La Révolution d’Espagne (1868) - Prim, Napoléon III, Bismarck
Quand j’ai connu la reine Isabelle, elle était vieille, pesante, difforme, mais sur son visage allumé il y avait encore quelque vestige de majesté, même de charme, et l’on comprenait qu’autrefois elle eût pu imposer et plaire. De très bonne heure elle s’était abandonnée à deux frénésies qui alternaient : la frénésie érotique et la frénésie cléricale. Elle allait successivement de l’alcôve au confessionnal, de l’amant au confesseur, du péché à l’absolution, sans se lasser ni sacrifier l’un à l’autre. Ces allées et venues coûtaient cher à l’État : les favoris régnans obtenaient pour eux et pour leurs amis des grâces et des privilèges dont l’excès mécontentait la Cour et l’armée ; les confesseurs inspiraient une politique rétrograde dont les libéraux s’indignaient, et peu à peu, à l’adoration qui avait entouré l’innocente Isabelle, avait succédé une hostilité croissante contre la Heine galante et dévote. Visiblement le trône penchait vers l’abîme.
Il y fût tombé depuis longtemps s’il avait été assailli par un parti unique, compact, sachant ce qu’il voulait et ayant un régime tout prêt à installer le lendemain de la Révolution. Or, on en était là. Seul le parti républicain, représenté par des hommes de la valeur de Rivero, Orense, Figuerola, Castelar, savait ce qu’il voulait et ne le déguisait pas. Renverser les obstacles traditionnels opposés au progrès et à la liberté par toute monarchie, créer une république était le but de leur opposition, constitutionnelle tout juste assez pour n’être pas mise hors la loi. Malgré son activité et son éclat, ce parti était peu nombreux et il était combattu par deux autres factions également opposées au cléricalisme et aux scandales du gouvernement d’Isabelle, mais l’une et l’autre monarchiques : le parti de l’Union libérale et le parti progressiste. Le premier n’était guère plus nombreux que les républicains ; il comptait quelques hommes d’État considérables tels que Rios, mais il était surtout puissant par les généraux O’Donnell, Serrano, Dulce et, par eux, il avait une action considérable dans l’armée. Le parti progressiste, beaucoup plus nombreux, avait pour chef honorifique Espartero ; son libéralisme dépassait si fort celui de l’Union libérale que, par bien des points, il eût pu se confondre avec les démocrates, s’il n’en avait été séparé par son attachement au principe monarchique et à la dynastie. Grâce à cette mésintelligence des partis, d’accord seulement pour critiquer et non pour s’entendre dans une action concertée, Isabelle, peu respectée, sans aucun appui sérieux dans le pays, continuait à maintenir son mauvais gouvernement.
Il en fut ainsi jusqu’au jour où intervint dans l’action un personnage qui précipita les événemens vers les solutions décisives : le maréchal Prim. Chez ce personnage, les formes chevaleresques n’étaient qu’un raffinement de l’intrigue[1]. Il se complaisait aux attitudes de statue équestre ; il était de bronze en effet, toutefois d’un bronze toujours en fusion, prêt à se couler dans tous les moules. Ignare, cupide, vénal, audacieux, mais intelligent, habile à juger une situation et à se l’assimiler, ayant le don d’entraîner et de se créer des partisans enthousiastes. Le succès avait développé à la fois les ressources de son esprit et les facilités de sa conscience. « Les partis ne sont rien pour lui, il les dissout ; les engagemens ne l’ont jamais incommodé, il les oublie[2], » disait Castelar. Il avait combattu à peu près tous les pouvoirs. La Reine l’avait gracié en 1845 de sa condamnation à six ans de réclusion ; elle l’avait encore défendu à son retour du Mexique. Lorsqu’il demanda à Serrano, gouverneur militaire de Cuba, et à Del Mazo, gouverneur civil de la Havane, de lui envoyer des navires pour rapatrier les troupes espagnoles, ceux-ci refusèrent d’abandonner ainsi les soldats français ; mais Del Mazo, s’étant rendu à Madrid, afin de justifier ce refus, apprit avec étonnement que Serrano n’y avait pas persisté et que Prim regagnait l’Espagne. Les ministres, très mécontens de son retour, voulaient proposer des mesures contre lui. La Reine s’y opposa : « Si on ne lui avait pas fourni les navires, dit-elle, c’est à la nage qu’il aurait dû partir. » Prim fut donc reçu à merveille[3]. La Reine comptait sur son dévouement. Elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’était dévoué qu’à lui-même. Convaincu que Dieu l’avait créé pour gouverner l’Espagne, peu lui importaient les moyens : constitutionnellement, si Isabelle se rangeait sous sa direction, révolutionnairement si elle le repoussait, avec les progressistes s’ils l’acceptaient pour chef, sans eux s’ils se refusaient à le suivre. La force qu’il recherchait c’était la popularité dans le peuple et dans l’armée ; toutefois, comme il entendait se servir surtout de l’armée, il n’allait pas, dans le jargon populaire, jusqu’à ce qui pouvait l’indisposer : il prononçait à pleine bouche, les mots de liberté, progrès, souveraineté nationale ; mais il ne parlait pas de la république parce que cela lui eût aliéné les généraux peu républicains. Il inaugura son action modestement au Sénat en se contentant de réclamer des élections libres, persuadé qu’elles lui assureraient le pouvoir. Isabelle et son ministre Arazola acceptèrent ce programme, mais la camarilla, le roi et le confesseur l’en détournèrent. Elle renvoya Arazola et le remplaça par Mon, hostile aux désirs de Prim. Celui-ci se fâcha : « Puisque vous ne voulez pas d’élections libres, nous allons vous enlever les électeurs, et ceux de nous qui sont députés ou sénateurs ne paraîtront plus dans vos assemblées ; ils assisteront en spectateurs narquois au développement des fautes sous lesquelles vous succomberez. » C’est ce qu’on a appelé le retraimiento. Ce n’était pas encore la révolution, puisque le but avoué de cette pratique était d’amener la royauté à capituler, et non de la renverser.
Loin de capituler, la royauté sévit ; les journaux furent frappés ; des généraux, parmi lesquels se trouvait Prim, furent exilés de Madrid. Les progressistes, tout en continuant de protester de leur sentiment dynastique, accentuèrent leur action et organisèrent des pronunciamientos, c’est-à-dire, des révoltes dans l’armée. Isabelle, à la fois effrayée par les menaces et rassurée par les déclarations de loyalisme, chargea le maréchal Narvaez, un de ses plus fidèles serviteurs, de tenter un rapprochement. Les délits de presse furent amnistiés, les officiers, relégués ou exilés, obtinrent la faculté de revenir à Madrid.
La tentative fut vaine, car on n’offrait pas aux progressistes la seule réforme véritablement poursuivie par eux : l’acquisition du pouvoir. Narvaez ne voulait pas se montrer réformateur à ce point. Il se retourna, revint à la politique de son tempérament, prépara un projet de loi draconien contre la presse et destitua Castelar, professeur de l’Université de Madrid, coupable d’avoir blâmé la prétention de la Reine de se réserver un quart du produit de la vente des biens de la Couronne. Les étudians protestent avec des huées ; la foule se joint à eux ; la troupe tire sans sommations et étend sur le carreau dix tués, soixante-dix blessés (10 avril 1865). Prim s’élève, au Sénat, contre ce carnage, puis se rend à Valence déguisé en matelot tenter un pronunciamiento ; il n’y réussit pas et cette fois, déguisé en marchand de bœufs, il va recommencer à Pampelune. Il n’est pas plus heureux. Alors il se réfugie à Paris.
C’était le cas de récompenser Narvaez du succès qu’il venait d’obtenir contre les adversaires de la royauté. Mais les rois ont une logique spéciale. On l’écarte parce qu’on le juge compromettant, et on appelle le chef de l’Union libérale, le maréchal O’Donnell, qu’on suppose devoir radoucir et ramener l’auteur déconfit des pronunciamientos. En effet, ce ministre paraît d’abord disposé à accorder des élections libres. Prim revient de France, visite O’Donnell, mais peu satisfait de ses assurances vagues, il renoue aussitôt ses trames dans l’armée. Le bruit s’étant répandu que Napoléon III reviendrait de son voyage d’Algérie par l’Espagne, il lui fait dire qu’il s’exposait à tomber au milieu des complications les plus graves. En effet, dans la nuit du 2 au 3 janvier 1866, à Madrid, le pronunciamiento était recommencé et cette fois encore déjoué. Prim, rejoint par deux régimens de hussards, et vivement pourchassé, fut obligé de se réfugier en Portugal, d’où il regagna de nouveau la France. Je le vis à ce moment chez le prince Napoléon ; son échec ne l’avait nullement découragé, il ne doutait pas du succès final de la révolution. Le 22 juin, deux régimens d’artillerie de Madrid, ayant à leur tête le général Piérar, recommençaient une révolte. O’Donnell, secondé par Serrano et Concha, généraux unionistes, marche sur eux, les écrase avant la fin de la journée[4]. Du 22 juin au 6 juillet, il ordonna soixante-dix exécutions. Prim, qui attendait le succès à Hendaye, s’enfuit encore à Paris d’où, expulsé, il gagne la Belgique, et, chassé encore, Londres.
Alors s’opéra une dernière transformation du parti progressiste. Du retraimiento, il avait été au pronunciamiento contre les ministres ; il en vint au pronunciamiento contre la Reine et la dynastie. Cette dernière évolution fut déterminée par Olozaga. Depuis le jour où il était tombé du pouvoir sur l’accusation de la Reine d’avoir employé la violence pour lui faire signer un décret, il lui avait voué une haine sans merci, hostilité redoutable, car Olozaga était de toutes façons un homme de premier ordre. Dans sa personne ample et robuste, dans son visage majestueux, apparaissait d’abord la force. En y regardant de près, on découvrait une finesse pénétrante, au moins égale, et ce double caractère se retrouvait dans son éloquence très vibrante et très habile. Ce n’était pas la rhétorique poétique de Castelar, qui enchantait et ne laissait rien après elle, c’était une éloquence pratique, d’un effet irrésistible, qui amenait la conviction et déterminait des actes. D’une vaste instruction, jurisconsulte versé dans toutes les parties de l’art politique, il savait conduire et manier un parti, tirer profit des circonstances, préférant agir par persuasion, mais toujours prêt aussi à s’imposer par un acte d’autorité. C’était une puissance.
