La Révolution de Naples en 1647

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LA


RÉVOLUTION DE NAPLES


EN 1647.




Sublevacion de Napoles, capitaneada por Mazanielo, estudio historico, de don Angel Saavreda, duque de Rivas. Madrid, imprenta de la Publicicad, a cargo de M. Rivadeneyra, 1848. — 2 vol. in-12.




Quand l’Europe littéraire et politique a appris, il y a déjà quelques aunées, que la reine Isabelle d’Espagne avait choisi pour son ambassadeur à Naples M. le duc de Rivas, on s’est généralement attendu que le séjour d’un homme aussi passionné pour les travaux et les plaisirs de l’esprit dans cette contrée favorisée, au milieu des loisirs élégans de la vie diplomatique, ne serait pas sans fruit pour les lettres. On ne s’était pas trompé. Sous ce nom aristocratique, sous ce brillant manteau d’ambassadeur, se cache, comme on sait, un des esprits les plus polis et les plus aimables de notre temps, un de ces poètes qui donneraient volontiers tous les duchés et toutes les ambassades du monde pour une heure d’inspiration. Comme son compatriote et son ami, aujourd’hui son voisin d’ambassade, M. Martinez de la Rosa, l’auteur du Bâtard maure et des Romances historiques a toujours trouvé, dans les accidens les plus divers de son orageuse carrière, le temps de penser et d’écrire. Même au milieu de la vie des camps et durant les épreuves amères de l’exil, il cherchait des consolations dans la poésie. Aujourd’hui, parvenu au faîte des grandeurs, et, ce qu’il estime à coup sûr davantage, libre de jouir, après tant de travaux, d’un repos au moins momentané, il ne pouvait pas oublier les chères habitudes de toute sa vie ; c’est à la muse plus grave de l’histoire qu’il a consacré ses années tranquilles.

« Le nom de Masaniello, dit-il lui-même dans l’avant-propos de son nouveau livre, fut un des premiers qui se présentèrent à mon imagination quand je mis le pied dans la charmante cité de Naples, théâtre du pouvoir formidable et passager de ce personnage extraordinaire. Je me proposai dès ce moment de le prendre pour sujet d’un article de revue, mais, quand je parcourus les rues et les places témoins de son audacieuse entreprise, de sa fortune si brillante et si fugitive, de ses horribles cruautés et de sa triste mort, quand je commençai à réunir des documens sur sa personne et ses actions, je compris qu’un pareil sujet exigeait un plus large cadre, et je me décidai à écrire l’histoire complète de sa domination. De plus, comme cette histoire elle-même ne peut être bien comprise sans tenir compte de l’état du royaume de Naples sous le gouvernement des vice-rois espagnols et particulièrement sous celui du duc d’Arcos, comme d’un autre côté le soulèvement, loin de se terminer à la mort si prompte de Masaniello, ne fit que prendre plus de gravité, je sentis que, pour donner une idée exacte et tout-à-fait satisfaisante de cette révolution, il était indispensable d’en embrasser le cours entier. Je fis donc de nouvelles recherches, je réunis plus de documens, j’examinai de curieux manuscrits, je lus tous les auteurs qui traitent du même sujet, et j’en conférai soigneusement avec les érudits du pays. »

C’est ainsi qu’est née cette étude historique dont la composition a été l’occupation favorite de l’écrivain ambassadeur. En effet, pour un homme d’imagination comme M. le duc de Rivas, il est bien difficile d’habiter Naples sans songer souvent au soulèvement de 1647. Errez-vous en promeneur solitaire le long du port et sur le mole ? vous voyez partout la foule des mariniers, vêtus seulement de la chemise et du caleçon traditionnels, qui s’agitent avec des cris, des gestes ardens, dans un tumulte perpétuel, et qui semblent toujours prêts pour la révolte, comme les flots innombrables de la mer se soulèvent au premier vent. Allez-vous dans les marchés, dans les rues, dans les places publiques ? vous y reconnaissez ces monceaux de fruits qui servent presque uniquement aujourd’hui, comme au XVIIe siècle, de nourriture à ce peuple immense, et vous comprenez sans peine qu’un impôt sur les fruits ait pu devenir l’origine d’une révolution. Visitez-vous les monumens, les tours, les châteaux-forts ? partout vous rencontrez les traces du duc d’Arcos, de Masaniello, de Gennaro Annese, de tous les personnages de ce drame. Sortez-vous de Naples et voulez-vous parcourir les environs ? la fameuse costiera d’Amalfi, célébrée par Boccace, cette merveilleuse corniche qui borde le golfe de Salerne, et qui semble réunir ce que la terre peut offrir de plus pittoresque, la mer de plus gracieux, le soleil de plus éclatant, appelle une des premières vos regards, et vous y retrouvez la patrie du jeune dictateur populaire.

Ce pauvre pêcheur déguenillé a donc été tout naturellement le compagnon secret de l’homme d’état que ses fonctions retiennent sous le ciel napolitain, et plus d’une fois cette brune figure est venue lui apparaître dans les plus brillantes scènes du monde officiel pour l’attirer à l’écart. Le soulèvement dont Masaniello fut le héros a d’ailleurs un intérêt particulier pour un Espagnol ; M. le duc de Rivas, fort amoureux des traditions nationales de son pays qu’il a souvent chantées, n’avait garde de l’oublier. Quand un Français arrive à Naples, sa pensée se reporte tout d’abord vers le temps de la domination angevine, vers ce frère de saint Louis dont un autre de ces hommes qui savent mener de front la vie des lettres avec celle du monde et des affaires nous a donné récemment la glorieuse histoire. Pour un Espagnol, c’est le souvenir des vice-rois qui se réveille le premier. À cette époque, la couronne de Naples était l’une des plus belles parmi les nombreuses couronnes qui ceignaient la tête des héritiers de Charles-Quint. On a beaucoup parlé des richesses que l’Espagne a retirées de ses possessions d’Amérique ; Naples n’a pas été pour ses conquérans une source beaucoup moins abondante de trésors. En devenant indépendante, cette terre qui est comme la sœur de l’Andalousie, patrie de M. le duc de Rivas, n’a pas complètement cessé d’être espagnole ; la maison qui règne à Naples est une branche de la maison qui règne à Madrid, et toutes deux ont pour souche commune ce Charles III qui fut roi de Naples avant d’être roi d’Espagne.

