus malsonnantes épithètes du vocabulaire politique, ils se consolent et sourient en pensant que le jour où l’on aura besoin de leurs services, ils retrouveront la sympathie, la popularité, jusqu’à la profonde estime des journaux qui les ont calomniés et outragés. Casimir Perler, Guizot et Thiers le savaient bien, et quand le Journal des Débats, qui, par parenthèse, n’a jamais injurié personne, a dit à l’un d’eux, après la fameuse campagne de la coalition, sous la monarchie de juillet : « Vous pourrez avoir notre appui, vous n’aurez plus notre estime, » il oubliait, dans un accès de dépit, que la politique a des vicissitudes inévitables où les notes les plus contraires se succèdent parfois sans transition. Les hommes courageux du parti libéral républicain, comme MM. Dufaure, Jules Simon, Laboulaye, peuvent compter que tout ce tapage de récriminations amères ou de grossières injures finira, quand l’infatuation du succès aura fait place au sentiment du péril commun dans le camp républicain. La passion politique frappe fort, sans s’inquiéter de frapper juste. Quand l’homme qu’elle attaque est un adversaire, elle en fait un ennemi capable des plus noirs desseins, sinon de tous les crimes. Elle lui refuse le talent, la conscience, le patriotisme. Si c’est à l’un des siens qu’elle s’en prenne, elle en fait un intrigant, un ambitieux sans scrupule, qui trouble l’eau pour pêcher plus fructueusement. Elle a besoin de tous ces gros mots pour enlever son crédit, sa popularité, sa puissance à l’homme qui fait obstacle à la politique de ses patrons. La presse des partis ne perdrait pas son temps à ce jeu, si elle ne comptait sur la naïveté, certains journaux diraient la niaiserie d’un public qui les lit. Mais qu’y faire? L’ignorance et la sottise n’ont-elles pas fait de tout temps le succès de la calomnie et de l’injure?

Les amis de la république libérale qui viennent de se séparer à regret d’anciens compagnons d’armes pour rester fidèles aux principes de toute leur vie trouveront tôt ou tard, non pas justice, ils ne sont méconnus que par une presse passionnée, mais concours dans le parlement et dans le pays. On sait qu’ils ne vont point à droite, qu’ils veulent seulement pouvoir défendre, en toute indépendance, la politique de liberté, de modération, de conservation intelligente, de réformes utiles et pratiques, qu’ils ont toujours représentée dans les divers groupes du parti républicain. Ils ne peuvent faire le sacrifice de convictions professées avec tant d’éclat aux exigences d’une discipline qui leur impose l’oubli ou le silence. Quoi qu’il arrive, — et qui peut prévoir l’avenir? — ils resteront en paix avec leur conscience, laissant à d’autres la responsabilité d’une politique que le succès ne suffit point à absoudre.

Nous voudrions montrer que, dans la campagne que le parti républicain libéral vient de commencer, ce n’est pas seulement pour la bonne cause qu’il combattra; c’est aussi pour la cause qui doit finir par triompher, s’il y apporte la résolution, la persévérance, le dévoûment, que le pays est en droit d’attendre des chefs qui le dirigent. En ce moment, les apparences lui sont peu favorables. Ni le parlement ni le pays ne semblent encore bien comprendre son attitude; nouvelle. Au parlement, il n’a qu’une faible minorité qui n’est même pas composée du groupe entier auquel il appartient. Avant de songer à faire des conquêtes dans les autres groupes plus ou moins modérés de gauche, il lui faut rallier d’abord tout le centre gauche proprement dit, dans les deux chambres. Les habitudes de discipline ont pu retenir jusqu’ici bien des députés et des sénateurs qui n’ont guère plus de goût que les dissidens pour la politique de passion et de combat. Le mot d’ordre ne couvrira pas toujours la manifestation de leurs vrais sentimens. On peut espérer, sans trop d’optimisme, qu’à mesure que la situation créée par la politique jacobine et radicale s’aggravera, ils seront plus disposés à reprendre leur liberté et à grossir les rangs de la petite phalange qui a pris l’initiative de la scission. Voilà dans quel espoir nous nous associons à la patriotique entreprise des amis de la république libérale. Quant aux groupes de la droite, si le parti républicain libéral peut compter sur leur concours pour faire rejeter les lois antilibérales et les réformes radicales, il ne peut l’espérer pour tout ce qui aiderait à l’affermissement des institutions républicaines. D’autre part, tout en laissant déjà voir une vague inquiétude, le pays n’en est pas encore à bien comprendre la politique qui la cause; il n’est pas prêt à prendre parti sui-les programmes opposés qui commencent à se faire jour dans le monde politique. Sans être sourd ni aveugle, le suffrage universel n’entend pas ce qu’on lui dit à demi-voix; il ne voit pas ce qu’on ne lui montre que de loin. Il faut élever la voix pour qu’elle frappe ses oreilles ; il faut mettre à la portée de sa vue les choses qui peuvent l’intéresser. Puis le moment vient où son sentiment s’exalte, où son imagination s’échauffe, et alors il suit, s’il ne les devance, ceux qui lui ont fait toucher au doigt le mal et le remède.


I.

Quand le parlement a repris ses travaux, après de longues vacances, on pouvait espérer que la situation allait enfin se simplifier par un nouveau classement des groupes parlementaires, à la suite d’une discussion générale où chaque chef de groupe apporterait son programme. On pouvait croire également que de cette grande discussion sortirait un cabinet vraiment autonome, possédant la pleine liberté de ses actes, sous la puissante direction d’un chef reconnu, et avec le concours d’une majorité homogène. On devait compter enfin que la politique de notre pays allait rentrer dans les conditions du gouvernement parlementaire. Rien de tout cela ne s’est réalisé jusqu’à présent. Il n’y a point eu de discussion sur l’ensemble de cette politique. Nous avons vu sortir, non pas du parlement, mais du cabinet du président de la république, un ministère improvisé dans un entretien de deux importans personnages, auquel personne ne croit une indépendance et une initiative propres. Nul groupe ne s’est encore expliqué sur son programme, et toute la discussion dans les chambres s’est bornée à des questions spéciales, d’une grande portée politique, il est vrai. La discipline enchaîne toujours les volontés plus ou moins résignées; le mot d’ordre couvre les dissidences latentes.

Nous avons eu sans doute une déclaration du nouveau ministère, où le président du conseil a mis tout ce qu’il a pu de cet esprit de mesure, de sagesse, de conciliation qu’on lui connaît. Malheureusement, ses excellentes intentions sont pour l’avenir. Le présent reste chargé d’une lourde et fâcheuse liquidation. Parmi les lois et les mesures qu’annonce la déclaration ministérielle, il en est, comme la réforme de la magistrature, l’épuration des administrations, les lois sur l’enseignement, qui sont un legs embarrassant du ministère Waddington. Ce n’est pas le nouveau ministère qui pouvait les retirer, puisqu’elles avaient été imposées à l’ancien par les groupes parlementaires qui font la majorité actuelle du cabinet Freycinet, à l’exclusion du centre gauche dont les répugnances pour de telles lois et de telles mesures sont bien connues. C’est ce qui fait la choquante contradiction d’une déclaration qui débute par des actes de guerre, et finit par de douces paroles de paix. Quand on veut sérieusement rallier les partis hostiles à la république, il ne faut pas commencer par y jeter les fonctionnaires les plus inoffensifs par des épurations sans trêve et sans fin. Si nous jugeons le chef du cabinet sur les discours qu’il a prononcés dans le parlement, ou ailleurs, et nous les tenons pour parfaitement sincères, nous devons croire qu’il n’a aucune des passions du parti qui l’a porté au pouvoir. Nous l’imaginons plutôt impatient d’en finir avec cette politique ingrate qui trouble ses beaux rêves de grands travaux et de brillante prospérité. Mais ce n’est ni son habile déclaration du début de la session, ni ce charmant discours sur l’amnistie plénière, où l’art du politique se cache sous les grâces du langage, qui feront illusion sur la gravité de la situation. Sous cette fraîche idylle, si douce à tous, même à la commune, qui tombe comme une rosée sur nos arides et ardens débats, pourquoi faut-il qu’il y ait une politique qui blesse les consciences, agite les esprits, met le feu de la discorde, sinon de la guerre civile, dans tout le pays ? Que peut la suave éloquence de M. de Freycinet contre la réalité des faits ?

