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La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre/8

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VIII

L'HOROSCOPE.


Nous sommes au lendemain du 18 brumaire.

Nous réfléchissons sur les causes qui de chute en chute ont amené cette solution déplorable, où périssent avez les libertés publiques le respect de la nation et des lois, et qui livre à un soldat un blanc-seing de gouvernement. Ces causes, nous n’avons pas de peine à les découvrir, d’abord, dans les habitudes politiques et intellectuelles des masses, qui, délivrées de l’oppression ecclésiastique et nobiliaire, incapables d’ailleurs de comprendre la théorie constitutionnelle et les conditions de la liberté, étaient invinciblement entraînées vers le pouvoir d’un seul ; en second lieu, dans la série des événements, qui après avoir porté au plus haut degré la concentration politique et la déconsidération des chefs parlementaires, rendait, à une époque de guerres continuelles, le despotisme d’un militaire inévitable.

Nous cherchons ensuite à percer le voile qui couvre l’avenir de ce chef, dont la destinée est désormais inséparable de celle de la patrie. Et telles sont nos conjectures sur cet inquiétant avenir.

« Bonaparte est volontaire, au delà de toute volonté. Impatient du frein, il ne souffre aucun partage de pouvoir, aucune contestation d’autorité. Il s’est révélé dès sa première campagne, par sa résistance aux ordres du Directoire ; dans la campagne d’Egypte, entreprise sous la seule garantie de son nom et de ses desseins ; et finalement dans la manière dont il a quitté son armée pour venir à Paris, général désobéissant et fugitif, s’emparer du gouvernement.

» Tout vice, a dit un philosophe, provient de niaiserie : tout despotisme procède de faiblesse d’esprit. Bonaparte, volontaire et dominateur, étranger aux grandes études, n’a pas de génie politique. Elevé a l’école militaire, habitué à la vie des camps, incomparable dans le commandement des armées, il croit que le peuple se mène comme le soldat. Il est, par ses idées, incapable de présider aux destinées d’un état. Son intelligence, merveilleuse pour l’exécution, a besoin d’une autorité qui le dirige, et il repousse tout conseil, il répugne à toute autorité. Loin de devancer son siècle, il connaît à peine son époque ; il n’en saisit ni le véritable esprit, ni les tendances secrètes. Jacobin avec Robespierre, modéré sous le Directoire, il a suivi avec la fougue de son caractère le flux et le reflux de la révolution. Aujourd’hui premier consul, il prend son mandat, a l’instar des plus infimes praticiens, pour une substitution de ses vues, qu’on suppose immenses, aux nécessités pratiques de la situation et du temps. Parce qu’il n’a pas d’idée, il hait les idéologues. Le voilà qui caresse l’ancien régime, cherchant dans le passé des analogies qui lui servent de principe : quand il se croit original, il n’est qu’imitateur. Comme il parla la langue révolutionnaire, il parlera la langue monarchique. Sa logique, étroite et raide, lui posant le dilemme entre la démocratie pure et le despotisme, il ne verra rien en dehors, rien au dessus ; ce sera un autocrate par raison et de bonne foi ! Toujours supérieur dans l’exécution, il restera, dans la politique, médiocre et faux, couvrant à peine du charlatanisme de ses victoires, et de l’enflure de son style, la misère de ses conceptions. Tel prince, tel peuple. Sous l’influence de son gouvernement, la littérature et l’art semblent endormis, la philosophie affaissée. Au mouvement intellectuel du dehors, la France, ivre de poudre, asphyxiée sous ses lauriers, ne répondra que des œuvres mort-nées. Du reste, Il ne réussira, quelques succès qu’il obtienne, dans aucune de des entreprises : don passé r"pond ici de son avenir. Il couvert d une gloire immortelle dans la campagne d’Italie, faite au service de la république, sous l’inspiration de la patrie et de la révolution à défendre. Il a échoué dans la campagne d’Egypte, proposée par lui, accordée à sa sollicitation, et qui ne pouvait guère avoir d’autre résultat que d’entretenir le vulgaire de sa renommée, en attendant qu’il s’emparât du pouvoir.

