La Révolution dans une ville de province

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La Révolution dans une ville de province
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 385-410).
LA REVOLUTION
DANS UNE VILLE DE PROVINCE

Histoire de Troyes pendant la révolution, par M. Albert Babeau, 2 vol. in-8o ; Paris 1873-74.

Lorsqu’un voyageur, après avoir gravi le flanc d’une montagne, contemple une vaste étendue de pays, il discerne sans peine les grands traits du territoire qu’il a sous les yeux. Là, c’est une forêt dont les masses sombres s’estompent à l’horizon ; ici, c’est une grande ville dont les monumens brillent au soleil, ou bien un village dont le modeste clocher domine les arbres ; à droite se déroule un ruban argenté qui décèle une rivière, à gauche des hauteurs que la perspective rend plus inaccessibles qu’elles ne le sont en réalité ; mais ce voyageur ne distinguera dans un coup d’œil d’ensemble ni ce que sont les habitans, ni quelles cultures où quelle industrie les font subsister, ni s’ils sont heureux et paisibles ou querelleurs et misérables. S’il a le désir de s’en informer, il faut qu’il séjourne au milieu d’eux, qu’il s’assoie à leurs foyers, les interroge et partage quelque temps leur mode de vie ou s’associe à leurs travaux.

Il en est de même de l’historien. L’histoire de la révolution de 1789 a déjà été écrite bien des fois. Chaque auteur en retrace les événemens principaux, et, suivant le point de vue qu’il adopte, en juge diversement les mérites et les conséquences. Aucun d’eux n’omet de dire ce qui s’est passé durant cette époque mémorable à Paris et à Versailles, à Lyon ou dans la Vendée, tandis qu’il ne s’occupe guère de ce que la masse du peuple devint pendant ce temps de crise, comment on a vécu, quelles impressions la foule de ceux qui vivent à l’écart a reçues des idées nouvelles, et jusqu’à quel point elle s’est imprégnée de l’esprit révolutionnaire. Ce qu’il faut entendre ici par la foule, ce n’est pas celle des gens qui encombrent la place publique dans les grandes villes, c’est la masse d’individus passifs dont se compose la population des villages et des petites villes. Il y a bien des départemens de la France où la révolution s’est accomplie sans bruit ni fracas, se développant néanmoins avec des circonstances que l’histoire générale néglige, que les annalistes locaux seuls ont la patience d’enregistrer. En somme, ces pays favorisés sont parvenus cependant au même résultat, bien que la crise ait été chez eux moins violente. Aussi n’est-il pas sans intérêt d’étudier leur histoire. Le livre de M. A. Babeau nous en fournit l’occasion pour la ville de Troyes et pour le département dont cette ville est le chef-lieu. C’est une œuvre d’érudition, dont les élémens ont été puisés avec patience dans les archives officielles ou dans les notes manuscrites des contemporains. Quelques-uns trouveront que l’auteur montre trop de défiance envers les partisans de la révolution et trop de sympathies pour ceux qui lui voulaient résister : du moins cette prévention, — et qui peut se flatter d’en être exempt ? — ne l’empêche pas de faire un tableau impartial des scènes qu’il s’est donné la mission de retracer.


I

D’abord qu’était Troyes sous le règne de Louis XVI ? La qualité que l’on eût dès lors le plus vainement cherchée dans cette ville de province, c’est l’originalité. La raison en est simple : les vastes plaines de la Champagne, dont elle occupe le coin sud-oriental, n’ont échappé à aucune des invasions dont l’histoire a conservé le souvenir ; les armées n’y rencontrent aucun obstacle, ni larges rivières, ni grandes forêts, ni défilés, ni montagnes. Où les armées avaient passé, les marchands passaient à leur tour avant qu’il y eût des routes, des canaux et des chemins de fer. Ce fut donc de bonne heure une ville de commerce, un entrepôt, le siège de foires périodiques où les négocians étrangers arrivaient des divers points de l’Europe. Aussi, suivant que le commerce est plus ou moins prospère, on y compte tantôt 40,000 âmes, comme sous Henri IV par exemple, tantôt la moitié seulement, comme pendant la guerre de cent ans et plus tard encore, pendant les années désastreuses du règne de Louis XIV. On serait tenté de croire, mais à tort, que la population, au milieu de ces alternatives de richesse et de décadence, n’était adonnée qu’aux intérêts matériels. On ne saurait médire d’une ville où vivait le spirituel Grosley, sorte de Voltaire champenois, disposé, lui aussi, à se moquer des gens qu’il avait le plus loués, Grosley, qui ajoutait sérieusement, après avoir fait un portrait élogieux de ses concitoyens : « On est sot à Troyes autrement que dans les petites villes des environs, » ce qui ne l’empêchait pas d’être qualifié d’illustre auteur par un poète du temps sous le motif qu’il avait vengé l’outrage

D’un proverbe trop en crédit
Qui du Champenois bon et sage
Fait un animal sans esprit.

Cependant nous verrions plus volontiers une preuve de culture intellectuelle dans le goût que les habitans de cette vieille cité eurent toujours pour les arts. La ville, pleine de monumens publics aussi remarquables par leur aspect extérieur que par les trésors qu’ils renferment, se vante d’avoir produit une série ininterrompue d’artistes dont Mignard, Girardon et Simart ne sont que les plus connus. Les écrivains d’élite n’y firent pas défaut non plus : c’est de là que vinrent Passerat et Pithou, ingénieux auteurs de la Satire Ménippée.

Quoiqu’elle conservât par une assez futile vanité le titre de capitale de la Champagne, Troyes n’était plus depuis longtemps un centre administratif ; l’intendant de la généralité, Rouillé d’Orfeuil, résidait à Châlons-sur-Marne. Troyes n’était que le chef-lieu d’une élection, avec un subdélégué, assez petit personnage qui ne différait guère des sous-préfets de nos jours que par une prodigieuse stabilité. Le subdélégué Paillot, qui conserva cette charge jusqu’à la suppression de l’emploi en 1790, avait remplacé son père cinquante ans auparavant. C’était ailleurs que chez ce modeste représentant du pouvoir ministériel qu’il fallait chercher les honneurs et les dignités. La municipalité n’avait pas non plus grand éclat. Un maire nommé par le roi pour trois ans, quatre échevins et seize notables qui se recrutaient eux-mêmes dans certaines catégories de citoyens, géraient les affaires de la cité. Le corps municipal jouissait par tradition d’une prérogative fort appréciée, quoique rarement exercée ; il représentait la ville lors du passage des princes et des souverains. Hormis le prestige accidentel que cela lui donnait, il comptait peu, ce qui ne doit pas étonner, car son budget était modeste. En réalité, si l’échevinage avait perdu l’importance dont il jouissait autrefois, c’est que l’intendant et le bailliage le tenaient en tutelle chacun de son côté. Cependant le maire avait encore sous ses ordres la milice bourgeoise divisée en quatre compagnies, comme au moyen âge, et commandée par des officiers dont les charges étaient vénales ou héréditaires ; mais, sauf les cérémonies publiques, où elle figurait à son rang, et les cas d’incendie, où elle faisait la police, cette milice ne se réunissait guère. Toutes ces institutions locales étaient caduques, détournées de leur but primitif, elles ne se soutenaient que pour satisfaire la vanité de quelques personnes.

Quelle était la situation relative des trois ordres, la noblesse, le clergé, le tiers-état, dans cette ville de province ? La noblesse, il faut en convenir, faisait mince figure. Quelques-uns des grands seigneurs du temps, les Larochefoucauld, les Grillon, les Praslin, les Aumont, propriétaires de vastes domaines aux environs, s’y montraient si peu qu’on ne les connaissait plus, triste conséquence de l’habitude qu’ils avaient prise sous les derniers règnes de toujours vivre à la cour. Les nobles qui séjournaient en Champagne s’étaient vus réduits à une existence médiocre par une autre cause : les comtes de Champagne avaient établi jadis l’égalité des partages ; aussi certains d’entre eux s’adonnaient-ils au négoce. Il y avait en plus les familles de robe ou d’épée anoblies récemment ; les plus illustres de cette catégorie, par exemple les Colbert et les Mole, avaient quitté le pays ; celles qui restaient se trouvaient représentées par d’anciens officiers, chevaliers de Saint-Louis, qui ne pouvaient acquérir une bien grande influence sur leurs concitoyens. On rangeait encore dans la même catégorie les bourgeois enrichis à qui leur fortune avait permis d’acquérir des charges de secrétaire du roi ou de trésorier de France, charges qui conféraient des privilèges, des exemptions d’impôts, telles que la dispense des logemens militaires. Tous ces privilégiés, bourgeois vivant noblement ou nobles vivant marchandement, jouissaient sans doute d’une haute considération dans une province où il n’y avait ni grands seigneurs ni parlement ; il est juste de dire que la plupart étaient animés d’un esprit libéral, et qu’ils s’avouaient presque tous partisans des réformes, dont on parlait déjà beaucoup ; mais ils n’étaient pas disposés à aller loin dans cette voie, et les réclamations timides dont le parlement de Paris donnait le signal étaient, à leur avis, une part suffisante donnée aux idées modernes. On peut voir en eux le germe de cette classé moyenne qui se prétendit plus tard autorisée à représenter la France, même seule apte à la gouverner. A cette époque déjà, cette classe recherchait avec ardeur les emplois publics, les achetait lorsqu’ils étaient vénaux, — ce qui était le plus fréquent, — s’en parait comme de dignités. L’avocat Grosley, avec la finesse qui le caractérise, s’en moque volontiers. « Tout petit bourgeois a dans sa ville son petit office comme chaque moine a le sien dans son cloître. Ces petits offices s’adaptent comme une chaussure aux petites facultés de ces petits bourgeois, facultés purement pécuniaires, à l’exclusion des intellectuelles, qui n’entrèrent jamais dans ces sortes de marchés. » Grosley exagère, dira-t-on ; que l’on se souvienne que la mairie de Troyes, rendue charge héréditaire en 1693, fut vendue alors 50,000 livres, et que la ville la reprit treize ans après en indemnisant le titulaire. Ajoutons que Louis XIV, dans une autre année de détresse, en 1707, voulut créer dans le corps municipal une seconde charge vénale, celle d’adjoint au maire ; mais il ne se trouva personne qui la voulût payer, circonstance fort heureuse pour la ville, que l’on eût mise dans l’obligation de la racheter plus tard.