Ce sujet, tout napolitain et tout espagnol, se recommande en même temps par bien d’autres mérites. D’abord, il n’est pas sans avoir aussi quelque intérêt national pour nous autres Français. On n’a pas oublié qu’un Français, le duc de Guise, a joué un grand rôle dans la révolution de Naples, et a été un moment un des successeurs de Masaniello. Les documens les plus intéressans peut-être qui existent sur cette révolution sont en français. Sans parler du très agréable ouvrage publié à Paris, il y a près de vingt ans, sous ce titre : Le duc de Guise à Naples, nous avons les mémoires du duc de Guise lui-même, et surtout ceux de Modéne, son principal conseiller. Brave soldat et politique habile, ce comte de Modéne avait figuré dans toutes les conspirations tramées en France contre l’autorité du cardinal de Richelieu, et il avait été blessé à la bataille de la Marfée quand il prit le parti d’accompagner son maître à Naples, lors de l’audacieuse équipée de cet imprudent coureur d’aventures. Les mémoires qu’il a laissés sont aussi remarquables par la fermeté de l’exposition que par celle de la pensée ; il appartient à cette forte école des soldats écrivains des XVIe et XVIIe siècles, qui savaient aussi bien raconter qu’agir, et dont les récits ont toute la vigueur et la netteté de l’action. M. le duc de Rivas qui l’accuse de partialité contre l’Espagne, a cependant beaucoup puisé dans son écrit, et il ne pouvait mieux faire, car il y a peu de mémoires contemporains aussi complets que ceux-là.

Mais ce qui achève de faire du sujet choisi par M. le duc de Rivas une véritable bonne fortune, c’est le moment où paraît ce livre. Sans s’en douter, l’historien de Masaniello a écrit un ouvrage de circonstance. Pendant qu’il recherchait patiemment les détails d’une révolution accomplie. Il y a deux cents ans, un souffle souterrain parcourait l’Europe et y préparait une éruption générale. L’Italie elle-même, et jusqu’à cette bienheureuse cité de Naples, qui semblait dormir au bord de sa baie, ont eu leur triste part dans ces convulsions. De nouveaux Masaniello ont reparu tout à coup sur bien des points à la fois, et, ce qui rend la comparaison de plus en plus frappante, ils ont disparu pour la plupart aussi vite et presque aussi tragiquement que le premier. D’où vient que ces révolutions, si semblables en général à celle de 1647, ont été aussi éphémères qu’elle ? Y a-t-il là quelque loi secrète et irrésistible qui condamne à l’avortement certaines entreprises particulièrement mal conçues ? Notre siècle est passé maître en fait de révolutions ; il en a fait de légitimes et d’illégitimes, d’heureuses et de malheureuses, de durables et de passagères ; il semble donc qu’il n’ait plus rien à apprendre en ce genre. Il n’est cependant pas sans utilité pour lui de rechercher dans le passé si le procédé révolutionnaire a quelque peu changé avec le temps, et si les mêmes causes n’ont pas toujours amené les mêmes effets ; c’est ce que fait pour lui la nouvelle histoire de M. le duc de Rivas.

La révolution de Naples eut un avantage que n’ont pas toujours les révolutions : elle était parfaitement justifiée. Certes, je n’aime pas les insurrections en général ; mais ce droit d’insurrection, dont on a tant abusé, me paraît le droit impérissable de tout peuple qui est gouverné par les étrangers et au profit des étrangers. Or, si jamais domination étrangère fut abusive et odieuse, c’est celle de l’Espagne sur Naples. Un de ses vice-rois, le comte de Monterey, avait coutume de dire que Naples retournerait un jour nécessairement entre les mains des Français, et que, pour ne leur rien laisser, il fallait en tirer de bonne heure tout ce qu’il y avait à prendre. Cette maxime était fidèlement mise en pratique par tous ceux qui participaient à l’administration, grands et petits. Le pays était d’abord écrasé d’impôts au nom de la couronne, et, bien que les sommes provenues de tant d’exactions fussent prodigieuses, elles n’étaient rien au prix de celles qui provenaient en outre des vols et des concussions privées, « si bien, dit énergiquement le comte de Modène, quà l’exemple du Colisée de Rome, la grandeur de ce royaume n’était plus remarquable que par celle de ses ruines. » Plus de trente mille sujets napolitains avaient été contraints par la rigueur des impôts d’abandonner leur pays natal et d’aller demeurer dans les états du grand-seigneur, d’où ils avaient publié, à la honte de l’administration espagnole, « que celui qui, à peine pour dix pistoles, pouvait satisfaire aux gabelles de Naples, satisfaisait pour dix carlins à toutes celles du Turc. »

Les choses étaient venues à un tel point sous le règne de Philippe IV, que l’amiral de Castille, qui fut le prédécesseur du duc d’Arcos, ne voulut pas être plus long-temps l’instrument d’un système de spoliation qui devait finir par pousser les peuples à bout. Ses représentations contre les demandes continuelles de subsides ayant été mal reçues par la cour de Madrid, il envoya sa démission au roi. Je ne veux pas, dit-il, laisser briser entre mes mains le beau cristal qui m’a été confié. Don Rodrigue Ponce de Léon, duc d’Arcos, fut nommé à sa place. Dix-huit mois environ après l’arrivée du nouveau vice-roi, la révolution éclatait. L’occasion immédiate du soulèvement fut l’établissement de l’impôt extraordinaire sur les fruits, mais les causes en étaient anciennes et profondes. Toutes les classes de la population avaient été exaspérées de longue main contre les Espagnols. Le cri de révolte poussé dans le marché par quelques enfans fut aussitôt répété dans toute la ville et par tout le royaume. La garnison surprise n’opposa aucune résistance ; elle eût d’ailleurs été beaucoup trop faible contre une nation qui se levait. On avait rarement vu jusqu’alors une révolution aussi prompte et aussi facile. Depuis, pareille chose s’est reproduite plusieurs fois, même sans motifs apparens, et, en fait de promptitude, il devait être donné à la furie française de dépasser même la furie napolitaine ; mais, dans ce temps-là, il fallait qu’une insurrection fût bien nationale, pour réussir ainsi tout d’un coup.