>> Maintenant il est le maître, maître presque absolu. Son rôle, indiqué par l’histoire, serait, après avoir vengé la France et terminé la révolution, de fonder l’ordre constitutionnel, l’exercice régulier des libertés publiques : il n’en veut pas. Ce qu’il veut, c’est de régner seul, et à sa manière. La France ne lui est point de conseil ni d’autorité : elle lui sert d’instrument. Or, comme il ne saurait avoir de valeur, en tant qu’homme d’état, qu’à la condition de se faire le ministre des destinées publiques, et d’agir sous le couvert de la volonté nationale loyalement représentée, il est inévitable qu’il se perde et nous perde avec lui. Ses talents militaires, ses facultés puissantes, lui serviront à prolonger contre la nécessité une lutte inutile. Mais plus, dans cette lutte, il déploiera d’héroïsme, plus sa folie sera gigantesque : si bien qu’enfin en le voyant acculé à l’absurde, on se demandera si la vie de cet homme, dépourvue de conscience, est autre chose que le somnambulisme d’Alexandre ou de César. Ainsi nous sommes livrés à la fantaisie d’un soldat de fortune, invincible quand il est l’homme de son pays, insensé quand il n’écoute que son orgueil. »

Et maintenant, voyons l’histoire.

D’abord, Bonaparte sent à merveille combien, après sa fuite de l’armée d’Egypte et son usurpation du pouvoir, il a besoin de se faire absoudre. Le but de l’expédition manqué par la destruction de la flotte à Aboukir et la levée du siège de Jaffa, son devoir était tracé par ses propres paroles : c’était de revenir, grand comme les anciens ! De quel droit abandonnait-il ses soldats sur une plage lointaine ? De quel droit son ambition, trompée dans ses calculs, et n’ayant plus rien à faire en Egypte, s’en venait-elle, solitaire, se charger du destin de la république ? Si le Directoire eût fait justice, Bonaparte était traduit devant un conseil de guerre et fusillé. La lâcheté des directeurs et l’étourdissement de la nation lui livrent le pouvoir : à la bonne heure. Mais l’absolution populaire ne suffit pas ; il faut une réparation, et qui dit réparation, en matière de pénitence, dit, en l’absence du supplice, les bonnes œuvres.

Bonaparte le sait mieux que personne : c’est pourquoi il commence par s’identifier à la république, qu’il s’attache à relever au dedans et au dehors. Aussi bien il n’ignore pas que ses services lui compteront double, d’abord pour se faire amnistier, puis, pour obtenir la prorogation de son pouvoir. Rien n’est donc beau comme cette période de la vie de Bonaparte. Pendant deux ans, soutenu de toutes les notabilités militaires, administratives, financières, etc., qui voyaient en lui l’homme du pays, le gouvernement du premier consul marque chacune de ses journées par un succès. Qu’on jette l’œil sur cette chronologie.


ÉPHÉMÉRIDES CONSULAIRES.


1800.


18 janvier. — Les généraux Brune et Hédouville ont vaincu les chouans et pacifié la Vendée.

11 février. — Constitution de la Banque de France.

8 mars. — Formation de l’année, dite de réserve, de 60,000 hommes. 14 mars. — Élection de Pie VIT, Barnabe Chiaramonte. Le ciel semble applaudir à la République gouvernée par Bonaparte. Pie VII, étant évêque d’Imola, s’était fait remarquer par ses sympathies démocratiques : son avènement fut, pour l’époque, ce que fut 15 ans plus tard celui de Pie IX, Jean Mastaï.

20 mars. — Victoire d’Héliopolis, remportée par Kléber, suivie de la reprise du Caire.

6-20 avril. — Masséna, avec Soult et Oudinot, soutient dans une suite de combats héroïques, l’effort des Autrichiens et se replie sur Gênes.

3-11 mai. — Batailles d’Engen, Mœskirch et Biberach, gagnées par Moreau. Prise de Memmingen par Lecourbe.

16-20 mai. — Tandis que Masséna occupe les Autrichiens, le premier consul franchit le Saint-Bernard, renouvelant l’entreprise d’Annibal.

29 mai. — Occupation d’Augsbourg par Lecourbe.

2 juin. — Bonaparte à Milan : l’occupation de cette ville compense la reddition de Gênes, effectuée par Masséna après une défense immortelle.

