La Révolution dans l’Europe orientale/01

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La Révolution dans l’Europe orientale
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 513-537).
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LA REVOLUTION


DANS


L'EUROPE ORIENTALE.




PREMIERE PARTIE.
LES ILLIRIENS, JELLACHICH ET L'AUTRICHE.




Le mouvement politique qui agite aujourd’hui les populations de l’Autriche et de la Turquie d’Europe avait passé déjà par bien des phases, lorsque la révolution de février est venue lui imprimer une impulsion nouvelle. Il poursuivait son cours régulier au milieu de la paix, dans le calme de la réflexion, et les hommes qui l’avaient dirigé se reposaient sur le temps du soin de le conduire à son but. Les plus impatiens ne songeaient à rien oser, les armes en main, avant la mort du ministre redouté qui gouvernait l’Autriche et pesait d’un si grand poids sur l’Europe orientale. « A la mort de Metternich ! » c’était le rendez-vous que les patriotes de l’Autriche et de la Turquie se donnaient hautement. Toute tentative révolutionnaire était ajournée jusqu’à cette heure décisive. Contrairement aux prévisions les plus vraisemblables, le vieux ministre a survécu à son œuvre ; il a quitté le pouvoir avant la vie ; il a été renversé par une tempête qu’il avait devinée sans avoir pu la prévenir, et les patriotes de l’Europe orientale se sont vus devancés par une révolution sur le concours de laquelle ils n’avaient pas compté.

Les populations de l’Adriatique, du Danube et des Carpathes ont donc été saisies à l’improviste par la crise européenne, qui leur a fait faire en quelques mois le chemin de plusieurs années, mais qui les a aussi lancées dans les hasards de la lutte sans leur laisser assez de temps pour préparer leurs moyens et leurs armes, et pour reconnaître leurs amis dans le bouleversement général des alliances. Peut-être y a-t-il, en ces conjonctures, à côté de l’avantage de marcher plus rapidement vers le but désiré, l’inconvénient de marcher au milieu des orages. Cependant, à tout prendre, le bien semble l’emporter sur le mal, et, puisque les fatalités historiques ont voulu que ces graves questions fussent livrées au jugement des armes, j’aime, pour ma part, ce spectacle émouvant et dramatique où les rôles sont joués par des peuples entiers, où les hommes présentent des caractères originaux, où enfin le sentiment des masses se développe avec les libres allures et l’enthousiasme impétueux de la jeunesse.

Si l’on excepte Vienne, qui se borne à reproduire en petit la physionomie ordinaire aux révolutions de l’Occident, sans y mettre beaucoup du sien, les mouvemens populaires de l’Europe orientale ont une physionomie propre, empruntée au génie spontané de chacune des populations du Danube ; ils sont dominés par des idées sérieuses de droit et de devoir ; ils sortent en quelque manière du fond des cœurs, ainsi que d’une source, et déroulent, dans leurs phases diverses, d’attrayantes manifestations d’activité. Tandis qu’en d’autres pays moins rapprochés de l’état de nature, les systèmes étouffent l’homme, ici l’homme, par suite de son inexpérience même, a conservé la franche rudesse de ses passions, la vigueur native de son imagination. Certes, la science entre pour peu de chose dans ces tentatives ardentes et juvéniles ; mais du moins les sophistes n’y sont pour rien, et, en observant les premières vicissitudes de cette civilisation naissante, on reconnaît avec joie qu’il est encore quelque part de la foi politique, de l’enthousiasme et de la poésie, au moment même où toutes ces vertus semblent déserter peu à peu notre vieil Occident.

Les questions qui tourmentent le plus vivement l’esprit des peuples de l’Europe orientale ne sont pas précisément des questions de systèmes ; il s’agit beaucoup moins pour eux de telle ou telle organisation sociale que de la nationalité, c’est-à-dire de l’indépendance et de l’honneur national. Des intérêts constitutionnels et démocratiques viennent se mêler à ces grands intérêts de race et de patrie, on ne saurait le nier. C’est toutefois la nationalité qui a pris le pas sur la liberté ; c’est le triomphe de l’indépendance que l’on est convenu de chercher avant le succès de la démocratie, et celui-là serait traité comme mauvais patriote qui hésiterait à sacrifier les vœux, même équitables, de son parti aux convenances de la cause nationale. Ainsi en est-il du moins chez les Croates et chez les Bulgaro-Serbes, leurs frères par le sang, chez les Tchèques de la Bohême, chez les Roumains de la Transylvanie et de la Moldo-Valachie. Qui n’encouragerait pas cet esprit, lorsqu’on se rappelle pour combien les querelles de partis et de systèmes doivent être comptées dans la ruine de la Pologne, en 1831, et dans la catastrophe plus récente de la Lombardie ? La Pologne et la Lombardie se sont affaissées l’une et l’autre dans leur victoire même, sous le poids des questions de partis. Les Croates, les plus humbles pourtant des peuples de l’Europe orientale, se conduisent avec plus de prudence ; ils ont profité de ce triste enseignement, ou plutôt ils ont donné, dès l’origine de leurs espérances, l’exemple de la tactique la plus sage, en subordonnant l’intérêt de leurs libertés publiques à celui de leur race.

La révolution commencée à l’est de l’Europe est donc moins une lutte contre l’aristocratie et la royauté qu’une guerre contre le principe de la conquête ; c’est moins la dissolution d’une vieille société que le bouleversement du vieux droit des gens ; c’est moins un progrès immédiat de la démocratie que l’avènement d’un nouveau code international. Le fait est simple et clair. D’où vient donc l’obscurité dont cette question reste enveloppée, même après que les événemens ont parlé ? C’est que cette révolution s’accomplit dans des circonstances très compliquées, en raison de la diversité des races qui se trouvent aux prises, des alliances contre nature formées sous l’empire de la conquête et de celles qui te adent à se refaire sous l’influence des affinités de langue. L’Autriche, pour sa part, ne contient pas moins de sept races distinctes : des Polonais, des Tchèques ou Bohêmes, des Magyars, des Roumains ou Valaques, des Illyriens ou Croates, des Italiens et des Allemands. La Turquie d’Europe n’offre pas une physionomie moins variée : elle renferme des Roumains dans la Moldo-Valachie, des Illyriens dans la Bulgarie, la Serbie et la Bosnie, et, au midi, des Albanais, des Hellènes et des Osmanlis. Enfin, la Prusse elle-même possède un lambeau de là race polonaise, et la Russie le reste, avec un autre lambeau de la race roumaine dans la Bessarabie. La race allemande à Posen et dans toute l’Autriche, la race moscovite dans le royaume de Pologne, la race ottomane dans la Turquie, sont races conquérantes. Les Magyars sont à la fois conquérans et conquis, conquis par rapport aux Allemands de l’Autriche, conquérans par rapport aux Illyriens de la Croatie et de l’Esclavonie, aux Roumains de la Transylvanie, aux Tchèques du pays slovaque. Si l’on ajoute à ces oppositions, de situation et d’intérêts celles du génie individuel et primitif de chacun de ces peuples, l’esprit slave et patriarcal des Polonais, des Tchèques, des Illyriens, le caractère latin des Roumains, l’orgueil oriental des Magyars et des Turcs, le matérialisme des Autrichiens, le byzantinisme des Russes doublé de tartare, l’on aura le secret de l’obscurité qui entoure l’histoire contemporaine de l’Europe orientale. C’est le chaos dans l’enfantement. Il est juste de dire, toutefois, que la lumière se dégage peu à peu du milieu de ces élémens en dissolution, et qu’à la faveur des conflits dont le Danube est en ce moment le théâtre, l’attitude de chacun des peuples engagés dans la lutte s’est nettement dessinée. La route que les jeunes peuples de l’Europe orientale se proposent de suivre est en effet tracée dès ce moment, et, à moins que la Providence n’ait dans cette question des desseins contraires aux lois habituelles de l’histoire, on peut déjà entrevoir le dénoûment de l’épopée qui commence : c’est la transformation de l’Autriche et de la Turquie en états fédératifs, constitués sur le principe de l’égalité des races. Or, pour l’Autriche en particulier, ce principe équitable et fécond, en donnant la prépondérance numérique aux Slaves, c’est-à-dire aux Illyriens, aux Tchèques et aux Polonais, leur assure du même coup l’influence morale. Une vie nouvelle et généreuse rentre ainsi dans les veines engourdies du vieil empire, tout étonné de reprendre subitement de la jeunesse sur le sol même où l’on croyait voir sa tombe creusée. Les Allemands de l’archiduché et les Magyars de la Hongrie n’y trouvent point leur compte ; aussi ont-ils fait l’insurrection de Vienne contre le slavisme des Croates, afin de conserver la position de race conquérante et d’étouffer la nationalité au nom de la démocratie, mise en avant pour couvrir un intérêt d’ambition. Les Allemands ont succombé bravement sur ce champ de bataille, où leurs alliés les Magyars, enthousiastes, mais impuissans, n’ont pu leur porter qu’un secours tardif et inutile. Il est vrai que, par un étrange renversement des rôles, un certain nombre de Polonais, méconnaissant évidemment le caractère de la lutte et cédant, soit à un entraînement démocratique naturel à des intelligences passionnées, soit à une haine juste autrefois, mais aujourd’hui aveugle contre l’Autriche, ont combattu dans les rangs des Viennois pour les Magyars absens ; mais la fraction réfléchie et pensante des Polonais de Vienne et de Paris envisageait autrement la présence des Croates devant Vienne et leur alliance avec les Tchèques. Cette erreur partielle et momentanée des Polonais n’a rien changé à la marche des événemens. Le triomphe des Slaves était dans la nature des choses, et si ce triomphe se consolide, ce sera, avant tout, celui du principe des nationalités. Il suffit, en effet, de suivre les Croates dans leurs rapports avec l’empire autrichien, depuis le premier essai d’émancipation tenté en Illyrie, pour reconnaître que les derniers événemens de l’Autriche, loin de porter aucun préjudice à la démocratie, continuent un mouvement auquel doivent applaudir tous les amis des Slaves.