Comment ne sait-il pas que toutes nos administrations tremblent sous le coup de révocations arbitraires, sous la menace de dénonciations intéressées ? Il est des magistrats qu’on révoque pour leurs relations privées, pour leurs liens de famille, pour l’origine très naturelle d’une nomination due à la capacité et aux services, mais faite sous l’administration d’adversaires politiques. Il en est qu’on révoque ou qu’on déplace pour des jugemens qui ont irrité des plaideurs influens, sans que le ministre responsable ait l’air de se douter des secrètes raisons des mesures qu’il prend. Et ce sera bien autre chose quand une loi sur la réforme judiciaire viendra suspendre l’éventualité de l’élimination sur la tête de tant de magistrats. Comment M. de Freycinet ne sait-il pas que la tristesse est dans les familles qu’on va priver des maîtres qu’elles ont choisis, pour l’éducation encore plus que pour l’instruction de leurs enfans ? Nous pensions qu’il n’y avait que l’esprit métaphysique qui pût rendre sourd et aveugle devant les réalités de ce monde. Il paraît que l’esprit mathématique n’est pas sujet à de moindres distractions. Si l’on savait combien l’honnête et pacifique classe de nos fonctionnaires publics est craintive, on comprendrait comment il lui semble vivre en ce moment sous un régime de terreur. Des fonctionnaires rebelles, des magistrats factieux ! Sous quel régime a-t-on vu cet étonnant phénomène? Il nous souvient qu’on se plaignait jadis de la servilité des uns et des autres. C’était juger trop sévèrement un corps qui ne peut avoir d’initiative, et qui doit, en tant que corps, rester étranger à nos querelles politiques. Mais nous n’avons jamais entendu parler de leur audace politique. Le cabinet actuel et le parti qui le dirige se trompent, en tout cas, s’ils croient qu’après avoir résolu à leur façon ces graves questions qui touchent aux intérêts les plus sacrés, aux sentimens les plus intimes d’une portion considérable du pays, ils pourront vaquer en paix à la politique des affaires et des travaux publics. Ils auront fait aux âmes religieuses des blessures qui saigneront longtemps, en même temps qu’ils auront porté aux principes des atteintes dont le prestige de la république souffrira. Ils auront laissé dans le pays tout entier des traces de violence et d’oppression que la prospérité matérielle, si elle vient, n’effacera point. En tout cas, que cette triste besogne soit ou non du goût de notre premier ministre, le ministère qui porte son nom n’en persévère pas moins, sous une pression plus forte, dans la voie d’exclusion, d’intimidation et d’oppression, où ses prédécesseurs ont eu la faiblesse de se laisser engager.

Malgré tout, il est difficile de ne pas reconnaître que la situation a changé depuis la rentrée des chambres. Bien qu’elle ne soit pas aussi simple, aussi nette qu’on pourrait le désirer, bien que la politique de l’équivoque et des sous-entendus y laisse encore une certaine obscurité, le jour commence pourtant à s’y faire. A défaut des hommes, les faits parlent, et leur langage est déjà assez clair pour être compris, au dedans du parlement et au dehors, par tous ceux dont les positions, les rancunes ou les ambitions de parti n’ont point fermé les oreilles. Si le ministère Freycinet n’a point l’indépendance que réclame le régime parlementaire, et si sa déclaration ne peut être prise pour un véritable programme, il n’en reste pas moins avéré qu’il a une politique, qui s’affirme dès à présent par des actes décisifs. Ces lois et ces mesures mentionnées dans la déclaration officielle, et qui sont en voie de discussion et d’exécution, ne peuvent être considérées comme de simples accidens d’une politique transitoire, de purs expédiens inventés pour répondre aux nécessités du moment. Tout cela est la manifestation d’un esprit, la pratique d’un parti qui a un nom fameux dans notre histoire révolutionnaire. Il faut une forte dose d’optimisme pour espérer que cet esprit et ce parti s’arrêteront aux lois et aux mesures actuelles. La politique jacobine ne fait que commencer son œuvre; elle y mettra le temps et la mesure, parce qu’elle est assez souple pour s’accommoder au tempérament de la société actuelle; mais, comme l’a dit un de ses organes les plus intelligens, elle atteindra son but d’autant plus sûrement qu’elle ira plus lentement. Ce qu’elle a déjà fait, ce qu’elle fait maintenant, suffit amplement à justifier la protestation des républicains libéraux et conservateurs.

Qu’est-ce que l’amnistie, partielle ou plénière, sinon une réhabilitation plus ou moins complète de la commune, tandis que la grâce partielle ou universelle maintenait du moins la gravité du crime et l’autorité de la condamnation. Est-ce là une affaire de détail ou une question de principe? Qu’est-ce que la suppression ou la suspension de l’inamovibilité de la magistrature, sinon la mort de l’institution elle-même, qui ne peut vivre sans indépendance et sans dignité? Est-ce encore là une affaire de détail ou une question de principe? Qu’est-ce que l’article 7 de la loi sur l’enseignement supérieur, qui prive des citoyens français de leurs droits, et tels articles de la loi sur la réorganisation du conseil supérieur de l’instruction publique qui enlève à la justice universitaire ses meilleures garanties, sinon une profonde atteinte à la liberté de conscience et à la liberté de défense? Est-ce encore là une affaire de détail ou une question de principe? Qu’est-ce que cette épuration systématique des administrations publiques, sans égard pour la probité, la capacité, les services, sur le simple soupçon d’hostilité aux institutions actuelles, ou sur les dénonciations d’ennemis ou d’envieux, sinon le mépris de toute justice administrative, l’oubli de toute règle de bonne administration? Est-ce encore là une affaire de détail ou une question de principe? Et cette expulsion en masse des écoles communales, poursuivie avec une aussi implacable logique contre des citoyens qu’on exclut du droit commun, uniquement à cause de leur robe, bien qu’ils aient satisfait à toutes les prescriptions de la loi, tout cela au mépris des droits et des vœux des familles révoltées de voir ainsi la chose de tous, la commune, ou l’état, livrée aux passions de parti? Est-ce toujours là une affaire de détail ou une question de principe? Toutes ces lois et ces mesures ne forment-elles pas un programme assez complet de politique intolérante, illibérale, vraiment jacobine? A-t-on bonne grâce à venir dire au parlement : « Laissez-nous en finir avec ces petits détails pour pouvoir commencer la grande entreprise de travaux qui doit assurer la prospérité du pays? » Et peut-on s’étonner que de sincères et fermes républicains refusent leur adhésion à une telle politique?

Après de tels actes, toute déclaration est vaine, toute explication superflue. Le programme du ministère actuel a sa formule aussi claire que possible, et ce qui est plus décisif, il est en pleine exécution. Le programme de l’opposition républicaine, libérale et conservatrice, est tout tracé : c’est une protestation énergique, éclatante de chaque jour, de chaque heure, contre ces lois et ces mesures qui portent atteinte aux libertés publiques, désorganisent nos administrations, troublent profondément la paix du pays, arrêtent tout court l’œuvre de réorganisation sociale à laquelle M. Thiers avait convié le parlement après nos désastres. Voilà donc une situation plus simple, où la politique d’équivoque va devenir plus difficile à maintenir. Après de tels faits, l’union des gauches n’est plus possible. L’évocation du spectre monarchique ne peut plus avoir d’effet devant la réalité qui frappe tous les yeux. Les voix républicaines qui ont défendu, dans le parlement et dans la presse, la cause de la liberté, de la justice, de la paix sociale, ont créé un parti d’opposition libérale qui ne se laissera ni séduire, ni intimider, ni surprendre. Ce parti ne manquera aucune occasion d’avertir le parlement et le pays. La politique muette du sous-entendu deviendra impossible à pratiquer devant les interpellations, les explications, les protestations des républicains libéraux. L’on rentrera ainsi forcément dans les conditions du gouvernement parlementaire, si mal pratiqué depuis l’établissement définitif de la république.

On rentrera également dans l’observation de la loi constitutionnelle. Le sénat, devenu républicain en assez grande majorité, depuis le renouvellement triennal, vient d’être mis en demeure de se prononcer sur l’espèce de république qui a ses sympathies. Ce n’est pas seulement la discussion des lois Ferry qui nous fera connaître sa préférence ; c’est l’ensemble des lois et des mesures qui forment le programme du gouvernement. Le sénat républicain lui donnera-t-il raison sur l’article 7, sur la réforme de la magistrature, sur la révocation à outrance des fonctionnaires, sur la fermeture des écoles communales congréganistes, sur toutes les lois et mesures que la chambre des députés a votées et approuvées, ou doit voter et approuver? Il est difficile de croire que le sénat républicain, sans en venir jusqu’au parti extrême de la dissolution, comme le sénat monarchique, se résignera perpétuellement au rôle de chambre d’enregistrement des actes de la toute-puissante chambre des députés. S’il garde le silence sur les actes de la politique ministérielle, s’il n’intervient pas dans la formation ou la composition des cabinets, abandonnant cette œuvre aux prétentions de l’autre chambre, il ne peut rester muet et passif devant les lois présentées à ses délibérations. Là, on peut espérer qu’il résistera, au moins dans une certaine mesure, parce que, s’il est républicain, ce serait lui faire injure de douter de ses sentimens libéraux. Il aura donc prochainement à prendre le rôle que lui assigne la constitution, en ce qu’il a de plus essentiel; il votera librement et résolument pour ou contre les lois présentées par le ministère, et votées par la chambre des députés. Ce ne sera peut-être pas l’harmonie parfaite des pouvoirs publics, le fonctionnement facile et toujours pacifique rêvé par les sages républicains qui ont voté la constitution. Mais ce ne sera point un conflit, dans la force du mot, par la raison que le sénat, en arrêtant l’initiative intempérante et antilibérale de la chambre des députés, n’entravera point la marche du gouvernement, en tout ce qui concerne l’expédition des affaires et le jeu de la machine administrative. Il sera un frein, non un obstacle, encore moins une machine de guerre contre les autres pouvoirs. Il obligera seulement l’autre chambre à compter avec lui. C’est ce que veut notre loi constitutionnelle.