9 juin. — Bataille de Montebello, gagnée par Bonaparte. Lannes y a la plus grande part.

14 juin — Victoire de Marengo, gagnée par le premier consul. Elle est due à l’arrivée de Desaix, qui y trouve une mort glorieuse, et à la charge du jeune Kellerman. Le 5% qui était à 11 fr. 30 c. la veille du 18 brumaire, est coté à 35 fr.

19 juin. — Victoire de Hochstedt, remportée par Moreau, suivie de l’occupation de Munich, par Decaen.

14 juillet. — Prise de Feldkirch, par Lecourbe et Molitor. Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/173 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/174 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/175 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/176 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/177 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/178 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/179 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/180 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/181 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/182 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/183 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/184 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/185 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/186 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/187 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/188 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/189 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/190 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/191 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/192 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/193 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/194 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/195 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/196 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/197 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/198 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/199 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/200 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/201 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/202 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/203 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/204 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/205 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/206 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/207 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/208 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/209 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/210 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/211 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/212 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/213 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/214 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/215 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/216 Page:Proudhon - La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.djvu/217

20-21 mars. — Combats d’Arcis-sur-Aube. L’Empereur s’expose en soldat : les alliés entrent à Lyon.

25-26 mars. — Combats de Fère-Champenoise et de Saint-Dizier. Les maréchaux Mortier et Marmont sont battus dans le premier ; Napoléon est vainqueur dans le second.

29 mars. — Le 5 p. 0/0 est descendu à 45 francs.

30 mars. — Bataille de Paris. La défense est abandonnée par Clarke, Lacuée, Savary, le baron Pasquier, le roi Joseph, qui refusent d’armer le peuple. Après la plus héroïque défense, les maréchaux Mortier et Marmont évacuent la capitale. Le lendemain, 31, Paris capitule ; le 5 p. 0/0 hausse de 2 francs.

1er avril. — Le Sénat institue un gouvernement provisoire, la municipalité publie une proclamation aux Français contre l'Usurpateur, et les invite à revenir à leurs rois légitimes. — Le 5 p. 0/0 est à 51 francs.

2 avril. — Napoléon est déclaré par le Sénat déchu du trône ; le droit d’hérédité aboli dans sa famille ; le peuple et l’armée déliés envers fui de leur serment.

Les conscrits de la dernière levée sont renvoyés dans leurs foyers.

5 avril. — Convention de Chevilly : le maréchal Marmont, plus citoyen que soldat, se rallie au gouvernement provisoire, le soldat abandonne son général pour son pays : la ruine de l’Empereur est consommée. Le 5 p. 0/0 est à 63 fr. 75 c ; hausse en 7 jours, 18 fr. 75. Le même flot de bourse qui accueillit le premier Consul , fait la conduite à l’Empereur.

6 avril. — Les bases d’une constitution sont décrétées par le Sénat, pour être proposées à Louis XVIII : la nation reprend la cocarde blanche.

10 avril. — Bataille de Toulouse. Wellington, qui connaissait la capitulation de Paris, veut, avant de poser les armes, se donner l’honneur d’une victoire et attaque le maréchal Soult dans ses retranchements. Il est repoussé avec honte et une perte énorme.

11 avril. — Abdication de l’Empereur.

3 mai. — Louis XVIII fait son entrée à Paris, aux acclamations des habitants.


Il a été fourni à Napoléon Bonaparte, consul décennal, consul à vie et empereur, depuis le 18 mai 1802 jusqu’au 15 novembre 1813, pour le service de sa politique personnelle, un total de 2,473,000 conscrits, non compris les enrôlements volontaires, les douaniers, le surplus des levées à raison des déserteurs et réfractaires, les gardes nationales de Paris, Strasbourg, Metz, Lille, etc., qui firent un service actif dans la dernière campagne, et la levée en masse organisée au commencement de 1814, dans plusieurs départements. Ajoutons 100,000 hommes, soldats et matelots, envoyés en Égypte et à Saint-Domingue, et rappelons-nous que cette jeunesse, une fois enrégimentée, était perdue pour le pays ou ne revenait que mutilée : ce sera un effectif de 2,573,000 hommes, consommés en entreprises auxquelles manqua l’inspiration du pays, la connaissance des temps et l’intelligence des choses.