I

Les Croates, qui sont une tribu de la race illyrienne contenue entre la Drave, le Danube, la mer Noire, les Balkans, l’Adriatique et les Alpes tyroliennes, ont joué le rôle le plus intelligent et le plus actif au milieu de cette crise d’une si vaste portée politique et sociale. Si l’inspiration et l’instinct ont eu plus d’empire que la science sur leurs rudes esprits, il ne serait cependant pas exact de dire que la réflexion, la politique, dans son acception simple et vraie, aient été étrangères à leurs combinaisons, aujourd’hui victorieuses. Pour des barbares, les Illyriens de la Croatie ont remarquablement raisonné, et, bien qu’ils aient été amenés sur le théâtre de l’action beaucoup plus tôt qu’ils ne l’espéraient, ils ont sagement conduit leur naissante fortune. Aussi bien cette même sagesse a-t-elle présidé aux humbles commencemens de l’illyrisme[1].

En 1835, lorsque M. Louis Gaj, très jeune, encore inconnu, sans autre ressource qu’un talent flexible et sans autre autorité que celle d’une conviction ferme, essaya d’agiter la Croatie dans un intérêt national et dans une pensée hostile aux Magyars, les circonstances lui commandaient la plus grande réserve. L’entreprise à laquelle il se livrait ainsi avec la foi de la jeunesse était, à y regarder de près, aussi menaçante pour l’Autriche allemande que pour la Hongrie magyare. Il y avait des périls certains, inévitables à attaquer l’Autriche en face. L’oeuvre et l’écrivain eussent été précipités, par cette imprudence, dans une ruine commune et prompte. De leur côté, les Magyars étaient alors puissans par leur privilège de race gouvernante en Hongrie, et il ne fallait point que la Hongrie restât libre d’étouffer ce premier germe de l’illyrisme. M. Gaj, qui avait su voiler ses plans sous le simple prétexte de défendre la langue illyrienne et les libertés locales de la Croatie contre les ambitions de la langue et de la centralisation magyares, sut en même temps intéresser l’Autriche à sa cause en lui donnant à entendre qu’elle pourrait trouver en Croatie un point d’appui contre les Hongrois. C’était un moyen assuré de séduire le gouvernement autrichien, très ami de ces contre-poids à l’aide desquels chacune des populations de l’empire pouvait tenir les autres en échec. L’intrépide et prudent agitateur de la Croatie, s’était montré habile en ne proclamant pas tout d’abord son but, qui était de réveiller le sentiment national des populations illyriennes de l’Autriche, c’est-à-dire des Croates, des Esclavons, des Dalmates, des Carniolais, des Carinthiens et de la Styrie méridionale. La Croatie entière, toutes les populations illyriennes liées à son sort, adhéraient cordialement à la pensée de M. Gaj. Qu’on ne s’y trompe point : elles n’étaient conduites par aucun penchant ni par aucune amitié politique pour la race allemande. Le nemet (le muet), le Schouabe, c’est-à-dire l’Allemand, n’est pas plus populaire en Croatie qu’en Pologne ou en aucun lieu des pays slaves ; mais il est encore une race contre laquelle s’élèvent de plus robustes préjugés : c’est la race du Magyar, le Saxon de cette nouvelle Irlande.

Avec un peuple aussi belliqueux que les Illyriens, il était difficile que la lutte fût long-temps toute en paroles. Après avoir éveillé dans la poitrine des Croates le besoin de la nationalité, le docteur Gaj eût couru quelque danger à vouloir les nourrir seulement de belles promesses. Il ne suffisait pas qu’une génération de publicistes, de savans, de poètes et d’orateurs populaires eût surgi à sa voix pénétrante et facile ; il fallait pour ces jeunes hommes, placés à la tête d’un jeune peuple, un aliment à leur vive ambition. Il ne suffisait pas qu’ils eussent le libre usage de ces institutions parlementaires, de ces réunions trimestrielles des comitats, où assistaient, comme en Hongrie, les nobles paysans ou magnats, de ces assemblées d’Agram où se rencontraient les députés de l’Esclavonie et de la Croatie ; ils voulaient aussi des garanties pour leur indépendance nationale, et ils travaillaient, sous la conduite de leur O’Connell, à obtenir en réalité et en fait le rappel de l’union de la Croatie avec la Hongrie.

Ce mouvement, qui datait de 1835, était arrivé, en 1845, à un degré de consistance et de force assez grand pour inquiéter sérieusement les Magyars et imposer des conditions à l’Autriche elle-même, qui, en favorisant les premières évolutions de l’idée illyrienne, n’aurait peut-être pas voulu lui voir prendre une marche aussi rapide. L’Autriche cherchait dans les Illyriens un instrument passif ; un tel rôle convenait peu au caractère de ce peuple. Le cabinet de Vienne se crut obligé d’essayer d’une petite leçon comme d’avertissement, afin de les ramener par précaution à la modestie. Un malheureux régiment italien, commandé par des officiers allemands, fut condamné à cette triste besogne. A l’occasion d’un tumulte fort ordinaire dans les élections de députés ou de magistrats administratifs, on trouva moyen de faire massacrer les chefs de l’ardente jeunesse d’Agram. Au lieu d’être une leçon, ce massacre ne fut que le signal d’un soulèvement de toute la ville, animée d’un violent désir de vengeance, et le vice-roi, le ban Haller, désespérant d’éviter de plus grands malheurs, de sauver son autorité et sa vie, en fut réduit à abdiquer temporairement entre les mains de M. Gaj, seul capable de faire entendre des paroles de paix et de calmer la tempête. Le représentant de l’empereur et roi en Croatie avait donc plié le genou devant l’illyrisme, dont il avait reçu l’ordre de calmer le tempérament par le douloureux procédé de l’amputation. L’illyrisme se présenta dès lors triomphant à Vienne avec de nouvelles exigences, auxquelles M. de Metternich commença par sourire du bout des lèvres.

Les Croates possèdent ce regard fin et caressant, cette naïveté réfléchie, qui distinguent le Moscovite. M. Gaj ne s’annonça pas à Vienne comme le vainqueur du cabinet autrichien un peu désappointé ; l’habile publiciste feignit de croire que le massacre d’Agram était un fait indépendant de la politique ministérielle ; il affecta même d’y découvrir une sorte d’entente du ban Haller avec les Magyars, une conspiration organisée à l’insu de l’empereur pour contrarier l’illyrisme. M. de Metternich, heureux de voir la question ainsi comprise, souscrivit sur-le-champ à quelques-unes des demandes des Croates, et donna, quant aux autres, des promesses formelles. M. Gaj emporta de Vienne la destitution du ban de Croatie, avec la nomination de l’évêque patriote d’Agram en qualité de vice-roi intérimaire. La censure devait, aux termes de la même convention, se relâcher de sa rigueur et lever le veto mis sur plusieurs publications, au nombre desquelles se trouvait une histoire très hardie de tous les peuples illyriens, écrite en langue nationale par M. Gaj lui-même. Enfin, le cabinet consentait à la reconstitution de l’assemblée nationale de la Croatie, qui sortait peu à peu du chaos des vieilles coutumes, avec la pensée de centraliser l’action de l’illyrisme, et l’intention arrêtée d’amener la séparation absolue des deux royaumes de Croatie et de Hongrie. Quelles concessions exigeait-on des Croates pour prix de ces faveurs ? Une seule ; ils s’engageaient à appuyer dans la diète hongroise, où la Croatie était alors représentée, la politique du parti conservateur et autrichien. Qu’était-ce que ce sacrifice, en comparaison des avantages que l’on avait conquis sur les Magyars et sur l’Autriche, et de cette quasi-indépendance nationale acquise désormais à la Croatie ?