II.

Ce serait se faire illusion que de croire au prochain succès de la campagne que les discussions parlementaires viennent d’ouvrir. La réaction libérale et conservatrice ne fait que commencer dans le parlement et dans le pays. Dans le parlement, c’est encore la discipline qui prévaut sur les velléités de dissidence, tout en se ressentant déjà des nécessités d’une nouvelle situation politique. Dans le pays, la confiance en la sagesse de nos gouvernans et de nos législateurs n’est plus aussi entière. On commence à comprendre qu’une politique qui sème partout le trouble et l’agitation n’est pas la meilleure possible. On voit bien que nous n’en sommes plus à la république de M. Thiers. Mais l’on n’en est pas à distinguer encore, dans la confusion des partis, quelle est la politique à suivre et où est le parti qui doit en montrer le drapeau. En ce moment, un appel aux urnes électorales surprendrait encore le pays, qui n’y est point préparé. Cela pourrait avoir, pour les conservateurs républicains, un résultat aussi funeste que l’appel prématuré du 16 mai le fut aux conservateurs suspects de sympathies monarchiques. L’accord entre les groupes de l’extrême gauche, de l’union républicaine et de la gauche proprement dite, n’est pas tellement rompu qu’il ne pût se rétablir sur le terrain électoral, aux dépens du centre gauche, qui pourrait bien cette fois disparaître tout entier de la chambre des députés, où sa place est déjà si modeste. Les groupes avancés, ne pouvant pas compter sur sa docilité pour l’accomplissement des desseins dont les chefs de l’union républicaine ne gardent même plus le secret, n’admettraient plus ses candidats dans leurs combinaisons. Quant aux candidats de la gauche pure, ils ne trouveraient l’appui des groupes radicaux qu’autant qu’ils s’engageraient à les suivre partout et toujours. Et comme d’ailleurs une dissolution ne serait acceptée par les chefs de la majorité républicaine que sous la condition du scrutin de liste, plus favorable que tout autre à leurs desseins, il est fort probable que les élections faites en ce moment nous renverraient une chambre où dominerait entièrement l’esprit jacobin. Si, comme le bruit en a couru, la dissolution a ses partisans dans les groupes radicaux, on peut affirmer que telle est leur pensée et leur espérance. Les conservateurs de toute nuance auraient grand tort de se prêter à ce jeu, dangereux pour des intérêts qui sont ceux du pays. Les pessimistes qui pensent que le bien ne peut sortir que de l’excès du mal, soit qu’ils rêvent une restauration monarchique, soit qu’ils espèrent seulement une puissante réaction populaire en faveur des idées conservatrices, sous le drapeau de la république, peuvent seuls désirer une complète expérience de la politique radicale. Tous les vrais conservateurs, à quelque parti qu’ils appartiennent, en redoutent les effets, dont le premier serait la disparition de la république constitutionnelle avec son sage et respectable président.

Ce ne sera jamais la tactique de la patriotique opposition qui vient de s’affirmer dans le parlement, à propos des lois Ferry. Elle attendra sans impatience comme sans faiblesse que l’expérience de la politique radicale soit faite pour le pays. Elle l’attendra, non pas muette et passive, mais en relevant toutes les fautes, tous les abus, tous les excès, en discutant toutes les lois des ministres de cette politique, de façon à éclairer le pays. En cela, elle n’usera pas seulement de son droit ; elle fera son devoir. C’est là sa première force, qui ne suffit pas pour vaincre. Il faut encore y joindre celle que donne l’espoir du succès. Comment lutter contre un parti qui dispose d’une majorité écrasante dans le parlement, et auquel une puissante organisation, qui couvre le pays, semble assurer le succès dans la plupart des élections? Que peut la propagande de la parole et de la plume contre une telle discipline? Comment faire entendre raison à des masses qui obéissent à une consigne? Il n’y a qu’à voir les élections des grandes villes, où toute une classe de citoyens va au scrutin comme une armée va au combat, avec un mot d’ordre fidèlement gardé. On peut juger ce que pèse, dans la balance du scrutin, le talent, l’éloquence, le caractère, l’autorité personnelle ! Quelles chances de succès peut-on avoir? C’est ce qu’il importe d’expliquer.

Si cette armée d’électeurs était le pays tout entier, il n’y aurait qu’à courber la tête sous l’inexorable fatalité. Il n’y aurait qu’à laisser passer l’erreur, l’iniquité, la folie, en attendant que l’expérience en ait fait justice, au risque d’arriver trop tard pour réparer le mal qu’elle aurait fait. Heureusement pour notre salut, le pays ne tient pas tout entier dans les cadres de l’organisation radicale. On fait aux partis politiques une place beaucoup trop large dans notre grande société. Quand on a nombré tous les partis qui l’agitent et la travaillent, on croit que tout compte est fait. Alors on trouve que le parti républicain est le plus nombreux de beaucoup que dans ce parti les fractions radicales font la grande majorité, que, par conséquent, il n’y a pas à leur disputer la victoire sur le champ de bataille électoral. C’est une grave erreur. Dans notre vaste corps électoral, les partis politiques réunis ne forment qu’une petite minorité, quelques centaines de mille tout au plus. Reste la grande majorité de près de neuf millions de citoyens. Cette énorme masse fait tour à tour le succès ou la défaite des partis, en se portant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sous la pression des événemens, ou sous l’inspiration de ses instincts contrariés et de ses intérêts menacés. Elle se partage en diverses classes qui, au point de vue électoral, se réduisent à trois : la bourgeoisie, le peuple des villes et le peuple des campagnes. Dans le peuple des campagnes, il faut encore distinguer les ouvriers de l’industrie et les ouvriers de l’agriculture, si l’on veut se faire une idée exacte de la situation électorale. Le parti républicain, le plus nombreux et le plus actif, se recrute partout; mais son action et son influence se font surtout sentir sur la population industrielle des villes et des campagnes. C’est là que son empire paraît solidement établi, de manière à braver les brusques variations de la température politique. Il trouve depuis longtemps des sympathies profondes et durables au sein des classes ouvrières, même parmi les électeurs absolument étrangers aux idées et aux passions de parti. En ce moment, le parti républicain peut dire que le pays en grande majorité est avec lui, puisque ses candidats l’ont emporté presque partout. Il se ferait une grande illusion s’il en concluait qu’il est la France presque tout entière. La masse du corps électoral n’est pas républicaine, à proprement parler; elle adhère à la république parce qu’elle ne veut pas être troublée dans son repos et dans son travail par une révolution. Elle compte que la république lui assurera l’ordre, la paix, la prospérité, et ne demande pas mieux que de la conserver. Ce n’est ni l’amour des principes, ni le culte des idées qui explique son attachement à l’institution républicaine. Si sa confiance était ébranlée, si sa sécurité était menacée par les passions d’un parti ou les fautes d’un gouvernement républicain, on la verrait vite tourner d’un autre côté ses sympathies et ses espérances. Il se trouve même, dans cette majorité d’électeurs, tout un peuple qui imputerait à la république les fatalités et les souffrances auxquelles la politique est étrangère. Quand ce peuple-là fait une mauvaise récolte ou vend mal ses produits, il en souffre, et la république avec lui.

C’est ce que le parti républicain ne devrait pas oublier, surtout la fraction de ce parti qui semble s’abandonner en ce moment à l’infatuation de la victoire. On ne songe pas assez que cette victoire n’est pas seulement due au nombre et à la tactique des troupes républicaines, qu’elle est due surtout aux gros bataillons qu’on a su rallier à son drapeau. Nous les connaissons, ces bataillons-là, nous autres républicains. Nous les avons vus accabler sous le poids de leur masse de nobles causes et de généreux partis. Nous devons reconnaître aussi, pour être justes, qu’ils ont plus d’une fois arraché notre pauvre France à la domination de partis violens et de factions criminelles. Ce sont eux qui ont fait les élections de la constituante de 1848, de la législative de 1849, des chambres du second empire, de l’assemblée nationale et des assemblées républicaines qui l’ont suivie. Dans toutes ces élections, ils ont obéi à des mots d’ordre bien différens.