On s’en étonnera peut-être, le clergé devait, au moment de la crise, se mettre en avant avec plus d’ardeur et de décision que la bourgeoisie ; c’est que dans cet ordre les privilèges de l’ancien régime étaient encore plus abusifs. Dans une cité où les monumens religieux étaient alors plus nombreux qu’à présent, l’évêque avait une haute situation par l’étendue de son diocèse, qui dépassait les limites de l’élection, par ses revenus, qui atteignaient 70,000 livres, surtout par la tradition. Habitant une partie de l’année son château de Saint-Lyé, en dehors de Troyes, il restait peut-être trop à l’écart de son clergé. Autour de lui vivaient des vicaires-généraux, des chanoines, des abbés, tous bien pourvus ; puis venait le clergé des paroisses, subsistant péniblement des dîmes et de la portion congrue. Au surplus près de la moitié des prêtres du diocèse n’étaient pas nommés par l’évêque ; sur 372 cures, il y en avait 175 à la collation de chapitres, d’abbés, de prieurs, voire d’abbesses du diocèse ou des diocèses étrangers. Une circonstance particulière explique aussi en partie pourquoi il existait alors entre le prélat et les prêtres un défaut d’entente que la révolution mit en relief. Le siège de Troyes avait été occupé de 1716 à 1742 par Jacques-Bénigne Bossuet, un neveu de l’auteur des oraisons funèbres, qui avait pris parti pour les jansénistes et qui sans doute s’entoura des partisans de cette doctrine. Il est certain du moins que les disciples de Nicole et d’Arnaud furent alors fort nombreux dans la Champagne méridionale. Bossuet fut contraint d’abdiquer à la suite de démêlés avec son supérieur, l’archevêque de Sens. Son successeur, Poncet de la Rivière, orateur distingué, mais d’un tempérament trop vif, voulut réagir contre la prétendue hérésie à laquelle une partie du diocèse s’était abandonnée. Il n’y réussit point. Toutes les doctrines ascétiques et sévères, — le jansénisme est dans ce cas, — ont cela de commun, qu’elles inspirent de vigoureuses convictions. Les moyens auxquels le prélat avait recours étaient parfois trop violens ; ainsi il fit refuser les sacremens aux fidèles qui n’adhéraient pas à la bulle Unigenitus. La magistrature se prononça contre lui en mainte circonstance. Enfin il dut abdiquer à son tour, en 1758, après seize années de lutte. Champion de Cicé, nommé par le roi au siège épiscopal, ne parut dans son diocèse que pour habiter le château de Saint-Lyé ; il fut transféré de Troyes à Auxerre en 1761. Vint alors Joseph de Barrai, parent du cardinal de Tencin, ancien conseiller au parlement et aumônier du roi. Devenu vieux, il avait obtenu pour coadjuteur, à la veille de la révolution, son neveu Louis-Mathias de Barrai, l’un des membres les plus distingués de l’église de France. On admet aisément qu’il n’y ait eu qu’un lien fragile entre ce prélat grand seigneur, ces abbés et ces chanoines pourvus de grosses prébendes et les simples curés de campagne, dont beaucoup, outre que l’évêque n’était pour rien dans leur nomination, professaient de plus une doctrine différente. De même que les curés, les membres du clergé séculier étaient accessibles aux idées nouvelles. Les oratoriens furent des premiers à saluer les réformes de 1789 ; au contraire l’évêque devait résister dès le premier jour aux empiétemens de l’assemblée nationale sur les vieilles prérogatives dont l’église était en possession.

A l’instar de la noblesse et du clergé, le tiers-état s’était organisé, s’était donné une hiérarchie. « Dans les villes surtout, nous dit M. Albert Babeau, si personne n’était libre, nul n’était isolé, chacun appartenait à une corporation qui avait ses statuts, ses prérogatives et ses droits. Après les corps judiciaires venaient les bourgeois vivant noblement, puis les avocats en cour laïque, qui précédaient les avocats en cour d’église, les médecins, les notaires, les procureurs et les huissiers ou sergens royaux. Les nombreuses corporations du commerce arrivaient ensuite ; elles avaient leurs lieux de réunion, leurs syndics, leur conseil, leurs règlemens particuliers. » Troyes, alors la seizième ville du royaume par le chiffre de sa population, prospérait par le commerce et par l’industrie. Les tisserands, les tanneurs, les bonnetiers, les papetiers, les fabricans de drap et leurs ouvriers formaient les trois quarts des habitans ; mais, si les corporations étaient favorables aux patrons qui s’élevaient par cette filière aux honneurs de l’échevinage ou de la magistrature consulaire, il est à croire que le menu peuple y faisait rarement entendre sa voix. Il était en dehors des affaires communes, dépourvu d’influence, aussi bien dans les villes que dans les campagnes, où le seigneur du village et le curé étaient seuls à recevoir les plaintes des paysans. Dans cette société organisée du haut en bas sur le privilège, des institutions, efficaces sans doute à l’origine, mais vieillies sans se modifier, ne donnaient plus à chacun les garanties qu’il convient. La masse de la nation était bonne assurément, elle était digne d’obtenir des conditions meilleures. Sans distinction de classes, tous ou du moins presque tous comprenaient que de grands changemens étaient devenus nécessaires ; les privilégiés apportaient de plus un généreux esprit de sacrifice. Par malheur, personne ne savait au juste sur quelles bases il serait sage d’établir le nouveau régime, et jamais on ne vit tant d’inexpérience unie à de si vifs désirs de reformes.

L’exil du parlement, regardé par les historiens comme le premier acte de la révolution, amenait à Troyes, au mois d’août 1787, tous ces magistrats de Paris que leur résistance à l’autorité royale décorait d’une popularité passagère. Troyes ne possédait que des tribunaux inférieurs, un bailliage et une prévôté pour les causes civiles ou criminelles, une élection pour les affaires de finances, une maîtrise des eaux et forêts, un tribunal du point d’honneur pour les différends qui s’élevaient entre les membres de la noblesse, sans compter les innombrables justices seigneuriales que l’on retrouvait en chaque commune et presqu’en chaque faubourg. Bien que ces juridictions multiples dussent avoir quelque peine à vivre d’accord en temps ordinaire, elles s’entendirent à merveille pour faire honneur au parlement exilé. Tant de familles possédaient des charges judiciaires plus ou moins importantes que le respect de la magistrature était très développé. D’ailleurs le parlement de Paris, disgracié pour avoir refusé d’enregistrer de nouveaux impôts, était soutenu par l’opinion publique. Aussi reçut-il l’accueil le plus chaleureux. Tous les corps organisés s’empressèrent de lui tenir des discours où l’on approuvait sa résistance, en ayant bien soin de louer le roi et de blâmer les ministres, car c’était à ceux-ci seulement que s’en prenaient les divers orateurs. On ne sait pas assez ce que fit la première cour du royaume pendant son séjour à Troyes. Entendre des allocutions et y répondre, telle fut toute son œuvre. Cette manifestation parlementaire en laquelle la France mettait alors son espoir fut aussi vaine par la forme qu’inutile au fond. Le parlement montra dans cette occasion solennelle que le droit de remontrance dont il était si fier était un contre-poids insuffisant contre les abus de l’autorité royale.