Non-seulement cette sédition était des plus légitimes, mais les chances les plus favorables semblaient se réunir pour en assurer le succès. L’Espagne était alors au plus fort de cette guerre universelle qui a rempli tout le milieu du XVIIe siècle et qui avait autorisé le roi catholique à faire frapper sur ses monnaies cette fière devise : Todos contra nos, y nos contra todos. Les provinces unies des Pays-Bas, fortes de l’alliance de la France, achevaient de conquérir leur indépendance par de nombreuses victoires remportées sur mer et sur terre contre les armées et les flottes de l’Espagne. Ces vieilles bandes qui avaient fait si long-temps la terreur de l’Europe venaient d’être anéanties à la bataille de Rocroy, et de tous côtés les étendards espagnols battaient en retraite. Puis 1640, le Portugal et la Catalogne, dans le cœur même de la Péninsule, étaient soulevées toutes les forces du roi Philippe IV n’avaient pas encore pu les réduire. Les anciennes colonies portugaises avaient suivi l’exemple de Lisbonne, et des villes nombreuses en Asie et en Afrique, comme Tanger, Macao et Goa, les plus belles îles de l’Océan, comme Madère et les Açores, des continens tout entiers, comme le Brésil, échappaient à la domination du débile successeur de Philippe II. Enfin, l’année même du soulèvement de Naples, il y avait quelque mois à peine, la Sicile, cette proche voisine, venait de donner le signal de l’insurrection, et un simple artisan de Palerme, élu capitaine-général du peuple, gouvernait l’île à la place du vice-roi.

La révolution de Naples arrivait la dernière dans cette longue série de désastres qui démembraient visiblement la monarchie gigantesque des rois catholiques. Elle avait donc pour elle tous les avantages, puisqu’elle frappait le dernier coup. Le gouvernement espagnol déconcerté, découragé, privé à la fois de toutes ses ressources, ne pouvait absolument rien contre elle ; la France victorieuse était prête à la secourir ; la Hollande, le Portugal, la Catalogne, la Sicile, ses sœurs insurgées, lui tendaient la main. Plus riche et plus peuplé que la Catalogne, la Sicile ou le Portugal, le royaume de Naples était encore séparé de l’Espagne par la mer qui lui servait de rempart. Cependant cette indépendance napolitaine, si facilement conquise, si généralement encouragée, si forte par le droit, par le succès, par le nombre, par la position, par tout ce qui fait la force en ce monde, dura à peine un an ; elle succomba, non sous l’attaque de ses anciens maîtres, mais sous ses propres fautes, tandis que les Pays-Bas, bien moins dotés par le ciel, fondaient glorieusement leur liberté, tandis que le Portugal lui-même, si faible, si dominé, s’affranchissait à tout jamais du joug espagnol. Cette infirmité radicale de la révolution de Naples s’explique par un fait qui est en même temps l’explication de bien des mécomptes semblables survenus de nos jours ; en Hollande, en Portugal, le soulèvement avait eu exclusivement le caractère national ; à Naples, il prit en outre, dès son origine, le caractère démocratique et social, comme on dit aujourd’hui, et c’est ce qui le fit périr si vite.

La révolte de Naples fut une révolte populaire dans toute la force du mot. Aucune autre peut-être dans l’histoire ne mérite ce nom à un si haut degré. Dès le premier moment, c’est le peuple qui entre en scène : il n’en sort que lorsque le rideau tombe sur le dénoûment ; et quel peuple ! Je n’ose pas dire quelle irrévérence, véritable polissonnerie de gamins, car il y avait aussi des gamins à Naples, fut le prélude de l’insurrection ; Masaniello, qui ne se doutait guère en ce moment de son brillant avenir, était parmi les auteurs de cette démonstration fort peu héroïque, qui commença par faire reculer les belles Castillanes placées aux fenêtres du duc d’Arcos. Quelques jours après, la même bande de jeunes mauvais sujets continua le jeu en jetant des fruits à la tête des collecteurs, en plein marché ; ces deux espiègleries eurent naturellement le plus grand succès auprès de cette population de vagabonds et de gens sans aveu qui abonde dans toutes les grandes capitales, et qui était alors à Naples plus nombreuse qu’ailleurs, vêtue de baillons, dormant sur le pavé, vivant d’aumône et de rapine, et se multipliant à l’infini, grace à la douceur du climat et à l’absence de toute police. Ce fut cette population qui fit tout.

Le nom bien connu de ces hommes à moitié nus était à lui seul une menace contre la société. Ils s’appelaient eux-mêmes Lazares, par allusion au pauvre de l’Évangile, couché devant la porte du mauvais riche dont les chiens viennent lécher ses ulcères, et à qui il demande en vain les miettes tombées de sa table. De tous les cris de ralliement qu’a pris à diverses époques la guerre sociale, celui-là a été peut-être le plus significatif. Tout le monde connaît la fin de la parabole évangélique : Lazare est transporté après sa mort dans le sein d’Abraham, tandis que l’ame du riche est plongée dans les enfers ; apercevant Lazare, le riche lui demande une goutte d’eau pour étancher sa soif au milieu des flammes qui le consument, mais Abraham lui répond qu’ayant été heureux dans la vie, pendant que Lazare souffrait, il est juste qu’il souffre à son tour, pendant que Lazare est dans la joie : parole terrible, dont les passions humaines peuvent trop facilement abuser, en essayant de transporter dans cette vie le châtiment qui attend dans l’autre le mauvais riche, et en se constituant juges de ce que Dieu seul doit juger. C’est Abraham qui, dans l’Evangile, prononce l’arrêt vengeur, ce n’est pas Lazare ; mais, quand on prend un pareil nom, on est bien près de confondre les degrés de juridiction : c’est ce qui arriva aux Lazares de Naples. Furieux et fiers à la fois de leur longue misère, ils s’arrogèrent le droit de punir ceux qu’ils accusaient d’en être les auteurs, et ils n’aboutirent qu’à se rendre plus misérables encore.