Voilà pourquoi il ne faut ni trop espérer en l’avenir, ni trop en désespérer. Tout parti qui croit servir la bonne cause peut espérer lui trouver, à un moment donné, une majorité dans le pays. Nul parti n’est à jamais assuré de la victoire, comme nul gouvernement ne peut compter sur une éternelle durée. Il faut toujours avoir l’oreille et le cœur des masses. Pourquoi les amis de la république libérale et conservatrice n’auraient-ils point cette bonne fortune, s’ils savent parler à l’un et à l’autre? La bourgeoisie est le monde des idées et des affaires. Aux hommes d’idées on peut parler des principes de liberté et de justice violés par une politique jacobine; ils entendront. Aux gens d’affaires on peut parler d’intérêts compromis par une politique radicale et révolutionnaire ; ils comprendront. Le peuple est le monde des sentimens traditionnels et des impérieux besoins. On peut faire appel à ses sentimens blessés, à ses besoins méconnus par une politique qui porte l’inquiétude et le malaise jusque dans les profondeurs des couches sociales. Si l’ouvrier des villes, gardant le mot d’ordre comme une consigne militaire, reste sourd aux avertissemens des conservateurs républicains, l’ouvrier des campagnes leur prêtera d’autant plus l’oreille qu’il n’est ni hostile ni indifférent à ces institutions que sa foi ou sa tradition lui commande de défendre. Il entrera dans la lutte, pour donner la victoire aux libéraux et aux conservateurs, si on lui fait bien comprendre qu’il ne s’agit point de revenir au gouvernement des nobles et des prêtres. C’est sur toutes les classes de cette majorité, hier impériale, aujourd’hui républicaine, en réalité toujours flottante au gré des événemens ou au souffle des vents, toujours ressentant plus ou moins le contre-coup de l’opinion des classes éclairées, qu’il est possible d’avoir prise, parce qu’elles ne sont point possédées d’une idée fixe ni enfermées dans un parti. Si les enseignemens de la haute sagesse politique ne sont accessibles qu’au petit nombre des initiés, les leçons de choses sont toujours à la portée des foules. Dans le cours complet de politique pratique que les amis de la république jacobine se proposent de nous faire, ils n’en sont encore qu’aux premières leçons, et déjà bien des choses iniques et dangereuses commencent à frapper l’imagination des masses. La rentrée trop bruyante des gens de la commune, la fermeture de certains collèges et de certaines écoles, la désorganisation des tribunaux : voilà autant de leçons de choses qui commencent à leur ouvrir les yeux et les oreilles.

III.

Peut-on concevoir les mêmes espérances pour le parlement que pour le pays? Y a-t-il là aussi une majorité possible, sinon pour le présent, du moins dans un prochain avenir, pour une politique vraiment libérale et conservatrice? Les faits qui s’y passent ne permettent guère de le croire, si l’on s’en tient aux faits, sans en rechercher les causes. Si l’on jugeait des sentimens de la majorité républicaine par ses actes, dans la chambre des députés, on devrait la croire à peu près tout entière acquise à la politique jacobine et radicale. Et cependant le plus grand nombre des membres qui la composent s’en défendent vivement. Quand on les aborde, ils ne font pas difficulté d’avouer leurs scrupules, et d’affirmer leurs sentimens libéraux et conservateurs. S’ils sont sincères, et il n’est pas permis d’en douter, pourquoi tiennent-ils, au parlement, une conduite aussi contraire à leurs vrais sentimens? Une chose nous parait suffire à tout expliquer : c’est la manière dont se sont faites les élections de 1876, et surtout de 1877. Dans ces élections, le succès des candidats républicains n’était possible que par l’union des divers groupes républicains, maintenue par une stricte discipline dont le mot d’ordre, devant le suffrage universel, était : république. Ce mot d’ordre, aussi habile que vague, n’eût rien eu de gênant pour la liberté des candidats qui le recevaient, s’il avait été l’unique programme des élections. Mais il en fut tout autrement. Les candidats de certains groupes, tels que l’extrême gauche et l’union républicaine, n’avaient point de conditions à subir, puisqu’ils avaient affaire à un corps électoral d’opinions avancées. Il n’en était pas de même des candidats de gauche modérée, et surtout de centre gauche. Comme ils ne pouvaient, dans leurs arrondissemens conservateurs, réunir une majorité républicaine qu’avec l’appui des électeurs radicaux, ils ont dû, sinon contracter des engagemens précis sur telles ou telles questions, du moins promettre de marcher d’accord avec les autres groupes républicains, et de tout faire pour en maintenir l’union, dans le parlement comme dans le pays. Et cet engagement entrait tellement dans les conditions de la lutte électorale qu’il n’était pas même nécessaire de le stipuler formellement. On savait comment le succès était possible pour le présent, et comment il le deviendrait encore pour l’avenir, et on entendait rester fidèle à une sorte de pacte où l’intérêt n’était pas moins en jeu que l’honneur. C’est ce qui dut arriver dans les élections de 1876, et plus encore dans celles de 1877, où la plupart des candidats du centre gauche et un certain nombre de candidats de la gauche pure n’ont été élus que grâce à la coalition des 363 et aux événemens qui l’ont faite. La consigne rigoureusement observée fut de ne pas se diviser devant l’ennemi commun, dans cette lutte décisive soutenue contre le gouvernement du 16 mai. Voilà la première cause de la complaisance des groupes modérés de gauche pour une politique qui n’est pas tout à fait la leur : c’est l’union faite sur le champ de bataille et maintenue jusqu’ici dans le parlement par une communauté d’intérêts électoraux plutôt que de vues politiques.

Il est une autre cause, plus générale encore, et plus puissante, qui explique l’apparente unité de la majorité républicaine de la chambre des députés : c’est la passion de la lutte électorale. Déjà, en 1876, cette lutte avait été fort vive, et les partis ne s’étaient pas épargné les calomnies et les injures. Le gouvernement, le clergé, la magistrature, les agens des diverses administrations n’étaient pas restés étrangers à ces élections. On le vit bien, après la bataille, par les rancunes et les colères des vainqueurs, qui déjà à cette époque n’ont pas manqué, dans les débats parlementaires, une seule occasion de se plaindre du clergé et de la magistrature, de les menacer des épurations que l’on pratique et des réformes que l’on propose en ce moment. Aux élections de 1877, ce fut bien autre chose. On avait brusquement renvoyé ces députés devant leurs électeurs, et il leur fallait descendre dans une furieuse mêlée, où le gouvernement tout entier, depuis le président de la république jusqu’au dernier garde champêtre, s’était jeté tête baissée, avec le clergé, avec la magistrature, avec toutes les administrations, pour soutenir un combat que des deux côtés on sentait devoir être mortel au parti vaincu. Voilà le secret des haines, non pas seulement des radicaux et des jacobins de la chambre des députés, mais encore de vrais et de purs conservateurs qui n’ont pas oublié les périls, les amertumes, les angoisses d’une lutte dont ils étaient sortis victorieux, mais tout émus et tout meurtris des coups reçus et donnés. Voilà pourquoi tant de gens, au parlement, qui seraient plutôt sympathiques qu’hostiles au clergé et à la magistrature, s’associent néanmoins à une campagne entreprise contre ces grandes institutions.