La révolution de février a trouvé les Croates occupés à organiser ces libertés locales qui devaient offrir un abri tutélaire à la nationalité. Aussi, en recevant le contre-coup des événemens de Paris, la nationalité illyrienne a-t-elle tressailli fièrement dans le sein de l’humble Croatie. A mesure que la révolution s’avançait vers l’Orient, l’illyrisme prenait plus d’ardeur et d’audace, sans s’éloigner toutefois de ces principes d’alliance austro-croate à l’ombre desquels il avait grandi. Plus l’émotion révolutionnaire était profonde dans l’Europe orientale et plus il y avait de probabilités d’une conflagration, plus aussi M. Gaj voyait la nécessité de s’assurer contre les Magyars une base d’opérations par le concours de l’Autriche. Diviser ses ennemis pour triompher de l’un d’abord, sauf à tomber sur l’autre un peu plus tard, c’était la politique à la faveur de laquelle la Croatie avait pris une influence si forte sur les affaires autrichiennes, et allait être prochainement appelée à décider du sort de l’empire même.

Jusqu’alors, l’illyrisme s’était débattu et développé pacifiquement par la presse, les écoles et les assemblées publiques ; il avait marché à l’aide de la parole et de la plume et s’était répandu parmi toutes les populations slaves de l’Autriche et de la Hongrie méridionales. Il avait même franchi la frontière turque et gagné le cœur des belliqueuses populations illyriennes qui habitent entre Raguse et Constantinople, les Monténégrins, les Bosniaques, les Serbes et les Bulgares. Une même langue, un même sang, les mêmes malheurs et les mêmes aspirations vers une vie inconnue, vers la réalisation de cette pensée de nationalité, nouvelle dans le monde, avaient sympathiquement réuni les Illyriens de la Turquie aux Illyriens de la Hongrie et de l’Autriche, et les sentimens de toutes ces tribus, depuis les Alpes tyroliennes et depuis le Bosphore, avaient en un instant convergé vers ce petit coin de terre, cette obscure ville d’Agram où fermentait comme un levain généreux l’idée illyrienne. Cependant tout ce travail n’avait encore été en quelque sorte que parlementaire et politique ; les hommes d’épée n’avaient point encore paru sur la scène, mais leur temps approchait ; on en avait le pressentiment sur tous les points du sol illyrien, dans le sein duquel il semblait qu’une explosion se préparât.

Il n’est point de pays qui soit plus propre à produire et à improviser des chefs intrépides que le pays illyrien. Partout l’existence y est d’une simplicité et d’une âpreté à la fois viriles et poétiques. La nature y produit spontanément des caractères énergiques et primesautiers, qui n’ont pas toujours l’élégance ni la politesse des mœurs, mais qui possèdent une gravité innée, une dignité originale, des hommes qui ne savent pas toujours lire, mais qui pourtant savent souvent parler avec éloquence. Tels ont été tout récemment, en Serbie, George-le-Noir, le fondateur de l’indépendance des Serbes, après lui Milosch et après celui-ci Voutchich, le ministre de la guerre du fils de George-le-Noir, et cent autres. En temps de paix, ou du moins au milieu du calme des idées, ces fortes natures restent stériles et ignorées dans les humbles emplois de la vie agricole et pastorale ; mais qu’une pensée patriotique, qu’un souffle d’en haut vienne agiter leurs forêts, alors cette force inconnue les émeut intérieurement, elle les arrache à leurs troupeaux, elle les entraîne, elle les précipite dans les événemens. Comme ce vieux poète aveugle du temps de George-le-Noir, ils vont tête baissée ; il suffit qu’on les tourne du côté où le canon gronde, les voilà, qui s’élancent, et, s’ils ne restent pas sur le champ de bataille couchés parmi les.morts, ils en reviendront en héros que la poésie populaire se hâtera d’immortaliser.

Parmi les diverses tribus de la race illyrienne, c’est la tribu démocratique des Serbes qui a le privilège de produire le plus de ces batailleurs épiques, puissans sur l’imagination sensible des masses. Si la Croatie eût manqué d’un chef militaire pour les événemens qui se préparaient, elle l’eût trouvé dans la démocratie serbe ; et, pour ne parler que d’un seul, Milosch, prince détrôné, mais célèbre parmi les Illyriens, s’offrait de lui-même. Toutefois, derrière le nom de Milosch se cachait une ambition personnelle hostile au chef actuel des Serbes, Alexandre Georgewitz, brave, honnête et loyal entre tous les Illyriens. Aussi M. Louis Gaj avait-il tourné ses yeux d’un autre côté. Depuis long-temps, il avait dirigé la faveur et les espérances des patriotes d’Agram vers un officier des colonies militaires croates, esprit cultivé, hardi, poétique et en même temps illyrien par la langue, démocrate dans ses mœurs : Joseph Jellachich. Les colonies militaires de la Hongrie, formées à l’est de Valaques et de Szeklers ou Sicules, qui sont Magyars, appartiennent, dans la Croatie et l’Esclavonie, à la race illyrienne. Elles forment la meilleure milice de l’empire, et, depuis un siècle, ce sont elles qui ont mérité tous les lauriers que l’Autriche a cueillis. Les hommes y naissent, vivent et meurent soldats, sur une terre cultivée en commun, dans les principes rigoureux de la fraternité et de la discipline militaire. Populations peu fortunées, mais intelligentes et non point sans éducation, très avancées par exemple dans la connaissance du droit qui régit leurs propriétés et leurs personnes, elles étaient fort accessibles aux idées nouvelles qui travaillaient la Croatie, et en effet, partout où les officiers étaient Illyriens, la propagande y avait pénétré victorieusement à la suite des journaux de M. Gaj. Les colonies militaires, sous l’influence de cet esprit, tendaient de jour en jour, et sous les yeux de l’Autriche, à devenir les gardes nationales de l’illyrisme. Jellachich, arrivé au grade de colonel, avait, entre tous les autres officiers de la frontière, gagné la sympathie des soldats croates et attiré les regards des agitateurs d’Agram. M. Gaj, devenu puissant à Vienne, obtint la nomination de Jellachich à la dignité suprême de vice-roi de Croatie. L’illyrisme avait ainsi trouvé une épée.

Jellachich est plus qu’une épée. Brave et chevaleresque sans avoir le bras homérique de George-le-Noir ou de Voutchich, il a sur eux l’avantage d’une culture d’esprit très étendue ; ses études et les connaissances qu’il a puisées au contact des civilisations occidentales, loin d’avoir étouffé en lui l’originalité de son génie slave, en ont servi peut-être le développement, en lui donnant une notion claire des grands intérêts au milieu desquels il est appelé à jouer un rôle. Doué comme slaviste d’une intelligence moins érudite que celle de Louis Gaj, il a de plus que le publiciste illyrien la connaissance approfondie d’un autre monde au-delà du monde slave. Il connaît l’Europe avec ses passions, ses idées ; sa puissance de civilisation, et, par dessus la tête des Allemands, il tourne souvent les yeux vers la France. Cependant c’est en lui-même et dans l’instinct national de l’Illyrie qu’il puise ses inspirations, et c’est sur les convenances et les nécessités de l’intérêt illyrien qu’il règle sa conduite. En prenant possession de ses fonctions de ban, il est entré corps et ame dans la pensée de Louis Gaj : alliance avec l’Autriche, guerre contre les Magyars.

L’Autriche, menacée de Milan à Cracovie, ne pouvait guère marchander sur les conditions : elle se mit en quelque sorte à la discrétion des Croates. D’ailleurs, elle n’était plus en position de faire face aux événemens sans le concours de l’illyrisme. Les Croates, par leur esprit national, sont tout-puissans sur la Dalmatie, qui est un membre détaché du royaume de Croatie, sur Trieste, qui est peuplé d’Illyriens, sur la Carniole, la Carinthie et la Styrie, provinces situées sur le chemin de Vienne à l’Adriatique et à Venise. Enfin ces mêmes Croates, qui ont derrière eux, avec la partie méridionale de l’Autriche, l’immense appui moral, et au besoin armé, des Illyriens de l’empire ottoman, les Bulgares, les Bosniaques, les Serbes et les Monténégrins, éveillent aussi au nord de la Hongrie, en Bohême, et jusqu’en Pologne, d’énergiques sympathies qui sont pour eux une influence.