Avec cette force armée de 2,573,000 hommes, un pouvoir sans limite et sans contrôle, avec l’entraînement de la France et l’enthousiasme des soldats,Napoléon échoue dans toutes les entreprises qui ne relèvent que de son génie. Il échoue en Egypte, à Saint-Domingue, en Portugal, en Espagne, en Russie ; après la retraite de Moscou, la défection générale de ses alliés, protégés et feudataires, la Prusse, l’Autriche, la Saxe, la Bavière, la Hollande, les villes hanséatiques, la confédération du Rhin, le Danemarck, la Suisse, l’Italie, où commande son beau-frère Murat qu’emporte le torrent, prouve qu’au moment même où il se flattait d’avoir réussi dans ses projets de concentration européenne, il avait au contraire complètement échoué ; que les peuples, autant que les rois, supportaient impatiemment et son joug, et sa protection, et sa médiation, et son alliance. Et le résultat, après douze ans de luttes, que les chantres de la Grèce et de l’Inde eussent regardées comme fabuleuses, c’est l’expulsion de l’homme, de sa famille, de sa dynastie, la réduction de la France à ses limites, telles qu’elles existaient au 1er janvier 1792 : les conquêtes de la république ne sont pas même conservées par Napoléon.

Maintenant pour expliquer cette chute profonde après une si brusque élévation, faut-il ressasser les raisons banales d’ambition et d’orgueil, l’incendie de Moscou, le froid de 25 degrés, les fausses manœuvres du chef, la trahison des peuples et des rois, accuser la France et l’Europe, ou bien outrager le héros ?

Tout cela est absurde.

Le principe de l’insuccès n’est point dans les accidents de la nature et de la guerre, pas plus que dans le crime et la lâcheté des hommes ; il est tout entier dans le faux des conceptions politiques. Napoléon luttait contre la raison des peuples appuyée sur la raison des choses : il était donc vaincu d’avance et infailliblement, vaincu, dis-je, non pas seulement après Moscou et Leipzig, mais dès Austerlitz, dès le jour où commence avec l’Angleterre cette dispute de prééminence, dans laquelle on voit Napoléon conduit, sans qu’il s’en aperçoive, par la raison d’état qu’il s’est faite, à une continuité de despotisme et de conquêtes évidemment absurde. Dans la guerre comme dans la politique, comme dans l’histoire, c’est la raison générale, raison des peuples et raison des choses, qui triomphe en définitive : Napoléon ne paraît point s’être douté que cette raison, dont l’intelligence fait seule les hommes d’état, fût d’une qualité autre que la sienne. Parce qu’il se trouvait, dans sa profession, plus de génie qu’à la plupart de ses contemporains, surtout de ceux que leur naissance avait fait princes, il crut que ce génie, très-spécial, suffirait pour lui assurer le triomphe toujours et partout. Il n’oubliait qu’une chose, d’ailleurs hors de sa portée et qu’il appelait lui-même son étoile, c’est-à-dire son mandat, déterminé d’avance, sans lui, sans aucune considération de sa personne, par les nécessités de l’histoire et la force des situations.

Ainsi, dès son départ pour l’Égypte, Bonaparte ne sait plus où va le siècle, et ce qui jusqu’à certain point l’excuse au yeux de la postérité, ses contemporains n’en savent pas plus que lui. Pour combattre l’Angleterre, nation mercantile et industrielle, Bonaparte ne connaît que la guerre : il s’en va, militairement, prendre sa rivale par-derrière, chercher un passage qui ne pouvait être obtenu qu’un demi siècle après lui, par la vapeur et les chemins de fer. Du premier coup, l’Anglais met à néant cette singulière stratégie, en détruisant les moyens de transport de Bonaparte, et l’enfermant comme dans une trappe. Que signifient alors les victoires des Pyramides, du Mont-Thabor, etc. ? Qu’importe que Bonaparte se dédommage sur les Mamelouks, les Arabes, les Turcs, de l’irréparable revers d’Aboukir ? Il triomphe de la barbarie ; il est vaincu par la civilisation. Tous ces faits d’armes ne peuvent exercer d’influence que sur les imaginations folles des Français et des Orientaux : quant à l’entreprise, néant.