Quand les Lazares se virent maîtres de Naples, leur première pensée fut de mettre le feu à quelques palais. Ces désordres commencèrent, comme toujours, avec une certaine régularité ; le peuple se montrait violent, destructeur, mais par colère, non par cupidité ; il voulait être juste et désintéressé dans sa vengeance. « Les incendies, tant du premier jour que du reste de la semaine, dit l’écrivain contemporain que j’ai déjà cité, furent accompagnés de circonstances notables qui seront à peine crues de la postérité. La première, que cette populace, en saccageant les maisons des receveurs et des autres intéressés en l’exécution des gabelles, ne brûlait pas seulement leurs plus précieux meubles, dont la perte monta à plusieurs millions, mais jetait encore dans le feu l’argenterie, les pierreries et les sacs tout pleins de monnaie qu’elle y rencontrait, n’épargnant que les tableaux de dévotion qu’elle mettait à part pour les distribuer par les couvens de la ville, et les portraits de Charles-Quint et de Philippe IV, qu’elle plaçait ave respect au coin des rues et sous de riches dais. La seconde, que par une vertu assez rare à des gens de cette sorte, de cette multitude d’hommes qui concouraient à ces ravages, il n’y en eut pas un qui prît pour lui la moindre chose, à la réserve d’un jeune garçon qui, pour avoir pris une tasse d’argent de peu de valeur, fut châtié par Masaniello, les soulevés criant tout d’une voix qu’il fallait que toutes ces richesses qui procédaient du sang des pauvres fussent livrées aux flammes. » J’ai voulu citer le texte lui-même pour ne rien ôter de sa valeur historique à ce curieux morceau : on voit que le peuple était déjà alors comme aujourd’hui.

Mais, hélas ! les plus belles résolutions sont bientôt oubliées, surtout quand rien n’oblige à les tenir. Ces premiers incendies mirent le peuple en goût ; peu à peu il se laissa aller à des pillages moins désintéressés et la ville de Naples fut livrée pendant plusieurs mois à tous les excès. On connaît la courte domination et la fin tragique du premier chef du peuple, Masaniello, ou pour parler plus exactement, Thomas Aniello, car les Napolitains ont, comme les Anglais, l’habitude d’abréger tous les noms propres ; ce qu’on sait moins, c’est qu’il perdit en partie la raison pour avoir trop bu des vins délicieux qu’on trouva dans les caves des grands seigneurs espagnols. N’avons-nous pas entendu parler, dans ces derniers temps, d’autres caves vidées de la même façon ? Ce revendeur de poissons « qui foula un trône sous ses pieds nus » était à peine âgé de vingt-sept ans ; M. le duc de Rivas donne son extrait de baptême. De notre temps, ces rois de hasard qui sortent du tumulte d’une émeute aboutissent à Vincennes ; à cette époque, le peuple, après les avoir adorés quelques jours, les tuait ; la conclusion est un peu adoucie, mais c’est toujours la même. Masaniello ne fut pas le seul chef que se donna cette hydre aux mille têtes qui conçoit à la fois mille opinions et qui les exprime par un égal nombre de langues. » du vivant même de ce pauvre fou, un vieillard de quatre-vingts ans, nommé Genuino, conspirateur émérite, qui avait passé vingt ans aux galères d’Oran pour avoir pris part à une tentative antérieure de révolution, avait pris le titre de consulteur du peuple, et Dieu sait quels conseils de vengeance et de haine il donnait ; un autre échappé du bagne, nommé Ciccio d’Arpaja, se constitua l’élu du peuple ; un nommé Perrone se mit à la tête des bandits qui étaient accourus de toutes parts à Naples, à la première nouvelle de la sédition, et ainsi de suite.

La plupart de ces chefs s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient venus ; à tout instant, on apprenait que les Lazares, après avoir traîne par les pieds dans la ville un cadavre défiguré, avaient fini par l’abandonner aux chiens : c’était une idole de la veille qui finissait. Il y avait pourtant à Naples une bourgeoisie et une noblesse qui souffraient impatiemment ces fureurs, mais l’une et l’autre firent de vaines tentatives pour prendre la direction du mouvement. Don Pepe Caraffa, frère du duc de Matalone, ayant essayé de dominer cette foule déchaînée, fut mis à mort ; sa tête fut exposée sur un pieu dans la place du marché avec cette inscription : Rebelle à la patrie et traître au très fidèle peuple. Après lui, le prince de Massa fut élu, par ce même peuple, capitaine-général mais son tour vint bientôt d’être égorgé, et son cœur, arraché de sa poitrine, fut porté dans un bassin à sa femme, qui s’était retirée dans un couvent. Les nobles, épouvantés par ces horribles exemples, sortirent de la ville et se réunirent en armes dans la campagne. Quant aux bourgeois, on les appelait le parti des capes noires, comme qui dirait aujourd’hui le parti des habits noirs. « Ils étaient en fort grand nombre, dit M. de Modène, mais les soupçons qu’en avait le peuple, qui sans cesse les surveillait, les faisait vivre dans une si grande crainte, qu’ils n’osaient même pas s’entre-visiter les uns les autres, pour ne pas s’exposer aux funestes suites que causaient les moindres ombrages. Les plus prudens, tout en abhorrant le passé, tâchaient de s’accommoder du présent, attendant que l’avenir mît au jour ce que la Providence avait délibéré touchant le succès de ces troubles, afin de demeurer debout dans quelque assiette où l’état se pût trouver. »

Quelques bandits armés de crocs faisaient trembler la ville entière, et certes ce n’était pas qu’elle fût petite ou mal peuplée. Naples était peut-être à cette époque, où Londres et Paris n’avaient pas pris encore le développement qu’elles ont eu depuis, la ville la plus grande et la plus populeuse de l’Europe. Les historiens contemporains lui donnent une population de six cent mille ames. Quand Masaniello convoqua ce qu’on appellerait aujourd’hui la garde nationale, il se trouva cent cinquante mille hommes sous les armes. Il y avait là, si l’on avait su s’entendre, une force suffisante pour faire respecter l’ordre et constituer un gouvernement régulier, mais on manquait d’organisation. Les Espagnols, commandés par don Juan d’Autriche, fils naturel du roi Philippe IV, voulurent profiter de ces désordres pour tenter de reprendre la ville ; leur coup de main n’aboutit qu’à accroître encore l’exaspération du peuple contre eux, car ils se rendirent inutilement coupables de la plus odieuse trahison. Après avoir repoussé de nouveau les Espagnols, les Lazares se crurent invincibles. Ils avaient jusque-là respecté nominalement l’autorité royale ; ils l’abolirent, mirent un crucifix à la place du portrait du roi d’Espagne, car l’alliance sacrilège tentée de nos jours entre la religion et l’anarchie n’est pas plus nouvelle qu’autre chose, et proclamèrent la république. Un mauvais armurier nommé Gennaro Annese, fut élu généralissime par le crédit d’un cuisinier du couvent des Carmes, fort aimé de ce peuple de mendians, à qui il distribuait des vivres ; ce nouveau chef, plus avisé que Masaniello, s’enferma dans une forteresse appelée le Torrion des Carmes, y accumula toutes les richesses et toutes les munitions qu’il put ramasser, et laissa ses compagnons à peu près maîtres de faire au dehors ce qui leur plairait : ceux-ci en profitèrent largement.