Ces républicains modérés reviendront-ils à la politique de leur goût et de leur tempérament? Peut-être, si l’on veut les entraîner trop loin; certainement, le jour où ils verront des signes non équivoques de mécontentement dans le pays. On pouvait espérer que nos députés en découvriraient déjà quelques symptômes dans le malaise et l’inquiétude qui commencent à gagner les masses. Mais il paraît qu’il n’ont encore rien vu de pareil. Tout au contraire, ils nous sont revenus avec des avertissemens sur la mollesse et la lenteur avec lesquelles le gouvernement procède à l’épuration des administrations publiques, et avec l’injonction formelle de mener plus rapidement l’opération. Cela nous surprend. Où donc nos députés de la gauche ont-ils pris leurs renseignemens? Comment ont-ils interrogé le pays? Ne serait-ce point dans l’entourage de leurs amis, dans la réunion de leurs comités d’élection, dans la partie de la population qui seule a des idées et des passions politiques, qu’ils auraient recueilli leurs informations? S’il en était ainsi, et nous le soupçonnons fort, il n’y aurait pas lieu de s’étonner qu’ils aient rapporté de leur séjour en province des paroles de guerre plutôt que des paroles de paix. Non, le pays ne demande rien de ce qu’un parti pousse le gouvernement à faire. Il ne voit avec plaisir ni les révocations, ni les expulsions, ni les interdictions, ni les réhabilitations qu’on exécute ou qu’on propose pour le satisfaire. On s’en apercevra avant peu. Ce jour-là, bien des députés de gauche oublieront les passions et les engagemens de la période électorale pour ne songer qu’aux nouvelles nécessités des élections futures. Ils pourront dire, avec raison, qu’ils changent avec le pays. Il faut même leur rendre cette justice, que chez eux les actes auront plutôt changé que les sentimens et les idées. Ils redeviendront ce que malheureusement ils ont cessé de paraître, libéraux et conservateurs, prêts à se rallier autour du drapeau qui porte cette inscription. C’est là notre espoir. On a beau, encore en ce moment, serrer les rangs et sentir les coudes à gauche, comme on dit en termes de discipline militaire : quand la grande voix populaire commencera à gronder, on l’entendra, et l’on se séparera de façon à ce que chacun aille rejoindre ses véritables alliés pour la bataille du lendemain. Il n’y a pas d’exemple d’assemblées politiques qui n’aient subi le contre-coup de l’opinion ; et comme nos députés ont encore presque deux années devant eux, ils auront tout le temps de réfléchir et de se raviser. Les sectaires et les fanatiques pourraient bien n’avoir pas le dernier mot, même dans la chambre actuelle.

Cet espoir ne regarde que l’avenir. On peut espérer dans le sénat pour le présent. Là, tous les groupes de gauche ont un tempérament plus modéré et plus politique. On y a acquis une expérience des choses et des hommes qui manque à l’autre chambre, et l’esprit pratique y est moins dominé par la passion. Le centre gauche est tout entier libéral et conservateur. S’il est divisé en ce moment, et si une fraction résiste encore à l’exemple qui vient de lui être donné, retenue contre ses goûts et ses tendances par une discipline qui est bien près d’avoir fait son temps, c’est qu’elle n’a pas encore jugé le moment venu de le faire. Sauf quelques rares exceptions, elle le fera bientôt, sous l’impression des événemens parlementaires et des changemens qui se produisent déjà dans l’opinion publique, La gauche modérée a besoin de plus de temps, non pour voir plus clair dans la situation politique, qu’elle comprend fort bien, mais pour rompre les liens plus étroits qui l’attachent à l’union républicaine. Comme elle est libérale et conservatrice au fond, elle viendra, tôt ou tard, se réunir au centre gauche tout entier, redevenu indépendant. L’union républicaine a des principes et des traditions qui ne permettent pas d’espérer une telle conversion. Mais ce ne serait point lui rendre justice que de ne pas reconnaître en elle un radicalisme plus politique et plus pratique que celui du groupe qui porte le même nom dans la chambre des députés. Elle restera une minorité de plus en plus isolée au sénat. Cette évolution des groupes de centre gauche et de gauche s’y fera d’autant plus facilement que le sénat est moins sujet que l’autre chambre aux vicissitudes de la fortune électorale, le corps qui l’élit étant reconnu plus stable, plus modéré, plus éclairé que le suffrage universel. Quant aux sénateurs à vie, ils n’ont à compter qu’avec leur raison et leur conscience. Ce n’est donc pas pousser l’optimisme trop loin que d’espérer dans le sénat une chambre de résistance aux lois antilibérales et aux réformes funestes de la politique jacobine et radicale.

Nous avons eu le regret de voir que la campagne libérale, qui a commencé au sénat par la discussion de la loi sur le conseil de l’enseignement supérieur, n’a pas débuté par un succès. Si les honneurs de cette discussion ont été surtout pour les orateurs qui ont combattu cette loi avec une grande éloquence, la victoire est restée au ministre qui l’a défendue en habile avocat. Il faut que les nécessités politiques, c’est un mot dont on abuse beaucoup, aient paru bien pressantes au sénat pour qu’il n’ait pas été plus frappé des raisons de justice, de dignité, d’indépendance, d’autorité, de bonne administration, que les adversaires de la loi ont fait valoir avec tant de force et d’éclat. Deux droits incontestables, deux grands intérêts étaient en présence : le droit et l’intérêt des écoles de l’état, le droit et l’intérêt des écoles libres. L’ancienne loi avait réussi, selon nous, à les concilier, en instituant, sur l’initiative de M. Jules Simon, alors ministre de l’instruction publique, à côté du conseil supérieur, un véritable conseil universitaire, sous le nom de conseil consultatif. C’était la meilleure solution du problème. La société conservait ses garanties, pour l’enseignement libre, par la composition du conseil supérieur. L’état conservait toute son autorité et toute son action sur l’enseignement de ses écoles par la composition du conseil universitaire. Nul droit n’était méconnu; nul intérêt n’était sacrifié. Les auteurs de la loi nouvelle ont trouvé une solution plus simple du problème ; ils l’ont résolu par l’omnipotence de l’état. Espérons toujours que la question de liberté sera mieux comprise au sénat, quand viendra le vote sur l’article 7.

IV.

Que fera le parti de la république libérale pendant tout le temps qui nous sépare des élections générales? Quelle sera son attitude, et quel sera le caractère de son opposition? Quelle sera sa conduite à l’égard des partis qu’il doit rencontrer, soit dans le parlement, soit sur le terrain de la lutte électorale? C’est ce qu’il importe de bien expliquer pour qu’aucune équivoque ne laisse prise aux défiances des amis et aux calomnies des adversaires. Le plus sérieux reproche adressé aux dissidens, c’est que la politique contre laquelle ils protestent n’est pas seulement la politique d’un parti, mais du pays lui-même, du pays tout entier. On leur laisse le droit de protester philosophiquement en faveur de tels ou tels principes de justice et de liberté; on leur refuse le droit de faire opposition à ce qu’on appelle la volonté nationale. « Quelle prétention est la vôtre ! dit-on aux dissidens. Est-ce que le suffrage universel n’est pas notre souverain et notre juge à tous? Est-ce qu’il n’a pas déjà prononcé son arrêt sur la politique pratiquée par le parti auquel il a donné la majorité? S’il entend que l’enseignement libre soit interdit aux congrégations non autorisées, que toute congrégation soit exclue de l’école primaire communale, que l’inamovibilité de la magistrature soit suspendue ou supprimée, qu’avez-vous à faire sinon à vous incliner devant son jugement, vous, les mandataires comme nous du seul et véritable souverain, sauf à dire en vous-mêmes comme Galilée : « Et pourtant le droit est pour nous? » La politique n’est pas la philosophie. Elle ne compte pas seulement avec la raison ; elle compte surtout avec la volonté du pays. »

Il faut bien convenir que la politique n’est pas la philosophie, qu’elle n’est pas même la pure morale, qu’elle doit être avant tout la politique du pays, si elle prétend à l’honneur de le gouverner. Mais encore faudrait-il être bien sûr de ce que veut réellement le pays. Il veut notre politique, dira-t-on, puisqu’il nous a élus. Ici est l’illusion. Dans toutes les élections qui se sont faites depuis quelques années, le pays n’a eu qu’une pensée, qu’une volonté : c’est de nommer des républicains, comme républicains. On ne lui a pas posé d’autre question. Sauf dans quelques localités, les candidats républicains se sont bien gardés de parler de politique conservatrice et de politique radicale. On a bien mis en avant l’épithète de clérical ; mais c’était un mot vague qui veut tout dire : pour les électeurs jacobins l’article 7, pour les électeurs libéraux une protestation très légitime en faveur des droits de l’état, que le clergé a appris à ne plus contester. Nulle part, il n’a été question d’un programme tel que celui qu’on pratique aujourd’hui. On n’a donc pas le droit de couvrir de la souveraine autorité du suffrage universel la politique que combattent les dissidens. C’est en ce moment que se pose la question devant le pays, à propos des lois proposées au parlement. Et c’est pour cela que les dissidens veulent l’éclairer sur le caractère et la portée de ces lois, aussi bien que sur toute cette politique dont il ne savait pas le premier mot quand il a élu ses députés et ses sénateurs.