Le Système continental n’est qu’une variante de l’expédition d’Égypte. L’idée première n’appartient pas à l’Empereur : elle paraît, d’après Barère, être venue au Comité de salut public dans le feu de 93, et l’ignorance où l’on était généralement alors des lois de l’économie. Puisqu’on ne pouvait atteindre Pitt et l’Angleterre à travers l’Océan, il n’y avait, pensait-on, qu’à lui fermer l’Europe, et ses marchandises lui restant pour compte, l’Angleterre serait ruinée. Quelle folie !... Mais, pour garder l’Europe de la visite des Anglais, il eut fallu, sur l’immense étendue de ses côtes, une marine dix fois plus nombreuse que pour opérer chez eux une descente. Dans l’impossibilité de se procurer une pareille flotte, il ne restait de ressource, contre le commerce de ces insulaires, que l’abstention, volontaire ou forcée, du continent. Telle est la théorie du blocus continental. C’est à peu près comme si, pour ôter au gouvernement du 2 décembre la recette des impôts indirects, et le pousser plus vite à la banqueroute, les citoyens supprimaient de leur consommation le vin, la bière, les eaux-de-vie, le sel, le sucre, le tabac, etc. !... Si étrange que paraisse aujourd’hui l’idée, Bonaparte se charge de l’exécution. Il n’aperçoit pas un seul instant qu’en excluant de cette manière les Anglais de l’Europe, c’est l’Europe elle-même qu’il va séquestrer du reste du monde, c’est le monopole du globe qu’il assure au Anglais, et en fin de compte la prépondérance de la Grande-Bretagne, l’infériorité du continent, et sa propre incapacité qu’il signe. L’esprit de l’Empereur est fermé, bloqué, sur toutes choses : d’où saurait-il, d’ailleurs, que la méthode des mathématiciens ne peut s’appliquer aux choses de la raison pure, et qu’une idée désignée par A dans son expression élémentaire, poussée à sa dernière conséquence devient Z, c’est-à-dire, une contradiction ?... Pendant dix ans le Blocus continental, contrepartie de la centralisation politique qu’il tenait aussi des jacobins, — deux idées contradictoires, deux antinomies ! — voilà, au dehors et au dedans, tout le fond de la politique impériale ; voilà ce que devient, dans la personnalité d’un homme, le génie de la révolution !

Dix ans de luttes avaient déprimé toutes les intelligences : le génie politique de 89 était tombé tour à tour du fanatisme de Babeuf aux platitudes des théophilanthropes. L’idée mère de la grande époque, GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF, machine d’investigation sociale plutôt qu’institution véritable, cette idée, dis-je, trahie par l’ancienne royauté, déconsidérée par les scènes de la Constituante, de la Législative, de la Convention, niée par les coups d’état du Directoire, était obscurcie. Il n’eût pas moins fallu, en 99, que le génie de Mirabeau et le bras de Bonaparte pour la remettre à flot dans l’opinion et lui restituer son éclat : l’homme du 18 brumaire n’avait que la moitié des talents qu’exigeait ce rôle.

Bonaparte, en effet, traitant la politique exactement comme la stratégie, gouvernant les peuples comme il commandait les armées, toute sa carrière, si glorieuse pour un barde, n’est plus aux yeux du publiciste qu’une infraction perpétuelle aux lois élémentaires de l’histoire. Il se comparait aux conquérants fameux, Alexandre, César, Charlemagne ; et certes, à ne considérer que les coups, il pouvait encore passer pour modeste. Mais il ignora, ou il oublia que ces hommes fameux représentaient l’idée, la nécessité tendancielle de leur siècle ; qu’en eux les peuples reconnaissaient leur propre incarnation, leur génie ; qu’ainsi Alexandre, c’était la confédération hellénique et sa prépondérance sur l’Orient ; que César, c’était le nivellement des classes romaines et l’unité politique des nations groupées autour de la Méditerranée, unité qui impliquerait un jour la cessation de l’esclavage ; que Charlemagne enfin, c’était l’éducation par le christianisme des races du Nord, et leur substitution dans l’initiative humanitaire aux races du midi.