Cette anarchie sanglante eut bientôt porté ses conséquences naturelles ; la misère et la famine s’abattirent sur la malheureuse cité et amenèrent le découragement général. « Les Napolitains, dit le comte de Modène, eurent à souffrir de la cessation de toute sorte de commerce, lequel fait la plus grande richesse de cette cité, dont tout le peuple ne subsiste que par le trafic et les manufactures qui le rendent considérable par tous les climats de l’Europe (ne dirait-on pas encore ces détails écrits d’hier ?), de l’abandonnement de l’agriculture, dont ces tumultes suspendaient entièrement le travail, et du manquement des vivres, dont les soulevés et les royalistes se fermaient réciproquement les passages, sans que celui qui en privait son ennemi en profitât en son particulier. La populace nécessiteuse murmurait en secret et publiquement un peu après, à mesure que le pain diminuait de poids ou de qualité, criant hautement que la liberté lui serait plus funeste qu’avantageuse, s’il la lui fallait acquérir par une famine générale ; que les chefs qui l’exhortaient à souffrir patiemment haranguaient bien à leur aise, après s’être remplis des viandes dont leurs pilleries faisaient regorger leurs maisons ; qu’ils veillaient plutôt dans leur intérêt que dans le bien public ; que l’on ne songeait qu’à brûler où à saccager des maisons, et non pas à ouvrir les passages des grains dont toutes les provinces circonvoisines abondaient ; que, si l’on ne pouvait trouver un prompt remède à tous ces maux, il valait mieux s’accommoder avec les ministres d’Espagne que de se voir contraints à mourir de faim, et que, pour conclusion, il fallait du pain où la paix. »

Toutes les anarchies se ressemblent. Toute société qui se laisse détourner de ses voies naturelles tombe infailliblement dans les mêmes erreurs. La domination des Lazares avait, en trois mois, amené la famine dans un des pays les plus fertiles du monde ; le règne des sans-culottes devait produire plus tard en France le même résultat ; en 1647, on imagina les mêmes remèdes qu’on devait imaginer encore en 1793, les poursuites contre les accapareurs, les prohibitions, le maximum, et ces remèdes ne firent, à Naples comme à Paris, qu’aggraver le mal. Le 16 octobre 1647, on rendit, au nom du peuple, une ordonnance portant « qu’aucune personne, de quelque condition qu’elle fût, dans l’étendue de l’état, ne pût faire commerce de blés, farines, orges, vins ni autres choses comestibles, en les achetant pour les revendre, à peine de la vie et de la confiscation de ses biens, applicables, le quart à l’assassin ou au dénonciateur, et le restant au peuple ; que toutes personnes qui auraient des grains ou des farines outre et par-dessus leur besoin domestique réglé à un tomolo par mois pour chacun, seraient obligées de les vendre publiquement sous peine corporelle et à l’arbitrage du peuple. » On reconnaît aisément dans ces prescriptions la pure tradition démagogique. Ainsi vont les révolutions, se copiant sans fin les unes les autres.

La même ordonnance du 16 octobre portait aussi « qu’aucunes personnes, de quelque grade et condition qu’elles fussent, n’eussent à prendre les armes contre le peuple, à peine d’être tuées impunément et de la confiscation de tous leurs biens, applicables, le quart au meurtrier et le reste au peuple ; que tous les incendiés et autres bannis, étant trouvés passé deux jours à Naples ou dans son ressort, pourraient être tués impunément, et leurs biens confisqués, le quart en faveur de l’homicide et le restant en faveur du peuple. » Cette ordonnance avait, comme on voit, inventé un nouveau genre de crime ; par cela seul qu’on avait eu sa maison brûlée, qu’on était incendié, on était coupable et proscrit. Par ces mesures violentes, les meneurs espéraient détourner la colère publique et continuer en paix leurs exactions ; mais, quand la réaction contre les fureurs et les folies est une fois commencée, elle ne s’arrête guère. La noblesse et la bourgeoisie, spoliées et décimées, se tournaient de plus en plus vers les Espagnols. Cette domination étrangère, qu’on regardait avec raison, trois mois auparavant, comme intolérable, on en était venu à la regretter, à l’implorer comme un bienfait par la comparaison. Le peuple lui-même, quand il avait satisfait sa colère contre les nobles et les capes noires, comprenait qu’il s’engageait dans une voie sans issue et aspirait sourdement à revenir sur ses pas.

Ce fut alors que, ne sachant plus à quel saint se vouer, et ne voulant pas cependant encore en avoir le démenti, le peuple de Naples imagina d’aller chercher un prince à l’étranger pour le mettre à la tête de la république. Des mariniers de Procida, qui étaient allés à Rome dans une felouque pour y vendre des fruits, rapportèrent à leur retour qu’ils avaient vu dans cette ville un prince issu de l’antique maison d’Anjou, qui avait régné autrefois sur Naples. Ce prince était Henri de Lorraine, duc de Guise, comte d’Eu et prince de Joinville, petit fils du Balafré ; il avait été dans sa jeunesse archevêque de Reims, mais le sang des héros de la ligue bouillait dans ses veines ; il s’était précipité, la mître en tête, dans les conspirations et les guerres civiles ; puis il avait jeté le froc aux orties, et, obligé de vivre dans l’exil après la défaite de son parti, il avait épousé une riche veuve des Pays-Bas, la Comtesse de Bossu. En ce moment, il était à Rome pour solliciter l’annulation de son mariage avec la comtesse de Bossu, afin d’épouser une des filles d’honneur de la reine Anne d’Autriche, Mlle de Pons dont il était éperduement, amoureux. Célèbre par ses duels, ses galanteries, la singularité de sa vie romanesque, entreprenant et téméraire à l’excès, il avait avidement accueilli la première idée d’une nouvelle aventure à courir. Par un de ces courans subits et irrésistibles qui se déclarent souvent dans les masses populaires, les Lazares se prononcèrent pour lui par acclamation ; Gennaro Annese, qui était déjà devenu impopulaire, n’osa pas s’y opposer.