Qui aurait pu prévoir que dans révolution qui faisait des progressistes un parti purement révolutionnaire, ils allaient immédiatement gagner pour allié cet O’Donnell qui venait de les fusiller ? Il fallut, pour leur amener ce concours inattendu, une des plus incroyables inconséquences de la Reine pendant cette crise où tout fut inconséquent. Au lieu de s’attacher au ministre qui venait de se compromettre si gravement pour elle, elle le congédia comme elle avait congédié Narvaez : elle lui reprochait d’avoir trop prolongé les exécutions qu’il eût dû faire toutes en un seul jour, et elle rendait ses doctrines libérales responsables des soulèvemens progressistes. O’Donnell, outré de l’ingratitude, se retire à Rayonne ; Serrano le suit et, le lendemain même du jour où la scission entre unionistes et progressistes semblait irrévocable, ils mettent en commun leurs ressenti mens. Les unionistes adoptent à leur tour le programme révolutionnaire ; désormais la dynastie va être battue en brèche à la fois par les républicains, les unionistes, les progressistes, dont la division l’avait seule sauvegardée jusque-là. La mort d’O’Donnell (5 novembre 1867), retenu encore par certains scrupules, et contre qui Prim avait des griefs personnels, resserra le rapprochement. Pour rendre l’accord complet, les conjurés auraient dû s’entendre sur le gouvernement qu’ils substitueraient à Isabelle détrônée. Mais cette entente ne put se faire, les démocrates ne démordant point de leur république, à laquelle unionistes et progressistes ne consentaient pas. Ceux-ci voulaient un Roi. Mais lequel ? — « Il y en a un tout prêt, disaient les unionistes ; c’est le Duc de Montpensier, mari de l’infante : ce prince est libéral et en disgrâce à la Cour, parce qu’il condamne la politique rétrograde. Il sera un roi constitutionnel tel que l’Espagne le réclame. » — Que le prince fût disposé à rendre ce service à son pays d’adoption, il n’en fallait pas douter. Il faisait plus que l’accepter, il le sollicitait. En Espagne même, il trouvait dans sa famille le souvenir d’une velléité de ce genre. Le Duc d’Orléans, depuis régent, envoyé par Louis XIV au secours de son petit-fils Philippe V, ne s’était-il pas offert à prendre sa place ? Lui-même confessa à son ami Saint-Simon a que plusieurs gens considérables, grands d’Espagne et autres, lui avaient persuadé qu’il n’était pas possible que le Roi s’y pût soutenir ? et de là lui avaient proposé de hâter sa chute et de se mettre en sa place ; qu’il avait rejeté cette proposition avec l’indignation qu’elle méritait, mais qu’il était vrai qu’il s’était laisser allé à celle de s’y laisser porter si Philippe V tombait de lui-même sans aucune espérance de retour, parce qu’en ce cas il ne lui ferait aucun tort et ferait un bien au Roi et à la France de conserver l’Espagne dans sa maison, qui ne lui serait pas moins avantageux qu’à lui-même[5]. » Fixé en Espagne par son mariage avec l’infante Luisa, Montpensier renouvelait la tradition de son aïeul. Dès 1862, il faisait proposer son appui aux progressistes. Ceux-ci, ne croyant pas encore venue l’heure des soulèvemens, ne l’acceptèrent point[6]. Plus tard, lorsqu’ils se jetèrent dans les levées d’armes, le Duc dépêcha un de ses amis auprès de Prim et renouvela ses offres de concours ; mais son messager ne réussit pas à inspirer confiance et l’on ne s’entendit pas[7]. N’ayant pu capter les chefs, il s’adressa aux soldats, et s’il est établi que ni Olozaga, ni Prim, ni Aguirre, ni Sagasta, ni Rios, ni Ruiz Zorilla ne reçurent un seul de ses réaux, il n’est pas moins certain qu’il répandit de l’argent parmi d’obscurs émigrés et qu’il employa des sommes assez considérables à acheter le concours des journaux étrangers et espagnols. Il avait été mieux accueilli par les unionistes : ils avaient hésité à lier partie avec lui tant que vécut O’Donnell, qui eût préféré le fils d’Isabelle, Alphonse, avec une régence ; O’Donnell disparu, leurs chefs le maréchal Serrano et l’amiral Topete firent du Duc de Montpensier leur candidat à la royauté révolutionnaire.
Ils essayèrent de gagner Prim. Ils lui firent représenter que s’il se joignait à eux, la révolution serait consommée en un jour au cri de : « A bas Isabelle ! » immédiatement suivi de : « Vive le roi Philippe ! » Et cette révolution espagnole n’eût été que le recommencement de celle de 1688 en Angleterre, par Guillaume d’Orange contre son beau-père, et de celle de 1830 en France par Louis-Philippe contre son neveu. Si la seconde avait mal fini, la première avait réussi ; peut-être en serait-il de même en Espagne. Prim ne consentit pas encore à promettre son concours : il voulait garder sa liberté et demeurer maître de profiter de l’imprévu des événemens. Qui sait si, sous un titre quelconque, lui-même ne serait pas le sauveur que l’Espagne attendait ? Cependant, si les unionistes avaient besoin de son concours, il ne pouvait pas se passer du leur ; d’autre part il ne pouvait pas non plus s’aliéner les républicains, en prenant parti ouvertement pour un candidat monarchiste quelconque. Il se tira d’embarras vis-à-vis des uns et des autres par une équivoque emphatique et il leur dit : « Ne préjugeons rien, laissons la question ouverte ; ne nous occupons que de démolir. Le peuple nous départagera ensuite. » Et chacun, préférant l’équivoque à l’abandon de ses prétentions, le programme adopté par les trois partis coalisés fut : « A bas les Bourbons 1 Souveraineté nationale ! Cortès constituantes. »
La Reine, épouvantée, se rejeta vers Narvaez. Ce ministre entre à pleins bords dans la réaction cléricale absolutiste. Il légifère par décrets : défense à la presse de commenter les actes du gouvernement ; remise au clergé de l’Instruction publique ; nomination, sous une pression énergique, d’une Chambre servile dans laquelle il n’y avait que trois députés d’opposition dont Canovas. Maître absolu du gouvernement, il exerce à la Cour, dans l’armée, aux Cortès, une autorité sans rivale, brise tous les obstacles, comprime toutes les tentatives de révolte et prouve, par son succès, qu’il n’y a de perdus que les gouvernemens qui ne savent ni tout à fait concéder, ni tout à fait réprimer. En vain, Prim, infatigable en son espérance, fait appel aux révolutionnaires cosmopolites, noue des trames en Italie avec les Garibaldiens, et, sous la tolérance tacite de la police italienne, organise à Pistoia un comité de recrutement. La main de fer de Narvaez rend ses efforts inutiles ; Prim est vaincu. Mais la Destinée vient à son aide. Le 23 avril 1868, Narvaez meurt d’une pneumonie, à soixante-dix ans, dans toute la vigueur de sa volonté et de son intelligence. Sa dernière parole fut : Esto se acabo. (Tout est fini.) On raconta que son confesseur lui ayant dit : « Pardonnez-vous à vos ennemis ? » il répondit : « Je n’en ai plus, mon Père. — Comment ? — Oui, je les ai fait tous fusiller. »
Son successeur fut Gonzalès Bravo. L’homme avait de la valeur, un grand courage, un remarquable talent d’orateur, de la clairvoyance. Il ne se faisait aucune illusion sur les fautes de la royauté, mais il se rendait compte aussi de ses périls et jugeait qu’aucune amélioration n’était possible en l’état actuel tant que le respect de l’ordre légal ne serait pas rétabli et que le salut matériel de la dynastie ne serait pas assuré. C’est la tâche à laquelle il se consacra. Par malheur, pour lutter contre des pronunciamientos militaires, il eût fallu être un soldat et il ne sut pas se faire pardonner de ne l’être pas : il indispose l’armée en créant deux places de capitaine-général en remplacement de celle laissée vacante par la mort de Narvaez, au profit du marquis de Novalisches (Pavia) et du marquis de la Habaña (Concha), et il exaspère la marine en incitant à sa tête un civil, Martin Belda, odieux aux officiers de la flotte. La conséquence de ces mesures fut de faire passer dix-huit officiers généraux à la révolution. A la Cour même, le Cabinet ne trouvait qu’un appui précaire. La Reine lui avait imposé, au ministère des Colonies, son amant Marfori, que son incapacité n’avait pas permis d’y maintenir et qu’elle avait alors nommé Intendant de la Liste civile, se débarrassant ainsi du même coup d’un censeur importun, le comte Puñon Rostro. La situation n’était pas meilleure aux Cortès ; l’animosité régnait là où l’action de Narvaez avait établi l’accord et le nouveau ministre fut obligé de les suspendre.
Il fut amené à des décisions plus graves. Le général Serrano étant revenu à Madrid un peu malgré lui avec sa femme malade, désireuse d’être soignée par son médecin ordinaire, les généraux unionistes le décidèrent à organiser un pronunciamiento plus sérieux que tous les précédens : Dulce partirait clandestinement de la capitale à la tête de deux escadrons de cavalerie ; Serrano, avec quelques compagnies d’infanterie, irait à la Granja pendant la nuit, surprendre la Reine dans son sommeil, lui arracher une abdication, proclamer un gouvernement provisoire et convoquer des Cortès constituantes. En même temps, des troupes appartenant à la garnison de Grenade se seraient prononcées, des guérillas se seraient formés en Catalogne, le tout organisé avec le concours actif et même pécuniaire de Montpensier. Le gouvernement fut informé par des rapports de police, c’est-à-dire par des preuves qui n’étaient pas de celles qu’on peut produire en justice. Un premier parti était de laisser le complot arriver à un commencement d’exécution, et de le réprimer avec une vigueur qui eût rendu à l’autorité royale son prestige et rétabli l’ordre pour longtemps. D’autres pensèrent qu’il suffirait d’écarter de Madrid, par un ordre ministériel, les officiers suspects. Gonzalès Bravo aima mieux prévenir que réprimer.
Dans la nuit du 7 juillet, Serrano, Vialvarestes, Dulce, Zavalla, Bedoya et Cordoba sont arrêtés et envoyés, aux Canaries. « Le gouvernement, dit le Journal Officiel, ne veut pas faire couler le sang ; il espère que ces mesures énergiques suffiront à faire avorter l’insurrection. » Montpensier fut frappé à son tour par un décret d’exil : la Reine disait avoir confiance en sa loyauté et en sa fidélité, mais « des agitateurs abusent de son nom et, pour éviter qu’il soit compromis, je l’invite à sortir d’Espagne pour n’y revenir que lorsqu’il le pourra sans être une cause de difficultés pour le gouvernement. » Les généraux traversent les rues et les places de Madrid sans que le peuple essaie de les délivrer. A la course de taureaux à laquelle Gonzalès Bravo assistait le lendemain avec plusieurs collègues aucune manifestation. Une revue des troupes de la garnison est passée au Prado au milieu d’une parfaite tranquillité, et, le 17 juillet, le Duc et la Duchesse de Montpensier s’embarquent à Cadix devant la même indifférence apparente.
La Reine invita Mercier, notre ambassadeur, à se rendre à la Granja et le reçut en présence du Roi. « Je désire, lui dit-elle, que vous puissiez vous rendre exactement compte de ce qui se passe et en instruire votre gouvernement, et surtout que vous vous chargiez de remercier particulièrement l’Empereur pour tout ce qu’il fait pour nous. Dites-lui combien nous y sommes sensibles. Nous savons que nous ne pouvons rien, faire pour lui en ce moment, mais si jamais l’occasion se présente nous saurons lui prouver que nous sommes reconnaissans. Et que pensez-vous, ajouta-t-elle, du Duc de Montpensier ? — A en juger parce qu’on raconte, sa conduite serait tellement coupable et tellement bête, qu’il m’est bien difficile d’y croire. — C’est vrai, répondit la Reine, et cependant nous ne pouvons en douter. Comment se fait-il que ma sœur ne m’ait pas encore écrit un seul mot, et comment, depuis qu’il sait tout ce qui se dit, Montpensier n’a-t-il rien fait pour le contredire ? — Bravo, dit alors le Roi, a été très habile en le mettant dans la nécessité ou de protester, ou de se compromettre. Avant tout il faut que les situations soient claires. Nous ne voulons faire que ce qui est nécessaire pour notre sécurité et laisser la porte ouverte à tous les repentirs. Nous sommes d’ailleurs persuadés que plusieurs généraux n’ont agi que par entraînement, et que d’autres sont moins engagés qu’on ne le suppose. Si le Duc de Montpensier est aussi dans ce cas, rien ne lui est plus facile que de nous en convaincre ; nous serions très heureux de le reconnaître. » La Reine retint à dîner Mercier. Elle ne se montrait pas aussi attristée qu’on l’eût cru ; elle paraissait au contraire avoir l’esprit parfaitement libre et même enjoué, gracieuse pour tout le monde, et en particulier pour Gonzalès Bravo. Persuadée qu’elle n’avait plus rien à craindre, elle partit pour Lequietio, près Saint-Sébastien.