Or, quelle idée représentait, au 19e siècle, Napoléon ? La révolution française ? C’était bien ce que lui disait son Sénat, et ce qu’il lui arrivait aussi par moments d’entrevoir. Mais il est évident qu’aux yeux de l’Empereur la révolution n’était plus qu’une lettre morte, un billet protesté et impayé, passé par profits et pertes, qui lui servait, au besoin, à motiver son titre, mais dont il répudiait l’origine.

La révolution française avait eu pour but :

1° D’achever l’œuvre monarchique, suivie depuis Hugues Capet jusqu’en 1614 avec autant d’intelligence que le comportait l’état des esprits, détournée après la dernière convocation des états-généraux au profit du despotisme, par Richelieu, Mazarin et Louis XIV ;

2° De développer l’esprit philosophique dont le dix-huitième siècle avait donné le signal, et que Condorcet avait formulé d’un seul mot, le progrès ;

3° D’introduire dans le gouvernement des nations l’idée économique, appelée à éliminer peu à peu celle d’autorité, et à régner seule, comme une religion nouvelle, sur les peuples.

Napoléon n’était pas à cette hauteur : ni homme d’état, ni penseur, ni économiste, soldat et rien que soldat, il y en avait trois fois plus qu’il n’en pouvait porter. Tout en lui se soulevait contre de pareilles données. La tradition historique, il la niait, la cherchant où elle n’était pas. Rival de César, d’Annibal et d’Alexandre, dans les batailles, il copie dans la politique Charlemagne. 11 se compose un empire taillé sur le même patron que celui du chef franc, s’étendant a la fois sur la Gaule, l’Espagne, l'Helvétie, la Lombardie, l’Allemagne. Il ne sait point que depuis le traité de Westphalie le droit public de l’Europe a pour base indestructible l’équilibre des états et l’indépendance des nationalités. Quant à la philosophie, à l'économie, au gouvernement représentatif, transition obligée à la démocratie industrielle, il les repousse également. Les idéologues lui sont aussi suspects que les avocats, et ne jouissent d’aucune considération sons son règne ; les économistes, il les assimile aux idéologues et les persécute à l’occasion. On sait comment il traita les démocrates, rendus si odieux sous le nom de jacobins. Mirabeau n’était plus ; Sieyès, en révélant sa vénalité, avait achevé de déconsidérer le système constitutionnel ; J.-B. Say se tenait à l’écart ; Saint-Simon poursuivait, inconnu, le cours de ses observations sur l’humanité, et prophétisait à quelques amis la fin du régime militaire et gouvernemental ; Fourier, simple commis, rêvait au fond d’un magasin ; Chateaubriand continuait à sa manière la réaction de l’ancien régime, et jetait les fondements de la restauration. Napoléon restait seul, n’ayant trouvé ni son Aristote ni son Homère, personnage à l’antique, doué de toutes les qualités qui font le héros, mais qui chez lui ne pouvaient plus servir qu’à masquer la faiblesse de l’homme d’état.

Le monument le plus réel de la période impériale, celui auquel l’orgueil de Napoléon semble tenir surtout, est la rédaction des codes. Or, qui ne voit aujourd’hui, surtout depuis le 2 décembre, que cette compilation de la jurisprudence des siècles, qui devait fixer à jamais les bases du droit, n’est qu’une utopie de plus ? Trois ou quatre décrets de Louis- Napoléon ont suffi pour infirmer l’œuvre législative de l’Empereur, et porter à sa gloire la plus grave atteinte. Le code Napoléon est aussi incapable de servir la société nouvelle que la république platonienne : encore quelques années, et l’élément économique, substituant partout le droit relatif et mobile de la mutualité industrielle au droit absolu de la propriété, il faudra reconstruire de fond en comble ce palais de carton !