Un député du peuple, nommé Nicolo Maria Mannara, fut donc envoyé à Rome auprès du duc de Guise, pour lui offrir le gouvernement de la république. Le marquis de Fontenay, ambassadeur de France à Rome, fit bien quelque difficulté pour laisser compromettre son gouvernement dans cette entreprise, mais l’impétuosité du duc de Guise l’entraîna. Il fut décidé que, pour concilier le haut rang du nouveau capitaine-général avec la forme de gouvernement adoptée à Naples, on donnerait à cette république de pêcheurs le nom assez bizarre de république royale. C’est sous ce titre que le marquis de Fontenay consentit à écrire aux chefs du mouvement, pour leur annoncer le prochain départ du prince. Quand Mannara, porteur de cette lettre, arriva à Naples, il trouva cette ville plus agitée et plus tumultueuse que jamais ; le peuple affamé se réunissait sur les places, en criant qu’il fallait massacrer Gennaro Annese, et, puisque le secours de la France n’arrivait pas, se réconcilier avec l’Espagne ; mais, quand Mannara fit voir la suscription de la lettre du marquis de Fontenay, qui donnait à la république le nom de république royale, toute cette foule fut transportée d’orgueil et de joie. « Cela causa un changement si soudain, dit le comte de Modène, parmi ces esprits qui flottaient entre la crainte et l’espérance, que, dans un moment, le marché fut rempli d’hommes qui se mirent tous à crier que, puisque le roi très chrétien les honorait d’un si beau titre, il fallait périr mille fois plutôt que de le laisser perdre. »

Voilà, il faut en convenir, de singuliers républicains ; mais il en a été ainsi, jusqu’ici du moins, de toutes les républiques exclusivement démocratiques et populaires. Le peuple proprement dit s’est toujours senti très peu fait pour le gouvernement : il a pu jouir avec ivresse, dans le premier moment, d’un pouvoir qu’il n’avait pas l’habitude d’exercer ; mais, de tout temps, comme il s’est trouvé beaucoup plus malheureux après qu’avant sa souveraineté, il a bien vite demande un maître. « Cette joie, continue M. de Modène, s’accrut bien plus encore par la lecture des lettres de Ï’ambassadeur et du duc de Guise, et par le compte que rendit Mannara de sa négociation, surtout quand il exagéra adroitement l’origine, les qualités et les richesses de ce prince et qu’il assura qu’il avait tenté plusieurs occasions pour donner des marques au peuple de la passion qu’il avait de le servir, et d’employer un million d’or de son bien et tout le reste, avec sa vie, pour la liberté de l’état. À ces paroles, tout le monde s’écria qu’il paraissait bien, par des offres de cette sorte, que ce prince était de la maison d’Anjou. » Un autre prince étranger, Thomas de Savoie, était aussi sur les rangs, mais la promesse du million d’or fut décisive. On ne peut pas s’étonner que les Napolitains aient embrassé avec enthousiasme ces espérances chimériques ; l’ignorant qui souffre est toujours crédule, et tous les peuples du monde se sont montrés jusqu’ici, dans des occasions semblables, de véritables Napolitains. L’avenir seul peut dire s’il en sera un jour autrement.

Le duc de Guise partit de Rome sans troupes, sans argent, avec une suite de vingt-deux personnes et quatre mille pistoles en tout, que lui avait prêtées un banquier de Rome, nommé Philippo Valenti. Il traversa intrépidement dans une felouque les vaisseaux espagnols qui croisaient devant Naples, et débarqua seul à la tour del Greco, au milieu des décharges de leur artillerie ; les autres felouques qui le suivaient n’arrivèrent que deux jours après lui. Il fait lui-même, dans ses mémoires, le tableau le plus lamentable de l’état où il trouva cette ville. Il fut reçu avec ces démonstrations de joie que la multitude fait éclater pour tout ce qui est nouveau ; la foule l’accompagna ou plutôt le porta jusqu’à l’église de Notre-Dame-des-Carmes, où Gennaro Annese vint le recevoir et l’embrasser « avec toutes les marques du contentement le plus extrême. » Gennaro fit plus encore, il voulut absolument le loger et le faire coucher dans sa chambre ; cet homme était naturellement l’ennemi secret du prince, dont il aurait voulu empêcher à tout prix l’élection ; mais, forcé de partager avec lui l’autorité, il le flattait pour le perdre. L’armurier napolitain habitait, au fond de la forteresse des Carmes, un petit réduit voûté qui ressemblait assez à une retraite de voleurs ; on y voyait une quantité de vaisselle d’argent et de meubles précieux entassés les uns sur les autres sans aucun ordre. Gennaro Annese et sa femme y apprêtaient leur manger eux-mêmes, de crainte d’être empoisonnés ; ils y dormaient sur des matelas étendus à terre, « et parmi une infinité d’ordures dont la puanteur était insupportable. » C’est là que l’élégant duc de Guse fut obligé de se laisser conduire.

Tous les hommes un peu curieux de recherches historiques connaissent le portrait qu’a fait le duc de Guise lui-même de Gennaro Annese, et les détails qu’il donne sur sa première entrevue avec lui. Plus que jamais aujourd’hui il est piquant de rappeler quelques-uns de ces détails caractéristiques.

« C’était, dit-il, un petit homme de fort méchante taille, fort noir, yeux enfoncés dans la tête, les cheveux courts, qui lui recouvraient de grandes oreilles ; la bouche fort fendue, la barbe rase, qui commençait à grisonner ; continuellement en inquiétude, et si rempli d’appréhensions, que le moindre bruit du monde le faisait tressaillir. Me prenant par la main, il me conduisit dans sa salle, dont il fit en diligence fermer les portes, défendant à ses gardes de laisser entrer personne de peur qu’on ne vînt l’égorger. Aussitôt que nous fûmes assis, je présentai la lettre que M. le marquis de Fontenay m’avait chargé de lui remettre. Il me répondit avec plus de satisfaction que d’éloquence, et, ayant ouvert la lettre que je lui avais remise, il la parcourut toute de la vue, et, faisant la même chose après l’avoir tournée de tous les quatre côtés, il me la rendit, en disant qu’il ne savait pas lire, et en me priant de lui dire le contenu. Je crus qu’il était temps de demander à dîner, n’ayant point mangé depuis Rome, à cause de la grande bourrasque que j’avais courue en mer. Gennaro me fit des excuses de la méchante chère qu’il me ferait, n’osant se servir d’autre cuisinier que sa femme, aussi maladroite à ce métier qu’à faire la personne de qualité. Elle apporta le premier plat, habillée d’une robe de brocart bleu en broderie d’argent, avec une garde-infant, une chaîne de pierreries, un beau collier de perles, des pendans d’oreilles de diamans, toute la dépouille de la duchesse de Matalone, et dans ce superbe équipage il la faisait beau voir faire la cuisine. »