Bien que les Tchèques de la Bohême et de la Hongrie septentrionale et les Polonais se regardent comme plus avancés en civilisation que les Croates, ces deux peuples sont forcés de reconnaître dans l’étroite Croatie l’un des plus ardens foyers de la propagande slave, l’un des endroits du monde où se discute avec le plus de virilité l’intérêt des nationalités opprimées. Il était évident que le jour où les Croates voudraient parler aux Tchèques et aux Polonais un langage fraternel, ils attireraient les uns et les autres dans leur alliance. Or, la Bohême, durement étreinte par le germanisme, savante, mais épuisée sous le poids d’une longue domination, ardente et hardie dans les recherches et les luttes d’érudition slave, mais moins belliqueuse par nature que la Pologne et l’Illyrie, caressait, depuis long-temps, la Croatie et ses écrivains, nourris et formés pour la plupart dans l’université de Prague. Quant aux Polonais, semblables au héros de Carthage, qui, après la ruine de sa patrie, parcourait encore le monde pour susciter des ennemis au nom romain, ils avaient songé à tous les points de l’Europe et de l’Asie où ils pouvaient constituer une résistance ou armer une haine contre la Russie, et ils avaient souvent épanché leurs plaintes dans le sein des agitateurs croates. Si donc les Croates ouvraient leurs bras, la Bohême et la Pologne avaient bien des raisons de s’y précipiter. Jellachich ne l’ignorait point, et, en saisissant le rôle que lui offrait la querelle des Croates et des Magyars, sa pensée, prompte et pénétrante, embrassait un plus vaste horizon. Il ne se bornait pas à se poser comme le défenseur de l’intérêt croate et de l’illyrisme ; il s’annonçait également comme l’ami des Slaves de toute l’Autriche septentrionale.

Par malheur pour les Slaves autrichiens, le point de vue d’où ils envisageaient la situation de l’empire n’était pas le même chez tous, et les Polonais en particulier n’avaient pas tous une idée très nette de la politique de la Croatie et des intentions de Jellachich. Accoutumés à voir dans l’Autriche le plus perfide de leurs maîtres, encore saignans des blessures reçues de sa main en Gallicie et à Cracovie, quelques-uns pensaient que leur premier vœu devait être la dissolution de la monarchie autrichienne. Les Tchèques étaient moins hostiles à la dynastie de Habsbourg, quoiqu’ils eussent beaucoup souffert du germanisme. Jellachich pouvait donc, sans exciter la défiance des Tchèques, rester fidèle aux traditions illyriennes de l’alliance austro-croate ; mais le vrai sens de sa conduite restait mystérieux, inexplicable même, pour certains Polonais impatiens, ennemis des lenteurs, excellens soldats à tout propos, au risque de compromettre leur propre cause, et, au demeurant, mauvais diplomates. Bref, bien que la grande majorité des Tchèques et les Polonais sensés fussent de cœur ou de fait avec Jellachich, celui-ci, plein de foi en l’avenir, se lança en tête de ses seuls Illyriens à la poursuite de l’idée politique dont ils partageaient avec lui le secret.

C’était un dramatique spectacle, celui des soldats réguliers et des volontaires illyriens qui, frémissant d’une patriotique émotion et subjugués par la puissance du sentiment national, accouraient autour du drapeau levé par Jellachich. Les régimens-frontières avaient marché en Italie, ils y avaient combattu par devoir, froidement, sans enthousiasme : ils avaient, comme les régimens magyars, tchèques et polonais, subi la douloureuse fatalité du commandement militaire ; mais la guerre que les Croates allaient porter sur le territoire hongrois était une guerre nationale, la protestation des vaincus d’un autre siècle contre des conquérans orgueilleux, l’acte indépendant d’un peuple qui s’appartenait pour la première fois. Les régimens des colonies et les paysans prenaient les armes avec cette foi entière des peuples jeunes ; quelques-uns même allaient au-delà des vœux de leur chef, et lorsqu’il leur parlait ce langage démocratique et fraternel qui est celui de son caractère, c’était un tressaillement général, des cris de jivio, des vivat prolongés et entraînans. « Père, lui disaient-ils, nous partons pour aller te chercher à Bude la couronne de saint Étienne, et nous te suivrons jusqu’au bout du monde ! » C’était le sentiment avec lequel les soldats de Jellachich passaient la Drave, les uns fantassins des colonies, équipés comme les meilleures troupes de l’Europe, les autres volontaires en haillons, avec leur surka de toile ou de grosse étoffe, quelques-uns avec les manteaux rouges et le bonnet des Serbes et des Hellènes. Si primitif que ce spectacle pût paraître à des yeux accoutumés à la régularité de nos bataillons, c’étaient les soldats d’une idée, et ils brûlaient, avec une ardeur d’enfans, de faire entendre à l’Europe leur premier coup de canon. Leur seule crainte, la crainte de Jellachich était de ne point rencontrer de Magyars à combattre.

Quelle est en effet la puissance, et quelles sont les ressources de la race magyare ? C’est un douloureux sujet de discussion qui ne peut qu’éveiller de mélancoliques réflexions dans toute ame consciencieuse et loyale, car voici que le malheur des Magyars dépasse leur orgueil et leur folie, voici que leurs désastres sont plus profonds que leur ambition démesurée ; voici enfin que, saisis par le vertige, ils succombent sans avoir combattu sous le poids de leurs propres fautes ! Il y avait, parmi les Magyars, un homme d’un caractère élevé et d’un sens droit, Étienne Széchényi, le fondateur de la navigation du Danube, le meilleur des patriotes. Depuis plusieurs années, il entrevoyait la crise où le magyarisme ultra-enthousiaste précipitait son pays, il avait plusieurs fois prédit le péril ; mais, à la vue d’un abîme encore plus profond que sa pensée ne l’avait prévu, il a perdu la raison. Qui pourrait imaginer un plus noble et un plus juste désespoir ?

Széchényi a commencé par être pour les Magyars ce que Louis Gaj a été pour les Croates, c’est-à-dire le promoteur de l’idée nationale. Plusieurs années avant que l’agitation illyrienne eût pris naissance à Agram, Széchényi avait donné, le branle au mouvement magyar, en rendant à la langue des paysans la dignité de langue nationale et en assurant les libertés constitutionnelles du royaume et les progrès de la richesse publique. Toutefois, lorsqu’il avait pris l’initiative de ces innovations, qui devaient, dans sa pensée, rendre à la Hongrie une vie propre, une existence nationale, il n’était animé ni par des idées d’insurrection contre l’Autriche, ni par des projets d’intolérance contre les populations non magyares enfermées dans les limites du royaume. Pourquoi ? C’est que d’une part il n’ignorait point que les Magyars sont en minorité sur le territoire où ils se sont établis en conquérans, et que, de l’autre, en les voyant perdus ainsi au milieu de l’Europe orientale, pressés entre de grandes races, telle que la race allemande et la race slave, il craignait que l’indépendance, surtout une indépendance trop hâtive, n’équivalût pour eux à une ruine complète. Plus le magyarisme était devenu intolérant, plus il avait soulevé de résistance et de haine chez les Illyriens de la Croatie, chez les Tchèques des Carpathes, chez les Roumains de la Transylvanie, — plus aussi le comte Széchényi, se séparant des exaltés de Pesth, se rapprochait de l’Autriche, à laquelle il ne prétendait faire qu’une opposition strictement constitutionnelle. Cette politique eût enlevé tout prétexte à l’alliance des Croates et des Tchèques avec le cabinet de Vienne, lors même qu’elle n’eût pas réussi à conjurer leurs haines et à éloigner d’eux les pensées de rébellion. Malheureusement l’orgueil des Magyars les aveuglait sur la vraie situation du pays. Aucun pouvoir ne leur paraissait plus légitime et plus assuré que celui qu’ils exerçaient comme race gouvernante, et ils ne comprenaient pas que leurs sujets illyres ou grecs, comme ils appellent avec mépris les Croates ou les Roumains, pussent concevoir la pensée d’aspirer à l’égalité politique. Dans le cas d’une résistance armée, les Magyars ne doutaient point qu’il ne leur suffît de paraître pour écraser et exterminer les rebelles. Cette opinion était précisément celle du parti le plus avancé en matière de réformes législatives, de ce parti ardent et passionné qui, réunissant ainsi dans son programme les idées de liberté et celles de domination, espérait acquérir par des concessions aux classes souffrantes, aux paysans corvéables, le droit de les dénationaliser. Le journaliste Kossuth, Slovaque d’origine, magyarisé lui-même dès l’enfance, le plus intrépide des Magyars et le plus ambitieux, était à la tête de ce parti et le personnifiait dans son éloquence orientale et sans règle. Kossuth, porté au pouvoir par le flot révolutionnaire, entraîné par la double exaltation de son orgueil personnel et de son magyarisme, traitait avec un suprême dédain et les Croates et Jellachich, et les foudroyait chaque jour de sa parole au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens. L’Europe, persuadée que les Magyars étaient les plus forts parce qu’ils étaient les plus bruyans, les plus libéraux parce qu’ils parlaient le plus de liberté, et les plus civilisés parce qu’ils avaient une aristocratie façonnée aux mœurs de l’Angleterre, l’Europe, mal renseignée sur le droit et les ressources des deux partis, pouvait se laisser prendre à ces bruits des âges fabuleux, à ces paroles de géans, à ces menaces de héros mythologiques ; mais les Croates connaissaient mieux leur ennemi. Ils ne s’effrayaient point des foudres de Kossuth, et aux accusations de servilisme, de barbarie, d’impuissance, ils répondaient par l’invasion du territoire magyar.