Le Duc de Montpensier avait été autorisé à choisir le lieu de son exil. Arrivé devant Lisbonne, il demanda au gouvernement portugais l’autorisation de descendre à terre. Les Portugais répondirent qu’il n’y avait aucune raison de lui refuser l’hospitalité, et les Espagnols ne firent aucune observation. A peine débarqué, il lança une protestation insolente qui contenait des accusations et non des explications comme les attendait Isabelle. Elle se terminait ainsi : « La mesure dictée par le gouvernement de Votre Majesté est une violation flagrante des lois fondamentales de l’État, aussi bien que des principes les plus immuables de justice, contre laquelle nous protestons énergiquement sans invoquer ni distinction de rang, ni lien de parenté… Nous venons seulement au nom de nos droits d’Espagnol en appeler, devant Votre Majesté, de l’acte de violence qui nous éloigne de notre chère Espagne ; en lui adressant ces protestations, nous espérons que la réparation sera aussi publique et aussi solennelle que l’injure » (3 août 1868).
L’amiral Topete, aidé par le général Izquierdo, qu’on avait oublié comme lui dans le coup de filet du 7 juillet, recommence aussitôt à préparer la révolution, il ne cherche pas à agir à Madrid, dont le gouvernement paraît être le maître : c’est aux extrémités du pays, par l’escadre, qu’on engagera l’action. Topete détache un bateau à vapeur de son escadre vers les Canaries, pour ramener les généraux relégués qui, dès leur arrivée, prendront la tête du mouvement (8 septembre). Mais Prim ne veut pas être devancé : la révolution portera son nom et sera son œuvre. Il avait obtenu, à grand’peine de l’Empereur, par l’intermédiaire de La Valette, d’aller à Vichy soigner une grave maladie de foie. Il y arrivait à peine, qu’informé de ce que va faire Topete, il interrompt sa cure et part pour Londres. A la gare, il rencontra, dit-on, La Valette, « Comment ! dit celui-ci, vous quittez Vichy, dont les eaux vous étaient si nécessaires, après quatre jours de cure ! Cela ne peut signifier que ceci : la révolution va éclater. Soit ! qu’elle éclate ! L’Empereur ne s’y oppose pas ; il exige seulement qu’on ne proclame pas roi le Duc de Montpensier[8]. » Grâce à la complicité d’un agent chargé de le surveiller, Prim échappe, à Londres, aux investigations de la police ; il refuse de s’embarquer sur un navire frété par Montpensier, prend passage, déguisé en domestique, sur un paquebot de la Malle des Indes, débarque à Gibraltar (17 septembre), gagne le vaisseau amiral Saragozza. Topete, désappointé de le voir, ne veut pas agir avant le retour des généraux relégués. Prim, au contraire, veut marcher sur l’heure : sans cela, il ne serait plus le premier. Après une nuit de discussion, il triomphe de la résistance de l’amiral, et, le 18 au matin, toute l’escadre s’avance majestueusement jusqu’au port de Cadix et se place en ordre de bataille à une certaine distance. Topete harangue les troupes ; Prim décrète l’insurrection, en prend le commandement, est reconnu par les officiers, et vingt et un coups de canon annoncent que doña Isabella a cessé d’être reine d’Espagne.
Le lendemain, Cadix était soulevé. Vers la nuit, les généraux, revenus des Canaries, débarquent et Serrano prend la tête du mouvement ; Prim passe au second rang comme il l’avait prévu. Serrano était un bon soldat, un politique avisé, ayant la connaissance des hommes et une pénétration éprouvée à discerner les bonnes chances et à les seconder avec un esprit de finesse et de combinaison. On était disposé à se mettre là où on le voyait aller, parce qu’on considérait qu’il était un présage de succès. Habituellement d’une placidité un peu indolente, il en sortait parfois sous l’empire d’une première impression par des vivacités intempérantes, dont il revenait vite. Il avait joui des faveurs d’Isabelle qui l’appelait son bonito[9], et il ne l’oublia jamais tout à fait, même lorsqu’il lui fut devenu très hostile. « Je la méprise et je l’aime, disait-il. (La deprecio e pero la quiero.) » Elle, de son côté, ne devait pas lui garder une inexorable rancune. L’ayant reçu beaucoup plus tard dans son palais de Castille, son premier mot de bienvenue fut : « Qu’as-tu fait depuis que je ne t’ai vu ? moi, je me suis bien amusée. » C’était aussi pour nous un ami. Il se montrait reconnaissant à Napoléon III de l’accueil qu’il en avait constamment reçu à Biarritz et à Paris, et il considérait la France comme l’alliée nécessaire de l’Espagne, parce que c’est avec elle seule que celle-ci pourrait réaliser les buts de son ambition légitime.
Le pronunciamiento de Cadix s’étendit à toute l’Espagne. Séville se prononça avec sa garnison, puis Cordoue. Serrano, à la tête des troupes, se dirige sur Madrid, Prim s’embarque pour longer les côtes et y allumer la révolte.
Ces nouvelles ne troublent pas d’abord Gonzalès Bravo, à Lequietio, auprès de la Reine, a La lutte mesquine et policière, me déplaît, disait-il, je préfère la grande lutte, jouer résolument du poignard et me battre jusqu’à la mort. » Mais cette belle assurance ne se soutint pas. Il sentit, malgré son courage, qu’il ne pouvait retenir l’armée dans sa main, et qu’il fallait un général pour résister à des généraux. Il demande à être relevé de ses fonctions et conseille de s’adresser à Manuel Coucha (marquis de la Habana) et à son frère Pepe. La Reine l’écoute et appelle le marquis de la Habana, qui a grand’peine à former un ministère. Il y parvient cependant et rassemble une armée de fidèles dont il donne le commandement à Pavia (marquis de Novalische). Sa confiance en cette armée et en son chef ne tarda pas à être déçue. Le 29 septembre au soir il reçoit ce télégramme : « Nos troupes, après vieux attaques pour emporter le pont d’Alcolea, ont été obligées de se replier au moyen d’une retraite par échelons, occupant le soir, après une lutte acharnée de cinq heures, les positions qu’elles avaient quittées le matin. Le général en chef (sérieusement blessé) a remis le commandement au général Paredes. » Coucha transmet aussitôt ces nouvelles à la Reine et l’appelle à Madrid, puis il réunit un conseil de généraux. On y juge la situation désespérée et on décide que Pepe Concha doit immédiatement se rendre auprès de la Reine et lui remettre ses pouvoirs, tandis que le maréchal Manuel Concha maintiendra l’ordre à Madrid jusqu’à ce qu’il puisse passer le commandement « aux généraux libérateurs. » Mais vers dix heures, le même jour, le mouvement éclate à Madrid avec une telle violence qu’il n’y a plus à songer à le gouverner. Une junte révolutionnaire se présente à Manuel Concha et en obtient de remettre ses troupes au général Ros de Olano. Des armes prises dans les magasins de l’État ou dans les casernes sont distribuées à la foule.
Cependant la Reine allait quitter Saint-Sébastien pour se rendre à Madrid, lorsqu’en montant en wagon, le sifflet du départ ayant déjà retenti, on lui remit deux dépêches. Elle les lut, couvrit sa figure de ses mains, sortit du wagon, et rentra dans son palais. Le lendemain, le visage ruisselant de pleurs, elle descendait lentement l’escalier, s’arrêtant pour embrasser et être embrassée, au milieu de l’émotion des soldats, du silence respectueux de la multitude, et elle augmentait la liste des rois qui prennent la route de l’exil sans s’être défendus. « Je croyais, dit-elle, avoir de plus fortes racines dans ce pays. » (30 septembre.)
Aucune voix ne s’éleva pour la défendre : la grande majorité assistait à cette chute comme à un spectacle ; les hommes de parti remplissaient ce silence de leurs clameurs triomphantes. A Rome même, on ne témoigna aucun regret de la chute du trône ultra-catholique et on se déclara disposé à reconnaître « tout gouvernement constitué qui ne mettrait pas en péril les intérêts spirituels de l’Église. » Isabelle avait attendu mieux du Saint-Siège ; elle se montra déçue et se plaignit des ménagemens gardés avec la Révolution et du maintien du Nonce à Madrid.
L’armée vaincue à Alcolea se rendit à discrétion et s’encadra dans les rangs victorieux. Serrano, entré modestement à Madrid suivi de son état-major, de quelques gendarmes et d’un peloton de marins, fut reçu avec enthousiasme (3 octobre). Sans même descendre de cheval, il alla saluer la Junte. Prim, quelques jours après (7 octobre), le rejoignit. Son entrée se fit à grand fracas au milieu d’une véritable frénésie, sous une pluie de fleurs : quoiqu’en apparence au second rang, il restait, pour le peuple, au premier, comme l’incarnation de la Révolution. Les deux victorieux s’embrassèrent sur le balcon du ministère de l’Intérieur, et Prim, faisant un discours, s’écria à plusieurs reprises : A basso los Borbones ! Serrano fut nommé par la Junte généralissime ; Prim, capitaine-général, eut le portefeuille de la guerre ; Topete, la Marine ; Sagasta, l’Intérieur ; Lorenzana, les Affaires étrangères ; Figuerola, les Finances ; Zorilla, le Fomento, c’est-à-dire l’Instruction et les Travaux publics ; Ajala, les Colonies. Les progressistes dominaient ; les républicains n’avaient rien.
