La Réunion de l’Alsace à la France, une leçon d’histoire à M. le comte de Moltke

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La Réunion de l’Alsace à la France, une leçon d’histoire à M. le comte de Moltke
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 716-741).

LA
RÉUNION DE L’ALSACE
À LA FRANCE

I.

Depuis plus de trois mois, l’Alsace est occupée, saccagée, bombardée par un ennemi tel qu’elle n’en vit point depuis les ravageurs de la guerre de trente ans. L’Alsace n’en résiste pas moins avec une constance calme, inébranlable, à l’odieuse invasion dont la France est le théâtre, et qui émeut à si juste titre le monde civilisé. C’est que l’Alsace est française, et qu’elle partage la résolution de la mère-patrie dans cette crise suprême où il s’agit non plus seulement, pour un peuple, de la défense de son territoire, mais encore de l’honneur de sa race et de son nom devant l’histoire et la postérité. Ce n’est point d’aujourd’hui que l’Alsace nous donne l’exemple du dévoûment et le gage d’une participation complète au sort de la France. La fidélité au pays fut, en d’autres temps difficiles, la loi inviolable de cette noble province, loi sacrée à laquelle on se refuse de croire que puissent faillir des cœurs bien nés, mais dont l’exacte observation ne mérite pas moins la reconnaissance publique. Ne dites donc plus : « Notre Alsace ! » L’Alsace nous appartient par droit de famille, par le lien de l’affection, par la communauté des destinées ; elle nous appartient aussi par la loi du sol et par la foi des traités. La réunion de l’Alsace à la France, vers le milieu du XVIIe siècle, ne fut pas une conquête, elle fut le rétablissement d’un ancien ordre de choses interrompu par les révolutions du moyen âge, et l’on verra de quel assentiment fut accompagnée cette restitution de l’ordre naturel de la géographie française. Toute l’antiquité avait reconnu le Rhin comme la limite de deux grandes races établies dans le centre et dans l’occident de l’Europe. César, Strabon, Tacite, avaient été unanimes dans cette observation. La race gauloise et la race germanique avaient trouvé là leur barrière, qui fut aussi la barrière orientale de l’empire romain. Peu de pays ont offert autant que l’Alsace de monumens gaulois à la curiosité des archéologues. La première couche de population germanique introduite en Alsace ne remonte pas plus haut que la fin du IIIe siècle. Salvien, au Ve siècle, appelle le Rhin le fleuve qui sépare deux mondes, celui de la civilisation et celui de la barbarie. Le nom de Strasbourg succédant à l’ancien nom gaulois d’Argentorat n’apparaît qu’au VIe siècle, et un Austrasien d’origine, Paulin d’Aquilée, disait encore, au VIIIe siècle : « On t’appelle Strasbourg dans la langue des barbares ; mais ce nom a pris la place d’un autre vieux nom illustré par les souvenirs. »

Après le démembrement de l’empire romain, ce fut dans l’orbite des états francs fondés sur la rive gauche du Rhin que l’Alsace fut comprise ; c’est au royaume de Clovis, au royaume d’Austrasie des Dagobert, que se rattache la puissante ville de Strasbourg. Aussi, lorsqu’au XIIIe siècle elle construisit sa glorieuse cathédrale, elle plaça les statues de Clovis et de Dagobert sur le front de son église, où les a retrouvées Louis XIV, et où l’on peut les voir encore, si les boulets prussiens ne les ont pas abattues. À l’époque de la dissolution du vaste empire carlovingien, qui s’étendait de l’Èbre jusqu’à l’Elbe, l’Alsace était la limite des reconstructions politiques sur fonds gaulois et des formations d’états purement germaniques, ainsi que le prouve le fameux serment de Charles le Chauve et de Louis le Germanique en 841. Le lieu de la scène était, comme on sait, la plaine de Strasbourg, et le serment en double dialecte, roman et teutonique, est le plus ancien monument écrit des deux langues ; mais l’Alsace, ayant passé plus tard du royaume de Lothaire dans celui de Louis de Germanie, fut entraînée dans la sphère politique de l’Allemagne. La période germanique de l’histoire d’Alsace ne commence donc qu’au IXe siècle, sans que jamais cependant cette province ait perdu le souvenir de son passé, ni le désir de retourner à son giron. Toutes les anciennes familles féodales qui ont possédé le sol alsacien étaient d’origine indigène ou austrasienne. Je ne citerai que les fameux comtes de Ferrete. Les plus intimes relations de l’Alsace, sous les Ottons et les Franconiens, étaient avec les rois et comtes de la Bourgogne jurane, les ducs français de Lorraine et ceux du pays qu’on nommait alors la France rhénane ; les monumens romains de son ancienne attache à la Gaule étaient encore debout.

De son côté, la France capétienne, à laquelle était échu le destin de reconstruire péniblement une Gaule française, aspirait toujours à recouvrer sa limite du Rhin. Les romans de chevalerie du cycle carlovingien sont pleins de cette idée. Le célèbre Gérard de Roussillon des légendes chevaleresques était de famille alsacienne, et lorsqu’au réveil de l’esprit humain l’attention se reporta sur les monumens de l’antiquité, la France nouvelle crut avoir retrouvé ses titres légitimes dans l’indication classique des limites de la Gaule. La pensée perce déjà dans les lettres de l’abbé Suger, et ce n’était point une pensée de conquête ; c’était une impulsion de fraternité que les croisades entretenaient, et qu’un intérêt de sûreté territoriale devait transformer un jour en raison d’état. Le Rhin alsacien était encore à cette époque ce qu’il avait été dans l’antiquité gauloise, une limite aussi sûre que les Alpes et les Pyrénées ; il était bordé d’innombrables dérivations, d’immenses forêts, d’impénétrables marécages, qui en rendaient les approches très difficiles. Aussi l’empereur Albert Ier, Alsacien d’origine, fils de Rodolphe de Habsbourg, traitant en 1299 avec Philippe le Bel, reconnaissait-il que le royaume de France, qui ne s’étendait que jusqu’à la Meuse, devait naturellement et pour sa sûreté s’étendre jusqu’au Rhin[1]. La politique avait fait alors une position particulière à l’Alsace. Patrimoine d’affection de la maison de Souabe, les Frédéric, attirés ailleurs par leurs grandes affaires, avaient livré l’administration de ce duché à des landgraves héréditaires, les comtes de Habsbourg, qui leur furent invariablement fidèles, mais qui, après la chute de cette maison impériale (1254), durent beaucoup accorder à l’esprit provincial pour se maintenir eux-mêmes dans le pays et y remplir l’office ducal, supprimé de fait. Du même coup, les feudataires alsaciens devinrent immédiats de l’empire, et les Habsbourg, parvenus eux-mêmes à la couronne après le grand interrègne, durent multiplier les privilèges municipaux dans une contrée où ils voulaient rester populaires. L’Alsace fut donc en droit comme isolée dans l’empire, et demeura l’un des objectifs de la couronne de France. Il n’y eut pas jusqu’au faible Charles VII qui, à peine échappé des périls de la lutte avec les Anglais, ne répétât, dans une occasion qu’il croyait favorable, celle des troubles de Suisse (1444), que le royaume de France avait au Rhin ses limites naturelles. Aussi Louis XI fit-il ce qu’il put pour empêcher l’accomplissement de la vente que Sigismond d’Autriche avait faite de l’Alsace à Charles le Téméraire, acte qui fit perdre à la maison de Habsbourg l’affection des Alsaciens. Ils s’en souvinrent en 1525, à l’époque de la guerre des paysans, lorsqu’au lieu d’invoquer la maison d’Autriche pour les délivrer, ils s’adressèrent de préférence à Claude de Guise, prince français qui, assisté de son frère Antoine de Lorraine, purgea les Vosges de ce fléau. Ne soyons donc pas étonnés de trouver dans les Mémoires de Vieilleville le témoignage de l’enthousiasme qu’excita l’annonce, faite après le traité de 1551, conclu avec les princes allemands[2], qu’avant d’aller prendre possession de Metz, le roi Henri II irait s’assurer du Rhin alsatique, ancienne limite de la Gaule et du royaume d’Austrasie. « Toute la jeunesse des villes se dérobait de père et mère pour se faire enrôler ; les boutiques demeuraient vides d’artisans, tant était grande l’ardeur, en toutes qualités de gens, de faire ce voyage et de voir la rivière du Rhin. » Faut-il être surpris que dans cette guerre néfaste de trente ans, provoquée par la passion aveugle d’une puissance allemande, la France, gouvernée par les plus profonds et les plus prévoyans politiques qui jamais aient conduit ses affaires, invitée, sollicitée par l’Allemagne à venir à son aide, comme elle l’avait fait en 1551, et au prix de compensations également avantageuses pour les deux parties, se soit appliquée, avec une longue et inébranlable persévérance, par des sacrifices de tout genre aussi coûteux que bien employés, au recouvrement définitif de cette portion si précieuse de son ancien territoire, dont elle n’avait jamais détourné les regards, quoiqu’elle en eût été séparée pendant plusieurs siècles ?