Les Magyars, surpris, mais non déconcertés, continuaient de voir dans Jellachich un chef de brigands au milieu d’une armée de mercenaires que le premier coup de canon mettrait en déroute : Jellachich n’en suivait pas moins son chemin vers Bude, conduit comme par des pressentimens mystérieux. Il pourchasse les premières troupes magyares qui se trouvent sur sa route et qui sont fort étonnées de rencontrer en lui un adversaire résolu, parfaitement armé, dominant ses volontaires par l’influence de son nom magique, et fortifiant la discipline de son infanterie régulière par les inspirations du patriotisme. Les Magyars ne peuvent pas croire que leur général, Teleki, ait pu reculer devant les Croates : ils l’accusent de trahison. Bientôt cependant Jellachich, traversant toute la Hongrie méridionale sans coup férir, arrive à quelques heures de Bude et de Pesth. Un cri d’alarme s’échappe alors de toutes les poitrines magyares, et quiconque peut porter les armes dans les deux capitales se présente à la rencontre des Croates ou prépare la résistance sur le Danube.

Si facile et si rapide qu’eût été la marche de Jellachich, il ne pouvait, sans avoir rassemblé toutes ses forces, se lancer dans une entreprise aussi grave que le siège de Bude, bâti sur un rocher et défendu par une population au désespoir. Il eût d’ailleurs préféré attaquer Pesth, ville ouverte, située en rase campagne et foyer réel du magyarisme ; mais, pour prendre Pesth en face de Bude, il fallait franchir le Danube. Ces considérations de stratégie et de politique décidèrent Jellachich à rester un instant dans l’expectative. Il attendait des renforts de deux côtés, de l’ouest et du sud-est. Dans la région du sud-est, à la pointe orientale de l’Esclavonie et dans la portion limitrophe du banat de Temesvar, les populations illyriennes s’étaient organisées d’elles-mêmes en partisans ; elles avaient déjà eu, non sans succès, de nombreux engagemens avec les troupes magyares. Ces terribles volontaires, plus rapprochés de la vie primitive que les Croates voisins de l’Italie et de l’Allemagne, marchaient au combat sous les ordres de l’évêque et patriarche grec de Carlowitz, le vénérable et belliqueux Raiachich. La bouillante ardeur du patriarche avait d’abord souffert des calculs et des combinaisons politiques du ban de Croatie ; mais Jellachich, après avoir épanché ses sentimens dans le cœur de l’impétueux évêque, avait gagné sa confiance, et les opérations militaires des deux chefs marchaient de concert.

Toutefois le principal appui que Jellachich espérait, exigeait, c’était celui de l’empereur, qui, au risque de blesser le radicalisme allemand et de soulever dans Vienne des passions redoutables, était contraint de donner raison aux Croates et d’agréer les plans de leur général. Dans l’attente de ce concours et conformément aux nécessités de cette tactique, Jellachich, avant d’attaquer les deux capitales magyares, dut faire un mouvement du côté de l’ouest, afin d’opérer sa jonction avec les troupes envoyées de Vienne, et de retomber ensuite sur Buda-Pesth. C’est pourquoi, au lieu de marcher directement au nord sur Bude, il se porta vers l’ouest sur Raab et Commorn, d’où il dominait le Danube et la route de Vienne à Bude.

Le magyarisme était alors dans la surexcitation du désespoir ; Kossuth prêchait dans son langage, souvent hyperbolique et quelquefois émouvant, une croisade d’extermination. Les paysans magyars, saisissables par le patriotisme et l’enthousiasme, se soulevaient pour anéantir les Croates et pendre le brigand Jellachich, l’instrument impudique de la camarilla, le lieutenant stipendié de Nicolas. Lorsqu’on le vit se replier sur Raab, on fit croire aux paysans qu’ils l’avaient mis en pleine déroute, que les chemins de la Croatie lui étaient coupés, et que, fugitif, il n’aspirait qu’à cacher sa honte loin de son pays. Pendant que les agitateurs magyars travaillaient par ces fables l’imagination crédule du paysan, ils combinaient et exécutaient un dessein plus sérieux. A l’alliance de Jellachich avec l’empereur, ils opposaient une alliance des Magyars avec les radicaux allemands.

Les radicaux de Vienne forment à peine le dixième de l’assemblée constituante, qui représente l’empire, moins la Hongrie, la Croatie, la Transylvanie et la Lombardie. Ils ne brillent ni par l’autorité du nom, ni par la puissance du talent, ni même par la hardiesse des idées. Perdus au milieu d’une assemblée indécise où les rivalités de province et de nationalité dominent généralement les intérêts libéraux, ils n’apportent, au milieu de ces tiraillemens et de ces luttes sourdes ou patentes, que de nouveaux élémens de confusion. Le radicalisme viennois manque d’inspirations qui soient originales. Comme le radicalisme germanique, il se contente de puiser dans notre histoire et d’imiter consciencieusement, sans ajouter aux idées de notre âge héroïque autre chose que cette teinte mystique naturelle au génie allemand. Encore faut-il avouer que le radicalisme savant et passionné de Francfort et de Berlin l’emporte de beaucoup sur celui de Vienne, timide et peu sûr de lui-même. Et pourtant plusieurs circonstances conspirent en quelque sorte pour favoriser celui-ci dans l’expansion et le triomphe de ses idées. C’est d’abord la faiblesse de l’empire et la lutte des races. C’est ensuite l’organisation même de la garde civique ; c’est l’établissement de cette force turbulente qui, sous le nom de légion académique, a joué un rôle si décisif dans toutes les manifestations dont Vienne a été le théâtre. La légion académique est composée, non point seulement de la jeune population des universités, mais de révolutionnaires accourus de tous les points de l’empire et de la confédération elle-même. Allemands, Hongrois, Polonais, Italiens, se sont donné rendez-vous dans ces cadres, et, fort peu soucieux de l’intérêt de Vienne et de l’Autriche, ils se sont constitués en janissaires du radicalisme.

Les ministres magyars essayèrent de faire entendre aux quarante radicaux de la diète de Vienne et à la légion académique que le radicalisme était compromis par la conduite et l’ambition de Jellachich. Ils furent écoutés. Les Allemands voyaient dans le ban de Croatie un Slave résolu qui élevait un drapeau peu agréable aux yeux de la race germanique. Les Italiens, de leur côté, redoutaient un accroissement d’autorité pour cette race qui venait de frapper des coups si terribles sur leur nationalité. Les Polonais, acharnés contre le gouvernement de l’Autriche et troublés d’ailleurs par le respect humain en présence de l’Europe démocratique, entrèrent aussi dans le mouvement qui se préparait. Tous d’ailleurs, Allemands, Italiens, Polonais, séduits par les magnifiques promesses des Magyars, et croyant sérieusement à une coopération impétueuse de ce côté, acceptèrent l’alliance proposée. On sait quel sanglant triomphe vint bientôt la sceller. Pour la seconde fois depuis le mois de mars, le souverain, naguère encore absolu, fut forcé de quitter Vienne et de fuir devant l’insurrection. La nomination de Jellachich au commandement de la Hongrie et le départ des troupes destinées à faciliter son entrée dans Pesth avaient été le prétexte de la bataille. C’était une grande victoire remportée par les Allemands et les Magyars sur la race slave, si les Magyars avaient été en position de tenir les engagemens contractés avec le radicalisme, c’est-à-dire d’anéantir Jellachich isolé et d’amener devant Vienne une armée magyare, non point de trois cent mille hommes, mais de trente mille hommes seulement.