Les nouveaux ministres commencèrent par recevoir le premier châtiment des faiseurs de révolutions : celui d’être débordés par les appétits qu’ils ont déchaînés, et de se condamner eux-mêmes en désavouant les idées qu’ils ont professées, en réprimant les des ordres dont ils ont donné l’exemple, et qui, ne leur profitant plus, leur paraissent coupables. Tout alla bien tant qu’on ne s’occupa qu’à la curée, et on y procéda largement : officiers, soldats, depuis le caporal jusqu’au lieutenant-colonel, reçurent le grade supérieur ; le temps de service fut réduit à deux ans ; un emprunt de cent millions de piastres fut émis ; les biens des collèges, congrégations et autres établissemens religieux abolis, furent attribués à l’État ; on respecta seulement les Sœurs de Charité de Saint-Vincent-de-Paul et de Sainte-Isabelle, les Frères de la Doctrine chrétienne, qui se consacrent à l’enseignement et à la bienfaisance. Mais le peuple trouvait tout cela insuffisant : des juntes révolutionnaires s’établirent sur tout le territoire, détruisirent les impôts, les douanes, créèrent des dépenses nouvelles en abolissant les ressources ; la multitude se livra à des violences sur les choses et les personnes ; elle assomma à la Puerta del Sol le secrétaire de Gonzalès Bravo ; et le clergé, ayant refusé son concours à une cérémonie funèbre commémorative de sergens fusillés en 1866, des hommes armés envahirent la Nonciature et accablèrent d’injures et de menaces le Nonce, Mgr Franchi. Prim essaie courageusement d’arrêter ces excès. Il court à la Puerta del Sol, traite les assassins du pauvre secrétaire de canailles, de morceaux de bêtes indignes de la liberté, et dit que si pareille chose se renouvelait, Serrano, Topete et lui partiraient, les laissant se débrouiller. Il obtient de la junte de Madrid qu’elle se déclare dissoute, et invite les autres juntes à imiter son exemple ; à ceux qui le menacent du peuple armé, ii répond : « Il ne me faudrait pas deux heures pour le désarmer ! » Serrano n’est pas moins énergique : il promet toutes réparations au Nonce, le fait rester à Madrid, lui envoie une garde. « La situation, lui avoue-t-il, n’est plus tenable ; il n’y a pas de gouvernement ; chacun tire de son côté ; dans les provinces, l’anarchie est complète, il n’y a plus moyen d’échapper à une lutte, le plus tôt sera le mieux ; je n’en attends que l’occasion, je croyais qu’elle se présenterait dans quinze jours, ce sera probablement avant. Il nous faut absolument un roi, et tout de suite ! Tant que le trône sera vide, les choses ne peuvent aller que de mal en pis. »
Prim et Serrano trouvèrent, dans leurs idées d’ordre par la monarchie, un auxiliaire précieux dans Olozaga. Il avait été le promoteur de la campagne anti-dynastique ; vingt ans il avait préparé la révolution ; il eût été naturel qu’il fût au premier rang parmi ceux qui la gouvernaient ; cependant, ne se sentant pas homme d’action, il préféra se réserver d’abord le rôle de conciliateur et de modérateur, puis, les affaires intérieures mises en cours régulier, il comptait aller à Paris, comme ambassadeur, assurer la situation extérieure de l’Espagne par une alliance sérieuse avec la France et son souverain qu’il aimait. Il espérait d’autant plus y parvenir que sa conviction personnelle le rendait l’ennemi des deux solutions déplaisantes à Napoléon III : la République ou Montpensier. « Des Bourbons, disait-il, il ne voulait pas plus les branches que le tronc. » Mais on n’exclut que ce qu’on remplace et, en homme pratique, il sentait que le seul moyen d’empêcher Montpensier de devenir la carte forcée était de trouver immédiatement un roi autre. Où le prendre ?
Les hommes d’État de la Puerta del Sol parlaient du Duc de Gènes, d’un fils de la reine d’Angleterre, mais ces noms ne prirent aucune consistance. D’Allemagne vint une suggestion plus sérieuse : quelques journaux lancèrent le nom de Léopold, prince héritier de la branche catholique des Hohenzollern, dont le prince Antoine était le chef, gendre du roi de Portugal, colonel à la suite d’un régiment prussien, dont on disait beaucoup de bien et qui devait être un jour à la tête d’une fortune considérable. Mais aussitôt dans tous les esprits s’éleva cette objection : une telle candidature serait inévitablement la guerre avec la France. La Neue Press de Vienne racontait « la vive émotion que cette nouvelle avait causée aux Tuileries » (mars 1869.) Le père même du candidat, le prince Antoine fut celui qui aperçut, avec plus de clairvoyance, les conséquences inévitables de cette candidature, si elle sortait jamais du domaine des chimères. Il écrivait à son fils, le prince Charles de Roumanie : « Si cette idée finissait par être prise en considération…, la France ne permettrait jamais l’établissement d’une dynastie de Hohenzollern sur l’autre versant des Pyrénées. Elle est déjà rongée par la jalousie qu’un membre des Hohenzollern règne sur le Bas-Danube[10]. » Loftus, l’ambassadeur anglais à Berlin, en transmettant ce bruit à son gouvernement, écrivait : « J’observe que si le prince était élu, le choix serait vu avec jalousie et défaveur à Paris[11]. » Olozaga aimait trop son pays et le nôtre pour jeter entre eux un tel sujet de colère, et, comme tous les hommes sensés de l’Europe, désireux de la paix, il écarta ce nom sans même croire qu’on pût s’y arrêter. Il trouva le véritable candidat : don Fernand de Portugal, un Cobourg, neveu de Léopold, roi de Belgique, naguère époux consort de dona Maria, régent depuis la mort de sa femme. Ce nom qui semblait une promesse de l’Union ibérique, chère à tous les Espagnols, conquit aussitôt les suffrages unanimes. Unionistes, progressistes s’y rallièrent ; les républicains même firent à peine un semblant d’opposition, et le carliste Cabrera s’écria : « Pour cette solution je me ferais couper un bras, et je combattrais avec l’autre. »
Les Portugais étaient défavorables par le motif même qui rendait les Espagnols propices, car ils ne voulaient pas, eux, de l’Union ibérique. On avait beau les rassurer en leur promettant qu’il ne s’agissait pas de réduire le Portugal à l’état de province espagnole, que les deux nations conserveraient leurs belles traditions, leur gouvernement, et ne seraient attachées que par un lien fédératif. Ils n’en voulaient rien croire et n’y voyaient en réalité (lue l’absorption du petit pays par le grand, l’unité de royauté entraînant l’unité de législation et de gouvernement. Sans doute ces dispositions influaient sur celles de don Fernand ; elles n’eussent pas été insurmontables toutefois si le principal obstacle n’était venu de la personne même du prince. Éclairé, loyal, d’un ferme et droit jugement, c’était avant tout un artiste. Surveillé et gardé de très près par sa bonne, grosse et jalouse épouse, il s’était, après son veuvage, répandu de tous les côtés, jusqu’à ce qu’il eût été fixé par une charmante actrice, Élise Heusler, qu’il fit comtesse d’Edla. Le trône l’aurait obligé à renoncer aux joies paisibles de cet amour et aux libertés de son existence artistique. Il n’en voulut pas entendre parler.
Le candidat de tout le monde écarté, si on voulait se maintenir dans le système monarchique et ne pas tomber forcément en république ou en anarchie, il ne restait qu’à placer sur le trône, avec une régence, le fils de la reine expulsée, Alphonse. La force des choses a imposé ce dénouement qui, adopté dès lors, eût épargné à l’Espagne, à la France et au monde bien des calamités. Beaucoup le comprenaient ; personne n’eut le courage de le dire ; et Olozaga, aveuglé par sa vieille haine, ne vit pas cette fois ce qui était pratique et nécessaire. Unionistes et progressistes firent de même. La discorde recommença, chacun retourna à ses sympathies ou à ses antipathies ; on se tira d’affaire, après comme avant la Révolution, en s’en remettant au jugement du peuple, et provisoirement l’on resta royalistes sans roi.
Comment le peuple serait-il amené à exprimer son opinion ? La seule forme vraiment démocratique, loyale et prompte, d’avoir son avis, eût été de l’interroger directement par voie de plébiscite, de lui demander s’il voulait une république ou une monarchie, et, s’il préférait une monarchie, à quel prince il la confierait. Le gouvernement provisoire préféra adopter la routine française d’une de ces assemblées constituantes qui n’expriment presque jamais la pensée d’un peuple, comme on l’a vu en 1848[12]. La nomination d’une assemblée constituante, élue au suffrage universel par tous les Espagnols âgés de vingt-cinq ans, fut donc décrétée (8 nov. 1868). Cette loi électorale était une usurpation évidente, car un gouvernement sorti d’une émeute n’a pas le droit d’édicter une mesure organique quelconque, tant qu’il n’a pas fait absoudre sa témérité révolutionnaire et obtenu de la nation des pouvoirs réguliers, sans cela, tous ses actes ne sont plus que des actes de violence contre lesquels on a le droit et quelquefois l’obligation de résister.
Pour mener docilement aux urnes le troupeau électoral prétendu souverain, Olozaga constitua une junte composée de quatre membres des trois partis, et il rédigea pour cette junte un manifeste dans lequel il greffa une affirmation nettement monarchique sur les idées et sur la phraséologie la plus révolutionnaire. Tout le monde fut content, les uns ayant les mots, les autres la chose.
Olozaga crut alors pouvoir se faire envoyer comme ambassadeur à Paris. L’Empereur annonça qu’il le recevrait avec plaisir. Au moment de son départ surgit une difficulté. Il apprit que le gouvernement envoyait à Berlin Rancès, l’agent connu de Montpensier, et qu’on croyait prêt à aider toutes les intrigues contre le gouvernement de Napoléon III. Il expliqua à Serrano qu’il n’avait aucun mauvais sentiment contre Rancès ; qu’il ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’il fût placé ailleurs, à Vienne par exemple, mais que s’il allait à Berlin, lui ne partirait pas pour la France et porterait la question devant les Cortès. » Satisfaction lui fut accordée. Rancès alla à Vienne, Montenar à Berlin, et les autres postes diplomatiques furent pourvus dans le même esprit. Olozaga obtint encore du gouvernement quelques mesures énergiques contre les factions de désordre, puis il se mit en route pour Paris le 20 novembre.
L’Empereur n’avait point eu, pendant longtemps, à se louer de la reine Isabelle. Elle ne déguisait pas son antipathie et elle avait refusé de se rendre à l’Exposition universelle. Un voyage de l’Impératrice en Espagne, auquel répondit une visite du Roi à Paris, avait adouci les rapports. Pendant tous les pronunciamientos, l’Empereur avait loyalement rempli ses devoirs de voisin, écarté les émigrés compromis de la frontière, et exclu Prim de notre territoire. Il ne voulait pas aller au-delà et se donner des apparences d’approbateur, encore moins de soutien d’une politique qu’il jugeait déplorable. Montholon, notre ministre en Portugal, ayant manifesté son regret de ce que le gouvernement portugais eût permis à Montpensier de descendre à Lisbonne, l’Empereur fit informer Mercier que ce langage n’avait aucun caractère officiel : « Il n’a pas été dans nos intentions de peser sur le gouvernement de Lisbonne. Quel que soit notre intérêt au maintien de la tranquillité en Espagne, nous n’avons pas à nous substituer au gouvernement de Madrid et à suppléer à son abstention dans des questions aussi délicates[13]. » A son retour de Plombières, après un arrêt à Troyes, où il avait affirmé que rien ne menaçait la paix du monde, Napoléon III se disposait à se rendre au camp de Châlons, puis à Biarritz lorsqu’il apprit que la reine d’Espagne, alors à Saint-Sébastien, se proposait de le visiter. Aussitôt il fit télégraphier à Mercier : « L’Empereur vous fait dire confidentiellement qu’il désire savoir à quelle époque aura lieu le retour de la Reine à Madrid. C’est parce qu’il ne voudrait pas la rencontrer à Biarritz. Agissez en conséquence sans faire connaître l’intention de Sa Majesté[14]. » Le 3 septembre, en partant pour Châlons, il ordonne à Moustier de renouveler l’avertissement : « Malgré tout le désir que Sa Majesté aurait de voir la Reine, cette entrevue, dans les circonstances actuelles, prêterait à une foule d’interprétations qui ne seraient bonnes ni pour les uns ni pour les autres. » Et il fut convenu qu’on s’en tiendrait à des complimens échangés par des aides de camp. L’entrevue qu’on voulait éviter eut lieu, cependant, mais dans des circonstances bien différentes. C’est en fugitive et non en reine qu’Isabelle vint vers l’Empereur. Il la combla d’égards, mit le château de Pau à sa disposition ; toutefois, dès ce premier moment, il affirma la volonté, dont il ne s’est jamais départi, de ne pas intervenir dans le mouvement intérieur de l’Espagne. Il télégraphia à Moustier (22 septembre) : « Il serait utile de faire pressentir dans les journaux que, quelle que soit la tournure que prendront ces événemens, l’Empereur ne compte pas y intervenir. » Des navires furent envoyés à Barcelone, Cadix, la Corogne, avec instructions de a ne se mêler en rien des affaires intérieures d’Espagne et de se borner à protéger nos nationaux. » (30 septembre.) Aussitôt le gouvernement nouveau constitué, Moustier, sur les ordres de l’Empereur, répondit à la notification officielle des nouveaux venus « par les assurances du bon vouloir que nous entendons apporter dans nos relations internationales en attendant que la constitution d’un pouvoir définitif nous permette de replacer sur un pied normal les rapports officiels des deux cabinets. » Il engagea le gouvernement anglais à s’expliquer dans le même sens. A l’annonce de la convocation d’une Assemblée constituante, « la plus stricte neutralité vis-à-vis du suffrage universel » fut enjointe à notre représentant.