Les discours que les autorités civiles ou judiciaires et les corporations adressèrent au parlement, soit à son arrivée, soit au moment de son départ, ne révèlent rien non plus des vœux et des aspirations du pays, dont on retrouve au contraire l’expression vivace dans les cahiers de 1789. Sur l’ordre du roi, le bailliage avait convoqué le 20 mars les trois états pour élire les députés et dresser les cahiers de leurs plaintes, doléances ou remontrances. L’assemblée de la noblesse fut peu nombreuse : 84 membres y assistaient, sous la présidence du comte de Mesgrigny-Villeberlain, ancien maire de Troyes, qui portait le titre honorifique de grand-bailli d’épée. A côté des petits nobles du pays, habitués à la vie paisible de province, figuraient quelques-uns des grands noms de France, le duc d’Aumont, le duc de Larochefoucauld-Liancourt, le marquis de Crillon ; ces derniers, initiés aux idées de l’époque, philosophes et quelque peu sceptiques, dévoués au roi sans contredit, mais hostiles aux ministres, se montrèrent partisans décidés des réformes. Leur cahier débutait ainsi : « A la nation seule appartient le pouvoir de faire des lois, et au roi celui de les sanctionner. » Sous leur inspiration, la noblesse du bailliage abandonnait toute exemption d’impôt, sauf de la taille, considérée comme l’équivalent du service militaire, auquel elle était assujettie en tout temps ; mais elle réclamait le maintien des privilèges honorifiques, elle protestait contre les titres obtenus par l’acquisition de charges vénales. En somme, elle semblait s’être fait un idéal de gouvernement modelé sur celui de la Grande-Bretagne. Il eût été difficile de lui demander davantage. Les deux députés élus étaient le marquis de Mesgrigny, fils du grand-bailli, et le marquis de Grillon.

Dans l’assemblée du clergé, présidée de droit par l’évêque, les dissentimens furent plus graves, les discussions plus animées. On l’a vu, le clergé manquait de cohésion. Les abbés, les bénéficiers et les députés des chapitres ou des communautés, qui formaient ce que l’on appellerait aujourd’hui le parti conservateur, étaient moins nombreux que les curés de campagne partisans des réformes. La majorité se disait mécontente de voir les bénéfices, c’est-à-dire le plus clair des revenus ecclésiastiques, attribués à de jeunes nobles, les dîmes absorbées en partie par le haut clergé au détriment des prêtres sur le territoire desquels elles se percevaient, les prébendes des chapitres données à des favoris au lieu d’être réservées pour les ecclésiastiques infirmes, des évêques choisis plus à la naissance qu’au mérite et résidant plus souvent à la cour que dans leur palais épiscopal, les conciles et les synodes diocésains devenus rares. En politique, cette même majorité émettait des vœux d’un libéralisme incontestable : elle réclamait par exemple l’accession du tiers-état à tous les emplois militaires et civils ; cependant la distinction des trois ordres lui paraissait nécessaire dans une monarchie bien organisée. On peut dire en un mot que le cahier du clergé était empreint d’un esprit de corps très marqué. L’évêque et les bénéficiers en désapprouvaient la rédaction par d’autres motifs, prétendant qu’on y avait mis des articles contraires à l’honneur et aux droits de l’épiscopat. Ce qui les choqua le plus peut-être fut que l’assemblée élut pour députés, à l’exclusion de l’évêque, deux simples curés, hommes modérés du reste, qui siégèrent à l’assemblée à côté des plus timides. De cette infraction à la hiérarchie ecclésiastique ne conclurons-nous pas volontiers qu’il y avait eu des abus graves et que des réformes étaient nécessaires ? C’était au surplus une conséquence du droit nouveau que chacun admettait, et que l’assemblée d’élection du bailliage de Troyes venait de formuler dans une de ses délibérations : « personne n’est député de droit aux états-généraux ; il n’y a ni dignité, ni charge, ni emploi qui donne ce droit ; on ne peut l’être que par voie d’élection. »

L’étude des cahiers que fournirent les communes et les corporations ne donne pas une mauvaise impression de ce qu’était le tiers-état à cette époque ; on en conclurait plutôt que la nation était mûre pour un gouvernement plus libéral. Si les vœux politiques sont le plus souvent copiés sur des formules, il n’en est pas de même des réclamations locales qui en sont le principal intérêt. Dans les villes, les corporations réclament avec énergie le maintien des privilèges qu’elles possèdent ; ce sont les maîtres de chaque métier qui parlent en leur nom, tandis que les compagnons invoquent la liberté du travail. Les uns et les autres s’entendent à merveille pour protester contre l’introduction des mécaniques : ils demandent aussi que le travail industriel soit interdit, dans les campagnes ; cette fois c’est bien l’intérêt personnel qui se fait entendre. Les bourgeois jansénistes n’ont pas à s’occuper ; de ces querelles de métier, ils supplient les états-généraux de déclarer non avenue la bulle Unigenitus. En résume, à part quelques hérésies économiques, les cahiers du tiers-état s’inspirent d’idées sages et modérées ; il s’y manifeste presque toujours des sentimens de respect et de dévoûment pour la royauté qui paraissent sincères. Rien n’y fait prévoir les excès auxquels la révolution se livra plus tard.

Toutefois au jour de l’élection les suffrages des représentans des villes et des campagnes ne se portèrent sur aucune des notabilités de l’ancien régime ; ils dédaignèrent les conseillers au bailliage et les échevins du corps municipal de Troyes aussi bien que les petits fonctionnaires. Des, quatre députés élus, deux étaient des avocats de petite ville ; le troisième était un négociant d’Arcis, Jeannet, oncle de Danton. Le quatrième devait, en vertu d’un règlement royal, appartenir à la ville de Troyes. Les électeurs choisirent Camusat de Belombre, un négociant, juge-consul, c’est-à-dire membre d’une magistrature que les autres juridictions traitaient avec dédain.

Au reste toutes ces discussions des cahiers et ces opérations électorales, qui occupèrent le mois de mars et une partie du mois d’avril 1789, s’accomplirent avec l’ordre le plus parfait. Il parut tout le temps que les trois ordres étaient disposés à marcher d’accord. En Champagne, — sans doute il en était de même ailleurs, — la nation était animée d’un souille généreux ; on pouvait croire que les Sacrifices auxquels les privilégiés se résignaient d’avance seraient suffisans pour maintenir la concorde ; mais nous, qui voyons ces événemens à distance, nous discernons bien que la nation, pour la première fois qu’elle parlait, dans l’énoncé de ses vœux et dans le choix de ses députés faisait table rase des institutions du passé.

Ces événemens s’accomplissaient dans des circonstances défavorables à la paix publique, car la récolte précédente avait été mauvaise et l’hiver très rigoureux. Malgré les avis de l’intendant, la municipalité, ne voulant pas croire qu’une disette fût imminente, n’avait pris aucune mesure de prévoyance pour assurer la subsistance de la ville. Lorsque dans le courant de mai elle voulut s’occuper des approvisionnemens, les paysans ne voulaient plus vendre leurs grains qu’à des prix exorbitans. Chaque jour aggravait la situation ; en juillet, des scènes de désordre se produisirent dans les rues. Les ouvriers s’en prenaient de la cherté du pain au maire, Claude Huez, et au commandant militaire, Fadate de Saint-Georges ; ce dernier n’avait d’autre tort que de se montrer fort sévère envers les émeutiers. Quant au maire, c’était un conseiller au bailliage, homme honnête et bienfaisant, mais trop défiant des idées nouvelles. Comme il arrive en pareille occurrence, la populace attribuait la disette aux marchands de grains et à de prétendus accapareurs. Peut-on l’en blâmer bien fort après avoir vu les mêmes illusions se reproduire encore tout récemment ? Il s’y ajoutait alors cette circonstance aggravante, que l’autorité se trouvait affaiblie. Les troupes régulières que Saint-Georges avait sous ses ordres ne suffisaient pas à maintenir l’ordre ; alors, à l’instar de Paris, des compagnies de garde nationale se formèrent en absorbant l’ancienne milice bourgeoise, qui par ses allures aristocratiques avait perdu toute influence. La municipalité ne représentait par tradition que certaines classes de citoyens ; les agitateurs élurent, par quartier, un comité qui lui fut adjoint, toujours comme à Paris. Cette dernière mesure au moins n’avait rien de légal, et cependant l’autorité n’eut pas la puissance de s’y opposer. La garde nationale organisée, il lui fallait des armes. Au lieu de se résigner à lui en donner, le maire se les laissa enlever de force après une résistance inutile qui ne fit qu’irriter ses adversaires.