La guerre de trente ans est l’un des plus grands drames dont l’Europe ait été le théâtre avant les guerres de la révolution française. Elle a eu pour historien, je dirai mieux, pour chantre, l’un des plus grands génies dont s’honore la littérature allemande. Schiller a écrit ce poème avec la flamme du patriotisme et le style de l’épopée, soutenu par une science en général exacte et le désir constant d’être vrai, mais séduit, emporté trop souvent par l’imagination qui l’agite, trop passionné poète pour demeurer historien juste, surtout envers la France, dont il reconnaît et proclame d’ailleurs les immenses services avec une sincère inconséquence. Goethe, s’il avait pu se plier au récit de la guerre de trente ans, l’eût écrite dans un autre esprit à l’égard de la France, et cependant je me prévaudrai souvent de l’autorité de Schiller, parce que c’est le plus irrécusable témoin que l’on puisse invoquer pour certains faits. Il ne s’agit point de rechercher ni de raconter les causes de la guerre de trente ans ; c’est un grand procès que l’histoire est chargée d’instruire et de juger entre l’Allemagne protestante et la maison d’Autriche. Qu’il nous suffise de dire que ces causes se rattachent aux dissentimens religieux et politiques qui avaient éclaté sous Charles-Quint, et qui donnèrent naissance à la ligue de Smalkalde et à la transaction de Passau, confirmée en 1555, et dont nous avons déjà parlé dans une précédente étude. Les couronnes et les états de Charles-Quint avaient été partagés, après son abdication, entre deux branches de sa maison, la branche espagnole et la branche autrichienne, toutes deux restées fort unies dans leur direction politique, ayant à combattre deux ennemis communs, la France et la réforme : celle-là menaçant leurs frontières, et celle-ci attaquant l’intérieur de leurs domaines. Les réformés accusaient une société célèbre d’être le trait d’union des deux monarchies issues de Charles-Quint, d’en inspirer les résolutions, en ce qui touchait le gouvernement particulier de leurs états. Ce qui est certain, c’est que l’administration de la maison d’Autriche, en Allemagne, semblait animée d’un esprit de réaction inquiétante contre les concessions de Charles-Quint à Passau et à Augsbourg, et que, la méfiance des réformés arrivant à son comble, on vit renaître, comme aux plus mauvais jours du siècle précédent, une union évangélique (1609) d’un côté, une ligue catholique de l’autre ; c’était le prélude d’une nouvelle guerre civile. Le roi Philippe III ayant expulsé les Maures d’Espagne en 1610, l’empereur d’Allemagne fut soupçonné d’en vouloir faire autant des protestans dans ses vastes domaines, et l’on ne se trompait pas. Les princes électeurs accusaient le chef de l’empire de vouloir les réduire au rang de grands d’Espagne ; les villes se crurent menacées dans leurs institutions municipales, les diètes craignirent pour leurs attributions. Les esprits étant ainsi surexcités, l’insurrection éclata en 1618 par l’élection d’un roi protestant de Bohême à la place de Ferdinand II. Là commence une première période de la guerre de trente ans, qui aboutit à la répression cruelle du mouvement de révolte. La France n’intervint en ce premier débat que diplomatiquement et dans un sens ambigu ; mais Ferdinand II avait comprimé, non apaisé l’émotion. Le roi de Danemark, prince réformé lui-même, se laissa persuader par les princes allemands, ses coreligionnaires, de prendre leur parti, et d’intervenir dans leurs affaires ; ce fut une seconde période de la guerre de trente ans (1625-29), plus active, plus sombre, plus affligeante que la première : on y vit apparaître Wallenstein, la terreur de l’Allemagne, et qui laissa loin de lui la renommée déjà si triste de Tilly. La France fut fort troublée, comme la Hollande, comme Venise, comme l’Angleterre, des succès de l’empereur, inquiétans pour l’indépendance de l’Europe et pour les libertés de l’Allemagne ; mais Richelieu venait à peine d’entrer au conseil, rien n’était prêt pour une entreprise, pour une alliance : la France dut se borner à contrarier dans la Valteline la jonction des impériaux et des Espagnols. Ferdinand II triompha complètement encore de l’insurrection allemande, ne mit plus de bornes à ses actes despotiques, et le Danemark, vaincu, terrifié, se retira de la lutte.

Alors s’ouvre un nouvel ordre de choses (1630) : Ferdinand avait appelé l’étranger sur le sol germanique pour y combattre les princes de l’union évangélique ; il avait des troupes espagnoles à sa solde, et ce n’étaient pas les moins acharnées contre les protestans. Les évangéliques, écrasés, exaspérés, n’eurent aucun scrupule à demander aussi des secours à l’étranger ; ils s’adressèrent à la France et à la Suède, — à la France, qui avait été déjà leur providence dans la lutte de leurs pères contre Charles-Quint, — à la Suède, où régnait un jeune souverain professant comme eux la religion réformée, et doué de toutes les qualités qui recommandent les princes à l’estime de la postérité. Gustave-Adolphe, l’honneur de la Suède et de son temps, habile capitaine autant que sage politique, ému d’une sincère sympathie pour l’Allemagne saccagée par le prince même qui avait le devoir de la protéger, prêta l’oreille à ces propositions, mais après s’être assuré du concours de la France. Ce concours ne fut pas d’abord aussi actif que celui de la Suède. C’était une rude affaire pour la France, occupée aussi par des troubles intérieurs, que d’entrer de nouveau dans une lutte à outrance avec la maison d’Autriche, plus puissante alors peut-être que sous Charles-Quint, parce que ses forces étaient plus utilement dirigées. La succession constante des princes de cette maison sur le trône impérial depuis Charles-Quint pouvait faire regarder l’empire comme leur patrimoine, et jamais aucun empereur n’avait exercé une autorité aussi absolue que Ferdinand II. Les royaumes de Hongrie et de Bohême étaient soumis, Ferdinand imposait à tous par dix ans de victoires, et il se crut assez fort pour abattre Wallenstein, l’instrument de ses vengeances, devenu redoutable à son prince lui-même ; mais, malgré la puissance de Ferdinand, le prince le plus à craindre alors pour la France était le roi d’Espagne. Nulle autre monarchie dans la chrétienté ne semblait pouvoir lutter avec l’Espagne. Étroitement unie avec l’empire, elle possédait sur la frontière nord de la France la plus riche portion des anciennes Provinces-Unies et le comté d’Artois ; à l’est, elle inquiétait la France par la Franche-Comté, et, maîtresse du Milanais, elle donnait la main à l’Autriche par le Tyrol et la Valteline. Au midi, le continent hispanique, y compris le Portugal, reconnaissait sa loi, et en-deçà des Pyrénées, elle avait le pied en France par la Cerdagne et le Roussillon. Naples, la Sicile, la Sardaigne, les îles Baléares, lui assuraient l’empire de la Méditerranée ; les Indes lui envoyaient leurs trésors, et des relations soutenues avec les mécontens de France lui ménageaient une influence sur les partis dans le royaume, qu’elle bloquait par ses possessions, qu’elle agitait constamment par ses intrigues. Ajoutez qu’un traité secret entre la branche autrichienne et la branche espagnole laissait espérer à celle-ci qu’elle pourrait joindre l’Alsace à la Franche-Comté[3]. L’Espagne était donc pour la France une puissance redoutable, qui de plus avait pris en Europe une grande autorité morale : elle était regardée comme le boulevard de la catholicité. Cependant Richelieu n’hésita pas plus que Gustave-Adolphe ; mais il y mit de la prudence et de la mesure. L’intérêt politique de la France était marqué ; elle avait toujours soutenu le corps germanique, elle lui prêta un nouvel appui, sollicité avec instance, imploré avec supplication. Gustave-Adolphe possédait une bonne armée, mais il manquait d’argent ; Richelieu lui en promit.