Ce point éclairci, il est bien entendu tout d’abord que l’opposition républicaine, dans la campagne qu’elle vient de commencer, n’a pas pour but la possession immédiate du pouvoir. Il ne s’agit point de faire les affaires d’un parti, de préparer le retour au pouvoir de tels ou tels hommes, même de ceux qui ont le plus contribué à l’établissement de la république par leur sagesse, leur talent et leur autorité. Le pouvoir est entre les mains d’un parti qui a une majorité incontestable à la chambre des députés. Il faut qu’il y reste, d’abord parce que les principes du gouvernement constitutionnel le veulent ainsi, ensuite parce qu’il est bon que le pays fasse, dans une certaine mesure, l’expérience des idées et des pratiques de ce parti. Rien n’est perdu, tant que le sénat sera là pour arrêter les entreprises où les plus graves intérêts du pays pourraient être compromis. L’opposition républicaine s’adresse au pays encore plus qu’au parlement. Si elle ne désespère pas de rallier dans le parlement une majorité en faveur de sa politique, avant l’époque des élections générales, elle espère surtout faire comprendre et accepter cette politique au suffrage universel, qui est encore sous l’impression des passions des dernières luttes électorales. Elle travaillera de toute façon, par la parole et la plume, à la tribune et dans la presse quotidienne, à éclairer, avertir, prémunir le suffrage universel contre la politique d’équivoque et de confusion. Elle a ses orateurs, les plus écoutés du parlement. Elle a déjà ses journaux, qui ont commencé à répandre son programme. Elle en aura d’autres; elle n’attendra pas l’approche des élections générales pour en couvrir le pays. Elle aura aussi partout des comités. Elle aura enfin ses candidats. Tout cela, candidats, comités et journaux, sera bien à elle, et n’aura d’autre programme que le sien. Il n’y aura pas de parti aussi ouvert et aussi fermé tout à la fois : aussi ouvert aux hommes de toute origine qui accepteront son programme, sans restriction et sans arrière-pensée ; aussi fermé aux doctrines contraires à la politique de liberté, de justice, de paix sociale. Elle parlera le langage de la raison, non de la passion, des principes, non des personnalités. Mais elle parlera sans détours, sinon sans ménagemens. Elle sait qu’il faut élever la voix pour se faire entendre du suffrage universel. Elle dira donc la vérité, toute la vérité, rien que la vérité au parti qui gouverne, sans ces précautions oratoires et ces finesses de langage qui empêchent la vérité d’arriver aux oreilles populaires, et qui seraient maintenant inutiles au parlement. Une parole franche, nette, décisive, portant partout la lumière : voilà ce dont le parlement n’a pas moins besoin que le pays. L’opposition républicaine ne laissera passer, sans protester, aucune loi, aucune mesure, aucun acte qui porte atteinte au droit des citoyens ou à l’ordre public. Elle ne se lassera pas de dénoncer au pays la politique d’exclusion, de passion, d’intolérance, en même temps que de faiblesse, qui est à l’ordre du jour.

«Que faites-vous? lui crie-t-on dans le camp républicain. Ne voyez-vous pas que vous tirez sur les troupes de la république et que vous jouez le jeu de ses pires ennemis? Quand vous aurez ainsi discrédité le gouvernement républicain devant le pays, si vous y réussissez, ne sera-ce pas au profit d’une restauration monarchique, peut-être au profit de l’empire dont vous ne désirez certes pas le retour? Si votre sagesse par trop conservatrice n’est point satisfaite de la conduite des affaires, qui vous force de l’approuver? Mais, au nom du ciel, gardez le silence qui convient à des amis, à des alliés, à de vieux compagnons d’armes ! Il suffit à votre conscience, à votre dignité de décliner la responsabilité d’une tâche que de plus hardis et de plus forts viennent d’entreprendre. Etes-vous bien sûrs que les jours d’épreuves et de périls sont passés pour la république que nous avons fondée par nos communs efforts?»

Voilà l’objection qui arrête encore bien des républicains libéraux et conservateurs, aussi peu satisfaits que les dissidens de la politique de notre gouvernement. C’est à eux, non pas à ceux qui le calomnient et l’outragent, que le parti de la république libérale doit de franches et complètes explications. On lui parle de nouveaux jours d’épreuves et de périls pour la république. Il répond que nous y sommes, et que c’est parce que nous y sommes qu’il est urgent de parler haut et clair. Le danger qu’on lui signale serait sérieux s’il ne pouvait compter, dans la campagne qu’il vient de commencer, que sur le concours intéressé des libéraux et des conservateurs monarchiques. L’entreprise du parti républicain libéral n’a rien que de sensé et de pratique, du moment qu’elle n’a pas autre chose en vue que de conquérir à sa politique cette grande majorité qui reste étrangère aux passions et aux intérêts de parti, et dont l’adhésion est le plus solide appui des gouvernemens. Que les partis monarchiques se trouvent avec lui, dans la défense des principes d’ordre et de liberté, le parti républicain libéral ne peut s’en plaindre, tout en regrettant de ne pas voir ses anciens amis à ses côtés. Parce que ces partis auront le patriotisme de ne point vouloir que les choses aillent plus mal pour que leurs affaires s’en trouvent mieux, le parti républicain libéral sera-t-il embarrassé de leur concours? N’ayant rien à demander, rien à promettre, il ne se fait point l’illusion d’espérer qu’il convertira définitivement à la république, si sage et si libérale qu’elle soit, les partisans convaincus de la monarchie. Il n’y a pas uniquement des intérêts, il y a aussi des principes et des sentimens dans la politique. Quand la république donnerait satisfaction à tous les intérêts, et ce n’est pas malheureusement ce qu’elle fait en ce moment, il resterait encore des hommes de principe et de sentiment pour maintenir la tradition des partis. Le parti républicain libéral ne rêve donc point de conversions; mais il espère très sérieusement de larges et décisives conquêtes dans l’immense circonscription du suffrage universel. C’est de ce côté seulement qu’il regarde. Sa tactique, qu’il n’a aucune raison de dissimuler, ne s’enferme point dans les étroites proportions du monde politique proprement dit; elle a un champ plus vaste, le pays tout entier, que les partis oublient trop souvent dans leurs étroits calculs.

Quand les organes jacobins et radicaux de la presse républicaine parlent d’engagemens pris avec les partis monarchiques, ils ne parlent pas sérieusement. De quels engagemens pourrait-il s’agir? S’il convient à ces partis de se ranger du côté des défenseurs du droit des citoyens, de la dignité et de l’indépendance des fonctionnaires, le parti qui représente cette politique a-t-il le moindre sacrifice à faire de ses convictions et de ses traditions pour s’assurer leur concours? On sait bien qu’il n’a rien à offrir en échange de ce concours donné sans conditions, rien que les libertés du droit commun et les garanties d’ordre social. C’est bien quelque chose pour des libéraux et des conservateurs qui ne sont pas dans ses rangs. N’y a-t-il pas là de quoi intéresser sérieusement tous ceux auxquels l’esprit de parti n’a point fait oublier la liberté, la justice, l’ordre, la paix sociale? Dans cette rencontre de républicains et de monarchistes, il n’y a ni méprise, ni surprise possible. On sait des deux parts pour quoi ou pour qui l’on vote. Lorsque les votes des uns se confondent dans l’urne électorale avec les votes des autres, sur des questions de ce genre, on sait bien qu’il ne s’agit ni de république, ni de monarchie. Le parti de la république libérale n’a donc aucune espèce d’engagement à prendre avec tel ou tel parti monarchique. Il n’a besoin ni d’alliance ni de coalition pour arriver au but qu’il poursuit. Pourquoi une alliance avec des adversaires qui ne demandent rien et auxquels on ne peut rien accorder? Et cette rencontre fortuite, sans accord préalable, sans but conçu d’avance, sans plan poursuivi en commun, est-ce là ce qu’on peut appeler coalition? Faut-il redire encore, pour répondre à de méchans et vilains propos, que le parti républicain libéral n’a d’engagement qu’avec sa conscience et envers la cause qu’il croit mieux servir en refusant de suivre d’anciens amis dans la voie où ils veulent l’entraîner?

V.

C’est une noble entreprise que de rallier autour du drapeau de la république libérale tous ceux qui ne séparent point la république et la démocratie de la liberté. Parce que l’empire de l’habitude, la force de la discipline, l’influence de la camaraderie, et peut-être certaines attaches électorales retiennent encore le gros du parti dans les vieux cadres où domine maintenant l’esprit jacobin, faut-il que le nombre soit l’unique règle de conduite parlementaire? faut-il que cette brutale puissance fasse taire toute raison et toute conscience? Non, et quel que soit le résultat d’une pareille entreprise, elle est de celles dont on sort comme on y entre, la tête haute, le cœur ferme, la conscience tranquille. Le parti qui la commence espère la mener à bonne fin, en y mettant autant d’énergie que de patience. L’illustre chef dont il n’a jamais aussi profondément senti la perte avait dit : « La république sera conservatrice ou ne ne sera pas. » Maintenant que la liberté est mise en question, il ajouterait, s’il vivait encore : « La république sera libérale ou ne sera pas. » Le parti qui s’inspire de ses sentimens et de ses exemples ne comprend la république qu’avec la liberté, la justice, la paix sociale et religieuse. C’est pour celle-là qu’il a travaillé, qu’il a combattu, non pour cette autre qui n’en a que le nom et qui ne vivrait que pour détruire ces grandes et saintes choses. N’est-ce pas le cas de répéter avec le poète :

Et propter vitam vivendi perdere causas!