De toutes les solutions à prévoir, la plus désagréable à Napoléon III serait certainement celle qui introniserait Montpensier. Il aurait eu le droit de s’y opposer, car elle eût été une cause de trouble intérieur pour son propre royaume. Ainsi que Beust le disait à Gramont : « Il ne faut pas se dissimuler que l’avènement du Duc de Montpensier serait un encouragement pour les partis anti-dynastiques en France, et un échec pour le gouvernement de l’Empereur. L’opposition y puiserait une ardeur et une force nouvelles, et Je gouvernement espagnol ne tarderait pas, bon gré mal gré, à devenir pour la France, un voisin incommode, un foyer d’intrigues et un sujet d’inquiétudes continuelles, qui pourraient à la longue, produire des difficultés intérieures, que le machiavélisme de Berlin recherche, comme un des élémens de sa politique de l’avenir[15]. » Néanmoins l’Empereur se garda de notifier même cette exclusion. Il écrivit à notre ambassadeur : « Mon cher monsieur Mercier, je vous ai fait part, l’autre jour, de mes premières impressions ; mais, en réfléchissant à toutes les difficultés que rencontrera un gouvernement qui succédera à celui de la Reine, je pense qu’il faut se borner à dire bien haut que mon gouvernement, issu du suffrage universel, reconnaîtra avec empressement tout gouvernement qui sera le résultat de l’élection populaire. En répétant ce thème sur tous les tons, sans avoir l’air de faire des réserves pour la combinaison Montpensier, on témoigne un grand respect de la souveraineté populaire et on ne froisse aucunement le sentiment national. Si la chance favorisait le Duc de Montpensier, je crois qu’il rencontrerait tant de difficultés qu’il ne resterait pas longtemps. » Mercier se garda donc de toute ingérence. L’Empereur, d’un coup d’œil en quelque sorte prophétique, voyait la seule solution possible et comprenait qu’à défaut de la reine Isabelle, dont la déchéance lui paraissait irrémédiable, le meilleur candidat était son fils, le jeune Alphonse. Il le trouvait plein d’intelligence, noble, courageux, charmant, et ne doutait pas qu’il ne sût plus tard occuper sa place. Il ne jugeait pas heureuse la combinaison de créer un nouveau roi et d’accroître ainsi d’un parti de plus les partis déjà trop nombreux en Espagne. Les dynasties anciennes lui paraissaient la meilleure garantie du principe monarchique. Il indiqua à son ministre la politique qu’il entendait suivre, dans une note où l’on retrouve la liberté et la haute justesse de son esprit : « La révolution de l’Espagne s’est faite au cri de : « A bas les Bourbons ! » Et cependant il y a un parti à Madrid qui, ayant reçu de fortes sommes du Duc de Montpensier, travaille à le faire arriver au trône. Nous avons un profond respect pour les décisions de la volonté nationale, et si le Duc de Montpensier est régulièrement élu par la nation espagnole, nous n’aurons rien à dire. Mais avant que cet événement se produise, si toutefois il doit avoir lieu, nous tenons à dire notre opinion. Si la nation espagnole ne veut plus de Bourbons, tant mieux ; mais si elle revient sur sa première impression, il me semble qu’elle ne pourrait pas faire un plus mauvais choix que d’élever sur le trône un d’Orléans, répétant en Espagne l’usurpation de 1830, et donnant à l’Europe le funeste exemple d’une sœur détrônant sa sœur. D’ailleurs, la situation de l’Espagne, dans ce moment, ne nous semble pas faite pour admettre le choix d’un prince ayant déjà des antécédens accentués et des opinions faites. Si l’Espagne pouvait supporter l’état républicain sans courir le risque de voir son unité nationale compromise par la reconstitution de royaumes indépendans, c’est ce qu’elle aurait de mieux à faire ; car cela donnerait le temps à la nation de faire son éducation politique et d’apprendre à se connaître elle-même ; mais, puisque la république n’est pas possible, tout ce qui en rapproche le plus nous semble ce qu’il y aurait de plus profitable. Or le hasard a voulu qu’il y eût un jeune prince, le prince des Asturies, sur la tête duquel reposent tous les droits monarchiques. Il est d’un âge où ses opinions personnelles ne peuvent pas compter, et peut être élevé dans les opinions du jour loin des flatteurs et des intrigues. Son âge permet une régence, qui serait probablement exercée par les hommes qui ont donné le plus de gages à la révolution. Et ce régime ressemblerait fort, pendant sept ou huit ans, à une république où les agens pourraient être changés par le vote des Cortès, et le prince des Asturies ne serait que l’enfant chargé d’occuper un poste auquel aucun ambitieux ne peut prétendre. »
Voilà la pensée sincère, persistante de Napoléon III, et aucun propos plus ou moins authentique ne réussira à la défigurer. Thiers a altéré la vérité en cette circonstance comme en tant d’autres, lorsqu’il a affirmé que « le chef de la dynastie impériale avait prononcé une interdiction contre la candidature de Montpensier. » Et Moustier s’écartait de la pensée de son maître lorsque, dans une lettre particulière, il prescrivit à Mercier de lancer prudemment un brûlot contre la candidature du prince d’Orléans (3 novembre). Mercier heureusement se rappela le devoir d’un ambassadeur de présenter des objections, avant d’exécuter une démarche qu’il juge contraire aux intérêts ou à la bonne renommée de son souverain et de son pays, et il répondit : « La principale affaire des journaux paraît être d’exciter la méfiance et l’irritation contre nous par le dénigrement et en répandant toute sorte de bruits, par exemple, que l’Empereur favorise le prince des Asturies, l’Impératrice don Carlos. Pour déconcerter cette tactique, je suis persuadé que nous ne saurions mieux faire que de persévérer dans la ligne de conduite que nous avons adoptée. La moindre apparence que nous sommes disposés à en sortir serait immédiatement exploitée contre nous et il ne faut pas se dissimuler que si un journal nous rendait ce service, avec le peu de sincérité qu’il y a ici dans les rapports personnels, il serait bien difficile que la chose ne fût bientôt sue ou tout au moins soupçonnée. Ce ne serait donc que dans le cas d’un intérêt très réel qu’il conviendrait de nous exposer à cet inconvénient. Or, pour le moment, cet intérêt, je ne le vois pas, car, sans que nous ayons à nous en mêler, il y a bien assez de journaux qui sont tout prêts à tomber à tour de bras sur le Duc de Montpensier, dès qu’il se montre à la fenêtre. C’est au point que si vous teniez absolument à agir, je ne sais pas si le meilleur parti à prendre ne serait pas de payer un journal pour qu’il entonnât hautement la trompette en sa faveur[16]. »
Olozaga put se convaincre, en arrivant à Paris, des sentimens d’amitié de l’Empereur. Il fut admis en audience privée à présenter ses lettres de créance, la situation irrégulière de son gouvernement ne permettant pas les solennités habituelles, discours, etc. Dans cette audience[17] le Souverain se montra si cordial envers l’ambassadeur et envers son pays que le gouvernement espagnol le remercia chaleureusement. L’Empereur avait obtenu le même accueil du cabinet anglais avec lequel il était résolu à marcher d’accord[18].
A la nouvelle de la Révolution d’Espagne, il n’y eut dans les chancelleries et dans les milieux politiques qu’un cri : « Quelle aubaine pour la Prusse ! » suivi d’un autre cri : « C’est elle qui l’a préparée. » On racontait partout que Bismarck s’était écrié en l’apprenant : « C’est ma planche de salut ! » Cette croyance fut encouragée par la satisfaction débordante des journaux dévoués à l’ambition prussienne et par les craintes de ceux qui luttaient contre elle. On lisait par exemple dans la Nouvelle Gazette Badoise : « Le langage favorable et les bonnes dispositions que les journaux prussiens manifestent pour la révolution espagnole ne nous ont pas étonnés et nous croyons que cette conduite de la presse prussienne ne doit pas avoir surpris en France, car là comme ici, on doit savoir que la Prusse, non seulement n’est pas étrangère aux derniers événemens d’Espagne, mais que c’est elle qui les a provoqués. Le but de la Prusse n’est pas difficile à deviner. Créer des difficultés à la France ; forcer le gouvernement français d’intervenir en Espagne, et profiter de ce moment pour faire un nouveau pas dans la politique annexionniste en dévorant le grand-duché de Bade, par exemple. Voilà le but prussien. » (5 octobre.)
Combien plus ce sentiment se fût-il répandu si le public avait pu entendre ce que les hommes d’État prussiens se disaient entre eux ! Le prince Antoine, ce prétendu ami de Napoléon III, écrivait au Kronprinz : « La révolution en Espagne est survenue très à propos, car la France se voit forcée de se tenir tranquille. Je plains le sort de la pauvre Reine, mais, à parler sincèrement, il fallait s’y attendre. Je voudrais voir monter sur le trône d’Espagne un d’Orléans ou Philippe de Cobourg, mais pas de régent inventé par Napoléon. Si la République triomphe en Espagne, on l’aura prochainement en France. Pour le développement de l’Allemagne, elle constituera un danger moins grand que la dynastie napolénienne » (18 octobre 1868)[19].