Après le souper, préparé et servi par cette cuisinière habillée en duchesse, le duc et Gennaro se couchèrent tout habillés sur le même lit, « et la femme auprès d’eux sur un autre matelas. » Une partie de la nuit se passa en protestations réciproques d’amitié ; le prince dormit ou plutôt feignit de dormir quelques heures, car il ne se fiait guère à son hôte, et il lui tardait de sortir de cet antre sauvage et de revoir le soleil. Quant à l’issue de son entreprise, elle fut ce qu’elle devait être avec de tels soutiens. Débarqué à Naples le 15 novembre 1647, il était cinq mois après prisonnier des Espagnols, qui le retinrent quatre ans en captivité. L’enthousiasme des Napolitains n’avait pas duré ; c’est le sort commun des élans populaires ; de son côté, le duc de Guise n’avait pu dissimuler son mépris pour ces hommes grossiers dont il était oblige de se servir, et à qui « il cassait souvent son bâton sur les épaules en menaçant de les faire pendre. » Successivement abandonné par tous, il finit par n’avoir plus pour lui que son épée et quelques fidèles amis. Gennaro Annese livra les portes de Naples au comte d’Ognate, nouveau vice-roi nommé par la cour d’Espagne, à condition qu’il aurait la vie sauve ; cette condition ne fut pas exécutée. Le misérable Gennaro termina sur l’échafaud cette existence de pillage et d’angoisse qu’il avait menée dans sa forteresse. Les Espagnols ensanglantèrent leur victoire par les plus épouvantables atrocités. Ainsi finit la révolution de Naples : commencée par un fou, Masaniello, elle se termina par un lâche voleur, Gennaro Annese. Quant à sa voisine, la révolution sicilienne, il y avait déjà long-temps qu’elle n’était plus.

Nul doute que l’issue de ce soulèvement n’eût été tout autre, s’il avait pris un cours plus régulier. Jusqu’à l’avènement de Gennaro Annese tant que le peuple ne se fut pas décidément séparé de la bourgeoisie et de la noblesse, il y eut des chances à peu près certaines de succès ; la proclamation de la république, en consacrant la domination des Lazares, perdit tout. À l’arrivée du duc de Guise, il était peut-être encore temps de réparer le mal, si ce prince avait eu plus de ressources, et surtout s’il avait été aussi politique que brave. Il ne se crut jamais assez fort pour se débarrasser de Gennaro Annese et de ses pareils ; c’est par eux qu’il périt doublement, d’abord parce qu’ils empêchèrent tout rapprochement entre lui et la saine partie de la nation, ensuite parce qu’après l’avoir isolé, ils le trahirent. Avec plus de prévoyance et d’habileté, il aurait peut-être conjuré ces dangers, réuni toutes les classes dans une seule pensée de salut, et fondé à Naples une monarchie ; mais il était dans la destinée de la maison de Guise de toucher aux couronnes sans les saisir. Rien n’est possible par le peuple seul, comme rien n’est possible contre lui ; élément nécessaire, mais subordonné, il a besoin d’être guidé pour se bien conduire dans son propre intérêt, et quiconque, de gré ou de force, cherche uniquement en lui son point d’appui est sûr d’une chute soudaine.

M. le duc de Rivas a raconté cette histoire, qui ressemble à un roman, dans un style toujours élégant et pur, et avec cet art des anciens historiens qui consiste à disposer habilement toutes les parties d’un sujet. Si l’on cherchait un modèle à lui comparer, on pourrait dire que sa manière a beaucoup de rapports avec celle de Saint-Réal dans ses Conjurations, ou de Voltaire dans son Charles XII ; c’est la même narration agréable, claire, facile, rapide ; on ne peut lui reprocher qu’une extrême indulgence, bien naturelle du reste, pour ses compatriotes les Espagnols. Il est bien à désirer que son livre soit beaucoup lu, surtout par les Italiens ; tout le monde y trouvera des leçons, mais nulle part il ne peut faire plus d’effet qu’à Naples même, où il a été écrit. Naples a été sur le point, cette année, de faire encore une révolution, et qui sait ? d’établir peut-être la république. Il est bon de lui remettre sous les yeux le sort de la première, afin que l’expérience du passé serve au présent. Quant aux autres états italiens, ils ne sont malheureusement plus, pour la plupart du moins, à la veille d’une révolution irréfléchie, mais au lendemain, et ils connaissent déjà par eux-mêmes les désappointemens amers que ces sortes de lendemains amènent. Ils pourront relire leur propre histoire dans celle des Lazares de 1647 ; si, pour quelques-uns d’entre eux, la conclusion n’est pas encore arrivée, elle se prépare, car ils sont tombés dans les mêmes fautes que les Napolitains, et ces fautes-là ne pardonnent pas.

Les révolutions qui réussissent, car il y en a, sont celles qui se renferment dans les limites du possible et du juste et qui savent à la fois commencer et s’arrêter à temps. On a vu que la monarchie portugaise et la république des Pays-Bas avaient proclamé leur affranchissement de l’Espagne presque en même temps que Naples ; elles étaient l’une et l’autre moins fortes pour résister que la cité de Masaniello, mais elles furent plus sages, mieux ordonnées, et elles réussirent, quand la démagogie napolitaine échoua. De même, de nos jours, il n’y eut certes jamais d’insurrection plus légitime que celle de la Lombardie contre les Autrichiens, car, encore un coup, les nationalités ont des droits imprescriptibles ; mais cette insurrection s’est laissé dominer par les idées anarchiques, et elle a succombé. Le maréchal Radetzky est rentré à Milan comme le comte d’Ognate à Naples, et par des causes analogues. L’année dernière, à pareille époque, des avertissemens venus de France essayaient de prémunir les Italiens, et surtout les Lombards, contre un entraînement dont l’issue n’était que trop facile à prévoir ; ils ne les ont pas écoutés. La France, d’où partaient ces conseils, n’a pas su, il est vrai, en profiter pour elle-même ; mais si nous souffrons cruellement, chez nous, des suites de cet aveuglement d’un jour, la malheureuse Italie en souffre encore plus que nous.