La population était donc aigrie contre Claude Huez, lorsqu’un incident de peu d’importance vint susciter un soulèvement général contre cet infortuné magistrat. Un négociant avait fait venir des farines de riz d’Angleterre sur la demande des boulangers et avec l’approbation du maire. Quand elles arrivèrent, ces farines furent jugées suspectes, et en effet des experts, les ayant analysées, déclarèrent qu’elles étaient avariées. L’agitation fut alors extrême dans la ville ; le tribunal de police, saisi de l’affaire, ordonna que les farines seraient brûlées. Claude Huez, qui présidait en l’absence du lieutenant-général de police, venait de proclamer ce jugement lorsqu’au sortir de l’audience il fut poursuivi par la foule, frappé par les perturbateurs malgré les efforts des personnes qui l’entouraient, et traîné dans les rues même après qu’il avait rendu le dernier soupir. Les émeutiers, parmi lesquels les femmes se comptaient en grand nombre, pillèrent ensuite la maison de leur victime et celles de plusieurs autres citoyens réputés hostiles à la révolution. Ces scènes de meurtre et de dévastation se passaient en présence d’une garde nationale mal armée qui n’osait intervenir. Le bailliage, les officiers municipaux, ne se montraient pas. Enfin le comité requit la troupe de rétablir l’ordre, ce qui ne fut pas long, car les honnêtes gens de tous les partis, que de tels excès indignaient, étaient en majorité. Des arrestations furent opérées en grand nombre, puis les poursuites commencèrent par les soins de l’avocat du roi au bailliage, qui par malheur ne sut pas s’affranchir de tout esprit de parti dans l’accomplissement de ce devoir. Des hommes que l’on avait vus s’interposer entre Claude Huez et ses bourreaux le jour du crime furent mis en prison sous le prétexte qu’ils avaient pris le parti du peuple dans les troubles du mois précédent. En somme, cinq individus furent condamnés à la peine de mort pour cet attentat et huit autres aux galères ou à l’emprisonnement.

C’est une conséquence naturelle d’un crime de rehausser les mérites de celui qui en est la victime et de faire oublier ses fautes : aussi le souvenir de Claude Huez est-il toujours honoré par ses concitoyens ; mais, bien que M. Babeau le loue sans réserve, il résulte du récit des faits tels que son livre les expose que le maire et ses amis voulaient résister à outrance à toutes les réclamations de la foule, qu’ils étaient devenus impopulaires et néanmoins ne voulaient pas céder le pouvoir. Camusat de Belombre, le député de la ville aux états-généraux, n’était pas un énergumène, seulement il voyait à Versailles, sans doute mieux qu’à Troyes, la portée des événemens ; il leur écrivait de ne pas éluder toutes les demandes par crainte que le peuple ne prît de force ce qu’on refusait de lui accorder de bonne grâce.

Au moment où les institutions de l’ancien régime s’écroulaient de toutes parts, ce que la population voulait avant tout était de reconquérir ses franchises municipales, d’avoir en un mot un corps municipal qui la représentât. Elle le voulait sans mesure, convenons-en, parce qu’elle était sans expérience, elle inventait un comité qui n’était que le produit d’élections illégales ; puis, lorsqu’une municipalité issue du suffrage populaire eut été installée, celle-ci, non satisfaite de ses attributions, prétendit empiéter sur les pouvoirs du département ou de la nation. De là une autre lutte que M. Babeau raconte avec des détails minutieux et fort intéressans, lutte pacifique d’ailleurs et qui révèle assez bien les tendances de l’époque, quoique les historiens l’aient négligée dans l’ensemble de ces prodigieux événemens.

II

La Champagne, sous l’ancienne monarchie, était un pays d’élection, autrement dit elle était gouvernée par un intendant ; les élus n’avaient d’autre mission que de répartir les contributions, ils n’en fixaient pas la quotité, à l’inverse de ce qui se faisait dans les pays d’état, le Languedoc, la Bourgogne, où des assemblées des trois ordres votaient chaque année le chiffre des impôts. Un édit de juin 1787 avait établi dans toute la France des assemblées provinciales, réforme tardive, incomplète au surplus, qui cinquante ans plus tôt, accomplie avec moins de réserve, eût prévenu peut-être les excès de la révolution. Les membres de l’assemblée provinciale de Champagne étaient au nombre de 48, dont 24 pour le tiers-état et 12 pour chacun des autres ordres : le roi en nommait la moitié, et ceux-ci choisissaient le restant de leurs collègues ; ils élisaient en outre moitié des membres des assemblées d’élection appelées à se compléter de la même façon. Si les philosophes du XVIIIe siècle avaient beaucoup disserté sur les droits du peuple, il est une question pratique qui leur avait échappé, à savoir le partage des attributions entre les représentans du pays et le pouvoir exécutif à ses divers degrés, question épineuse à tel point que l’on ne peut dire qu’elle soit encore résolue. Chaque assemblée de province ou d’élection choisissait une délégation de 4 membres avec 2 procureurs-syndics qui, sous le nom de bureau intermédiaire, devait concourir aux actes de l’administration avec l’intendant ou son subdélégué pendant l’intervalle des sessions. C’était ici qu’était le péril, on le comprend. Au lieu d’un tuteur, les communes se trouvaient en avoir deux et ne savaient auquel obéir. Le mal n’était pas grand après tout parce que les assemblées, recrutées uniquement dans les classes privilégiées, ne représentaient guère que le roi, qui les avait nommées ; elles avaient plus de maturité que d’initiative. Quelques-unes cependant se trouvaient, par le hasard des choix, animées d’instincts libéraux. Ainsi celle de Bar-sur-Aube avait dans son sein un jeune officier enthousiaste, le comte de Dampierre, qui, rallié aux idées nouvelles, périt quelques années après en combattant pour la république, un curé Raverat, que l’on revit plus tard, prêtre constitutionnel, siéger longtemps au directoire du département. Elle avait pour syndic Beugnot, qui fut depuis comte de l’empire et ministre de la restauration, et qui, grâce à un esprit souple et réservé, était destiné à faire son chemin par les laborieux travaux de l’administration plutôt que par la faveur publique. A Troyes au contraire l’assemblée d’élection et le bureau intermédiaire sont composés de gens timorés qui s’effacent dès les premiers troubles. Au jour de l’assassinat de Claude Huez, nul d’entre eux n’ose se mettre en avant ; ils disparaissent aussi bien que les échevins et les officiers du bailliage pour ne se montrer que quelques jours après lorsque la force armée aura rétabli l’ordre. Déjà l’année d’auparavant, quand elle avait été consultée sur le mode d’organisation des états-généraux, cette assemblée s’était prononcée pour une égale représentation des trois ordres. En tout, elle avait des instincts aristocratiques, comme on disait alors ; elle tenait pour les traditions d’un régime que la nation voulait détruire.

En général, les assemblées issues de l’édit de 1787, et les bureaux qui en étaient la délégation permanente, créèrent par la confusion des pouvoirs plus d’embarras qu’elles ne rendirent de services ; elles formèrent plus de projets qu’elles ne prirent de résolutions, et ces projets allaient le plus souvent à l’encontre de l’opinion publique. Cependant l’autorité des intendans et de leurs subdélégués en avait été ébranlée sans que rien fût prêt pour mettre à leur place. Ces institutions fausses et mal éprouvées étaient l’entrée de jeu de la monarchie au jour de la révolution. L’assemblée nationale jugea bien vite que des réformes étaient indispensables. Les lois de décembre 1789 et de janvier 1790 établirent des municipalités élues et une nouvelle division administrative de la France.

Pour les élections municipales, tous les citoyens payant une contribution directe équivalente à trois journées de travail, soit 3 fr. au total, recevaient le droit de vote. Les échevins de Troyes, toujours disposés à restreindre les libertés nouvelles, avaient voulu fixer à 30 sols le prix de la journée de travail qu’un décret subséquent de l’assemblée nationale réduisit à 20 sols. Bien qu’il n’y eût guère que 1,500 votans, les opérations furent laborieuses. On réussit d’abord assez vite à nommer le maire. Le député Camusat de Belombre fut investi de ces fonctions ; par des concessions modérées, il s’était concilié la sympathie de toutes les opinions. On eut plus de peine à s’entendre pour le choix des autres officiers municipaux, d’autant plus que, par inexpérience ou par toute autre cause, les scrutins ne durèrent pas moins de trois semaines. En somme, le parti de l’ancien régime y éprouva un échec complet. Un seul des nouveaux élus avait appartenu à l’administration précédente. L’influence qui dominait était celle du comité provisoire, dissous après le meurtre de Claude Huez, et de la garde nationale, dont les tendances étaient révolutionnaires à Troyes comme à Paris. La liste des élus n’avait pourtant rien de menaçant à en juger par leurs professions : la plupart étaient marchands ou fabricans, quelques-uns bourgeois, on y comptait même deux chanoines. Leur défaut principal était plutôt de peu connaître les affaires, défaut d’autant plus grave en un pareil temps, que les autorités supérieures au corps municipal étaient en complet désarroi, et que celui-ci devait éprouver par conséquent une vive tentation d’outrepasser la limite de ses pouvoirs.