Beust, à qui arrivait un écho de tous ces propos, disait à Gramont[20] : « Malgré les assurances spontanées qui m’ont clé données, il y a quelques jours, par M. le baron de Werther, je crois que le cabinet de Berlin, sans être le provocateur immédiat du mouvement, n’y est, cependant, pas resté totalement étranger, et je tiens pour certain qu’il s’est établi des connivences entre M. de Bismarck et le Duc de Montpensier, quelque temps avant la révolution. J’ignore si ces pourparlers ont conduit à quelque résultat pratique, mais ils ont eu, en tout cas, de la part du cabinet de Berlin, un but dont il faut se rendre compte. L’idée du cabinet de Berlin serait de susciter au gouvernement de l’Empereur des difficultés extérieures ou intérieures capables de paralyser ses forces, à un moment donné, dont la Prusse saurait profiter. »
En réalité, le mouvement révolutionnaire espagnol datait de loin et n’avait pas attendu les provocations de Bismarck pour s’organiser. Il n’est pas sûr cependant qu’au dernier moment il ne l’ait facilité : avant même que le gouvernement de la Reine se fût enfui de Madrid, le ministre prussien en Espagne reçut l’ordre de donner l’assurance à Gonzalès Bravo que son gouvernement n’était pour rien dans la conspiration. Or, au même moment, une correspondance interceptée donnait au ministre espagnol une conviction « toute contraire à cette déclaration spontanée[21]. » La révolution consommée, l’ambassadeur prussien à Vienne avait présenté aussi les mêmes dénégations. Dans certains cas, qui s’excuse s’accuse. Malgré tous les démentis, en France, l’opinion, qui n’admettait pas que Mentana n’eût pas été l’œuvre de Bismarck, demeura plus persuadée encore qu’il était l’instigateur des troubles d’Espagne[22]. Cette croyance, vraie ou fausse, devait être un avertissement à Bismarck, si véritablement il ne cherchait pas à nous pousser à la guerre, de s’interdire toute immixtion dans des affaires où l’Allemagne n’avait pas un intérêt direct, et d’imiter l’exemple de sagesse et de réserve que lui donnait Napoléon III.
Le roi Guillaume semblait être dans ces dispositions. Un envoyé italien, Barbolani, s’étant rendu à Berlin, sous prétexte de consulter la Prusse sur la possibilité d’une Union Ibérique, en réalité pour sonder la cour amie sur la candidature d’un prince italien : Guillaume déclina l’ouverture, disant qu’il n’interviendrait pas dans les affaires espagnoles, sinon avec les autres puissances[23]. Bismarck, du moins dans son langage officiel, s’exprimait de même. Il s’était rendu à Varziu pour soigner un commencement de pleurésie pris à la suite d’une revue militaire, et le Reichstag de la Confédération s’était clos en son absence (20 juin). Une chute de cheval le tint encore quelque temps éloigné des affaires. Mais, en septembre, il les reprit, conféra longuement avec Clarendon venu à Berlin pour s’informer et le chargea d’assurer Napoléon III de ses bonnes dispositions en affirmant qu’il n’avait été pour rien dans la révolution d’Espagne. Clarendon eut avec l’Empereur, à son retour à Paris, les conversations confidentielles qu’on a avec un ami, et lui transmit les assurances de Bismarck. Mais l’Empereur n’accueillait plus qu’avec défiance ce qui venait de Berlin ; et sans s’arrêter à ce qui avait trait à l’Espagne, il répondit aux propos pacifiques que lui envoyait Bismarck, qu’il « conserverait la paix si la Prusse respectait la situation actuelle : au cas où le Sud entrerait dans la Confédération du Nord, les canons français partiraient tout seuls. » L’homme d’État anglais rendit compte à la Reine de cette conversation, et la Reine, selon son habitude de considérer les intérêts de l’Allemagne comme siens, communiqua son rapport au roi de Prusse, qui naturellement en instruisit aussitôt Bismarck : « Je vous envoie, ci-joint, une lettre de Clarendon à la Reine, relative à son entretien avec Napoléon. Il lui a très exactement communiqué mes vues, et il a appris, en échange, que le passage de la ligue du Mein entraînerait la rupture certaine de la paix ! Ainsi, la porte de derrière est découverte. Que la lettre de Clarendon n’ait été écrite que pour vous, cela ressort de sa conclusion. » Bismarck se servit de l’Espagne pour relever ce casus belli éventuel, discrètement, de façon que sa réponse ne lut entendue que de celui qui l’avait formulé. La session du Reichstag s’ouvrait le 4 novembre ; dans le discours du Roi, il fit introduire la phrase suivante : « Les événemens qui ont eu lieu dans la Péninsule ne nous inspirent d’autres sentimens que le vœu et la confiance que la nation espagnole réussira à trouver, dans une situation indépendante, la garantie de sa prospérité et de sa puissance. » — « Cette phrase a causé ici une surprise extrême, écrit Lefebvre de Béhaine, elle est généralement attribuée à l’initiative de M. de Bismarck. » La surprise eût été bien plus vive si l’on avait su que c’était la réponse au casus belli de Napoléon III, et qu’elle signifiait : « Quand il nous conviendra de passer le Mein, nous exercerons nous-mêmes la liberté que nous revendiquons au profit des Espagnols et nous ne nous arrêterons pas devant vos prohibitions. » Quelques jours après, la Gazette provinciale, journal officiel de Bismarck, s’expliquait plus clairement encore : « La Confédération du Nord doit reconnaître au peuple espagnol, pour le règlement de ses affaires intérieures, la même indépendance que le peuple allemand entend avoir pour lui-même. » — « Ce langage a été assez remarqué, » écrit encore Lefebvre de Béhaine.
Un soulèvement n’avait pas tardé à se produire dans la ville même où la Révolution commença, Cadix. Les miliciens ne consentirent pas à être désarmés et les ouvriers des ateliers nationaux ne voulurent pas accepter une réduction de salaire. Ils attaquèrent les troupes, mirent en liberté les forçats et arrêtèrent les consuls des puissances comme otages. Les troupes tinrent ferme, vigoureusement conduites par le général Caballeros qui appartenait cependant à l’opinion républicaine. Les insurgés, aux abois, furent admis, sur la demande des consuls qu’ils avaient retenus en otages, à capituler sans être passés par les armes (5-13 décembre). Quelques troubles également furent réprimés à Saragosse, prévenus à Madrid, et les élections se firent partout sans encombre. Elles donnèrent la victoire aux progressistes. Les unionistes restèrent importans par le nombre et surtout la valeur des élus (70 à 80). Les républicains et les royalistes y furent représentés, mais en petit nombre. Les Cortès constituées nommèrent président l’alcade Rivero (22 février 1869). C’était une avance de Prim aux républicains jusque-là exclus du gouvernement. Serrano remit ses pouvoirs, qui lui furent immédiatement rendus, et il garda les mêmes ministres. A la suite de la harangue de remerciement du Président, Prim débita un discours qui fit grande sensation : « Bien qu’en politique, dire « toujours » ou « jamais » soit chose aventurée, ma conviction est telle à l’égard de cette dynastie que je la crois tombée pour ne se relever jamais. L’histoire présente des cas de rois déchus, mais aucun analogue au présent, où la dynastie a été rejetée à l’étranger par la force de l’opinion ; de là ma conviction qu’elle ne reviendra jamais, jamais, jamais. Et que ceci serve de réponse à ceux qui, non sans mauvaise intention, m’ont supposé des plans de restauration en faveur de don Alphonse de Bourbon, parce que j’aurais l’ambition de devenir régent. Celui qui a avancé pareille chose ne me connaît pas. Jamais je n’ai eu d’ambition ni d’envie de quelque chose ou de quelqu’un. Et si jamais je n’ai eu d’ambition, j’en aurai moins encore aujourd’hui, où, par ma situation, je n’ai, dans tous les sens, rien à désirer. Si : une seule chose, et celle-là avec toute la véhémence de mon âme : voir le pays constitué et la liberté assurée. »
L’adoption de la monarchie par les Cortès ne faisant aucun doute, Prim eût voulu, pendant que la constitution s’élaborait, avant même qu’elle fût votée, proclamer le roi en même temps que la royauté. Il fallait absolument trouver ce roi. Il se remit en chasse et Olozaga vint de Paris pour le surveiller autant que pour l’aider. Victor-Emmanuel offrit son fils, le Duc d’Aoste. Insatiable, les yeux fixés sur Rome, impatient de s’émanciper de la tutelle française, animé d’une haine personnelle contre les Bourbons, il se complaisait à l’idée de les supplanter, de priver le Pape du secours espagnol et de mettre une entrave aux pieds de la France. Sous prétexte d’arranger des affaires de famille, Cialdini fut envoyé à Madrid. Il gagna Prim, Olozaga, la majorité des membres du ministère, et le reste promit au moins sa neutralité. Tout eût été terminé si le candidat lui-même n’avait opposé un refus qu’on ne put vaincre (janvier 1869). « Si le Roi veut m’exiler, avait-il dit, qu’il me dise où je dois aller, mais je ne veux pas régner en Espagne. »
Il ne reste donc qu’à prendre Montpensier, » dirent Serrano et Topete. Prim, qui, dans toute cette crise, va se mouvoir toujours dans l’équivoque et la duplicité, parut y consentir. Il protesta que son cri : A basso los Borbones ! ne s’appliquait pas aux membres de la famille qui avaient réprouvé la politique de la dynastie déchue. On put croire alors que cette candidature allait devenir un fait accompli et Mercier envoya un avertissement alarmé. A quoi La Valette répondit : « Mon cher ambassadeur, vos dernières dépêches font prévoir le succès d’une candidature que tous les hommes placés à la tête des affaires semblaient avoir écartée. Si cette combinaison triomphait, nous pourrions, il est vrai, l’accepter sans difficulté, car nous avons déclaré, dès le début, que nous ne voulions en rien nous immiscer dans les affaires intérieures de l’Espagne. Mais il ne pourrait nous convenir de paraître vouloir l’approuver. Votre présence à Madrid serait certainement embarrassante pour vous comme pour nous dans un pareil moment. L’Empereur désire donc que vous évitiez de vous trouver dans une semblable position, et je suis chargé par Sa Majesté de vous inviter à chercher, dans vos affaires privées, un prétexte plausible pour vous rendre à Paris avant que l’éventualité dont il s’agit puisse se réaliser. Je ne saurais d’ailleurs vous indiquer l’instant précis où vous pourriez quitter Madrid ; j’en laisse le choix à votre propre appréciation, mais vous devez vous y préparer dès à présent, en prenant soin d’expliquer votre départ de manière qu’on ne puisse lui attribuer aucun motif politique. Sa Majesté attache beaucoup d’intérêt à ce que ses ordres à cet égard soient bien compris, et j’en recommande l’exécution à toute votre prudence » (16 février 1869)[24].
Mais Olozaga était là et ne voulait pas entendre parler de Montpensier. Il annonça que si Serrano et Prim persistaient à le proposer, il communiquerait des documens qui le rendraient à jamais impossible. Avec ce don d’insinuation persistante qui le rendait irrésistible, il persuada Prim, Serrano, Topete et les membres de la commission de la Constitution que, pratiquement, la seule démarche utile serait de recommencer de nouvelles instances auprès du candidat universellement souhaité, Fernand de Portugal. Tessara, nommé ministre en Angleterre, fut chargé de demander appui à Paris et à Londres pour soutenir les démarches à Lisbonne. Un envoyé spécial, Rios Rosas, dépêché à dom Fernand, fut autorisé à lui promettre le dépôt, dans des banques européennes, d’une somme équivalente au capital de la pension annuelle que le Roi recevait du Portugal et qu’il ne retrouverait pas s’il était renversé du trône. Enfin une commission fut désignée pour aller officiellement offrir la couronne au prince. Celui-ci ne lui laissa pas le temps d’arriver. Par un bref télégramme, il notifia un nouveau refus (5 avril). Le désappointement et la colère furent extrêmes à Madrid. Les Espagnols, malgré toutes leurs diminutions de puissance, considéraient toujours leur royauté comme la première du monde et il leur paraissait incroyable qu’un principicule allemand osât la dédaigner. Ruis Zorilla, avec la brutalité ordinaire de son langage, dit au comte d’Alte qui le lui annonçait : « Faites savoir à votre prince qu’il n’est qu’un égoïste, qu’il sera cause que nous aurons ici la République, mais, qu’après avoir été proclamée à Madrid la République le sera bientôt à Lisbonne, et qu’il devra alors continuer sa vie voluptueuse auprès de dona Isabelle de Bourbon. »
Olozaga attribua ce refus aux intrigues de Montpensier et dit qu’il fallait l’exclure de Lisbonne. Mais une lettre de Tessara en rejeta la responsabilité sur Napoléon III. « Le gouvernement français, écrivait-il, désirait une restauration alphonsiste et encourageait les menées des réfugiés espagnols. » Dans un premier mouvement de colère contre cette opposition inattendue, Serrano communiqua cette dépêche à tout venant. Olozaga, très instruit des véritables pensées de l’Empereur, ne crut pas à l’exactitude de l’information. Il supplia Serrano de s’en taire jusqu’à éclaircissement. Mais l’indiscrétion avait vite produit ses effets, et s’était répandue dans le public. Malgré les dénégations prodiguées le lendemain, malgré les assurances du ministre de l’Intérieur à tous les journaux, il ne fut bruit que des projets de restauration de l’Empereur.