Certes, Napoléon fut un grand virtuose de batailles et de victoires : toute sa vie est une épopée, dans le goût du peuple et des anciens. Héros incomparable, luttant contre les dieux et les hommes, si profond dans ses calculs qu’il peut défier la fortune, et vaincu seulement par l’inflexible destin : il y a dans cette carrière de quoi composer un poème vingt fois long comme l’Iliade, un Mâhabhârata. C’est ainsi, du reste, que le peuple comprend Napoléon, et qu’il l’aime. La raison d’état de la révolution a rejeté l’Empereur ; la spontanéité populaire lui donne asile : l’élection du 10 décembre n’est elle-même qu’une protestation de cette poésie des masses contre l’inexorable histoire. Comme action politique, la vie de l’Empereur ne demande pas cent pages, et si pour plus d’évidence on veut suivre la filiation chronologique, il n’en faudra pas 25. Toute cette série de batailles, qui nous a valu tant de trophées, qui nous a coûté tant de trésors et tant de sang, se réduit à une trilogie militaire, dont le premier acte s’appelle Aboukir, le deuxième Trafalgar, le dernier Waterloo.

Un mot seulement sur ce dernier exploit.

Napoléon, après les adieux de Fontainebleau, ne pensait point qu’il fut fini. Sa raison admettait la chance des combats, les conséquences de la défaite : elle ne pouvait se faire à l’idée du rétablissement des Bourbons. De leur légitimité, de leur droit divin, naturellement il en riait : mais par quel talisman ces princes, oubliés depuis 25 ans, dédaignés de la coalition, odieux à la nation française, avaient-ils ressaisi leur couronne ? Comment, en un jour, sans armée, sans budget, sans prestige, ces émigrés avaient-ils pu le supplanter, lui, le triomphateur de 20 ans, l’élu de 5 millions de suffrages ? L’intrigue seule, même avec les Talleyrand et les Fouché, n’opérait pas de ces miracles. C’était donc une surprise, honteuse, ridicule, dont la France tôt ou tard voudrait avoir raison, et dont lui-même, le vieil Empereur, serait appelé à faire justice.

On faisait grand bruit de la Charte. Mais pouvait-il croire, après ce qu’il avait vu de tout ce parlementage, et sous la Constituante, la Législative, la Convention, et sous le Directoire ; pouvait-il croire que pour ce chiffon de papier la France se fût donnée aux Bourbons ?... Plus il y pensait, plus la restauration devait lui paraître misérable, irrationnelle.

C’était pourtant là, dans la Charte, que se trouvait le mot de l’énigme. Ce qui avait déterminé la chute de l’Empereur était l’idée politique et sociale de 89, abandonnée par lui, noyée dans les listes de conscription et les constitutions de l’empire. Ce qui faisait la fortune des Bourbons était cette même idée de 89, affirmée par eux, après 25 ans de résistance, sous le nom de Charte. Rien n’était plus logique que cette expulsion et cette restauration ; rien de plus légitime, à cette condition, que la Légitimité. Ainsi va la révolution.

L’ex-empereur eut le temps de s’en convaincre, pendant les dix mois qu’il passa à l’île d’Elbe. Il put suivre delà les actes du Congrès de Vienne, reprenant les bases du traité de Westphalie ; les premiers débats des chambres de la restauration ; observer l’essor de l’industrie, de la littérature et de la philosophie française, sous un régime de paix, et de liberté pourtant bien modeste.

Quel enseignement tire de tous ces faits Napoléon ?

Dans le congrès de Vienne, il voit des intrigues diplomatiques, des remaniements injustes ; dans le gouvernement des Bourbons, il saisit des ridicules et des maladresses. En toute chose son esprit s’arrête à la superficie, ne juge, n’apprécie que le mal. Et c’est sur ces données qu’il bâtit aussitôt le plan de son retour !

Napoléon s’imagine qu’un rôle historique peut se recommencer ; il se flatte, dans un nouvel essai, de réussir mieux que la première fois. L’exemple même des Bourbons lui vient en argument de son erreur ; il ne se doute seulement pas que dans cette prétendue restauration, il n’y a de restauré qu’une demi-douzaine d’individus ; que le principe qu’ils défendaient jadis a été par eux abjuré, et que leur métamorphose, au moins apparente, a été la condition sine quâ non de leur rentrée. Dans cette Charte tant dédaignée, il n’aperçoit pas la révolution, qui bientôt remise en marche par la pratique constutionnelle, forcera ses mandataires à la suivre ou les expulsera de nouveau. — Un trône pour une Charte ! se dit Napoléon. Je leur donnerai aussi une Charte, à laquelle je prêterai serment !... Comme en 1799, simple homme de guerre, après avoir vu défiler tant de gouvernements et de ministères, il s’était cru naïvement aussi capable, et plus capable que tant d’autres de tenir le timon de l'État ; il ne douta pas davantage, en 1815, qu’il ne fût apte, autant et plus que les Bourbons, à faire un monarque constitutionnel. De lui aux autres, la comparaison était à son avantage : mais c’est des CHOSES qu’il s’agissait, et Napoléon n’y pensa jamais.