L’électeur de Brandebourg avait été l’un des plus ardens promoteurs de l’intervention française et suédoise, et ce fut dans ses états mêmes, à Bernwald, qu’en fut signé le traité entre l’agent français et l’agent suédois le 13 janvier 1631. Il ouvre une troisième période de la guerre de trente ans, la période suédoise. Sans la France, l’intervention de Gustave-Adolphe était impossible, car la Suède était alors absorbée par une guerre avec la Pologne, que la France réussit à pacifier pour donner à Gustave la disposition de ses forces. C’est ce qui est dit dans le préambule du traité de Bernwald ; une alliance y est stipulée entre les deux rois de France et de Suède pour porter la guerre en Allemagne, et obtenir le rétablissement des princes de l’empire qui avaient été dépouillés. Le roi de Suède s’oblige à mettre en campagne 30 000 hommes de pied, 6 000 hommes de cavalerie, et le roi de France s’engage à lui fournir un subside annuel de 400 000 thalers ; on devait tâcher d’amener la ligue catholique à la neutralité. Cette alliance était d’autant plus remarquable qu’elle fut signée au lendemain de la prise de La Rochelle sur les huguenots, et des folles équipées des protestans de France dans le midi du royaume. Schiller n’y veut voir qu’un premier pas de l’ambition française ; mais le débat était bien plus élevé, et un autre historien allemand, Heeren, plus profond que Schiller, en a bien mieux défini la portée et précisé le but. L’étroite union de Philippe III et de Ferdinand II avait ressuscité Charles-Quint avec une grande supériorité de conduite et plus de moyens d’exécution. L’indépendance de l’Europe était de nouveau mise en péril par l’assujettissement de l’Allemagne, et la France eût été insensée, si, ayant l’occasion d’une utile et féconde intervention, elle l’eût négligée. La fermeté d’esprit de Richelieu n’y pouvait faillir. Le projet de cession de l’Alsace à la branche espagnole était un avertissement suffisant ; mais Louis XIII, conseillé par Richelieu, s’est montré supérieur à ses devanciers, François Ier et Henri II. Richelieu a tout prévu et n’a jamais rien compromis ; il a poursuivi le but avec une persistance et une mesure admirables, surtout si l’on songe à tous les obstacles qu’il eut à vaincre. Un de ses contemporains, homme instruit et de beaucoup d’esprit, Français de langage, mais, en sa qualité de jésuite, ayant un secret penchant pour l’Espagne, le père Bougeant, définit ainsi la position : « le cardinal de Richelieu, moins délicat que ses prédécesseurs sur les intérêts de la religion, ou plus éclairé sur ceux de l’état, ne fit envisager au roi cette guerre que comme une guerre politique, telle qu’elle était en effet, et à laquelle par conséquent il pouvait contribuer pour maintenir la liberté germanique et affaiblir la trop grande puissance de la maison d’Autriche. » Ajoutons l’objectif secret de Richelieu, un objectif territorial, sur lequel il avait la sagesse de se taire, et dont il attendait du temps tout seul la manifestation opportune. Aussi le sentiment national a-t-il soutenu Richelieu dans cette conjoncture. Vainement l’Espagne chercha-t-elle à l’entraver par de déplorables conspirations autour du trône même, le cardinal marcha droit au but pendant quinze ans, et le public des politiques dont il était compris ne s’arrêta point à la singularité du spectacle qu’offrirent dans la suite de cette guerre un prélat catholique soutenant les protestans d’Allemagne, un autre prélat, le cardinal de la Valette, combattant à côté de Weimar, et un archevêque de Bordeaux commandant une flotte française contre la maison d’Autriche. Quoique la France ne dût pas fournir de contingent à Gustave-Adolphe, un fort parti de noblesse française vint s’enrôler sous ses drapeaux ; il a formé l’école brillante de nos capitaines du XVIIe siècle, et il a été l’un des maîtres de l’époque dans cette guerre méthodique, vraiment digne d’une nation civilisée, où la science et l’art, conciliés avec les intérêts de l’humanité, obtiennent de grands résultats avec peu de moyens destructeurs.

Les succès de Gustave-Adolphe en Allemagne furent rapides comme la foudre. En quelques semaines, le Brandebourg, le Mecklembourg, furent nettoyés d’impériaux, et leurs princes rétablis dans leurs états. Ferdinand II n’avait plus Wallenstein à ses ordres ; mais il lui restait Tilly, agent habile de sa politique. Il voulut essayer encore de la terreur, et frapper un grand coup. Magdebourg, emporté d’assaut, fut livré au feu et au pillage ; mais la passion se trompe souvent dans ses calculs. À la stupeur et à l’effroi succéda l’indignation. Le désespoir doubla les forces des opprimés, et la liberté de l’Allemagne sortit de l’exécution militaire de Magdebourg. Pourquoi ne dirais-je pas que les contemporains imputèrent à l’électeur de Brandebourg le désastre de la noble cité de l’Elbe ? Gustave-Adolphe accourait au secours de la ville ; mais en capitaine prudent il voulait appuyer sur Spandau sa ligne d’opération. Dominé par un indigne sentiment de méfiance envers Gustave, l’électeur de Brandebourg ne voulut pas lui livrer sa forteresse, et lorsque les instances loyales du roi de Suède l’eurent enfin persuadé après plusieurs jours perdus, il n’était plus temps ; Magdebourg avait succombé. Cette conduite de l’électeur a été vivement flétrie par Schiller. Du reste Gustave-Adolphe ne fit point attendre le châtiment, car peu de semaines après Tilly perdait la bataille de Leipzig, qui portait à son comble la réputation militaire du roi de Suède. Un corps suédois pénétra jusqu’en Alsace, et la noblesse du pays se prononça pour la France et Gustave-Adolphe contre les impériaux ; l’Alsace expia cette sympathie en devenant l’un des affreux champs de bataille de la guerre de trente ans. Ses sentimens n’en furent point ébranlés. L’Alsace était dès lors perdue pour la maison de Habsbourg ; l’archiduc Léopold, qui le comprit, en mourut, dit-on, de douleur. Strasbourg, si jalouse de son indépendance, ouvrit ses portes aux Suédois, et leur fournit passage, vivres et munitions. Belfort, dont l’importance militaire se révélait alors, résista aussi obstinément aux impériaux, qui voulaient s’ouvrir une voie pour pénétrer dans le royaume. L’alliance de la France et de l’Alsace était déjà dans les esprits[4]. Vainement Ferdinand II, imposant silence à son instinct pour satisfaire l’opinion de son parti, rappela-t-il Wallenstein, qui revint plus puissant et plus redouté que jamais. Il tint, il est vrai, Gustave-Adolphe en arrêt, lui reprit Leipzig, et lui présenta la bataille. Ce fut la célèbre bataille de Lutzen (6 novembre 1632), où Gustave paya la victoire de sa vie, mais où il trouva un vengeur dans Bernard de Saxe-Weimar, son lieutenant et son élève. « On devait craindre, dit Schiller, que la chute prématurée de ce grand homme n’entraînât la ruine de sa cause ; mais la perte d’un individu n’est jamais irréparable pour la puissance qui régit le monde. Deux grands hommes d’état, Oxenstiern en Suède, Richelieu en France, saisirent le timon des affaires échappé à la main mourante de Gustave, et le destin inébranlable d’une cause juste suivit son cours après la mort du héros. »

Rien n’est plus vrai que ces éloquentes paroles. Cependant le parti de l’union évangélique demeura fort abattu après la mort de Gustave. Un grand homme est comme un phare lumineux pour l’humanité qui cherche sa voie ; la nuit se fait quand il disparaît, et il faut longtemps pour se remettre des terreurs de cette obscurité. Telle fut l’impression produite parmi les confédérés à la mort de Gustave-Adolphe. Le chancelier Oxenstiern, tuteur de la fille de Gustave, les réunit à Heilbronn (1633), réchauffa leurs courages, et en recueillit la promesse que, si la Suède persistait dans son assistance, une satisfaction convenable lui serait donnée à la fin de la guerre, dont la conduite pouvait être confiée à Bernard de Weimar ; mais ce projet de renouvellement d’alliance n’était évidemment qu’un vain mot sans la certitude d’un concours plus énergique de la France. Comment le lui demander, comment l’obtenir ? Ruiner tout simplement la maison d’Autriche était pour la France un but vulgaire ; ce fut malheureusement celui de la guerre insensée de 1740, d’où est sortie la Prusse du grand Frédéric. Richelieu ne jouait point un jeu pareil, il poursuivait un but d’équilibre politique pour l’Europe et de sûreté territoriale pour son pays. C’était avec ce double objet en vue qu’il avait signé le traité de Bernwald. Pour de plus grands sacrifices, il fallait lui offrir de plus réels avantages. Ce n’était plus de subsides seulement que pouvait se contenter l’Allemagne ; il fallait bien autre chose pour la tirer du péril, le grand nom de Gustave-Adolphe ayant disparu de la scène politique. L’Allemagne était perdue, si elle demeurait seule, même avec les troupes suédoises, en lutte avec la maison d’Autriche. Les princes allemands le comprenaient bien, et Oxenstiern aussi. Les cœurs demeuraient donc fort ébranlés. On dépêcha auprès de Louis XIII, et il faut voir dans les actes eux-mêmes le langage suppliant de ces princes dont les descendans sont aujourd’hui si oublieux de leur passé. L’électeur de Brandebourg prie le roi, « dont l’autorité, la puissance, les prudentes résolutions, l’amour de la justice, brillent aux yeux de l’univers, de prendre en main l’œuvre de protection et de médiation qu’on réclame de lui, et de s’y porter avec une promptitude salutaire. Il est plein de confiance en sa royale majesté, bien persuadé que son appui ne leur manquera pas[5]. » C’est surtout par la bouche de l’électeur de Saxe que ces sentimens s’expriment de la manière la plus vive ; « il recommande très affectueusement sa personne, toute la maison électorale et la liberté de l’Allemagne à la protection royale. »