Quatre mois après, le moment arrivait d’organiser la France en départemens suivant les décrets de l’assemblée nationale. Les intendans et leurs subdélégués disparaissaient sans être regrettés, car l’opinion publique, injuste à leur égard, oubliait les services que la plupart avaient rendus pour ne se souvenir que de les avoir vus l’instrument d’un pouvoir despotique. La circonscription départementale de Troyes était taillée dans les anciennes généralités de Châlons-sur-Marne, de Dijon et de Paris, sans autre motif en apparence que d’arrondir le territoire autour du chef-lieu. Remarquons en passant que cette division administrative par département, par une exception singulière, n’a pas été touchée depuis quatre-vingts ans. Trois commissaires du roi avaient mission de présider à l’installation des nouvelles autorités ; c’étaient trois hommes du pays : le comte de Mesgrigny, grand-bailli d’épée, que l’on a vu d’abord présider l’assemblée de la noblesse, Pavée de Vendeuvre, conseiller à la cour des aides, un partisan des réformes, qui joua plus tard un rôle honorable dans les assemblées politiques, et enfin Beugnot, qu’un mérite peu commun commençait à mettre en relief. La municipalité de Troyes, organe des idées avancées, déclara tout d’abord que ces commissaires, porteurs d’ordres ministériels, ne pourraient que gêner la liberté des électeurs. En réalité, ils firent peu de besogne. Beugnot, qui voulait se faire une place dans l’administration départementale, se mêla de donner des conseils aux électeurs, conseils fort honnêtes d’ailleurs. Cela lui réussit ; il fut nommé procureur-général-syndic. Les électeurs avaient à désigner trente-six administrateurs pour le département entier, et en outre dans chaque district, — on dit aujourd’hui arrondissement ; — douze autres administrateurs. Il est à noter que l’élection était à deux degrés. Les choix furent en vérité très sages pour une population qui avait si peu l’habitude du suffrage universel. Sur les trente-six administrateurs du département, on comptait quinze avocats, ce qui était trop peut-être ; il y avait en outre d’anciens officiers des élections ou des tribunaux, personnages expérimentés en affaires ; le comte de Dampierre en était aussi, parce qu’il plaisait à tout le monde, aux uns par son origine aristocratique, aux autres par la fougue de ses idées révolutionnaires. Chaque assemblée nommait dans son sein un directoire chargé des attributions du pouvoir exécutif. Dampierre eut tout à la fois la présidence de l’assemblée et du directoire du département, fonction administrative encore plus qu’honorifique qui ne lui allait guère ; il en convint lui-même en l’abandonnant pour reprendre le service militaire dès que la guerre fut déclarée.

Si l’on veut bien se rappeler que les intendans avaient déjà des attributions plus étendues que n’en ont les préfets de nos jours, c’est-à-dire qu’ils s’occupaient de la tutelle des communes, de l’entretien des routes et chemins, du recouvrement de l’impôt et de mille autres affaires à propos desquelles, avec des pouvoirs mal définis, mais constamment soutenus par l’autorité ministérielle, ils étaient en lutte incessante contre les parlemens, les bailliages et les titulaires d’offices vénaux, on se rendra compte que ces directoires improvisés, quel que fût le mérite des membres qui les composaient, fussent dès le début au-dessous de leur tâche. Outre qu’ils cumulaient les pouvoirs exécutif et délibératif, ce qui est un tort, ils avaient au-dessous d’eux des corps municipaux, issus comme eux de l’élection populaire, jaloux d’étendre leurs prérogatives, surtout dans les occasions où la loi n’avait pas déterminé de limites précises. Ce n’était pas d’ailleurs du roi et des ministres que venait l’impulsion[1], elle venait de l’assemblée nationale ; c’était à l’assemblée aussi qu’aboutissaient les conflits, puisqu’elle s’était saisie de tous les pouvoirs. Il en advint que cette organisation nouvelle à laquelle succéda, lorsque les préfectures furent créées, un prodigieux instrument de centralisation, au contraire donna tout à l’influence locale. Chaque ville accomplit la révolution à sa manière, suivant le tempérament de sa population, ardente ici, paisible ailleurs, et trois ans après, lorsque la terreur régnait à Paris, la convention, malgré l’envoi de commissaires extraordinaires, ne put mettre en œuvre ses terribles décrets dans les provinces qu’autant que l’opinion ou les passions lui prêtaient leur appui.

A peine installés, le directoire du département et la municipalité du chef-lieu se trouvèrent en lutte. Autour de la municipalité se groupaient les partisans de la révolution, qui, sous le titre de Société des amis de la constitution, fondaient un club affilié à celui des jacobins. Ce n’étaient pas du reste des révolutionnaires bien méchans, car presque tous appartenaient au commerce ou à la bourgeoisie et même au clergé. Les oratoriens et beaucoup de prêtres séculiers qui avaient été persécutés jadis à cause de leurs opinions jansénistes se rangeaient du côté des patriotes. Il y régnait cependant un certain esprit de défiance, puisque Dampierre n’y fut Pas admis malgré les gages qu’il leur avait déjà donnés. L’état-major de la garde nationale et le plus grand nombre des hommes qui la composaient en étaient aussi. Le parti aristocratique, qui soutenait les administrateurs du département, quoique moins nombreux, avait encore pour lui, en outre des anciens privilégiés et de la majorité du clergé, les compagnies d’élite de la garde nationale. Battu dans les élections à cause de son infériorité numérique, il se défendait avec vigueur non-seulement au moyen d’un journal, mais aussi d’une façon moins noble par la distribution clandestine de grossiers pamphlets anonymes pleins d’allusions personnelles, de médisances et sans doute aussi de calomnies. Entre le directoire et la municipalité, la mésintelligence avait commencé sur une question de préséance ; c’était de peu de conséquence. Un plus sérieux sujet de discorde se présenta bientôt. La ville avait une garnison de Suisses et de hussards dont la population se plaignait parce que, faute de casernes, ces soldats étaient logés chez les habitans ; à l’entendre, la garde nationale suffirait à maintenir l’ordre. Les officiers municipaux demandèrent donc le départ des troupes tandis que le directoire s’y opposait. Des deux côtés, on signait des pétitions, on se dénonçait, on envoyait des réclamations à l’assemblée nationale. Le plus grave fut que la municipalité et la garde nationale faisaient imprimer et afficher les délibérations qu’elles prenaient à ce propos. Quand le directoire du département ou celui du district voulaient répliquer, la commune refusait de publier leurs proclamations ou leurs décisions. Enfin intervint un décret de l’assemblée qui blâmait la municipalité pour cause d’insubordination envers les corps administratifs supérieurs. Ce n’était que justice ; mais la lutte, un instant apaisée sur ce terrain, allait reprendre bientôt d’un autre côté.

Ce qu’il est intéressant de chercher dans le livre de M. Babeau, c’est moins le récit d’événemens locaux, assez futiles en eux-mêmes, que la peinture du mouvement révolutionnaire dans une grande ville de province. Quel effet les réformes décrétées à Versailles produisaient-elles à quarante lieues de là, quelles protestations ou quels encouragemens l’assemblée constituante recevait-elle en réponse, voilà ce qu’il nous plaît de savoir et ce que seuls peuvent nous apprendre les travaux d’érudition locale. À ce titre, il est curieux de voir comment fut accueillie la loi sur la constitution civile du clergé. La question en vaut d’autant plus la peine que jamais loi ne fut préparée avec de meilleures intentions et n’aboutit à un pire résultat. Ce fut l’œuvre, on le sait, des jansénistes de l’assemblée qui, s’inspirant de la manie d’organisation de l’époque, voulurent organiser la religion, ce que le parti des philosophes, assez incrédule par nature, se serait volontiers dispensé de faire. D’abord l’assemblée avait attribué les biens du clergé à la nation, sous réserve de pourvoir aux frais du culte ; puis elle décréta la suppression des communautés religieuses. L’exécution de ses mesures, confiée au directoire du département, ne semble pas avoir soulevé de protestations bien vives à Troyes. Les religieux recevaient, en compensation de leurs revenus séquestrés, des pensions presque équivalentes ; bien plus, la plupart quittaient leur monastère d’assez bon cœur. De la part des chanoines, il y eut moins de résignation ; mais ils étaient, eux aussi, des privilégiés ; après avoir excité l’envie, ils inspiraient peu de compassion. Lorsque survint la loi sur la constitution civile du clergé, ce fut autre chose. Les circonscriptions épiscopales étaient atteintes, les paroisses même étaient modifiées ; les évêques aussi bien que les curés devaient à l’avenir être élus par leurs paroissiens ; enfin le pouvoir civil demandait aux prêtres, non plus seulement de se soumettre à la loi, mais en outre de manifester leur adhésion par un serment solennel. C’était la répétition, — mais avec moins de gravité, car cette fois le dogme était hors de cause, — des mesures violentes par lesquelles l’ancienne monarchie avait imposé l’observation de la bulle Unigenitus. L’évêque, Louis de Barral, refusa le serment sans hésitation. Dubois, qui était député du clergé à la constituante, revint à Troyes et rassembla dans son église les adversaires de la constitution civile afin de protester bruyamment contre les décrets de l’assemblée dont il faisait partie. Dans cette réunion, qui ne fut pas aussi calme que le commandait la sainteté du lieu, on eut le spectacle singulier d’un laïque, le lieutenant-général de police Sourdat, montant en chaire pour affirmer ses croyances. Les officiers municipaux, aidés de quelques gardes nationaux, dispersèrent les fidèles ; mais il n’y eut aucune poursuite. Le sage Beugnot, que l’affaire regardait en sa qualité de procureur-syndic, sut convaincre ses collègues du directoire qu’une procédure aigrirait les esprits. La plupart des prêtres de campagne, les oratoriens, adhérèrent sans difficultés aux décrets constitutionnels. Il n’y eut en somme que vingt et une cures vacantes dans le district de Troyes par refus de serment. Les électeurs, convoqués à la cathédrale, élurent pour évêque un curé de la ville, Sibille, homme âgé et bienfaisant, dont les qualités morales n’étaient pas contestables. Louis de Barral dut quitter alors le palais épiscopal ; il le fit du moins avec dignité, et, retiré d’abord à Nangis, ensuite à Trêves et en Suisse, il s’occupa de venir en aide aux ecclésiastiques insermentés que la perte de leur traitement réduisait à l’indigence. Au fond, malgré quelques protestations bruyantes de la part des réfractaires et quelques manifestations exaltées des partisans de la constitution civile, la réforme s’opéra d’une façon assez paisible. Le directoire permit aux insermentés d’ouvrir des oratoires particuliers ; il en laissa même plusieurs en fonctions faute de pouvoir les remplacer. Lorsque d’autres événemens rendirent plus tard la population hostile au clergé, on ne fit plus guère de différence entre ceux qui avaient prêté le serment et ceux qui l’avaient refusé.