Qu’importe que la république vive, si ce n’est pour faire revivre la France, et relever sa fortune !

Ce n’est pas seulement pour l’honneur des principes que le parti républicain libéral a résolu de faire campagne; c’est aussi pour le salut de la république. Entièrement convaincu qu’elle ne peut vivre qu’avec ces principes qui lui ont donné l’autorité, le prestige, la popularité dont elle a besoin, il songe à l’avenir que lui préparent ses ardens, mais aveugles amis, en lui aliénant des classes et des ordres de citoyens qui ne demandent qu’à vivre et à travailler à l’ombre tutélaire de son drapeau. Maître des élections aujourd’hui, le parti républicain est-il sûr de l’être demain, dans ce pays d’impressions si mobiles et d’allures si vives? Un parti sage prévoit toujours un revirement possible dans l’opinion publique et même dans le sentiment populaire. Il ne craint pas des dissidences qui l’avertissent et le sauvent au besoin sans l’affaiblir. Il ne joue pas ses destinées, comme on dit, sur une seule carte. C’est pour cela que, dans tous les pays libres, il y a des partis de gouvernement et des partis d’opposition. Le président actuel de la chambre des députés n’a-t-il pas dit lui-même que le jour où la république serait définitivement établie, il faudrait qu’elle aussi eût ses whigs et ses tories? Or la république n’a pas eu seulement pour elle le vote libre et réfléchi d’un parlement ; nulle forme de gouvernement n’a eu une consécration populaire plus décisive. Les partis qui la contestent ne la combattent plus, tant ils sentent leur impuissance pour le présent. Leurs espérances et leurs manifestations n’ont pour objet et pour but que l’avenir. Cela n’est point dangereux pour un gouvernement aussi solidement établi sur les assises populaires. M. Gambetta et ses amis attendent-ils qu’il n’y ait plus un seul monarchiste dans le parlement et dans le pays pour permettre au parti républicain de se classer, selon les opinions de ses membres et selon les exigences d’une situation nouvelle? Quel est le pays parlementaire où ne se rencontrent des partis plus ou moins considérables, qui usent et abusent de la liberté pour attaquer le gouvernement établi? On ne doit donc ni s’étonner ni s’indigner que des républicains prévoyans tiennent en réserve un programme différent de celui que d’autres républicains mettent en pratique en ce moment.

« Qu’ils le gardent, leur disent d’excellens amis, mais qu’ils ne le montrent pas. » Fort bien; mais si la politique actuelle provoque une réaction qu’il n’est pas défendu de prévoir, que fera le suffrage universel en face d’un programme trop connu et dans l’ignorance complète de tout autre programme républicain? Il sera bien temps alors de produire le programme de la république libérale dont personne n’aura entendu parler ! Le peuple souverain ne saura ce qu’on veut lui dire. Il verra que les choses ne vont pas bien, que la confiance n’est nulle part, que le trouble est partout, que le pays, que la république devait unir, est plus divisé que jamais. Où ira-t-il chercher le remède au mal dont il aura souffert? Il y a des drapeaux qui se déploieront ce jour-là et qu’il connaît; il y a des programmes qui ne seront point tenus secrets jusqu’aux prochaines élections. Le pays aura tout vu, tout entendu, sauf le seul drapeau, l’unique programme qui peut être le salut de la république à un moment donné. En vain nous dira-t-on pour nous rassurer que rien ne peut ébranler la république, parce qu’elle a ses racines dans les entrailles de la démocratie française. Cela peut être vrai de la démocratie des villes, mais qui nous répondra de la démocratie des campagnes? Celle-ci et même l’autre n’ont-elles pas porté les deux empires dans leurs flancs? Est-on bien sûr qu’elles en ont perdu le souvenir aussi complètement qu’on se plaît à le croire ? Nous dira-t-on encore qu’aucune restauration n’est possible à cause du nombre des prétendans, ce qui nous garantit la république à perpétuité? Et qui vous répond qu’à défaut d’une monarchie traditionnelle, le suffrage universel n’élira pas une assemblée souveraine avec le mandat impérieux de donner un. maître qui en finisse avec l’anarchie ou la dictature de parti, où l’aura conduit la politique qui gouverne en ce moment? La dictature d’un homme, qu’elle soit d’origine militaire ou d’origine populaire : voilà ce que pourrait bien nous préparer cette politique, si le suffrage universel n’avait un autre programme et un autre drapeau sous les yeux.

On voit donc bien que ce n’est pas préparer la ruine de la république que de se séparer enfin de ceux qui lui créent des périls pour l’avenir, et d’en dire hautement les causes au parlement et au pays. Les amis de la république libérale restent fidèles à leur cause. Ils ont même la conviction de rester fidèles à leur parti. S’ils ont repris leur liberté, à qui la faute? qui est sorti des voies de cette république que son véritable père voulait tenir ouverte aux hommes sensés et vraiment patriotes de tous les partis? qui a porté la main sur cette magistrature qu’il avait toujours fait respecter, et qui a trouvé en M. Dufaure le dernier de ses défenseurs? qui a livré toutes nos administrations à ces passions et à ces ambitions politiques contre lesquelles Thiers les gardait avec une jalouse sollicitude, ce qui lui faisait dire qu’il aimait mieux voir les républicains dans les chambres que dans les administrations? C’est qu’il n’avait aucun goût pour les intrus de la politique. Qui trouve que la liberté n’est qu’une arme d’opposition, plus qu’inutile dans le gouvernement, une vieille guitare, bonne dans la disgrâce de la fortune pour émouvoir les passans, mais dont les accens agacent les oreilles quand on tient le pouvoir? Quel chemin nous avons fait depuis la présidence de Thiers ! Les républicains se trouvaient trop heureux alors d’avoir une part dans le gouvernement de la république. Ils ne parlaient que de l’ouvrir à tous les hommes de bonne volonté. Il était entendu que la république était la chose de tous et non la chose d’un parti. Aujourd’hui la porte de toutes nos administrations est fermée à quiconque n’apporte pas un certificat de zèle républicain. Cela ne vaut-il pas les billets de confession des plus mauvais jours de la restauration? On parle de dissidence regrettable, de scission fâcheuse. De quel côté sont les dissidens? Est-ce du côté où l’on a gardé et où l’on maintient intacte la noble et libérale tradition républicaine ? Est-ce du côté où l’on fait revivre la tradition jacobine? Le pays jugera. Le parti républicain libéral peut dire avec le Romain Sertorius :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis...