Ému par ces témoignages et dégagé de quelques appréhensions suscitées par les triomphes des Suédois, Louis XIII renoue le 9 avril 1633 avec Christine de Suède l’alliance conclue naguère avec Gustave-Adolphe. L’armée victorieuse de Lutzen restera au service de la cause allemande, commandée par Weimar, mais aux frais et avec la coopération active de la France. Fort de cette garantie, Oxenstiern conclut un nouveau traité de confédération avec l’Allemagne (15 septembre 1633) ; l’espérance renaît dans les cœurs, et la guerre de l’émancipation recommence. Ferdinand, se tenant assuré du succès et croyant avoir de nouveaux et plus grands sujets de plainte contre Wallenstein, le fait assassiner. C’était pour les évangéliques un cruel ennemi de moins, ce qui ne les empêcha pas de perdre la bataille de Nordlingue le 6 septembre 1634. Ce coup terrible et fatal mit de nouveau l’Allemagne aux bords de l’abîme. Les confédérés avaient placé leur espérance dans Bernard, et Bernard était vaincu ; le prestige de Lutzen s’était évanoui, et, le découragement gagnant les âmes avec rapidité, l’union évangélique fut comme dissoute. Chacun ne songea qu’à ménager son accommodement particulier, et le premier qui donna l’exemple de la défection fut l’électeur de Saxe. Au lendemain de Nordlingue, il s’empressa de négocier avec l’empereur, et en mai 1635 il souscrivit à Prague un traité soigneusement élaboré par la chancellerie impériale, et qui était destiné à être présenté à l’adhésion de tous les membres dissidens du corps germanique comme un acte de pacification remplaçant les transactions de Passau et d’Augsbourg. Ce traité de Prague fut un coup plus terrible encore que la bataille de Nordlingue par l’effet moral qu’il produisit ; c’était un pont offert à toutes les lâchetés : le désarroi fut universel. Les alliés d’Heilbronn, consternés, s’adressèrent encore à Oxenstiern pour les tirer d’embarras ; mais plus d’armée, plus d’argent, plus de moyen d’en avoir. Oxenstiern se tourna inutilement vers l’Angleterre, la Hollande, les Vénitiens ; il ne restait que la France. Les états lui offrirent la remise des places de l’Alsace pour la sûreté de ses opérations militaires, et lui en firent entrevoir la cession ultérieure comme compensation des sacrifices suprêmes qu’il fallait faire pour délivrer l’Allemagne ; Richelieu accepta la proposition. Ce fut une nouvelle et dernière période de la guerre de trente ans. La France parut alors avec éclat et avec toutes ses forces sur le théâtre de la lutte ; en elle était placée l’unique espérance de l’Allemagne, et, pendant douze ans encore, elle répandit son sang pour assurer le résultat de tant d’efforts réunis. Ce marché solennel de l’Allemagne et de Richelieu est maudit par Schiller, qui, par une contradiction singulière, en proclame néanmoins la nécessité, tout comme le salutaire effet.

Le traité relatif à l’Alsace est du 9 octobre 1634. Il y est dit que toutes les places de ce pays occupées par les Suédois ou les confédérés seront remises en la possession du roi de France, et y demeureront jusqu’à la pacification de l’Allemagne, laquelle arrivant, « elles seront remises, une chacune, selon le traité de paix qui sera fait. » Le traité fut immédiatement exécuté ; plusieurs traités postérieurs en confirmèrent les dispositions[6]. Quelques mois après, Richelieu conclut avec les Hollandais un autre traité qui recommande la mémoire de ce grand homme d’état à l’éternelle reconnaissance des Français. D’après ce traité, qui est du 8 février 1635, la France et la Hollande se promettaient de partager à la paix les Pays-Bas espagnols, de telle sorte que notre frontière du nord aurait reçu les mêmes accroissemens et obtenu les mêmes sûretés que notre frontière de l’est. La France eut donc à cette époque l’espoir le mieux fondé d’atteindre ses limites naturelles du côté de l’Allemagne, et toutes ses ressources furent employées pour arriver à ce but. On verra comment son attente fut trompée en ce qui touche les Pays-Bas ; elle ne le fut pas du moins en ce qui touche l’Alsace. « Ce qui peu de temps auparavant, dit Schiller, paraissait n’être pour la France qu’une brillante chimère s’offrit tout à coup comme un plan profond et sage que les circonstances justifiaient de tout point. Dès ce moment, cette couronne se livra tout entière à la guerre d’Allemagne, et aussitôt qu’elle eut assuré par des traités secrets avec les princes allemands l’exécution de ses projets, elle apparut comme puissance prédominante sur la scène politique. Jusque-là, elle n’avait coopéré que de son argent d’abord, et puis par l’action d’une armée sur le Rhin. Aujourd’hui que les circonstances étaient devenues menaçantes, elle prit les armes avec une activité surprenante, et étonna l’Europe par les coups qu’elle porta. Deux flottes prirent la mer, six armées entrèrent en campagne. Elle prolongea la trêve de la Suède avec la Pologne, et ranima l’espérance perdue dans tous les cœurs allemands. »

Malgré le déplorable échec qu’il avait éprouvé à Nordlingue, Bernard de Saxe-Weimar était resté à la tête des troupes suédoises. Généraux et soldats avaient pour lui une juste affection. La France lui témoigna de grands égards, et le releva dans l’estime publique. Il fut appelé à Saint-Germain, où résidait la cour de France, et on l’y combla d’honneurs. Richelieu traita comme de puissance à puissance avec ce renommé capitaine, et par une convention du 27 octobre 1635 prit à la solde de France l’armée weimarienne au moyen d’une prestation à forfait de 4 millions de livres par année ; le duc prit de son côté l’engagement d’avoir toujours sous les armes 12 000 hommes de pied et 6 000 cavaliers. Une foule d’écrivains ont répété que le même traité, par des articles secrets, assurait à Bernard la création et la possession du duché d’Alsace. Il n’y a pas trace de ces articles, et je ne crois à l’existence d’aucune convention de ce genre. Il est même peu probable que Bernard y ait songé, quoique les exemples et les entraînemens de son époque aient pu l’y convier. L’Alsace entrait trop profondément dans les calculs de Richelieu pour qu’il ait pu renoncer si aisément à la délaisser, Tout le monde connaît la joie extrême que ressentit la cour de France en 1639, à la nouvelle de la prise de Brisach par Bernard : Richelieu l’annonçait au père Joseph agonisant pour le tirer de sa léthargie. Eût-on éprouvé une telle émotion, si l’avantage avait dû être pour Bernard seulement ? En remontant à la source de cette légende weimarienne, on ne trouve pour l’autoriser que le très suspect Vittorio Siri. Il faut donc mettre le duché d’Alsace de Weimar dans le même sac que son duché de Franconie avant la bataille de Nordlingue ; mais on peut de ces fables contemporaines tirer cette conclusion, que l’Alsace était considérée alors comme une épave de la guerre et le prix de la libération allemande, ce qui s’explique facilement quand on songe que cette contrée était en grande partie le patrimoine de la maison d’Autriche. Il est certain que le traité de Saint-Germain, conclu avec Bernard, fut fidèlement exécuté des deux côtés. Il n’entre pas dans notre sujet d’exposer ici les mémorables événemens militaires des années 1635 et suivantes ; mais je ne puis négliger de constater que les villes impériales d’Alsace, entre autres Strasbourg, sommées par l’empereur d’adhérer au fameux traité de Prague, avaient refusé de s’y soumettre. L’Alsace était dès lors toute française de cœur. Je ne rappellerai pas non plus les traités successifs qui sont venus confirmer à diverses époques les arrangemens arrêtés entre la France, les Provinces-Unies, la Suède et les princes confédérés d’Allemagne. Les collections diplomatiques en sont remplies.

Bernard de Saxe-Weimar recouvra toute sa réputation dans les belles campagnes de 1636, où Turenne combattit sous ses ordres, de 1637, où Baner acquit tant de gloire, et dans ces trois fameuses batailles de Rhinfeld de 1638, mêlées de tant de vicissitudes, et où fut pris le célèbre Jean de Werth, qui naguère avait fait trembler les Parisiens. Bernard de Saxe mourut le 18 juillet 1639 à la fleur de l’âge, entouré d’officiers français qui s’honoraient d’être ses élèves dans l’art de la guerre. Après sa mort, le conseil de guerre de son armée conclut avec Louis XIII un nouveau traité (9 octobre 1639) en vertu duquel le roi prenait directement à sa solde les troupes weimariennes, dont les commandemens furent continués aux officiers qui en étaient en possession. Tous prêtèrent serment au roi Louis XIII, et peu de temps après se produisirent deux événemens qui eurent une grande influence sur la marche des affaires. En l’année 1640, la Catalogne, fatiguée des vexations dont elle était l’objet, se révolta contre l’Espagne ; elle députa vers le roi Louis XIII pour se mettre sous sa protection comme ancienne province de l’empire franc, et le roi la reçut sous son obéissance. Elle y est restée pendant près de vingt ans. L’autre événement fut la révolution de Portugal, qui surprit si soudainement la cour de Madrid. Par là Richelieu voyait reporter sur le continent espagnol cette guerre de conjurations intérieures dont l’Espagne ne s’était pas fait faute depuis tant d’années sur le continent français. En même temps nos troupes, supérieurement commandées, assuraient partout des avantages considérables à nos armes, de telle sorte que ni la mort de Baner en 1641, ni celle de Richelieu en 1642, ni celle de Louis XIII en 1643, ne semblèrent changer rien à la situation. Mazarin, héritier de Richelieu dans le ministère, n’eut qu’à continuer des plans dont il avait la confidence, et un congrès étant indiqué à Munster (1643) pour y traiter de la paix, la régente, Anne d’Autriche, s’y présenta comme arbitre des destinées de l’Europe. Jamais la France n’avait eu un si bel avenir. Turenne et Condé conduisaient ses armées ; ses diplomates étaient les plus habiles de l’époque, sa position militaire était la plus brillante qu’on pût voir. Le théâtre de la guerre était la terre étrangère. Au midi, la Catalogne s’était donnée à elle, et ses armes l’avaient rendue maîtresse du Roussillon. Sur les Alpes, la France possédait Pignerol, par où elle avait entrée en Italie, et la Savoie lui était soumise. Au-delà des Alpes, elle avait Casal, qui lui ouvrait le Milanais. L’Alsace était dans ses mains depuis près de dix ans, ainsi que les villes forestières, qui lui ouvraient la Souabe. Au-delà du Rhin, elle avait Brisach, qui menaçait Fribourg, et le Val-d’Enfer, autre porte de la Souabe et des vallées du Danube. Sur la droite du Bas-Rhin, elle occupait Philipsbourg, par où elle donnait la main au landgrave de Hesse, son allié héréditaire. Les électorats de Trêves et de Cologne étaient sous sa puissance. Au nord, elle occupait les places les plus importantes de la Flandre, de l’Artois, du Luxembourg. Sedan, qu’elle avait pris à un conspirateur obstiné, Metz, Toul et Verdun bloquaient la Lorraine, dont on espérait avoir la cession volontaire. Jamais la France n’avait été en si belle position pour obtenir à des conditions modérées ses frontières naturelles, ce rêve national que justifiaient tant de titres et tant d’intérêts, cette ambition née sur les bancs de l’école, et aussi juste au fond que celle de l’Espagne et de l’Angleterre, occupées pendant tant de siècles à former leur unité territoriale.