L’imminence d’une intervention étrangère, que les royalistes désiraient secrètement, — il ne faut pas le cacher, car cela explique en partie les excès des patriotes, — vint modifier la situation politique des partis. Déjà l’arrestation du roi à Varennes avait excité les esprits. Dans un moment où l’on ne parlait que de complots royalistes, le hasard fit que l’on trouva dans la rue une lettre adressée à l’un des curés de la ville, et dont l’écriture paraissait être de Dubois, ce député qui six mois auparavant avait manifesté dans son église une hostilité ouverte contre la loi sur la constitution du clergé. Cette lettre, assurément blâmable, se réjouissait des troubles de Saint-Domingue et de l’arrivée prétendue prochaine des troupes victorieuses de la coalition. Au contraire plusieurs des prêtres assermentés excitaient les jeunes gens à se faire inscrire dans les compagnies de la garde nationale mobilisée. A cette époque aussi, c’est-à-dire dans les derniers mois de 1791, passaient à Troyes de nombreux bataillons de volontaires animés pour la plupart de sentimens exaltés. Les sociétés populaires, sans avouer tout à fait leurs opinions républicaines, les laissaient volontiers deviner. Les émigrés, que l’on détestait jadis comme adversaires politiques parce qu’ils regrettaient leurs anciens privilèges, devenaient de véritables ennemis, puisqu’ils s’apprêtaient à prendre les armes contre la France ; la majeure partie du clergé était avec eux de cœur ; le roi les approuvait, disait-on. Comment la population serait-elle restée calme dans le département de l’Aube, l’un des premiers exposés à l’invasion ? Sur ces entrefaites, l’assemblée nationale se retirait après avoir voté la constitution, et les électeurs étaient appelés à nommer une assemblée nouvelle. Malgré les circonstances, les nouveaux députés furent des gens modérés ; l’un d’eux seulement mérite d’être cité, Beugnot, qui arrivait enfin à une situation appropriée à son mérite ; sauf lui, le parti libéral n’avait pas encore révélé d’hommes de grand talent. Dampierre, qui s’était acquis l’estime générale tout au moins par la franchise et la noblesse de son caractère, abandonnait les fonctions électives pour reprendre un grade dans l’armée. En même temps, l’administration du département, celle du district, la municipalité de Troyes, se renouvelaient en partie. Les idées révolutionnaires s’affermissaient dans ces assemblées ; non point toutefois que les élus fussent des gens de rien. C’étaient des officiers ministériels, des négocians, des professeurs. On y comptait plusieurs ecclésiastiques. En somme, la révolution était encore entre les mains de ceux qui l’avaient commencée, et qui, l’ayant adoptée avec conviction, ne la voulaient point laisser revenir en arrière, tandis que le parti royaliste ne ménageait pas ses efforts pour retirer les sacrifices auxquels il avait été forcé de consentir.

La grande affaire du moment était de se préparer à la guerre. Le directoire du département avait à puiser dans les gardes nationales les élémens de bataillons de marche ; mais, ces gardes nationales n’étant pas armées, souvent même pas organisées, il fallait avoir recours aux enrôlemens volontaires. Les autorités faisaient de chaleureux appels au patriotisme des jeunes gens ; les royalistes s’efforçaient au contraire d’arrêter leur élan en exagérant les forces de l’ennemi, le dénûment de nos places fortes, l’insuffisance des préparatifs. Néanmoins le département fournit sans trop de retard les soldats que le gouvernement lui demandait. Seulement ces jeunes gens, réunis à Troyes, où s’organisaient les bataillons de marche, se livraient à de fréquens actes d’indiscipline. Au lendemain du 10 août 1792, l’émotion fut extrême. Surexcitée par les événemens de Paris, la foule accusait les parens et les amis des émigrés de conspirer contre la patrie. La municipalité prit alors sur elle de faire désarmer les personnes suspectes. Au cours des visites domiciliaires que cette mesure exigeait, on découvrit un oratoire chez un chanoine insermenté. Ce malheureux prêtre avait fait parler de lui trente et quelques années auparavant au sujet d’un refus de sacrement à l’une de ses paroissiennes jansénistes. Était-il d’un caractère trop ardent ? irrita-t-il la foule par son attitude ? Les volontaires s’emparèrent de lui malgré les officiers municipaux qui voulaient le faire conduire en prison, regorgèrent et promenèrent sa tête dans les rues. Ce crime resta impuni : on se contenta de faire partir les compagnies de volontaires les plus indisciplinées ; c’était un châtiment bien insuffisant.

Il est vrai que la France était envahie. L’armée de Brunswick marchait vers les défilés de l’Argonne. Une nouvelle expérience nous a enseigné par malheur quelle frénésie excitent de tels événemens contre ceux que l’on soupçonne, à tort ou à raison, de se faire les complices de l’ennemi. La municipalité, contrainte de prendre des mesures vigoureuses, délégua à un comité de cinq membres le soin de veiller sur les personnes connues par des opinions anti-constitutionnelles ; il ne s’agissait plus seulement de les désarmer, il fallait encore les empêcher de partir par crainte qu’elles ne portassent à l’armée prussienne des secours ou des avis. Il y eut donc une première liste de suspects, liste peu nombreuse, car elle ne contenait que treize noms. Si peu que ce fût, il est vraisemblable qu’il y avait abus, et que tous ou presque tous les citoyens ainsi désignés pour être royalistes n’en étaient pas moins patriotes. On sait quels affreux massacres furent commis alors dans les prisons de Paris. L’assemblée législative avait banni en masse tous les prêtres insermentés. A Troyes, de même qu’en d’autres villes de la frontière de l’est, les officiers municipaux leur refusaient des passeports, prétendant qu’ils allaient, eux aussi, conspirer avec l’étranger. L’assemblée, réprimant cet excès de zèle, fit du moins respecter la loi qu’elle avait édictée.

C’était sur ces impressions qu’avaient lieu les élections pour la convention nationale. On conçoit que les amis des émigrés et les rares partisans de l’ancien régime n’avaient guère envie de se mettre en avant. Aussi les nouveaux députés de l’Aube furent-ils d’opinion plus avancée que leurs prédécesseurs. Néanmoins Danton, originaire du département, ne fut élu qu’à Paris. Les élus, presque tous assez obscurs, appartenaient plutôt au parti des girondins. La proclamation de la république ne souleva, ni dans la population ni dans les corps électifs, aucune protestation.


III

Jusqu’ici les récits de M. Babeau conservent une physionomie locale, une couleur provinciale très moquée. Après avoir montré ce qu’était une grande ville dans les années qui précédèrent 1789, ils font voir comment les idées révolutionnaires ont gagné du terrain au point d’occuper enfin toute la place. Il importe peu du reste que l’auteur s’en afflige ou que d’autres s’en réjouissent. Chacun tire des faits la conclusion qu’il lui convient. Le plus certain est qu’en ces trois années la révolution s’était opérée, qu’une société jusqu’alors passive s’était ouverte à la vie politique, que le pouvoir était passé en d’autres mains. En même temps la centralisation s’était établie. Dans ce qu’il nous reste à raconter, le département de l’Aube et son chef-lieu n’ont pour ainsi dire plus d’histoire, parce que ce qui s’y passe n’est qu’un pastiche anodin de ce qui se passe à Paris. L’histoire de la terreur à Troyes n’a rien des horreurs par lesquelles s’est signalée cette sinistre époque en d’autres provinces.