Ainsi l’Empereur est à la remorque du roi ! A l’erreur des restaurations, à la chimère de sa propre résipiscence, il joint le désavantage de l’imitation constitutionnelle, course au clocher de la popularité, et poussant la copie jusqu’à la niaiserie, il écrit en tête de son nouveau contrat : Acte additionnel aux constitutions de l’empire. C’est-à-dire que comme Louis XVIII en signant la Charte se comptait dix-neuf ans de règne, Napoléon dans son Acte additionnel se comptait quatorze ans de constitutionnalité !... Drôle de plagiat !

Après avoir triomphé à Ligny et aux Quatre-Bras, l’empereur succombe à Mont-Saint-Jean : l’irrévocable destin confirme son arrêt. Là, sans doute, il eût pu vaincre encore, comme on l’a répété à satiété, sans l’immobilité de Grouchy, sans la trahison de Bourmont, sans l’arrivée de Blücher, sans les incertitudes de Ney, sans le chemin couvert, sans le manque de clous pour mettre hors de service, après chaque charge des cuirassiers, les canons des Anglais. Alors c’eût été à Wellington de dire : J’aurais vaincu, sans le retard des Prussiens, sans l’arrivée de Grouchy, sans ceci, sans cela !... Que s’en serait-il suivi ? une seconde invasion, une seconde campagne de France, et très-probablement une seconde abdication. Car, qui ne voit ici que les accidents de la guerre, pris en détail, sont pour tout le monde ; considérés d’ensemble sont pour la logique ? Waterloo, jour néfaste dans les annales de la France, est légitime dans la marche de la révolution et la destinée de l’Empereur.

Au reste, Napoléon, superstitieux, fataliste, croyant à son étoile, disant de lui-même, Je suis l’enfant des circonstances, et se trompant seulement sur la signification de son rôle et les articles de son mandat, était encore plus près de la vérité que ses contemporains. Il se sentait poussé, et il s’inquiétait, ne sachant où il allait ! Qui donc alors eut su le lui dire ? Personne, de son temps, n’eut cette intelligence de l’histoire, qui assure la raison contre les succès momentanés d’une fausse politique. Jusqu’à l’arrivée du 29e bulletin (18 décembre 1812), la France fut dans l’éblouissement. À l’étranger même, on eut de la peine à en revenir. Un moment, après le bombardement de Copenhague, l’Angleterre est abandonnée. Alexandre est ami, François donne sa fille. Déjà Fox avait négocié pour la paix. Pitt lui-même avait agi par haine, plus que par une juste appréciation des choses. Le reste allait comme moutons. Partout, le fil des traditions était rompu, la conscience historique s’évanouissait sous le prestige des événements. Seul le peuple espagnol opposait son moi au moi impérial. Mais on ne croyait pas que des armées françaises fussent dévorées par des guérillas, et Wagram avait fait désespérer de la nationalité espagnole. Comme on ne regardait qu’à la superficie, on jugeait indestructible un édifice miné, dont, avec un peu plus d’attention, on aurait calculé la fin avec une précision chronologique.

Ainsi parmi ses contemporains étonnés, Napoléon reste supérieur encore, grâce au sentiment mystique qu’il a de sa destinée ; ce qui revient à dire que l’ignorance des peuples et de leurs chefs a fait les trois quarts de sa gloire. Combien le grand homme eût disparu plus vite, si comme de nos jours l’esprit d’analyse se fût avisé de computer les éléments de son règne, et d’en tirer l’horoscope ! Dis-moi d’où tu viens, et je te dirai où tu vas !... L’histoire de l’établissement d’un pouvoir, en donnant la mesure de son mandat, est une garantie de plus de la liberté des peuples.