II.

Tel fut en effet le but que nos plénipotentiaires eurent la mission de poursuivre au congrès de Westphalie (1643). Plus grande et plus noble assemblée n’avait pas encore été convoquée en Europe, et jusqu’alors l’Europe n’avait pas été dans une situation aussi critique. La guerre, après avoir été localisée en Allemagne au début des troubles, avait répandu partout ses ravages, et une conflagration universelle semblait menacer tout l’Occident d’une destruction prochaine ; mais le foyer de l’incendie restait en Allemagne. Depuis plus de vingt-cinq ans, elle était foulée, dévastée, par les partis tour à tour vaincus et victorieux. Toutes les horreurs de la guerre civile et de la guerre étrangère, elle les supportait sans entrevoir de terme à ses malheurs, parce qu’à l’animation de la lutte se joignait l’obstination en apparence invincible des parties engagées. Ce n’était plus seulement la liberté religieuse et la constitution politique de l’Allemagne qui étaient en jeu ; les intérêts divers des états européens, leurs ambitions, leurs désirs, leurs passions, compliquaient la question germanique elle-même. L’Angleterre seule, trop occupée alors de ses agitations intérieures pour se mêler de celles de l’Europe, semblait spectatrice désintéressée de la lutte continentale ; mais tout le reste de l’Europe était en feu. Plusieurs groupes d’intérêts bien marqués se dégageaient pourtant du milieu de ces désastres. C’étaient d’abord ceux des états allemands réformés, alliés de la France, des Provinces-Unies et de la Suède, ceux de la maison d’Autriche allemande, étroitement unis à ceux de la maison d’Autriche espagnole, mais susceptibles d’être séparés dans l’application, et entraînant avec eux quelques états catholiques d’Allemagne ; enfin ceux des alliés de l’Allemagne, de la France, de la Suède et des Provinces-Unies, ayant des points communs et des points distincts. Le cri public de l’Europe avait imposé aux états belligérans une manifestation pacifique ; ils se soumirent à cette loi de l’opinion, et acceptèrent un rendez-vous général dans un congrès siégeant en Westphalie, mais en deux corps, l’un convoqué à Osnabrück, où devaient se régler les intérêts purement germaniques, l’autre convoqué à Munster, où devaient se régler les intérêts des couronnes. Le pape et la république de Venise étaient admis comme médiateurs. Les hostilités devaient continuer pendant qu’on négociait.

Quoique la nécessité de la paix fût dans tous les esprits, nul ne semblait pressé de la conclure, nul ne voulait surtout montrer de l’empressement à la chercher, parce que chacun craignait de montrer de l’épuisement ou de la faiblesse. D’ailleurs les difficultés de la paix paraissaient aussi grandes que les difficultés de la guerre. La guerre de trente ans avait provoqué l’application d’un nouveau système politique pour l’Europe, la politique des affaires substituée à la politique de la passion. La visée générale de la paix était un équilibre des puissances. L’Allemagne en devait être le centre, sans être à craindre pour personne, et l’introduction des états du nord, manifestée par l’intervention de la Suède, augmentait les difficultés de l’équilibre à établir. Le congrès de Westphalie s’annonçait donc comme l’assemblée régulatrice d’une Europe nouvelle. Indiqué pour 1643, l’année 1644 était près de finir sans qu’aucune question sérieuse eût encore été abordée. Ce fut pendant ces premiers temps qu’eut lieu une scène qui peint bien les mœurs de l’époque et la situation des choses. C’était le jour de Pâques de l’année 1645 ; des flots de sang coulaient encore sur les champs de bataille, et la détresse des impériaux était extrême. M. de Volmar, envoyé de l’empereur, alla de grand matin faire ses dévotions à l’église des capucins de Munster. Il était à genoux près de l’autel, lorsque le comte d’Avaux parut avec la même intention et s’agenouilla de l’autre côté de l’autel. Volmar se leva et salua le comte, qui lui rendit son salut et lui souhaita poliment en français un heureux jour de Pâques. « Puisque nous nous trouvons ici, répondit M. de Volmar en latin, en ce jour consacré à l’ange de la paix, efforçons-nous d’en assurer l’esprit dans nos conférences. » À quoi le comte d’Avaux répliqua également en latin et en montrant le saint ciboire : « J’atteste Dieu que je n’ai pas d’autre intention, et certainement vous recevrez cette semaine nos propositions. » Et M. de Volmar reprit : « Que Dieu en soit témoin, et que la paix descende parmi nous. » C’était l’Autriche qui demandait la paix à la France. Les deux plénipotentiaires échangèrent un serrement de mains, et se séparèrent dans les meilleurs sentimens. Mazarin était alors l’artisan principal de la grande œuvre, et l’on a vu comment et pourquoi la France se tenait à l’expectative, tout en désirant la pacification. Ses plénipotentiaires à Munster étaient les deux plus renommés diplomates, Abel Servien et le comte d’Avaux, présidés par un prince habile aussi et surtout magnifique, le duc de Longueville.

Ce qu’on appelait l’empire était plus pressé d’avoir la paix, et ne le dissimulait pas. La maison d’Autriche, sous prétexte d’empêcher d’abord, puis de limiter l’élan de la réforme religieuse, avait profondément altéré la constitution germanique, et avait essayé de lui substituer le système de la monarchie pure et absolue. La vieille Allemagne avait, dans sa liberté, fondé, organisé cette constitution pour se défendre à la fois contre les papes et contre les empereurs. Il était d’un intérêt européen de soutenir les efforts que faisait l’Allemagne pour recouvrer sa libre constitution. L’Allemagne voulait en outre assurer sur son territoire la liberté religieuse, en régler définitivement l’exercice, et rompre à cet égard avec les vieilles traditions. Elle s’accordait avec la France dans ces aspirations, et la puissance redoutable des Provinces-Unies, récemment délivrées du joug espagnol, était pour elle d’un appoint considérable dans la balance des forces et des intérêts ; mais le chef de l’empire, comprenant bien que la paix devait se faire à ses dépens, avait paru moins pressée d’y souscrire. À l’occident, il était battu et humilié par la France, qui occupait ses possessions de famille. Au nord, les Suédois le menaçaient jusque dans la Bohême ; la Silésie, la Moravie, étaient envahies. À l’orient, Ragotzki, soutenu par la France, inquiétait la Hongrie, et au centre de l’empire les princes protestans l’auraient volontiers réduit au rang de stathouder général des états germaniques. Irrité de tant d’attaques, il aurait voulu faire un dernier appel au sort des armes. Il n’avait envoyé d’abord à Munster qu’un mandataire nominal ; mais la clameur publique lui arracha une démarche efficace vers la paix, et une ambassade plus sérieuse pour l’obtenir, celle du comte de Trautmannsdorf, le personnage le plus considérable de l’empire, qui a joué à Munster le rôle que M. de Talleyrand a joué à Vienne en 1815, et qui, tout en consentant à la diminution de la puissance impériale, en sauva la considération par l’influence de son esprit et de son caractère.