Olozaga ne se trompait pas en doutant de la véracité du rapport de Tessara. Ce diplomate novice, d’un esprit déséquilibré, avait mal interrogé et mal compris et, alphonsiste fougueux lui-même, avait confondu les hallucinations de son cerveau avec les visées du gouvernement impérial. La Valette détruisit aussitôt sa fable : «… Je dois insister sur les intentions prêtées à l’Empereur et à son gouvernement par la correspondance de l’envoyé d’Espagne à Londres : l’Empereur se serait réjoui de la résistance de dom Fernand à l’offre de la Couronne d’Espagne, et n’aurait consenti à faire aucune démarche pour combattre ses hésitations. Rien n’est plus éloigné de la vérité… L’Empereur demeure scrupuleusement fidèle à la politique d’abstention, adoptée par son gouvernement dès le début des événemens d’Espagne,… cependant, Sa Majesté, sans sortir de la réserve qu’elle s’est imposée, n’a pas laissé ignorer à Lisbonne son sentiment sur les ouvertures faites à dom Fernand. Ce prince a pu savoir, en temps opportun, que son acceptation aurait été accueillie par nous avec une satisfaction sincère. Si je n’ai pas fait connaître ces détails à M. Tessara, lorsque j’ai reçu sa visite, c’est qu’il ne m’en a pas donné l’occasion[25]. » Serrano exprima ses regrets. — Vous le voyez ! s’écria Olozaga triomphant ; ce n’est pas à l’Empereur qu’il faut attribuer le refus du Portugal, c’est à Montpensier ! »
Olozaga disait-il vrai ? Le duc faisait à Lisbonne beaucoup de fracas. Il prenait grand soin de se populariser, prodiguait les attentions aux familles importantes. Lui et sa femme étaient de toutes les fêtes, caressant la diplomatie, faisant des excursions in fiocchi dans les environs. Ses rapports avec dom Fernand étaient froids et les ménagemens que leur imposaient les convenances ne les empêchaient pas de s’exprimer l’un sur l’autre avec une aigreur à peine dissimulée. Le duc ne manquait pas une occasion de faire parvenir au Roi des informations désagréables, et dom Fernand et son fils, dom Luis, dissimulaient peu leur mécontentement des allures de leur hôte[26]. Montpensier n’avait donc aucune influence sur son compétiteur et la résolution de celui-ci fut un acte réfléchi de sa propre volonté. Il n’est pas douteux néanmoins que Montpensier n’en fût charmé et qu’il eût même recours à un procédé singulier pour la rendre irrévocable. Il représenta au nonce, Mgr Oreglia, combien était regrettable le scandale qu’occasionnait la liaison amenée de don Fernand et combien il était urgent de la régulariser par un digne mariage. Le prélat goûta l’insinuation ; aidé par quelques bonnes âmes, il manœuvra avec une telle adresse que peu après dom Fernand épousa la comtesse d’Edla[27]. Il parut dès lors que le règne du Portugais était irrévocablement écarté.
Serrano, aussi obstiné à son Montpensier qu’Olozaga à son Portugais revint aussitôt à son candidat : on pourrait le prendre, soit comme roi, soit comme mari de l’Infante devenue reine. Mais il y avait contre ce prince un courant invincible d’impopularité dans toutes les classes de la nation ; les libéraux le suspectaient, les conservateurs lui reprochaient sa conduite envers la Reine, le peuple, depuis le duel dans lequel il avait tué Henri de Bourbon, l’appelait le fratricide, et le marchand d’oranges à cause des profits qu’il lirait des produits de ses jardins[28] ; il étalait maladroitement son ambition et l’on doutait qu’il eut la capacité de la soutenir.
Castelar a été, en cette occasion, l’interprète de l’opinion générale : « Il y a, ici, 80 républicains, 30 démocrates, 100 progressistes qui seront unanimes pour voter contre lui. — Peut-être, espère-t-on arracher aux Cortès leur consentement par lassitude, mais les Cortès ne peuvent ni ne veulent se suicider. D’ailleurs, ne voit-on pas que l’état du pays est tel que, lors même que la Chambre voterait pour Montpensier, le peuple ne voudrait pas le recevoir. » Les progressistes, Zorilla et Muniz ne parlaient point différemment : « Nous n’opposâmes aucun obstacle à ses intrigues dans la presse et le Congrès ; nous ne rompîmes avec aucun des amis et des collègues qui avaient embrassé sa cause. Nous ne contribuâmes en rien à l’échec d’un dessein qu’il ne faut imputer qu’à son absence de tact, à son impatience, et à sa confiance en des hommes inutiles ou discrédités. »
En Europe, on ne pensait pas plus favorablement. Le cardinal Antonelli disait que a cette combinaison était une de celles qui seraient vues avec le plus de déplaisir par le Saint-Siège. » A Londres, le principal secrétaire d’État fit connaître à l’envoyé d’Espagne qu’il considérerait le choix de Montpensier comme le plus funeste que pût faire l’Espagne, et comme le signal de la guerre civile. Tessara répondit qu’en ce cas la guerre civile n’était pas à redouter, attendu que le Duc ne comptait pas de parti sérieux dans la péninsule, et que très certainement, le peuple espagnol, consulté, lui préférerait la République.
A défaut de tout autre appui, les partisans de Montpensier eussent voulu lui acquérir celui de Bismarck. Goltz vint un jour, au nom même de son chef, avertir l’Impératrice que Rancès, ambassadeur d’Espagne à Berlin, de passage en mars 1869, avait, sous prétexte de saluer le Roi, pressenti en effet le chancelier. Cette démarche de Bismarck s’explique naturellement par le témoignage qu’un de ses agens nous a laissé de ses sentimens intimes. Bismarck se croyait mal informé de ce qui se passait en Espagne par son ministre Kanitz. Ce n’était pas un évaporé comme Usedom, mais c’était aussi un passionné. Usedom pactisait avec la révolution italienne même sous sa forme la plus avancée ; Kanitz, au contraire, était l’ennemi de la révolution espagnole, même sous sa forme la plus modérée, et ne cachait pas ses prédilections pour Isabelle, pour son fils et, à leur défaut, pour don Carlos. Avec un tel homme il était difficile de nouer des intrigues souterraines. Il fallait un instrument plus souple et surtout moins en vue. Bernhardi, inutile à Florence depuis que Usedom avait été remplacé, fut appelé à Berlin, et le Chancelier lui expliqua le but que poursuivait en Espagne le gouvernement prussien. Bernhardi l’explique lui-même en ces termes : « On sait que le parti cosmopolite fera tout pour amener en Espagne la proclamation de la république. Mais notre gouvernement ne voit rien qui soit à craindre dans l’établissement de la république en Espagne et il la laisserait s’implanter sans obstacles. En réalité tout ce qui peut rendre l’Espagne indépendante de l’influence française est bon et agréable au gouvernement prussien, quelle que soit d’ailleurs la forme. Que l’Espagne reste indépendante de l’influence française, c’est l’unique but que nous ayons en vue. » Bernhardi avait recueilli aussi de la bouche de Moltke cette indication de la politique gouvernementale. « L’Espagne paralyse Napoléon, dit-il, elle agit comme un emplâtre : cette mouche espagnole tire parfaitement ! Je ne verrais pas d’inconvénient à ce que la république y fût proclamée, parce que, après l’élévation d’un prince d’Orléans sur le trône d’Espagne, ce serait ce qui pourrait le plus inquiéter Napoléon[29]. » Ainsi la solution qui eut le mieux convenu aux Prussiens eût été la république. Ils se fussent encore accommodés d’un d’Orléans, mais avec moins de plaisir, car, après tout, un d’Orléans resterait un Français. Ce qu’ils voulaient, c’est un homme à eux, un Allemand.
Cet Allemand existait : c’était le prince Léopold de Hohenzollern ; Bismarck préparait l’opinion à sa candidature en la faisant annoncer par sa presse officieuse.
Benedetti ne put pas ne pas entendre cette nouvelle répandue de tous côtés autour de lui. Il en comprend la gravité et en instruit d’urgence son gouvernement. Cette annonce produit aux Tuileries une émotion que n’avait pas causée la perspective d’une candidature Montpensier. On prescrit par télégraphe à Benedetti de s’informer. Bismarck étant absent, il interroge Thile : « Une pareille candidature intéressait trop directement le gouvernement de l’Empereur pour qu’il n’eût pas le devoir de la lui signaler dans le cas pu il existerait des raisons de croire qu’elle peut se réaliser. » Thile donne par deux fois sa parole d’honneur que « pendant son séjour à Berlin, le ministre d’Espagne n’a pas même fait allusion à cette candidature, et qu’il ne saurait être question du prince de Hohenzollern pour la couronne d’Espagne. » (31 mars 1869.)