L’Italie doit comprendre maintenant quels étaient ses véritables amis, il y a un an, ou de ceux qui la poussaient dans une voie de révolution et de guerre, ou de ceux qui lui conseillaient de marcher vers la liberté avec cette modération qui fait la force. Qu’elle relise aujourd’hui ces dépêches de M. Guizot à M. Rossi, dont la publication avait soulevé tant de colères en-deçà comme au-delà des Alpes ; qu’elle relise surtout les discussions des chambres françaises du mois de janvier 1848, et qu’elle juge. « Je sais autant que qui ce soit, disait M. Guizot répondant à M. de Lamartine dans la séance du 29 janvier, je sais qu’il y a des révolutions légitimes et nécessaires, des guerres légitimes et nécessaires ; mais ce sont des exceptions dans la destinée des peuples. Quand ces exceptions se présentent, il faut les accepter résolûment, mais il ne faut les accepter qu’à la dernière extrémité et devant la nécessité absolue. C’est là la base de notre politique, et nous nous attachons d’autant plus fermement à cette base, que nous nous trouvons en présence et plus près des chances de révolution et de guerre, soit au dedans, soit au dehors de notre pays. On peut vouloir remettre l’ordre et la lumière dans le monde entier, mais il ne faut pas commencer par y mettre le chaos, car personne ne sait quel jour ni comment l’ordre et la lumière y rentrent, quand une fois le chaos y a été mis. Le résultat de la politique que nous a conseillée tout à l’heure M. de Lamartine serait de commencer par créer le chaos européen ; je repousse absolument cette politique, je la repousse comme aussi illégitime en principe que mauvaise dans la pratique, et si, par malheur, le gouvernement la pratiquait, si la chambre la lui conseillait, tenez pour certain que la cause de l’Italie serait compromise et peut-être perdue, et que la France ne serait pas innocente de cette perte. »

Ces paroles prophétiques se sont réalisées. La politique conseillée par M. de Lamartine s’est violemment substituée à la politique pratiquée par M. Guizot, et la cause de l’Italie a été dès-lors compromise et peut-être perdue, et la France n’a pas été innocente de cette perte ! « Quand le mouvement qui domine l’Italie a éclaté, disait encore M. Guizot, il nous a inspiré beaucoup de sympathie et beaucoup de sollicitude. Je suis profondément convaincu que les états d’Italie, et les états romains en particulier, ont besoin de profondes et nombreuses réformes, et que ces peuples y ont droit. S’il n’y avait en Italie que le besoin et le désir de ces réformes, je m’en inquiéterais peu ; mais il y a autre chose, il y a dans les dispositions d’une grande partie des populations italiennes, dans les intentions des hommes qui agissent sur elles, un sentiment qui va bien au-delà du perfectionnement intérieur des gouvernemens, il a le désir d’un remaniement de territoire, de l’un de ces faits qui ne s’accomplissent que par la guerre et les révolutions. C’est cette tendance qui nous inquiété, nous ne voulons pas y concourir. Nous croyons qu’une telle entreprise, dans l’état actuel de l’Europe et du monde, serait impraticable et chimérique. Nous croyons de plus qu’elle pourrait conduire à donner, pendant un certain temps, dans tel ou tel état italien, la prépondérance à des passions et à des idées anarchiques que nous ne seconderons nulle part. »

Combien serait différent de son état actuel de ruine et de désolation le spectacle que présenterait l’Italie, si elle avait compris ces sages avis ! Au mois de janvier 1848, des institutions nouvelles s’établissaient à la fois dans tous les états italiens ; le pape le premier, le saint et généreux Pie IX, et, avec lui, le roi de Naples, le roi de Piémont, le grand duc de Toscane, donnaient des constitutions à leurs peuples ; un souffle de vie, d’espérance et de liberté pénétrait de toutes parts cette noble terre ; la Lombardie elle-même avait droit d’espérer, non une indépendance complète qui était impossible dans l’état de l’Europe, mais des institutions administratives plus libérales, et peut-être une sorte d’indépendance de fait sous le gouvernement d’un archiduc ; le commerce, l’agriculture, les lettres, les arts, prenaient l’essor, le progrès était sensible partout. Après un an d’un pareil régime, d’immenses résultats seraient déjà obtenus. Que voyons-nous au contraire aujourd’hui ? Le roi de Piémont vaincu et humilié, le pape fugitif et presque déposé, le roi de Naples irrité et vainqueur en face de ses deux capitales ensanglantées, les Croates à Milan, et partout les folies de la licence ou les vengeances de la force, deux fléaux au lieu de deux bienfaits. N’est-ce pas là la reproduction presque littérale de ce qui s’était passé dans d’autres temps, et n’est-il pas à regretter que les Italiens n’en aient pas au moins cru leur propre histoire ?

Quant à l’Espagne, patrie de M. le duc de Rivas, elle éprouvera sans doute un autre sentiment en lisant cette étude historique sur le soulèvement de 1647 : c’est le bonheur d’avoir échappé pour son propre compte à la secousse révolutionnaire qui vient de bouleverser l’Europe. Sous ce rapport, le cœur tout espagnol de M. le duc de Rivas doit être satisfait. Il fut un temps, et ce temps n’est pas bien loin de nous, où l’Espagne avait aussi ses Masaniello et ses Annese. Chez elle, l’expérience était récente, et elle n’a pas voulu la recommencer. Il faut espérer que le souvenir du sort misérable d’une révolution, démocratique et sociale d’autrefois, ainsi évoqué en présence des révolutions démocratiques et sociales d’aujourd’hui, contribuera à la maintenir dans cette voie de paix et de salut. C’est là certainement le plus grand succès que puisse ambitionner un aussi excellent patriote que M. le duc de Rivas. Je ne parle pas de la France ; on a déjà vu si elle n’avait pas quelque chose à reconnaître dans la république royale des Lazares napolitains.


LÉONCE DE LAVERGNE.