L’Espagne était dans une situation à peu près semblable à celle de l’empereur. En 1635, l’alliance des Provinces-Unies avec la France lui avait été fatale. Elle était battue dans les Flandres comme dans le Palatinat et en Italie ; elle avait perdu le Roussillon, la Catalogne et le Portugal. Tout faisait pressentir son épuisement et sa ruine ; mais sa fierté la soutenait. Elle était représentée à Munster par des envoyés intelligens, et cherchait l’occasion de se tirer d’un mauvais pas qu’elle entrevoyait parfaitement. Elle surprit le congrès par la subtile souplesse de ses manœuvres. Les Provinces-Unies voulaient conserver leur indépendance et leurs conquêtes ; mais elles montrèrent un médiocre souci d’aider la France à conserver les siennes. Leur conduite fut profondément politique, peu loyale et constamment méfiante. Mazarin épuisa sa finesse pour les rassurer et en obtenir l’exécution du traité de partage de 1635. La crainte d’un voisin puissant paralysa auprès d’elles tous les efforts de l’habileté diplomatique. La Suède embarrassa beaucoup aussi la France et l’Allemagne. Les princes allemands étaient décidés à tenir leurs engagemens envers la France ; ils n’étaient point dans les mêmes dispositions vis-à-vis de la Suède, qui avait, il est vrai, vis-à-vis de l’Allemagne une ambition plus exigeante que la France. Gustave-Adolphe avait fait d’un petit un grand état. La Suède, ne pouvant plus rester grande puissance par la guerre, voulait l’être par le territoire, et, pour prix de ses services, elle désirait prendre pied sur le continent germanique, y posséder la Westphalie, les évêchés de Brème et de Werden, la Poméranie au moins, et de plus elle demandait une forte somme d’argent. Ces prétentions excitaient les susceptibilités des catholiques de Westphalie, la jalousie des Provinces-Unies, dont la Suède serait devenue la voisine ; elles provoquaient surtout les réclamations des princes allemands, qui, pour prix de leur lutte de trente ans, avaient des vues d’appropriation sur les mêmes terres que les Suédois, entre autres l’électeur de Brandebourg. On voit quelle était la complication des intérêts des puissances de premier ordre à l’ouverture du congrès de Westphalie. Je ne parlerai point du duc de Lorraine, qui par son imprudence avait perdu ses états, du landgrave de Hesse, de l’électeur palatin, dont la satisfaction était également nécessaire et difficile. Le règlement de leurs affaires devait beaucoup occuper le congrès.

Tel était le programme des réunions de Munster et d’Osnabrück. Je n’en veux prendre que ce qui est relatif à la France. L’intérêt français se concentrait dans le règlement de ses limites, l’exécution du traité de 1634 avec l’Allemagne, du traité de 1635 avec les Provinces-Unies. Mazarin appelait sur ce point toute la sollicitude de nos plénipotentiaires par un mémoire peu connu qu’il leur adressait le 20 janvier 1646, et dans lequel il exposait que l’extension de nos frontières jusqu’à leurs limites naturelles par l’acquisition des Pays-Bas espagnols formerait à la ville de Paris un boulevard inexpugnable, que ce serait alors véritablement que l’on pourrait l’appeler le cœur de la France, et qu’elle serait placée dans l’endroit le plus sûr du royaume. On en aurait étendu les frontières jusqu’à la Hollande, et du côté de l’Allemagne, qui est celui d’où on peut aussi craindre, jusqu’au Rhin, par la rétention de la Lorraine et de l’Alsace, par la possession du Luxembourg et plus tard du comté de Bourgogne. Il fallait donc, écrivait Mazarin, par tous les moyens possibles, obtenir de l’Espagne la cession des Pays-Bas, en échange de la Catalogne, qu’on lui rendrait en y ajoutant le Roussillon, s’il était nécessaire, et même d’autres avantages. Ce point obtenu, ajoutait-il, on s’entendrait avec les états-généraux pour un partage, au gré de leurs intérêts, qui leur donnerait Anvers en exécution du traité de 1635.

Toute l’habileté du comte d’Avaux et d’Abel Servien s’usa sur cette question pendant plus d’une année. L’Espagne y opposa une invincible résistance. À certain moment, elle offrit de s’en rapporter à l’arbitrage de la reine de France elle-même, à quoi la reine répondit que, « quelque flattée qu’elle fût de la qualité de juge et de médiatrice qu’on lui offrait, elle ne pouvait l’accepter, étant difficile qu’elle pût prononcer autrement qu’à l’avantage du roi son fils et de son royaume ; qu’on lui faisait grand tort, si on l’avait jugée capable ou de payer aux dépens de l’état un respect qu’on lui rendait, ou de sacrifier le bien de la couronne de France à l’affection qu’elle avait pour la maison dont elle était sortie. » Après ce noble langage, l’incident n’eut pas de suite ; mais on écrirait un volume des ruses diplomatiques de tout genre qui furent déployées de part et d’autre à Munster. Toutefois, entre le voisinage d’une puissance triomphante comme la France et le voisinage d’une puissance alors exténuée comme l’Espagne, la Hollande préféra obstinément le dernier. Elle mit tout en œuvre pour confirmer l’Espagne dans son refus, et, profitant de l’excitation patriotique qu’elle avait fomentée chez les Espagnols, elle fit avec eux son accommodement particulier, en obtint la reconnaissance de son indépendance et des satisfactions, après quoi l’Espagne se retira du congrès pour continuer la guerre. Les premières agitations de la fronde contre Mazarin ne furent pas étrangères, dit-on, à cette résolution des Espagnols. Leur nouvelle défaite à Lens put leur donner des regrets, mais les plus grands furent à coup sûr pour Mazarin, qui perdit à Munster une belle occasion dont la France ne trouva plus la compensation, même par la paix des Pyrénées et le mariage de Louis XIV.

Heureusement la France eut d’autres succès diplomatiques qui firent oublier cet échec. Sa prépondérance se manifesta dans le règlement du différend germanique proprement dit et dans le règlement de la satisfaction suédoise ; elle rendit en ces deux points de nouveaux services à l’Allemagne. L’empereur eût voulu régler les affaires d’Allemagne par un grand acte seul de sa pleine puissance, par une nouvelle bulle d’or qu’il aurait librement octroyée. Ce n’était le compte ni de l’Allemagne ni de ses alliés. L’empereur, à l’ouverture du congrès, n’aurait pas voulu que les états d’empire y fussent représentés ; il ne voulait pas traiter avec eux d’égal à égal. Des concessions, il était décidé à en faire, mais il voulait les faire du haut de sa dignité impériale. La France et la Suède firent au contraire de la représentation des états une condition fondamentale, et les villes d’Alsace durent envoyer leurs députés à Osnabrück. L’empereur céda ; c’était beaucoup, ce n’était pas tout. Le principe moderne l’emportait, il en fallait admettre les conséquences. Il fut donc reconnu que le droit de souveraineté s’applique à la religion comme à la politique, et en présence du nonce médiateur la liberté religieuse des états dut être proclamée. L’Espagne s’y soumettait en reconnaissant l’indépendance des Provinces-Unies, qu’elle avait combattue pendant tant d’années. La consécration du principe avait une importance particulière en Allemagne, pays qu’on croyait appelé à être désormais un instrument d’équilibre en Europe. La France et la Suède voulurent avoir l’œil sur le règlement germanique. D’ailleurs la France et la Suède avaient là d’anciens et fidèles alliés auxquels il était dû des restitutions, des indemnités, pour trente ans de luttes et de souffrances ; il fallait que ce règlement fût digne, généreux, durable. Par tous ces motifs, l’intervention de la France et de la Suède au congrès particulier d’Osnabrück était exigée pour la défense de tous les intérêts. Loin de se plaindre de leur immixtion dans ses affaires intérieures, l’Allemagne y applaudit, parce qu’elle y trouvait une protection et une sûreté. En effet, les puissans alliés de l’union évangélique demandèrent et obtinrent d’abord une amnistie générale pour tout ce qui s’était passé pendant la guerre, et l’assurance à chaque sujet médiat ou immédiat de l’empire que les choses seraient rétablies telles qu’elles existaient en 1618, c’est-à-dire avant les mouvemens qui avaient éclaté en Bohême. Elles obtinrent ensuite que l’ancienne constitution politique de l’empire fut rétablie sur le pied de la bulle d’or, et que les droits des divers états de l’empire fussent déclarés à jamais inviolables. La garantie politique de la France et de la Suède couronnait ces stipulations avec l’empereur, et le principe des indemnités et compensations pour tous ceux qui avaient injustement souffert de la guerre fut proclamé. C’était une révolution salutaire, chèrement achetée, mais féconde en résultats heureux pour l’Allemagne et pour l’Europe, qui, sans le traité de Westphalie, n’aurait pas eu plus tard le traité d’Utrecht.

Sur la question de la satisfaction jadis promise à la Suède et réclamée par elle avec un peu d’âpreté, l’intervention de la France fut tout aussi bienfaisante. Elle s’interposa entre des exigences exagérées et des intérêts menacés. Le Mecklembourg et surtout le Brandebourg en ressentirent les résultats. Le premier obtint facilement des restitutions ; mais la Suède voulait la Poméranie, dont la maison ducale s’était éteinte pendant la guerre de trente ans, et l’électeur de Brandebourg voulait aussi ce territoire, qui s’accommodait au sien ; la Suède demandait un établissement en Westphalie, et l’électeur de Brandebourg en demandait aussi. Grâce à la médiation française, la Suède consentit à partager la Poméranie avec le Brandebourg ; elle borna pour de l’argent ses prétentions sur la Westphalie, et le Brandebourg y acquit de vastes domaines à la faveur de l’expédient de la sécularisation ou transformation des anciennes terres cléricales en terres séculières, expédient qui fournit alors à l’empire le moyen de payer beaucoup de dettes, et qui, employé de nouveau en 1801 à Lunéville, a été la source d’une foule de fortunes princières en Allemagne, le pays du monde où le clergé catholique a autrefois possédé les plus grands biens. Par l’effet de la même intercession et du même expédient, la Hesse obtint de larges indemnités, et devint un état puissant. Avec l’adhésion de la France, la Suisse fut désormais définitivement détachée du corps germanique, et son indépendance devint un des élémens de l’équilibre européen. L’électeur palatin obtint aussi son rétablissement dans ses états et dignités, dont il était dépouillé depuis 1618. Il n’est, hélas ! aucun prince allemand qui ne soit l’obligé de la France. Qu’était le margrave de Bade avant le traité de Westphalie, et surtout avant son alliance avec une fille adoptive de Napoléon ? à qui le duc de Wurtemberg dut-il en 1648 un accroissement de fortune ? à qui dut-il plus tard la royauté ? qui fit un roi du duc de Bavière ? à qui le roi de Saxe a-t-il dû la conservation de son trône au congrès de Vienne en 1815 ?