Ces informations ne parurent pas suffisantes à Paris. On mande Benedetti, on l’interroge, on lui donne des instructions formelles. C’est l’Empereur lui-même qui le reçoit et lui dit : « La candidature Montpensier est seulement anti-dynastique ; elle n’atteint que moi, et je puis l’accepter ; celle du prince de Hohenzollern est essentiellement anti-nationale. Le pays ne la supportera pas, il faut la prévenir. Retournez à Berlin, expliquez-vous-en avec M. de Bismarck lui-même tout en vous gardant de donner à vos interrogations et à vos raisonnemens quoi que ce soit qui lui permette de croire que nous cherchons une occasion de conflit. » Ces instructions furent mollement exécutées. A l’interrogation craintive de notre ambassadeur, Bismarck répondit par une fin de non recevoir énigmatique : « Le prince Léopold, s’il était élu roi par les Cortès, ne pourrait avoir qu’une durée éphémère, et serait exposé à plus de dangers encore que de mécomptes. Son père savait trop ce qu’il en coûtait à sa fortune personnelle pour soutenir son fils Charles en Roumanie et ne se souciait pas d’ajouter à ce sacrifice d’autres charges encore plus onéreuses. Dans cette conviction, le Roi s’abstiendrait certainement de lui donner le conseil d’acquiescer au vote des Cortès. » Benedetti ne put en obtenir l’assurance que le Roi était irrévocablement décidé à recommander l’abstention au prince. « En tous cas, fit Benedetti, le prince Léopold ne pourrait déférer au vœu des Cortès qu’avec l’assentiment du roi. Sa Majesté aurait donc à dicter au prince sa conduite. » Bismarck (et le fait est de première importance) ne contesta point l’autorité que Benedetti attribuait au roi de Prusse sur les Hohenzollern. Il resta dans les généralités et n’engagea en rien les intentions de son maître. Il eût été naturel que l’ambassadeur, dans des formes qui n’auraient rien eu de blessant, insistât et représentât que, malgré tout son désir de rester en bons termes avec la Prusse, l’Empereur, le voulût-il, ne pourrait supporter l’intronisation d’un Prussien en Espagne. Il n’en fit rien et lui, d’ordinaire si loquace, resta bouche close. Cependant il sentit qu’il n’avait pas tout à fait exécuté ses instructions, et qu’il y avait plus à dire : a Si je n’avais craint d’excéder la mesure qu’il peut convenir au gouvernement de l’Empereur de garder dans une affaire si délicate, écrit-il à La Valette, j’aurais mis M. de Bismarck en demeure de s’énoncer plus clairement ; mais j’ai pensé que je devais prendre vos ordres avant de me montrer plus pressant[30]. »
Ces ordres ne vinrent pas : le ministre, plus encore que l’ambassadeur, craignait de se donner l’air de chercher une querelle en demandant des explications sur un fait qui ne se présentait pas avec un caractère d’imminence positive. Il répondit à Benedetti : « Dans l’entretien que vous avez eu avec M. de Bismarck, vous avez pu, sans apparence de préméditation, porter la conversation sur les affaires d’Espagne et sur les bruits relatifs à la candidature du prince de Hohenzollern. Que le gouvernement prussien désire favoriser cette candidature, ou qu’il veuille simplement donner à croire qu’elle peut devenir sérieuse, M. de Bismarck ne l’a pas repoussé, et il s’est exprimé dans des termes, pour le moins ambigus. C’est seulement dans le cas où cette candidature prendrait de la consistance, de l’autre côté des Pyrénées, que nous devrions nous préoccuper des intentions réelles de la cour de Prusse. J’approuve donc votre réserve, en traitant ce sujet avec M. de Bismarck, tout en vous invitant à rester attentif à tout ce qui pourrait nous éclairer, sur la conclusion que nous devrons tirer de son langage[31]. »
Certainement il était superflu d’instruire Bismarck des conséquences d’une candidature Hohenzollern… Au lieu d’être un des plus grands hommes d’État de son siècle, il en eût été un des plus écervelés ou mieux un des plus niais, s’il n’avait pas vu la perspective menaçante qui, du premier coup, saisit l’esprit du prince Antoine, et s’il avait pu supposer qu’en aucun temps, et surtout après les événemens de 1866, la France supporterait l’intronisation, derrière l’une de ses portes méridionales, d’un prince et d’un colonel prussien. La démarche de Benedetti ne lui apprenait donc pas ce dont il n’avait pas besoin d’être instruit. Elle l’avertissait d’une manière discrète que nous étions attentifs et l’invitait à ne pas nous placer à l’improviste devant un fait qu’il nous serait absolument impossible de tolérer[32].
Eût-il été utile, eût-il été prudent de causer de cette éventualité avec les Espagnols et de leur communiquer, à titre d’informations, confidentiellement, les instructions de Napoléon III, infiniment plus nettes que celles de son ministre ? Je ne le pense pas. Prim savait, aussi bien que Bismarck, l’impossibilité absolue pour un gouvernement français quelconque d’accepter l’intronisation en Espagne d’un prince prussien. Cet avertissement ne l’eût pas détourné de sa machination et il lui aurait fourni le prétexte d’exciter les susceptibilités espagnoles, toujours prêtes à s’enflammer contre nous, en nous accusant de sortir de l’abstention que nous affirmions en toute circonstance être notre règle de conduite. D’ailleurs à ce moment, nul ne pouvait le soupçonner d’ourdir quoi que soit d’hostile à la France. Un de ses premiers actes avait été de se réconcilier avec notre ambassadeur et d’exprimer le désir de reprendre avec l’Empereur ses bonnes relations d’autrefois. La Valette, qui lui avait toujours été un ami serviable et avec qui il affectait la plus grande confiance, eut considéré comme un mauvais procédé de témoigner une suspicion que rien n’autorisait.
Enfin l’Empereur avait une raison intime de croire cette précaution superflue : il comblait la famille Hohenzollern de tant de témoignages d’affection qu’en homme de cœur, jugeant les autres par lui-même, il ne pouvait pas concevoir le soupçon qu’un membre de cette famille aurait l’indignité de s’associer à une trame contre ses intérêts et ceux de son pays. La crainte d’être inutilement blessans, qui nous avait rendus trop circonspects à Berlin, nous rendit donc muets à Madrid.
La quiétude de La Valette fut encore accrue par une démarche significative de l’ambassadeur prussien à Madrid, Kanitz. Un de ces médiocres sans consistance et sans autorité, qui bourdonnent autour des grandes affaires pour se donner l’air d’y prendre part, Salazar y Mazaredo, du parti unioniste, avait signalé, dans une brochure consacrée à la candidature portugaise, le prince de Hohenzollern comme un autre excellent candidat. Aucune adhésion n’avait répondu à cette insinuation, mais on s’en entretint un moment dans les cercles diplomatiques. Kanitz rassura spontanément Mercier, qui, du reste, ne s’était pas ému : « Vous n’aurez pas vu sans étonnement que les journaux ont parlé dernièrement du prince de Hohenzollern. Il va sans dire que, de Berlin, on ne m’a jamais fait la plus petite allusion à cette candidature. Mais, dans ma correspondance, j’ai dû faire mention de ce que l’on en disait et, en même temps, émettre mon opinion sur les obstacles que, le cas échéant, l’état des choses en Espagne y opposerait. Ici, lorsqu’on m’en a parlé, je n’ai pas manqué, non plus, de donner à entendre qu’il était bien peu probable que le prince pût consentir à abandonner la magnifique position qu’il a pour courir des chances aussi périlleuses[33]. » On ne s’occupa plus à Paris de la candidature Hohenzollern.
Quoiqu’ils n’eussent pas de roi, unionistes et progressistes n’en persistèrent pas moins à proclamer la royauté. Dans la nuit du 20 au 21 mai, elle fut adoptée en principe par 214 voix contre 71, et l’ensemble de la Constitution fut voté le 1er juin. Il aurait pu l’être la veille, mais c’était un mardi, jour néfaste en Espagne, et on avait remis au lendemain. Cette royauté sans roi menaçait de tomber dans le ridicule ou dans la république. Olozaga, qui voulait aussi ! peu de la république que de Montpensier, proposa l’expédient d’une régence avec Serrano. Celui-ci eût souhaité au moins en partager la responsabilité avec Prim et Rivero. « Il n’y a qu’un pouvoir stable, disait-il à Mercier, qui puisse avoir de l’autorité ! Voyez ce qui est arrivé pendant la régence de la reine Christine et d’Espartero, et cependant ces deux personnages étaient dans des conditions bien autres que moi. Christine avait occupé le trône et donné la liberté à l’Espagne ; Espartero avait mis fin à la guerre civile. Pourtant, les soulèvemens contre leur pouvoir n’ont cessé qu’avec leur chute. Avant trois mois, je ne serai plus qu’une guenille (un trapo). »
Olozaga obtint, par un beau discours, l’adhésion des Cortès : Serrano fut nommé régent, par 193 voix contre 45, avec toutes les attributions constitutionnelles de la royauté, sauf celle de suspendre ou de dissoudre les Cortès. Et Olozaga, ayant terminé, sa tâche, s’en retourna à Paris. Prim prit la présidence du Conseil et le portefeuille de la Guerre. Il avait la réalité du pouvoir, Serrano l’apparence. Or, voici comment Guerrero, son ami le plus intime, définit les sentimens véritables de ce maître des destinées de l’Espagne : « Il attache beaucoup de prix à être et à rester en bonne intelligence avec la France, mais il en attache dix fois plus à demeurer en termes amicaux avec la Prusse.[34]. »
EMILE OLLIVIER.
- ↑ Empire libéral, t. V, p. 248.
- ↑ Discours du 3 novembre 1870.
- ↑ Récit que je tiens de del Mazo.
- ↑ L’armée avait 80 tués et 400 blessés ; les insurgés 700 hors de combat et 200 prisonniers.
- ↑ Saint-Simon, Mémoires, t. VII, ch. XVIII.
- ↑ Ruiz Zorilla, A sus amigos y a sus adversarios, Londres 1877, p. 4 et 22.
- ↑ Ibid., p. 23.
- ↑ Ce récit a été fait par Muniz et par Zorilla. Il se peut que La Valette ait ainsi parlé, sans donner à son langage une précision diplomatique. Mais il ne traduisait que sa pensée propre, et non celle de l’Empereur. Notre récit va le démontrer.
- ↑ Bon garçon.
- ↑ Mémoires de Charles de Roumanie (27 nov.-9 déc. 1868).
- ↑ Lord Loftus, Diplomatie réminiscences, t. Ier, p. 236.
- ↑ Voir Emile Ollivier, La Révolution, p. 318.
- ↑ Moustier à Mercier, 3 août 1868.
- ↑ De Moustier, Paris, 26 août.
- ↑ Lettre particulière de Gramont à Moustier, 20 octobre 1868.
- ↑ Lettre particulière du 20 novembre.
- ↑ 23 décembre.
- ↑ 31 décembre, de La Tour d’Auvergne : « Lord Clarendon apprécie les motifs qui inspirent au gouvernement de l’Empereur de déférer au vœu exprimé par M. Olozaga de présenter sans audience solennelle ses lettres de créance à l’Empereur. Le même traitement sera fait par le gouvernement anglais au nouvel envoyé d’Espagne. »
- ↑ Mémoires de Charles de Roumanie.
- ↑ Lettre particulière de Gramont à Moustier, 20 octobre 1868.
- ↑ Tallichet, La guêtre franco-prussienne. Bibliothèque universelle de Lausanne, juin 1871.
- ↑ Sybel le constate, t. VI, p. 348.
- ↑ De Lefebvre de Béhaine, 8 octobre 1868.
- ↑ Voilà réfutées, par La Valette lui-même, les paroles que Zorilla et Muniz lui ont attribuées sur l’intention de l’Empereur de repousser Montpensier. Ou on a mal compris ce qu’avait dit La Valette, ou celui-ci a parlé sans penser ce qu’il disait.
- ↑ La Valette à Mercier 24 avril 1869.
- ↑ De Montholon, 14 mars 1869.
- ↑ Fernandez de los Rios, Mi Mision en Portugal, p. 344.
- ↑ Citation de Muniz.
- ↑ Bernhardi : Mémoires.
- ↑ 11 mai 1869.
- ↑ De Paris 19 mai 1869. Dans son livre Ma mission en Prusse, Benedetti, je ne sais pourquoi, n’a pas reproduit la première partie de cette dépêche.
- ↑ « Quelque imparfaitement que le comte Benedetti ait rempli son devoir, le comte de Bismarck ne pouvait guère ignorer que l’adoption de la candidature Hohenzollern aurait profondément irrité la France. » ("WALPOLE, History of twenty-five years, p. 484, t. Ier.)
- ↑ Mercier à La Valette, 9 mai 1869.
- ↑ Bernhardi, Mémoires.