Le contraire arriva, et il fut donné à Jellachich de trouver dans la victoire même des radicaux viennois l’occasion d’agrandir son rôle, de relever la cause des Slaves un moment compromise, et de peser davantage sur les destins de l’empire. Le danger est à Vienne plus qu’à Pesth, se dit-il, et au lieu de courir à l’ennemi impuissant pour le terrasser, c’est vers l’ennemi victorieux qu’il tourne son épée. Au moment même, où les Magyars affirmaient qu’il était en déroute et où l’Europe, trompée par de fausses nouvelles, croyait, en effet, le voir précipité en désordre dans les montagnes de la Styrie, il apparaissait calme et ferme aux portes de Vienne, avec ses troupes qui, à défaut de prises de corps avec l’insaisissable armée des Magyars, avaient combattu vaillamment et gaiement contre la nature, et accompli, au milieu des privations, une marche forcée digne de vieux soldats. Les Croates brûlaient, non pas de piller et d’incendier, mais de se battre contre des Schouabes et des Magyarons pour la gloire de l’homme qui leur paraissait résumer en lui les griefs et les espérances de leur nationalité. En effet, dans ce premier instant de trouble, au milieu du désordre, de la confusion et de la défaillance des impérialistes, Jellachich ne tenait-il pas en ses mains la fortune de l’empire ? S’il n’avait été qu’un vulgaire ambitieux, il l’eût brisé. Un coup d’épée lui suffisait pour trancher le lien qui retenait encore assemblés tant de membres en désaccord, et sa part n’eût pas été la moins belle. L’Illyrie autrichienne, c’est-à-dire la Croatie, l’Esclavonie, la Dalmatie et l’Istrie, puis la Carniole, la Carinthie et la Styrie méridionale auraient formé, sur l’Adriatique, avec Trieste, Fiume, Zara et Raguse pour débouchés, un état respectable qui aurait eu bien des moyens d’influence sur les Illyriens bulgaro-serbes, bosniaques et monténégrins. Si belle pourtant que fût la tâche de commencer l’organisation de la nationalité illyrienne et d’en être le premier souverain, Jellachich ne se laissa point séduire ; il était préoccupé de la civilisation générale, de l’équilibre européen, auquel l’existence de l’Autriche est indispensable dans le temps présent. Son ambition était de transformer, de régénérer la vieille Autriche par un principe supérieur, par le principe éminemment libéral de l’égalité des nationalités. Aussi Jellachich s’écrie-t-il, dans un moment d’inspiration sensée : Si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer ! En frappant sur l’insurrection de Vienne, ce n’est pas tel ou tel système social qu’il prétend frapper ; c’est l’alliance de la race allemande avec la race magyare, c’est l’obstacle à l’invasion de la race slave dans le gouvernement de l’Autriche.

Cette pensée méritait d’être comprise par les Tchèques et les Polonais de la diète de Vienne. Les députés tchèques l’ont saisie d’instinct. Leur premier mouvement, dès le lendemain de l’insurrection, a été de se retirer à Prague et de faire de là un appel à tous les députés slaves. C’était pour les slavistes savans, comme Palaski et Schafarik, une belle occasion de reprendre la thèse développée, quelques mois auparavant, au sein de ce congrès slave, où l’on avait proposé pour la première fois avec solennité l’union politique des Slaves autrichiens. L’épée inflexible de Windischgraetz avait tranché brusquement la question au moment même où le congrès allait publier le résultat de ses travaux et un manifeste à l’Europe. Les Tchèques, bombardés et massacrés ainsi tout récemment par ordre de Vienne, se déclaraient cependant les plus fermes soutiens de l’empereur, au risque d’avoir à combattre à côté de ce même Windischgraetz dont le nom est écrit en caractères sanglans sur le pavé de Prague. Ils n’hésitaient pas, en dépit de ce douloureux souvenir, à se ranger sous les drapeaux de l’empereur, tant cette conduite leur semblait commandée par l’intérêt slave lui-même en présence du pacte germanico-magyar.

L’exemple des Tchèques aurait dû éclairer les Polonais de la diète sur les vrais intérêts de leur race. Quelques-uns étaient résolus à imiter les Tchèques ; mais d’autres restaient indécis dans les perplexités du patriotisme, et plusieurs enfin s’étaient entièrement mépris sur le caractère et les conséquences de l’insurrection. Ils essayèrent de se concerter. Au milieu de ces circonstances solennelles, les débats furent passionnés et marqués par des scènes déchirantes. L’un des plus actifs et des plus intelligens députés de la Gallicie, George Lubomirski, y fut frappé dans sa vive intelligence ; sept quittèrent la diète ; les autres restèrent en proie à l’indécision ou se laissèrent entraîner par le désir d’arracher à la diète de Vienne quelques concessions spéciales pour la Pologne au milieu de la crise. Dans la pensée de ceux qui se retiraient, la diète avait changé de caractère ; elle s’écartait du principe de l’égalité des races ; elle travaillait au profit des Magyars et de l’Allemagne. « Eh quoi ! disait l’un de ceux-là, M. Ladislas Zamoyski, dans un manifeste à ses électeurs, une partie de la diète de Francfort n’a-t-elle pas déclaré dans son message à la diète de Vienne que celle-ci a bien mérité de la patrie allemande ? Or, je jure devant Dieu que l’intérêt de l’unité allemande ne m’a jamais préoccupé ! »

Cependant les Croates campaient aux portes de Vienne, sans rien perdre de leur première confiance. L’agitation nationale produite dans les provinces slaves du nord, en Bohême, en Moravie, en Silésie, en Gallicie, et au midi jusqu’à Raguse, dans toute l’Illyrie, les encouragemens des Illyriens mêmes de la Turquie, rassuraient la conscience de ces paysans de la Save contre les accusations de barbarie dont l’Europe les poursuivait sur le témoignage des Magyars. Ceux-ci, toutefois, qui, chaque jour, devaient apparaître avec une armée formidable pour anéantir Jellachich sous les murs de Vienne, travaillaient péniblement à organiser cette armée, conçue par l’imagination de Kossuth, mais non encore réalisée. De leur côté, les radicaux de Vienne croyaient à la prochaine arrivée de ce puissant secours si hautement et si catégoriquement annoncé, et ils espéraient que Jellachich serait écrasé avant même que l’armée impériale eût réussi à rassembler ses débris et à se reconstituer assez fortement pour menacer Vienne. On sait que les Magyars, fort occupés à l’est par le patriarche Raiachich, effrayés de l’attitude de leurs paysans tchèques des Carpathes, menacés d’une insurrection des Roumains de la Hongrie orientale et de la Transylvanie, n’ont pas rempli l’attente de leurs alliés et ont donné le temps à l’empereur et à son lieutenant Windischgraetz de concentrer autour de Vienne des forces imposantes. On sait enfin qu’une lutte terrible s’est engagée avant que les Magyars eussent donné signe d’existence, et que déjà Vienne était envahie et rendue, lorsque ce secours tant promis s’est présenté sur le Danube, et a ranimé un moment l’espoir des vaincus, mais seulement pour appeler sur eux de nouveaux malheurs et pour attirer aux Magyars une défaite signalée.

L’idée pour laquelle les radicaux de Vienne se sont battus était une idée fausse, car ils associaient leur libéralisme aux intérêts de la race allemande et de la race magyare, qui sont les intérêts de la conquête. Et comment ne pas déplorer cette erreur ? comment ne pas reconnaître que leur courage était digne d’une meilleure cause ? Oui assurément, les radicaux de Vienne, quoique timides dans l’expression de leurs idées politiques et fort embarrassés de leur triomphe dès le lendemain de la victoire, ont déployé une vive ardeur et une résolution énergique au milieu des derniers événemens, et ils n’ont succombé que parce qu’ils avaient contre eux, non point l’empereur, réduit à n’être plus qu’un nom, mais la justice, la vérité, le bon sens, le droit des nationalités et la foi politique d’un peuple méconnu par eux.

Les Croates viennent d’être appelés, par des conjonctures politiques inattendues, à faire acte de virilité au cœur même de l’Autriche. Avec l’aide des Tchèques et d’une partie des Polonais, ils ont pris en quelque sorte possession de l’empereur en lui rendant son empire. C’est le cas de dire avec Tacite, parlant des prétoriens de Galba : Evulgato imperii arcano ; ils ont pénétré le secret de l’empire ; ils ont vu de près comment on le perd, comment on le ressaisit. On ne réussira pas plus à leur enlever cette science qu’à arracher de leurs cœurs le sentiment qu’ils ont d’avoir combattu et triomphé dans l’intérêt national des Slaves. Ce combat, ce triomphe, ne sont que le premier acte du vaste drame qui va se jouer sur les rives du Danube ; mais, dans ce drame, les Croates ont dignement commencé leur rôle. La Bohême rêveuse et mystique, entraînée vers eux par un attrait fraternel, la Pologne bien intentionnée, mais un peu lente à reconnaître ses vrais amis au milieu des flatteurs de son infortune, n’ont paru qu’au second plan sur la scène, pendant que la Hongrie exaltée, saisie par l’esprit de vertige, se laissait broyer entre le génie défaillant du vieil empire d’Autriche et le génie entreprenant des jeunes peuples slaves.


II

Les Slaves ont vaincu ; mais il reste à organiser la victoire, et déjà même les ministres allemands de l’empereur s’effraient des conséquences du service rendu par les Slaves à l’empire. Vienne est pacifiée. Menacée au nord par les paysans tchèques, assaillie à l’est par les Valaques de la Transylvanie, au sud-est par les Serbes du métropolitain Raiachich, au midi par Albert Nugent, lieutenant de Jellachich, à l’ouest par Jellachich lui-même, défendue par une garde nationale incapable de tenir tête à des troupes régulières et à des bandes de partisans, la Hongrie commence peut-être à comprendre que le meilleur parti serait d’accepter les conditions proposées par les Slaves. Ceux-ci ne veulent pas, dans le présent, retirer de leur succès d’autre avantage que l’application du principe de l’égalité des nationalités. Comment obtenir cette application ? C’est là ce qu’il faut examiner, en se plaçant un moment au point de vue des Slaves, en appréciant les chances nouvelles et favorables qu’ils croient trouver dans les derniers événemens de l’Autriche.