La reconstitution de l’empire germanique fut donc une des grandes affaires de la paix de Westphalie, « paix sacrée, s’écrie Schiller, et qui devait reposer sur d’inébranlables fondemens ! chef-d’œuvre de la sagesse humaine, dont les effets salutaires ne sauraient être oubliés par tout cœur allemand ! » Si les cœurs allemands sont égarés aujourd’hui par une influence étrangère à la véritable et antique Allemagne, ils ne furent point ingrats en 1648 à Munster, lorsque le tour fut arrivé de régler les satisfactions dues à la France pour le secours qu’on en avait reçu pendant la guerre de trente ans. Il ne se trouva, pour vrai dire, à Munster qu’un seul opposant, puissant, mais isolé, la maison d’Autriche, et son opposition s’expliquait, se justifiait même par un intérêt tout personnel, étranger à l’Allemagne, quoique le sort de la paix en dépendît. L’affaire de l’Alsace au congrès de Westphalie fut tout un drame. Quelques détails préliminaires sont indispensables pour en avoir la parfaite intelligence. À la chute de la maison de Souabe, au XIIIe siècle, le territoire alsacien se trouva soumis aux lois de plusieurs maîtres, tels que les comtes de Ferrete, de Ribeaupierre, de Hanau, de Lichtenberg, qui, relevant jadis du duché d’Alsace, désormais éteint, relevèrent immédiatement de l’empereur, — l’évêque de Strasbourg, grand seigneur terrien, chef militaire et chef d’église, — les villes impériales, libres dans leur administration, mais relevant féodalement de l’empire, — enfin le landgraviat ou comté provincial d’Alsace, espèce de lieutenance générale des ducs de Souabe, qui, tout en occupant le trône impérial, avaient voulu garder le titre de leur duché. Ce landgraviat, d’abord viager, puis héréditaire, appartenait à la maison de Habsbourg dès le XIe siècle, peut-être avant. Il se substitua en quelque sorte au duché lorsque celui-ci fut éteint. L’Alsace étant divisée en haute et basse Alsace, le nordgau et le sundgau, le landgraviat fut également divisé : celui de la Basse-Alsace sortit pendant quelque temps de la maison de Habsbourg ; celui de la Haute-Alsace y demeura toujours. C’est là que l’élection à l’empire trouva Rodolphe, qui conserva le landgraviat, quoique empereur, et le transmit à sa descendance. Au XVIIe siècle, une branche cadette de la maison de Habsbourg, celle d’Insprück, possédait le landgraviat et en touchait les revenus pendant que les aînés siégeaient sur les trônes de l’empire et de l’Espagne. Ainsi le landgraviat d’Alsace était un patrimoine personnel de la maison de Habsbourg.

Lorsque la question des satisfactions dues à la France fut portée au congrès dès l’année 1646, les plénipotentiaires français formèrent la demande de l’abandon de l’Alsace, et l’habileté du comte de Trautmannsdorf s’efforça de conjurer cet orage. Il chercha d’abord à provoquer une opposition patriotique au sein de l’assemblée d’Osnabrück. La France, disait-il, avait jadis obtenu, à titre rémunératoire, la remise des trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Quoique continuée pendant cent ans, cette possession était encore entachée d’une certaine irrégularité. L’empereur consentait à ce qu’elle fût légitimée par une aliénation régulière du chef de l’empire avec le vote des états ; mais là devaient se borner les exigences de la France. Les espérances données en 1634 n’émanaient pas des propriétaires de l’Alsace et n’engageaient pas l’empire, qui ne pouvait consentir à un nouveau démembrement du territoire germanique ; mais après une première émotion, surprise par les vifs efforts de M. de Trautmannsdorf, l’opinion des états parut se déclarer en sens inverse de ses propositions. On ne voyait qu’une question d’intérêt personnel là où ce dernier plaçait une question d’intérêt national, et, consultés sur la question de savoir s’il était dû en principe une satisfaction à la France, les états répondirent affirmativement. Or personne n’ignorait ce que désirait la France. L’offre des trois évêchés était illusoire : cette affaire était considérée comme réglée depuis bien des années ; il n’était pas sérieux d’y revenir. D’ailleurs, en demandant l’Alsace, la France y ajoutait une offre qui ne permettait guère de réplique au point de vue allemand. — Mazarin, informé des manœuvres de Trautmannsdorf, avait envoyé au comte d’Avaux et à Servien la dépêche suivante (3 février 1640) : « Pour témoigner à toute l’Allemagne que nous ne sommes pas gens à démembrer l’empire à notre profit, comme peut-être ç’a été le but des impériaux de le faire croire, et enfin, pour rendre adroitement inutile leur offre des évêchés, nous pourrions offrir de notre côté dès cette heure de reconnaître aussi bien l’empire pour les trois évêchés que pour l’Alsace, pourvu que l’on demeure d’accord de nous la laisser, afin que nos rois soient reconnus pour princes de l’empire, et que leurs députés aient rang et voix délibérative dans les diètes. Je ne vois nul inconvénient en cela. »

Les états allemands n’avaient aucune répugnance à voir figurer le roi de France dans leurs assemblées, comme y figuraient le roi d’Espagne pour le comté de Bourgogne, le roi de Danemark pour le Holstein, le roi de Suède pour ses possessions germaniques. L’Autriche fit alors jouer un autre ressort. L’archiduc titulaire du landgraviat d’Alsace était un enfant en bas âge, innocent par conséquent de tout ce qu’on pouvait reprocher à l’empereur et à l’ambitieuse maison d’Autriche. La prétention de la France sur ce patrimoine pouvait donc paraître un désir de spoliation qui révoltait la nature et l’équité. M. de Trautmannsdorf fit beaucoup de bruit de cette objection, au moyen de laquelle il avait ému les médiateurs ; il avait même déclaré qu’il quitterait Munster plutôt que de consentir à une pareille iniquité. Une indiscrétion permit de déjouer cette nouvelle manœuvre diplomatique. L’empereur, en envoyant M. de Trautmannsdorf à Munster, savait très bien quelles seraient les demandes de la France, et comme il voulait la paix, tout en paraissant la rejeter, il avait donné à son plénipotentiaire l’ordre confidentiel non-seulement de consentir à l’abandon de l’Alsace, mais de l’offrir même à la France, si les circonstances lui paraissaient l’exiger, et l’empereur avait communiqué ces instructions au duc de Bavière, son beau-frère et son ami, qui avait de son côté de bonnes raisons pour souhaiter la paix. Or le comte d’Avaux et Abel Servien, voyant la tempête que suscitait M. de Trautmannsdorf, s’adressèrent habilement au duc de Bavière, dont les états étaient sérieusement menacés à ce moment par Turenne, et le duc, sans livrer le secret de l’Autriche aux Français, fit remontrer cependant avec vivacité à M. de Trautmannsdorf la responsabilité qu’il encourait par sa résistance. D’après son ordre même, les envoyés de Bavière à Munster déclarèrent aux envoyés impériaux que, si ces derniers tardaient encore à exécuter les instructions de leur souverain, la Bavière allait conclure une paix séparée avec la France, et M. de Trautmannsdorf, voyant sa mission confidentielle éventée, finit par déclarer que l’empereur d’Allemagne consentait à l’abandon de l’Alsace ; mais il ne renonça point complètement à l’objection d’équité personnelle au jeune archiduc d’Insprück, et, soutenu par le nonce du pape, il demanda une indemnité pour le prince. Mazarin se montra très facile sur cette question ; il donna un pouvoir très étendu à nos plénipotentiaires, qui n’épuisèrent pas le crédit qui leur fut ouvert pour ce règlement. Après débat du préjudice causé, que les impériaux évaluaient à 4 millions de rixdales, l’indemnité fut et demeura fixée à 3 millions de livres tournois[7]. L’annonce de cette conclusion combla de joie la cour de France, et la correspondance de l’époque nous en révèle de nombreux témoignages.

D’accord sur le fond, il restait des questions de forme qui avaient beaucoup d’importance. La cession de l’Alsace pouvait être faite de deux manières différentes, ou par voie d’incorporation au territoire français à l’instar des autres provinces du royaume, ou par voie de simple substitution du roi de France à l’empereur ou au landgrave d’Alsace, en laissant subsister le lien d’attache de ce pays avec le corps germanique. La première pensée de la cour de France avait été favorable à ce dernier moyen, et c’était l’avis très prononcé de nos plénipotentiaires à Munster. La présence du roi dans les états de l’empire leur paraissait être un acheminement vers la couronne impériale elle-même.