« La république est avec ceux qui en gardent les principes. Les vrais dissidens sont de l’autre côté. » Le gouvernement rentrera-t-il dans les voies de la liberté, de la modération et de la paix ? Nous le désirons plus que nous l’espérons. Ce changement de politique suppose une évolution parlementaire qui n’est pas près de se produire. On est trop engagé pour reculer, tant que le pays ne donnera pas des signes visibles de son mécontentement. Les partis ont leur fatalité, surtout quand ils obéissent à leurs idées et à leurs passions. On peut craindre qu’en dépit des avertissemens qui lui viendront du parlement et d’ailleurs, la politique jacobine ne suive son programme jusqu’au bout, de façon à provoquer une violente réaction dans le pays. Alors, le jour des élections venu, on courrait aux urnes, et Dieu veuille que ce ne soit pour y jeter un bulletin fatal à la république ! Crainte vaine ! nous diront des républicains passionnés ou infatués. Pas si vaine, si l’on veut bien ne pas oublier l’histoire de notre république. Une éclatante vérité ne ressort-elle pas de cette histoire : c’est que, chez nous, la république, toujours amenée par les fautes de ses ennemis, a toujours disparu sous l’impression populaire des fautes et des fureurs de ses amis? Qui a fait la république de 1792? Les fautes et les défaillances du parti de la cour, l’impopularité de l’émigration. Qui l’a fait tomber sous le coup du 18 brumaire, malgré le prestige dont la couvrait la gloire de nos armes? La constitution civile du clergé, la mort de Louis XVI, le régime de la terreur. Et la république de 1848, sortie d’une façon si imprévue des barricades de février, mais acceptée par le pays, qui envoie à Paris une chambre républicaine, où a-t-elle perdu sa force et sa popularité, sinon dans le sang et l’horreur des journées de juin? On a bien vu, hélas! par les élections du prince Louis-Napoléon et de l’assemblée législative, que le pays n’était plus avec elle au coup d’état du 2 décembre. La voici qui rentre en scène après Sedan. Elle reprend courageusement la lutte contre l’étranger dans des conditions qui ne permettent de sauver que l’honneur. La défaite et une paix forcée n’avaient point accru son prestige, quand l’affreuse commune, sortie de son sein, faillit l’achever. C’est alors qu’elle a la rare fortune de trouver un homme qui la relève du champ de bataille, sanglante et presque sans vie, qui la ranime, lui gagne la confiance et les sympathies du pays, la conduit, comme par la main, dans la voie de la sagesse et du salut. Et quand la retraite de son illustre patron semble devoir rendre toutes les chances à la monarchie des Bourbons, il arrive que le chef de cette illustre maison refuse un trône qu’une assemblée veut abriter du drapeau national et entourer d’institutions parlementaires. Pour comble de bonheur, c’est cette assemblée qui fait de ses propres mains l’œuvre de la république constitutionnelle, en y mettant les garanties qui peuvent le mieux assurer son salut par sa sagesse. Il n’est pas jusqu’à la présidence d’un maréchal de France qui n’ait servi cette république, en la représentant devant la France et devant l’Europe. Enfin, la fortune n’est-elle pas venue encore la rassurer, en faisant tragiquement disparaître un prétendant plus dangereux qu’on ne l’imaginait ? Voilà donc un gouvernement légalement établi, presque aussi populaire dans le pays que le fut l’empire, sans concurrence sérieuse de prétendans, sans opposition embarrassante de partis vaincus ou impuissans, dont toutes les classes, tous les ordres de notre société ne demandent pas mieux que de s’accommoder. Et c’est en pleine victoire électorale, en pleine paix sociale, quand il n’a plus d’ennemis à combattre, ni au dehors ni au dedans, que ce gouvernement juge à propos de s’agiter et d’agiter le pays, de se faire partout des ennemis de citoyens qui l’avaient accepté, et ne pensaient, les uns qu’à servir l’état fidèlement, comme les fonctionnaires de tout ordre, les autres qu’à remplir leur mission, comme les prêtres de toute congrégation! Est-ce donc une fatalité inévitable que le suicide pour le gouvernement républicain, et, quand de vieux et dévoués amis croient de leur devoir de l’avertir et de le conseiller, quand ils songent à lui réserver un moyen de salut, à lui ménager un asile contre la tempête populaire qui peut venir un jour, ne faut-il pas être étrangement possédé d’une idée fixe ou d’une ardente passion pour méconnaître la loyauté de leur conduite et la sincérité de leurs sentimens ? Il leur serait bien facile, à leur banc de députés, ou sur leur siège de sénateurs, de laisser les destins s’accomplir, fata ruant, et la république se précipiter vers sa ruine. Il leur resterait la consolation de dire à ceux qui l’auront perdue par leurs fautes et leurs violences : « Vous l’avez voulu. » Non, cela ne les consolerait point, et c’est ce qui fait qu’ils vont travailler à conjurer cette fatalité.

Voilà comment la constitution et l’organisation d’un parti libéral, sous le drapeau de la république, peut un jour sauver l’institution chère à toutes les fractions qui suivent ce drapeau. Ce parti ne tiendra pas tout entier dans les cadres du centre gauche, dont les élections de 1876 et de 1877 ont tant réduit le nombre et l’influence. Il ouvrira ses rangs à tous les groupes parlementaires, libéraux et conservateurs, qui acceptent la république et la constitution. Après l’établissement définitif de la république, on pouvait espérer qu’un grand parti de gouvernement, libéral et conservateur, se formerait sur le terrain de la constitution. L’union persistante des groupes de gauche et de droite n’a pas rendu possible ce résultat, au moins pour le présent. Un nouveau classement des partis ne s’est point opéré au sénat et à la chambre des députés. Chaque groupe ayant maintenu sa position, sinon son indépendance, il n’y a pas plus de majorité homogène de gouvernement que de minorité également homogène d’opposition. Il est probable que la majorité qui soutient en ce moment le cabinet actuel va devenir plus ou moins homogène par la fusion, ou du moins l’union de plus en plus étroite de la gauche pure et de l’union républicaine, avec l’exclusion du centre gauche, dans la chambre des députés. Ce pourra être une majorité de gouvernement, mais non libérale ni conservatrice. C’est en face de cette majorité que le groupe républicain libéral va constituer un parti d’opposition qui se rallie à son programme. Parler d’une conjonction des centres serait de l’histoire ancienne, après le grand duel où, à la façon des héros d’Homère, on n’a, de part et d’autre, mesuré ni ses paroles ni ses coups. Les groupes de la droite ne veulent ni ne peuvent accepter une alliance avec des adversaires qui ne veulent ni ne peuvent la proposer, à quelque fraction du parti républicain qu’ils appartiennent. Tout ce qui est possible, c’est une simple rencontre entre gens qui pensent de même, à cette heure, sur certaines questions. Quant aux groupes de gauche, c’est autre chose, le moment viendra, et il n’est peut-être pas éloigné, où les dénominations de centre gauche, de gauche pure, d’union républicaine, d’extrême gauche, ne répondront plus à la situation politique renouvelée par les événemens. Tous les groupes de gauche se fondront en deux grands partis, le parti de la république jacobine et radicale, qui est maîtresse à cette heure du gouvernement, et le parti de la république libérale et conservatrice, qui passe à l’opposition. Le premier est puissant par le nombre et par l’influence que donne le pouvoir. Le présent lui appartient. Le second, faible encore par le nombre, est surtout fort par les principes qu’il défend et par les sympathies qu’il ne peut manquer d’éveiller dans le pays, à mesure que les faits lui donnent raison. Il n’espère qu’en l’avenir. Il sait que son heure n’est pas près de venir, et que pour le moment il n’a guère d’autre rôle que de protester contre une mauvaise politique. Tout au plus pourra-t-il en arrêter les excès, avec le concours du sénat. Il pense que deux années d’opposition, telle qu’il entend la faire, suffisent à peine à sa tâche. C’est dans les élections générales qu’il espère trouver sa majorité de gouvernement.

Républicain, libéral, conservateur : voilà son symbole résumé en trois mots qui ne laissent aucune prise à la politique de l’équivoque et de la confusion. Le premier mot n’a besoin ni d’explication ni de définition. Il a une signification absolue. On n’est pas plus ou moins républicain : on l’est ou on ne l’est pas. C’est une question de principe, non de tempérament. Le deuxième mot n’a pas une signification moins absolue. La liberté étant aussi un principe, le premier de tous, on n’est pas plus ou moins libéral, à parler rigoureusement; on l’est ou on ne l’est pas. Si, par exemple, l’on prive une classe de citoyens, disons plus, un seul citoyen d’une de ses libertés, on n’a plus le droit de se dire libéral. Il n’en est pas de même du mot conservateur qui s’applique à une pratique de gouvernement plutôt qu’à un principe. On est plus ou moins conservateur, comme on est plus ou moins radical, selon les circonstances qui font modifier l’une ou l’autre politique. On pouvait rêver des réformes plus radicales avant les événemens de 1870, parce que notre patrie, plus forte alors devant l’étranger, n’avait point à craindre qu’il profitât de l’ébranlement que ces réformes pouvaient causer dans le corps social. Nos malheurs nous ont imposé une grande sagesse ; et il faut reconnaître que l’esprit conservateur, en maintenant la sécurité dans le monde des intérêts, et la paix dans le monde des consciences, est plus propre que l’esprit radical à relever notre pays. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille clore l’ère des réformes dont le besoin se fait sentir. Il est un événement qui donnerait une signification plus précise et une singulière force au mot conservateur ; c’est la tentative de reviser la constitution dans un sens ultra-démocratique. Alors la politique conservatrice aurait un objet nouveau et un grand intérêt de plus à défendre. Le parti de la république libérale ne manquerait pas, le cas échéant, d’inscrire sur son drapeau la constitution, comme en 1830 le parti de la monarchie libérale avait inscrit la charte sur le sien. Peut-être sera-ce le plus sûr moyen de vaincre dans les élections de 1880, si la résistance inévitable du sénat à la politique radicale provoquait, dans le parti qui la pratique, une campagne contre la loi constitutionnelle. Le pays pensera peut-être en ce moment décisif que la meilleure manière de se montrer conservateur, c’est de conserver cette constitution qui est le navire, le radeau, si l’on veut, sur lequel la république traverse les vagues de cette mer houleuse, parfois furieuse, qui se nomme la démocratie. Le jour où une révision radicale l’aurait détruite par la suppression de toutes les garanties conservatrices qu’elle contient, le pays pourrait bien se demander s’il a encore un gouvernement, sous le nom de république. Et alors qui nous assure qu’il n’en cherchera pas un autre, sous un autre nom? Quoi qu’il arrive, la politique qui est au pouvoir, si elle ne change, a deux années d’erreurs, de fautes, d’excès devant elle, pour fournir une ample matière au programme des amis de la république libérale.


E. VACHEROT.