Le principe de l’égalité des races rencontre-t-il en ce moment des obstacles bien sérieux ? Les Hongrois ont sans doute combattu ce principe jusqu’à ce jour, comme contraire à l’intérêt de leur domination ; mais aujourd’hui ils n’ont plus le choix qu’entre l’abandon de leurs prétentions orgueilleuses ou une résistance insensée qui serait leur ruine. Quant aux Allemands, ils ont un sentiment trop juste de leurs vrais intérêts en Autriche pour ne pas comprendre qu’ils s’exposeraient à un danger considérable en exaspérant trop vivement les Slaves. En Allemagne, on craint avec raison le panslavisme russe, et l’on commence à s’apercevoir que, le jour où l’Autriche deviendrait puissance slave, le monde slave serait divisé en deux parts et le panslavisme paralysé. Enfin, malgré l’exagération de certains emportemens de patriotisme et de certaines idées de teutonisme conquérant, destinées à s’évanouir avec le progrès de la liberté et de la centralisation au-delà du Rhin, les Allemands sont conduits à se dépouiller de leurs prétentions ambitieuses sur la Pologne, la Bohême et l’Illyrie. Bien que, depuis leurs derniers efforts pour constituer l’unité germanique, ils aient fait de regrettables manifestations contre le Danemark dans le Schleswig, contre les Italiens en Lombardie, contre la Pologne à Posen, contre le slavisme à Vienne, ils ont trop de philosophie pour vouloir toujours monopoliser à leur seul profit l’idée de nationalité. La patrie de l’Allemand autrichien lui échappe, elle se dérobe sous ses pieds ; mais sa destinée n’est point d’avoir le visage tourné vers l’Orient, et, s’il ne lui plaît pas de jouer un rôle secondaire dans une fédération slave, il a une autre patrie plus attrayante sur le sol germanique, dans la confédération des peuples allemands. Les Allemands de l’Autriche, ne pouvant plus maintenir leur ascendant sur les Slaves, ne se donneront donc pas devant l’Europe le tort de les combattre. L’égalité des nationalités sera, bon gré, mal gré, reconnue chez eux.

Voici maintenant comment les Slaves prétendent appliquer leur principe à l’Autriche. L’empire serait divisé en autant d’états qu’il y a de races distinctes, et chacun de ces états serait représenté dans une diète commune. L’archiduché d’Autriche, avec le Tyrol, le Salzbourg et la Styrie septentrionale, formerait une province allemande ; la Magyarie s’étendrait entre la Drave et le pied des Carpathes, de Presbourg à la Theiss ; la Transylvanie et la Hongrie orientale constitueraient un territoire roumain. Si le sort fatal voulait que l’affranchissement de l’Italie fût retardé, la Lombardie aurait aussi sa place dans cet ensemble. L’Illyrie comprendrait la Styrie méridionale, la Carinthie, la Carriole, l’Istrie, la Dalmatie, l’Esclavonie et la Croatie ; la Bohême s’adjoindrait la Moravie et la portion occidentale de la Hongrie du nord. Enfin, les élémens polonais de la Silésie et de Cracovie se coordonneraient autour de la Gallicie. Dans la diète générale, chacun de ces états serait représenté proportionnellement à sa population, ce qui assurerait la majorité à la cordiale entente des trois peuples slaves ; mais en même temps chaque état aurait aussi une diète provinciale, qui lui garantirait son autonomie et son individualité comme nation. Telle est, disent les slavistes, la seule solution possible du problème des races, et c’est la conséquence inévitable de la lutte aujourd’hui engagée ; l’Autriche en est réduite à subir cette nécessité d’une transformation, si elle ne préfère périr par l’effet d’une dissolution immédiate.

Jellachich porte une épée capable de trancher victorieusement cette difficulté. Or, il ne pourrait reculer devant cette tâche sans encourir la haine et la vengeance de ses compatriotes, dont il a conquis le dévouement en promettant de servir toutes leurs espérances. C’est donc pour lui l’honneur et la vie ; c’est l’adoration fanatique des populations, ou cette mort à laquelle il songeait peut-être quand il écrivait aux favoris de l’empereur : « Si l’Autriche succombe, vous pourrez vivre, vous, messieurs, moi je ne le pourrai pas. » Cette alternative est de nature à enflammer l’ame la plus froide. Que d’ailleurs Jellachich, contrairement à toute vraisemblance, vienne à faillir sous le poids du devoir dont il a si chevaleresquement pris la responsabilité, le génie des Illyriens a de l’essor, il ne restera point en chemin pour la défaillance d’un homme. Heureusement l’homme et le peuple inspirent jusqu’à ce jour aux slavistes, même les plus ardens, une égale confiance, et si des obstacles doivent surgir, ils ne menacent pas de venir de ce côté.

L’impatience des Polonais est plus à redouter peut-être que la prudence diplomatique de Jellachich et des Illyriens. Jellachich a su attacher étroitement les Tchèques à sa cause : il a saisi leur prompte et rêveuse imagination, en faisant pour la première fois tonner le canon victorieux de l’idée slave, et en entr’ouvrant devant leurs regards méditatifs les profondeurs mystérieuses de l’avenir ; mais par quels moyens enchaîner à la poursuite régulière de cet idéal le génie indiscipliné des Polonais ? Certes, tous ceux d’entre les Polonais qui ont le sentiment de l’action et l’expérience des choses viennent se ranger peu à peu autour de l’illyrisme, caressé depuis long-temps par eux. Il en est pourtant d’autres qui ont combattu dans Vienne contre le slavisme, et ceux-là semblent être d’irréconciliables ennemis de l’Autriche. Que l’Autriche se dissolve, s’écrient-ils, que les peuples opprimés depuis si long-temps par sa main perfide brisent enfin les liens qui les retiennent attachés dans une alliance contre nature, que le chaos se fasse de Cracovie à Milan, et au milieu de cette confusion nous retrouverons la fortune de la Pologne ! Raisonnement déplorable, dangereux calculs, qui n’auraient pour conséquence que de rendre la partie incomparablement belle à l’ennemi acharné de la Pologne, de la démocratie et de la civilisation européenne, à la Russie et au panslavisme. Ainsi l’entendait Jellachich, lorsqu’il déclarait sous les murs de Vienne que l’existence d’une Autriche était un intérêt de premier ordre pour la liberté comme pour l’Europe, et c’est là ce qu’il faut répéter après lui à ces intrépides soldats, qui, en frappant ainsi en aveugles, déchireraient pour la dernière fois peut-être le sein mutilé de leur patrie.

Où seraient donc, en effet, dans l’hypothèse d’une dislocation de l’Autriche, les ressources et les alliés indispensables à la Pologne pour une guerre d’indépendance contre la Russie ? Évidemment la Gallicie, Cracovie, Posen, réussiraient sans beaucoup de peine à s’affranchir du joug allemand ; mais pendant que l’Europe souffre et s’affaiblit, momentanément du moins, dans le douloureux enfantement de la démocratie, le czarisme, encore tranquille et puissant sur son terrain, laisserait-il la Pologne russe ouverte à la révolution polonaise, ou plutôt ne se croirait-il pas intéressé et autorisé à pénétrer sur le théâtre même de cette insurrection victorieuse pour étouffer à sa naissance l’incendie dont il aurait à craindre d’être prochainement dévoré ? La ruine immédiate de l’Autriche aurait donc pour conséquence de livrer la Gallicie et Cracovie à la discrétion des Russes. Supposera-t-on que les peuples du Danube et des Carpathes, les Bohêmes, les Valaques, les Illyriens, accourraient alors au secours de la Pologne écrasée ou menacée ? A peine la Hongrie, la Croatie, la Transylvanie et la Bohême auraient-elles échappé à la domination de l’Autriche, qu’elles se trouveraient engagées elles-mêmes dans une lutte terrible qui ensanglanterait le Danube, la Theiss et la Drave. Pendant qu’elles se déchireraient et s’épuiseraient entre elles, la Pologne, peu aimée de l’Allemagne, seule aux prises avec son redoutable ennemi, sans pouvoir compter même sur les bras désarmés des Polonais du royaume, pourrait-elle échapper à une ruine nouvelle ? Et à quoi lui servirait de s’être affranchie de l’Autriche, si ce n’est à être incorporée à la Russie ?