Cependant après réflexion, la cour de France préféra le parti de l’incorporation. L’idée de l’unité territoriale devait en effet prévaloir, et bien qu’en réalité nos rois eussent rêvé quelquefois d’obtenir la couronne impériale, quoique Mazarin même y songeât pour Louis XIV, la décision du conseil fut contraire à l’opinion du comte d’Avaux et d’Abel Servien. Sur ce point, l’avis de la cour de France fut en parfaite harmonie avec les désirs de l’empereur lui-même, qui résistait à la substitution proposée. Il se souciait médiocrement de rencontrer le roi de France dans une diète germanique ; mais toute difficulté n’était pas résolue par la préférence donnée à la voie d’incorporation. L’Alsace se composait de trois sortes de domaines, celui du landgrave, celui des seigneurs immédiats, celui des villes impériales. L’empereur ne pouvait personnellement transmettre, selon la rigueur du droit, que la suzeraineté impériale, et encore lui fallait-il, disait-on, le concours des états de l’empire. Le propriétaire du landgraviat était un enfant mineur, et ne pouvait aliéner. Les villes impériales devaient-elles être consultées, et l’intervention des seigneurs immédiats était-elle nécessaire ? La complication salutaire des rouages de l’empire donnait de l’importance à ces questions de forme à un moment où l’on rétablissait sur ses pieds la vieille liberté germanique. On considéra que l’empereur, en sa qualité de chef de la maison d’Autriche, pouvait agir et aliéner. C’était pour lui une simple question de responsabilité de famille, et sa garantie de souverain suffisait à la France. On reconnut que la voie d’incorporation ne devait pas avoir pour résultat d’absorber et d’exproprier les villes impériales, ni de dépouiller les seigneurs immédiats de leurs biens patrimoniaux. À l’égard des villes et des seigneurs, le roi de France serait en réalité substitué à l’empereur, et les droits acquis seraient respectés. Sans recourir donc au consentement des seigneurs et des villes, qu’on regarda comme suffisamment constaté par les adhésions données à Osnabrück, l’empereur, agissant au nom de l’empire, parut avoir qualité suffisante pour consommer l’aliénation. Il y avait des exemples de ce genre, et l’on a plus tard procédé de la même manière en des circonstances semblables, notamment à Lunéville. En conséquence, voici l’acte même qui fut signé à Munster. « L’empereur, tant en son nom qu’en celui de la sérénissime maison d’Autriche, comme aussi l’empire, cèdent tous les droits, propriétés, domaines, possessions et juridictions qui jusqu’ici avaient appartenu tant à lui qu’à l’empire et à la maison d’Autriche sur la ville de Brisach, le landgraviat de la haute et basse Alsace, le sundgau, et la préfecture provinciale des dix villes impériales situées en Alsace, savoir Haguenau, etc., et tous les villages, ou autres droits dépendant de ladite préfecture, les transportant tous, en général et en particulier, au roi très chrétien et au royaume de France. Ledit landgraviat de l’une et de l’autre Alsace et sundgau, comme aussi la préfecture des dix villes, tous les vassaux, sujets, hommes, villes, bourgs, châteaux, maisons, forteresses, forêts, rivières, ruisseaux, pâturages, en un mot tous les droits et appartenances, sans réserve aucune, seront incorporés à perpétuité à la couronne de France, de manière qu’aucun empereur d’Allemagne ni aucun prince de la maison d’Autriche y puissent contredire. L’empereur, l’empire et l’archiduc d’Insprück délient les ordres des magistrats, officiers et sujets desdites seigneuries et lieux des sermens qu’ils avaient prêtés à la maison d’Autriche, et les remettent à la sujétion et obéissance du roi et du royaume de France en une juste et pleine souveraineté. »

Tel est notre titre à la possession de l’Alsace. Nous l’avons payée de notre sang, versé pendant dix ans pour le service de l’Allemagne, et de notre argent, et voilà ce qu’il faut penser des violences de Louis XIV, alléguées récemment à la face de l’Europe comme la seule origine de l’acquisition française de l’Alsace ! En fait de bien mal acquis, la Prusse devrait garder un silence prudent. On sait par quel abus de confiance Albert, le grand-maître teutonique, acquit la vieille Prusse. Ses héritiers ont-ils mis plus de façons dans leurs agrandissemens ? Frédéric II a écrit un Anti-Machiavel, mais il faisait sournoisement, quand il en avait besoin, crocheter les archives de Marie-Thérèse pour avoir des copies de ses dépêches. Il restitua le champ du meunier de Sans-souci, mais il prit la Silésie à la fille de Charles VI, qui l’avait garanti de la sauvage colère de son père Frédéric-Guillaume de redoutable mémoire ; il jouait mélancoliquement de la flûte, et il prit sa bonne part de la spoliation de la Pologne. Et les duchés, et Francfort, et le Hanovre ! Tous ces accroissemens de territoire sont d’hier ; c’est à eux et non pas aux nôtres que s’applique le droit de la violence ; ils n’ont point de paix sacrée de Munster pour les légitimer. Un seul propriétaire pouvait gémir de notre acquisition de l’Alsace, c’était l’archiduc d’Insprück ; mais le chef de sa maison avait agi pour lui, et l’indemnité qu’il reçut lui ferma la bouche. Le traité de Munster a été plus tard complété, expliqué, confirmé, par le traité de Nimègue et par le traité de Riswick. La ville impériale et libre de Strasbourg a eu son acte de capitulation particulière en 1685, et il a été respecté. Les Prussiens prétendent imposer aujourd’hui à la France un nouveau traité de Brétigny. Eh bien ! qu’ils se souviennent qu’à ce traité honteux, arraché par la violence, la France a répondu par la guerre de cent ans. Vous rêvez la reconstruction de l’empire de Charlemagne ; c’est là le progrès qu’au XIXe siècle vous offrez à la civilisation européenne ! Un autre génie que le vôtre a succombé à cette tâche au commencement de ce siècle, et ce n’est point en ressuscitant les haines détestables de peuple à peuple que vous accomplirez ce dessein insensé. Vous n’êtes pas, quoi que vous disiez, les successeurs de cette bonne et sage Allemagne qui fut rétablie en sa liberté par le traité de Westphalie ; vous êtes les continuateurs des grandes invasions du Ve siècle ; vous nous revenez plus polis, mais avec les mêmes instincts de haine et de destruction que vos aïeux envers les races de l’Occident.

L’Allemagne qui se révèle à nous n’est plus l’Allemagne que nous avons connue et aimée. Un de vos principaux chefs prend dans les actes publics la qualité de prince des Vandales, qui figure parmi ses titres héraldiques[8]. Je lis dans un almanach de la noblesse allemande que M. de Bismarck descend d’un ancien chef des tribus slaves qui ont peuplé son pays natal. En 1862, après quelques mois seulement de légation prussienne à Paris, il a reçu la grand’croix de la légion d’honneur. On sait les bons conseils d’invasion qu’il nous donnait alors, et les promesses dont il flattait un gouvernement trop crédule !… Votre grand chef de guerre, M. de Moltke, est aussi d’origine wende. Quant aux Prussiens de race, ils n’étaient pas encore civilisés au XIIIe siècle ; c’est le célèbre grand-maître Hermann de Salza qui les a soumis de force à la loi chrétienne[9]. Or les peuples tiennent toujours de leur origine et des maîtres qui les ont gouvernés. Nous avons gardé quelque chose de la mobilité celtique malgré notre croisement avec tant de races diverses ; nous avons gardé du Philippe-Auguste, du Philippe le Bel, du François Ier et du Louis XIV. Vous avez gardé à travers votre discipline un fonds de barbarie, récente encore dans votre histoire, un fonds de Genseric, d’Odoacre, d’Albert de Brandebourg et de Frédéric II ; mais vainement vous vous êtes étudiés avec une sombre application au perfectionnement des moyens destructeurs de la guerre. Votre perfide habileté échouera contre notre patriotisme ; la France a eu raison de toutes les invasions. Dieu aidant, elle aura raison de la vôtre.

Ch. Giraud, de l’Institut.
  1. Voyez le conteur anonyme de la chronique de Girard de Frachet, dans le recueil de D. Bouquet, XXI, p. 6-70, et Guillaume de Nangis, sur l’an 1299.
  2. Voyez la Revue du 15 novembre.
  3. Voyez Pfeffel, sur l’an 1617.
  4. Voyez l’Histoire d’Alsace, de Laguille, 1727, 2 vol. in-fol.
  5. Voyez le recueil de Dumont, VI, p. 44, 46 et 48.
  6. Voyez le recueil de Dumont, VI, p. 74, 78, 79, 88 et suiv.
  7. Ils ont été payés, et les acquits en sont encore aujourd’hui dans nos archives publiques. Les rédacteurs de l’Art de vérifier les dates les ont vus et compulsés au Louvre en 1767. (Voyez t. III, p. 88.)
  8. Voyez l’Art de vérifier les dates, t. III, p. 485, et l’Atlas généalog. de Hopf.
  9. Ibid., t. III, p. 538.