À ce moment, une même phrase revient sans cesse dans les discours et dans les rapports des meneurs du parti extrême : « Troyes n’est pas à la hauteur de la révolution. » C’est qu’en effet les diverses administrations de la ville, du district et du département, pour avoir été modifiées par de nouvelles élections, se composaient sinon des mêmes hommes, du moins d’hommes animés du même esprit. Dans le conseil-général du département, Pavée de Vendeuvre avait été le premier élu en dépit de ses attaches aristocratiques ; Raverat, ancien curé d’une paroisse rurale, en était le président. Parmi les officiers municipaux se trouvaient des professeurs, des négocians, un chirurgien. La Société des amis de la constitution, où se réunissaient les plus ardens patriotes, le prenait de haut avec les fonctionnaires, blâmant les uns, dénonçant les autres, prétendant même obliger les administrations à congédier les employés dont elle se défiait ; mais les citoyens se réunissaient aussi par section. Dans ces clubs de quartier, des avis plus modérés dominaient quelquefois, s’imposaient même par un vote. En général, durant toute cette période de temps, l’attitude des hommes du pays que le hasard des événemens avait appelés au premier rang fut d’affecter une exagération qu’ils ne ressentaient pas. Ils faisaient volontiers beaucoup de bruit pour être dispensés de faire une besogne qui leur répugnait. Autant que possible ils réparaient d’avance par des avis officieux le mal qu’ils se croyaient obligés de faire comme administrateurs.

La grande affaire du moment était de réunir des troupes pour combattre les armées étrangères. Le premier bataillon des volontaires de l’Aube, organisé depuis près de deux ans, avait été envoyé à Saint-Domingue, où il avait mérité des félicitations par sa belle conduite. Les second, troisième et quatrième bataillons s’étaient mis en route pour la frontière de l’est avant la bataille de Valmy. A l’automne de 1792, de nouvelles levées devinrent nécessaires. Les plus enthousiastes étaient partis ; l’enrôlement ne s’opérait plus qu’avec peine malgré les efforts des autorités. On indiquait à chaque commune le nombre d’hommes qu’elle devait fournir. Le plus souvent, dans les communes rurales, le contingent était alors désigné par l’élection ; de là des abus sans nombre. Ici, les citoyens pauvres, se trouvant en majorité, nommaient exclusivement les enfans des familles aisées ; ailleurs les riches s’entendaient pour faire partir les fils d’ouvriers ; puis les municipalités intervenaient pour soutenir que le départ de tant de jeunes gens nuirait aux travaux agricoles. D’ailleurs tout manquait aux recrues ; non-seulement l’esprit militaire et l’instruction pratique, mais aussi les habits, les souliers et surtout les fusils. Alors on ouvrait des souscriptions en nature ou en argent pour vêtir et armer ces soldats improvisés. Cependant, comme il y avait de l’enthousiasme au fond, tout cela marchait, s’équipait et se trouvait bientôt en mesure d’entrer en ligne contre la Prusse ou contre la Vendée.

Néanmoins la convention, qui jugeait sans doute que le département de l’Aube n’allait pas assez vite, expédia à Troyes l’un de ses membres, l’ancien oratorien Fouché, afin d’accélérer de nouveaux armemens contre les rebelles de la Vendée. Le futur duc d’Otrante, dont la mission était surtout militaire, ne sut que faire des discours patriotiques avec marche en musique et fanfares pour exciter le zèle des citoyens. C’était assez, paraît-il, car il revint satisfait des administrateurs et des administrés. Plus tard, en novembre 1793, ce n’était plus seulement l’ardeur militaire qu’il fallait développer, c’était l’esprit révolutionnaire, auquel la population était assez rebelle par nature. Sous l’inspiration d’un député de l’Aube, Garnier, plus violent dans son langage que dans ses doctrines, un comité révolutionnaire s’était formé au sein de la société populaire. Ce comité de douze membres s’arrogeait la suprématie sur toutes les autorités, il dépossédait les administrateurs légalement élus ; mais, pour briser les résistances passives des modérés, les gens du pays ne suffisaient pas. Ils demandèrent un chef ; le comité de salut public leur délégua un jeune homme de vingt-trois ans, Rousselin, l’ami et le protégé de Danton. Ce personnage, qui était alors l’un des orateurs les plus applaudis du club des jacobins, devenu plus tard comte de l’empire, est mort journaliste influent sous la restauration.

D’abord tout alla bien au gré du délégué. La commune avait déjà fait incarcérer des suspects ou les avait mis en surveillance. Toutefois des prêtres insermentés restaient encore libres, et les prêtres constitutionnels continuaient ostensiblement leur sacerdoce, Rousselin ordonna par un arrêté la fermeture des a maisons nationales connues sous le nom d’églises ; » l’évêque Sibille dut renoncer à ses fonctions. Cela ne suffisait pas au délégué ; il fit dresser la guillotine et voulut transformer le tribunal criminel en commission prévôtale pour juger les suspects. Sur le refus des membres de ce tribunal, il institua de son autorité propre un jury révolutionnaire. Alors les résistances commencèrent. De même que les magistrats, les jurés refusèrent de siéger à moins d’un décret de la convention. En attendant, Rousselin se donna la satisfaction de faire incarcérer tous ceux que l’on appelait les modérés, les royalistes, les ci-devant nobles. Les prisons ne suffisant pas, on enfermait les détenus dans le séminaire et dans les autres couvens. Pourtant il ne paraît pas que la discipline intérieure de ces lieux de détention fût bien sévère. On laissait quelquefois sortir les suspects pour vaquer à leurs affaires ; ceux qui étaient ou se disaient malades ou infirmes obtenaient la permission de rentrer chez eux.

Au milieu d’une population taxée de modérantisme suivant une expression de l’époque, de telles persécutions ne pouvaient s’opérer que contre le vœu des autorités élues. Aussi Rousselin ne tarda-t-il pas à épurer les administrations. Dans le directoire du département, dans celui du district, auquel un décret de la convention avait donné des attributions étendues, les membres les plus sages se virent congédiés. Ils étaient remplacés non par des ouvriers, comme on serait tenté de le croire, mais par des hommes des classes bourgeoises, comme leurs prédécesseurs, seulement plus dociles ou signalés par la violence de leurs opinions. Le suffrage universel, mal inspiré cette fois, avait nommé maire un certain Gachez, maître d’école de conduite équivoque et de réputation douteuse. Ce n’était pas tout à fait la faute des électeurs s’ils n’avaient pas mieux choisi : en ces temps troublés, personne n’acceptait volontiers une fonction si difficile. Gâchez était mal vu sans doute des autres membres de la municipalité. Le délégué révoqua ceux qui déplaisaient au maire et au comité révolutionnaire.

Le terrain ainsi préparé, Rousselin décréta qu’un emprunt forcé serait perçu sur les riches à proportion de leur fortune et du degré de malveillance que chacun avait montré à l’égard de la révolution. De plus on confisquait chez les citoyens l’argenterie armoriée, sous prétexte que la convention avait proscrit l’usage des signes de féodalité. Que devint le produit de ces impôts extraordinaires ? On ne le sut trop. Rousselin signait des mandats, autorisait des dépenses secrètes ; une forte part fut attribuée, il est vrai, à la ville et au département pour assurer l’approvisionnement en farines et secourir les ouvriers, car l’année avait été mauvaise, les cultivateurs ne venaient guère sur les marchés et le pain était cher. Toutefois ces actes iniques indignaient la majorité de la population. Les citoyens continuaient de se réunir par section le décadi dans chaque quartier de la ville, ils trouvaient là une tribune, l’occasion de faire entendre leurs plaintes, à la condition, bien entendu, d’en avoir le courage. Ce fut là que s’organisa la résistance.