Il y a pour la Pologne allemande une politique moins périlleuse et plus patriotique : c’est d’entrer franchement et résolûment dans la confédération des peuples de l’Autriche régénérée. Des esprits subtils et raffinés pourraient bien ne pas goûter les vertus simples et rustiques des Illyriens. On devrait comprendre cependant que plus la simplicité dont on fait un crime aux Illyriens sera grande, plus la part sera belle pour l’influence éclairée de la Pologne. Il est facile aux Polonais, en embrassant cordialement l’intérêt slave, de relever honorablement leur drapeau abattu ; il leur est facile de jouer à côté des Illyriens un rôle décisif dans la régénération de l’Autriche, et, qui sait ? peut-être de la gouverner par l’autorité de leurs lumières dans les délibérations fraternelles des trois peuples slaves. S’il arrivait que les Illyriens, malgré leur expérience des institutions parlementaires très largement développées en Croatie, fussent privés de toute capacité administrative, ce serait donc un avantage de plus pour la Pologne ; ce serait principalement pour elle que Jellachich aurait combattu et brisé l’alliance germano-magyare. Les Polonais voudront-ils, après être entrés sur ce pied dans la confédération austro-slave, tenter un jour un nouvel effort contre la Russie ? Alors, du moins, ils le pourront entreprendre raisonnablement ; ils auront des armes et des alliés, ils auront la force constituée de la nouvelle Autriche, peut-être même l’appui de l’Allemagne. Au lieu d’une échauffourée, où ils succomberaient en quelques jours ils auront une insurrection en forme, une grande guerre, de vraies batailles avec des chances de victoire. En un mot, l’Autriche slave est pour la Pologne la plus rare fortune qui puisse lui échoir, le triomphe même du slavisme hostile à la Russie, le moyen de sortir dès à présent de la sphère des conspirations, de recommencer une existence officielle, de rassembler moralement autour de ce centre, en attendant l’indépendance, toutes les populations de l’ancienne Pologne. Quelles raisons auraient donc les Polonais de la Gallicie et de Cracovie de ne pas s’associer à la pensée des Illyriens, de ne pas entrer dans la voie déjà suivie par les députés qui ont quitté la diète de Vienne ?

Ah ! sans doute, parmi ces questions de nationalité destinées peut-être à se résoudre par la réorganisation de l’Autriche, il en est une douloureuse que les Croates semblent avoir prise à contre-sens, et l’on est porté, en contemplant les blessures saignantes de la Lombardie, à se demander si le triomphe définitif des Slaves en Autriche ne serait pas un obstacle à l’affranchissement de l’Italie. Par bonheur, aucune pensée hostile à l’Italie n’entre dans les calculs des slavistes. L’émigration polonaise, sans distinction de parti, a combattu dans l’armée lombarde ou piémontaise. Les sentimens des Tchèques sont les mêmes. Quant aux Illyriens en général, aux Croates en particulier, envisagés comme nation et non plus comme soldats, ils avaient songé, bien avant les stériles manifestations des Magyars, à contracter une alliance avec la Lombardie et le Piémont : les Magyars avaient, au contraire, repoussé cette idée. La Croatie est liée aux peuples d’Italie par des rapports directs et nombreux de voisinage et de commerce. La riche littérature de Raguse, qui est la littérature classique des Croates et des Serbes, s’est formée sous l’influence de la grande époque littéraire de l’Italie, et l’esprit de l’Italie a toujours été l’objet d’un culte empressé pour les savans croates. La liberté italienne ne leur était pas moins chère. En beaucoup d’occasions, ils ont fait pour elle plus que des voeux. Lorsque les fils infortunés de Bandiera, dans leur patriotique et généreux aveuglement, appelaient à la révolte, il y a quelques années, l’Italie encore indifférente, ils étaient, dit-on, poussés en avant par d’intrépides Croates, en tête desquels figurait le téméraire Albert Nugent. Lorsque la dernière révolution italienne a éclaté, un certain nombre d’Illyriens de la Dalmatie et l’écrivain croate Nicolas Tommaseo, depuis ministre vénitien, ne l’ont-ils pas servie avec enthousiasme ? Enfin, une démarche plus significative a été tentée officiellement en conformité de vœux avec la partie pensante du peuple croate. Avant d’entrer en lutte ouverte avec les Magyars, le métropolitain de Carlowitz, le vénérable Raiachich, voulant essayer des moyens de conciliation les plus séduisans pour le libéralisme des Hongrois, proposa au général Chrabowski, commandant de leurs troupes à Peterwardein, un arrangement en quatre articles. Par cette convention projetée, qui exigeait des Magyars leur consentement à l’union fraternelle des Slaves autrichiens, les Croates s’engageaient à demander le rappel de toutes les troupes slaves employées par l’empereur en Italie et à envoyer au roi Charles-Albert une députation chargée de négocier avec lui une alliance offensive. La question d’Italie se trouvait ainsi résolue. Il n’existe donc point chez les Slaves ni chez les Croates eux-mêmes de préjugé ni de haine contre l’Italie, et si les Illyriens veulent assurer la majorité aux Slaves dans une diète générale des peuples autrichiens, leur intérêt leur conseille d’éloigner l’Italie de cette fédération.

L’Autriche slave, loin de blesser aucune des sympathies, aucun des intérêts de la France, semble, on le voit, destinée à les servir au-delà de toutes les prévisions. Les Slaves autrichiens cessent d’être enchaînés à la fortune et aux alliances de l’Allemagne ; ils sont hostiles à la Russie, contre laquelle ils ont leur individualité et leur quasi-indépendance à défendre. Enfin, sans nuire à l’émancipation de l’Italie, ils rendent possible l’affranchissement de la Pologne. Il se peut, sans nul doute, que les événemens ne suivent pas de point en point cette marche régulière tracée par les slavistes et ne conduisent pas les peuples à ce grand but ; il se peut que des conjonctures inattendues, la lassitude des esprits, les impatiences, les témérités individuelles, changent ou modifient le cours de ces destinées ; il se peut qu’au lieu de se développer logiquement, suivant les conseils de la raison, le mouvement des nationalités entre dans les voies inconnues du hasard et de la force, et s’accomplisse en laissant derrière lui des flots de sang. Nous ne souhaiterions pas ce malheur à nos ennemis : encore moins devons-nous l’appeler sur la tête de peuples amis dont la prospérité serait la nôtre, et dont l’indépendance deviendrait en Europe la garantie de nos révolutions.

La Pologne et l’Illyrie, l’une et l’autre quasi-françaises sous l’empire, sont animées d’une égale sympathie pour la France. Ce dévouement de la Pologne, cette reconnaissance de l’Illyrie, offrent à notre politique les plus puissans moyens d’action sur les mouvemens à venir de ces dix-sept millions de Slaves autrichiens, auxquels se rattachent d’un côté les Polonais de la Prusse et de la Russie, et de l’autre les Illyriens de la Turquie. L’intérêt de l’insurrection anti-slave de Vienne, l’embarras de quatre millions de Magyars hostiles au principe de l’égalité des nationalités et emprisonnés au milieu du continent, nous semblent en vérité de moindre importance que la situation et l’avenir de quarante millions de Slaves polonais, tchèques et illyriens, appuyés sur la Baltique, la mer Noire et l’Adriatique. La grande erreur de l’opinion à cet égard, c’est d’avoir cherché dans la question de race une question de liberté non encore posée. La liberté a prêté son nom à l’alliance des Allemands et des Magyars, formée dans l’intérêt de la conquête contre les Slaves conquis. Ceux d’entre les Slaves qui, par un ardent désir de secouer cette domination, en ont appelé les premiers aux armes, sont à la vérité les moins avancés en connaissances et en lumières, et, en s’arrêtant aux apparences, on a pu voir en eux des barbares armés contre la civilisation ; mais la civilisation n’était pas plus menacée par les Illyriens que la liberté n’était défendue à Vienne par les Allemands unis aux Magyars. Non, la démocratie n’était point en cause. Que son heure sonne en Autriche, et ce ne sont point les Slaves qui la repousseront. Elle est dans le génie même de leur civilisation. Partout où les circonstances historiques leur ont permis de se constituer librement, ils se sont organisés sous une forme démocratique, depuis la Pologne primitive jusqu’à la Serbie actuelle. Avant d’entrer dans le débat des questions de liberté, ils ont voulu toutefois développer, assurer leur existence nationale, conquérir une patrie ; avant de planter l’arbre, ils ont voulu préparer le sol, et, sur ce sol rajeuni, la démocratie, une démocratie originale et forte, pourra sans doute bientôt fleurir.


HIPPOLYTE DESPREZ.

  1. L’histoire en a été exposée en détail dans cette Revue le 15 mars 1847 sous ce titre la Grande Illyrie et le Mouvement illyrien, et le 15 décembre suivant sous cet autre titre : la Hongrie et le Mouvement magyar.