Depuis qu’un décret de la convention avait attribué au district la direction et la surveillance des mesures révolutionnaires, le procureur-syndic de cette administration, que l’on désignait alors sous le nom d’agent national, était devenu le principal personnage de la ville. François Loyez, qui exerçait cette fonction, avait contrecarré les actes de Rousselin autant qu’il l’avait pu. Pendant un voyage à Paris que fit celui-ci au mois de décembre 1793, Loyez encouragea les adversaires de Rousselin j aussi dès son retour, voyant que la population lui était hostile, le délégué révoqua le procureur-syndic. Là-dessus, les sections manifestèrent leur mécontentement, se prononçant même avec une énergie d’autant plus louable que ceux qui parlaient ainsi savaient, à n’en pas douter, qu’ils risquaient leur tête dans une lutte contre le commissaire de la convention. Les sectionnaires réclamaient la révocation du maire Gachez comme complice des actes arbitraires de Rousselin ; ils osaient demander compte de la taxe levée sur les riches. Se sentant soutenus par la conscience publique, ils voulaient élargir des prisonniers, remettre en place les administrateurs que leur adversaire avait évincés. Ils avaient au surplus envoyé à la convention des commissaires qui se rencontrèrent à Paris avec ceux que Rousselin expédiait de son côté pour rendre compte de la situation au comité de salut public. Barère, qui fut chargé du rapport sur cette affaire, fit voter l’envoi d’un représentant à Troyes pour « réduire à la soumission l’aristocratie marchande qui avait levé la tête. » Le député Bô, investi de cette mission, partait avec l’intention de donner tort aux sectionnaires. Ceux-ci eurent cependant le courage de maintenir leurs précédentes délibérations. Bô décida la suppression des assemblées de section, il fit arrêter les membres les plus résolus et donna l’ordre de les conduire dans l’ancienne école militaire de Brienne afin de les éloigner d’une ville où leur influence était dangereuse pour ses partisans ; enfin il dispersa la société populaire qui, après avoir été au début l’auxiliaire de la révolution, refusait alors d’en partager les excès. Cela fait, Bô, Rousselin et Gachez, leur protégé, quittèrent la ville, laissant le pouvoir aux mains des gens qu’ils avaient choisis, mais convaincus sans doute qu’il était impossible de plier cette population au régime qu’ils comptaient établir.

Avant de partir, Bô avait livré quatre suspects au tribunal révolutionnaire de Paris. C’étaient un médecin et trois anciens magistrats que l’ardeur de leurs opinions royalistes avait mis en relief quelques années auparavant. On leur reprochait, comme à tant d’autres, d’avoir signé une adresse en faveur de Louis XVI ou d’avoir correspondu avec des émigrés. Courtois, représentant de l’Aube, qui avait voté la mort du roi et qui était l’ennemi personnel de l’un des accusés, fit toutes les démarches possibles pour leur sauver la vie. Déjà, lorsqu’on avait voulu retrouver l’adresse incriminée afin d’en poursuivre tous les signataires, Courtois, dont les démagogues ne se défiaient pas, avait adroitement soustrait cette pièce dans les cartons de l’assemblée, puis il avait répandu le bruit qu’elle était perdue. Cette fois encore il s’interposa généreusement en faveur de ses compatriotes. Ce fut inutile ; tous quatre, condamnés à mort, furent exécutés.

Ce que l’on peut appeler la terreur à Troyes continua plusieurs mois après le départ de Rousselin. Le nombre des suspects incarcérés s’accroissait sans cesse : c’étaient la plupart des prêtres, des parens ou amis d’émigrés. Le régime intérieur de la prison était tantôt sévère à l’extrême pour ces malheureux, tantôt d’une singulière tolérance, suivant l’humeur des autorités. Sauf un vieillard presque imbécile que la municipalité eut la faiblesse de livrer au tribunal révolutionnaire pour avoir affiché devant sa porte un placard inoffensif, il n’y eut aucunes poursuites contre les détenus. Le caractère des habitans y répugnait. Bien que les sectionnaires les plus influens fussent toujours enfermés, leurs partisans conservaient une certaine influence dans la ville. En toutes choses, le tempérament local répugnait aux mesures de rigueur. En vain Rousselin, de retour à Paris, encourageait de loin les hommes qui avaient été ses complices. Lui-même il eut bientôt à se défendre. Les modérés, que soutenait le procureur-syndic Loyez, obtinrent enfin au mois de juillet la mise en liberté des sectionnaires enfermés sept mois auparavant. Bien plus, Rousselin et ses adhérens, au nombre de quinze, se virent cités devant le tribunal révolutionnaire comme ayant usurpé des pouvoirs, exercé des concussions, désorganisé les administrations. Acquittés après de courts débats, ils croyaient reprendre leur rôle et leur influence, lorsque survint le 9 thermidor, qui mit. fin à la terreur dans toute la France. La ville de Troyes, plus heureuse, en était débarrassée depuis six semaines ; elle n’en avait pas connu d’ailleurs les excès les plus extrêmes, grâce sans doute au bon sens, à la prudence de ses habitans. Quel spectacle avait-elle donné en effet ? Après que des émissaires venus de Paris ont épuré les assemblées électives, la résistance s’organise dans les sections ; après l’arrestation des sectionnaires, c’est la population tout entière qui résiste par l’inertie, la force qu’ont en réserve les faibles et les opprimés : aussi la guillotine dressée sur une place publique reste inoccupée ; le culte, chassé des églises, se continue en secret dans l’intérieur des maisons. Des hommes violens dans la rue, lorsqu’ils sont en présence de la foule, offrent un asile dans leur propre domicile aux suspects que la loi oblige de se cacher ; les plus bruyans en public n’ont souvent d’autre but que de se faire passer, aux yeux des révolutionnaires étrangers, pour plus méchans qu’ils ne sont. N’est-ce pas un honneur pour cette ville d’avoir su franchir une terrible crise avec si peu de mal, et depuis d’avoir traversé tant de révolutions sans que la tranquillité de la rue fût une seule fois troublée ?

Cependant Troyes se ressentait des crimes de la révolution, comme toutes les villes d’art et d’industrie. Lors de la suppression des couvens et de la fermeture des églises, on prit soin de rassembler dans un musée les tableaux, les sculptures et les livres que renfermaient les édifices religieux, mais les objets d’or et d’argent étaient livrés à la Monnaie, quel qu’en fût le mérite ; beaucoup de ces vénérables reliques du passé, entassées sans ordre et sans soin, se détériorèrent en attendant que l’on en eût reconnu la valeur, ou bien des dépositaires infidèles les firent disparaître. L’industrie ne souffrit pas moins, faute de bras, parce que les hommes valides étaient aux armées, et faute de matières premières, car le crédit était restreint, les routes mal entretenues et les transports difficiles. De 3,000 métiers de toilerie que l’on comptait en 1791, il en restait 1,200 en activité en 1795. Une industrie disparut alors presqu’en entier, celle du tissage ; une autre, celle de la bonneterie, prit une grande extension dès que le calme se rétablit. Les villes, de même que les hommes, se transforment avec l’âge.

Le récit de M. Babeau se continue jusqu’en l’an 1800, au milieu d’événemens de peu d’intérêt. Les trois épisodes auxquels se borne notre étude caractérisent bien, ce semble, trois périodes distinctes : la situation instable de l’ancien régime, l’anarchie des pouvoirs qu’institue avec trop de hâte l’assemblée nationale, la désorganisation des autorités électives par des agens révolutionnaires. On s’étonnerait avec raison que le calme se fût ensuite rétabli tout d’un coup ; le désordre continue en effet pour ne s’éteindre que dans les premières années du consulat. Alors on revit sur le siège de Troyes un évêque institué par le pape, avec une circonscription diocésaine identique à celle du département ; alors une loi de l’an VIII créa l’organisation administrative qui subsiste encore aujourd’hui, avec des préfets, des sous-préfets et des maires, avec des conseils consultatifs aux divers degrés de cette hiérarchie. Après tant de bouleversemens, s’il restait encore au fond des choses beaucoup de traces de l’ancien régime, comme M. de Tocqueville l’a démontré, du moins les abus les plus graves avaient disparu. Combien devait être modifiée la vie sociale d’une ville de province d’où avaient disparu les corporations religieuses, le bailliage, les corporations de métier, qui tenaient tant de place auparavant, où la masse de la population, jadis à l’écart, s’était mêlée quelque temps aux affaires publiques avec plus d’ardeur, il est vrai, que de succès ! Dorénavant tous étaient égaux devant la loi ; le clergé s’était retrempé par la persécution ; l’acquisition par les bourgeois et par les paysans d’une immense quantité de biens ruraux inspirait le goût de l’économie aux classes laborieuses. Bien des hommes que leur foi monarchique ou religieuse avait jetés à la traverse des réformes avaient éprouvé sans doute de longues et pénibles souffrances dont le souvenir douloureux se conserve encore au sein des familles ; mais en somme si la révolution n’avait été nulle part plus cruelle que dans la capitale de la Champagne, on en aurait oublié bien vite les mauvais jours pour ne s’en rappeler que les bienfaits.


H. BLERZY.

  1. Le directoire de l’Aube écrivait le 26 septembre 1790 au garde des sceaux : « Depuis que la chose publique nous est confiée, nous n’avons reçu des ministres du roi ni leçons ni encouragemens, et l’on nous a abandonnes à nous-mêmes au milieu d’un champ immense dont les routes nous étaient inconnues. Il semblait que les ministres du roi eussent pris à tâche de nous laisser tomber dans de graves erreurs pour se ménager le barbare plaisir d’y insulter. »